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Rituel beauté
by Or Norme
Rites, rituels, routine, ces mots sont devenus omniprésents dans le quotidien. Il y a des rituels pour tout et tout peut devenir rituel : rituels énergétiques, nouveaux rituels pour une peau fraîche, rituels pour accueillir la pleine lune… Avec moults conseils de gens avisés pour nous aider à établir les nôtres propres. Tout cela a-t-il un sens ou cet article est-il d’une vacuité insondable ?
Disons-le d’emblée, le terme rituel, à travers les exemples cités à l’instant, a été évidé comme bien d’autres de sa substance jusqu’à être euphémisé dans des gestes qui ne se signalent que par leur répétition. Bien entendu, on glosera sans fin sur les bienfaits inouïs que procurent la méditation de pleine conscience ou le fait de se lever une heure plus tôt chaque matin pour se brosser les cheveux (exemples vérifiés dans les magazines féminins les plus sérieux qui soient). Et puis rituel, ça fait plus chic que manie ou turlutaine. C’est d’ailleurs le nom, en version anglaise, d’une enseigne de cosmétiques et produits raffinés pour la maison (han ! tellement classe) qui vont sublimer votre peau et votre intérieur. C’est bien connu, ce qui fait du bien à l’intérieur se voit à l’extérieur.
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On se rapprocherait un peu du sens initial avec les mirifiques trois, ou cinq, ou sept rituels magiques pour s’initier à la sorcellerie, voire devenir soi-même une sorcière, un soir où l’on n’aurait rien d’autre à faire.
Mis à part ces attrape-couillon·nes qui feraient prendre renard pour martre, il est un autre domaine dans lequel le rituel vient de faire son apparition, celui de l’entreprise. Dans un récent ouvrage1, deux auteurs inspirés entendent « redonner du sens au collectif ». Noble projet que je suis le premier à applaudir des deux mains. Ils se sont d’ailleurs donné les moyens de bien faire les choses. Une partie sur les rituels et leur importance, une autre sur leur place dans l’entreprise, une étude de cas et des fiches pratiques (c’est bien les fiches pratiques parce que c’est pratique). Parmi celles-ci, j’avoue humblement que malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à choisir celle qui me plaît le plus. Jugez de ma peine, comment se passer de « La météo des émotions », de « La vendange des erreurs » ou de « La cabane des partages » ? Sans parler du « Voyage du héros », ni du « Puzzle de la vision » ou bien encore du « Meeting des gratitudes » (je l’aime beaucoup celui-là). Je ne parle même pas de « L’arbre totémique »… Un vrai jardin des délices.
Et puis, il faut croire au pouvoir des mots, je trouve que c’est important. Et moi il y a des choses qui me touchent, c’est ainsi. Je vous cite simplement les premières phrases, pour le plaisir : « Ce livre est un grand sourire. {déjà je fonds} Nous l’avons écrit dans la joie d’apporter une merveilleuse nouvelle à l’entreprise. {Jésus revient ?} Il existe en effet une discipline simple et généreuse capable de transformer la vie de l’entreprise en lui apportant un trésor de nouvelle valeur. (…)
Il s’agit des rituels ». C’est-y pas beautiful ? Cet élan, cette conviction, cette générosité. C’est bien simple, j’en ai les yeux embués de larmes. De rire.
SI TOUT EST RITUEL, PLUS RIEN N’EST RITUEL
On reconnaît le ton et les lieux communs du développement personnel, qui marche main dans la main avec le management. Tous ces bons sentiments qui dégoulinent dans la bienveillance et l’autosatisfaction replète. Ainsi de la fiche pratique dite des « Jardiniers du changement » que je ne peux résister au plaisir de citer (à moins qu’il ne s’agisse d’un habile stratagème pour gagner de la place, ce que le rédacteur en chef d’Or Norme appréciera). Ses objectifs sont de « travailler la nutrition des idées en équipe afin de bien comprendre la diversité des apports nécessaires, comme les dimensions cognitive, émotionnelle, etc. dans la qualité des solutions à apporter. Il aide également à muscler l’écoute sociétale et le travail des correspondances ». Je ne suis pas certain de tout comprendre, sans doute n’ai-je pas suffisamment nutritionné mes idées...
Nonobstant, on voit que les auteurs se donnent du mal pour bien faire. Et pour cause. À travers tout ce fatras, quel est l’enjeu ? Celui qui turlupine managers, salariés, leaders (qui se doivent d’avoir des visions, pardon, une vision) : trouver du sens au travail. C’est à cela que ces rituels d’entreprise doivent aussi servir in fine. Mais pas seulement. Avant d’aller plus loin, il importe de définir ce qu’est un rituel. Longtemps l’apanage des ethnologues qui les observaient au sein des peuples dits « primitifs », l’étude des rituels est devenue également affaire de sociologues lorsque l’on s’est avisé, à la fin du siècle précédent, qu’ils nous concernaient tout autant. Les mariages ne sont-ils pas des rituels ? Mais également les commémorations (avec dépôt de gerbe), les enterrements de vie de jeune fille (dépôt de gerbe itou), les dimanches d’élection, ou les matchs de foot pour les supporters, voire le barbecue entre amis. Mais si tout est rituel, plus rien n’est rituel.
Étymologiquement, d’après Benvéniste, rite et ordre partagent la même racine indo-européenne : rta , arta , désignant l’ordre du monde et des hommes entre eux. Le latin ritus dit ce qui est ordonné, ce qu’il faut faire, comme le kar du sankrit : faire. Les rituels servent le rite. Toute la tradition ethnologique et sociologique (Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss, Mead, Goffman, Bourdieu) s’est intéressée à la question rituelle. Avec des variations certes, mais qui peuvent se résumer ainsi : leur rôle est d’abord social puisqu’ils vont assurer la cohésion symbolique et émotionnelle du groupe. Par ailleurs ils répartissent les rôles sociaux, distribuent les tâches entre chacun et contribuent par là même à générer une identification et une projection dans l’avenir. Leur fonction est également de répondre aux grandes questions que se pose tout collectif humain sur la vie, la mort, le passage. Par là même, ils assurent le dépassement des crises et leur donnent du sens. Tout en gardant une marge de changement, ils assurent un rapport avec l’Autre, c’est-à-dire le sacré. Par l’expérience que vit chacun par et dans le rituel, par la façon dont il se l’approprie subjectivement, il lui assigne une place au sein de la communauté. Et ceci se fait d’abord par le corps qui respectera une chorégraphie codifiée.
Plus De Normes Transcendantes Au Corps Politique
Bien entendu, plus rien de sacré dans les exemples contemporains que j’ai pu citer. Le mariage même ne représente plus ce qu’il signifiait traditionnellement, à savoir l’entrée dans la vie adulte, le début d’une vie sexuelle (morne) et la création d’une famille sous l’égide du Seigneur. C’est qu’il n’est plus que l’écho, comme la plupart des autres rituels d’aujourd’hui, d’un monde culturel disparu avec la modernité. Participant du « désenchantement du monde »2, le rituel tel qu’on l’entendait n’est plus. Il n’est plus puisque le collectif dans lequel il prenait son sens a disparu. Cette disparition est liée à la longue émergence d’un individualisme qui aujourd’hui a pour valeur cardinale l’autonomie. Désormais chacun choisit, ou pense choisir, tous les éléments de son existence, jusques et y compris ses croyances. Il piochera à droite à gauche dans ce qui s’offre à lui sur ce marché (parce qu’il y a aussi un marché des croyances) et combinera selon ses préférences : un peu de yoga (occidentalisé), un peu de Jésus, un peu de réincarnation. Ce que les sociologues des religions ont dénommé un « bricolage », à la suite de Lévi-Strauss.3 C’est là un effet pervers des sociétés démocratiques pour lesquelles il ne doit plus y avoir de normes transcendantes au corps politique lui-même.
À cela s’ajoute la propension générale à la psychologisation sans reste de tous nos rapports sociaux ou politiques.
Qui plus est, ce qui différencie notablement les sociétés traditionnelles des sociétés modernes ou hypermodernes ou post-modernes, comme on voudra, c’est la scission des sphères politiques, sociales, privées et religieuses. Enfin notre rapport au temps est totalement différent. Les sociétés traditionnelles connaissent le changement, mais celui-ci est repris dans un cycle que le rituel doit justement perpétuer. Rien de semblable pour nous qui vivons dans un temps linéaire et en constante accélération. 4 Vous le savez bien, on n’a jamais le temps de rien.
C’EST MIGNON, ÇA FAIT DU BIEN, MAIS ÇA NE CHANGE RIEN
Comme l’écrit Danielle Hervieu-Léger, nos sociétés « font émerger toutes sortes d’efforts tendant à susciter et à densifier la représentation rassurante d’un “nous” dont on expérimente qu’il s’effiloche de toutes parts ».5 Et c’est ce nous que les rituels en entreprise voudraient réinstaurer. Ce qui n’est pas une mince affaire puisque tout concourt par ailleurs à l’émietter. Le frêle esquif voudrait remonter le puissant courant contraire alors que par ailleurs les carrières sont individualisées, les salaires également (par le biais par exemple des entretiens individuels d’évaluation), et que les collectifs (syndicaux par exemple) sont de moins en moins vaillants. Et puis, tout à fait entre nous, n’y a-t-il pas quelque chose de tout à fait désespérant à attendre de l’entreprise qu’elle nous explique le sens de la vie ?
Peu ou prou, chacun considère désormais que c’est à lui de trouver les ressources et les atouts lui permettant de se distinguer, dans tous les domaines. Ce qui est somme toute logique dans un système visant à installer une concurrence généralisée. Ces simili-rituels ne sont sans doute que cela, la tentative vaine et touchante de vouloir ralentir le rythme de nos vies et de leur donner un petit supplément non pas de sacré, mais, disons, de non-monnayable, ou presque. C’est mignon, ça fait du bien, mais ça ne change rien. Comme si l’on avait oublié que la liberté se fout bien du confort et qu’elle se conjugue d’abord au pluriel. S
1. Les rituels en entreprise, La nouvelle énergie de transformation, Makeba Chamry et Édouard Malbois, éditions Eyrolles
2. Thèse de Max Weber, qui parle plus exactement de « démagification » du monde, reprise par Marcel Gauchet dans un livre éponyme.
3. Dans La pensée sauvage
4. Je vous incite d’ailleurs, si ce n’est déjà fait, à lire Accélération d’Hartmut Rosa
5. in La modernité rituelle, L’Harmattan, 2004
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Pink Jaja Charles Nouar