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Jeff Bezos Terminus, les étoiles
by Or Norme
Georges Bataille
Après Mark Zuckerberg et Elon Musk, penchons-nous sur le cas de l’un des pires patrons du monde (il a reçu un prix pour cela), qui a littéralement révolutionné le marché de la vente et bouleversé nos comportements de consommation à grand renfort de rachats et d’exploitations, des employés comme de nos données : j’ai nommé Jeff Bezos. Pour lui, « un point de vue vaut trente points de QI »… mais que vaut un libéralisme aveugle ? Éclairage de l’empire Amazon, du colis dans votre boîte aux lettres aux villes sur la Lune.
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Comme toutes les grandes fortunes (la presse a utilisé en 2018, pour la première fois, le terme « hectomilliardaire » pour le désigner), Jeff Bezos fascine. On le qualifie de perfectionniste, de visionnaire, de surdoué à l’audace sidérante, ce qui n’est somme toute pas faux ! Né en 1964 et montrant très tôt un attrait pour la technologie, le jeune Jeff quitte son Nouveau-Mexique natal pour aller étudier la physique à l’Université de Floride. Il y monte sa toute première entreprise, le DREAM Institute et ses cycles de conférences payantes. Le programme « met l’accent sur de nouvelles façons de penser dans un monde ancien. »
Disruption et business, les principes de la dynamique bezosienne sont déjà en place. À l’âge de 22 ans, il sort diplômé de la prestigieuse Université de Princeton et trouve un emploi en tant qu’analyste financier dans un fonds d’investissement new-yorkais, fonds dont il devient le vice-président à seulement 26 ans. Bezos saisit alors rapidement le potentiel encore balbutiant d’Internet et y voit l’occasion de créer une nouvelle entreprise : « J’ai appris que l’utilisation du web augmentait de 2 300 % par an. Je n’avais jamais vu ou entendu parler de quelque chose avec une croissance aussi rapide, et l’idée de créer une librairie en ligne avec des millions de titres — quelque chose de purement inconcevable dans le monde physique — m’enthousiasmait vraiment. »
Nous sommes en 1994, Jeff Bezos a 30 ans et Amazon est né. Commençant par l’objet livre, le site se diversifie rapidement et devient le leader du commerce en ligne, la concurrence ne fait pas le poids.
Gradatim Ferociter
« Pas à pas, férocement », voilà le motto de Jeff Bezos, c’est ainsi qu’il fera ployer tous les acteurs du marché. Si Amazon mettra six ans à être réellement rentable, l’entreprise survivra à l’éclatement de la bulle technologique de 2000 pour finir furieusement boostée par la pandémie du Covid. La recette du succès selon Bezos repose avant tout sur l’écoute du client et sa satisfaction, à cela s’ajoute une réduction drastique des coûts ainsi qu’une véritable pressurisation des fournisseurs, sommés d’appliquer des marges toujours plus faibles. Client heureux, rentabilité maximale mais aussi patience olympienne font d’Amazon un adversaire redoutable. « Nous savons que si nous arrivons à obtenir que l’attention de nos concurrents soit concentrée sur nous pendant que la nôtre est centrée sur nos clients, en dernier ressort, c’est à nous que cela profitera. » Le bonheur du client, quitte à pratiquer une concurrence déloyale (on se souvient de la panique des libraires au début des années 2000) et à exploiter ses employés. Car Amazon, derrière la vitrine virtuelle et le petit panier en haut à droite, c’est aussi et surtout une image d’employeur cynique, qui impose des conditions de travail exécrables dans des entrepôts gigantesques (certains font l’équivalent de quatorze terrains de football) à la surveillance automatisée impitoyable et aux salaires au rabais. Pour se faire une petite idée de la notion de réduction des coûts selon Amazon, citons l’enquête du quotidien anglais The Sun révélant que les pauses-pipi trop longues étaient décomptées des salaires, obligeant les employés des entrepôts (aux toilettes parfois éloignées de dix minutes) à se soulager… dans des bouteilles en plastique ! On saisit ici la férocité du management.
SON SUCCÈS ? VOS DONNÉES !
Pourtant, Amazon, il faut le savoir, ce ne sont de loin pas que des produits alignés dans des entrepôts attendant notre commande, ce sont aussi des services avec, par exemple, Amazon Prime, un service de vidéo à la demande qui compte 100 millions d’abonnés, mais aussi Amazon Games qui développe ses propres jeux vidéo, ou encore Prime Air, le service de livraison par drone encore en phase de test. C’est également Amazon Web Services (AWS), la plus grande plateforme de cloud computing, des serveurs informatiques appartenant à Amazon qui loue ainsi du stockage à d’autres grandes entreprises comme Spotify, Facebook, Netflix ou… la CIA ! À ces diversifications s’ajoutent les nombreux investissements de Jeff Bezos dans les médias (Washington Post), les réseaux sociaux (Twitch), l’immobilier (Airbnb), les transports (Uber), la data (IMDB) ou encore la robotique (Kiva Systems devenu depuis Amazon Robotics, pour des employés sans vessie). La liste est sans fin, Jeff Bezos fait main basse sur tous les domaines.
On en oublierait presque Alexa, l’intelligence artificielle made in Amazon, présente dans plus de 20 000 produits connectés (soit 50 millions d’appareils en service). De la caméra de surveillance aux serrures de maison en passant par la voiture et toute la batterie électroménagère, l’IA est partout, répondant à vos désirs,
L’événement, prévu depuis plusieurs semaines, ne figurait pas à l’agenda officiel du président de la République et n’a été suivi d’aucun communiqué. Le 16 février dernier, au Palais de l’Elysée, alors que les Français manifestaient en nombre contre la réforme des retraites, Emmanuel Macron décorait très discrètement Jeff Bezos de la Légion d’Honneur. (Information parvenue quelques heures avant notre bouclage) mais glanant également au passage des tonnes d’informations sur vos comportements. Gagnant toujours plus en pertinence et en autonomie, c’est sur elle que repose le développement du système de commande prédictive (Alexa sait avant vous ce qu’il vous faut) et c’est aussi sur elle que compte Jeff Bezos pour étendre son empire par-delà les étoiles.
Live Long And Prosper
Comme tout milliardaire mégalomane qui se respecte, Jeff Bezos ne peut évidemment pas se contenter de régner sur un empire terrestre, il lui faut également dominer l’espace, cette Final Frontier pour reprendre le titre d’un film de la série Star Trek dont Bezos est un grand fan. Pour ce faire, l’entrepreneur a créé en 2000 la société Blue Origin. Moteurs, fusées, capsules, atterrisseurs, c’est toute une armada de technologies innovantes que développe la firme à la plume bleue, si bien que cette dernière a désormais le soutien de la NASA ! Jeff Bezos a ainsi mis au point des fusées réutilisables (afin de réduire les coûts) : New Shepard, qui devrait servir le business du tourisme spatial (comme si l’humanité avait besoin de plus de photos prises d’un hublot) et New Glenn, censée, elle, porter plus loin que la trajectoire suborbitale, direction la Lune (rien que ça) où l’atterrisseur Blue Moon devrait permettre le débarquement et l’installation de matériel, avec pour objectif d’y déployer des industries lourdes permettant à leur tour des voyages spatiaux vers des destinations plus lointaines (sous la surveillance bienveillante d’Alexa). Même ambition qu’Elon Musk, celle d’une conquête toujours plus lointaine, marque immuable d’une histoire parallèle, qui ne concerne que ces mégalomanes au pouvoir d’achat si extravagant qu’ils s’offrent les outils du changement de la condition humaine toute entière. Jeff Bezos est d’ailleurs allé jusqu’à se payer, l’année dernière, un autre rêve de gosse, celui d’envoyer lui-même dans l’espace William Shatner, l’acteur incarnant le capitaine Kirk dans Star Trek (quand on vous dit que Jeff est fan !), pauvre papy de 92 ans qui atterrira sain et sauf, mais complètement hagard après son aller-retour à plus de 100 km au-dessus de la Terre, une expérience qu’il qualifiera d’enterrement : « dans l’espace, il n’y avait aucun mystère, aucune crainte majestueuse à voir… tout ce que j’ai vu, c’est la mort. » Cette épiphanie sera malheureusement gâchée par un Jeff hystérique qui arrosera le vieux monsieur de champagne à peine sorti de la capsule… Le malaise est réel (la vidéo est accablante) et surtout profond car il exprime l’immense décalage entre une humanité sensible et une minorité de figures complètement décentrées, délirantes et auto-portées par l’argent et la mégalomanie.
« Travaillez dur, amusez-vous, écrivez l’histoire », le slogan d’Amazon sonne plus martial qu’inspirant. Qui travaille, et pour qui ? Quand est-ce que ces travailleurs s’amusent ? Surtout, qui est en train d’écrire l’Histoire à la première personne du singulier ? S
Maria Pototskaya