Virgilio Villalba, Un réalisme de l’aliénation. Ed. Galería de las Misiones

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Virgilio Villalba

oeuvre des années 70

Un réalisme de l’aliénation



Virgilio Villalba Un réalisme de l’aliénation

oeuvre des années 70



Un réalisme de l’aliénation Virgilio Villalba, oeuvre des années 70

/ MANUEL NEVES /

Virgilio Villalba est une figure singulière de la scène culturelle d’après-guerre. L’artiste a développé une carrière exceptionnelle à la fois dans le contexte de l’avant-garde latino-américaine et en Europe, agissant d’abord dans l’art concret et pratiquant plus tard une figuration liée à la Nouvelle Figuration et à la Figuration Narrative. Villalba est né à Tenerife (Espagne), mais sa famille a émigré à Buenos Aires, en Argentine, quand il eut trois ans. Cette ville moderne a été la destination au cours de la première décennie du 20e siècle de multiples vagues d’émigrants, principalement en provenance d’Italie et d’Espagne. Dans la capitale argentine, Villalba étudie à l’École nationale des beaux-arts Prilidiano Pueyrredón, à l’époque le centre d’études artistiques le plus important du pays. Dans cette académie, un groupe d’étudiants, composé de Tomás Maldonado, Alfredo Hlito et Claudio Girola, s’est rebellé contre le conservatisme académique, ouvrant des confrontations futures entre l’art figuratif et abstrait. Ce noyau de créateurs fut, durant la seconde moitié des années 40, fondateur de l’art concret argentin, une esthétique au sein de l’art abstrait dans laquelle Villalba jouera un rôle remarquable. Ainsi, l’œuvre produite par l’artiste au cours des années 40 et 50 est un exemple notoire de l’art concret latino-américain. On peut y recon-

naître des éléments esthétiques caractéristiques des artistes européens Georges Vantongerloo, Friedrich Vordemberge-Gildewart ou du plus grand promoteur et théoricien de l’abstraction géométrique de l’après-guerre, le suisse Max Bill. Comme de nombreux intellectuels latino-américains, Villalba émigre en Europe dans les années 1960, fuyant un contexte social et politique argentin marqué par l’instabilité et la perte des libertés fondamentales. Grâce à l’obtention d’une bourse au British Council, il se rend d’abord dans la ville d’Oxford (Royaume-Uni) où il séjourne quelques mois, puis s’installe à Paris. Il est important de rappeler que lorsque l’artiste s’est installé dans la Ville lumière, la scène artistique d’avant-garde de cette ville était définie par trois grands groupes artistiques opposés: d’une part l’abstraction optique cinétique qui a été pratiquée par des artistes latino-américains de premier plan (Jesús-Rafael Soto, Carlos Cruz Diez, Julio Le Parc); d’autre part le Nouveau réalisme regroupant des artistes qui s’intéressaient aux objets d’origine industrielle; et enfin un groupe plus jeune de peintres qui ont produit une peinture réaliste, avec un style proche du pop art, appelée Figuration Narrative. Ces trois grands mouvements, qui ont en quelque sorte réactivé les débats entre figuration et abstraction, ont agi presque indépendamment, ayant chacun leurs propres théoriciens, galeries et collection-

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Aux aguets, 1970

Lorsque Villalba s’installe à Paris, il change radicalement de production picturale, abandonnant l’abstraction géométrique et commençant à expérimenter une abstraction expressionniste avec une nette influence de l’art informel, intégrant progressivement des éléments figuratifs de manière extrêmement ambiguë.

neurs. Malgré cette indépendance ou cet antagonisme, ces groupes se sont tous intéressés aux problèmes politiques et sociaux qui ont généré d’importants débats dans l’espace culturel tout au long des années 1960. Ces discussions portaient généralement sur la place de l’art et du créateur dans la société, l’importance de la communication, la démocratisation des produits artistiques, l’émancipation du regard pour parvenir à celle du spectateur, c’est-à-dire de l’individu. Dans ce contexte, il est intéressant de rappeler l’exposition organisée à la mi-1964 intitulée Mythologies quotidiennes organisée par le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot (père du mouvement Figuration Narrative), où les œuvres de cette nouvelle génération d’artistes figuratifs, majoritairement européens, ont été rassemblées. Cet événement visait à opposer cette production artistique à l’hégémonie internationale du pop art nord-américain. Les frictions générées entre Paris et New York par une éventuelle suprématie culturelle en 1964 avaient atteint leur apogée avec la conquête de Robert Rauschenberg du Lion d’or à la 32e Biennale de Venise et la participation controversée du département américain de la défense au transport de ses pièces.

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Bien que l’abstraction géométrique soit une esthétique d’avant-garde dans les années 1960, pratiquée par de nombreux latino-américains et notamment argentins, l’artiste décide de se plonger dans la représentation figurative. L’environnement très politisé du monde de l’art parisien a influencé cette décision, car l’artiste a toujours eu des préoccupations politiques et sociales, liées aux idées de gauche. Par ailleurs, à Paris, différents artistes latino-américains ont participé au mouvement de Figuration narrative, comme son compatriote et ami Antonio Seguí, le brésilien Antonio Dias et l’uruguayen José Gamarra. Aucun d’entre eux n’a néanmoins participé à l’exposition Mythologies quotidiennes, à part le célèbre et un peu plus âgé Antonio Berni (récompensé à la Biennale de Venise en 62), artiste argentin devenu une référence majeure de l’art engagé de l’avant-garde et de la politique. À la fin des années 1960, Villalba commence à intégrer le collage dans ses peintures, générant une œuvre vaguement surréaliste. Dans ces peintures-collages l’artiste commence à créer des représentations ambiguës, utilisant une palette de couleurs sombres et lugubres, générant des climats oppressants et sordides qui présageaient son futur travail. La plupart de cette production originale s’appelle Sans titre, car l’artiste s’est appuyé sur la capacité évocatrice de ses images, ce qui rend difficile toute tentative de leur donner une signification narrative. Etant donné le contexte convulsif où elles ont été générées, on peut


L’attente, 1974

toutefois tester l’hypothèse d’une représentation subjective du tourbillon et de la confusion dans lesquels vivent les individus dans une grande ville comme Paris. Un exemple emblématique de cette période est l’œuvre Aux aguets, 1970, l’une des rares à avoir un titre précis. Dans cette œuvre au format carré, l’artiste recrée le genre pictural du paysage et sa représentation traditionnelle de l’horizon comme frontière entre ciel et terre, et ce qui pourrait être l’étoile solaire ou la lune, est à la manière surréaliste métamorphosé par un visage sans yeux qui est attaqué par une fourche. Le titre de l’œuvre dérive de l’ancienne expression être aux aguets; ainsi dans cette œuvre inquiétante l’artiste y exprimerait les dangers qui menacent l’individu dans la vie contemporaine. L’œuvre produite par Villalba au cours des années 70 évolue rapidement, passant de celle précédemment décrite à une peinture où la figure humaine occupe un espace central, et en faisant disparaître l’usage du collage. En ce sens, jusqu’au milieu des années 70 l’artiste a réalisé des œuvres où l’on retrouve des éléments formels proches de la nouvelle figuration, une esthétique qui a connu son apogée dans l’après-guerre aussi bien en France qu’en Argentine dans les années 1960 avec le groupe Otra figuración (L’autre figuration), créé en 1961 et composé d’Ernesto Deira, Rómulo Macció, Luis Felipe Noé et Jorge de la Vega. Ces quatre artistes argentins ont vécu une saison à Paris entre 1961 et 1962. La principale caractéristique de la nouvelle figuration est l’approche de la figure humaine issue de la tradition formelle de l’expressionnisme et dans certains cas, en raison de l’hétérogénéité des matériaux et du jeu de textures présents dans les œuvres, de l’art informel. Dans ces peintures, les images cherchent à récupérer une certaine tradition narrative de la peinture prémo-

derne, en essayant de représenter de manière ambiguë l’angoisse de l’individu contemporain, à travers une manière renouvelée de représenter le corps. Dans le cas de Villalba, son souci est de créer des images qui présentent des métaphores ou des emblèmes de la solitude de l’individu dans une ville comme Paris. Cet individu toujours anonyme vit soumis aux structures du pouvoir et aliéné dans les habitudes et les rituels déshumanisés de la bureaucratie et de l’industrialisation. De même, l’inclusion de taches est une caractéristique qui traverse toute la production de cette période, celles-ci semblant suggérer des traces de débris et de saleté dans les œuvres, générant dans l’image picturale une sorte de distorsion ou de déséquilibre. Ces éléments paradoxaux incarnent la présence de l’ignoble ou de l’inexplicable. Un exemple emblématique de la première moitié de la décennie est l’œuvre L’attente de 1974, où est présentée l’image d’un individu allongé sur un lit, dont on ne voit qu’un visage perplexe qui nous regarde. La représentation du lit occupe presque toute la surface de l’œuvre et est réalisée dans des tons de gris et un subtil complément de bleu, générant un climat op-

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Dîner sous la coupole, 1974

pressant qui symbolise l’abandon de la volonté et la dérive existentielle. A cela s’ajoute la présence inquiétante d’une tache, qui suggère une dégradation physique comme conséquence d’une maladie. Ce travail dans le contexte actuel semble prendre une signification renouvelée. En revanche, dans l’œuvre Dîner sous la coupole de 1974, qui dans son titre fait subtilement référence au mythique restaurant toujours très animé du quartier Montparnasse, et en même temps à un espace architectural indéfini, nous voyons un convive qui semble dîner tout seul dans un grand espace vide, sans fenêtres ni portes. L’image énigmatique quasi scénographique est projetée comme une métaphore sereine sur l’isolement, la solitude et l’anonymat de l’individu urbain. Dans la seconde moitié des années 70 et dans les années 80, Villalba approfondit son intérêt pour la représentation d’individus solitaires, avec un style précis et subtil, où il n’y a pas d’éléments gestuels ou de textures, et où les couleurs utilisées sont antinaturalistes et artificielles, proche de l’esthétique de l’industrie graphique. L’artiste définit ainsi un style personnel extrêmement singulier, la représentation d’espaces indéfinis habités par des personnages et des objets réalisés de manière froide et mécanique. En ce sens, la présence énigmatique des tuyaux occupe une place importante dans ces œuvres. Bien que l’on ne connaisse pas la véritable fonction de ces éléments qui servent

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essentiellement de conduits pour la circulation des liquides, ceux-ci semblent se projeter comme des emblèmes de la présence dans la vie du sujet contemporain d’éléments et de procédés d’ordre industriel, qui sont pour la plupart inconnus, mais toujours ceux auxquels vous devez inévitablement vous soumettre. Un thème ressort de manière générale dans la plupart des œuvres réalisées dans la seconde moitié des années 70, c’est celui des rituels, des comportements et des manières que les individus ont pour s’alimenter ou se nourrir. Dans l’œuvre paysagère intitulée Sans titre, 1977, deux personnages anonymes, séparés dans des espaces cloisonnés, regardent une tache, dont on ne sait pas vraiment ce qu’elle peut représenter, un objet, un organe ou quelque chose en rapport avec la nourriture. Les canalisations entourées de symboles semblent en outre suggérer la cadence d’un artefact servant une sorte de fonction. Malgré le mystère de la scène quasi théâtrale, l’artiste semble suggérer l’industrialisation et la déshumanisation des habitudes alimentaires à travers l’instauration d’un climat apaisé et intemporel. Finalement, le souci des habitudes et des rituels gastronomiques, qui représentent à Paris une part importante de la culture, de l’économie et de l’identité françaises, se manifeste dans les ouvrages Alimentation 4 et 5 de 1978. Dans ces remarquables peintures, l’artiste atteint son niveau maximal d’ori-


ginalité formelle, créant un style raffiné, grâce à une utilisation précise du dessin et une palette de couleurs équilibrée. L’influence de l’esthétique du graphisme est évidente, puisque tous les éléments représentés cherchent à véhiculer des indications narratives liées aux rituels impersonnels de l’individu contemporain. Contrairement aux précédentes, ces œuvres ne présentent pas d’éléments dérangeants ou de signes de violence cachée, mais au contraire, elles apparaissent séduisantes et aimables. L’artiste parvient ainsi à représenter subtilement le comportement aliéné de l’individu contemporain à travers des images séduisantes de contrôle social. En ce sens, l’alimentation fait partie de ce mécanisme social et culturel qui, dans la France des années 70, a été défini par les avancées de l’industrie agroalimentaire, facteur fondamental du développement économique.

Dans ce cas, le terme aliénation ne désigne pas une terminologie de la psychiatrie traditionnelle pour désigner une pathologie mentale, ni strictement la définition marxiste, qui concerne le travail effectué par le salarié qui n’a pas la capacité de contrôler sa vie et son destin, puisque ses propres actions et activités productives étaient hors de son contrôle. Plus précisément, elle renvoie à l’idée plus large de l’aliénation sociale telle que l’entend Hebert Marcuse, qui était un intellectuel exerçant une grande influence sur la pensée politique de gauche dans les années 1960 et 1970. Le philosophe allemand croyait que l’individu n’était pas soumis à l’aliénation du travail mais aux progrès imparables de la technologie, des médias et de la consommation de masse. Ce qui est intéressant dans ce cas, par rapport à l’œuvre que nous analysons, c’est l’intérêt de l’artiste à présenter des images qui rendent compte de la vie et du comportement de l’individu contemporain plongé dans un système de pouvoirs (politique, économique et technologique), qui s’articulent à travers l’éducation, les médias et les lois, privilégiant la consommation et les loisirs comme états naturels de l’être humain. Ainsi cet individu n’a pas la capacité de penser librement et n’est qu’un élément objectivé et réifié propre à la consommation de biens et de services. Dans cette perspective, ces œuvres activent sur le plan narratif une dimension politique subtile qui échappe aux lieux communs mettant en relation la production picturale politiquement «engagée» avec des représentations des opprimés, de la classe ouvrière ou des mouvements révolutionnaires. Au contraire, Virgilio Villalba nous présente, avec précision et pertinence des images d’un monde heureux.

Manuel Neves Alimentation 4, 1977

Paris, août 2021

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Virgilio Villalba / oeuvre des années 70


Le gardien c. 1966-67 Huile sur toile 116 × 89 cm

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Les partenaires c. 1966-67 Huile sur toile 116 × 89 cm

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Aux aguets 1970 Huile sur toile 100 × 100 cm

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Sans titre c. 1970 Huile et collage sur toile 60 × 73 cm

Sans titre 1973 Huile et collage sur toile 73 × 60 cm

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Altar 1972 Huile sur toile 100 × 81 cm

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Dîner sous la coupole 1974 Huile sur toile 81 × 116 cm

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L’attente 1974 Huile sur toile 116 × 89 cm

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Sans titre 1975 Huile sur toile 116 × 98 cm

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Le panier 1976 Huile sur toile 162 x 130 cm

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Sans titre 1977-78 Huile sur toile 73 × 60 cm

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Les témois 1977 Huile sur toile 162 × 130 cm

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L’ile 1977 Huile sur toile 65 × 54 cm

[ page opposée ] Sans titre 1977 Huile sur toile 116 × 89 cm

[ page opposée ] Sans titre 1977 Huile sur toile 116 × 89 cm

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Alimentation 4 1977 Huile sur toile 100 × 81 cm

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Alimentation 5 1978 Huile sur toile 100 × 81 cm

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VIRGILIO VILLALBA Un réalisme de l’aliénation C ATALOGUE Éditeur / Galería de las Misiones Te x t e / M a n u e l N e v e s Design graphique / Anabella Corsi Photographie / Archives de la succession de Virgilio Villalba

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