Que la faucille et le marteau soient un héritage de la révolution russe, rien n'est plus évident. C'est pendant l'hiver de 1918 que le Conseil des commissaires du peuple se préoccupa de faire établir un emblème pour le sceau du gouvernement et le pays alors que diverses représentations spontanées avaient déjà vu le jour. La tâche fut confiée à un artiste, Alexandre Léo. Celui-ci élabora un premier projet représentant une faucille, un marteau, un glaive entrecroisé devant un bouclier d'acier, le tout entouré d'une couronne d'épis. Le Conseil des commissaires du peuple en discuta à partir du 20 avril. Lénine se prononça pour la suppression du glaive : qu'avait à faire celui-ci sur le sceau d'un état qui se voulait pacifique ? (1)Restèrent donc la faucille et le marteau qui furent d'ailleurs reprises en mai et juin 1918 dans bien d'autres projets (2). Retenons déjà la signification pacifiste de ce choix. La faucille et le marteau furent conservées dans les armes de la RFSFR prévues par la première constitution de celleci en juillet 1918, puis dans les armes de l'URSS en 1922.
Dès 1918-19 d'ailleurs, en Russie, la faucille et le marteau, emblèmes très vite populaires, se croisent ou voisinent, comme ce fut le cas pour les emblèmes républicains à l'époque de la Révolution française, sur toutes sortes d'objets, plats, médailles, timbres (3) etc., tandis que des artistes les reprennent dans leurs compositions, comme le peintre Jean Pougny, qui né en Finlande, travaillait alors en Russie. Que représentent dans l'imaginaire alors le marteau et la faucille ? Le marteau, c'est le travail industriel assurément, mais c'est aussi l'ouvrier, plus généralement l'homme caractérisé par sa vigueur corporelle, car ce marteau peut être aussi une " masse ", lourde à porter. Outil polyvalent utilisé dans de très nombreux métiers et même dans les travaux domestiques - qui n'a pas aujourd'hui un marteau chez soi ? —, il apparaît
assez bien adapté à la représentation du travail industriel ou artisanal, surtout si l'on tient compte du fait que les représentations symboliques des réalités matérielles sont souvent marquées par un certain archaïsme.
Quant à la faucille, c'est loin d'être seulement un symbole du travail agricole. Bien que le mot faucille en russe (" serp ") soit masculin, la faucille c'est l'outil de la femme à la campagne alors que les hommes utilisent plutôt la faux. La faucille, c'est donc aussi la femme, ce que suggèrent peut-être implicitement ses formes arrondies. Une affiche du 1er Mai 1920 en Russie illustre cette interprétation. On y voit, s'avançant fièrement vers l'avenir, côte à côte, un ouvrier portant une lourde masse, un paysan pourvu d'une faux, une paysanne portant une faucille. La meilleure illustration de cette dualité faucille - marteau se trouve dans le monument du pavillon soviétique à l'Exposition universelle de Paris en 1937, qui fut justement célèbre : un ouvrier et une kolkhozienne tendent vers le ciel, entrecroisés, le premier un marteau, la seconde une faucille. La signification apparaît claire : la société soviétique réconcilie le travail agricole et le travail industriel sur fond de paix comme elle unit plus étroitement l'homme et la femme. Il était normal qu'en France, où la pratique des symboles politiques était familière (avec le bonnet phrygien, par exemple), l'attirance pour le symbole nouveau fut vive. Dans la tradition républicaine et socialiste française, bien des éléments préparaient son adoption. La franc-maçonnerie avait déjà popularisé la représentation emblématique des outils du travail (le niveau, le fil à plomb). Le marteau était, à travers le personnage du " forgeron ", familier aux écoliers français qui avaient appris à l'école l'Outil de Clovis Hugues : " Le père ; un forgeron musclé comme un athlète/a deux outils de fer l'enclume et le marteau " ; ou mieux encore : la Légende du forgeron de Jean Aicard : " Un forgeron forgeait une poutre de fer (...)/ Il chantait le travail qui rend dure la main / Mais qui donne un seul cœur à tout le genre humain ".
Que de fois l'image de la " forge " avait été utilisée pour illustrer l'avenir en préparation, le rougeoiement du foyer s'identifiant au soleil levant ! Quant à la faucille, bien que cet outil ait été présenté, et parfois en plusieurs exemplaires, dans toutes les exploitations paysannes et même bien au-delà, qu'il ait été largement utilisé par les femmes dans une France encore majoritairement rurale, c'est peut-être un symbole usité, sans doute parce qu'en terme de représentation féminine, l'image de Marianne avait ici occupé le terrain. Un dessin de Steinlen, Souvenir de la Commune de Paris, met au premier plan, dans une foule ouvrière symbole du peuple, un ouvrier muni d'une masse, un paysan avec une faux, mais la femme du peuple qui conduit le cortège est ici - nous dirons : naturellement — une Marianne à bonnet phrygien (4). Rien ne s'opposait en tout cas, dans le domaine des représentations symboliques, à l'adoption en France de la faucille et du marteau.
Le prestige de la révolution d'Octobre aidant, la symbolique empruntée à la révolution soviétique s'acclimate sans peine dans le terreau culturel français. Il n'est donc pas étonnant que les timbres du nouveau Parti communiste fassent place en France dès 1922 à la faucille et au marteau (remplaçant la République rouge encore présente en 1921). Ce n'est qu'un peu plus tard avec la bolchévisation que le symbole est associé
en 1924 au titre de l'Humanité, comme c'est encore le cas de nos jours. Sans doute, avant cette date, la faucille et le marteau trouvent occasionnellement leur place dans le journal : le 11 octobre 1923, par exemple, un dessin de Grandjouan montre une Marianne assise et pensive à côté d'un porte - feuille d'actions, d'un sabre, d'une faucille et d'un marteau, avec cette légende : " La révolution ou la guerre, la faucille et le marteau du travail ou le sabre, il faut choisir ma petite ! " Le 4 octobre 1924, le pas décisif est accompli. L'emblème- très proche alors que celui de la RSFSR — prend place à la droite du titre de l'Humanité. On tâtonne ensuite pour lui trouver une place définitive d'abord entre le L et le H (24 octobre 1924), puis derrière le M (16 mars 1926), et en même temps on le simplifie et or l'épure pour ne mettre en valeur finalement que les deux instruments de travail. Beaucoup plus récemment enfin, c'est sous le titre du journal qu'ont pris place ceux-ci. Parti populaire, ouvrier et paysan, le PCF a trouvé dans la faucille et le marteau un emblème dont la signification la plus évidente (l'union des travailleurs industriels et agricoles) semblait bien correspondre à son identité réelle, alors que cet emblème était porteur au départ — comme on a tenté de le montrer plus haut -, de contenus plus riches et plus variés qui n'ont peut-être pas été pleinement assimilés. Ce symbole représente-t-il correctement ce qu'est devenu le Parti communiste et plus généralement la cause qu'il incarne dans une société profondément transformée ? (5) L'imagerie symbolique, il faut le rappeler, n'a pas une fonction de représentation directe. La meilleure preuve n'en est-elle pas que la République s'identifie en France à une femme alors que les femmes ont eu le droit de vote très tard et que jamais une femme n'a accédé à la fonction suprême de l’Etat ? Mais il n'est pas moins vrai qu'un emblème a une certaine importance, puisque tant à travers sa perception consciente que par ce qu'il évoque dans l'inconscient, celui-ci doit aider à mobiliser les individus en faveur de la réalité qu'il évoque. La question de l'origine du symbole fait-elle problème après l'échec de l'expérience soviétique ? La disparition de l'URSS, la tendance, en Russie, à revenir aux emblèmes de l'Ancien Régime (aigles et autres prédateurs, tout à l'opposé de nos modestes instruments) restitue — semble-t-il - au symbole du PCF, bien naturalisé en France grâce à l'action du parti qui en est le porteur, une signification indépendante. Reste enfin l'argument plus fort, selon, lequel l'emblème actuel, en privilégiant le travail manuel, en ignorant le travail intellectuel qui a pris une place de plus en plus grande dans tous les secteurs de l'activité économique, donnerait une image trop archaïque d'un parti qui se veut moderne. Peut-on trouver mieux ? D'autres s'y sont essayé : l'ex-RDA, par exemple, avait repris, parmi ses symboles, le marteau, mais lui avait associé le compas. La diversité des formes du travail aujourd'hui fait qu'il est difficile sans doute de les résumer dans des outils quels qu'ils soient, surtout si l'on pense que ces outils doivent en outre se prêter à une représentation qui parle à la raison comme au cœur. Ne fermons pas en tout cas la porte à l'imagination, aux efforts de renouvellement créateur. Mais ce que l'on peut espérer en revanche, c'est que, si un nouvel emblème était souhaité par les adhérents du parti, les significations primitives et émancipatrices de la faucille et du marteau soient conservées et mises en lumière, c'est-à-dire le pacifisme, l'union dans l'égalité, de la femme et de l'homme, la coopération des différentes formes du travail pour une société meilleure.
Raymond Huard (1) Voir l’Union soviétique n°9 (270),1972, p.8 (2) Voir sur ce point l’ouvrage de W.Bereliwitch et L.Gervereau, Russie-URSS 1914,1991, changements de regards, BDIC, 1991, notamment p.12-13 qui donne une histoire beaucoup plus détaillée des emblèmes soviétiques. (3) Voir à ce sujet les documents rassemblés dans l’ouvrage En écoutant le cœur de la révolution (en russe) éd. Aurore Léningrad, 1977 (plusieurs rééditions) (4) Le Congrès de Tours, Ed. Sociales, 1980, p.8 (5) La question a été posée dans une lettre à l’Humanité Dimanche par Claude Boudret de Robion Vaucluse), lettre publiée dans le numéro 197, 23 au 29 déc.1993.
Le texte ci-dessus reproduit à l’identique l’article paru initialement dans l’hebdomadaire du PCF : " Révolution " n° 727 du 3 février 1994 –pages 26 et 27. Il est publié sur ce site dans le simple but d’informer les internautes sur un sujet rarement (pour ne pas dire jamais) traité sur le web ou ailleurs.