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a CULTURE — HISTOIRE LE JOUR OÙ… JOHANN KNAUTH A SAUVÉ LA CATHÉDRALE

Ce jour-là, ce n’était pas le jour dont on parle, c’en était un autre. Ce jour-là Johann Knauth n’était plus le sauveur de la cathédrale. Il n’était plus cet homme massivement notable devant lequel on enlevait son chapeau, l’architecte en chef de la cathédrale de Strasbourg, peut-être le troisième personnage le plus important de la cité avec le maire et le préfet, l’évêque aussi, alors disons le quatrième. Il n’était plus qu’un boche parmi les autres. Sommé comme tous les autres boches de quitter la ville dans les plus brefs délais par les nouvelles autorités françaises.

Pour que ça aille plus vite, pour qu’ils évacuent cette terre qui n’était plus la leur on allait les entasser dans des camions et les renvoyer manu militari sur l’autre rive du Rhin. À coups de pieds dans le train si besoin, ce n’est pas une image, l’époque était à l’épuration.

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Les Altdeutsche , les « VieuxAllemands » étaient devenus indésirables. Ils étaient environ 180 000 en Alsace, venus de Prusse et des États rhénans en proportions égales pendant la période du Reichsland (1871-1918), dont près de 60 000 rien qu’à Strasbourg. Sauf à être marié à une alsacienne et à faire la demande de nationalité française, ils devaient partir.

Johann Knauth aurait pu effectuer cette demande. Il ne l’a pas fait. Peutêtre son épouse Mathilde Holzmann, fille d’un aubergiste strasbourgeois, l’a-t-elle suppliée, on n’en sait rien. Toujours est-il qu’il ne l’a pas fait. Par fierté ? Par tristesse ? Par bravade ? Par rancœur ? Un peu de tout ça à la fois sans doute. Alors, en ce mois de janvier 1921, quand il franchit le Rhin pour aller s’installer dans un modeste logement situé place de l’Hôtel de Ville à Gengenbach, à 37 km très exactement de Strasbourg, Johann Knauth est un homme brisé. Bientôt mort. Trente-sept kilomètres ce n’est rien quand on y pense, mais l’exil ne se mesure pas en kilomètres quand il est intérieur.

Il n’a cette année-là que 57 ans. Il atteindra tout juste la soixantaine, oublié de tous ou presque. À l’époque déjà, on déboulonnait les statues et Johann Knauth avait celle du commandeur. II l’avait érigée lui-même à force de travail et de talent. Et puis l’époque l’avait jetée à bas et lui avait roulé dessus. Il n’allait pas survivre à ses blessures. Elles étaient trop profondes.

CITÉ EST UN IMMENSE CHANTIER À CIEL OUVERT. STRASBOURG VA DEVENIR LA VITRINE DU GÉNIE ALLEMAND. »

L’homme qu’il était en arrivant est alors loin, si on le croisait on ne le reconnaitrait pas. Ce n’est pas si vieux pourtant.

IL EST VENU POUR ELLE…

Janvier 1891. Johann Knauth a 26 ans depuis quelques semaines quand il débarque en gare de Strasbourg, la capitale du Reichsland Elsass-Lothringen, nouvel eldorado tout près de chez soi quand on est allemand. Une ville en partie détruite après la guerre de 1870, annexée par le traité de Francfort en 1871 et en pleine ébullition.

La cité est un immense chantier à ciel ouvert. Strasbourg va devenir la vitrine du génie allemand. En moins de deux décennies, sa superficie a triplé de volume. Elle a été dotée du plus beau campus universitaire d’Allemagne et donc d’Europe, de centaines d’appartements modernes avec « gaz in allen etage », d’une nouvelle gare, d’un palais des fêtes, d’un établissement de bains dernier cri, de nouvelles grandes et larges avenues, la liste est sans fin. Et au milieu trône toujours, fière et indestructible, sa cathédrale, le plus haut édifice de la chrétienté jusqu’en 1874.

Johann Knauth est venu pour elle après avoir travaillé à l’achèvement de celle de Cologne, sa ville natale. Franz Schmitz, l’architecte en chef du chantier colonais, a repéré cet apprenti attentif, doué et qui ne compte pas ses heures. Alors, quand il est nommé à Strasbourg, il l’emmène avec lui et c’est une révélation. D’abord Johann Knauth se fond complètement dans cette ville allemande, mais avec un charme différent. Un an et demi après son arrivée, il se marie. Avec Marie, ils auront rapidement deux garçons, Joseph-Heinrich et Jean. Un prénom allemand et un autre français, voilà pour le symbole qui dit beaucoup.

« DES FISSURES SUR LES VOÛTES L’ONT ALERTÉ COMME ELLES AVAIENT ALERTÉ SES PRÉDÉCESSEURS, MAIS PERSONNE N’ÉTAIT ALLÉ PLUS LOIN. »

Sur le plan professionnel, les choses évoluent aussi rapidement pour lui. En 1897, il est nommé conducteur de travaux par Ludwig Arntz, un autre colonais qui a remplacé Schmitz, et est chargé de renforcer les contreforts sud de l’édifice. Une grosse responsabilité déjà. Mais c’est en 1905 que tout bascule : Arntz démissionne avec pertes et fracas. La municipalité cherche un remplaçant, n’en trouve pas qui lui convient et se dit que finalement il n’y a peut-être pas à aller chercher bien loin : Knauth n’a pas les diplômes requis d’accord, mais il est compétent, extrêmement compétent. Ni une ni deux, il devient architecte en chef de la cathédrale. Il a 41 ans, il est au sommet, c’est sans doute pour ça qu’il consolide les fondations.

À COURT TERME, LA TOUR VA S’ÉCROULER…

Après avoir rénové la façade occidentale et restauré les galeries des apôtres et des anges musiciens, il s’attaque à un problème majeur, celui du pilier nord de la nef qui soutient la tour. Des fissures sur les voûtes l’ont alerté comme elles avaient alerté ses prédécesseurs, mais personne n’était allé plus loin. Johann Knauth, lui, veut en avoir le cœur net. Ce qu’il découvre est plus qu’alarmant : le gros pilier de la tour nord, celui qui doit supporter la tour (7500 tonnes tout de même) s’enfonce inexorablement dans le sol. Ses piliers d’orme sont extrêmement détériorés. À terme et même à court terme, la tour va s’écrouler, c’est une certitude, regardez, elle s’incline déjà.

Knauth prend donc les choses en mains. Les travaux techniquement audacieux et financièrement extrêmement coûteux débutent en 1912.

« Donnez-moi un point fixe et un levier et je soulèverai le monde » aurait dit Archimède ? Il applique ce principe à la lettre : le gros pilier est enserré dans un corset de ferraille et des vérins hydrauliques (huit) actionnés par des pompes à bras le soulèvent. Et là, il faut aller vite et remplacer les poteaux de bois par des fondations en béton sans rompre le fragile équilibre qui provoquerait la chute du monument. Sueurs froides.

Il suffit de lever la tête pour comprendre que la manœuvre a réussi. Un siècle plus tard, l’édifice est toujours en place. Plus solide que jamais. Johann Knauth n’aura guère eu le temps d’en profiter. Les travaux se poursuivent, mais la guerre est là. Lui est trop vieux pour combattre, mais ses deux fils non. JosephHeinrich n’a pas 18 ans, c’est lui qui succombe le premier le 12 septembre 1917 sur le front de Roumanie. Jean est quant à lui prisonnier des Russes quand les armes se taisent enfin. Il n’a pas le temps d’être libéré qu’il succombe, à 24 ans, au typhus dans un camp de Sibérie.

Johann Knauth ne se relèvera jamais de cette double tragédie. Son humeur s’assombrit, ses coups de colère sont nombreux. Alors qu’il s’exprimait en alsacien, il ne parle plus qu’en allemand sur les chantiers, ses ordres claquent, on renâcle. Car l’époque a changé. La plupart des Altdeutsche sont partis, y com- pris chez les ouvriers, et ceux qui sont restés font profil bas. Pas Knauth. Le voilà accusé de « pangermanisme », lourde accusation en ce temps où on trie les citoyens, ça lui pendait au nez.

Pour l’instant, son statut le protège, mais il se fissure lui aussi. Lui veut terminer ce chantier qui est celui de sa vie, il n’en démord pas. En hauts lieux on hésite, on se divise entre soutiens et détracteurs. Si seulement il acceptait de remplir ce formulaire demandant la nationalité française tout serait réglé, mais non, il s’y refuse, n’est-il pas le sauveur de la cathédrale ? Ça ne suffira pas. Le 18 septembre 1920, Gabriel Alapetite, le nouveau commissaire général de la République qui remplace Alexandre Millerand, lui fait porter l’acte d’expulsion de son appartement de fonction. Trois mois plus tard, il est licencié, privé de revenus et même de retraite.

Ce jour-là, il n’était plus le sauveur de la cathédrale. Ce jour-là, il n’était plus qu’un boche parmi les autres qui ne sera évidemment pas invité à la réception des travaux, en octobre 1926, puisqu’il était déjà mort. Il faudra attendre 2014 pour que la Ville lui rende hommage en apposant une plaque sur la façade du bâtiment qui abritait la Poste, devant la cathédrale.

Elle dit « À Johann Knauth, sauveur de la cathédrale, la Ville de Strasbourg reconnaissante. » a

Lisette Gries Bartosch Salmanski

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