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POÉSIE LA FRONTIÈRE

Le mot frontière est d’abord un mot merveilleux, car il est polysémique. Il signifie aussi bien ce qui limite que ce qui laisse passer, ce qui sépare comme ce qui réunit…

Couverture du livre La Frontière (Ed. Gautier-Languereau) on origine est d’ailleurs plutôt militaire : faire front, c’est-à-dire se mettre en face d’un ennemi potentiel. Frontières à notre époque est moins synonyme de délimitations de son propre pays – rien que de très normal au fond – que de l’interdire aux autres. Barbelés, soldats, rien n’est trop meurtrier pour empêcher l’étranger de passer. Ce n’est sans doute pas toujours injustifié, mais frontière ne devrait-elle pas d’abord signifier accueil avant d’être interdiction, refoulement ?

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Autrefois nous partions aux confins de l’Est, par exemple. Aujourd’hui l’Est se ferme à son voisin de l’Est. Son presque soi est devenu son ennemi, celui qu’il veut non seulement détruire, mais soumettre, lui enlever racines, cultures, et même la vie. Les confins n’existent plus, car vous êtes arrêté à chaque douane.

La frontière peut être naturelle comme le Rhin, elle peut être relativement incontrôlée comme l’espace Schengen, elle peut être une ligne juridiquement décidée ou une zone de no man’s land. Elle peut même séparer le même pays à l’origine, voir la Corée. Elle ne devrait que délimiter un pays pour qu’on puisse franchir (passer la frontière) le seuil d’un autre pays. Elle devient synonyme de contrôle, de peur, de danger au lieu d’être synonyme de désir, d’attente et d’espoir.

Les enfants adorent passer les frontières, c’est un petit tremblement de ce que l’on est quand on voyage en sécurité avec ses parents vers ce petit tremblement qu’est en face de nous l’autre, le paysage, les habitudes, au lieu de n’être que pertes et craintes quand on passe à pied, épuisé, son quant-à-soi dans un pauvre sac à dos.

Borderline

C’est un sujet qui n’est plus que géopolitique. Ausweis, no pasaran, les slogans ne manquent pas pour l’ouvrir ou la fermer : tu passes ou tu ne passes pas. Or on peut être aux frontières de l’adolescence, de la vieillesse ou de la folie, du rêve ou de la réalité, on peut être déclaré normal ou borderline, on peut passer comme Modiano du flou à l’encore plus flou.

La frontière permet le transport (y compris amoureux). On rêve d’un pays quand le sien est devenu trop pauvre ou trop dictatorial. C’est une porte virtuelle, une barrière réelle. Passer sous un camion ou par-dessus une clôture, la frontière est basse ou haute.

Quel rapport avec la poésie, me direzvous ? Paul Eluard a écrit : « Le mot frontière est un mot borgne. L’homme a deux yeux pour voir le monde », c’est dire que la frontière risque toujours de fermer quelque chose à la vue. Celui qui a écrit Liberté durant ses années de résistance connaissait cette frontière intra muros, la fameuse ligne de démarcation, celle qui séparait ceux qui étaient encore français et libres et ceux qui passaient sous le joug allemand et n’étaient plus libres. Or le poète a besoin de voir, au-dedans de lui comme au-dehors.

Il y a moins d’un an est venu ce poème :

Il est couché, sa tête tout près des barbelés, rouleaux dentelés de pointes d’argent qui déchirent peaux et vêtements il se photographie

Il se photographie couché sur le dos, sa tête tout près des barbelés, peut-être photographie-t-il la liberté derrière ou la lisière de la forêt entre les jambes des soldats

Entre les jambes des soldats brillent les dents d’argent des rouleaux dentelés la liberté a la couleur de la forêt polonaise il se photographie

La lisière de la forêt est à peu de mètres de sa tête sur le sol froid tout près des dents d’argent des barbelés sa tête il photographie la frontière. a

Véronique Leblanc Alban Hefti

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