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Moutons explosifs Mari in Borderland

« Je suis Kharkiv », « Zaporijia », « Kyiv ».

C’est ainsi, pour une raison qui m’échappe encore partiellement, que nous nous sommes présentés quand Dominique et Daniel, nos deux enseignants en langue française du Fossé des Treize, nous ont demandé d’inscrire notre nom sur une feuille de papier pliée en deux, afin de faciliter la communication entre nous. Cette appropriation géographique n’aurait sans doute pas déplu à Álex Pina, le créateur de La Casa de Papel et au « Professor ».

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Assez rapidement, Saint-Pétersbourg s’est ajouté au groupe. Serait-il venu nous sauver jusque dans notre ville refuge ? Non, l’homme, d’une cinquantaine d’années, fuyait simplement la mobilisation, en nous assurant qu’il était contre la guerre en Ukraine. C’est fou le nombre de Russes devenus pacifistes, depuis que le Kremlin leur demande de passer de l’apathie au don de soi. Convaincu, par son dédouanement, d’être l’un des nôtres, son naturel reprit toutefois vite le dessus. Après une ou deux semaines, Saint-Pétersbourg n’hésitait plus à se mouvoir en second sauveur : « Mets-toi avec moi ! Je peux complètement changer ta vie ! », s’est-il ainsi approché de moi avec toute l’élégance d’un Russe décomplexé. « Merci, mais ton pays a déjà complètement bouleversé ma vie, le 24 février 2022 », me suis-je retenue de lui répondre. Me voyant deux cours de suite avec le même jeans et le même pull bleu, Saint-Pétersbourg ne put non plus s’empêcher de me lancer : « Ce pull, c’est ton nouveau chez-toi ? » J’avoue : le noyer dans un Borsh m’a démangé un instant. Ces anecdotes n’ont pas vocation à dénigrer les Russes. Elles existent, c’est tout. Née avant l’indépendance de l’Ukraine, je suis moi-même russophone et ai de la famille en Russie. Mais nos deux mondes sont désormais devenus parallèles. L’un, pro-Européen, désireux d’avancer vers la paix et la démocratie, malgré l’horreur du moment ; l’autre, inqualifiable quant à ses dirigeants, au mieux déconnecté pour ses citoyens.

« I CAN’T RELAX ! »

« I can’t relax!! Te rends-tu compte ?! Ils nous bombardent ! », m’a ainsi confié, affolée, les pieds dans l’eau de son hôtel spa de Crimée occupée, une amie d’enfance russe. Celle-là même qui me qualifiait d’affabulatrice quand je lui indiquais, au début de la guerre, que son pays nous attaquait. Que ses soldats pillaient, violaient, tuaient des civils. « C’est horrible ! Ils ont gâché mes vacances ! » Intérieurement, j’ai ri. J’en ris d’ailleurs encore aujourd’hui, tant cet appel est à la fois surréaliste et significatif de ce que sont devenus nos voisins, jusque dans nos propres familles binationales. « Ne t’inquiète pas. Continue à te détendre, tout va bien. Tout ceci n’est encore que pure propagande ukrainienne », ai-je faussement cherché à la rassurer, avec cet humour noir de survie qui nous caractérise depuis un an. Se « relaxer »... Elle, qui ne manque pas d’afficher sa fierté face à l’impatience qu’à son époux à rejoindre le front pour nous « sauver » ! Elle, qui m’annonce, tout aussi fièrement, que son propre fils est déjà en route avec son régiment, et qui s’en remet à mes parents, dont les loisirs se résument désormais à jouer à saute-moutons explosifs, pour veiller sur lui quand il apparaîtra dans les rues de Zaporijia.

Vampire Diaries

« Moutons », parce que je ne peux même pas/plus prononcer le mot « bombe ». Chaque soir, ces moutons, je les compte depuis Strasbourg, avant que ma couette alsacienne ne m’offre le luxe d’une pause animalière... lorsque les vibrations de mon smartphone, saturé d’alertes et de vidéos d’amis réveillés par le troupeau, ne m’en extirpent. « Moutons », parce que cela a quelque chose d’un peu plus léger, sans pouvoir jamais effacer le poids de notre réalité. Un peu à l’image de cette discussion entre deux personnages de la saison 3 de Vampire diaries : « Dis-moi que ce n’est pas une bombe ! » « Bien : ceci est un chaton. Un merveilleux chaton explosif »… S

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