VENTS ALIZÉS
KOMANSMAN n° zéro - juin 2012
Coordination, composition, corrections, rédaction, graphisme, photographies de couverture, fondateur, éditeur en chef : Károly Sándor Pallai
poétiques du monde
Co-fondateur, co-éditeur en chef : Maggie Vijay-Kumar / Magie Faure-Vidot Comité de rédaction : Fabrice Farre (France) Magie Faure-Vidot (Seychelles) Stéphane Hoarau (Réunion) Harris Kasongo (République démocratique du Congo) Maxime Lejeune (France) Károly Sándor Pallai (Hongrie) Ernest Pépin (Guadeloupe) Paolo Pezzaglia (Italie) Umar Timol (Maurice) Khal Torabully (Maurice) Réka Tóth (Hongrie) Yves Romel Toussaint (Haïti)
KOMANSMAN Au commencement était le Verbe, le calembour, l’émotion et l’action. Dans ce premier numéro l’écriture est abordée comme le commencement de la sagesse, de l’appréciation, de la création, de l’univers textuel, de l’être. Commencement signifie aussi un départ vers des collaborations artistiques, interdisciplinaires, la naissance d’une plateforme littéraire qui favorise les transgressions aussi bien que les voix traditionnelles. Vents Alizés se propose d’unir différents points de vue, d’offrir un lieu mental d’accueil pour des œuvres poétiques, artistiques et des commencements de déploiements futurs. INDEX
Parution numérique semestrielle (juin – décembre). La revue est auto-diffusée. Site web http://www.wix.com/ventsalizes/revue Pour tout contact ventsalizesrevue@gmail.com Numéro 0 – mai 2012 Vents Alizés 2012 © tous droits réservés ISSN 1659-732x © m350 Les opinions émises ne sont pas nécessairement celles de la rédaction et n’engagent que leurs auteurs. Le copyright des textes appartient aux auteurs et traducteurs. Tout texte reste la propriété de son auteur. Néanmoins, la revue demande d'être citée à l'occasion de toute autre publication du texte. Tout auteur qui fait parvenir ses textes à la revue affirme par cet acte d’avoir pris connaissance et accepté les conditions, les modalités du fonctionnement et les mentions légales de Vents Alizés et déclare ne faire aucune revendication vis-à-vis de la revue ou de son comité. Les auteurs ne sont pas rémunérés.
Erode Tamilanban, Ameerah Arjanee, Davina Ittoo, Umar Timol, Khal Torabully, Cécile Angéla, Michel Gironde, Jean-Louis Robert, MarieFlora Ben David Nourrice, Magie Faure-Vidot (Vijay-Kumar), Venida Marcel, Marie-Neige Philoë, Ernest Pépin, Robert Berrouët-Oriol, Anderson Dovilas, Samson Jean Erian Ludhovick, Thélyson Orélien, Suzanne Dracius, Anne Bihan, Joachim Tchinouh Fofe, Jean Camba, Fiston Loombe Iwoku, Ben Eyenga Kamanda, Harris Kasongo, Tchyké Mossih Tangarhé, France Burghelle Rey, Fabrice Farre, Patricia Laranco, Walter Ruhlmann, Paolo Pezzaglia, Annie Decupper, Eszter Katalin Szép, László Elek, Toussaint Yves Romel, David Mbouopda, Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem, Omer Lemerre Tadaha, Károly Sándor Pallai
© 2012 Vents Alizés / La reproduction même partielle des textes et illustrations publiés par Vents Alizés est interdite sauf autorisation des auteurs.
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| Revue Vents Alizés
KOMANSMAN Komansman i renesans, sours lenspirasyon e rekomansman, en lokazyon pour partaz nou bann valer, lavwa e miltip direksyon dan nou leker, pliralite nou lespri e lorizin. Sa komansman i endik nesans zournal Vents Alizés ki ti ganny kree avek lentansyon pour ogmant aksesibilite kreasyon literer Losean Endyen, Karaib, Pasifik e ayer. Sa komansman i endik egalman nou langazman pour promouvwar diversite, bann laform ek lavwa eksperimantal, kreatif et inovatif, partaz bann sengilarite e lavwa inik bann lalang trwa losean e plizyer kontinan. Vents Alizés i reprezant linite dan diversite, rankont e lesanz anrisisan sengilarite, leritaz ek veki. Nou remersye tou sa kin’n aport zot led par bann teks, foto, obzervasyon, konsey, lenerzi ek letan. Bon lektir e bon vwayaz ! Ce commencement est la naissance d’une plateforme crée dans l’intention d’améliorer l’accessibilité de la production littéraire de l’océan Indien, de la Caraïbe et du Pacifique. Nous sommes engagés à des formes expérimentales et inventives aussi bien qu’à des voix traditionnelles. La revue Vents Alizés est née pour unir les divers héritages, vécus et imaginaires des trois océans et de plusieurs continents. La revue représente l’unité dans la diversité, les rencontres et échanges enrichissants des singularités. Nous remercions tout ceux qui ont contribué à la réalisation de ce projet par leurs textes, photos, remarques, conseils et observations, par leur temps et énergie. Bonne lecture et bon voyage !
KOMANSMAN Lemonn i pa ti bon Pou sa rezon nou bezwen en komansman E mon oule dir zot Vin kot a kot Vin vwar sa nouvo ne Ki apel Vents Alizés Ki pou nou tou Degaze Met sa kolye Abiye E partisipe Magie Faure-Vidot
This beginning announces the coming into life of a platform created with the intention of increasing the accessability of literary creation from the Indian Ocean, the Caribbean and the Pacific. We are committed to diversity, imagination and innovation as well as to more traditional voices. The mission of the review Vents Alizés is to bring together different cultural heritages, imaginaries and experiences of three oceans and several continents. The review is dedicated to represent unity in diversity and to offer a field of mutual enrichment and exchange of individual and regional particularities. We would like to express our gratitude to all those who contributed to the realization of this project with their texts, photos, remarks, pieces of advice and observations. Good reading and bon voyage ! Károly Sándor Pallai
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Comité de rédaction FABRICE FARRE
Comité de rédaction
(FRANCE)
Fabrice Farre est né le 7 novembre 1966, à Saint-Etienne où il est aujourd’hui fonctionnaire d’État. Il consacre une thèse à la poésie contemporaine (Lettres et civilisations étrangères), et traduit les poètes tels que Lorca, Montale… Ses textes paraissent pour la première fois dans l’ex-revue stéphanoise Aires (numéros 10 et 12) puis, vingt ans plus tard, dans Incertain Regard, numéro 0, fin 2009. On le retrouve, ensuite, dès 2010, sur quelques sites littéraires comme : Ecrits…Vains ?, Francopolis , Les états civils (n°8), Libelle (n°224), Voxpoesi, Incertain Regard (3), SymPoésieum, Le capital des mots, RAL,M (77) Soc et foc (Florilège 2011 et 2012), Terre à Ciel , RAtURes et Les carnets d’Eucharis (32), puis dans les revues : Pyro (n°26-27), Filigranes (80), Microbe(67), Comme en poésie (48), Décharge (152), Traction-Brabant (44), Delirium Tremens (5), (Pérou – Lima), Friches (109), « Sur des photographies de Daniel Hess », Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, Les tas de mots (8), Microbe (70). Dans son Anthologie n°6, Jacques Basse accueille l’auteur in « visage de poésie », Rafael de Surtis, 2012. Le comédien Benoît Lepecq lit « Concorde », à l’occasion du Printemps des poètes 2012 (Médiathèque Sqy avec les photos de Daniel Hess), le 10 mars 2012. Il crée son propre blog – http://fabrice.farre.over-blog.com/ – afin de présenter son travail et http://lesmotsplusgrands.over-blog.com/, pour accueillir ses nombreuses lectures, aussi bien françaises qu’étrangères.
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MAGIE FAURE-VIDOT (VIJAY-KUMAR) (SEYCHELLES)
Magie Faure-Vidot est née à Mahé. Elle a fait de nombreux voyages (Italie, Liban, France, Grande Bretagne). Elle a fait ses études à l’Université de Hertfordshire. Elle est lauréate de plusieurs prix de concours poétiques internationaux dont la Coupe de la Ville de Paris (de Jacques Chirac), Lyre d'’honneur, plusieurs médailles de bronze et six médailles d’argent avec mention. Elle est directrice de publication de la revue seychelloise Sipay et présidente du Club Maupassant, lancé en juillet 2010. Magie Faure-Vidot a publié trois recueils de poèmes : Un grand cœur triste (Pensée Universelle, Paris, 1983), L’âme errante (Printec Press Holdings, Seychelles, 2003) et La flamme mystique (Yaw Enterprises, Seychelles, 2011). Elle a publié dans Carnavalesques, revue de découverte des écritures françaises contemporaines, (numéro 5 spécial : îles de l’'océan Indien, 2011), dans Espaces de paroles par l’UDIR (Réunion). Son œuvre est d’expression essentiellement francophone (elle écrit en anglais et en créole aussi). Elle a représenté à plusieurs reprises les îles des Seychelles à l’occasion de rencontres poétiques internationales : à la 8ème Biennale de Poésie, à Liège, en 1993, au 1er Festival inter-régional à La Réunion, en 2003, à la Journée Internationale de la Poésie à Salazie. Elle est la co-fondatrice de la revue électronique « Vents Alizés » et de la maison d’édition électronique « Edisyon Losean Endyen », conçues pour assurer une diffusion et une accessibilité plus larges aux auteurs seychellois et indianocéaniens.
STÉPHANE HOARAU (RÉUNION)
Stéphane Hoarau, docteur ès Lettres et Arts de l'Université Louis Lumière – Lyon 2, est né à l'île de La Réunion en 1979. Chercheur associé sur projet à l'Université de La Réunion (laboratoire LCF-UMR 8143 du CNRS), il est également chargé de projets au sein de la Direction du Développement Culturel de la Ville de Saint-Denis. Auteur de nombreux articles portant sur les littératures de l'océan Indien, il pratique également l'écriture en lien avec les arts plastiques (expositions à Paris, Barcelone, Seychelles, etc.). Trisme topique (Analyse II), publié aux éditions K'A en 2012, est son dernier recueil. Par ailleurs, directeur de la publication de Point d'orgue, revue créole de l'océan Indien [editionska.com /spip.php?rubrique20], il consacre une grande partie de ses activités à la mise en lien des acteurs culurels et artistiques de divers lieux de l'océan Indien. n° zéro, juin 2012
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HARRIS KASONGO
(RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO)
Harris Kasongo, jeune écrivain de la République Démocratique du Congo est né en décembre 1986. Son recueil, Hymne d’Espoir a paru aux Éditions Le Manuscrit. Il est lauréat de nombreux prix littéraires internationaux, il prépare la sortie de Fraîcheur, son nouveau recueil tandis qu’il travaille sur des œuvres narratives, nouvelles, contes, récits. Il est étudiant en lettres à l’Université Pédagogique Nationale à Kinshasa.
MAXIME LEJEUNE
Comité de rédaction
(FRANCE)
Ses premiers textes paraissent à Mahé, dans la presse nationale, entre 1997 et 1999. Depuis, ses nouvelles seychelloises sont publiées dans des revues telles que Les Écrits, Moebius, Brèves, Sipay. Son premier roman Zacharie (Adage, 2003) dont l'histoire se déroule dans le Nord du Maroc a reçu en 2004 la seconde mention au prix Jacqueline Déry-Mochon de la ville de Montréal. Le théâtre de son deuxième roman Le Traversier (Triptyque, 2010) se situe au Québec. Maxime Lejeune est docteur en littérature française et licencié en littérature polonaise. Il aime à partager sa passion pour la littérature, l’écriture et les affiches dans le cadre de nombreuses rencontres, conférences, expositions à travers le monde. Il travaille depuis plus de vingt ans comme expert dans les domaines de la formation linguistique et des nouvelles technologies auprès de différents ministères, universités, institutions internationales. Nouvelles « L’aveuglement insulaire » http://www.erudit.org/culture/moebius1006620/moebius1014112/14395ac.pdf
« Le discours exécrable d’une chauve-souris » http://www.erudit.org/culture/bl1000329/bl1006516/386ac.pdf
Romans http://www.erudit.org/culture/bl1000329/bl1016867/4865ac.html?vue=resume http://www.diffusionadage.com/mosaique.htm http://www.triptyque.qc.ca/argu/arguTraversier.html http://www.passiondulivre.com/livre-96352-le-traversier.htm
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KÁROLY SÁNDOR PALLAI (HONGRIE)
Károly Sándor Pallai est chercheur doctorant à l’Université de Budapest - ELTE. Il consacre ses recherches aux littératures francophones contemporaines de la Caraïbe, de l’océan Indien et du Pacifique. Focalisant sur l’interculturel et l’interdisciplinaire, il publie des articles sur la littérature seychelloise, martiniquaise, mauricienne, sur les rapports enrichissants entre la théorie systémique, les sciences naturelles (physique quantique), la philosophie, la psychologie et la littérature. Il travaille pour la diffusion et la recherche des littératures francophones avec des auteurs et théoriciens engagés de plusieurs pays. Il est membre de l’AIEFCOI (Association Internationale d’Études Francophones et Comparées sur l’Océan Indien – Université de Maurice). Il est le concepteur, le fondateur et l’éditeur en chef de la revue électronique Vents Alizés, conçue pour assurer une diffusion d’accès libre étendue aux auteurs de l’océan Indien, de la Caraïbe, du Pacifique et d’ailleurs. L’objectif fondateur de la revue est d’établir et de nourrir de vifs rapports entre les aires océaniques de la langue française, entre les littératures des océans. Il est également le créateur, le fondateur et le directeur de la maison d’édition électronique Edisyon Losean Endyen, crée pour améliorer l’accessibilité de la production littéraire des aires océaniques, en s’engageant pour la diversité, l’imagination et l’innovation. Il est membre du comité de lecture de la revue littéraire seychelloise SIPAY. Il écrit et publie des poèmes en français, en anglais, en créole seychellois et en hongrois.
ERNEST PÉPIN (GUADELOUPE)
Ernest Pépin est né au Lamentin en 1950. Il a été professeur de français, critique littéraire, homme politique (chargé de mission, directeur adjoint au cabinet et directeur des affaires culturelles au conseil général de la Guadeloupe). Auteur de recueils de poésie, de romans et de nouvelles, il a reçu de nombreux prix dont le prix Casa de las Americas (Boucan de Mots Libres, 1991 et L’écran rouge, 2000), le Prix littéraire des Caraïbes (Homme au Bâton, 1993), le Prix RFO du Livre (Tambour-Babel, 1996), le Prix Arc-en-Ciel (Le tango de la haine, 2000). Il est membre fondateur du Prix des Amériques Insulaires, Chevalier de l’Ordre National du Mérite, Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres et Chevalier de la Légion d’Honneur.
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PAOLO PEZZAGLIA
Comité de rédaction
(ITALIE)
Paolo Pezzaglia was born in Milan in 1938, and graduated in Economics at Bocconi University (Milan). His keen humanistic sensibility has found expression in poetry since 1955. His other love is sport, which he has practiced competitively: he was an Italian junior icehockey champion in 1954. Compelled by health reason to give up sport, he devoted himself increasingly to poetry, and in 1960 – together with Grillandi, Jacobbi, Alberto Bevilacqua and Alda Merini – was finalist for the ”Lerici-Pea” prize. In 1961, he met Eugenio Montale (Italian Nobel Prize laureate) at the latter’s home in Milan (Via Bigli) – a lively and useful meeting. He graduated and in 1965 married Fiorella Pincione, whom he had known since their schooldays. Throughout their marriage, Fiorella has been a sensitive and discreet companion in life battles and has shared actively with her husband’s cultural pursuits. Pezzaglia’s commitment as an industrialist in the family firm conflicted somewhat with his devotion to poetry. However, whilst he has always met these commitments seriously and competently, he has never allowed them to prevent him from cultivating – in secret - the humanistic side of his character. Not only has he never abandoned poetry and literature in general, but he is also a student, among other things, of yoga, oriental philosophy and esoterics. In 1964, G. Titta Rosa (Corriere della Sera), reading some of Pezzaglia’s unpublished poems wrote: “There’s a poet all right in these things”. Paolo Pezzaglia’s first collection of poetry was L’imbuto rovesciato (The upended funnel), (Prometheus, Milan, 1990), followed by Le rughe della luna (The wrinkles of the moon) winner of the International Prize of Sicily in 1997, and contemporarily finalist of the Firenze Prize. This second book has been awarded also the ”Milano - Borgo degli Artisti”, the “Cesare Pavese”, the “ Savona”, and the ”Lerici” prizes. The last book, published again by Prometheus, is Il malincanto (The evil-enchantment), winner of the “Triuggio” International prize (2006), and finalist of the Pinerolo prize (2008). That same year Pezzaglia came back - unbelievably - to take part, with honor, in the ice speed world championship – master category. The description of this event is the beginning of the novel Pezzaglia is writing now, titled “Salamandrò”… far from being accomplished.
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UMAR TIMOL (MAURICE)
Né à l’île Maurice, Umar Timol est l’auteur de trois recueils de poésie, La Parole Testament, Sang et Vagabondages, édités aux Éditions l’Harmattan. Il a contribué à de nombreuses anthologies à Maurice et à l’étranger. Il a aussi écrit un scénario de BD, Les yeux des autres, qui a été publié dans l'ouvrage collectif, Visions d'Afrique ( l'Harmattan ). Il est un des membres fondateurs de la revue de poésie mauricienne Point Barre, une revue transversale et plurielle qui publie aussi bien des poètes mauriciens que des poètes provenant des quatre coins du monde. Il est titulaire d’une bourse du Centre National du Livre (CNL), qui lui a permis, dans le cadre d’une résidence d’auteur au Festival des Francophonies en Limousin, d’achever l’écriture de son premier roman, Journal de la vieille folle. Ce roman a été publié aux Éditions l'Harmattan dans la collection Lettres de l’Océan Indien. site web de l'auteur : http://umartimol.netfirms.com/ site web de Point Barre : http://pages.intnet.mu/ykadel/#P
KHAL TORABULLY (MAURICE)
Khal Torabully est né le 14 août 1956 à Port-Louis (île Maurice). Il s'installe à Lyon en 1976, où il obtient un doctorat en Sémiologie du Poétique. Il est père de deux enfants et l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages de poésie, principalement, et de documentaires, dont le dernier a obtenu le Golden Award au Caire en 2010. Khal Torabully a œuvré à la reconnaissance de l’engagisme, à travers le paradigme de la coolitude, consacrée aux migrations © Sophia Crolla contemporaines et aux esthétiques migratoires. Ses œuvres sont à l’étude dans des universités de pays francophones et anglophones. Il a participé à de nombreux débats, lectures, festivals et conférences dans de nombreux pays, dont le dernier à l'Assemblée nationale en décembre 2011.
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RÉKA TÓTH
Comité de rédaction
(HONGRIE)
Maître de conférences du Département d’Études Françaises de la Faculté des Lettres de l’Université de BudapestELTE (Hongrie), Réka Tóth y enseigne principalement les littératures francophones et la littérature française contemporaine et du XXe siècle. Après avoir fait des études de lettres à la même université (langues et littératures françaises, hongroises et finnoises), elle a continué ses études en France avec une bourse de doctorat en co-tutelle du Gouvernement français (Paris 8, École Doctorale « Texte, société, imaginaire » - ELTE). Elle a soutenu sa thèse en 1998 (Théorie et pratique de la critique génétique, mention très bien). Elle a commencé à enseigner au Département d’Études Françaises de l’École Supérieure de Pédagogie d’ELTE (formation de 4 ans des professeurs de français) dont elle a été la responsable entre 1998 et 2005. Depuis la fusion des deux départements de français d’ELTE, elle est enseignante de la Faculté des Lettres, responsable des projets ERASMUS, membre de l’École Doctorale d’Études Littéraires et également du « Groupe de Recherches sur les constructions discursives en histoire littéraire » (CODHIL). Elle a travaillé et publié des études surtout sur des auteurs antillais et africains. Depuis 2008, elle participe au programme de recherches international Centre–Périphérie (Paris 3, ELTE, Corvinus-Budapest, Pécs, Cracovie, Roma-La Sapienza etc.). L’une des auteurs de la très récente Histoire de la littérature française en hongrois (poésie de la deuxième moitié du XXe siècle, littératures francophones), elle traduit aussi des ouvrages littéraires et scientifiques en hongrois (p. ex. Philippe Grimbert, Pierre Nora).
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TOUSSAINT YVES ROMEL (HAÏTI)
Né en Haïti, à Hinche, le 3 août 1982, Yves Romel Toussaint est poète, écrivain, professeur de danses latines, animateur d’ateliers de poésie. Il fait des études de Sciences Juridiques à l'École de Droit de Hinche (Université d’État d’Haïti) et de Sciences Administratives à l’Université Autonome de Portau-Prince (campus de Hinche). Il écrit en créole et en français. Il a publié dans des revues et sur des sites d'expression littéraire en France, dans la revue Inédit Nouveau en Belgique. Yves Romel Toussaint est membre de la Société des Poètes Créolophones, délégué Régional du Théâtre National d'Haïti pour le département du centre, chargé des affaires culturelles et politiques des gouvernements scolaires en Haïti. Il est responsable culturel au Réseau Culture Haïtienne pour l’Intégration de la Jeunesse (RCHIJ), président de la résidence Paroles Écrivains à Pandiassou (Haïti), vice-président de l'Association Paroles Écrivains et de l’association La Compagnie du Virage. Il a écrit deux livres avec Denise Bernhardt, poétesse de France dont : La face double du rêve publiée aux Éditions Le Vert Galant en France : dialogue épistolaire entre une Française et un Haïtien sous la forme de poèmes lyrico-sociaux et Tremblements de Cœur. Il a publié dans l’anthologie « Pour Haïti » : florilège de textes des écrivains du monde entier, composé après le tremblement de terre du 12 Janvier 2010 (Éditions Desnel, Martinique). De nombreux poèmes de Yves Romel Toussaint sont publiés sur le site Couleurs Poésies de Jean Dornac, poète et chroniqueur français. Ses poèmes créoles paraissent sur le site de la Société des Poètes Créolophones. Œuvres inédites La vocation de l’enfer Souf Lakansyèl, pwezi kreyol
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KOMANSMAN KOLEKSYON LITERATIR
océan Indien INDE Starting Points (1-2)
Erode Tamilanban
p. 17-28.
Young Woman
Ameerah Arjanee
p. 21.
L'océan s'est fracassé à mes pieds…
Davina Ittoo
p. 23.
On sait le Mal… Ce corps lové…
Umar Timol
p. 25-29.
Mer des Indes
Khal Torabully
p. 31-33.
Commencement
Cécile Angéla
p. 35.
Hernán Cortés et Edmond Albius
Michel Gironde
p. 37-39.
Trou ble Délivrer les couleurs Les encres de la nuit
Jean-Louis Robert
p. 41-44.
Labour of Love The Secret Within a Name Autant mer qu’une mère
Marie-Flora Ben David Nourrice
p. 46-50.
Salanm Madanm
Magie Faure-Vidot (Vijay-Kumar)
p. 52.
A New Beginning
Venida Marcel
p. 54.
Kot tou ti konmanse
Marie-Neige Philoë
p. 56-57.
Comité de rédaction
MAURICE
RÉUNION
SEYCHELLES
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| Revue Vents Alizés
Caraïbe GUADELOUPE A fos a fos ! Lè mwen ka vwè-w Bonsoir Cesaria Evora D’infinis paysages
Ernest Pépin
p. 63-72.
Découdre le désastre (extraits)
Robert Berrouët-Oriol
p. 75-77.
Récit d'une nuit blanche Laviwonn (extrait) Des âmes nues
Anderson Dovilas
p. 79-83.
Écho du verso (extraits)
Samson Jean Erian Ludhovick
p. 85-91.
Fossoyeur de rêves étranges Montauban
Thélyson Orélien
p. 93-96.
Suzanne Dracius
p. 97-99.
Anne Bihan
p. 101-108.
Joachim Tchinouh Fofe
p. 111-114.
HAÏTI
MARTINIQUE Finiséculaire haruspice L’entrebâillement de la porte
Pacifique NOUVELLE-CALÉDONIE Il a commencé… Les Marchands de sommeil (prologue)
Afrique RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN Euphorie du jour d’avant
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RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO Printemps Pinceau
Jean Camba
p. 117-120.
Le Prélude
Fiston Loombe Iwoku
p. 121.
Commencement Crabes
Ben Eyenga Kamanda
p. 123-125.
Être adoré Seul face à moi
Harris Kasongo
p. 127-128.
Tchyké Mossih Tangarhé
p. 131-133.
Les Tesselles du jour (extraits)
France Burghelle Rey
p. 135-138.
Jardin 17 heures 8 Huis clos Limites Commun Arriver
Fabrice Farre
p. 141-146.
La Forteresse
Patricia Laranco
p. 147-153.
PMT (Post Mayotte Trauma) 17 PMT 20 PMT 21 PMT 24 PMT 27 PMT 28 PMT 29 PMT 30 PMT 32
Walter Ruhlmann
p. 155-169.
Comité de rédaction
Parole axiomatique Portail du début
Europe FRANCE
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| Revue Vents Alizés
ITALIE Eurínome, luna degli inizi Moon of beginnings, moon of endings (translation by Peter Levy)
Paolo Pezzaglia
p. 171-172.
ARTISTES CONTRIBUTEURS Temps de pause
Annie Decupper (Réunion - photographie)
p. 19., 20., 22., 24., 30., 34., 36., 40., 45., 51., 53., 55., 58-60.
Traces of humans / Nyomokban embert /
Eszter Katalin Szép (Hongrie – photographie)
p. 61., 73-74., 78., 84., 92., 109.
Varia
László Elek (Hongrie – photographie)
p. 115-116., 122., 126., 129-130., 139-140., 154., 170., 173-174., 204.
KOLEKSYON TEORI HAÏTI Les lettres haïtiennes, vivement de la France à l’Italie
Robert Berrouët-Oriol
L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives Wesley Jean : Chevaucher le temps entre poésie et radio
p. 177-182. p. 183-196.
Toussaint Yves Romel
p. 197-198. p. 199-203.
Stéphanie Melyon-Reinette : Pluralité et mixité
RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma ou l’enfance en détresse
David Mbouopda & Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem
p. 205-216.
Quand l’ailleurs devient un chez soi
Omer Lemerre Tadaha
p. 217-232.
Károly Sándor Pallai
p. 233-242.
HONGRIE Lapoezi kontanporen seselwa : Lalang e dimansyon pliriyel n° zéro, juin 2012
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KOLEKSYON
LITERATIR
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océan Indien INDE Starting Points (1-2)
Erode Tamilanban
p. 17-28.
Young Woman
Ameerah Arjanee
p. 21.
L'océan s'est fracassé à mes pieds…
Davina Ittoo
p. 23.
On sait le Mal… Ce corps lové…
Umar Timol
p. 25-29.
Mer des Indes
Khal Torabully
p. 31-33.
Commencement
Cécile Angéla
p. 35.
Hernán Cortés et Edmond Albius
Michel Gironde
p. 37-39.
Trou ble Délivrer les couleurs Les encres de la nuit
Jean-Louis Robert
p. 41-44.
Labour of Love The Secret Within a Name Autant mer qu’une mère
Marie-Flora Ben David Nourrice
p. 46-50.
Salanm Madanm
Magie Faure-Vidot (Vijay-Kumar)
p. 52.
A New Beginning
Venida Marcel
p. 54.
Kot tou ti konmanse
Marie-Neige Philoë
p. 56-57.
MAURICE
RÉUNION
SEYCHELLES
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Starting Points ERODE TAMILANBAN
(INDE)
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Let us start at the point from where Everest decided its height.
Let us start at the point from where the Pacific determined on its depth.
océan Indien - Inde
Let us start at the point from where a tree dreamed the colors of its flowers.
No point in arguing over points for the seed’s end the plant’s sprout, at the point of birth verily begins death.
Let us meditate upon the middle points and watch the arms of start and close. © Erode Tamilanban (2012)
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I started writing a poem about my car.
It met with a grammatical accident and collapsed.
I started writing a poem about my dreams.
Sleepy words slipped into dictionaries compleletly oblivious of meanings.
Finally, I started writing a poem about myself;
Finished it with a full stop, ready to burst into commas, colons, semicolons. © Erode Tamilanban (2012)
With an MA and a PhD, Erode Tamilanban worked as professor of tamil, has authored more than 65 books and 45 collections of poems. He was awarded the Sahitya Academy Award for poetry in 2004. He has received many other state awards and prizes. He visited the USA, Singapore, Malaysia, Sri Lanka, the United Arab Emirates and other countries. He wrote the story and the dialogue for the film Vasanthathil Oru Vanavil which won the best film award in Rome. He worked as assistant director for the same movie. He has also worked as newscaster in the television for more than sixteen years. He has intoduced limeraiku and senryu in tamil poetry.
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Temps de pause ANNIE DECUPPER (RÉUNION)
Prendre le temps, pour un instant ou quelques heures, de
Annie Decupper – Temps de pause
regarder, ce que l’on a oublié de voir.
Des tableaux éphémères Le va et vient de la lumière. Sur les arbres ou sur la mer. Imaginer dans les pierres, l’innocente fée de notre enfance. Se pauser, pour mieux se reposer, et se révéler, loin de l’agitation, que la vie ne dure finalement pas très longtemps.
Annie Decupper est diplômée de l'Institut International de Photographie. Entre 1989 et 1991, elle était Assistante Photographe à l’Édition Lestrade à Tarbes, puis photographe d’illustration pour la Société Alinéa, pour l’iprimerie à St Jean de Luz, photographe à la mairie de Bayonne et de Tampon. Entre 1998 et 1999, elle était formatrice en photographie et entre 2000 et 2012, intervenante du Projet Artistique et Culturel de photographie (Éducation Nationale). Elle a fait de nombreux reportages (camp de réfugiés tibétain en Inde, thème du travail à La Réunion) et participé a des expositions individuelles et collectives (2002, 2003, 2004, 2006, 2007, 2009, 2010, 2011 – Réunion). Elle nous propose la série « Temps de pause » de photographies 6X6 NB argentique. © Annie Decupper
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Young Woman AMEERAH ARJANEE
(MAURICE)
I am falling from my
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innocent beauty, from the peach color of skin, from the terrace overlooking the market of the world like how water falls from the waterfall under the love of the tender hand of gravity or like how the fruit falls from the tree under the silky weight of the lightslategray sky
What is that fruit? Not the apple. The pomegranate. © Ameerah Arjanee (2012) Ameerah Arjanee lives in Mauritius. Her poetry has been published in magazines such as Magma, YM, The Cadaverine, Point Barre, Sparkbright, The Blue Pencil and Neutral Norway. Her first collection of poems, 'to the universe', was published in 2011 by l'Atelier d'Écriture. She was a Foyle Young Poet 2010, a commended Foyle Young Poet 2011, runner-up to the Elizabeth Bishop Prize 2010, and finalist of Poetry Rivals 2011. She is the chief poetry editor of The Adroit Journal, a journal of literature and photography run by teenagers and young adults from around the world, and is also on the editing board of the e-zine The Crocodile. She dislikes writing bio-bibliographies. Her favorite fruit is orange. KOMANSMAN
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L’océan s’est fracassé à mes pieds… DAVINA ITTOO
(MAURICE)
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L'océan s'est fracassé à mes pieds dans la pénombre lugubre J'ai cherché les clameurs de mon île dans ses vagues déchaînées J'ai voulu connaître les secrets enfouis de son sel J'ai cru entendre les sanglots lents des Dieux... Une déchirure dans mes veines Une péniche accostée sur les rives de l'Afrique La morsure des champs de canne lacérant ma peau Les vents tièdes, enfantés par la brume du matin Dans les sombres recoins où je m'enterre La Terre m'appelle de sa voix de veuve éplorée Mes yeux, accrochés aux falaises, ne voient plus la mer Mes doigts s'accrochent aux ailes des corbeaux J'ai voulu connaître la mer mais j'ai goûté aux senteurs de la Terre J'ai plongé ma main dans sa semence et j'ai extrait son lait Le miel s'est tari dans ma gorge assoiffée Les chants du désert se heurtent en moi Le sanglot lent de mon Dieu respire et expire... © Davina Ittoo (2012) Davina Ittoo est originaire de Vacoas, Plaines Wilhems, île Maurice. Elle a fait ses études à l’Université Paris-Sorbonne. Ses poèmes ont été publiés (entre autre) sur le blog poétique Patrimages.
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On sait le Mal… UMAR TIMOL
(MAURICE)
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On sait le Mal. On sait son pouvoir et ses exactions. On lit la presse, on regarde la télé. Bombes, tueries, massacres. Les mots sont violents, percutants. Ils résonnent dans notre tête. Iraq, Congo, Tchétchénie. On a lu des livres sur les génocides, sur les guerres. On sait les chiffres. Des gens meurent, des enfants, des femmes. Par milliers, millions. On sait, au bout du compte, que ces chiffres ne veulent plus rien dire. Qu’est-ce que ‘dix morts’ peut bien signifier ? Nous disent-ils la souffrance, la mâchoire brisée ou les corps broyés ? On sait la violence du monde. Du moins on croit savoir. On sait la violence des corps. Pas si loin de nous. On sait qu’on s’entretue pour quelques sous ou pour des sombres histoires passionnelles. Mais on tente de circonscrire cette réalité. On crée un cercle autour de soi. On évacue cette réalité. On l’éloigne de soi. On n’arrive pas à établir un lien entre cette réalité et notre réalité. On ne veut pas établir ce lien. Cette violence concerne les autres. Pas nous. Puisque nous sommes innocents. Puisqu’on mène une vie paisible. Puisque nous sommes des gens bien, presque trop polis. Puisque notre ambition est celle de la réussite bourgeoise, la maison, le campement, les ‘star school’, les voyages. On construit notre bonheur méticuleusement. Comme une araignée, on tisse sa toile, on crée un théâtre de verre pour occulter les ombres. Fragile. Précaire. Mais on s’y sent bien. On est à l’abri.
Mais que fait-on un jour quand cette réalité nous rattrape ? Mais que fait-on quand un jour quelqu’un pénètre chez vous par effraction et qu’il vous guette afin de vous tuer ?
Que
faites-vous quand le Mal surgit et qu’il n’a qu’un seul objet, votre
annihilation et celle de vos proches ?
Vous
l’homme bien, vous l’artiste, incapable de faire du mal à une mouche.
C’est mon alibi. Je suis quelqu’un de bien. KOMANSMAN
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Je ne mérite pas ça. L’histoire est banale mais ne le sont-elles pas toutes ? Vous habitez à l’époque dans un appartement et vous coexistez avec un gardien qui lui vit au sous-sol. Puisqu’il écoute de la musique très fort vous lui expliquez à plusieurs reprises, fort gentiment, que cela vous dérange. Au bout de quelques semaines la situation devient intenable mais vous tentez toujours de le convaincre de baisser sa musique. Il finit par vous menacer. Il laisse entendre qu’il a l’intention de s’en prendre à vous, à votre famille. Vous entreprenez alors, avec succès, des démarches pour qu’on l’expulse.
Quelques
jours plus tard, l’homme est chez vous, il vous attend, sabre à la main.
L’homme
a tout prévu. Il a apporté des vêtements de rechange, une corde solide,
sans doute parce qu’il a l’intention de vous torturer.
Et tout se joue en quelques secondes. Votre épouse, enceinte, qui d’habitude retourne à la maison avant vous s’est rendue chez vos beaux-parents. Quand vous entrez dans votre chambre vous le voyez surgir, il tente de vous assener un coup sur la tête et on ne sait trop par quel miracle vous parvenez à le maîtriser et à vous enfuir.
Dix secondes plus tard votre épouse est de retour. Inutile de parler de ce qui s’ensuit. La peur, le choc, la police, le pseudo-procès. Il ne demeure qu’une chose. Un fait. Obsédant. Mon fils a failli être assassiné avant de naître. Ce n’était qu’une question de secondes. Il s’en est fallu de peu. De rien. Mon fils a failli être assassiné avant de naître. Mais comment est-ce possible ?
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D’autres
me diront de dédramatiser. Il le faut sans doute. Et d’ailleurs quand il
m’arrive d’en parler, on m’écoute sans trop me prendre au sérieux. Cela relève de l’anecdote. Il faut peut être voir les yeux du mal, de la haine, sentir le souffre de la haine pour comprendre.
D’autres me diront qu’il faut relativiser. Et je relativise. D’ailleurs j’ai oublié. Neuf ans déjà. Plus ou moins oublié.
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Là-bas, la guerre continue. Aujourd’hui on nous parle de la Syrie. Demain ce sera un autre pays. Des morts, toujours plus de morts. Des morts à ne pas en finir. On dispose aujourd’hui d’assez de bombes pour anéantir l’humanité. On le sait ça. La violence ici est éruptive, elle éclate de temps à autre. On se tue à coups de marteau, on viole, on brûle, on découpe, on tranche. Sans parler d’une autre violence, celle du quotidien. Observez donc les yeux hagards et amers de ceux qui n’en peuvent plus, ceux tourmentés par la société du tout fric, de l’ambition sans limites, société du paraître, société de la compétition où on s’entredévore à coups de complots et de coups bas.
Les hommes sont fous. On ne peut fuir la violence du monde, il y a un lien tenace, plus tenace qu’on ne le croit entre là-bas et ici et on ne peut y échapper, on a beau construire des murs, en soi et autour de soi, on ne peut y échapper, la paix n’est qu’un répit avant la guerre, pas seulement celle qui saccage mais cette guerre qui est de tous les instants, toute cette violence qui pulse dans le cœur des uns et des autres, toutes ces blessures, caprices et cicatrices qui sillonnent les veines des hommes, toutes ces bacilles de la folie qui meurtrissent les élans de la nuit.
On ne peut y échapper. Un jour ce pays explosera. Un jour ce monde explosera. Le Mal parviendra à ses fins. Que fera-t-on alors ? Que fera-t-on alors ? © Umar Timol (2012)
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Ce corps lové… ce corps lové dans les fratries de sang dans les rouages de veines et d’artères dans ces ligaments enchevêtrés aux incuries des cancers dans les embranchements de peaux diaphanes est sans doute celui de la créature d’avant le Mal d’avant la blessure créature qui ensemence ces terres encore exilées ces mers encore éblouies par les luminescences des crépuscules elle est la créature d’avant l’avènement des mots des paroles du feu et de toutes ses instances elle est la grande moisson des soleils décharnés elle est ce cœur qui pulse avant d’être qui pulse des semonces de lave qui pulse des fleuves de couleurs plus démunies que ces nuits qui évertuent les clartés
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elle est ce cœur qui pulse avant d’être ces versets qui cisèlent des silences plus amples que toute paix © Umar Timol (2012)
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Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 8.
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Mer des Indes Poème pour le premier océan de la mondialisation KHAL TORABULLY
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Quand mes fragments firent sa parole en suspens... ---
Mer des Mille nuits et une nuit
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Que compta ma Shérézade dans une mer Qui ne s'enferme jamais dans aucune frontière ? Mille nuits et une nuit, à croire que la dernière Plus jamais ne submergera la première... Car c'est bien ainsi que la fille du vizir De Bagdad me donna le premier imaginaire Des mers et du monde. Entre sa voix et la lumière De chaque nuit, j'entends son compte de naufrages, D'oiseaux Rukh survolant le Cap des Orages. Là, Adamastor, Le géant à la bouche de charbon et aux dents fétides, Fracassera les padraos de Gama pour que la mer des Indes Revienne à son sillage de premier océan du monde. La première nuit de Shérézade, fut elle Plus belle que la dernière nuit de Sinbad ? Désireux de surprendre la nef des étoiles naines, J'ai mesuré ses contes au navire sans clou, Rivé à la Croix du Sud, aux petites planches D'un boutre cent fois chargé de légendes.
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Sinbad ne fut pas plus marin que le coolie de Kula. Il déclina toutes les identités du marchand de Serendib à Bagdad. L'ambre le ravit et la perle fut miroir de ses visages. De Canton à Waq Waq, il cingla vers l'or et le jade. De Cathay, il revint chargé de récits du premier monde. Et sa femme fut perle aux yeux noirs de Mascate, Perle aussi aimée que la gazelle des oasis invisibles. Shérézade ne voulut que sauver sa tête en posant Sinbad sur mer. Elle voulut inventer la mesure du monde, Le premier conte par-dessus les frontières, d'une terre À la mer, d'un marchand chargé de poivre, au navire Portant l'ambre et la corne de rhinocéros à Serendib. Dehors pleure Hindbad, le porteur demeuré aux ballots de ses sanglots. Il entendit le marchand Sinbad raconter ses sept voyages : Je navigue au cap des Aiguilles, puis à 60° parallèle sud, Et naquit l'océan des Indous, longtemps avant mon départ. Se détachant de Pangée, l'Inde vogua vers l'Asie... De péninsule en détroits, d'atolls en archipels, je virai Sur rose de vents, d'horizons en suaves latitudes. Mon bateau accueille la rosée et la danseuse des étoiles. Un millier de bateaux voguent en face de la Chine, Pour échanger les butins des Waq Waq et des nomades. Des têtes poussent de l'arbre, de Mozambique en Indonésie. Shérézade ne voulut point perdre sa tête, Sinbad ne se voila pas la face ! Au détroit de Bab-el Mandeb, Philéas fit taire chiens et pianos... Dansent les bayadères, sous l'œil ravi des Parsis au bonnet pointu, n° zéro, juin 2012
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Des bunhyas au turban rond, des Sindes à bonnets carrés, des arméniens En robes longues, toutes ces Indes de mille et une Indes ! De personnages qu'elle nomme djins efrites et goules Des personnages qu'elle somme : perses indes arabes...
Épices sur épices ces nuits à sauver de la décapitation,
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Et des contes naissent houles sur houles. Elle nomma Tous les lieux au-delà des sept lieues. Elle harangua L'ombre de la foule attardée au festin des fantômes. Et c'est Hindbad le porteur, le coolie de Bagdad, qui raconta L'histoire de Sinbad naviguant sur toutes les mers que le soleil éclaire. Raconter la mer première, c'est prendre tous ses imaginaires, Et faire le monde comme Shérézade, pour garder sa tête entière Dans les sillages des vagues et de tous les hemisphères… © Khal Torabully (inédit, le 19 avril 2012) Pointe aux Canonniers, île Maurice Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 8.
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Commencement CÉCILE ANGÉLA (RÉUNION)
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Tout commencement est la fin de quelque chose ! Inspire, expire, même si l’on marque une pause, Inéluctablement, l’un et l’autre se suivent, Formant l’essence même de nos forces vives. Quand résonne le premier cri, dès la naissance, Jours et nuits, actions et repos, bruits et silences, En boucle se succèdent ; et l’âme prisonnière Expérimente le concept et son contraire. Ainsi la vie s’écoule, plus ou moins douce-amère ; Pour certains elle est longue, pour d’autres éphémère… Mais sur le dernier souffle, ne soyons pas morose : Toute fin est le commencement d’autre chose ! © Cécile Angéla (le 23 février 2012)
Cécile Angéla (Cadet Tamon) est née et vit à l’île de la Réunion. Enseignante à la retraite, elle écrit depuis l’adolescence des poèmes qu’elle met parfois en musique Elle a publié artisanalement en 1987 le recueil « des mots pour te dire… » dédié à ses enfants. Un de ses textes, « Lève-toi et marche » se trouve dans la revue Sipay (2011) sur le thème de la Fraternité.
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Hernán Cortés et Edmond Albius MICHEL GIRONDE (RÉUNION)
Au commencement était la vanille… À Bras-Panon, près d’un flamboyant rougeoyant, un vanillier déploie autour du tronc d’un arbre sa tige verte et charnue et sa procession de fleurs blanches en grappes sous les aisselles des feuilles. Sous l’arbre, un couple s’enlace en versant des larmes de sang. Ô Tzacopontziza et Zkatan-Oxga, ainsi vous vous tenez dans l’éternité de votre tragique beauté.
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Des tasses emplies d’un liquide noir et épais fument sur la table en onyx Cortés prend sa tasse et hume l’arôme inconnu qui lui pénètre les narines : un nouveau monde de sensations parcourt son corps et en prend possession. - Qu’est-ce que cette boisson ? demande-t-il. - Du Xocoatl1 parfumé avec de la Tlilxochitl2, répond Moctezuma. La vanille, avec le cacao, venait de faire son entrée, aux premières loges de l’Histoire moderne, dans la culture européenne, et allait, au fil du temps, lui faire changer de couleur, tel un rhum arrangé. En parallèle de cette découverte olfactive et gustative, que se passe-t-il ? La conséquence de la rencontre entre Cortés et Moctezuma est le remplacement d’un empire théocratique aztèque par un autre empire théocratique, espagnol. Le fait est que la culture défaite accepte rapidement, lorsqu’elle se produit, sa disparition. La proximité de la culture aztèque avec les dieux est la cause de cette résignation soudaine. Lorsque Cortés marche vers Tenochtitlán (Mexico), une série d’événements naturels (passage d’une comète, petits séismes…) sont interprétés comme les présages de la fin d’un cycle cosmogonique. Par ailleurs, la venue du conquistador coïncide avec la date du retour du dieu Quetzalcoatl qui, selon les mythes indiens, après être parti en exil vers l’Occident devait en revenir en l’an Acatl II, d’après le calendrier aztèque, soit en 1519, précisément l’année du débarquement de Cortés à Veracruz. Plus important encore, les dieux aztèques semblent devenir brusquement muets : malgré les sacrifices, ils ne révèlent rien à Moctezuma sur les clés du comportement des Espagnols, sur la façon dont il faut les combattre. Le silence des dieux est le crépuscule de la jeune nation mexica. En 1 2
Chocolat en nahuatl. Fleur noire, littéralement : désigne en nahuatl la vanille.
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revanche, si une culture tente d’ensevelir une autre, si les cathédrales se construisent sur les restes des temples aztèques, il n’y a pas disparation totale de la culture vaincue, car au même moment, un monde métis naît avec comme père symbolique Hernán Cortés, et comme mère symbolique, la Malinche, l’Indienne traductrice, amante de l’Espagnol conquérant. Je crois que le véritable fruit de la rencontre entre Cortés et Moctezuma est le tlilxochitl, la fleur noire offerte au dieu blanc. Un don culturellement ambivalent : le vanillier est paradoxalement une plante à la fois américaine et européenne. Cultivée par les Totonaques qui approvisionnaient l’empire aztèque, elle est intégrée à leur mythologie : elle serait née du sang de la princesse Tzacopontziza, mais ce nom qui signifie « Étoile du matin » lui confère une dimension interculturelle, car l’Étoile du matin qui est l’Étoile de Vénus, en tant que guide des premiers navigateurs vers les Indes occidentales, est la jonction symbolique dans le ciel des deux mondes, l’Ancien et le Nouveau. La rencontre entre l’Europe et l’Amérique ne pouvait donc se faire que par la vanille… Dans les immenses malles en bois tapissées en leur intérieur de papier sulfurisé, le parfum des gousses de vanille s’affine durant de longs mois. Dans les cales obscures des navires, pendant l’interminable traversée, les corps juxtaposés mijotent dans une épaisse odeur de sueur, d’urine et d’excréments. Régulièrement, les malles sont ouvertes et les gousses remuées afin d’enlever celles atteintes par la moisissure. De temps en temps, les trappes des cales s’ouvrent et les corps morts sont jetés à la mer. Edmond Albius est le rejeton d’une culture-poussière. Les esclaves n’ont pas d’existence hors de celle du colon, ils apparaissent et disparaissent dans sa propriété sans laisser de trace de leur passage, leurs objets s’évanouissant avec eux comme s’ils étaient putrescibles comme les corps. Edmond sait très vite qu’il n’est rien, et lorsqu’il entend son maître Ferréol Bellier Beaumont faire le vertueux et prétendre qu’il est son « gâté », il ricane puis court dans le jardin admirer les plantes. C’est là qu’il s’évade de sa cage en jouant avec les fleurs. Il s’amuse en particulier avec un vanillier que son maître a essayé à plusieurs reprises de féconder sans succès. Un jour, une gousse pousse. Quand Bellier Beaumont s’en aperçoit, il ne croit pas tout de suite que le petit Noir ait pu réussir à féconder manuellement la vanille. Lorsqu’il l’admet, c’est alors toute une affaire de réunions entre colons dans la propriété de Bellier Beaumont à Sainte-Suzanne et force conciliabules sous la véranda. Edmond se rend compte que les Blancs le regardent maintenant, mais avec une lueur mauvaise dans les yeux. Peut-être préfère-t-il qu’ils ne le regardent pas comme avant, lorsqu’il était invisible. Peut-être n’en a-t-il cure : pour lui, sa trouvaille n’est rien, il est passé à n° zéro, juin 2012
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autre chose, se préparant au festin de letchis dont la saison démarre. C’est ainsi qu’un négrillon invente en 1841, en toute insouciance, le procédé pratique de la fécondation de la vanille qui allait faire la fortune des colons réunionnais pendant la deuxième moitié du XXe siècle. Phénomène singulier que ce vanillier devenant infertile, arraché de sa terre originelle par les colons espagnols, et redevenant fertile par les soins d’un petit esclave lui-même arraché à sa terre originelle. Destinée singulière que cet Edmond devenu poussière de mémoire malgré son statut d’objet vivant, devenu poussière de culture réunionnaise : il a fallu Albius pour que le tlilxochitl devienne la vanille réunionnaise.
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La vanille, fruit universel du sang des amants illégitimes, des éternels pourchassés, de l’esclavage. La vanille, ferment du métissage et beauté éternelle des cultures disparues. © Michel Gironde (avril 2012)
Michel Gironde, né à la Réunion en 1965, est ingénieur télécoms et docteur en littérature générale et comparée. Son origine, entre trois cultures - française, réunionnaise, malgache -, sa formation, hybride, et son histoire personnelle faite de déplacements l'ont amené à travailler par l'écriture une forme de construction de réalités géographiques et historiques mélangées, correspondant à la reconstruction imaginaire d’une identité individuelle et familiale en archipel.
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Trou ble JEAN-LOUIS ROBERT
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trou bleu d’où jacule le leurre de lave l’infini en deuil se creuse dans son déclin tu as des scories plein la vue, tu roules avec la vague, navigues entre les nues elles ôtent ta robe rouge et voici que le cratère déborde de rires hystériques les femmes échangent leurs visages offrant aux nuages la géométrie indécente de leur nudité des lames de lumière jaune se brisent sur leurs peaux incandescentes des larmes bleues telles des prières ardentes jaillissent de leurs yeux de Bengale une pluie de cendres s’abat sur le monde dans la cale des rats rouges rongent le corps acculé au leurre de la vérité acoquillée dans le trou bleu d’un clin d’œil © Jean-Louis Robert
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Délivrer les couleurs le lourd battement d’ailes ivres de l’oiseau de feu fait écho au tombé sourd et lourd de l’heure brune des ombres furtives répondent à l’appel du rouleur primitif elles desserrent les cous sombres au courbari enserrés explosent les couleurs génératrices primitives et toutes les autres elles libèrent la nuit © Jean-Louis Robert
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Les encres de la nuit la barre du jour lourde des encres de la nuit peine à se faire voir ici et ailleurs chez les Grecs
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la barre du jour ensevelie sous les éclaboussures d’une lune rachitique tarde à venir la barre du jour d’ici se fait attendre car elle sait les mensonges du féklèr la barre du jour souplaigne sous les nues blèmes rodent dans les rues vides les traces des rumeurs de la nuit les fumées lacrymogènes engarrottent la criaillerie de l’émeute contre la vie chère quel est le prix de la vie d’un chien livré vivant aux requins ? les crochets sanglants farlanguent tous les alibis dévoilent dans le Rorschach des cris de la meute une forme papangue
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sous ses ailes d’angoisse grouillent des missoucules fuyant l’aveu et le féklèr bardzour enfin l’île vacille d’insomnie © Jean-Louis Robert
Jean-Louis Robert, né en 1957, est professeur de lettres à la Réunion. Auteur de plusieurs ouvrages, il poursuit une œuvre personnelle fondée sur ce qu’il appelle « le mélangue ». Son désir d’écriture l’a conduit à explorer de nombreux genres. Ainsi, il a publié des contes (Larzor, un recueil de contes bilingues édité par l’Harmattan), des recueils de poésie (dont Tramayaz, éditions K’A), deux romans (A l’angle malang, Grand Océan ; Creuse, ta tombe, éditions K’A) et un recueil de nouvelles (Concours de bleus, l’Harmattan).
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Labour of Love MARIE-FLORA BEN DAVID NOURRICE
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Jade, you are my dream come true At my breast you soothe all my pain and wound Mysterious love bonds us together One of many marvels Your heartbeats, soft as falling petals Spell joy, a real magic Every day, a slight change Of size and shape Dawn was stained of night labour A sign of flying hours of my youthful days In that warm flowering hours Surges of pain, wonder Heartbeat, joy and fear For you I have endured the worst In the deafening silence The small cry from your little soul Woke me up from my crystal sleep It locks the notes I sought That you may read when days grow old Now we touch and talk And loving is innate, warm as sunlight How patient I have been Watching the pregnant moons Time was my tireless teacher Healer of all my fevers I will sharpen my spear So that nobody pilfer you from me © Marie-Flora Ben David Nourrice (2004)
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The secret within a name
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‘F’, inspires the frailty of a flower
When the upper limit of the sky Falls on the head of each wilting petal But a quick glance at the ceiling of letter ‘F’ Gives a new breath ‘L’, the French symbol of the forms ‘She’ Wingless, ‘she’ cannot wander with the clouds But at the doorstep of ‘L’, ‘she’ finds refuge ‘O’, Oh my God! A desperate cry When the sky falls on one’s head Why does it always rain in my life? Even when shut in my imaginative world They call me looter of the alphabet ‘R’, nothing can stop the Creole Rose From soaring in the open space To direct the drifting stars To the care of motherly moon ‘A’, the highest grade ever scored Not an easy journey I may say For I tumble at each stage Towards my distant ambition To discover that the feather picked up At the foot of ‘Notre Dame de la Garde’ Was there to map out my way. © Marie-Flora Ben David Nourrice (2004)
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Autant mer qu’une mère Oh mer! Oh mère! Qui se ressemble S’assemble Sensationnelles, Sublimes Germes de la vie Porteuses de la vie Oh mer ! Oh mère ! Ombreuses Discrètes Deux maillons De la chaîne infinie Vos mystères Vos reflets trompeurs Vos valeurs Se miroitent sur votre robe Oh ! Mer ! Mer océan L’étendard de notre Mère Vêtue de bleu Parfois teintée de vert Une beauté époustouflante Tu as tout pour plaire Comme une mère À qui satisfaire ?
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Oh mer ! Quand tu déchaînes Ta colère amère Conforme à l’amertume d’une mère Oh ! Toi mer Sur ton écran Tu incites les complices À sillonner tes colères D’un seul coup d’aile Leurs inspirations poussent des ailes Sur tes flots serpentés Ils franchissent l’archipel Des mots Pour réaliser un tableau Maléfique ou fantastique Oh ! Toi mer, Tes déchaînements Comme des mitrailleurs Ôtent la vie Sous un ciel assombri Déchiré par l’éclaire Tu fais tout pour ‘lui’ déplaire Sa barque Comme une araignée d’eau Rampe sur l’écume miroitante Pris au piège, lui, seul Doit lutter pour sa vie Oh mer ! Ton écran est Un terrain de récréation Un match de boxe entre KOMANSMAN
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Tes moutons blancs Et des goélands Comme arbitres Des poissons inconstants Oh mer ! Oh mer ! En te regardant C’est de regarder Au fond de soi-même Parfois calme, parfois agité Oh mer ! Oh mère Vous êtes toujours belles © Marie-Flora Ben David Nourrice (le 10 septembre 2010)
Marie-Flora Ben David Nourrice est née en 1964, à Mahé. Elle obtient une licence en Éducation en Australie, à Perth en 1993, et en 2002, une maîtrise avec spécialisation en Études Créoles à l’Université de Provence / Aix-Marseille 1. Elle est responsable de développement curriculaire au Ministère de l’Éducation. Elle a obtenu deux fois le prix Lauréat National de Poésie, un premier prix d’un concours à l’occasion de la Fête des enseignants (Labour of Love, 2005) et un deuxième prix qui lui a été décernée à la Fête de l’Afrique (Mon enfant est Afrique, 2010). Elle définit la poésie comme une esthétique, comme une musique, un enchantement, un art, comme un outil pour développer la créativité, l’observation, pour enrichir l’enseignement de la langue créole, pour extérioriser et mieux saisir les expériences personnelles.
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© Annie Decupper
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Annie Decupper – Temps de pause
Salanm Madanm MAGIE FAURE-VIDOT (VIJAY-KUMAR)
(SEYCHELLES)
océan Indien - Seychelles
Salanm Madanm Koman sava Mon bann zanmi Seselwa Pas mon lanmitye Tou pep an antye Dir zot, byento petet Mwa anvoy zot en let Ler oun fini pas Aldabra Pa obliy al dir bonzour Esmeralda Sa pli gro torti, gros parey en vas Lo Il o Vas Answit al Praslin dan Vallée de Mai Avan retourn Mae Lo Kat Coco Sa gro bato Nou pa pou kapab fer piknik Dan zarden Botanik Nwa tir portre koko de mer Enn nou pli gran valer © Magie Faure-Vidot (Vijay-Kumar - le 18 mai 2012) Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 4.
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Annie Decupper – Temps de pause
A New Beginning VENIDA MARCEL
(SEYCHELLES)
Sometimes the meaning of life makes sense
Understanding what we have and what
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we don’t have
The best beginnings of our life May sometimes end in sorrow Even in our darkest days The sun will shine tomorrow So we must do our best Whatever life may bring Today and in the future To keep on living Cherish what we have Be thankful to our loved ones Be there for each other Don’t feel that we’re alone In the end you might get a chance For a new beginning © Venida Marcel (2012) Venida Marcel is a 30-year-old disabled young woman. She’s from Beau Vallon, Mahé, Seychelles. She is an artist and a poet. In 2009, she won 2nd prize in a poetry competition with a poem entitled ‘A Tame Cat’ for ‘Animal Week’. In December 2009, she had an exhibition with 30 paintings and 9 poems. In July 2010, she attended a conference of the UN Convention on the Rights of Persons with Disabilities. KOMANSMAN
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Annie Decupper – Temps de pause
Kot tou ti konmanse MARIE-NEIGE PHILOË
(SEYCHELLES)
océan Indien - Seychelles
Dousman Dousman pa par pa Lizye sonm preski aveg I diriz ver en vye laport Dekore avek lakaz zarennyen Dan en lot liniver Kot tou ti konmanse Me sa pa anpes retourn kot tou ti konmanse Tou isi I mazik, Tou isi I santimantal Dan milye sa kantite labote apiye avek en vye laglas mwazi En fotey ki lapousyer I montre son laz Fer reviv sa lepok Kot tou ti konmanse Dan refle mirwar ki’n war bokou Bann zimaz e listwar I reaparet Dan en silans, dan en silans Alonze dan son fotey, devan li en lot konmansman Dernyen koudey en dernyen soupiy En souriy remarkab I aparet dan refle mirwar fatige Personn pa konpran me anfe in retournen Pou fini kot tou ti konmanse. © Marie-Neige Philoë (2012)
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poétiques du monde
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Marie-Neige Philoë loves roses as they make her happy and she consideres them as a source of poetic inspiration. She publishes regularly in Creole and English in the Seychellois literary review Sipay.
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Annie Decupper – Temps de pause
© Annie Decupper
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Annie Decupper – Temps de pause
© Annie Decupper
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Annie Decupper – Temps de pause
Traces of humans Nyomokban embert ESZTER KATALIN SZÉP
Eszter Katalin Szép – Traces of humans
(HONGRIE)
© Eszter Katalin Szép
Eszter Katalin Szép holds MAs in English and Hungarian Language and Literature. She studied at Szellemkép School of Photography for one year. She’s currently working on a psychogeographic project of Budapest 13 and is about to begin her PhD studies on images in narratives.
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Caraïbe GUADELOUPE A fos a fos ! Lè mwen ka vwè-w Bonsoir Cesaria Evora D’infinis paysages
Ernest Pépin
p. 63-72.
Découdre le désastre (extraits)
Robert Berrouët-Oriol
p. 75-77.
Récit d'une nuit blanche Laviwonn (extrait) Des âmes nues
Anderson Dovilas
p. 79-83.
Écho du verso (extraits)
Samson Jean Erian Ludhovick
p. 85-91.
Fossoyeur de rêves étranges Montauban
Thélyson Orélien
p. 93-96.
Suzanne Dracius
p. 97-99.
HAÏTI
MARTINIQUE Finiséculaire haruspice L’entrebâillement de la porte
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A fos a fos ! ERNEST PÉPIN
Caraïbe - Guadeloupe
(GUADELOUPE)
A fos bwè let an tété a zetwal A fos pran siren an tout katchimen A fos dérédi chimen pou touvé on ti chans A fos fè lanmè dépalé kon fanm fol A fos poté granjou asi zékal a zié A fos tann loraj voukaré on siel soud A fos dlo sous koulé adan dé zié an mwen A fos koud pawol ki dèyè pawol A fos planté limiè an tout jadin kreyol A fos rouzé lenbé san on gout dlo lapli A fos konpwann tout siro pa miel A fos ba lavi fos A fos touné-viré an fondok a kè aw A fos ped fos pou janbé la dévenn A fos an mandé fos Pou limé on difé èvè fos a zié aw A fos pwan fos An lonbraj a zel aw A fos chaché pouki nou ped chimen Pouki sé vou sé mwen An touvé on lanmou A pa lanmou la kon moun ka kwè Lanmou poudré Lanmou fardé A pa sinéma a lanmou Mè sé lanmou ki bon Lanmou pou bon Lanmou ka monté mon Ka desann an ba dlo
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poétiques du monde
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Lanmou san kriket ka kriyé Lanmou pon moun pa ka vwè On lanmou an ba fey a lanmou On lanmou ka kléré andidan Ka fè chabon pou brilé tout san aw Lanmou an tout sos Lanmou an tout fos A fos A fos Mi sé sa an touvé © Ernest Pépin (Faugas/Lamentin – le 12 juin 2009)
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Lè mwen ka vwè-w
Caraïbe - Guadeloupe
Lè mwen ka vwè-w La vi ka monté an syel Pou ba zétwal manjé É fè lan nuit chanté Lè mwen ka vwè-w La vi ka chayé mwen adan on bel botan soley ka lévé mwen pou kléré tout lanmou kô an nou pé poté pwason volan ka trikoté lanmè tout pyé banbou ka rantré an pryè mirak toulong alé ka ouvè chimen-aw padavwa ou sé ti moun a bondyé La vi pé pa monté pli ho Ki la belté aw pand La vi pé pa simé plis bonté ki sa ou ka simé touléjou Dlo pa ka monté mon Mé lanmou ka monté mon é mi lapli si tol ka chofé on dousine é mi lalinn ka bo têt a lannuit é mi lanmou ka vlopé tout limyè mi vou mi mwen mi nou konsidiré la tè jani kont a moun ay
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poétiques du monde
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lè mwen ka vwè-w la vi ka dépalé kon zozio an ba bwa kon siklon ozabwa kon tanbou an rou lib an pa sav ki kont ou ka rakonté mwen an pa sav ki bles ou ka guéri ban mwen an sav on simen ni 7 jou on lanné ni 12 mwa mé tousa pa sa pas sé-w ki kalandrié an mwen sé révé lavi ka révé adan dé zié an nou lè mwen ka vwè-w montagn ka ni zel é sé difé tousel ki pé di sa nou yé © Ernest Pépin
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Bonsoir J’étais venu à pas de loup pour te dire bonsoir Je marchais avec la nuit La nuit marchait avec mon émotion La pluie plantait son chant L’obscurité se souvenait Et tu étais si vaste Quelque part endormie Le monde s’était éteint empilé sur lui-même Mais ton visage dépliait l’écho de sa lumière Et moi j’apprenais à consentir à toi À n’attendre rien À répondre à la richesse de l’absence La nuit me récompense d’avoir pensé à toi Elle tisse l’essentiel L’intraduisible La nuit c’est le ciel qui se baisse pour mieux te rêver Le rêve est la seule chance de la nuit Et ton sommeil suffit à libérer dans le monde Des millions d’étoiles qui te disent BONSOIR © Ernest Pépin
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Cesaria Evora Ta voix aux pieds nus est une île Qui tangue Un bar où viennent boire les dieux des pauvres Une rocaille qui invite les oiseaux Ô Cesaria La mer est saoule de tristesse mais La mer danse ta voix Et nous vient ce chant à l’odeur de blues Cette balade aux pieds nus Ce visage brûlé d’amour Il nous vient ce chant de lune enceinte Et qui nous prend aux tripes Ô Cesaria Princesse aux pieds nus Chanteuse des carrefours J’entends ta peine Je recueille l’eau de ta joie J’entends le souffle du petit monde Et je vois l’éclosion d’un visage meurtri Je bois ta voix Je bois la sève de ta voix Chante plus haut afin que les étoiles entendent Chante plus doux Renverse la mélancolie Tu es toutes les îles L’oiseau marin qui lâche prise dans la prière des vents La pensée du dedans Le sel universel des pensées que l’on chante Tu es la voix qui prête serment au haut des barricades Ô Cesaria Tu lances les étoiles en guise de monnaie Tu lances ta chanson comme l’orage pleure
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Une marée tard venue Dans un monde aux pieds nus À toi Ce bouquet d’écume Et cette couronne
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© Ernest Pépin
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D’infinis paysages D’infinis paysages répandent leurs lumières. Les pluies ont noué les gouttes de la soif et les mares ont tremblé d’avoir à recueillir le cri des grenouilles. Nous nous arrimons à l’ancre des vents… Nulle blessure en nous consumée n’a cousu nos paupières. Le monde tend la main à la main des pays. Qu’elle soit favorable répondent nos cœurs. Et les rivières coulent en nos paumes ouvrant des bruits d’écume vive et de verdure folle. Ô mes bains de feuillages ! D’infinis paysages grésillent dans nos rêves. Les mangroves ont chaussé leurs échasses à l’embouchure de nos songes et les bambous tout en hauteur balancent une tristesse molle. Nous assaillent les sables au galop. Les déserts s’envolent de leurs nids. Et le monde se brise de tant de sécheresse. Nous crions le tarissement du monde et l’affolement des oiseaux. Tout paysage est un poème qui prend naissance en nous comme une neige ardente sur les glaciers. Toute mer est un testament qui nous creuse d’abîmes et torture nos vagues. Mais l’invisible aussi multiplie nos visions et tresse ses couronnes d’algues. D’infinis paysages aux relais du monde. Beautés nues et souveraines. L’oasis qui comble le vide. La ville au mât des transes. Forêt en marche vers nos légendes. Les pyramides scellées sur les siècles. La prière d’une mare. Tout est au monde une poussée d’éclats. Une merveille ! L‘arbre-pieuvre dérive en nos branchages. L’arbre-pirogue avale nos errances. L’arbre du voyageur évase la jupe du ciel. Pensons néanmoins au chant du baobab. L’arbre majeur des mémoires fixes. D’infinis paysages ont des yeux de peintre. Couleurs immenses. Scintillements…L’ailleurs improvise un visage de volcans déchirés et là j’ai vu l’île chavirer la nuit…J’ai bu le souffle de l’horizon…Paysages… n° zéro, juin 2012
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Nous dansons aux clairières labourées. Nous lâchons les ballons des nuages et allumons les lampes des flamboyants. Nous reprisons les champs et implorons la grâce des pluies sur les tempes de la terre. Paysages aux aguets et qui nous veillent du coin de leurs images. On ne dit pas assez qu’il faut mille ans pour faire une fleur.
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Les cerisiers ont dénoué le printemps. Le ciel s’incline et ramasse les parfums du jasmin. Pour moi un champ de cannes raconte toujours une histoire triste. Pour moi la mer est une prison et non pas la passion d’un touriste. Pour moi, l’été n’existe pas. Je suis d’une autre saison. Celle que transporte une fourmi et que verdissent les arbres qui mâchent l’ombre de mon destin. Pays…Paysage…Tout un jardin créole emmêle ses racines aux racines du monde. Je ne sais qu’une chose : le monde déménage chaque jour dans le fleuve de mes yeux. D’infinis paysages vont de nuit dresser la carte du monde. Ce sont nos voyages au fond de la rosée. Ils inventent une place andalouse, une Amazonie, une péninsule. Parfois une favéla s’écroule sous nos pas. Le monde est trop réel pour lui parler d’amour. Tout paysage est une aventure mystique… Fabuleux paysages, la mer parle créole et dissipe la mémoire boueuse du déluge, ramures échouées, moires d’ombre, battements d’oiseau-mouche, le monde est une idée fixe qui joue la musique des lieux. Haleine des jardins de la Dominique ou moulins pétrifiés de Marie-Galante. Mains ouvertes j’accueille tous les paysages du monde. Les tours unanimes frappent à la porte du ciel. Les enseignes font le trottoir. On me dit que c’est une ville toute enflammée de robes. On me dit que l’amour s’y promène dans les yeux et que les baisers enivrent les jardins. Les artistes crayonnent d’immenses vertiges et les mendiants tendent leur âme trouée. C’est une ville m’a-t-on dit où l’on parle tout seul. Les Marquises sont bien loin et Brel nous a quitté mais la ville poursuit son rêve dans la paix des musées. Je reconnais Picasso à l’odeur violente d’un bordel. Et la ville fermente comme un pain orgueilleux. Toute ville est une île maquillée. On ne dira pas assez que Paris est un poème en ébullition et que New-York est un putain de solo de jazz. Singapour, Shanghai, Dubaï trouent la folie. Désormais la jungle est partout et nul n’est à l’abri KOMANSMAN
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du futur. Le plus beau paysage est une vieille carte de géographie qui croit que la Terre est la toupie de l’univers. Nos paysages ne sont plus sur la Terre. Ils nous regardent de haut à bord des fusées ou des satellites. Ils traversent des années-lumière. On vend le ciel aux enchères. L’Univers ressemble à une giclée de sperme…à l’infini…Désormais on entend gémir les étoiles. Le cosmos ressemble à un aquarium où viennent pondre les planètes. Le cosmos danse comme une négresse de Bahia. Les comètes sont de grands tournesols. Sourire aigu d’un paysage à l’affût de l’homme. L’infini est la mère des paysages. Infini doux et sincère et charnel, halluciné…barbare. Ainsi ont parlé nos lèvres nues aux grands oiseaux aveugles. Malheur à ceux qui n’admirent pas. Tout est paysage et tout paysage dit l’immensité de l’appel dans l’espace effilé. Qui dira le sable de la femme ? Le balancement de ses soleils. Le désir luisant sur ses lèvres. L’imminence de ses doigts. Nous parlons de la grâce d’un paysage qui nous recouvre d’une aube sans trêve. Le désir s’épanche comme une mer violette aux bras du petit matin. Il lui suffit d’un geste pour que remontent les eaux des rivières intérieures. Nous en sommes les orpailleurs…Acclamons ! Acclamons ! © Ernest Pépin
Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 6.
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Eszter Katalin Szép – Traces of humans
© Eszter Katalin Szép
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Eszter Katalin Szép – Traces of humans
© Eszter Katalin Szép
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Découdre le désastre (EXTRAITS)
ROBERT BERROUËT-ORIOL
Caraïbe - Haïti
(HAÏTI - QUÉBEC)
oyez oyez la terre en rut à sourdre mortifères failles cadavéreuses en pile draine carnaval de mots en livres à l’encan bavard aux tarlatanes de la scène mais en terre polaire en haute retenue de langue je hisse syllabes offertes aux consonnes ma langue parle toute autre langue
car un éboulis de lèvres courre halte pèlerine mes paumes tramées de parallèles présages apprivoisent crachins d’étoiles et tracées marégraphes dans la grammaire des sentiers
un dire-à-deux ballabile appas huché au parvis bruisse ses noctiluques à l’accouplement des langues la moite greffe des boutures se fraye boussole contre la gigue musquée de l’index
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safre d’hallali de savane crépue le saint-office des sens décline ivresse dans la ferveur des aromates moulin volubile et dard ramoneur j’élonge chaque accul aux menstrues flamboyantes
à l’halètement du Nordé dans la patiente géodésie de tes gestes le front ceint de craie j’exile ma transhumance ma forge utérine ma chevrotante misaine d’épissures ciselées ourlées sur lent arpentage d’icône
contre l’oubli halluciné de soi un parjure prédateur le sein timbré de nuit dresse rictus sa malemort sépulcre en crue à consumer emblème © Robert Berrouët-Oriol (Paris/Montréal – mars 2011)
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Originaire d’Haïti, installé au Québec depuis une quarantaine d’années, le poète Robert Berrouët-Oriol est linguisteterminologue, spécialiste en aménagement linguistique. Lecteur critique, il a collaboré aux revues Vice Versa, Moebius, Dérives (Montréal), Europe, Saprifage, Revue noire (Paris), Interculturel de Lecce (Italie), Maison de la Poésie (Namur), Calacs (Ottawa), Quebec Studies (Ohio), Callaloo (Virginie), Chemins critiques et Conjonction (Port-au-Prince). Il est également l’auteur de la première étude théorique relative au concept exploratoire d’« écritures migrantes et métisses » au Québec (Quebec Studies, Ohio, 1992), ainsi que d’articles portant sur la fiction romanesque d’Émile Ollivier, Pierre Nepveu, Dany Laferrière, Jean-Claude Charles, etc. Il a publié « Lettres urbaines » (poésie), suivi de « Le dire-à-soi » (Éditions Triptyque, Montréal, 1987) et, au fil des ans, plusieurs textes et poèmes en revues, incluant des traductions anglaises et catalanes. Robert Berrouët-Oriol a publié, en 1995, « Poétique, langage et schizophrénie : Frankétienne », dans Poétiques et Imaginaires. Francopolyphonie littéraire des Amériques (sous la direction de Pierre Laurette & H.-G. Ruprecht, Paris, Éditions L'Harmattan). Son livre « Thoraya, d’encre le champ » (poésie, Éditions du Cidihca, Montréal, 2006), a admirablement été traduit en anglais sous le titre « Thòraya, the ink field » (Éditions du Cidihca, Montréal, 2007) par Carrol Coates, traducteur de René Depestre et d’Edwidge Danticat. Il est coauteur du recueil collectif « Troc paroles/Troc de paraules » (Pagès Éditors, Barcelone, Éditions Adage, Montréal, 2008), ainsi que du collectif multilingue « La transculture et ViceVersa » (sous la direction de Fulvio Caccia, Éditions Triptyque, Montréal, 2010). Robert Berrouët-Oriol a aussi fait paraître « En haute rumeur des siècles » (poésie, Édition Triptyque, Montréal, 2009). Son dernier livre de fiction poétique, « Poème du décours » (Édition Triptyque, Montréal, 2010) a obtenu en France le Prix de poésie du Livre insulaire Ouessant 2010. Finaliste du grand Prix du Carbet et du Tout-Monde aux Antilles françaises en 2010 pour « Poème du décours », Robert Berrouët-Oriol est coordonnateur et coauteur du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, juin 2011).
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Eszter Katalin Szép – Traces of humans
© Eszter Katalin Szép
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Récit d'une nuit blanche ANDERSON DOVILAS
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(HAÏTI)
Ne soyez pas bizarres mes amis Le silence est parfois Une chanson qui saigne Et quand le soir nous arrive De bonne ambiance Rappelez-vous qu'on ne vit pas Sans jeter une fleur sur les âges d'un semblable Tout a commencé avec une photo Sans témoignage occulte Mais témoin d'un trottoir En sauce d'image inimaginable Nous sommes à la tendresse d'une mère Humiliée par un fusil Sans commande de deuil Sans histoire orphelin des entrailles On pourrait lui offrir une bourse Pour étudier le secret des droits humains Pour étudier l'amour après la mort Pour étudier mourir au plaisir de l'autorité Mais le temps était si pressé De l'abandonner au milieu de ses larmes On lui a offert un chèque Au titre de trois cadavres De même taille que le gaspillage De son lait maternel De même taille que les baisers de l'aînée De même taille Que le visage mutilé du second De même taille que la caresse du benjamin Mais ce chèque a été déjà offert À Jérémie
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À Petit-Goâve À Carrefour À d'autres mères À d'autres pères Et à d'autres cœurs devenus stériles En plein souvenir non appétissant Et que vider ce compte Serait vider du sang à nouveau Arrangez-vous comme ça doit Achetez un plat à vivre Trois fois par jour Dormez dans un lit de confort Sans fatigue ni trace de punaise Cela ne vous suffira pas À parler de la force de cette dame En césarienne à soixante ans Et malgré la fraîcheur de son âge Elle murmurait encore des passages en commun À l'époque des bons bleus Par exemple la disparition de son mari Une nuit de célébration de noce Et depuis ce jour On dirait qu'elle a été condamnée À des nuits blanches Et à des jours humides De rire noir Et de parole inachevée entre ses veines Si seulement nous pouvons comprendre Ce que dit la pluie Après avoir accompagné un déluge Quand sous ses grêles Des familles dissipent en hécatombe Si seulement un regard Pouvait mettre en retard une fusillade Et que la nouvelle se répandait de manière sélective Cette dame n'aurait pas eu le temps De rassembler tous ces cris Qui valaient l'exil du photographe n° zéro, juin 2012
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Il y a des jours à ne pas numériser Parce qu'aujourd'hui la caméra Est sensible à la gâchette Et c'est aussi interdit de filmer L'enterrement d'un point fixe Un meurtre prépayé Parce qu'une caméra aveugle Est un enfant de la bonne promesse Enfin, comme toute sérénade à éviter Cette dame cherchait un pied à danser Même si elle savait que ses fils Allaient mourir un jour Mais elle ne pensait pas Qu'elle serait encore debout à raser ses paupières Rêvant d'un tenant de cercueil en trio Elle rêvait d'une place rose À la fermentation de sa sueur Mais hélas ! On lui a toujours menti Sur le concept de l'éducation Sur la société et aller à l'école Sur le chapelet et son destin Et comme devenu sinistre de son corps Les bonjours café au lait de ses fils Qui ne savent pas mentir Ses rires gros souliers Balayés par les chuchotements du voisinage Lui sera ravie en toute sensualité Parce que la laideur en chaire du maître Est irréprochable à l'esthétique
© Anderson Dovilas (2012) Vingt poèmes pour traverser la nuit, Paris, Edilivre
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Laviwonn EXTRAIT
Sa fè lontan pèp sa a, se kobay pèp sa a. Se modèl pèp sa a, k'ap deranje pèp sa a. Sa fè lontan pèp sa a, ap piye pèp sa a. Se mizè pèp sa a, ki anrichi pèp sa a. Sa fè lontan pèp sa a, pa renmen pèp sa a, dewoute pèp sa a, pou yo pa eritye pèp sa a. Sa fè lontan pèp sa a, ap mennen pèp sa a, pèp sa a goumen pou pèp sa a, men pèp sa a se soufrans pèp sa a. Sa fè lontan pèp sa a, anvayi pèp sa a, kontwole pèp sa a, dekontwole pèp sa a. Pèp sa a se mal pèp sa a. Se fado pèp sa a, se enpas pèp sa a, pèp sa a dòmi sou pèp sa a. Men se listwa pèp sa a, k'ap touye pèp sa a, ki anchennen pèp sa a, devan papòt pèp sa a. Tout jou pa pou pèp sa a, yon jou va pou pèp sa a. Li a di non ak pèp sa a, pou retounen pèp sa a… © Anderson Dovilas (2012) Laviwonn (extrait), West Palm Beach (États-Unis), Edisyon Perle des Antilles
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Des âmes nues Des âmes nues sur le soleil Mon cœur bat froid Dans un stylo Et pour hachurer la mélodie Des miracles épuisés J'écris des vers contre nature… © Anderson Dovilas
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Né à Port-au-Prince (Haïti), le 2 juillet 1985, Anderson Dovilas a publié en France, au Canada, et aux États-Unis. Il a fait des études linguistiques à l'Université d'État d'Haïti, et a aussi fréquenté la Faculté d'Ethnologie. Il est poète mais aussi auteur dramatique et comédien, organisateur, au sein d'une association d'étudiants, de spectacles de rue à travers son pays meurtri, dans un but éducatif et social. Maniant un langage poétique fait de ruptures de plans, d'images disparates, de glissades ludiques, de trouvailles provocatrices, le poète jongle en fait au-dessus d'un abîme bouillonnant de lave : c'est le sang de son peuple qui s'élève soudainement au détour des vers, tel une lame de fond, rasante et bouleversante, projetée par un océan en feu. Son programme littéraire est étroitement lié à un projet de société. © Janis Wilkins
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© Eszter Katalin Szép
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Écho du verso (EXTRAITS)
SAMSON JEAN ERIAN LUDHOVICK (HAÏTI)
Emphase d’air frais À dessein, l’espace est tatoué Sur le dos du vide fouillé
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Allergie du cœur Sans nerfs Sens nerveux Voyez ce partage de nuit Aux astres d’encre carbonisée Nuages fugaces La peau de lune Ligaturée à la mâchoire des écailles de poussières bleues Et bleu, et toutes les couleurs Ainsi dans la dernière lettre de la terre Que de guerres sans abris Que de promesses sans armes Obsession Expression du ciel La terre n’a plus d’âge Et l’espace aussi Comme ce goût d’amertume De doigts coupés à la gâchette Écueils de murs de sang Recueils d’insectes d’ailes cassées Brisure de sables vernis De formes amples entre la mort et l’aube KOMANSMAN
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Du ciel rouge Du soleil Pur Couleurs évasées De cette page discrète Cet extrait inédit de rêve embauché À la fissure de la voix Et aussi L’embrasure de la peau fine Aujourd’hui L’écueil de poussière Salit les pieds du mur nomade Cette rosée à la tombée de la nuit Ce lointain horizon De genèse et d’apocalypse Aujourd’hui L’écueil de poussières Efface l’odeur maigre de pluies Fatigues Que fondre ? Le sourire des lèvres Naît abandon des mots Aujourd’hui Peut-être L’aurore et l’aube Poursuivent la nuit sans carcasses de poèmes Et ce verre d’eau en crue Inonde la brume des muses n° zéro, juin 2012
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Aujourd’hui La terre tourne Nous aussi Aussi nous évoquons L’écume des rues mortes La salive des caresses d’empreintes Aussi nous voguons Sur la cadence des mots Ce bout de terre Neuf d’énervement
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Fugacité Plus d’héritage Pour la terre Comme poète Ce fou de rue Sous la lune décimée Il Est Des Marges D’idées Il est des marges d’idées La terre n’a plus d’héritage Et plus rien ne vit Que ce brasier Même loin jusqu’à l’autre bout de l’infini Imagé La terre n’a plus d’héritage Et ce brasier engendre l’action des songes Pour nourrir le verso Trempé de sang de sueur de larme KOMANSMAN
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Plus rien ne vit Que cette montagne en cendre Entre La mort et l’âme Il y a débris de fissure Entre La vie Et l’ombre Nos cœurs s’endorment Jusqu'à la mort © Samson Jean Erian Ludhovick (2012)
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Crise Je retrace la marge des mots En labyrinthe Mes mains entravent l’allure ocre De la poussière échappant au verso du vent Monument historique Rêve des ancêtres
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J’écris sur les pages tatouées de ce rêve Jusqu’au derme de nos sens Je vis en voilier d’océan J’arpente le squelette du temps Jusqu’aux derniers barreaux Charpente brisée Balayée de débris de décombres Ornée d’images De morceaux de verset Excoriant nos veines bi-coloriées Aujourd’hui Notre mère est mourante Crédulité inachevée Créativité dans la bouche du loup Ma peau carbonisée Le soleil boudé Et l’innocent peureux Se cache sous l’ombre du tambour Peut-être que le sourire Est seul sur nos lèvres Nul goût sur notre langue Et notre soif est baignée Par le sang frais de la crise © Samson Jean Erian Ludhovick (2012) KOMANSMAN
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Aux Enfers j’irai Aux Enfers j’irai Excorier larves des mots Nouveau-nés ivres en obédience Appendre des atroces cauchemars par le dos Obit pour chaque âme Aux Enfers j’irai Comme damné Vous me concevez J’irai conquérir l’extrait des gestes inédits Arpenter corridors et couloirs Et rigoles Et vos séjours de bonheur J’irai Quand il fera jour Juger le soleil Coupable déclare le verso violé Mais la marge du diable Occupée de rature Ici ma poésie déposera son verdict Aux Enfers j’irai Bannir vos pas dans la mare Sécher vous salives Comme jugements derniers © Samson Jean Erian Ludhovick (2012)
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Samson Jean Erian (Ludhovick) est né au CapHaïtien le 25 juin 1989. Il a bouclé ses études classiques au Petit Séminaire Collège Saint Martial en 2008. Il étudie actuellement les sciences administratives à la Faculté de droit des Gonaïves. Jeune poète livré dans la cause de la culture haïtienne, il est le président du Réseau Culture Haïtienne pour l’Intégration de la Jeunesse (RCHIJ), membre de l’atelier Marcel Gilbert de la Bibliothèque Justin Lhérisson et membre du Comité directeur de la Société des Poètes Créolophones. Il travaille actuellement sur son premier recueil en français « Echo du Verso ».
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Eszter Katalin Szép – Traces of humans
© Eszter Katalin Szép
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Fossoyeur de rêves étranges THÉLYSON ORÉLIEN
(HAÏTI - QUÉBEC)
« La poésie sera faite pour tous non pour un » Paul Éluard
Caraïbe - Haïti
Chère Céline, Me re-voici, cette fois pas pour te faire marcher poisson d'Avril Je suis encore là. Je suis finalement un fossoyeur de rêves étranges. Je m'invente des rêves, des carnets de rêves Je suis le transfuge d'une sale catastrophe qui ne m'a pas fait mourir. Je m'éteins doucement dans une paix que j'ai re-trouvée en plein cœur de Montréal. Je vis dans cette ville dans le sillage d'un écrivain Qui se fait parler de lui dans le monde entier Je vis la peur avec la paix dans l'âme à l'ombre des grands édifices J'ai toujours été un révolté, c'est n'est pas ma faute, J'ai grandi comme ça, dans la fierté d'une ville pauvre mais riche dans l'histoire Tu diras plus tard que j'avais raison, quand tu commences à faire connaissance Au réaliste merveilleux de Jacques Stéphen Alexis, depuis là où tu es Nous avons tous bu à l'instar du Compère Général Soleil Les eaux de cette perpétuelle révolution qui barbotent dans la même source Toutes, tous, et comme lui nous avons descendu la plaine sans peur ni crainte Nous étions tous témoins, il y a pas longtemps, Du jour où le chef d'une caravane s’est emparé de son vêtement Et s'est fait vêtir aux yeux du monde On nous a pris le tout pour un rien Ne reste que cette Indépendance parfois trop salée Je suis indigné d’avance, la vie m'a encore menti Je refuse de rendre mon âme aux vidanges Je me révolte des fois de manière trop excessive, j'avoue chère Céline Mais autant que le ras-le-bol soit grand, la révolte sera grande J’ai vu ma vie rouillée prématurément comme une vielle tôle rongée par le sel
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Ici je n'arrive plus à survivre aux tempêtes Mes doigts se sont refroidis durant l'hivernage Et les arbres passaient tous leurs temps dévêtus Les arbres et moi nous avons une langue Qui n'est pas celle des autres, pour nous parler Les mots sont là bien sûr, Mais l'onde qui nous berce est celle d'une musique non écoutée Il m'arrive de voir l'émotion quitter le corps d’un arbre Et venir tranquillement vers le mien Mais les gens qui nous entourent ne comprennent pas Ils sont dépassés par ce jargon qu’ils n’essaient même pas d’expliquer Et nous laissent seuls Je ne tiens pas à faire le décompte de nos discussions Autant nos échanges sont énormes C’est à toi que j’aimerais parler tous les jours Dans cette longue lettre qui n’en finit plus de s’étirer Car autant que je t’écris le froid ne se répandra pas dans mon corps. Je suis prêt à le croire. Je me souviens d'elle, tu sais ? Je t'avais parlé d'elle ? Elle qui s’est aplatie entre deux bétons armés dans la catastrophe Et depuis la ville est devenue dévastée, dépecée, folle Je fais d’elle mon héroïne en érigeant des monuments en son nom. J’ai déserté la ville J’ai compris qu’on ne pouvait pas gagner toutes les batailles Et je suis là à Montréal, au moment où ma jeunesse se ventait de son isolement J’ai tout à coup les mains glacées et éteintes comme celles d’un grand-père J’écris ces mots les uns collés au bout des autres dans des lettres qui se confondent Des lettres que je continue à partager aux beaux publics Mon histoire se résume à peu de choses Un jour, au beau milieu de ma vie Le cinéma muet se mettra à parler. © Thélyson Orélien (Montréal, le 1er avril 2012)
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Montauban Aux victimes des tueries de Toulouse et Montauban Chère Céline,
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il y a quelque chose de putride au pays des merveilles, les rafales se succèdent, et la chère tante saigne douloureusement du sang de ses enfants, l’absurde a pris le dessus sur la raison cartésienne abasourdie par tant d'aversions le moment venu des thèmes porteurs de gauche à droite on s’interroge sur la nécessité de mettre un brake à un certain discours qui enflamme les esprits simples à qui on fait croire que l’enfer c’est les autres clichés et amalgames sont des explosifs dormants placés dans tous les recoins de la grande maison où le meurtre d’innocents devient une banalité. la question dépasse elle se pose en douloureuses épines elle renvoie à la peste émotionnelle qui ravage l'autre re-coin aux injustices historiques qui gonflent les rangs des fanatiques. © Thélyson Orélien (Montréal, le 30 mars 2012)
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« Rassembleur de vie et de voix », Thélyson Orélien écrit pour donner mémoire à l'oubli. Il est né aux Gonaïves, en Haïti et habite à Montréal. Il a reçu le Prix International Jeunes Auteurs pour Les couleurs de ma terre (in: Poésie et prose poétique publié aux Éditions de l’Hèbe en Suisse), il a été finaliste du Prix Arthur Rimbaud de la Fondation Émile Blémond de la Maison de Poésie de Paris, pour l’Ombre qui colle à mes pas. Il fait des études bidisciplinaires en économie et politique à la Faculté des arts et des sciences de l'Université de Montréal et continue à écrire la nuit. Il a publié Poèmes déshabillés suivi de Fragments de voix en 2011. Thélyson Orélien a participé à plusieurs revues et ouvrages collectifs en Haïti, en France, en Suisse, en Belgique et au Québec.
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Finiséculaire haruspice SUZANNE DRACIUS
Caraïbe - Martinique
(MARTINIQUE)
On dirait que des ciels s’entrouvrent, Non encore étales, pourtant, Somptueusement neufs, au demeurant Et sereins, potentiellement, Si finiséculaires, si fastes, Si finimillénairement festifs Pour de dextres envolées, de favorables auspices, De multiples surgissements propices Hors des présages funestes. J’optai pour que tous les ciels s’ouvrent, vastes Et clairs, en nonante-sept. Que calme et cirée s’offre à nous l’immensité océane — Kalmisiré, pour de vrai — En nous, pour nous et alentour, ad vitam aeternam. © Suzanne Dracius (2012) Exquise déréliction métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)
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L’entrebâillement de la porte À Samantha et à Marie Gauthier En plénitude d’œil ouvert, Polychroïsme jouant dans L’entrebâillement de la porte Au gré de ces incidences que, vive, la lumière apporte En multitude, champ offert Par surgissement d’incarnats Sur fleurs épandues en émoi D’infinitude d’yeux cillant, Immuable regard vigilant Sur l’insigne féminitude, Ton avenir n’est pas si différent du mien ; Pourtant nos passés abolis divergent bien. Or dans l’entrebâillement de la porte, là, Paraît ton présent, Pandora. Car dans l’entrebâillement furtif de la porte, là, L’Espérance au fond restera. Si s’oblitérait le passé, nous serions tous condamnés À mille fois le ressasser. Sur tréfonds d’ardent nacarat, De sueurs, de sucres et de sangs, Mêlés — ô métissage fervent — Absolu regard vigilant, Dresse-toi, libre, tu es là, Fière, affranchie, Pandora. Marronne de corps et de cœur, Marron de force et de couleur, Pour marronner, faire le mur, Fuir, altièrement fugueuse. Les murs de la honte, fougueuse, Les dirimer, trouver la faille. La dive porte s’entrebâille : Sans procrastiner, Pandora, Sur tréfonds de vif baccarat, n° zéro, juin 2012
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Laisse gloser ces fronts d’exégètes factices Sur les indécryptables essences métisses. Abandonne-leur ces pâleurs, Ce qu’ils érigent en valeurs. Quitte-les, ces pisse-copie ! D’Afrique et d’Inde et d’Utopie, Dans l’entrebâillement de la porte, là, Paraît ton présent, Pandora. Parée pour ta Révolution, Telle une ultime Abolition, Parée, oui, de tous les dons, Femme debout sur fleurs haut levées, Écarlates, écartelées, Bien plantée, fermement campée Dans la confusion de tes sangs. © Suzanne Dracius (2012) Exquise déréliction métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)
Née à Fort-de-France, Suzanne Dracius a passé son enfance en Martinique puis en Île-de-France. Professeur de Lettres Classiques à l’issue de ses études à la Sorbonne, elle a enseigné à Paris puis à l’Université Antilles-Guyane, à l’University of Georgia et à Ohio University (USA). Révélées en 1989 par L’autre qui danse, finaliste du Prix du Premier Roman (Seghers, réédité éd. du Rocher 2007), ses œuvres, roman, nouvelles (Rue Monte au ciel, Coup de Coeur FNAC, Desnel, 2003), théâtre (Lumina Sophie dite Surprise, Médaille d’Honneur de Schoelcher, Desnel, 2005), poésie et ouvrages jeunesse (Fables de la Fontaine avec adaptations créoles, Desnel, 2006), publiées en Europe et aux États-Unis, traduites en plusieurs langues, sont étudiées dans de nombreuses universités. Prix Fetkann pour son recueil de poésie Exquise déréliction métisse (Desnel, 2008), en 2010 Suzanne Dracius reçoit un Prix de la Société des Poètes Français pour l’ensemble de son oeuvre et coordonne l’anthologie Pour Haïti. KOMANSMAN
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Pacifique NOUVELLE-CALÉDONIE Il a commencé… Les Marchands de sommeil (prologue)
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Anne Bihan
p. 101-108.
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Il a commencé… ANNE BIHAN
(NOUVELLE-CALÉDONIE)
À Philippe Fabian, en partage de ses « Paysages simultanés »
Pacifique – Nouvelle-Calédonie
Il a commencé le grand remuement des paysages l’inattendu coulissement des villes sous les coups butoir de la lumière il a commencé le voyage des parcs la verticale transhumance des eaux vers les toits transpercés de ciels il a commencé le palpitement des transparences l’abandon éperdu des formes à la métisse migration des songes il a commencé ce qu’il brise lame nous asphodèle. © Anne Bihan
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Les Marchands de sommeil PROLOGUE
La nuit s’annonçait douce, presque chaude. Noël approchait. Cette extrémité de la baie, au pied de la pointe Chaleix, échappait au brouhaha festif qui s’imposait un peu plus loin. Hippolyte étendit sa natte. Le sable demain matin garderait à peine l’empreinte du poids de son vieux corps qui n’en finissait pas de s’alléger. Welcome, lança-t-il à la petite bâtarde qui depuis quelques jours ne le lâchait pas d’une semelle, arrête de me donner le tournis et amène-toi plutôt. Avec sa toison noire de faux bichon frisé, sa tache blanche sur l’œil droit, un regard qui lui foutait l’âme à l’envers, elle était visiblement toute minaude encore ; ils s’étaient vite faits l’un à l’autre. Elle vint docilement s’envelopper contre lui dans la couverture militaire récupérée le matin même au vestiaire du Secours catholique, près de la cathédrale. Il regretta que Malou ne l’ait pas écouté. Elle devait tourner et retourner à cette heure sur un matelas pouilleux de l’immeuble Castro, à deux pas des quais du port, dans l’humidité amiantée que les marchands de sommeil négociaient à prix d’or, profitant de la misère déboussolée de ceux que la ville attirait sans lendemain. Un toit ? Maladie de Blancs. Lui savait d’instinct que la fraîcheur des nuits étaient moins à craindre que la moiteur de ces murs délabrés entre lesquels s’abîmaient les filles et se gavaient d’amertume les petits mecs de brousse, toutes couleurs confondues. Sacrée gamine ! ************ Marianne s’étonna, en portant le verre à ses lèvres, de la minceur du filet de whisky. Il était vide, déjà. En contrebas, par-delà les vastes baies vitrées et la grande terrasse en attique, Nouméa clignotait comme un sapin de Noël. Provinciale et dépressive. La bouteille d’Isle of Jura 1976 n’avait pas fait un pli. Ludo… pardon, Ludovic I er s’étranglerait à son retour et cette seule idée la réjouit. Sa sacro-sainte collection de malt hors compétition dézinguée par une demi-mondaine incapable de faire la différence lorsqu’il l’avait rencontrée entre le foie gras et le pâté Hénaff, c’était à se faire buter d’un coup de douze. Il suffirait qu’il la traîne et la plombe sur sa propriété de Poya pour la faire disparaître corps et biens. L’alcool aidant, une brusque terreur la saisit…
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Salaud ! Il avait baladé son minois de madone exotique et ses mensurations de Marylin tropicale pendant sept ans comme un signe extérieur de richesse, histoire de faire bander la concurrence ; elle avait appris la différence entre l’Asti et le Dom Pérignon en admettant bien volontiers avoir aimé, la porte de leur chambre fermée, ses blagues à deux balles de broussard parvenu et son air de vieux gosse ébouriffé après l’amour ; il n’avait pas le droit de la virer comme une malpropre, cette villa sur la crête était son seul refuge.
Pacifique – Nouvelle-Calédonie
Elle fila en titubant vers le frigo américain dont elle extirpa un champagne ramené de Tasmanie et une flûte glacée. Le bouchon explosa entre ses mains malhabiles libérant une gerbe de mousseux qui se répandit sur la lettre de cet enfoiré d’avocat lui intimant de quitter les lieux. Hobart était loin, deux nuits que Ludo découchait. ************ Ils avaient commencé la soirée au Nakamal 21, où André se faisait arrêter à chaque pas par une de ses multiples relations, puis migré vers le Pharaon, qu’elle avait trouvé trash mais trop calme à son goût, avant de lâcher le kava pour des boissons plus excitantes. Le Pop Light après la Bodega n’était qu’un prétexte pour la voir danser. Ils se faufilèrent entre les agglomérats déjà bien constitués ; à cette heure avancée de la nuit on se saluait d’un signe bref, fausse exclamation de surprise, joues qui se cognent, trop de décibels de toute façon pour dépasser le stade élémentaire de la communication. Tout juste avait-il conscience des regards vaguement intrigués que suscitaient ici sa compagne de la soirée. Il suivait les mouvements souples de son corps sur la piste avec le détachement non feint des séducteurs chevronnés quand elle se replia brusquement vers lui, et se blottit entre ses bras sans crier gare. Ses seins le cueillirent comme un bleu. Il n’aima pas par-dessus son épaule ronde et mate le regard du type dont elle venait de s’éloigner, comprenant un peu tard qu’il avait été les cinq minutes précédentes bien plus qu’un danseur autour d’elle tentant sa chance du samedi soir. André avait grandi sur une terre qui mêlait hasard et fatalité ; il la laissa le pousser vers la sortie, au prétexte de dénicher ailleurs une musique moins bizarre. Elle sentait la vanille et la savonnette bon marché ; ils prirent la direction du Tahiti Fenua ; il avait tout son temps.
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************ Welcome ne bronchait plus, sentir son museau frais et son souffle tranquille donnait à Hippolyte le sentiment d’une joie qui s’était faite sacrément prier ces dernières années. C’était toujours ça de pris. Il remplit son bonnet de sa tignasse blanche, crépue, le tira sur ses oreilles et caressa le flanc chaud de la chienne. Un désir de vin le fit un instant frissonner, comme chaque soir. Il avait beau avoir depuis longtemps apprivoisé le manque, va savoir pourquoi ce moment précis, à deux doigts du sommeil, réveillait en lui une soif inassouvie. SDF mais pas – plus – piccolo, la rupture d’égalité entre les deux termes avait évidemment du mal à convaincre. Le manque d’imagination de l’institution lui avait valu les premiers temps de sa nouvelle vie de se faire alpaguer plus souvent qu’à son tour par la Maison Poulaga, toujours tentée d’aller vite en besogne. L’enfer de l’analogie, se répétait-il. Avoir enseigné la philosophie à Do Kamo n’avait pas été complètement inutile. Il avait en vingt ans suivi tous les mouvements internes au commissariat de la ville, chaque nouvelle fournée de gardiens de la paix se soldant d’un bref passage par la cellule de dégrisement. Suivi d’une libération avec excuse lorsque les anciens engueulaient les bizuts pour erreur judiciaire, vu qu’il était de notoriété publique que le vieil Hippo était sobre comme un chameau. L’exception confirmant la règle en somme. L’inspecteur Dieudonné Tomasi, un original, donnait même dans le titre de noblesse pour bien enfoncer le clou sous les képis récalcitrants, et le vieux quittait ces matinslà l’angle de l’avenue de la Victoire salué d’un Bonne journée professeur qui en surprenait plus d’un. ************ Marianne se reprocha confusément de n’avoir pas tout mis en œuvre pour que Ludo l’épouse, après tout elle ne doutait pas l’avoir amusé plus que toutes les dindes friquées que la famille, soucieuse du devenir de la fortune du clan, s’obstinait à pousser vers sa couche. Elle maudit rageusement une fois de plus les sœurs de Cluny pour ces scrupules tenaces qu’elle risquait de payer cash maintenant que l’héritier s’était entiché de cette gosse paumée, trop noire pour les uns, trop blanche pour les autres. Mais une tendresse largement éthylique aussi la submergea. Quelque chose dans sa rivale échappait à la sourde étiquette qui continuait malgré tout dans ce pays de dicter à chacun les chemins à prendre et les alliances à éviter.
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Elle réveillait en Marianne cette part d’enfance à la marge, qui avait aimé courir pieds nus et se gaver de letchis au bord de la Houaïlou. N’avait-elle pas encouragé Ludo à la sortir de son squat pour la loger en ville puisqu’il en possédait plus d’un quartier ? Elle se repassait le film de son insistance naïve et tragique, quand le bruit rond de la porte sécurisée du garage s’insinua dans ses nerfs imbibés, sous la voix de Cat Stevens qui agonisait à fond la caisse My Lady d’Arbanville. Elle glissa lourdement dans un coma sans image.
Pacifique – Nouvelle-Calédonie
************ Le vieux caressa de nouveau lentement le ventre de la bête, palpitant, fragile. Et s’endormit. La nuit serait calme. Les flics s’aventuraient rarement vers cette partie de la plage, où une petite bande venue du Nord avait ce soir allumé un feu. Pour la lueur plus que pour la chaleur : décembre était un mois clément. Juste avant de sombrer, il savoura le mouvement du Pacifique dans son oreille, le doux déferlement des vagues soutenu par le grondement régulier au loin des lames heurtant la barrière de corail. Welcome s’était éclipsée quand il émergea de son premier sommeil. La fraîcheur le surprit, il remonta la couverture et douta du cri entendu. Il avait la ferme intention de ne pas rejoindre le monde réel avant l’aube, il souleva donc seulement, lentement, sa paupière gauche, qui entraîna son sourcil broussailleux dans le même mouvement, lui faisant une gueule de môme hirsute chopé par le prof zor’ tout frais débarqué, pas encore au fait du langage local. Une apparition ! Que faisait sur la plage, en plein milieu de la nuit, cette fée platine penchée sur sa couche de vieux Gepetto, topless en plus, blanche comme l’amande d’un coco, mais puant le whisky pire qu’un Irlandais un soir de Saint-Patrick ? ************ André sortit du Mocambo à cinq heures. Son élégance négligée de Don Juan sur le retour avouait à peine l’accumulation déraisonnable des Jack Daniel’s, qui avaient succédé aux Sauvignon servis au verre, avec pour toute nourriture des cacahuètes et quelques tapas. La quantité l’avait une fois encore emporté sur la qualité, pour au final une étreinte incertaine et inaboutie avec cette fille à laquelle décidément il ne comprenait rien. Il en gardait pourtant une joie enfantine pas ressentie depuis
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longtemps. Il s’était endormi brusquement dans la chambre louée à la va-vite, elle n’était déjà plus là à son réveil. Une sauvageonne sans suite dans les idées, se dit-il. André souhaita que Karen ait déjà quitté le lit conjugal à son retour ; devoir faire face à ses railleries cinglantes l’arracherait trop vite à la sensation cotonneuse et tendre qui perdurait. Découcher pour découcher, il allait s’attarder encore avant d’affronter les foudres convenues et sans conviction de sa légitime. Pourquoi ne pas aller piquer une tête, l’eau en cette veille des fêtes affichait les 25° ? Il attrapa une serviette au fond de son coupé Audi noir où traînait un fatras invraisemblable et descendit vers la plage. Une fille était couchée en chien de fusil dans un paréo ; encore une qui n’avait pas dû gérer sa nuit au mieux. Plus loin vers la falaise, de la fumée comme souvent les week-ends, révélait des présences humaines. À une trentaine de mètres, la silhouette, qui lui parut fébrile, d’un vieux Kanak semblait guetter il ne savait quoi. Vêtu de son seul caleçon, il ne fut pas mécontent à l’instant de pénétrer dans la mer de constater sa forme plus qu’honorable après une nuit quand même passablement confuse. La petite avait décidément eu tort de filer en douce ; il sentit son désir d’elle, anesthésié quelques heures plus tôt par l’alcool marié au kava, le submerger, avant que ses jambes n’entrent en contact avec une masse lourde, inerte, lentement ballotée par le flux de la marée montante. Il revit brusquement le petit beluga flottant en bord de plage à Ouane Batch, avant que ses doigts se referment sur l’épaisseur poisseuse d’une chevelure, arrachant son cerveau encore brumeux aux derniers effluves de la soirée. ************ Lorsqu’il arriva sur les lieux à 6h17 précise, l’inspecteur Achille Dieudonné Tomasi fit rapidement dégager les badauds qui s’étaient agglutinés, interrompant qui son footing, qui son habituelle baignade matinale. Né à Saint-Louis quarante-sept ans plus tôt, à la lisière d’une tribu dont il aurait pu revendiquer chaque bord mais qu’il avait quitté pour s’installer Vallée du Tir, avec vue sur l’usine de Doniambo, il conjuguait sans état d’âme sa double appartenance kanak et wallisienne, à laquelle se mêlaient de manière plus lointaine et au minimum des éclats d’Italie, qui avaient suffi à lui donner son nom, de Chine via Tahiti, de France et de Java. Un putain d’alliage, avait décrété son premier patron, un Breton longtemps commissaire à Mantes-la-Jolie, si tu surveilles comme il faut tes talons, Achille, c’est de l’insubmersible. Le premier cordon de sécurité en place, le Putain d’alliage balaya d’un regard l’assemblée impromptue. Avoir été dix ans physio aux States à l’entrée des salles du Flamingo lui permettait de gagner du temps. Il suggéra qu’on autorise à se rhabiller le type hagard en caleçon et qu’on embarque tout ce petit monde au commissariat : le n° zéro, juin 2012
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découvreur, la fille bien roulée dans son paréo qui pleurait maintenant comme une cruche, les trois mecs qui sentaient le feu de bois et… il sursauta en silence en apercevant le professeur… le vieux avait l’air sacrément mal en point. Il ne quittait pas des yeux les deux masses recouvertes de draps qui condensaient sur la plage les premiers rayons de ce dimanche d’été. Deux macchabées, le Père Noël faisait fort cette année ! « Le présent prologue a été écrit afin de servir d'amorce au projet d'écriture d'un polar sous forme de cadavre exquis, lancé par Christine Rousselle, créatrice graphique en Nouvelle-Calédonie, pour faire connaître son site de publication en ligne. »
Pacifique – Nouvelle-Calédonie
© Anne Bihan (Nouméa) Née en Bretagne, Anne Bihan s’envole pour la Nouvelle-Calédonie un jour de mai 1989. Sa vie et son écriture sont depuis profondément traversées par cet archipel d’Océanie dont elle partage durablement le destin. Poète et dramaturge, auteure d’un court roman, Miroirs d’îles, de nouvelles et d’essais divers, notamment sur les écritures océaniennes, elle a été lauréate en 2003 d’une bourse du Centre national du livre © Bruno Doucey pour son parcours d’écriture théâtrale. Elle a fait partie de la délégation calédonienne invitée du Festival des arts mélanésiens au Vanuatu en 2002, et de la Semaine de l’Océanie organisée par la Comédie française en 2006. Une dizaine de ses pièces ont été créées en scène en Bretagne, Nouvelle-Calédonie, au Vanuatu, à Wallis-et-Futuna et Tahiti. Invitée du Festival franco-anglais de poésie à Melbourne (Australie) en 2008, elle est par ailleurs régulièrement publiée – poésie, nouvelles, essais – dans diverses anthologies, ouvrages collectifs et en revue (Le Mâche-Laurier ; La Traductière ; Sillages d’Océanie ; l’Archipel des lettres ; Épisodes Nouvelle-Calédonie ; Litterama’ohi, etc.). En 2009, sa nouvelle « Trois fragments d'épiphanie » a paru dans Au nom de la fragilité : des mots d'écrivains, recueil collectif publié aux Éditions Érès sous la direction de Charles Gardou, avec le soutien de Tahar Ben Jelloun. Les Éditions Bruno Doucey ont publié d’elle fin 2011 un recueil de poésie, Ton Ventre est l’océan. Elle est également présente dans Nouvelles calédoniennes, recueil de nouvelles qui vient d’être édité par Vents d’ailleurs. Elle est membre entre autres de l’Association des écrivains de la Nouvelle-Calédonie, de la Société des gens de lettres et de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. KOMANSMAN
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Bibliographie Poésie Ton Ventre est l’océan. Éditions Bruno Doucey, 2011. Théâtre V ou Portraits de famille au couteau de cuisine. Éditions Traversées, 2004. Parades. Éditions Traversées, 2004. Collision et autres traversées, pièces courtes. Éditions Traversées, 2007. Récit Miroirs d'îles. Avec un frontispice de Sayed Darwiche. Éditions Arcane 17, 1984. Nouvelles « L'Odeur des sorghos », in Nouvelles calédoniennes. Vents d’ailleurs, 2012. « Trois fragments d'épiphanie », in Au nom de la fragilité : des mots d'écrivains. Érès, 2009. « Prémices », in Sillages d’Océanie 2009. Revue de l’AENC. « Un Souffle si doux », dans Sillages d’Océanie 2007. Revue de l’AENC. « Extraction ». Jour & nuit - La SLN depuis 125 ans... Société le Nickel, 2005.
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© Eszter Katalin Szép
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Afrique RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN Euphorie du jour d’avant
Joachim Tchinouh Fofe
p. 111-114.
RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO Printemps Pinceau
Jean Camba
p. 117-120.
Le Prélude
Fiston Loombe Iwoku
p. 121.
Commencement Crabes
Ben Eyenga Kamanda
p. 123-125.
Être adoré Seul face à moi
Harris Kasongo
p. 127-128.
Tchyké Mossih Tangarhé
p. 131-133.
Parole axiomatique Portail du début
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Euphorie du jour d’avant JOACHIM TCHINOUH FOFE (RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN)
Afrique – République du Cameroun
Maman Jacky s’était levé ce mardi matin à cinq heures et demi du matin comme d’habitude pour ensuite réveiller sa petite fille, qu’elle révise ses leçons de la veille, et aussi pour réchauffer le repas que cette dernière devait utiliser comme petit déjeuner avant de prendre le chemin du petit lycée du village. C’était une tâche quotidienne régulière qu’elle accomplissait avec grand plaisir et aussi par amour pour sa petite fille chérie. Ce mardi était en même temps le jour du retour de son fils aîné qui avait déjà fait dix ans à l’étranger sans remettre pieds au pays ; il fallait donc faire les préparations cérémoniales pour l’attendre. Elle avait à cet effet invité ses frères et sœurs et ses camarades les plus intimes à préparer le retour tant attendu de son leader Tchato, sur qui elle continuait de fonder espoir. Il lui envoyait souvent de l’argent pour ses éventuels problèmes. Il était huit heures du matin, que toutes les personnes invitées par maman Jacky étaient présentes, chacune s’affairant à quelque chose. À gauche, la préparation du « ndollé »1 ; à droite, la préparation de la sauce tomate, sûrement pour l’accompagnement du riz. D’un autre côté un grand gaillard armant des coups de haches, à lui arracher les bras, pour procurer du bois. Deux par deux par-ci et d’autres seules, chacun s’occupait d’une tâche précise ; bref il y avait un remueménage total. Comme au jour du départ de Tchato, il y a dix ans, où tous ses frères étaient à l’aéroport pour lui dire au revoir en lui souhaitant une bonne chance au pays des blancs, aujourd’hui dix ans après, ils étaient encore presque tous présents sauf quelques-uns qui étaient occupés par leur travail et n’avaient pu être là, à la maison familiale pour la réunion. Le jour du départ, Tchato avait mis un costume européen à nul autre pareil, des lunettes fumées comme pour ressembler à un Européen à la descente de l’avion. Il avait reçu des présents de la majorité des membres de sa famille. Certains avaient choisi de faire des frites de plantain et de poisson, d’autres
Un mélange de feuilles vertes découpées, lavées, pressées et préparées ensemble avec la pâte d’arachide sèche qui peut s’accompagner des tubercules ou même du riz. 1
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lui avaient donné plutôt de l’argent en espèce pour arrêter ses poches comme on disait souvent. Maman Jacky, elle, avait mis du tapioca dans un angle de son sac et lui avait donné en mains propres du « jujube »2. C’étaient tous ce que la pauvre pouvait offrir à son fils. Toute la famille avait fondée beaucoup d’espoir sur Tchato ; et sa mère, et ses frères et sœurs et ses meilleurs potes. C’est dire que son arrivée était attendue impatiemment de tous. Chacun attendait un de ces cadeaux surprises de fraternité ou d’amitié tout cour. Il était déjà dix heures et il n’était pas encore arrivé, alors que la descente au village était initialement prévue pour neuf heures du matin car il devait atterrir en ville à environ quatre heures du matin. On lisait déjà l’inquiétude aux yeux de maman Jacky, qui ne faisait qu’entrer et de ressortir sans faire quelque chose de concret ou de prendre quelque chose et de le déposer à un autre endroit. Elle s’asseyait un moment pour se poser toutes sortes de questions. « Je dis hein » posant la question à destination indéfinie, « il devait arriver à neuf heures non ? ». Une réponse surgit d’un coin de la cuisine où la marmite de couscous-maïs était encore au feu mijotant pendant qu’on emballait dans des feuilles fraîches de bananier légèrement chauffées à la flamme ou à la chaleur des braises. « C’est sûr qu’ils sont en route, ne t’inquiète pas, ils seront là d’un moment à l’autre ». Maman Jacky se rappela que Tchato devait aussi présenter son fils qu’il a eu pendant son long séjour à l’étranger et se réjouit aussitôt ; mais on pouvait toujours lire des petits signes d’inquiétudes sur son visage. Dans les discussions des femmes comme pour se distraire de l’attente, il était déjà midi et ils n’étaient pas toujours arrivés. L’angoisse et le pessimisme se développaient de plus en plus et surtout celle de maman Jacky qui n’attendait que son fils pour la délivrer des difficultés de la république bananière, où le mérite des gens n’était pas reconnu ; Oui, de l’enlever de la pauvreté qui la consumait lentement comme le feu sur un gros tronc de bois. Et c’est justement parce que Tchato n’avait pas été reçu aux multiples concours à l’époque, qu’il a choisi l’option de l’aventure vers un ailleurs inconnu. À une heure de l’après-midi, le bruit d’une grosse voiture attira l’attention de tout le monde, les uns et les autres se mirent tout à coup à l’extérieur de la maison. Dans une grosse Mercedes sortirent un petit garçon d’environ cinq ans, un autre habillé d’une chemise et d’un pantalon très modestes avec une clé à la main, et un troisième grand gaillard devenu presque adulte par sa grande barbiche sur le menton, un jeans de taille basse, une jolie paire de chaussures en peau de panthère, un gros pardessus 2
C’est un fruit sec avec des grains qui est, selon les ancêtres, un contre-poison et un contre-stresse.
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semblable à ceux qu’on voyait souvent, sur les blancs, à la télévision. C’étaient sans doute Tchato, son fils et un chauffeur qu’il a sûrement engagé pour l’accompagner de la ville au village. Des embrassades par-ci, des bisous par-là ; c’était l’euphorie totale. Tchato n’avait pas encore dédouané le conteneur qu’il avait envoyé à l’avance par bateau avant de se déplacer par avion. Quatorze jours après, on lui signala par téléphone du port de la grande ville que son conteneur était arrivé. Il entreprit un voyage à la ville à l’effet de rentrer en possession de son paquebot. On eut imaginé que cette gigantesque caisse fermée hermétiquement cachait, à n’en point douter, des merveilles, les multiples présents qu’il avait promis à ses proches avant son départ et même pendant son séjour. À sa maman chérie qui souffrait déjà du diabète, il ramena une pile de produits de soulagement, une bicyclette immobile qu’elle devait utiliser pour faire du sport sur place à la maison, car dit-on, pour se maintenir en équilibre, ces diabétiques doivent faire beaucoup d’exercices physiques. Ses frères et sœurs utérins ont bénéficié aussi, les uns, des bicyclettes mais mobiles, des chemises prêt-à-porter et beaucoup d’autres petites choses ; les autres, surtout les filles, ont eu des gommettes, des bagues en or, des paires de chaussures qu’on voyait à peine sur les rayons de nos marchés. Une grande surprise fut la scie à moteur qu’il avait apporté à son oncle. Son oncle était le plus grand scieur de bois du village. Il a entamé du coup une de ces chansons traditionnelles que tout le monde a prise ensuite en cœur ; c’était sa façon à lui de remercier les Dieux de la terre qui avaient donné la possibilité à son neveu de lui acheter cette somptueuse machine qu’il désirait tant avoir. Bref, c’était la joie totale à la maison, la folie des retrouvailles. Chacun a eu quelque chose, même les autres villageois qui, en passant, s’arrêtèrent pour regarder ce qui animait les gens. Tchato était donc arrivé un de ces mardis joviaux du mois de juin et il devait repartir quelque deux semaines plus tard. Mais avant de repartir, il devait faire le tour de la famille pour visiter la grand-mère et le grand-père, les autres oncles et tantes qui n’avaient pas pu être là ce jour-là, le jour du déballage des présents. Aux environs de six heures du soir, la maison de maman Jacky se vidait peu à peu. Les uns après les autres, chacun disait merci et au revoir à sa façon. C’était le moment de l’intimité de la maman et de son fils. Elle, à son tour, tout comme l’oncle le fit l’après-midi, se mit à chanter un cantique de l’église, mais en français.
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Et dans la chanson, on entendait « Merci seigneur, merci…, merci seigneur merci.… ». Elle s’éveilla aussitôt lorsqu’elle sentit qu’une main la secoua ; elle acheva la prononciation d’un dernier « merci ». D’un jeu de main, elle épongea son visage et vit sa petite fille chérie placée devant elle avec une torche allumée à la main. Elle inspira en profondeur et entendit un coq chanter longuement, ce qui annonçait les lueurs du jour. Elle s’asseyait au bord du lit, les deux pieds au sol, prit sa tête dans ses mains et se mit à pleurer. Elle avait rêvé. Deux mois plus tôt, elle avait enterré son fils Tchato, dont la dépouille est arrivée par avion, alors qu’on ne l’avait informé plus tôt de sa mort. © Joachim Tchinouh Fofe (2012)
Joachim Tchinouh Fofe est né en 1985 à Melong, près de Nkongsamba. Il y a fait ses études primaires et secondaires. Il achève actuellement un « Master of Arts » en Littérature et Culture Germaniques à l’Université de Dschang au Cameroun, sur la problématique de l’immigration et de l’exil. Il est membre et directeur exécutif adjoint chargé des formations de la « Cameroon Debate Association » (CDA) créée en janvier 2010. « Partir à tous les prix » est son premier écrit de fiction encore sous presse aux éditions Sépia en France.
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László Elek – Varia
(HONGRIE)
© László Elek (Budapest, 2007)
László Elek est né en 1985. Après ses études secondaires, il devient séminariste. Il achève sa formation théologique à Rome. Comme il entre au noviciat de la Compagnie de Jésus, il n’a pas encore été ordonné prêtre. Il est jésuite depuis trois ans. Il joue de la flûte à bec (musique folklorique, classique ou autre), il fait du vélo (Budapest – Copenhague en 11 jours), des pèlerinages (sans Internet et nourriture pendant 3 semaines), il
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aime la natation (beautés de la mer Baltique), il s’intéresse à la programmation (après php+mysql il se liera peut-être d’amitié avec le langage java), il fait des photos (de préférence à l’exclusion de mariages). Il est moine : il aimerait montrer tout ce qu’il a vu et ce qui l’aide dans la vie de tous les jours, que le Monde est beau (malgré tout le mal, toutes les blessures et tous les péchés), que Dieu existe (malgré toute son inconcevabilité, son incompréhensibilité et sa puissance), que l’homme est intrinsèquement bon. Car l’homme est bon.
© László Elek (Nagy-Kopasz, 2009)
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Printemps JEAN CAMBA
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(RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO)
les corneilles elles n'ont plus peur de dieux mortels elles s'approchent ploient leurs ailes atterissent sur leurs poitrines becquettent picorent émiettent cœurs ceux de dieux mortels elles n'ont plus crainte s'agenouillent prient crient charment et transpercent tympans ceux des yeux isolés des contemplateurs absorbés par les nuages d'haine emprisonnés dans des spiraux d'enfer! elles viennent en essaim ces ailes noires aux yeux de vengeance essaim de plume aux airs et lyres en transe musique pour souffler sur miasme ceux de maillons dépiécés des larmes polluées des roseaux maudits KOMANSMAN
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corneilles les voilà elles viennent vaillants anges diurnes aux mains pleines des rivières poissonneuses des risières prolifiques pour donner aux hommes de nouveau le feu pour que vienne demain l'aurore © Jean Camba (2012)
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Pinceau les larynx rouillés caillots pullulent ma gorge attend guillotine corde lâchement nouée attendent mains musclées et je reste j'attend verdict fleur en bouton violée toute ma faillence spoliée mes ivoires cassés mes fanons cassés mon portrait pastiché j'attend le verdict celui de la toge noire lâchement nouée autour de mon cou gracile plein de balafres des cicatrices nostalgiques lâchement nouée autour de mon hanche pour m'empêcher de voler j'attend machette pelle pioche pour me rendre en poudre moi cafard! je n'ai pas leur nez j'en ai de plat de pointu d'allongé je n'ai pas leur peau KOMANSMAN
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j'en ai de blanche de noire de rouge de jaune je n'ai pas leurs cheveux j'en ai de lisse j'en ai de crépu je n'ai rien de tout ça! denoué de tout ça! et j'attend qu'on peigne sur la peau de mon cœur mon identité et j'attend la première esquisse j'attend que ça commence © Jean Camba (2012)
Jean Camba est né en 1984. Il est écrivain, poète, journaliste indépendant et critique d'art. À présent, il réside à Kinshasa où il finit cette année ses études supérieures de deuxième cycle à l'Université Pedagogique Nationale - UPN, à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, au Département des Sciences de l'Information et de la Communication (option communication des organisations). En ce qui concerne son expérience en écriture, il se qualifie comme poète anti-jérémiade. Il cherche à crier et à créer par les mots français qu’il s'approprie - un monde : celui de la bravoure et non de la main tendue, non des pleurs, mais celui de la vaillance. Sa poésie est sentencieuse. Il puise dans les détritus, dans les égouts, aux endroits scatologiques les matériaux pour constituer ses textes, bien entendu au sens figuré ainsi qu'au sens propre, par l'anarchie des formes des êtres qu’il crée dans ses textes. Il a commencé à écrire de la poésie à l'âge de 15 ans.
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Le Prélude FISTON LOOMBE IWOKU
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(RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO)
Que la lumière soit ! Bonheur jaillit du regard Monde aux raies victorieuses Que vive naissance, vie nouvelle. Plus qu’un prélude en perspective d’essor Regard fait naître que du bonheur. Moi, joyeux du labeur Fruits aux odeurs d’une victoire Désengorgent l’embouteillage causé par le sommeil Longtemps fardeau d’errance Jadis cloison hermétique Mythe et réalité. Regard change… Et la lumière fût ! © Fiston Loombe Iwoku (2012)
Fiston Loombe Iwoku, écrivain, poète, est né à Goma, le 18 mai 1984. Passionné de la littérature dès sa jeune enfance, sa rencontre avec Simone de Beauvoir, André Breton, Clémentine Faik-Nzuji, L. Sédar Senghor, Charles Baudelaire, Tchikaya U’Tam’Si, Valentin-Yves Mudimbe, Aimé Césaire et Paul Valéry façonna sa vie et marqua le prélude de sa randonnée littéraire. Il est auteur de deux recueils de poèmes et de nouvelles inédits. Le jeune écrivain vit à Kinshasa où il poursuit le combat pour la promotion du genre littéraire dans plusieurs mouvements (entre autres le Révolté de la plume et Plume vivante).
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© László Elek (2008) KOMANSMAN
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Commencement BEN EYENGA KAMANDA
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Cocorico, le soleil se lève. Son de cloche, le sommeil s’enlève. Trêve de rêve. Du lit les corps s’élèvent. Le jour prend la relève. Il faut en avoir plein la sève, Pour faire ses preuves. Devant des rudes épreuves, Si tu observes, L’imagination sera consécutive, Dans ton intellection possessive. Il en naîtra des idées neuves, Il faut que tu les conserves, Donc t’as besoin des réserves. Les potentiels que tu désentraves, Et les actions que tu désenclaves, Se doivent pour des motivations sélectives, Vire un regard en perspective, Ceci n’est que le nid du commencement. Je veux dire, l’ensemencement ! © Ben Eyenga Kamanda
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Crabes Certains crabes ne vivent en paix Que quand il y a à manger. Quand il n’y en a pas, ils se mangent, Entre eux se saccagent. Quand ils sont emprisonnés dans un bassin. Quand ne peut pas sortir chacun, Dès que l’un tente de s’élever, s’évader, Et quitter le bas, Ils le tirent par les pattes vers le bas. S’ils avaient l’unité, Ils auraient laissé les autres se retirer Pour qu’après ils puissent les tirer, Mais entre eux, ils se sont déchirés. Est-ce parce que les premiers évadés, Seuls se sont sauvés et les ont oubliés ? Ou parce que chacun d’eux veut être au sommet ? Et tant qu’il n’y ait pas, personne ne peut passer, Et quand il y ait, éternel il veut rester, Et étouffe ceux qui tentent de grimper. On n’est pas obligé de nous entre-tuer Pour arriver au sommet. Entre nous pourquoi se piéger ? Car ainsi notre avenir est fragilisé. Peu d’entre nous gagnent, Non pas parce que peu d’entre nous sont dignes. Mais pendant que les uns s’efforcent de voler, Leurs ailes les autres s’efforcent de brûler. Peu leur importe vos ressemblances, Ta réussite pour eux est une dissemblance. Mais ils veulent avoir ce que tu as, Ils veulent aller où tu vas, Leur souhait c’est se situer où tu es, D’ailleurs te substituer, Et pour ça ils peuvent te tuer. n° zéro, juin 2012
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Or si on pouvait se rassembler, À quoi allons-nous ressembler ? À une force très redoutable, Et il y aurait tout sur table.
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© Ben Eyenga Kamanda
Ben Eyenga Kamanda, alias Le Grand Enfant, est un jeune esprit artistique créateur. Il est amoureux du beau, de l’utile et de l’agréable. Âme bien née et poète, il est l’auteur de deux recueils de poésie. Auteur, compositeur, slameur, dessinateur, il est actuellement en rédaction d’un roman, d’une série télévisée, d’un film des enfants pour adultes, théâtre et autres collaborations artistiques. Il est membre d’honneur des rencontres européennes RDC et de Révoltés de la plume. Il a participé à plusieurs concours d’organisations littéraires où il a déjà été primé.
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© László Elek (Mátra, 2007)
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Être adoré HARRIS KASONGO
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(RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO)
Ô toi, dont la beauté s’apparente au nouvel an Et le sourire est incandescent comme le soleil Vois venir vers toi mes mains qui te tiennent T’admirent et te bercent sans peur ni chagrin Les pleurs, tu en connais et non les regrets Qui tant me rongent linceul. Donne-moi ton nom, donne-moi ton cœur Pourquoi les caches-tu dans l’ombre de Tes yeux purs qui brillent comme une Étincelle divine, pourquoi tiens-tu la fleur Et moi fusil à l’épaule, couteau à la main ? Tout l’or du monde tombe Sous tes éclats de rire Une cohorte d’anges m’accompagne Lorsque je te salue. Qui est cet homme qui veut t’envahir Avec ses paroles mensongères Oter le doux sommeil de tes nuits Qui est cette femme qui veut t’engloutir Dans ses voiles obscurs, éventreurs Du Firmament jaillit ta candeur Comparable à la cerisaie Qui te veut du mal Être Adoré Même si tes habits sont sales Ton cœur ne l’est pas Cher Enfant. © Harris Kasongo
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Seul face à moi Le soir, quand mes sommeils entonnent leur venue Les jardins se taisent au milieu de l’angoisse Et ma solitude hurle dans les jardins Sourds dont les feuillages traversent des heures Terribles esseulées, tristes comme mes yeux L’oreille n’entend plus que le bruit Qui se dérobe Au loin, comme dans un merveilleux rêve Et je sursaute de ma peur horrible, Il n’y a rien, seule mon âme s’agite. © Harris Kasongo
Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 5.
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© László Elek (Regnum Sziget, 2008) KOMANSMAN
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© László Elek (Hochschwab, 2006) KOMANSMAN
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Parole axiomatique TCHYKE MOSSIH TANGARHÉ
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Au commencement d’un soir d’ombre étendue, Où le vent circule en atome, Ciel nocturne de la nuit, solitaire endroit. Un soir de banquise, assis sur le pavé horizontal, J’y contemple calme, le Silence de la nature. Triste effet qu’en réveil soit si monotone, Qui rythme à la place de l’écho qui résonne. Au commencement des sentiers sans fin, L’œil erre au fantôme des impressions dorées, Qui couvrent de souplesse le silence de nos pas solitaires Qui passent les lourds gazons destinés à la terre, Au boom du mouvement d’où l’on filtre la vie. Au commencent du simple rayon du soleil qui s’évanouit, Je vois débuter le triste écho du départ de la lumière Qui emporte à ses aises les ondes instables de la terre, Laissant que la lune fasse éclore son prodige, En réponse harmonique à mon alcôve pensif. Au commencent du temps qui s’en va, Qui nous ravit nos jours et nos instants sublimes, Je n’implore que le grand cosmos qui m’est bien mystérieux, De régler l’harmonie pour que le temps s’arrête, Et nous restitue l’instant de notre enfance, de nos plus belles beautés, Et de nos voluptés, pour que nous retrouvions le temps d’une heure Sonnée près du doux ombrage d’une rose éclatante. Au commencement des bois de nos forêts obliques, L’on couronne la verdure, Ô couleur hivernée, D’une palme tropicale d’attraits plus climatiques Que seulement en Afrique on a pu décorer. © Tchyké Mossih Tangarhé
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Portail du début Le début d’un éclat s’annonce, C’est l’éclosion d’une fleur, la naissance d’un prodige, Qui prend vie en ce monde, commence à voltiger. Un soir de doux décembre il commence à pleuvoir, Notre fleur va fleurir en un rythme harmonique, Sortir de terre pour s’amuser au vent, Portail que l’on décore par principe de nature. On commence à la voir en aventure croissante, Suivant la trace légère de cet élan subtil, Qui préside à la forme de sa beauté sublime. Une nuit de douce étoile nous la fait voir tranquille. Ô fleur qui commence ! Un jour de matinée rayonnante, On observe ces lignes obliques qui nous viennent d’en-haut, Illuminant jusqu’à la racine, le début de la croissance De cette présence parfaite. À travers elle et sa vie, Je te vois, commencement Au début de la vie d’une verte présence, Elle commence à se combler par une beauté plastique, La forme de la nature immanente à la terre, Et l’extension légère de ses racines géométriques S’accroît dans la matière. Le début d’un sourire au moment couronné, D’une atmosphère dorée qu’on observe agitée, Purifie la tendance, la solitude des lèvres, Dans la perlocution pareille à un griot : Le messager du soir. Le début d’une saison marque le temps qui passe, Les rêves hantés par de beaux nouveaux jours, À l’aune d’une carrière qui file et de l’histoire qui passe, Près d’une boîte à penser.
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Le début d’une ramée sauvage qui par une instable nature, Tombe en choc sur le sol : un monticule de pierre, Fait mouvoir la poussière légère qui vit à ras de terre. Observation : sur la bosse matérielle, Je vois des feuilles éparses qui se dispersent à l’écho du vent.
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© Tchyké Mossih Tangarhé
Tchyké Mossih Tangarhé est né le 25 février, en 1992, à Bagarah, dans la province de l’équatoriale du Congo. Il est obligé de voyager avec sa mère. Il quitte sa province natale pour la capitale, Kinshasa, où il vivra jusqu’en 1993. Il quitte son pays, le Congo pour le Gabon où son père, Nkashama Mubabianzé est professeur. Ce dernier l‘inscrira au Lycée Saint-Dominique de Moanda où il fera ses études primaires. Il rentre au bercail en 2003 et profite de l’occasion pour s’inscrire au collège Abbé Loya où il fera des études secondaires en mathématiques et physique. Il entre à l’université pour entamer des études académiques qu’il interrompra plusieurs fois, convaincu que les études fonctionnent comme agent élitiste et ne servent qu’à assurer la continuation du néocolonialisme. Son mépris des études et son rejet du salutisme académique (auquel l’Afrique noire a adhéré par contingence historique) attire sur lui l’incompréhension de sa famille. Bien avant d’arriver à son mépris de la pédagogie importée, à 15 ans, il refuse d’être gagné pour le conversionisme chrétien. Il s’oppose ainsi au prosélytisme dogmatique chrétien et à l’endoctrinement salutiste d’inspiration biblique de sa famille. Il franchit les portes de l’univers littéraire, alors qu’il n’a que 14 ans : c’est à cet âge qu’il débute avec les premières compositions de ses textes. De lui citons (œuvres encore inédites) : les floraisons sonores (poésie), élégie voltaïque (poésie), les harmonies du cœur (poésie), déferlement rythmique (poésie), écho d’Afrique (conte), l’histoire en morceau (conte), les femmes héroïnes (théâtre), éternel envol (théâtre), empire ou patrie (théâtre), des écrits sur l’esthétique et la sorcellerie, le totémisme.
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Europe FRANCE Les Tesselles du jour (extraits)
France Burghelle Rey
p. 135-138.
Jardin 17 heures 8 Huis clos Limites Commun Arriver
Fabrice Farre
p. 141-146.
La Forteresse
Patricia Laranco
p. 147-153.
PMT (Post Mayotte Trauma) 17 PMT 20 PMT 21 PMT 24 PMT 27 PMT 28 PMT 29 PMT 30 PMT 32
Walter Ruhlmann
p. 155-169.
ITALIE EurĂnome, luna degli inizi Paolo Pezzaglia Moon of beginnings, moon of endings (translation by Peter Levy)
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p. 171-172.
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Les Tesselles du jour Extraits FRANCE BURGHELLE REY (FRANCE)
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Tu as fermé ses yeux la porte jamais imaginée ô parole éteinte il questionnait en vain fenêtre ouverte sur le ciel
Comme les sages du temps-espace vers devenus libres mais trouvera-t-il une étendue pour s'ébattre tu as fermé ses yeux
Dans le noir d'un hier arrivé ses yeux n'avaient plus peur des lunes froides il était cet enfant qui
Europe - France
recherchait sa mère
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Elle qui a perdu son désespoir veuve deux fois je viens d'entendre sa voix mais moi qu'ai-je fait de mes mots moi qui m'accrochais à mes cauchemars ?
Pour continuer à écrire même la peur au ventre ça vaut la peine d'en faire plus que rimbaud me dis-je quand je suis aujourd'hui à charleville
Depuis que l'homme a voulu plus qu'un désespoir le concours des étoiles a commencé et je suis ce poète qui ne cesse de pleurer
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La partition est inachevée et je garde l'air que nous chantions tressaille quand tu m'apprends la mort des ronces celle du grand marronnier
Je m'arrête de chanter ma mélodie murmurée et la musique – oh ! chute inattendue - est morte c'est mon silence ma rédemption
Tant de fureurs tous ces cris ont mangé mon jour je cherche pour ce temps un chant qui vaille : il faut absolument achever la partition
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Entre l'orée et l'horizon il y a mon personnage : bouche ouverte ivre de ses syllabes qu'il compte comme autant de gouttes patient vénéfice jamais épuisé de mes textes
Et l'avis unanime des amis quand j'ai voulu partir pour valdemosa non je n'ai pas fermé mes
livres
oublié mes carnets j'ai même emporté ce qu'il faut pour séduire
En voyage je vends des mots et je devine, au fond, des hommes mais j'aime aussi les arrivées les bords des lacs où ricochent sur l'eau les pièces du souvenir oh ! l'étonnant pays où j'en ai laissé une
***
Terra nostra telle mare nostrum le pôle est ma limite comme pour toi les fonds marins ma peur de l'eau te regarde nager
Ô lumière froide j'évoque la norvège ce jour d'hiver ne revient pas mais il reste la couleur ce bleu ce jaune que j'aimerais peindre
Tu sens que mes yeux fixent les vagues nous sommes un même corps et la peur et la joie vive fut l'aventure l'heure de notre voyage
***
Guérie cette rage de vos chiens fendue cette grimace sur vos bouches comme le sourire du pardon je valse avant le vertige
Gravée dans le bois les fleurs de votre terre hanté mon coeur par des revenants en couleur je me couche après le vertige
Attiré par le halo d’un mirage ton corps contre mon corps s’étend comme s’abaissent les paupières je cille et chavire en un rêve
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Les mains tenues comme pour une ronde - petite fille et ses chansons ! vaut mieux courir que faire des danses
Vaut mieux creuser des trous dans le sable - petit garçon et ses châteaux ! les mains frappées pour des serments
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Les lèvres fermées pour des baisers mieux vaut folie quand le soir verse du feu dans les verres de couleur
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La fête bat son plein pâleurs de nos visages pastel qui ne sont pas masques moqueurs comme à venise mais nous ne plongerons pas dans les eaux qui calment la fièvre
Nous roulerons nos corps sauvages sur le sable comme à versailles il y a ces tissus de satin médaillons camées et boîtes à poison qui doublent le destin
La fête bat son plein nos corps sont purs avant le grand le nocturne enlisement et la mort est une dune où le silence comme un grand manteau s’étendra
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Europe - France
Comme verso de votre vie ma folie quitte le jour je vis au milieu de la nuit je crie Comme verso de votre réveil mon réveil et j’ouvre les yeux touche cette peau la tienne Je vivrai ma vie à l’envers bobine à l’endroit qui défile sous tes doigts même si la nuit a peut-être raison
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J'ai peint sur ma toile la couleur de tes yeux le temps ne m'a plus menacé et j'ai ajouté des tempêtes
Ému par ce geste comme par mes premiers mots je sais que je n'ai rien voulu : ma joie est l'égale des étoiles
Sans plus de peur au ventre je danse l'éclair au poing la lune devient soleil j'attends la mort comme une seconde vie
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Toujours ce silence quand des mots combleraient ta solitude tu restes sans parler ces lignes ne t'appartiennent pas
Toujours ces larmes quand des rires apaiseraient ta folie tu renonces à la joie ces pleurs ne sont pas de toi
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Toujours pourtant Je vois en toi s'entêter la beauté de la terre Oh ! que ces mots prennent vie ! que la mort ne te prenne pas !
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Violence de ta vie en vain tu pleures aujourd’hui tu pleures la rivière les roseaux le ciel étaient plus beaux de ton enfance heureuse
Tu renies tes mots neufs cette force de ton souffle quand tu ouvrais l’écrit c’est le mitan du jour l’heure d’aller sur sa tombe
Sa mort a emporté ton chant et ta voix qui s’éraille ne le réveillera pas tu oses un dernier cri fils du silence et de la nuit
© France Burghelle Rey
France Burghelle Rey enseigne les lettres classiques. Elle est membre de l'Association des Amis de Jean Cocteau, du P.E.N. Club français et de la Nouvelle Pléiade. La poésie semble bien son mode privilégié d'expression car elle a toujours recherché la concision et l'ellipse à la limite du silence. Mais le besoin impératif de musique, règle d'or, à son sens, de l'émotion poétique, explique la rédaction actuelle de versets dans deux recueils inédits, Les Tesselles du jour et Patiences. Textes parus et à paraître dans une vingtaine de revues. Elle a écrit une dizaine de recueils dont 4 sont publiés chez Encres Vives, coll. Encres Blanches : Odyssée en double, La Fiancée du silence, L'Orpailleur, Le Bûcher du phénix et Lyre en double aux éditions Interventions à Haute voix. Elle collabore avec des peintres et notamment avec Georges Badin pour des livres d'artistes. Site de l’auteure: http://france.burghellerey.over-blog.com/ Les versets présentés sont extraits du recueil inédit Les Tesselles du jour. Les ready-mades textuels insérés (citations que l’auteure a relevées au cours de ses lectures) représentent pour France Burghelle Rey le dialogue vivant qu’une lecture quotidienne instaure avec les auteurs. Les ready-mades textuels font corps avec le texte et ouvrent l’écrit.
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László Elek – Varia
© László Elek (2006)
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László Elek – Varia
© László Elek (2008)
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Jardin FABRICE FARRE
(FRANCE)
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Au seuil de la cabane sur lequel je n’ai jamais posé pied, l’ombre gagne, loin de la lune du jour. J’aurais pu porter ma propre ombre sur les monticules sillonner comme l’eau tout autour des plants qui se sèment dans le ciel ; je n’ai jamais été cette ombre qui s’est vue remplacer le pêcher de vigne, mais ce qui fond en moi comme une couleur qui court et ruisselle, c’est ce que je me surprends à être, intime en tout espace, toujours mieux que moi-même. © Fabrice Farre
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| Revue Vents Alizés
17 heures 8 Parfois pris de certitude lorsque le jour n’est pas à démontrer tu appartiens au chiffre de la minute. Devant la gare l’attente pressante te donne ce visage du renouveau. Moi je ne me reconnais que dans ce temps prochain jamais avant où tu n’existais pas. © Fabrice Farre
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Huis clos
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Le temps met long temps à se déshabiller quand nous cherchons à en saisir sa finalité. À huis clos dans les boiseries épaisses qui sentent la cire, tu respires. Sous les staffs imposants, avec les couleurs des armoiries, nous diminuons. Adam est nu, Eve a le verbe venimeux : l’histoire est dite à une assemblée silencieuse, silhouettes grises, qui entend bien notre conquête sur la langue et note les détails lorsque le réel, saisi par le temps qui revient, nous éconduit. © Fabrice Farre
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| Revue Vents Alizés
Limites Il y avait autre chose, hors-cadre, loin de ce carton que tu m’envoyais.
Peut-être l’avais-je entraperçu : un poème dans l’arbre ou alors un ciel entier dans le quotidien. Rien ne tient s’il s’agit d’en faire le portrait. © Fabrice Farre
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Commun J’aime ta manière de m’oublier comme on s’applique à fabriquer autre chose dans un monde insuffisant.
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J’aime ces yeux perdus qui ne sont pas faits pour voir seulement mais pour lire à l’intérieur de ce noir intime où on cherche à se retrouver. Tu es en train de vivre, je dors au seuil de ta porte à écouter les mots qui arrivent grâce aux saisons, aux jours dépareillés.
Je m’annoncerai, un jour. Tu m’ouvriras ta maison et me donneras le plus beau des vêtements que le nouveau puisse espérer. © Fabrice Farre
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| Revue Vents Alizés
Arriver L’ascenseur me détache délaissant ce que je viens d’être et je vais sans doute devenir à l’étage et résoudre la multiplication du zéro qui à elle seule gobe le monde.
J’ouvre la porte de l’appartement les clefs vont ouvrir le silence qui revient dans ce couloir où tant sont passés avant moi. J’ose croire que ce jour n’a jamais existé. © Fabrice Farre
Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 3.
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La Forteresse PATRICIA LARANCO
(MAURICE-FRANCE)
L’hélicoptère enchaînait les tours le long des pentes immaculées, glacées de la vallée profonde. Inlassablement, il répétait son complet mouvement giratoire audessus de la nappe de brouillard aussi crémeux qu’étincelant d’où émergeaient les lignes de crêtes et les sommets d’un blanc si pur, si virginal qu’il en paraissait proprement surnaturel.
Auréolées d’un lumineux pétillement et plantées dans le ciel azuré, les aiguilles des pics arboraient une beauté hautaine, inaccessible.
Bien que mon cœur fût alourdi par la tristesse et par l’impuissance, je ne pus
Europe - France
résister à l’envie de sortir mon appareil photo de mon balluchon posé au sol et à moitié enfoncé sous mon siège et de me mettre incontinent à en balayer le paysage.
Clic, clac ! Au travers du hublot indifférent, j’essayais de m’approprier le moindre jeu de lumière…C’était toujours cela de pris !
Comme de coutume, je me consolai dans le spectacle de la splendeur. Ici, en l’occurrence, une splendeur sans prix, majestueuse et fulgurante…
Où m’emmenait-on ? De temps à autre, il m’arrivait de regarder non sans nostalgie du côté de la petite troupe de touristes regroupée à l’avant de l’appareil, qui passait son temps à laisser fuser des propos animés, empreints d’une insouciance, d’une gaieté enviables.
Se rendaient-ils compte de ma présence, tassée dans l’ombre, tout au fond du spacieux cockpit ? Et si oui, leur importait-elle ?
Je gageai que non, que des milliards d’années-lumière nous séparaient en dépit de notre proximité physique plutôt trompeuse…Et, soudain, j’eus froid. Comme si l’haleine des hauts sommets et des pentes interminables, lissées de neige et de froidure envahissait l’habitacle pourtant bien chaud, douillettement protégé, aux fins de m’envelopper, de me pénétrer jusqu’à l’os.
Notre nouvelle résidence, au creux des montagnes était pour le moins austère : une sorte de forteresse, très haut dressée sur un éperon rocheux qu’elle épousait, massive, de ses murs abrupts qui affichaient une couleur terreuse et une quasi absence de décorations. KOMANSMAN
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Mais je n’eus pas grand loisir de détailler plus avant ses revêches façades : en un rien de temps, je me retrouvai à l’intérieur ; adieu, tout à coup, le ronronnement obsédant de l’hélice et la sensation d’apesanteur !
Sitôt que la vingtaine de personnes que l’engin avait convoyées se trouva déposée à terre – ou, plus exactement, entre terre et cieux – on nous fit pénétrer pour ainsi dire en trombe dans les entrailles de l’énorme bâtiment.
Nous échouâmes dans une imposante salle de forme rectangulaire, dont la sévérité eut le don de me frapper instantanément : murs unis, nus de pierre rougeâtre, absence à peu près totale de meubles. Un minimalisme monacal, qui dégageait une impression de vacuité fruste, dérangeante. Là-dedans ça résonnait, et ça sentait la roche, l’air, le silence. Cela avait, bien sûr, quelque chose de très intimidant.
Je m’apprêtai à rejoindre le groupe de touristes agglutinés au centre de la salle quand une personne s’approcha de moi, qui avait tout l’air de me vouloir barrer le passage.
Elle m’interpella, peu amène : - Non, vous, pas par ici ! Veuillez, si vous voulez bien, me suivre ! Et, me saisissant par le coude avec une rare énergie, l’individu me fit pivoter puis, sans que j’aie le temps de manifester la moindre réaction ni le moindre réflexe de résistance, me fit sortir, le plus discrètement possible, par une ouverture sans porte qui se dressait un peu plus loin.
Je n’avais posé aucune question…et vite fait, bien fait, je me retrouvai là. Dans ce qui ressemblait à une cellule de moine, au demeurant assez spacieuse.
Mêmes parois rouges délimitant même espace en forme de rectangle. Même désespérante économie de confort et de fioritures.
Très vite s’imposa à moi l’idée obsédante de sortir. Que diable, c’était vrai, j’étais seule au beau milieu de nulle part …Je me sentais abandonnée, punie, reléguée hors du monde.
Mais que faire ? Lorsque je regardais par l’unique fenêtre carrée que ne protégeaient nulle vitre, nuls barreaux ni persiennes d’aucune sorte, je vis qu’elle donnait directement sur un précipice à vous coller la chair de poule.
Il ne me restait plus qu’à ouvrir l’unique porte de ma cellule, une vieille porte voûtée au bois sombre, défraîchi, hérissé d’épines qui paraissait à deux doigts de tomber en poussière. Elle s’écarta de bonne grâce, en grinçant et en raclant le sol de terre battue, après quoi je passai le seuil. n° zéro, juin 2012
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Tout d’abord, j’aperçus un couloir perpendiculaire au rectangle allongé que formait ma « chambre » ; il ne semblait pas avoir de fin. Je m’y enfonçai ; la nudité, le silence étaient absolus.
Je le suivis, craintive, assaillie par la forte, âcre odeur de poussière, laquelle, à plusieurs reprise, me secoua d’éternuements suivis de raclements de gorge. L’air, froid et excessivement sec, obscur, m’ensevelissait telle une chape.
Je cherchais désespérément une bifurcation, une ouverture…il n’y en eut pas durant un temps pesant, que je ne fus pas loin de ressentir comme l’antichambre de l’éternité : ni porte, ni plage de clarté surgie d’une éventuelle fenêtre, ni coursive latérale ; je marchai, toujours, et, le temps passant, je me faisais l’effet d’être un fantôme…Cependant, je savais que je n’avais d’autre choix que celui de marcher, de poursuivre.
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Ma patience extrême se trouva, en définitive, récompensée lorsque je finis par identifier, sur ma gauche, une rupture de continuité dans le long mur. Non sans enthousiasme, je me hâtai d’obliquer dans un couloir perpendiculaire.
La suite ? Ce fut une série de couloirs et de coursives à la ressemblance monotone, qui n’en finissaient pas d’entrecroiser leurs nudités stériles et roides en un morne dédale dont je ne parvenais pas à voir le bout et dont, bientôt, je me dis qu’il devait – sinon, ce n’était pas possible ! – s’étendre sur des vacheries de kilomètres…
Où se trouvait la sortie ? Y avait-il seulement un espoir que je la déniche ? En m’aventurant plus avant, ne risquais-je pas plutôt de me perdre ? Je dus me rendre à l’évidence : mieux valait rebrousser chemin. Consternation. La bâtisse était fichtrement plus grande que je ne l’avais imaginé…Je me sentais vaincue par ses proportions démesurées.
Et pourquoi ne rencontrai-je pas âme qui vive ? Où étaient les autres ? À n’en pas douter, on les avait logés dans la place…oui, mais où ? Et moi, pour quelles raisons m’avait-on ainsi reléguée à part ? Je fus soulevée par une vague énorme d’impuissance et de chagrin. Tandis que je marchais, cette fois en sens inverse, elle fut relayée par de la résignation.
Je repris donc, tête basse, le chemin qui menait à mon austère cellule. Mon sens de l’orientation inné m’aida à retrouver ma voie sans trop d’encombres, chose dont, au passage, j’aurais été bien inspirée de m’étonner ; mais il n’en fut rien, pour la bonne raison que j’étais bien trop abattue…
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Au moment où j’enfilai à nouveau (toujours dans l’autre sens) l’interminable couloir final, celui qui desservait ma « chambre », j’eus la surprise d’aviser, tout au bout, un vague rayon de lueur. Je me fis tout de suite la réflexion que je ne l’avais pas remarqué à l’aller ; mais n’était-il pas très diffus ? Pourtant, si diffus qu’il me semblât, il n’en éclairait pas moins une courte portion du sol de la coursive, dans sa partie la plus obscure, à savoir celle qui se situait bien au-delà de l’ouverture de ma propre cellule, restée béante.
Très intriguée (quoique me méfiant, par réflexe, de l’espoir), je hâtai le pas. Ignorant la porte ouverte en grand de ma cellule qui semblait m’attendre, je me ruai vers le mince rai d’or pâle où neigeait une fine poussière. Là, je tombai sur une deuxième porte, beaucoup plus haute et mille fois plus épaisse que la mienne. Elle était à moitié cachée par un renfoncement du mur. Une petite ouverture carrée, presque une fente, y trouait le bois noir, à hauteur de visage humain…et une odeur s’insinuait, dans le sillage de la clarté : une odeur d’herbe !
Sans davantage réfléchir, je posai ma main sur le loquet. La minuscule poignée de fer forgé de forme irrégulière s’anima. L’épais battant s’ébranla, avec une facilité inattendue. L’air s’engouffra. Un air de montagne. Aigu, râpeux, soûlant d’emblée.
J’en emplis mes narines avec un sentiment de béatitude. Éblouie par la lumière qui forçait l’ouverture, je chancelai. Ce parfum sauvage et vert d’espace, de photon et de chlorophylle était comme une espèce de choc dans le plexus.
Je dus m’ébrouer pour trouver la force de coordonner mes mouvements et d’esquisser un pas. J’avais encore les yeux mi-clos lorsque quelques autres suivirent…
Je me trouvais au bord d’un court talus herbeux et je m’arrêtai net. Bien m’en prit, car, à mes pieds, plongeait un à-pic dont j’étais incapable de distinguer le fond, sans doute parce que celui-ci était dissimulé par une dense couche de brume qui n’était pas sans évoquer de la laine épaisse, chatoyante.
Entre cette étendue nébuleuse et moi, la dénivellation était si casse-gueule que j’en eus un hoquet qui manqua se transformer en un haut-le-cœur. Presque aussitôt après, je me sentis dangereusement happée…comme hypnotisée par ce qui était, ma foi, une sorte d’attraction du vide.
En un geste instinctif, sans pratiquement avoir conscience de le faire, je refermai ma paume et mes doigts autour du frêle tronc ligneux et sinueux d’un arbrisseau qui se tenait juste en bordure du précipice.
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Dans le même temps que ma peur physique refluait légèrement, je laissai mon
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regard errer sur le panorama grandiose, encore que parfaitement inhumain. Mon cœur se serra et des gouttes de sueur froide dévalèrent ma colonne vertébrale lorsque, peu à peu, les détails s’en précisèrent : tapissée d’une herbe assez rase, d’un vert acide tirant sur le jaune, la pente qui dégringolait, en formant un angle des plus improbables tant il était abrupt (peut-être n’excédait-il même pas le 25°), faisait songer à celle d’une colossale pyramide à degrés aztèque. À peu près en son milieu et juste face à moi, entre deux rangées d’arbres aux troncs trapus et noueux qui le séparaient des prés environnants où, de loin en loin, paissaient ce que j’identifiai comme de minuscules silhouettes de vaches et de yacks, je voyais se dérouler en zigzaguant plus ou moins un large escalier dont les marches de pierre follement étroites et aux trois quarts ensevelies sous le gazon et le lichen apparaissaient, comme on s’en doute, totalement impraticables.
Était-ce possible ? Comment allai-je faire pour parvenir à descendre un pareil chemin ? Pouvais-je avoir le moindre espoir d’échapper à la forteresse ? Plus je regardais en bas, plus le vertige m’encerclait, assaillait mon être. Je n’arrivais plus à détacher mes yeux de l’ensemble que formaient les pâturages qui paraissaient suspendus à flanc de ciel, l’étrange escalier plongeant et le reste du monumental gouffre…
Dans le même temps, je me sentais bellement, dramatiquement coincée… Un désespoir à fendre la poitrine monta de mes entrailles. Simultanément, et cependant que je refermais les paupières, un jaillissement tout ce qu’il y a de spontané, d’incontrôlable de très grosses larmes se fraya un passage entre elles et, sans attendre, se métamorphosa en longues traînées qui, après avoir sillonné de leur liquide mes pommettes et mes joues, allèrent au final déposer leur sel au coin de mes lèvres crispées. Le sanglot n’était pas loin. Mais, pour moi, il eût marqué ma reddition définitive. Quelque chose, encore, s’entêtait à m’interdire de me laisser abattre. « Non, me dis-je, ça ne se peut pas…respires un bon coup !...Ouvres les yeux ! ».
Et je suivis cet ordre impérieux que je me lançais à moi-même. Une goulée presque brûlante d’oxygène raréfié dilata mes poumons. Après m’être appliquée à faire le vide en moi, je fis de nouveau front : je rouvris les yeux, avec l’espoir (absurde) que je n’avais fait que rêver. KOMANSMAN
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Mais non. Cette « minute de vérité » ne dissipa en rien l’angoisse. Contre toutes mes attentes (dignes d’une méthode Coué), l’improbable paysage se réimposa à mes rétines.
J’aurais tant voulu qu’il ne soit qu’une illusion ! Ce n’était pas le cas. Aucune fuite devant la réalité n’était plus désormais possible…
L’interminable escalier plongeait toujours de manière aussi violente vers les nuages, qui en dissimulaient l’inaccessible aboutissement. Jamais, je n’en ignorais plus rien à présent, je ne saurais trouver le courage (ou n’aurais la folie) de me lancer sur cette dégringolade de degrés qui menaient on ne savait même pas où.
La partie était perdue d’avance et j’étais, pour ma part, bel et bien prise en sandwich entre deux voies sans issues : le précipice et le labyrinthe vide. © Patricia Laranco
Née en 1955 en Afrique Noire, Patricia Laranco est moitié mauricienne, moitié française. Après avoir effectué des études d’Histoire-Géographie, elle a exercé les emplois d’animatrice, d’employée de bureau et de bibliothécaire (le tout en France). Elle est mère de deux enfants et vit, depuis une trentaine d’années, à Paris. Elle a publié à ce jour 7 recueils de poèmes et a aussi été abondamment publiée dans des revues, anthologies et sur des sites internet francophones. Membre du comité de lecture de la revue parisienne « Jointure » , elle est également critique littéraire et, à ses heures, photographe.
Bibliographie : Recueils : « Les mondes filigranés », Édition La Pensée Universelle, 1976. « Failles dans le divers », auto-édition, 1994. « Sous les yeux des miroirs obscurs », Édition La Cyclade, 1996. « Maison de pages », Préface de Maurice Cury, auto-édition, 1996. « Circonvolutions », Préface de Jean-Claude Rossignol, auto-édition, 2002. « La chaleur mammifère », Préface d’Eric Sivry, Édition D’ici et d’Ailleurs, 2006. « Lointitude », Préface de Jean-Pierre Desthuilliers, Éditions La Jointée, 2009.
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Recueils collectifs et anthologies : « Échanges », Édition La Cyclade, 1997. « Poèmes d’Elles », Édition UDIR (Saint-Denis de la Réunion), 1998. « Anthologie permanente – Livret 5 – Les Poètes Français », Éditions de la Société des Poètes Français, 2001. « Au commencement…l’eau », Édition Résonescences, 2001. « Anthologie : l’Europe » des associations « Rencontres européennes/Europoésie » et « Terpsichore », 2005. Anthologie Europoésie 2006. Anthologie des « Dossiers d’Aquitaine », 2007. Anthologie « Éloge de l’autre », publiée à l’occasion du Printemps des poètes par l’association « Regards » (Nevers), 2008. Anthologie des « Dossiers d’Aquitaine », 2008. Anthologie « Esprits poétiques (2. Le Capital des mots) » d’Hélices Poésie, Éditions Hélices, 2009. Anthologie « Poètes pour Haïti », Éditions L’Harmattan, 2010. Anthologie « Esprits poétiques (4. Sortilèges) » d’Hélices Poésie, Éditions Hélices, 2011. Anthologie poétique « L’Athanor des Poètes 1991-2011 » (auteurs : Jean-Luc Maxence et Danny-Marc), Éditions Le Nouvel Athanor, 2011. Livre d’art Les très riches heures du livre pauvre (auteur : Daniel Leuwers), Éditions Gallimard, 2011.
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László Elek – Varia
© László Elek (Bakony, 2007)
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PMT 17 WALTER RUHLMANN
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Retour de plage, les pieds ensablés par cette poussière de métal, tombée des roches volcaniques. Nous mettons le sac à laver dans la machine et le faisons sécher toute la nuit sur la varangue. Harangue et triste sire, je cire mes pompes sur l'herbe verte un coup d’œil je jette et j'aperçois entre mes doigts de pied un scolopendre s'étendre et se tortiller dans tous les sens du terme. Pause. À quoi bon hurler tu ne pourras pas éviter la morsure sans chaussure à tes pieds. © Walter Ruhlmann (mars 2011)
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PMT 20 À la chèvre des Deux-Sèvres
o h comme je te déteste et j'espère toujours qu'un jour tes talons fléchiront et te feront tomber du haut des escaliers. © Walter Ruhlmann (juin 2011)
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PMT 21
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Le vol est bien un sport local en terre de maore c'est ce que disait la préposée aux sinistres de l'agence d'assurance avec la pub où Charlotte Rampling joue le rôle de la raison dans un cerveau humain.
Voler, dans le sens inverse de l'année dernière, remonter vers notre hémisphère nord, septentrional, estival, alors nous quittons l'hiver austral. Les alizés nous glaçaient encore au sortir du bain sur la plage de N'Gouja.
En vol, nous ne pensons plus à rien d'autre, l'esprit léger, assez léger pour s'envoler vers cet ailleurs, trompeur, celui quitté depuis l'été dernier, été, hiver, tout est à l'envers et c'est un signe précurseur, avant-coureur de ce traumatisme latent, siffleur de nos nuits blanches volées, vol et. © Walter Ruhlmann (juillet 2011)
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PMT 24 Nous avons pris cet autre avion pour un retour en terre austral. Maore nous voilà, tu nous tends les bras.
Nous nous apprêtons à vivre les instants les plus terribles et de surcroît les voitures en feu brûleront sous leurs jets de venin............................................. © Walter Ruhlmann (août 2011)
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PMT 27
L'île s'est cassé la gueule, le rêve s'est effondré, les circonflexes enchevêtrés. © Walter Ruhlmann (septembre 2011)
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PMT 28 Était-ce à N'gouja ? Ou était-ce à Moya ? Tu ne t'en souviens pas. Elle était allongée sur le sable et tu as pensé qu'elle était plutôt seule, qu'elle était isolée, toute déboussolée, qu'elle aurait besoin d'aide, qu'elle aurait besoin d'ailes pour s'envoyer en l'air, pour grimper aux rideaux, atteindre le septième ciel.
Tu lui as proposé de porter son sac, d'aller dans le hamac, de lui passer la crème, de la serrer très fort, de lui montrer tes plus beaux trésors.
Elle a consenti sans hésiter et en retour, tu as hérité d'un nouveau portable, d'un scooter tout neuf, d'une chemise à fleurs, d'une femme au cœur d'artichaut séché, aux fesses adipeuses et replètes.
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Aujourd'hui, ta mémoire, te rappelle cette journée : le sable coloré, son odeur, son aspect, le toucher granuleux et devant le miroir ses étreintes, ses baisers, pourtant rouges et graisseux, sont tout aussi rugueux.
Europe - France
© Walter Ruhlmann (septembre 2011)
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PMT 29 Serrée dans tes saluvas, tu tiens ton enfant par la main dans l'autre un sac de manioc, de riz, de mangues, de cocos.
Sur la tête, un bac de linge lavé aux eaux usées de la rivière
Kwalé. Tu attends un taxi il ne viendra peut-être même pas.
Tu attends sur le bord de la route, sans aucun doute, la tête droite, les yeux clairs, et tu es fière, bwéni, tu es fière.
Cet enfant, où est son père ? En a-t-il un seulement ? Où est passé ton mari ? N'en as-tu qu'un seulement ? Bwéni, tu regardes le ciel, le lagon, les îlets, l'île de l'autre côté, ne regardes-tu pas la marée ? n° zéro, juin 2012
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Je sais tu regardes pour ne pas pleurer, tu regardes pour te protéger.
Et tu sembles si fière, bwéni, tu sembles si fière, avec ce regard droit, ce regard pétrifié.
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© Walter Ruhlmann (septembre 2011)
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PMT 30 Moya1
If I could make it all sublime I would say let's go to Moya. The twin beaches set on the land on the other side –
Nyambo Titi – where the genesis of Mayotte is at your fingers' reach.
The semi moons, the half craters where the ocean splashes and white horses come like sheers.
The turtles land there to lay their eggs in the womb of this white sandy shelter coral dust inside chalk walls like a circus an amphitheatre staging the ether.
Behind this ageless place the full crater
Dziani Zaha – Lake Dziani – where the browns of the land mingle with various shades of blues and greens up the sky down left the stagnant water down right the ocean and the horizon ochre soil all around.
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Extrait du recueil Maore (From Mayotte). La version anglaise de ce poème est parue dans la revue canadienne Magnapoets en janvier 2012.
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Moya where quietness is at rest only disturbed twice a day by the air-planes taking on & off.
Magpies and dogs may feast on chelonian offspring.
Where – at last – anyone can find solace and dream this island is safe.
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© Walter Ruhlmann (octobre 2011)
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PMT 30 Moya
Si je pouvais rendre tout ça Beau je dirais allons à Moya.
Les plages jumelles sur l’île de l’autre côté -
Nyambo Titi où les origines de Mayotte sont à portée de main.
Les demies lunes, les moitiés de cratères où l’océan s’écrase et l’écume s’épand en voile.
Les tortues échouent là pour pondre dans le ventre de cette cache de sable blanc de la poussière de corail entre des murs de craie comme un cirque un amphithéâtre où jouent les éthers.
Derrière ce lieu sans âge le grand cratère
Dziani Zaha le lac Dziani où les bruns de la terre se mêlent aux différents tons de bleus et de verts là-haut le ciel à gauche l’eau stagnante à droite l’océan à perte de vue la terre ocre tout autour.
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Moya où la tranquillité est en paix seulement perturbée deux fois la journée par les avions décollant et atterrissant.
Les pies et les chiens y trouvent des bébés cheloniens à manger.
Où - enfin chacun peut se détendre et rêver que cette île est tranquille.
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© Walter Ruhlmann (octobre 2011)
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PMT 30 Passer de la surprise et de la contemplation des makis du maquis, à la peur, au dégoût, des singes-araignées casquettes sur la tête et tongs aux pieds pendus à nos grilles capables de venir fouiller une fois encore notre plus intime intimité caleçons, chaussettes, bijoux, (non, je ne referai pas le coup des sept exceptions, surtout après les avoir avalées comme des couleuvres, ou plutôt entendues, presque entretenues, au LU2)
Couteaux, fourchettes, cartouches de cigarettes MP3, CD, DVD, APN, PC, K7, le tout bien sûr par la fenêtre.
Fenêtre défenestrée, détachée, grilles arrachées. Cambriolés, une fois de plus, une fois de trop et je sens la vague envahir la varangue et les vases se brisent devant mes yeux mouillés. Je t'ai vu pleurer, hurler, t'effondrer, je m'effondrerai aussi après. © Walter Ruhlmann (septembre 2011)
Walter Ruhlmann est professeur d'anglais. Il publie mgversion2>datura (ex-Mauvaise Graine) depuis plus de quinze ans. Walter est l'auteur de recueils de poèmes en français et en anglais et a publié des poèmes et des nouvelles dans diverses publications dans le monde entier. Il est nominé au prix Pushcart 2011 pour sa traduction en anglais du poème de Martine Morillon-Carreau « Sans début ni fin, ce rêve » publié dans le numéro de janvier 2011 de la revue canadienne Magnapoets. Blog : http://lorchideenoctambule.hautetfort.com
2 Lieu Unique à Nantes, l'ancienne usine Lefèvre Utile.
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Europe - France
Bibliographie : L’orchidée noctambule – Éditions Press-stances, 1995 Rêves de l’ici… – autoédition 1996, réédité et traduit en anglais par mgv2>publishing, 2011 À part ça, quoi d’autre ? – traduction en français du recueil Besides That, What Else ? de Teresinka Pereira – IWA, 1996 Rex et le cyclope – autoédition 1997, réédité et traduit par mgv2>publishing, 2011 Troubadour Nonchalant – Éditions Press-Stances, 1997 Les observatoires nocturnes – autoédition, 1997 L’horizon des peupliers – autoédition, 1998 Devant le monde, le poète – anthologie – Alzieu, 2000 John and His Dogs and Other Poems – traduction en anglais de son recueil Jean et ses chiens accompagné d'autres poèmes écrits en anglais et parus dans la presse anglophone depuis 2005 – mgv2>publishing, 2011 Les chants du malaise – RAL,M numéro 73/74 – Lettres Terres Francophonies, juillet 2011 Theology – traduction en anglais de son recueil Théologie – Blue & Yellow Dog, numéro 7, hiver 2012 The Pendulum Chilblains – traduction en anglais de son recueil Les engelures pendulaires – e.ratio 15, février 2012 Oxydations – L'Être, mars 2012 De Maore – Lapwing, à paraître 2012
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© László Elek (Döbrönte, 2009)
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Eurínome, luna degli inizi PAOLO PEZZAGLIA (ITALIE)
Vergine della notte cosmica, vergine dalle labbra umide e divine,
Eurìnome, per la mia febbre,
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le mie parole come serpenti di fuoco, anche la tua pelle brucia e le tue parole, forse baci scritti su scaglie di madreluna e gettati giù tra i detriti, sono messaggio ora indecifrabile.
Ti ricerco ancora in questa notte di maggio, magica rosa: sei la vita e la morte.
Rinascerò, anche se ancora più cieco, per cercarti, sapendo ormai della perdita ineluttabile, dell’allontanamento abissale verso il più insignificante e remoto ammasso stellare.
Cercherò quindi altrove come bruco, eroe di contorcimenti, virtuoso saltimbanco naturale, per l’ultima prova del saggio, meraviglia del progresso inverso.
O sarò forse liscio scoglio nella risacca buia di mari senza sole, forse nel tuo lucore luna degli inizi, luna delle fini. © Paolo Pezzaglia - Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 7. KOMANSMAN
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Moon of beginnings, moon of endings Virgin of the cosmic night, virgin of the moist, divine lips,
Eurynome, for my fever, my words like snakes of fire, your skin burns also and your words, kisses perhaps written on flakes of mother-moon and thrown down among the dross, are a message that’s now indecipherable.
I look for you still this May night, magic rose: you are life and you are death.
I’ll be born once again, though blinder, to seek you, knowing then of the ineluctable loss, the abyss-like retreat towards the most distant, insignificant cluster of stars.
So I’ll seek elsewhere like a larva, contortion act hero, born virtuoso acrobat, for the sage’s last test, marvel of inverse progress.
Or maybe I’ll be a smooth rock in the dark undertow of sunless seas, maybe in your glow moon of beginnings, moon of endings. © English translation by Peter Levy n° zéro, juin 2012
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László Elek – Varia
© László Elek (M7, Pákozd, 2009)
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© László Elek (2007)
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KOLEKSYON
TEORI
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HAÏTI Les lettres haïtiennes, vivement de la France à l’Italie
Robert Berrouët-Oriol
p. 183-196.
L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives Wesley Jean : Chevaucher le temps entre poésie et radio
p. 177-182.
Toussaint Yves Romel
p. 197-198. p. 199-203.
Stéphanie Melyon-Reinette : Pluralité et mixité
RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma ou l’enfance en détresse
David Mbouopda & Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem
p. 205-216.
Quand l’ailleurs devient un chez soi
Omer Lemerre Tadaha
p. 217-232.
Károly Sándor Pallai
p. 233-242.
HONGRIE Lapoezi kontanporen seselwa : Lalang ek dimansyon pliriyel
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Les lettres haïtiennes, vivement, de la France à l’Italie ROBERT BERROUËT-ORIOL
Robert Berrouët-Oriol – Les lettres haïtiennes
(HAÏTI - QUÉBEC)
Il est des temps de haute-lisse qui se tissent et s’engravent rive gauche de la mémoire… Mon dernier séjour en Europe, à l’aune d’une hospitalité de tous les instants, a été de cette cuvée ‒ et je me réjouis que les Lettres haïtiennes en fussent le faîtage. Avec bonheur, j’ai encore une fois arpenté les venelles du Salon du livre de Paris, Porte de Versailles, du 16 au 19 mars 2012. Auteur invité par la Région Bretagne à la version 2012 de ce Salon, j’y étais, au stand de cette Région, en dédicace pour le livre « Poème du décours » (Éditions Triptyque et Prix du livre insulaire 2010 à Ouessant, France), ainsi que pour la réédition de « L’aménagement linguistique en Haiti : enjeux, défis et propositions » (Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti). D’aucuns posent que le Salon du livre de Paris est l’un des deux plus importants événements mondiaux de ce champ… Alors faut-il parler chiffres ? En bref, ce Salon ‒ qui s’honore de l’hospitalité offerte à une quarantaine de pays cette année ‒, regroupe environ 2 000 auteurs, toutes catégories confondues, campés pour 4 000 séances de dédicaces et plus de 400 conférences, rencontres, animations et débats. Pour sa 32e édition, les organisateurs du Salon attendaient plus de 200 000 visiteurs ainsi que 30 000 professionnels des métiers du livre (libraires, etc.) et 1 200 éditeurs. La littérature japonaise était l’invitée d’honneur du Salon du livre de Paris cette année. Notamment à travers la venue d’écrivains-phare et largement représentatifs de ce qui s’est écrit hier et de ce qui s’écrit aujourd’hui au pays du Soleil levant : Moto HAGIO, Kaori EKUNI, Madoka MAYUZUMI et Kenzaburô OÉ, Prix Nobel KOMANSMAN
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de littérature en 1994. Nul hasard en l’espèce. Les séismes qui endeuillent les nations sont aussi des failles mémorielles traversant les artères et les veines de la littérature. Celle du Japon comme celle d’Haïti. Honneur à la littérature haïtienne Cette année encore nos écrivains ont fait honneur au pays de Jacques-Stéphen Alexis. Et parce que la littérature haïtienne est depuis des décennies polyphonique et hautement transnationale, « métasporique » – j’emprunte ce concept à mon ami le poète et essayiste Joël Des Rosiers ‒, nos écrivains étaient à l’honneur chez leurs éditeurs et sur plusieurs stands amis. Parmi eux, on aura noté Anthony Phelps chez son éditeur parisien Bruno Doucey et à la Librairie du Sud pour sa très récente et magistrale anthologie personnelle « Nomade je fus de très vieille mémoire »; Jean-Robert Léonidas chez Riveneuve Continents pour « Rythmique incandescente »; Joël Des Rosiers pour « Gaia » chez Jasor, Québec Éditions et à la Librairie du Sud; Gary Victor à la Librairie du Sud pour « Saison de porcs »; Dany Laferrière Chez Grasset et Fasquelle ainsi que chez VLB pour « Chronique de la dérive douce »; Lyonel Trouillot chez Actes Sud pour « La belle amour humaine ». Enfin aux portiques de ce Salon du livre, et par l’aimable entremise de mon ami le poète Jean Durosier Desrivières – auteur de « Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources » (Éditions Caractères 2011) ‒, j’ai eu la joie de rencontrer Mme Francesca Palli, gestionnaire et animatrice du fameux portail « Potomitan » (www.potomitan.info), qui offre depuis quelques années une exceptionnelle fenêtre cathodique aux différentes variétés de créoles et aux cultures créoles. Cette rencontre s’est agréablement prolongée lors de la table-ronde tenue au théâtre de l'Échangeur à Bagnolet, en banlieue parisienne, rencontre à laquelle le poète Jean Durosier Desrivières avait convié Gary Victor, « l’écrivain le plus populaire et le plus lu en Haïti » selon mes sources, ainsi que Guy Régis Jr sur le registre de la traduction françaiscréole. Gary Victor est un romancier-phare de la littérature haïtienne contemporaine : son roman « À l’angle des rues parallèles » a obtenu le prix de fiction du Livre insulaire à Ouessant, en 2003, tandis que le prix RFO 2004 lui a été décerné pour son titre n° zéro, juin 2012
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« Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin ». Animateur d'ateliers d'écriture, traducteur, connu notamment pour sa traduction en créole de « Le Petit prince » d'Antoine de Saint-Exupéry, Gary Victor a aussi obtenu le Prix Casa de las Americas 2012 dans la catégorie littérature caribéenne en langue française ou créole pour son roman « Le sang et la mer » publié à l’automne 2010 aux Éditions Vents d’ailleurs. Pour sa part, Guy Régis, auteur, comédien, poète, traducteur, metteur
Robert Berrouët-Oriol – Les lettres haïtiennes
en scène et vidéaste, est actuellement en résidence d’écriture au théâtre de l'Échangeur ‒ résidence soutenue par le Conseil régional d’Île de France. Téméraire et innovant traducteur en créole de Maeterlinck, Camus et Koltès, il poursuit, en cette résidence d’écriture, son ambitieuse traduction en créole de l’œuvre de Marcel Proust « À la recherche du temps perdu ». Lauréat du Prix Jean Brierre en 2000, et du Prix international de poésie (Port-au-Prince et Dakar), pour son long poème « Le Temps des carnassiers », Guy Régis Jr a également réalisé deux courts métrages expérimentaux, « Blackout » et « Pays sauve qui peut » (2002). Il est également l'auteur d'une traduction en créole du roman d'Albert Camus « L’Étranger » paru aux Presses nationales d'Haïti en 2008. OBSERVATION MAJEURE : je retiens de cette édition du Salon du livre de Paris que
l’Institut français et son incontournable et très achalandé stand, Cultures Sud, a été cette année encore l’un des plus importants carrefours de diffusion des littératures du Sud produites ou traduites en français. Comme l’an dernier, Cultures Sud a accueilli et soutenu les écrivains haïtiens avec cette festive hospitalité dont seuls sont capables les vrais lecteurs et passeurs de littérature. Embrasser Rome et (re)naître Seconde gésine, j’ai séjourné à Rome et à Naples, du 21 au 24 mars 2012, à l’invitation conjointe de la Délégation générale du Québec à Rome et de l’Ambassade d’Haïti en Italie, de concert avec les missions diplomatiques francophones accréditées à Rome. Ces deux représentations diplomatiques (de ma terre native et de ma terre d’enracinement) m’avaient en effet convié, à titre de KOMANSMAN
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Poète et de linguiste, à participer aux tables-rondes des fameuses « Journées romaines de la Francophonie ». Contexte : le 20 mars de chaque année la Journée internationale de la Francophonie est célébrée à l’échelle de la planète. Elle vise à sensibiliser le public international à la diversité et à la richesse culturelle des pays francophones ou ayant le français en partage. Á l’occasion de cette célébration, le Groupe des chefs des missions francophones à Rome organise les Journées romaines de la Francophonie, du 16 au 23 mars 2012, et ces journées aux multiples activités sont assorties d’une table-ronde. Ainsi, le 21 mars 2012 j’ai participé à la table ronde « Le langage des jeunes francophones, c koi?* ‘’ à laquelle a pris part le Commissaire général du Forum mondial de la langue française 2012, le Québécois Michel Audet, ainsi que des linguistes et spécialistes de différents pays. Il s’agissait d’échanger, de dialoguer sur « l’évolution de la langue française et ses variétés d’utilisation chez les jeunes générations ». Cette table ronde s’est aussi tenue le lendemain à l’Université « L’Orientale » de Naples. Pour bien cibler mon propos aux tables-rondes de Rome et de Naples ‒ qui, ensemble, ont réuni environ 200 participants ‒, j’ai caractérisé la situation linguistique haïtienne sur quatre axes : 1. un patrimoine linguistique national historiquement constitué en partage inégal, adossé à l’institution de l’usage dominant du français et à la minorisation institutionnelle du créole à l’échelle nationale ; 2. une exemplaire insuffisance de provisions constitutionnelles au regard de l’aménagement linguistique, insuffisance en phase avec le déni des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens ; 3. l’inexistence ‒ conséquence du déficit de vision et de leadership de l’État ‒, d’une politique linguistique publiquement énoncée et promue, préalable à la mise en œuvre d’un plan national d’aménagement des deux langues haïtiennes ;
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4. la perduration d’une École haïtienne à deux vitesses qui engendre l’exclusion sociale, qui pratique la discrimination linguistique en contexte d’échec quasi-total des trois réformes du système éducatif haïtien à 80% gouverné et financé par le secteur privé national et international. C’est donc dans ce cadre conceptuel que j’ai situé « l’évolution de la langue française et
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ses variétés d’utilisation chez les jeunes générations » : j’ai mis en évidence le fait que, dans la « Francocréolophonie haïtienne », l’on ne saurait valablement diagnostiquer « l’évolution de la langue française » chez les jeunes Haïtiens en dehors de la vision centrale de l’aménagement de nos deux langues officielles. Et j’ai formulé le vœu que la Francophonie institutionnelle puisse être solidaire de manière innovante avec la « Francocréolophonie haïtienne », en particulier dans la perspective de la refondation du système éducatif haïtien et quant aux défis qui nous attendent en ce qui a trait à la généralisation de l’utilisation du créole, dans la totalité du système éducatif national, aux côtés du français et à parité statutaire avec le français. Ma participation aux Journées romaines de la Francophonie s’est achevée lors du cocktail donné le 23 mars 2012 par l’ambassade d’Haïti à Rome. J’en garde un souvenir précieux tant le raffinement, l’élégance, l’hospitalité et l’efficacité professionnelle du personnel de nos deux ambassades (près le Saint-Siège et près l’Italie) se sont avérés tout naturellement à la hauteur de ces « Journées romaines de la Francophonie ». Le temps d’une réflexion ouverte, je me suis mis à rêver que nos représentations diplomatiques outre-mer puissent un jour être dotées d’un personnel aussi compétent, hautement professionnel et efficace que celui en poste en Italie… Car ce cocktail, bellement festif, avait le panache des grandes célébrations préparées avec soin et soucieuses de donner une image positive d’Haïti : exposition de sculptures, de fer forgé, de peintures et d’objets d’artisanat; dégustation de plats traditionnels haïtiens; exposition de livres et de revues haïtiens ; exposition des récentes créations vestimentaires de la designer italohaïtienne Stella Maria Novarino Jean… KOMANSMAN
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La séquence littéraire de ce cocktail a été brillamment introduite par l’Haïtienne Marie Helène Laforest, professeure de lettres caraibéennes à L’Università degli Studi di Napoli « L’Orientale » : elle a su circonscrire la poétique de Robert Berrouët-Oriol ainsi que le projet esthétique de Dany Laferrière. Le clou de cette soirée : la récitation d’extraits de mes livres « En haute rumeur des siècles » et « Poèmes du décours » en complicité et aux côtés de l’ami Dany Laferrière lisant des extraits de « L’énigme du retour » (Éditions du Boréal, Éditions Grasset, Prix Médicis 2009). Plusieurs personnes de l’assistance, Italiennes, Haïtiennes et Françaises, m’ont confié en avoir été combien émues… Mon séjour en Italie s’est éteint le 24 mars 2012 par une visite guidée de la Cité du Vatican, de ses jardins et de ses musées. Mais comment dire le torrentiel éblouissement esthétique que l’on ressent à la Chapelle Sixtine ou devant cette œuvre immortelle de Michel-Ange, « La Creazione dell’uomo » ? Comment donc verbaliser l’émotion d’une âme païenne, la mienne, à chaque carrefour de Rome, ville-musée offrant avec volupté la diversité de son architecture et de ses cuisines régionales et ville pourtant branchée sur la modernité du XXIe siècle ? D’évidence, il faut réembrasser Rome, ses ruines, ses palais, ses dédales de sous-sols aux relents archéologiques, le grouillement ruche de ses venelles, ses innombrables musées au participe passé comme au subjonctif présent et (re)naître pour en dire l’extraordinaire incipit…
© Robert Berrouët-Oriol (Montréal, le 4 avril 2012) Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 77.
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L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives Table-ronde, Association des enseignants haïtiens du Québec (AEHQ) Montréal, le 16 octobre 2011 (version revue le 14 février 2012)
ROBERT BERROUËT-ORIOL (HAÏTI - QUÉBEC)
Pour contribuer de manière constructive à la réflexion de la table-ronde d’aujourd’hui dont le thème est « L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives », je caractériserai la situation linguistique haïtienne sur quatre axes principaux. Ces quatre axes analytiques constituent la charpente à partir de laquelle notre vision est construite, et cette vision légitime donne lieu à une perspective centrale – l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti à l’échelle du pays tout entier. Et c’est à partir de cette
vision centrale que
j’interrogerai le sous-ensemble « aménagement des langues officielles dans le système éducatif national ». Le fil conducteur de ma pensée sera donc le suivant : l’État haïtien doit-il adopter sa première législation contraignante en matière d’aménagement linguistique afin de légitimer et d’encadrer l’aménagement et du créole et du français dans le système éducatif national, de la maternelle à l’enseignement secondaire, universitaire et technique ? La démarche analytique1 que je souhaite partager avec vous expose la configuration linguistique haïtienne dans les termes suivants : 1. un patrimoine linguistique national historiquement constitué en partage inégal, adossé à l’institution de l’usage dominant du français et à la minorisation institutionnelle du créole à l’échelle nationale ;
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2. une exemplaire insuffisance de provisions constitutionnelles au regard de l’aménagement linguistique, insuffisance en phase avec le déni des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens ; 3. l’inexistence ‒ conséquence du déficit de vision et de leadership de l’État ‒, d’une politique linguistique publiquement énoncée et promue, préalable à la mise en œuvre d’un plan national d’aménagement des deux langues haïtiennes ; 4. la perduration d’une École haïtienne à deux vitesses qui engendre l’exclusion sociale, qui pratique la discrimination linguistique en contexte d’échec quasitotal des trois réformes du système éducatif haïtien à 80% gouverné et financé par le secteur privé national et international.
1.
Un patrimoine linguistique national historiquement constitué en partage inégal, adossé à l’institution de l’usage dominant du français et à la minorisation institutionnelle du créole à l’échelle nationale. Dans les dictionnaires usuels de langue, l’étymologie du terme « patrimoine » renvoie à « biens de famille », « héritage d'une collectivité, d'une communauté ou d'un groupe (par ex. patrimoine littéraire), ou encore à « ce que l'on transmet d'une génération à une autre (par ex. héritage culturel)». Haïti est riche d’un patrimoine linguistique comprenant le créole, langue parlée par la totalité de ses locuteurs natifs, et le français, langue très minoritairement maternelle et majoritairement seconde et apprise à l’école par environ 25% de la population2. Au même titre que le patrimoine architectural, littéraire et musical, le patrimoine linguistique, « bien de la nation et héritage commun à tous les locuteurs » unilingues et bilingues, a une histoire et s’exprime tant à travers ses corpus oraux et écrits que dans des institutions et des textes fondateurs. Ainsi, rédigé et proclamé uniquement en français, l’Acte de l’Indépendance du premier janvier 1804 appartient au patrimoine linguistique et littéraire du pays et il peut être considéré comme étant au fondement de la première intervention implicite de l’État dans la vie des langues en Haïti. En instituant le nouvel État en 1804, les Pères de la nation, auparavant officiers de l’armée française, n° zéro, juin 2012
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ont institué un usage dominant de la langue française – sans toutefois la proclamer langue officielle ‒, dans toutes les sphères de l’Administration publique, dans les relations entre l’État et ses administrés et dans les embryons du système scolaire hérité de la France. Le passage d’une société esclavagiste et coloniale à une République indépendante de la France s’est donc effectué dès les premiers instants sur le mode du refoulement et de la minorisation de la langue maternelle des nouveaux libres, le créole, vers les mornes et dans le système de plantations reconstitué presque à l’identique pour répondre aux exigences de la centralisation administrative du pays et aux besoins de la militarisation à grande échelle du nouvel État encore menacé par l’Europe esclavagiste. De 1804 à 1987, la configuration des rudes rapports économiques et sociaux du pays, d’abord sur le mode de la servilité semi-féodale puis sur celui d’un capitalisme import-export prédateur, a permis la reproduction d’une société de castes et de classes ancrée dans l’exclusion sociale, l’exil dans sa langue et dans « l’en-dehors » de la majorité paysanne créolophone, l’accaparement des pouvoirs économique et politique par les « ayants droit » d’un système verrouillé dès 1804, ainsi que le maintien de l’usage dominant du français dans les appareils d’État, dans l’École de la République, dans l’administration de la justice et dans les autres sphères de la vie de tous les jours. En 1918, pour la première fois de l’histoire nationale, un statut constitutionnel est accordé à l’une des deux langues du
pays : le français est
proclamé langue officielle dans la nouvelle Constitution ‒ rédigée à Washington, sous occupation américaine d’Haïti. Le partage inégal du patrimoine linguistique haïtien par la minorisation historique et de fait du créole, « langue qui unit tous les Haïtiens », prend formellement fin ‒ je dis bien formellement fin ‒, avec la Constitution de 1987 qui accorde le statut de langue officielle et au français et au créole. S’il est convenu d’admettre qu’il s’agit là d’une indéniable conquête historique de la nation haïtienne, il est également établi que cette Constitution de 1987 n’a pas résolu d’un coup de baguette magique la question de l’usage dominant
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du français et de la minorisation du créole dans une société qui n’a pas encore fait sienne la notion de droits linguistiques au titre d’un droit constitutionnel reconnu.
2.
La perduration d’une École haïtienne à deux vitesses qui engendre l’exclusion sociale, qui pratique la discrimination linguistique en contexte d’échec quasi-total des trois réformes du système éducatif haïtien à 80 % gouverné et financé par le secteur privé national et international. En dépit de la réforme Bernard de 1979 qui a, ‒ avec un lourd handicap de compétences et instruments didactiques préalablement bâtis ‒, introduit le créole comme langue enseignée et langue d’enseignement dans notre système éducatif, l’École haïtienne, lieu de la transmission et de la reproduction des savoirs et des connaissances, assure cette transmission et cette reproduction non pas dans la langue maternelle et usuelle des apprenants, le créole, mais plutôt dans une langue, le français, qui leur est seconde et qu’ils doivent acquérir en même temps que lesdites connaissances. C’est bien à cette enseigne que réside, parmi d’autres qui lui sont liées, la cause première du naufrage à la fois didactique et citoyen de notre système éducatif national. Aujourd’hui, en Haïti, malgré les trois « réformes » successives du système éducatif ‒ à savoir la Réforme Bernard de 1979; le PNEF (Plan national d’éducation et de formation) de 1997-1998 ; la Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous de 2007 ‒, l’enseignement du créole et en créole demeure très limité et s’effectue selon un rapiéçage de « méthodes » diverses. Le matériel didactique de qualité pour l’enseignement du créole et en créole est dérisoire, peu diffusé et fait encore très largement défaut à l’échelle nationale. Et l’enseignement du français langue seconde demeure la plupart du temps traditionnel, lacunaire, inadéquat, sans lien avec la culture et les réalités du pays et, à terme, cet enseignement aboutit à la reproduction de la sous-compétence linguistique des élèves et des étudiants. La plupart des analystes du système éducatif haïtien s’accordent à dire qu’un très grand nombre d’élèves qui parviennent à achever leurs études secondaires ne maîtrisent ni le créole ni le français à l’aune de la compétence écrite et orale… Ce n’est pas parce que ces n° zéro, juin 2012
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élèves sont des locuteurs natifs du créole qu’ils seraient, à priori, compétents dans la maîtrise du créole… Ce qu’il faut rigoureusement prendre en compte, c’est que l’offre scolaire actuelle – que l’État, d’ailleurs, ne contrôle qu’à environ 10% ‒, est largement insuffisante, « rapiécée », inadaptée, essentiellement sous-qualifiée tant pour les matières du cursus général qu’au plan de la didactique des deux langues officielles, et elle ne permet pas aux enfants haïtiens d’accéder à une scolarisation de qualité. En dépit des conquêtes réelles du créole dans les médias3, qui pourraient donner l’illusion d’un aménagement irréversible de cette langue en Haïti, la configuration sociolinguistique de l’École haïtienne est donc encore enchâssée dans les mêmes traits définitoires qui produisent les mêmes effets : le système éducatif national accorde encore une place secondaire et accessoire au créole et enfante un nombre élevé d’échec et de déperdition scolaires. Aujourd’hui, dans le secteur public de l’éducation, l’État haïtien assure une offre scolaire limitée et de qualité souvent médiocre dans un système d’exclusion linguistique. La sous-qualification des enseignants et l’obsolescence des structures et programmes de l’École haïtienne dirigée et financée à 80% par le secteur privé, les ONG nationales et internationales, ainsi que la quasi-absence d’outils didactiques standardisés et de haute qualité en créole ou dans les deux langues nationales, demeurent les caractéristiques principales du système. En ce qui a trait à la coexistence inégale du créole et du français dans les salles de classe, ce diagnostic se confirme dans la totalité de notre système scolaire ‒ (à ce sujet, voir entre autres « La situation de l’enseignement du français à l’Université d’État d’Haïti », par Renauld Govain et Hérold Mimy, Faculté de linguistique et IRD, juin 2006). Un tel diagnostic explique et éclaire le quasi-échec des trois réformes de ce système. Pire : les trois réformes se chevauchent, sont parfois menées en parallèle dans certaines écoles, ou encore sont taillées à la pièce par d’autres écoles en fonction de leurs clientèles ou de leur niveau de « borlettisation » dans un contexte où le Ministère de l’Éducation, lui-même mis sous perfusion financière par l’aide KOMANSMAN
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internationale, ne gouverne et ne contrôle qu’une faible partie du système (environ 10%). Il faut aujourd’hui oser prendre la mesure du fait que l’État haïtien se trouve à hauteur de 90% en dehors de la gouvernance d’un système éducatif financé et administré par le secteur privé de l’éducation avec lequel il aura à négocier la généralisation de l’utilisation du créole à parité statutaire avec le français. Deux études distinctes confortent pareille analyse. D’abord celle de Louis-Auguste Joint (« Système éducatif et inégalités sociales en Haïti », l’Harmattan, 2006) qui pose très justement que « (…) jusque dans les années 1980, l’école haïtienne jouait le rôle traditionnel du tri et de la reproduction des “élites” ». De la première année primaire à la classe de philosophie, l’école était une énorme machine d’exclusion. Selon Bernard Salomé [1984], à la veille de la réforme éducative de 1979, “Sur 1 000 enfants d’une génération, 26 [seulement] obtiennent la seconde partie du baccalauréat”. » Ensuite celle de la Commission présidentielle sur l’éducation, le GTEF (« Façonnons l’avenir », Port-au-Prince, mars 2009), qui se lit comme suit : « En établissant la pyramide que représente actuellement le système éducatif haïtien, à partir des effectifs d’élèves entrant en 1ère année du Fondamental et ceux retrouvés à la fin du secondaire, on constate qu’il y a très peu d’entre eux qui ont pu parcourir avec succès tous les cycles d’enseignement. En effet, sur chaque 100 élèves qui entrent en 1ère année fondamentale, seulement 8 d’entre eux ont atteint la classe de philo. » On retiendra donc, avec l’analyse de ce segment de la configuration sociolinguistique d’Haïti, qu’il n’existe pas encore un plan d’aménagement et de didactique des deux langues officielles en salle de classe – alors même que la Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous de 2007 en énonce des embryons ‒, et que le patchwork linguistique qui continue d’avoir cours dans la transmission des savoirs et des connaissances dans notre système éducatif national constitue, in fine, l’une des principales causes de l’échec de l’École haïtienne.
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Reconstruire ou refonder l’École haïtienne ? « L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives ». À cette formulation j’ajoute volontiers, mais avec votre permission, son nécessaire complément : mais de quelle École haïtienne s’agit-il ? Est-il question d’une École citoyenne moderne et de qualité, en phase avec les droits linguistiques de la totalité de la population haïtienne ? Au cœur de cette réflexion, je soumets à votre attention qu’il est tout à fait inutile et contre-productif de poser la problématique de la « reconstruction » de l’École haïtienne uniquement en termes physiques (les bâtiments), ou selon les termes de référence de la traditionnelle « assistance » internationale vite accourue le 12 janvier 2010 au chevet de la nation en détresse puis repliée sans états d’âme sur ses dossiers de « crise économique » au détriment de l’expertise nationale… À vouloir encore « faire du neuf avec du vieux », les mêmes causes ne peuvent produire que les mêmes effets. À mon sens, et selon mon expérience dans l’enseignement en Haïti – à la Faculté de linguistique de l’Université d’État d’Haïti et à l’Université Quisqueya ‒, il est tout à fait illusoire, voire suicidaire, de se fourvoyer à vouloir « reconstruire » à l’identique une École haïtienne, une Université haïtienne à l’échec si souventes fois diagnostiqué sous toutes les coutures ‒ École et Université qui, aujourd’hui, sont incapables de répondre à une massive demande scolaire et académique tant au plan qualitatif qu’au plan quantitatif. L’État haïtien étant luimême en situation d’échec scolaire. Avant 1957 et jusqu’à environ 1970, l’École haïtienne formait principalement des écoliers et des étudiants issus des diverses couches urbaines plus ou moins « bilingues » et plus au moins « aisées » de Portau-Prince et des grandes villes du pays. Cette École haïtienne répondait plus au moins à leurs besoins scolaires et académiques dans un système pour l’essentiel francophone et linguistiquement élitiste. Sous la sanglante dictature des Duvalier, la migration forcée de centaines de milliers de paysans des provinces vers la capitale à partir des années 1957 a durablement modifié la configuration du tissu urbain de Port-au-Prince (40 % de la population du pays), irriguant les quartiers KOMANSMAN
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populaires, les bidonvilles et les quartiers résidentiels de dizaines de milliers de cohortes d’écoliers et d’étudiants qui allaient transformer et le mode d’occupation de l’espace urbain et les caractéristiques de la demande scolaire au cours des années 1960 - 1970. Durant cette même période, ce sont des milliers de cadres de l’École haïtienne (enseignants, professeurs, médecins, avocats, etc.) qui gagnent l’exil pour échapper aux rafles mortifères de la dictature duvaliériste, privant ainsi le système éducatif de ressources professionnelles essentielles et déclenchant dès lors son entrée dans une sous-qualification accélérée dont il ne s’est toujours pas relevé. On retiendra enfin que dès les années 1970, la majorité des élèves et des étudiants du système scolaire haïtien provenait des couches populaires unilingues créolophones aux prises avec un apprentissage à la fois de la langue française et celui concomitant des connaissances dispensées dans cette langue seconde apprise à l’école. Pour résumer : dès cette époque, l’École haïtienne n’est plus celle des différentes couches de la petite et de la moyenne bourgeoisie bilingue français-créole : elle est celle de centaines de milliers d’écoliers issus de toutes les couches créolophones du pays produisant une demande scolaire différenciée et autrement positionnée au plan sociolinguistique et didactique. Dans une telle configuration, comment donc penser « L’école en créole, [ou] en français, [ou] dans les deux langues officielles du pays ? En octobre 2011, nous sommes en présence : a) d’un système éducatif sous-qualifié, extraordinairement sous-équipé au plan pédagogique et de la didactique des langues, au personnel lui-même largement sous-qualifié aussi bien en créole qu’en français, tant dans la dispense de l’enseignement des langues qu’en la dispense des connaissances générales et spécialisées dans les deux langues officielles du pays ; b) d’un État en situation de déficience attestée de leadership dans le champ de l’éducation scolaire et de l’aménagement des deux langues officielles dans toutes les structures de l’éducation nationale ;
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c) d’un État qui ne contrôle qu’environ 10 % du système éducatif national, ces 10 % étant encore tributaires de l’aide internationale pour la réalisation de la mission régalienne du même État. Dans ce contexte, il est irréaliste et contre-productif de croire qu’il est possible de passer en Haïti, du jour au lendemain ‒ de manière volontariste et en une extraordinaire ‘’fuite en avant’’ aux conséquences dommageables ‒, au « tout en créole tout de suite4 ». De ce point de vue, il est également essentiel de rompre avec un certain « aventurisme linguistique » en contribuant à libérer la problématique des langues en Haïti de l’enfermement idéologique dans lequel elle se trouve régulièrement enchaînée par certains discours identitaires, sectaires et populistes, invariablement « fondamentalistes » et giratoires, pour enfin, aux portes de 2012, oser passer à l’essentiel. Ainsi, bien au-delà du rituel des « conférences » et autres fort utiles « colloques » post-séisme, on serait bien avisé de contribuer désormais à un accompagnement novateur et mesurable de l’État sur le chantier des langues. Mieux : il faudrait également rompre avec la « culture ONG », qui consiste à remplacer l’État sinon à l’affaiblir davantage au fil et au défilé des désastres nationaux… Pour aller à l’essentiel : au cœur des instances décisionnelles de l’État, en interpellant l’Exécutif et le Législatif, tout en les accompagnant sur la voie pionnière d’une législation linguistique contraignante. Car œuvrer à l’établissement de l’État de droit c’est aussi mettre à l’ordre du jour l’effectivité des droits linguistiques de tous les Haïtiens, sans exclusive, alors même que cette notion, les droits linguistiques, est encore relativement inconnue sur les terres de Dessalines et de Toussaint Louverture. Je m’explique. La Constitution de 1987, qui donne au créole et au français le statut de langues officielles, autorise la mise sur pied d’un système éducatif bilingue créolefrançais en Haïti par l’adoption au Parlement haïtien, dans un futur proche, il faut le souhaiter, de la première loi sur l’aménagement linguistique consacrant l’effectivité de la parité statutaire du créole et du français (sur le bilinguisme français-créole, voir KOMANSMAN
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l’article de Fortenel Thelusma dans Le Nouvelliste de Port-au-Prince, 7 octobre 2011 : « L’aménagement linguistique en Haïti et le bilinguisme français-créole »). En clair : l’article 5 de la Constitution de 1987 est au fondement du droit de tous les Haïtiens d’être éduqués ET en créole ET en français. Telle est notre vision : nous entendons contribuer, dans la perspective de la « convergence linguistique », à AMÉNAGER EN MÊME TEMPS LES DEUX LANGUES OFFICIELLES D’HAÏTI dans l’espace public des relations entre l’État et les citoyens, dans les médias, dans le système judiciaire et dans la totalité du système éducatif (de la maternelle à l’enseignement universitaire et technique) par l’effectivité du droit à la langue, par la promotion sans exclusive des droits linguistiques de tous les Haïtiens, par la parité statutaire obligatoire des deux langues officielles du pays au moyen d’une politique nationale d’aménagement linguistique contraignante et la création d’une forte structure étatique d’exécution de cette politique d’État. Dans cette optique, avec clarté, force et conviction, je dis OUI à l’École haïtienne ET en créole ET en français, partout en Haïti, à tous les niveaux, tant dans le secteur privé que dans le secteur public, et cette perspective centrale ouvre la voie à l’effectivité du droit constitutionnel de tous les Haïtiens d’être éduqués dans les deux langues officielles du pays. J’assume qu’une compétente généralisation de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif haïtien est un choix de société légitime et irréversible qui doit être très sérieusement préparé et porté par l’État dans le cadre contraignant et obligatoire de la première loi d’aménagement linguistique que le Parlement aura à voter. Du même mouvement, j’assume qu’il est contre-productif et irréaliste de « mettre la charrue avant les bœufs », de se lancer tête baissée dans le « tout en créole tout de suite5 » alors même que le système éducatif national ne dispose toujours pas d’un corps d’enseignants qualifiés et certifiés en créole à l’échelle du pays tout entier, et qu’il ne dispose même pas du matériel didactique créole de qualité dans toutes les matières enseignées pour le faire, tant dans les écoles de la République que dans nos universités. Il y a là un vaste chantier terminolinguistique – de production d’ouvrages scientifiques et techniques en créole dans tous les domaines ‒, et didactique – de production de manuels et de supports n° zéro, juin 2012
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en créole ‒, à conceptualiser et à mettre en route dès maintenant et qui, à contrecourant de tout ‘’aventurisme linguistique’’, devra crédibiliser la généralisation de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif à parité statutaire avec le français. De manière liée, il me semble également hasardeux de créer dès demain matin une « Académie créole » au cœur du fragile dispositif institutionnel de l’Université d’État d’Haïti qui, pour ses 24 000 étudiants, ne reçoit que 0,6 % du budget national et dont le parent pauvre est depuis toujours, au plan budgétaire, la Faculté de linguistique. Je précise davantage ma pensée sur la question de « l’Académie créole » : peu de linguistes haïtiens estiment prioritaire la création de « l’Académie créole » aujourd’hui en Haïti. Déjà, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste de Port-au-Prince daté du 27 octobre 2004 consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA). Nous n'avons pas besoin d'Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s'occupent de la langue créole"6». Dans un texte plus récent, « Déménagement linguistique7», le linguiste Yves Dejean a réaffirmé son opposition à la création de cette « Académie créole » comme, d’ailleurs, il s’oppose à toute intervention de l’État dans la planification des deux langues officielles du pays dans le champ éducatif alors même qu’il plaide, ailleurs, pour que ce même État s’applique à bannir le français (« langue étrangère » en Haïti, selon lui) du système éducatif pour n’y appliquer que l’unilinguisme créole. Pour sa part, le linguiste Hugues St-Fort, auteur d’un remarquable livre, « Haïti : question de langues, les langues en question8 », arguments historiques et linguistiques à l’appui, répond « non » à la question ‘’avons-nous besoin d’une « Académie créole » en Haïti’’. De mon côté, et en accord avec la position de Hugues St-Fort, je soutiens qu’il y a lieu d’être réservé tout en appuyant le principe constitutionnel de la création de « l’Académie créole » : mon appui à ce principe sera validé à l’avenir lorsque l’État haïtien se sera au préalable emparé, au plan législatif, de la question des deux langues officielles – « l’Académie créole » devant être assujettie à la future et KOMANSMAN
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première loi de l’État haïtien portant spécifiquement sur l’aménagement des deux langues officielles du pays. Je le dis en pleine lumière : la Constitution de 1987 n’accorde aucun pouvoir normatif et prescriptif à la future « Académie créole ». Dès lors, une « Académie créole » aux statut et mandat uniquement déclaratifs ‒ qui n’est pas subordonnée à une loi d’aménagement linguistique, qui n’a aucun pouvoir jurilinguistique d’intervention dans le système éducatif, bref, qui est au sens strict de l’aménagement linguistique sans pouvoir législatif et normatif quant à l’emploi des langues officielles dans l’Administration publique ‒, cette « Académie créole » risque de reproduire la saga cosmétique de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation. Je le dis tout net : une « Académie créole » sans mandat jurilinguistique et normatif découlant d’une loi sur l’aménagement des langues officielles du pays, et qui ne peut contraindre légalement l’État à agir sur l’aménagement des langues en Haïti, et qui risque d’être marginalisée dans les anémiques effluves du budget scandaleusement insignifiant de l’Université d’État d’Haïti, cette « Académie créole » signera son implosion ad nauseam dans les contes et comptines d’un discours ‘’nationaliste’’ autoréférentiel, loin des sciences du langage, sans emprise mesurable sur les droits linguistiques de tous les Haïtiens et loin de la refondation du système éducatif national… Je reprends le fil abécédaire de ma pensée : de manière réaliste et en toute rigueur, il faut donc viser le long terme, préparer le terrain, instituer le cadre légal, c’est-à-dire le cadre jurilinguistique d’une intervention ordonnée de l’État à l’échelle du pays tout entier et singulièrement dans le système éducatif. À mois de vouloir s’enchaîner à d’académiques vœux pieux en rejouant la carte cosmétique et infertile de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation, il s’agit de prendre à bras le corps, dès maintenant, la question de l’aménagement de nos deux langues officielles et d’innover de manière mesurable par L’ÉLABORATION ET LA MISE EN ŒUVRE D’UNE POLITIQUE LINGUISTIQUE D’ÉTAT CONSIGNÉE DANS UNE LOI CONTRAIGNANTE ET DES RÈGLEMENTS D’APPLICATION.
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Dès lors que l’État haïtien aura adopté sa première législation contraignante en matière d’aménagement linguistique, c’est dans le cadre général de l’aménagement des deux langues haïtiennes à l’échelle du pays que nous pourrons fonder une École de l’équité linguistique qui donnera toute sa place à l’aménagement ET du créole ET du français dans la totalité du système éducatif national, de la maternelle à l’enseignement secondaire, universitaire et technique. Et c’est en conformité avec cette perspective et en subordination à ce cadre conceptuel et jurilinguistique qu’il faudra ÉLABORER, TESTER, AGRÉER, NORMALISER ET DIFFUSER LES PROGRAMMES, LES MÉTHODES ET LES OUTILS DIDACTIQUES CRÉOLES ET CRÉOLES-FRANÇAIS conçus dans le droit fil d’une vision centrale de la refondation d’un système éducatif citoyen et en phase avec la culture haïtienne. © Robert Berrouët-Oriol Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 77. NOTES Dans cette version écourtée et remaniée de ma communication, je n’ai conservé que deux axes analytiques. 1
Robert Berrouët-Oriol et al. (2011). L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions (Éditions du Cidihca, et Éditions de l’Université d’État d’Haïti. Montréal/Port-au-Prince) : « En Haïti, où aucun document officiel de l’État haïtien ne l’a encore établi, différents acteurs du système éducatif estiment qu’entre 10 et 25% de la population est bilingue au sens où cette portion de la population parle couramment créole et maîtrise en même temps le français à des degrés divers. Pour sa part, le Trésor de la langue française du Québec consigne ceci : « Environ 18 % des haïtiens parlent le créole et le français (à divers degrés). (…) La république d’Haïti est donc juridiquement bilingue avec le français et le créole comme langues officielles. En vertu de cette proclamation, les deux langues devraient, en principe, être employées dans tous les organismes de l’État. En réalité, le bilinguisme d’Haïti relève plus du symbole, puisque la Constitution a été rédigée uniquement en français ». 2
Berrouët-Oriol et al., op cit. : « En Haïti, l’usage du créole domine à la radio. En 1995, Luxana recensait 81 stations de radio en Haïti dont 25 à Port-au-Prince. La plupart de leurs émissions, à de rares exceptions près, comme Radio Métropole, étaient en créole. » (Vernet Luxana (1997) cité par Joint (2006 : 132). Dans un autre document daté de 2001 et mis en ligne par le Groupe MédiaAlternatif, Panorama critique du paysage radiophonique en Haïti, le journaliste Gotson Pierre estime à 160 le nombre de stations de radio répertoriées en Haïti ; de ce nombre, 130 émettaient effectivement. À ce chapitre, on notera la pertinence de l’observation suivante faite par Joint (2006) dans son excellent ouvrage : « Le bilinguisme haïtien se mesure aussi par les médias. Selon Jean Cuq “Une des marques les plus 3
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visibles de l’impact d’une langue dans un pays est la place que lui font les médias”, car les médias assurent une fonction de normalisation et une fonction de contrôle social » — fonction de normalisation que l’enquête sociolinguistique devrait également évaluer à l’avenir.» Robert Berrouët-Oriol. « Le 'système' linguistique d'Yves Dejean conduit à une impasse ». Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 11 août 2011 : http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=95892 &PubDate=2011-08-10 4
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Voir la note 4.
« La langue créole, un outil de communication efficace en Haïti ». Le Nouvelliste de Port-au-Prince : http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=14459 6
« Déménagement linguistique ». Alter Presse, http://www.alterpresse.org/spip.php?article11343 7
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Éditions de l’Université d’État d’Haïti, juin 2011. Voir également ce texte de Hugues St-Fort : « Avons-nous besoin d’une Académie créole en Haïti ? ». Haitian Times, New York : http://haitiantimes.com/view/full_story/1023336/article-Avons-nous-besoin-d%E2%80%99uneAcad%C3%A9mie-cr%C3%A9ole-en-Ha%C3%AFti ; Voir aussi la suite de son texte, « Revisiter la question de la création d’une Académie haïtienne de langue créole » (Deuxième partie). Haitian Times, New York : http://haitiantimes.com/view/full_story/10305783/article-Revisiter-la-question-de-la-cr%C3 %A9ation-d%E2%80%99une-Acad%C3%A9mie-ha%C3%AFtienne-de-langue-cr%C3%A9ole-Deuxi% C3%A8me-partie 8
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Toussaint Yves Romel – Wesley Jean : Chevaucher le temps entre poésie et radio
Wesley Jean Chevaucher le temps entre poésie et radio TOUSSAINT YVES ROMEL (HAÏTI)
C’est au Petit Séminaire Collège Saint Martin de Porrès (Hinche) que Wesley Jean a débuté dans l’écriture poétique. Il est passeur de poèmes dans son émission de radio à Hinche, « Entrée libre dans la poésie » qui a renforcé la présence littéraire dans sa ville natale où tout semble paralysé, pas un livre, pas une bibliothèque et les mots souffrent beaucoup accroupis dans un coin. Les mots ont fait leurs propres avortements au creu des livres. Quand j’ai écrit mon premier poème en classe de 8e, entre 2003 et 2004, c’était juste pour participer à un concours de poésie organisé par la World vision au « PDZ Men nan Men » à Hinche. Àpres cette première expérience, une étincelle devint feu en moi. Une nouvelle passion surgit en mon être, le goût des métaphores. Je voulais tout peindre avec mes mots. La naissance de cet amour pour les belles lettres se coïncide avec ma période de puberté où j’ai connu mes premiers coups de foudre. Comme je ne pouvais pas déclarer tout les émotions qui se consumaient en moi, j’étais obligé de les dégager à travers mes modestes vers. Ainsi, l’écriture a su libérer mon âme. Cette passion grandissait en lui à un tel rythme que bien souvent, en classe, il détournait l’attention du professeur pour se plonger dans cet univers si captivant qu’est la poésie, semblable au limbe d’où on ne peut plus, on ne veut plus sortir tant il est doux.
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Pour Wesley Jean l’amour est porteur d’espoir de la jeunesse fougueuse : Dans la pendaison des mystères Transportant en chute molle Un autre suintement irréversible Pour violer telles envies voilées À l’affût de la prudence chassées-croisées D’une érection en couvre-sexe Se livrant à gogo Comme une masse ici et là
Les expressions qui apparaissent dans « Ironie » sont toujours présentes chez Wesley Jean avec une marque d’amour qui donne beaucoup plus d’expressivité au poème : Il y a mon cœur ironisé Qui fait des bonds Comme un flic trainant décapité De porte en porte À la fantaisie des regards frigides Sans fusilles Sans menottes Sans bâtons Sans cordes Oups ! J’en ai marre !
Il a une vision de l’imaginaire des mots, c’est-à-dire le goût de la culture populaire haïtienne. C’est ce que nous propose le poète Wesley Jean à travers sa quête de l’identité pluridimensionnelle des mots.
passages cités : © Wesley Jean article : © Toussaint Yves Romel
Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 10.
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Toussaint Yves Romel – Stéphanie Melyon-Reinette : Pluralité et mixité
Stéphanie Melyon-Reinette Pluralité et mixité TOUSSAINT YVES ROMEL (HAÏTI)
Stéphanie Melyon-Reinette est une auteure de pluralité et de mixité. Elle aime cultiver ses multiples facettes pour exprimer sa pluralité : « L’homme est pluriel selon moi. L’homme a plusieurs dimensions, il ne tient qu’à lui de les exploiter… ». Stéphanie Melyon-Reinette connaît cette thématique étant issue d’une famille où les naissances plurielles sont pléthores. Elle fait partie d’une couche de trois : elle naît entre Prisca et Jourdain le 7 août 1981, à Pointe-à-Pitre. « C’est une richesse de naître à plusieurs quoique l’on lutte pour se singulariser. Ils sont essentiels à mon équilibre, même si © Lionel Roy 2011 nous sommes tous les trois différents ». Stéphanie est une passionnée. Sa première flamme : la danse. Elle voulait être étoile. Elle adorait voir les tutus blancs et la gracilité des danseuses, des cygnes de l’opéra. Mais sa rencontre avec la danse moderne va changer sa vision des choses. Elle aime le délié, l’énergie, la liberté qui existe dans le moderne et le contemporain, « qui ne sont pourtant pas dénués de règles ». Parallèlement à cette passion, elle en cultive d’autres : tout d’abord, la lecture. Petite, elle dévore les ouvrages de la bibliothèque paternelle : politique, année 68, castrisme, jazz, peintures et arts. La lecture lui permet d’explorer d’autres univers à travers son imaginaire. C’est sans doute cela qui l’aide à développer ses engagements et ses intérêts pour les grandes périodes de l’histoire… Qui est-elle aujourd’hui ? Stéphanie est Docteur ès Civilisation Américaine avec une approche méthodologique sociologie/ethnologie. L’hybridité encore. Le 5 décembre 2008, elle obtient le grade et le titre de Docteur des Universités, en présentant une thèse sur l’intégration des Haïtiens à New York intitulée « De la diaspora haïtienne à la communauté haïtiano-américaine de New York City : modèle d’une intégration réussie ? ». L’attachement qu’elle porte à Haïti et à ses diasporas résulte d’une sorte de subjugation. « Je me souviens du jour où Jean-Bertrand Aristide a été élu. Mon père était heureux pour Haïti. L’espoir pour Haïti enfin. Combien de fois Haïti aura-t-elle cru en un KOMANSMAN
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mirage ? » dit-elle. « Il m’était indispensable de chercher à dénouer les ressorts de l’haïtianophobie. Ce sont les mêmes selon moi auxquels les xénophobes se raccrochent pour dégrossir le nègre, les nègres que nous sommes. » « Je ne fais rien sans passion. Ou sans engagement. Et je pense m’engager autant pour Haïti que pour mon île, la Guadeloupe. Chacun a sa façon de « lutter ». Pour moi, ce sera dans la construction, la proposition, la création… l’éducation aussi. »
Ensuite, il y a l’écriture. En effet, à travers l’exploration des cultures. Stéphanie tire un premier ouvrage de sa thèse « Haïtiens à New York City : entre Amérique noire et Amérique multiculturelle », publiée chez l’Harmattan (Coll. Minorités & Sociétés) en 2009. Puis, un second : « Mémoires de Jaspora – Voix intimes d’Haïtiens enracinés en Amérique du Nord » (Éditions Persée, 2011). « J’ai choisi de parler de la discrimination envers les Haïtiens – mais aussi de m’intéresser aux questions de la négritude, des mondes noirs, des interactions entre les cultures et civilisations, de m’impliquer dans la sociologie ou l’ethnologie – afin de mieux comprendre mon propre environnement, ma propre histoire. Étancher ma soif de savoir, ma quête de moi-même et de nous… Nous Caribéens. Je donne des conférences, et espère contribuer à faire émerger des initiatives et émuler … »
Puis, il y a la poésie. La poésie est un exutoire pour exprimer ses idées, ses ressentis, ses empathies sous le nom de Nèfta Poetry. « En termes de pluralité de l’individu, Nèfta recouvre toutes mes caractéristiques artistiques. Tout ce que je fais avec mon hémisphère gauche. La création, l’artistique. La poésie. La danse. Je dessinais beaucoup également… ». Nèfta est Poète. Nèfta est son nom de plume, comme pour mieux séparer deux univers qui n’en forment finalement qu’un seul. Celui de Stéphanie. Stéphanie est universitaire un jour et poète toujours. À ce titre, elle publie la même année son premier recueil « Les Bleus de l’existence » (Coll. Slam, L’Harmattan, 2009). En préface, elle écrit : « Un peu de mon histoire, un peu de ma vie, un peu des miens et des autres, un peu du monde... je contemplai mon existence parfois avec beaucoup de douleurs, touchée par le monde paradoxal dans lequel nous vivons... par les êtres paradoxaux que nous sommes... L’amour ardent auquel nous nous réchauffons ; l’amour incandescent auquel nous nous brûlons ; la force avec laquelle nous embrassons le temps ; la tendresse qui nous effleure lorsque nous regardons un être cher ; la fièvre qui embrase nos corps lorsque nous nous unissons, par amour, ou juste pour immoler nos sens au brasier de la chair, avides de nous livrer à la bestialité que nous cachons derrière nos civilités ; la douleur que nous étouffons pour cautériser les blessures infligées à nos esprits ; l’horreur que nous vivons ou qui fait le quotidien de certains ; la haine que les peuples se vouent ; les pensées viles ou les énigmes du temps.... ce sont là quelques-unes de mes inspirations... »
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Toussaint Yves Romel – Stéphanie Melyon-Reinette : Pluralité et mixité
Les Bleus de l’existence est un don. Un partage. Soucieuse de faire entendre aux lecteurs ce qu’elle voulait offrir, elle commence à déclamer ses textes accompagnée d’une chanteuse et d’un percussionniste. Et le N’Ka prend vie. « L’idée est de faire connaître le texte et de faire apprécier la poésie par une approche novatrice et "gustative", "sensible", voire "sensitive" ». Le N’Ka SLAMik fête sa première année d’existence le 19 octobre 2010. Il a déjà fleuri à travers plusieurs dates et se fait quadrilingue… Stéphanie exploite décidément toutes les cordes à son arc (étant elle-même enseignante à l’université en langues étrangères et sociologie). Elle publie un second recueil : « Ombres » (Éditions Persée, 2011). Stéphanie, alias Nèfta Poetry, continuera incontestablement à multiplier les plaisirs, à perfectionner ses projets et à s’impliquer dans ses passions et ses engagements. © Toussaint Yves Romel Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 10.
À la faveur de la Nuit STÉPHANIE MELYON-REINETTE (HAÏTI – ÉTATS-UNIS)
À la faveur de la nuit, sur ma natte avachie, J’échappe à une existence de labeur et de cris, Et mon corps engourdi s’abîme dans un lénifiant oubli Mes songes sont bleus… azur, célestes, lapis Tel cet infini céruléen qu’à mes aïeux j’envie Qui des morts est le pays, mais un apaisant abri aussi Où je verrais le monde contre des chérubins blottis…. Des champs d’indigo et de lavande fleuris Ravissant mes sens, ondoyant sous la pluie Des vagues vert d’eau ! Je les éventre, leur souris. Un château ou un berceau de sable ! Euphorie De ces jeux innocents, éclats de rire, espiègleries ! Rire et rire encore à m’en rompre la rate ! Oui ! KOMANSMAN
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Mes songes me mènent chez Winnie et Bambi Mes songes de bleus… azur, célestes, lapis Mais le coq chante déjà et mon évasion s’évanouit Je veux éviter ses yeux par la canne rougis Globuleux, hépatiques, jaspés de sang cuit Car chaque soleil nouveau me trouve racorni Par le fardeau des mes besognes accomplies. Je ne cède ni à la nonchalance, ni à l’oisiveté ni à l’apathie Où je me retrouverais bien vite violemment agoni Le cuir tanné ! Matraqué par ce bras qui punit ! De plaies rouges marbrées, roué de fatigue, flapi Champs de coton et mes mollets en charpie… Pauvre diable, soubrette domestiquée corvéable à merci Restavèk, reste avec ton bourreau, elle me dit Et vous me demandez comment vais-je aujourd’hui ? « Mwen la… » « Pa pi mal.. » « Ka kenbé… » J’accepte ce sort avec philosophie Car le jour qui pointe, je n’attends que la nuit Qui à ma vassalité et à sa tyrannie me ravit À la faveur de la nuit… Papa, maman, Laissez-moi mon innocence Papa, maman, si loin de moi la sénescence Pourtant je perds mon élixir de jouvence Adultie, pubescence, avanies, turgescence Mais j’aimerais tellement vivre mon enfance. Papa, manman Kité’m viv’ linosans mwen Tanpri tankou tout’ timoun M’ap bizwen tèlman lanmou yo Papa, Manman kité’m viv’ À la faveur de la nuit, sous mes draps blottie J’étreins tout mon corps tremblant et je prie Mes yeux plissés, j’adjure, conjure et supplie n° zéro, juin 2012
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Toussaint Yves Romel – Stéphanie Melyon-Reinette : Pluralité et mixité
Les mains tissées en prière, fœtale, en repli Enfin engourdie, la peur m’offre un répit… Enfin endormie, mon lit un refuge cette nuit ? Trouverais-je quiétude en cette heure qui m’occit ? Apathique, apaisée, ma chair s’amollit, Spongieuse, avinée et imbibée d’eau-de-vie Mon corps abdique, lâche prise, sans vie, Mon esprit ankylosé, tout renie, s’engourdit, Loin du réel que j’exècre, je me crois bannie, Mes veines rubescentes, en feu, d’ambroisie Je me sens de toutes contraintes affranchie Mais ce n’est qu’illusion, une vue de l’esprit Car je sombre juste en mes morphéiques rêveries, Quand j’effleure mes oniriques songeries, Esquisse de mes psychédéliques utopies, Que la porte grince, couine. Il entre en catimini. Ses mains : l’une , intuitive, étouffe mes cris L’autre , rapace, accroche mes cuisses meurtries. « Chut.. Silence. Papa t’aime ma petite chérie » Il besogne, tant et tant, sa jouissance assouvit. L’écume aux lèvres, mon pubis, il serfouit. Il voudrait feulements, mais somnanbulique je suis. Point de vagissements du déhiscent vagin. Mon kwi Volé, contus, suinte. Moi sous hypnose. Lui qui jouit. Visiteur de mes nuits, le jour père qui sourit Se retire, s’évanouit, « Silence, mon petit canari ». Le crépuscule annonce ma quotidienne agonie Et ma mère qui m’accuse de pudibonderies !? Je bois pour que cela cesse. Adulte, je m’enfuis ! Mais pour l’heure… À la faveur de la nuit… © Stéphanie Melyon-Reinette (le 17 août 2010)
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© László Elek (2007)
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David Mbouopda & Guilioh Vokeng – Allah n’est pas obligé : l’enfance en détresse
Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma ou l’enfance en détresse DAVID MBOUOPDA & GUILIOH MERLAIN VOKENG NGNINTEDEM (CAMEROUN)
Résumé : La guerre occupe une place de choix dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma. Elle rend compte à sa manière des déboires qui acculent les enfants à la détresse. Le problème soulevé ici dans toute son ampleur est celui de la violence des enfants qui rend chimérique toute aspiration profonde à la liberté. Cet article montre ainsi que ce roman de l’écrivain ivoirien nous livre un récit drolatique et terrifiant sur une époque de massacre dont les enfants sont les tristes héros. Nous pourrions dire que dans cet univers kafkaïen, les enfants tâtonnent dans les ténèbres et se heurtent rudement à chaque pas. Il apparaîtra au final que ce passage de l’espoir à la détresse et de la sagesse désespérée à l’aveuglement pousse les enfants à porter un regard négateur sur leur condition existentielle. Mots-clés : Désespoir – Détresse – Enfance – Enfants-soldats – Guerre Abstract: War occupies an important place in Ahmadou Kourouma’s Allah n’est pas obligé. It explains in its way the setbacks that force children to distress. The problem raised here in all its fullness is that of children’s violence which makes utopian all aspiration for freedom. Therefore, this paper shows that the Ivorian writer’s novel gives us a strange and terrifying story about an era of massacre where children are sad heroes. We could say that in this absurd universe, children feel their way in the dark and rudely bump at each step. It will finally appear that this switch from hope to distress and from desperate wisdom to blindness urges children to cast a nihilistic look at their existential condition. Keywords: Childhood – Children-soldiers - Despair – Distress – War
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Trente-quatre ans après une entrée fracassante et remarquée dans la République mondiale des Lettres avec Les Soleils des Indépendances, Ahmadou Kourouma publie son quatrième roman, Allah n’est pas obligé (2002) qui raconte l’aventure tragi-comique d’un enfant–soldat nommé Birahima. Satire des dictatures africaines, Allah n’est pas obligé « nous livre un récit picaresque et drolatique – et d’autant plus terrifiant – sur une époque de massacre dont les enfants sont les tristes héros » (Allah n’est pas obligé, message de quatrième de couverture). Quand on observe ce roman de près, on pourrait parler avec l’auteur de Les Soleils des Indépendances des « enfants de la postcolonie » pour reprendre cette expression d’Abdourahman A. Waberi (1998 :8). On trouve chez Kourouma un univers de guerre dans lequel l’intelligence des enfants tâtonne et en fin de compte ne peut conduire qu’au désespoir. Si Kourouma, dans sa quête ardente, reste comme son héros Birahima au seuil de la réponse, c’est que, « ignorant la révélation », il ne peut décrire que la détresse de l’enfant sans la possibilité de la grâce. Nous nous proposons de montrer que Allah n’est pas obligé est la représentation la plus fidèle d’un enfant en danger car choisir la voix d’un innocent, d’un enfant naïf, révolté, critique et désemparé pour raconter les scènes de violence, de massacre et d’horreur, demeure l’une des plus grandes originalités de Kourouma. La présente étude analysera tour à tour le langage d’un enfant abusé, les violences corporelles des enfants et le désespoir de ces derniers conduisant à une fatalité.
1- Du langage détraqué comme expression d’un enfant abusé Dans le contexte de guerre en Afrique, la réalité traduisait à Kourouma un ensemble de forces conflictuelles dont il a choisi de faire la synthèse dans une œuvre en les coordonnant au nom et à l’aide d’un principe idéologique fondamental. Ainsi Allah n’est pas obligé dévoile-t-il le mécanisme infernal de l’instabilité sociale qui entraîne une altération langagière et une déstabilisation des enfants. Il est donc important de ramener ce roman à son contexte de production. La contextualisation est l’opération qui consiste à inscrire un texte dans une situation d’énonciation (celle de sa production et celle de sa réception). L’analyse textuelle d’une œuvre n° zéro, juin 2012
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romanesque est inséparable de la perspective contextuelle, autant que l’éclairage socio-historique qui la sous-tend. Le monde romanesque de Allah n’est pas obligé est calqué sur le modèle de la guerre et ressemble à un « espace sans repères spatiaux ni temporels, un non-lieu habité par la nuit, l’ignorance et l’absence totale de perspective » (Paravy, 1994 :26). Kourouma aura cependant eu le mérite, en instituant un monde de l’œuvre, de montrer le réel à travers la matière même de son énonciation romanesque. Et comme le dit par ailleurs Maingueneau (1990 :166), son « œuvre donne à voir un monde à travers la matière de son énonciation et c’est par sa manière de dire qu’elle présuppose pragmatiquement un univers, celui-là même qu’il fait surgir à travers son énonciation ». « Cosmos clos », Allah n’est pas obligé rayonne d’une lumière conquise sur le réel socio-historique. On le voit, le roman d’Ahmadou Kourouma donne en effet la possibilité d’observer aisément le vrai visage d’une langue et en l’occurrence le français tel qu’il est parlé par la majorité des individus humains en danger. C’est dire que le langage est souvent lié à l’état et au statut de la personne qui en fait usage. Ainsi traduit-il dans sa démesure la violence qui déstructure et déconstruit les individus et la société. Dans Allah n’est pas obligé, la langue utilisée par Birahima est le reflet du contexte. Le narrateur de notre roman est un enfant qui se trouve dans un univers chaotique mis en place par la guerre. Il est donc important de signaler que Birahima qui a curieusement dix ou douze ans est encore innocent, naïf et le mur qui existe entre son Moi et son milieu social se désagrège progressivement. Il développe la jalousie qui est une « sorte de sympathie souffrante et passive » (Maisonneuve, 1950 : 20). On l’aura compris, notre narrateur qui sort à peine de son ignorance, de sa naïveté et de son insouciance se trouve pris dans le piège de la guerre civile. Ainsi, la compétence stylistico-langagière de celui-ci est-elle altérée et son style ne jouit-il pas d’une rythmique étudiée jouant sur le binaire et le ternaire, les phrases amples construites avec le plus souvent un respect des règles grammaticales, un lexique étendu sur un registre châtié. KOMANSMAN
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On constate que dans cette situation de crise, Birahima n’a pas pu aller à l’école et ne peut donc pas s’exprimer correctement : « Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux » (Allah n’est pas obligé, 2002 :9). Il a appris le français dans la rue, faute de pouvoir aller à l’école. C’est ainsi que pour écrire son propre récit, cet enfant qui n’a pas eu le privilège de s’abreuver à la source vive des « connaissances livresques » utilise quatre dictionnaires : « pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les pédales dans les gros mots, je possède quatre dictionnaires » (Ibid. :11). On remarque ainsi que le style de notre narrateur reflète son hybridité pathétique. Cet inconfort langagier et/ou linguistique amène Birahima à proférer des insanités et inanités. Et Ranaivoson (2002 :28) affirme que dans un contexte de trouble, « la violence s’exerce alors vis-à-vis de cet art du discours maîtrisé, de la parole ciselée, qui est le signe de la sociabilité, de la domination de la culture sur les instincts désordonnés. Les codes éclatent dans cette littérature de l’extrême ». Toutes les expressions employées par Birahima sont liées aux atrocités de la guerre. Il chosifie et animalise les ténors de cette crise par l’utilisation du terme omnibus « ça » : « ça s’était partagé tout », « ça grouille autour des gbakas en partance pour le Libéria », « ça hurlait les noms de tous les mânes », « ça faisait un boucan de tonnerre ». L’emploi de ce morphème vide de sens permet de distinguer le dicible de l’indicible, le décent de l’indécent et de nommer l’innommable. Toutes les scènes d’horreurs vécues par notre narrateur le poussent à tenir un langage détraqué et à faire « tout exercice de la parole [qui], pour autant qu’il est de l’écriture est un langage de peur […] un langage du manque tel quel, ce manque qui met en place le signe, le sujet et l’objet » (Kristeva, 1980 :49). La violence verbale permet ainsi à Birahima de soulever de violentes protestations contre certaines normes sociales. Il s’insurge contre les tortures qui lui sont infligées en proférant des injures, des insultes et autres jurons. Son vocabulaire est riche en propos vitupérateurs tels que Faforo (sexe de mon papa), gnamokodé (bâtard ou bâtardise). On est donc en situation « d’agonie du langage » pour reprendre ces célèbres mots de Coulibaly (2003 :94). De ce point de vue, le langage, loin d’être pathologique, est plutôt une perturbation de la relation entre passion et n° zéro, juin 2012
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raison. Il apparaît dès lors que pour Birahima « l’insulte et l’injure sont une manière de manifester son animosité contre autrui en même temps qu’elles visent à le blesser, à le provoquer ou à le faire agir » (Musanji, 2002 :77). Cet enfant abusé et violenté utilise alors un style affublé de flamboyance, de pétulance, de truculence et de pugnacité pour dire son être au monde. Nous situant du côté des phénoménologistes, nous pourrions remarquer que Birahima fait du « langage le reflet de l’expérience angoissante, de la façon « d’être-au-monde » du schizophrène. Toutes ces conceptions s’inscrivent dans les théories pathogéniques de leur époque » (Menahem, 1986 :125). Dans un contexte de violence, « le langage [devient] un système signifiant pour ainsi dire secondaire, appuyé sur la langue et en rapport évident avec ses catégories, mais lui superposant une organisation propre, une logique spécifique » (Kristeva, 1981 :266). On constate dès lors qu’en situation de trouble et d’abus, « la langue transgressive est le témoignage ultime de l’aliénation » (Domenach cité par Adama Coulibaly, 2003 : 94). Au total, Allah n’est pas obligé est un univers de violence créé par l’instabilité sociale qui entraîne une dégradation langagière. La langue utilisée par Birahima est symptomatique d’une société où règnent l’horreur, l’effroi et surtout le cynisme. Tout ceci rend compte des violences corporelles des enfants-soldats et verbalise la détresse et le traumatisme de ces derniers.
2- Maltraitance des enfants Allah n’est pas obligé, rappelons-le, est un texte qui porte sur la guerre. Ce roman de Kourouma se réfère donc à un contexte de violence qui utilise les enfants et les transforme en bourreaux. Ces guerres cruelles et sanglantes déciment de nombreux parents qui abandonnent les enfants sans aucune direction morale et/ou matérielle : Sarah avait cinq ans lorsque sa mère fut fauchée et tuée par un automobiliste soûl. Son père, ne sachant que faire d’une fille, la confia à une cousine du village qui la plaça chez madame Kokui. Madame Kokui était commerçante et mère de cinq enfants. Elle fit de Sarah une bonne et une vendeuse de bananes. Chaque matin, après la vaisselle et la lessive, elle allait vendre des bananes dans les rues de Monrovia et rentrait à six heures pile pour mettre la marmite au feu et laver le bébé. Madame Kokui
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était sévère et très pointilleuse sur les comptes et strictes sur l’heure de retour (Allah n’est pas obligé, 94).
On le voit bien, cette enfant est triste et déplorable. Elle est contrainte de se battre au quotidien pour gagner sa vie. Sarah est donc misérable, malheureuse et passe le plus clair de son temps à mendier. Tout porte donc à croire que « la misère semble s’être donnée un mal fou pour achever la mère, laissant l’enfant seul devant son sort » (Ousman Barry Alpha, 2004 :55). Cet état de mendicité et de paupérisation extrême l’exposera aux conséquences fâcheuses et invivables. Elle est victime de sévices sexuels et tortures corporelles guerriers qui sont devenus des héros que tout le monde voudrait absolument imiter. Le viol de Sarah est le corollaire de ses souffrances : Même à avoir un lieu où faire sa toilette, un autre pour cacher ses économies, le lieu pour dormir restant la véranda de la boutique de Farah au milieu des ballots de bagages. Ce lieu avait été remarqué par un monsieur qui vint un jour la trouver là. Il se présenta, gentil et compatissant (compatissant, c’est-à-dire faisant semblant de prendre part aux maux de Sarah). Il offrit des bonbons et d’autres friandises à Sarah. Sarah le suivit de bonne foi vers les halles, loin de toute habitation. Là, il déclara à Sarah qu’il allait lui faire l’amour en douceur sans lui faire du mal. Sarah eut peur et se mit à courir et à crier. Le monsieur plus rapide et plus fort attrapa Sarah, la renversa, la maîtrisa au sol et la viola. Il alla si fort que Sarah fut laissée comme morte. (Allah n’est pas obligé, 95-96).
Le viol et l’assassinat des enfants sont alors l’expression d’une violence endémique dans un espace incontournable. Ces derniers subissent les méfaits de la guerre qui fabrique des monstres froids et marque l’animosité. Dans le même ordre d’idées, certains enfants n’ont pas d’abri et leurs vies ne tiennent debout que par le soutien de certaines âmes de bonne volonté : Il y avait une pension de filles que le colonel papa le bon dans sa grande bonté avait fait construire. C’était pour les filles qui avaient perdu leurs parents pendant la guerre. Des filles de moins de sept ans. Des jeunes filles qui avaient pas (sic) à manger et qui avaient pas assez de seins pour prendre un mari ou pour être soldats-enfants. C’était une œuvre de grande charité pour des filles de moins de sept ans. La pension était tenue par des religieuses qui enseignaient l’écriture, la lecture et la religion aux pensionnaires. (Ibid. :83-84).
Nous l’avons déjà signalé et il ne sera pas superfétatoire de le rappeler, la violence conduit au meurtre résultant de multiples viols : « […] un mal, au bord de la piste menant à la rivière, une des filles fut trouvée violée et assassinée. Le spectacle était si désolant que le colonel papa le bon en a pleuré à chaudes larmes » (Ibid. :84). Les enfants sont donc traités comme des animaux et vivent dans l’angoisse et la détresse. n° zéro, juin 2012
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L’existence de ces enfants est tragique puisqu’ils vivent dans un monde de larme et de sang. Leur vécu quotidien représente des efforts vagues pour faire quelque chose que l’on devine dans le noir. On l’aura compris, l’enfant est aux prises avec la violence et subit jusqu’au fond de lui-même l’angoisse, parce qu’une réalité essentielle a disparu de sa vie. Il lutte sans le savoir la plupart du temps, pour retrouver quelque chose qui rendrait à sa vie son sens, à son cœur la paix, à son esprit l’équilibre. Mais il tâtonne dans les ténèbres et se heurte rudement à chaque pas. On abuse et tire le maximum de profit des enfants : Dans toutes les guerres tribales et au Libéria, les enfants–soldats, les smallsoldiers ou children-soldiers ne sont pas payés. Ils tuent les habitants et emportent tout ce qui est bon à prendre. Dans toutes les guerres tribales et au Libéria les soldats ne sont pas payés. Ils massacrent les habitants et gardent tout ce qui est bon à garder. Les enfants-soldats et les soldats, pour se nourrir et satisfaire leurs besoins naturels vendent au prix cadeau tout ce qu’ils ont pris et ont gardé (Allah n’est obligé, 53-54).
On vit dans une société où « les bandits de grand chemin se sont partagés le pays […] tout le monde les laisse tuer librement les innocents, les enfants et les femmes. Et ce n’est pas l’énergie du désespoir son gain, en même temps, chacun veut agrandir son domaine » (Ibid. :53). Ainsi l’œuvre d’Ahmadou Kourouma nous semble-t-elle exprimer une théologie de l’absence pour les enfants. C’est ce sentiment d’absence – de veuvage comme eût dit Rimbaud – qui donne à l’œuvre de Kourouma sa véritable signification. Cette chose qui manque n’est pas nommée. Mais il suffit de constater les effets de son absence pour savoir que c’est la paix et la liberté des enfants. L’angoisse de ceux-ci est donc celle d’un monde qui a perdu son âme, qui ne sait plus ce que signifie son existence, qui ressent la paix comme un manque essentiel dans le système de sa pensée, la guerre comme une ombre démesurée et redoutable à la fois, partout présente. On l’aura deviné, l’enfant que peint Kourouma est un être irrémédiablement ployé, ou blessé, ou fossilisé, ou mécanisé, pour tout dire un enfant déshumanisé. Les enfants que Kourouma évoque sont les négations de l’humain. Tout se passe comme si l’absence fondamentale de la paix qui est en eux rappelait la substance KOMANSMAN
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même qui les faisait homme. On voit pourquoi Kourouma a choisi une voie naïve, révoltée, critique et désemparée pour dire l’horreur et le traumatisme de la guerre. En somme, dans Allah n’est pas obligé, l’enfant est immergé dans le nonhumain, réifié, intégré aux engrenages d’un système où tout est massacre. L’enfant dépouillé de sa particularité, devient une chose, une pauvre chose impersonnelle et fantastique. Il lutte contre l’aliénation à l’intérieur de l’aliénation. Condamné aux souffrances sans fin, ce dernier se résigne et observe passivement les événements car il ne cesse de dire « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses » (Ibid. :9). Dans le roman de notre écrivain, nous pouvons caractériser le profil des enfants comme suit : ce sont des enfants, certes, mais ils sont orphelins, vivant en suspens, devant inventer avec les moyens du bord une identité visible, valorisée, c’est-à-dire qui les distingue positivement. Ce n’est pas toujours le cas car les moyens sont de l’ordre de la dérive délinquante, ou de la violence désespérée, aveugle, sans but précis, sans sens, où l’on dépense le corps dans le risque, le danger, la drogue, la prostitution. C’est rarement qu’ils s’ouvrent sur une volonté de faire, d’agir, de créer quelque chose pour transformer des données de misère. On assiste ainsi à un désespoir qui fait naître finalement la fatalité.
3- Entre désespoir et fatalité : (dé)négation de soi et déshumanisation Allah n’est pas obligé de Kourouma est, dans les écritures de la guerre, parmi les récits les plus noirs, les plus rivés à un désastre absolu. Et c’est aussi celui qui torture le plus tragiquement l’espoir. Ainsi le roman de notre écrivain est-il le fruit d’une subjectivité qui a perdu le contact avec la paix, et qui ressent tragiquement cette perte, sa solitude et le poids de la fatalité. Le chagrin vif du héros Birahima repose justement sur une scission dans l’être même de cet enfant partagé entre deux tendances : l’appel du vouloir-vivre et la tendance à l’ascétisme, à la fuite devant la vie. C’est donc après la mort de sa mère que Birahima ressent avec amertume le tort qu’il a commis à cette dernière : « À partir de ce jour, j’ai su que j’avais fait du mal à ma mère, beaucoup de mal. Du mal à une handicapée. Ma maman ne m’a rien dit mais elle est n° zéro, juin 2012
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morte avec la mauvaiseté dans le cœur. J’avais ses malédictions, la damnation. Je ne ferai rien de bon sur terre » (Ibid. :29). Tout se passe comme si Birahima pensait que sa vie serait une particularité douloureuse et ses difficultés lui seraient infligées arbitrairement par sa mère. C’est un enfant, dira-t-on, qui bout dans la marmite du désespoir. Il y mijote minutieusement dans le bouillon ténébreux de l’angoisse et de la fatalité. Comble du malheur, l’absence de son père hypertrophie sa souffrance et le maintient dans une insoutenable précarité : « je ne vous ai rien dit encore de mon père. Il s’appelait Mory. Je n’aime pas parler de mon père. Ça me fait mal au cœur et au ventre. Parce qu’il est mort sans avoir la barbe blanche de vieillard sage. » (Ibid. :29). Ecrasé par la mort de son père, Birahima manque de confiance en soi. Il ressent un grand vide qui frise une déshumanisation et une auto-dénigration. Cet enfant pousse alors un cri de désespoir qui l’induit à se révolter contre sa propre personne. Mais on le sait, Birahima est partagé entre le combat visible pour l’affirmation de soi et pour l’existence qui cache en fait un combat invisible, celui-là entre le vouloir-vivre et le vouloir-mourir. Cette velléité de survie pousse notre héros à devenir un enfant terrible et
courageux. Confronté à un « scandale
permanent, [cet] enfant terrible étonne par son amoralité radicale au point qu’il force la réflexion à aller au delà des topiques » (Ibid. :33). Dans cet univers de violence, les enfants se révoltent. C’est ainsi qu’un d’eux « s’est saisi de l’arme et, comme il est digne, le petit-là a tiré sur le colonel papa le bon couché à même le sol. Il a vidé tout le chargeur de l’arme. » (Ibid. :90). Cet univers de guerre transforme les enfants en fauves ou en animaux féroces. On l’aura constaté, l’itinéraire de notre héros correspond à la géographie de la guerre. Birahima se résout « à ne rien comprendre à ce foutu univers. À ne rien piger à ce bordel de monde. Rien saisir à cette saloperie de société humaine » (Ibid. :82). Il finit par adopter une attitude spirituelle de croyance et de confiance en l’existence d’un être suprême. Notre héros-narrateur se résigne et s’abandonne aux actions puisqu’il a compris au final que « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ». À la fin de l’œuvre, ce pauvre enfant se laisse KOMANSMAN
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aller au gré des circonstances et opte pour la tendance à suivre le train de son destin. Le fatalisme auquel adhère Birahima remet en question et actualise la vieille thèse de l’existentialisme athée qui voudrait que l’homme soit architecte de sa vie et libre de choisir sa destinée. Toutes les avanies qu’essuie notre narrateur montrent que la vie est un « éternel recommencement malgré l’acharnement de la destruction » (Obiang, 2002 :34). On l’aura compris, Birahima procède à une (dé)négation de soi pour espérer vivre une vie plus humaine. À partir du moment où il accepte de considérer la litanie de ses souffrances comme une espèce de langage dans lequel tout le reste est sauvé, il peut désormais donner à sa vie le maximum de chance dans le maximum de possibilité.
4- Pour conclure Tout au long de la présente réflexion, nous avons démontré que Allah n’est pas obligé est une véritable écriture de la violence qui met l’enfant en détresse. Aussi avons-nous montré que dans cet univers de violence, le langage de la peur, le langage du manque, ou mieux le langage désarticulé traduit la situation d’un enfant à la fois abusé et pathétique. Les violences corporelles qu’il subit contribuent à créer en lui un langage instable et le conduisent au désespoir et/ou à la fatalité. L’histoire de ce roman suscite automatiquement la pitié du lecteur qui perçoit le triste sort des enfants-soldats comme un fait culturellement inacceptable. Ce roman nous plonge dans une ambiance eschatologique des enfants et critique violemment tous ceux qui envoient les enfants aux canons et les canons aux enfants. La thèse de Kourouma est claire et son dernier roman intitulé Quand on refuse on dit non (2004) et publié à titre posthume l’illustre à suffisance.
© David Mbouopda & Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem (2012)
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David Mbouopda, ancien élève de l’ENS de Yaoundé, est docteur en littérature générale et comparée de l’Université de ClermontFerrand II. Il est chercheur associé au CELIS (Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique - EA 1002) de ladite université et à GRELIC de l’université de DschangCameroun où il enseigne les littératures française et comparée. Ses champs de recherche et d’enseignement couvrent l’imagologie africaine, l’exotisme, l’histoire des idées et des mentalités, domaines dans lesquels il compte de nombreuses publications.
Vokeng Ngnintedem Guilioh Merlain est enseignant-chercheur de littérature africaine et comparée à l’Université de Maroua au Cameroun. Il a consacré son mémoire de maîtrise à l’humour comme technique d’expression de l’absurde dans les romans policiers de Mongo Beti et de Chester Himes. Auteur de plusieurs articles dans des revues internationales, il a orienté sa thèse de doctorat vers les études de réception, notamment vers l’influence qu’a eue Chester Himes, écrivain afro-américain, sur ses épigones africains tels que Mongo Beti, Simon Njami et Bolya Baenga.
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Quand l’ailleurs devient un chez soi L’écriture autobiographique comme témoignage d‘appropriation réussie d’une culture d’adoption
Omer Lemerre Tadaha – Quand l’ailleurs devient un chez soi
OMER LEMERRE TADAHA (CAMEROUN - ALLEMAGNE)
Résumé Plusieurs études autobiographiques semblent se concentrer plus sur les qualités littéraires et anthropologiques de l’écriture autobiographique. Or, à regarder de près, on se rend compte que l’autobiographie peut susciter des réflexions culturelles, surtout si elle met en scène un sujet autobiographe en situation de migration. C’est le cas de la Franco-Camerounaise Njiké-Bergeret Claude dont l’expérience migratoire a inspiré une trilogie autobiographique. Une analyse culturelle permettrait de voir les capacités d’adaptation du sujet migrant dans un espace culturel différent de celui dont il est originaire. Ainsi arriverait-on à noter qu’une riche expérience migratoire peut être inspiratrice d’une nouvelle forme esthétique : l’autobiographie-passerelle qui présente les péripéties du sujet autobiographe en terre d’adoption, la défense de ses choix stratégiques et ses attitudes envers la culture d’accueil. 1. Introduction Philippe Lejeune définit l’autobiographie comme un récit rétrospectif en prose dans lequel une personne réelle présente sa propre vie en mettant l’accent sur l’histoire de sa personnalité1. Le principe de base qui permettrait de catégoriser un texte littéraire dans le genre autobiographique est, selon Lejeune, le pacte autobiographique2, lequel favoriserait la lecture des relations entre le sujetautobiographe et le lecteur. 1
Lejeune, Philippe (1975): Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, p. 14.
2
Ibid, p. 15.
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Il s’agit d’un « contrat de lecture »3 imaginaire à travers lequel l’autobiographe s’engage à ne décrire que ce qu’il a réellement vécu. Le pacte autobiographique se vérifie dans un texte à travers la formule suivante: Auteur = Narrateur (la première personne) = Personnage principal. Et Lejeune en dit ce qui suit: « Pour qu’il y ait autobiographie […] il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. »4. Cependant, on convient avec Ingrid Aichinger que l’autobiographie fait partie du « Gesamtkomplex des autobiographischen Schrifttums » 5, c’est-à-dire de l’ensemble complexe des écrits autobiographiques régis par des autobiographèmes6, des éléments permettant d’identifier un auteur dans son texte. Font partie de ce tout complexe des mémoires, le roman autobiographique, le journal intime, la lettre, le récit de voyage, l’autoportrait littéraire, etc. À la question de savoir pourquoi on écrit une autobiographie, des chercheurs apportent une réponse plurielle. L’autobiographie dresse le bilan d’une vie, reconstruit une personnalité, donne une leçon de vie, projette soi comme un modèle, ou encore donne la vision d’une vie idéale que l’on n’a pas eue. Mais en contexte de migration, l’autobiographie peut assumer des fonctions particulières. Dans la présentation de l’histoire de sa vie, le sujet migrant autobiographe retraçant son parcours migratoire peut mettre l’accent, par exemple, sur la gestion de la différence culturelle, sur le processus d’intégration et les stratégies d’adaptation en terre d’accueil. Dans cette perspective, le texte autobiographique devient un texte-passerelle7 qui jette le pont entre la société d’origine du migrant et la société d’accueil. L’autobiographe, devenu écrivain3
Lecarme, Jacques/Lecarme-Tabone, Eliane (1997): L’autobiographie, Paris, Armand Colin, p. 64.
4
Lejeune, Philippe (1975): op cit., p. 15.
Aichinger, Ingrid (1989): « Probleme der Autobiographie als Sprachkunstwerk ». In: Günter, Niggl (1989): Die Autobiographie. Zur Form und Geschichte einer literarischen Gattung., p. 175. 5
Il s’agit ici des caractérisèmes du genre autobiographique. Lecarme, Jacques/Lecarme-Tabone, Éliane (1997): op cit., p. 72. 6
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Le texte littéraire devient un média de transfert culturel.
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passeur8, va donc dans une perspective personnelle et subjective présenter des situations de multiculturalité qu’il aurait vécues. La multiculturalité est marquée par un vivre ensemble interculturel, un vivre côte à côte multiculturel ou une assimilation9.
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La Franco-Camerounaise Claude Njiké-Bergeret semble s’inscrire dans cette logique et présente la situation de vivre-ensemble interculturel au cours duquel elle s’est approprié la culture de son pays d’adoption, le Cameroun. L’écriture autobiographique devient pour elle, un témoignage, une preuve d’appropriation de la culture de sa nouvelle patrie. Elle publie en 1997, en 2000 et en 2009 trois récits de vie aux Éditions Jean-Claude Lattès10. Ceci amène à s’interroger sur ses expériences migratoires, sur les stratégies d’intégration dans la société d’accueil et sur son écriture autobiographique. 2. Un parcours migratoire exceptionnel Le riche parcours de Njiké-Bergeret apparaît à n’en point douter comme le principal inspirateur de sa production autobiographique. Il est clair que si son passé n’avait pas été aussi riche, elle n’aurait probablement pas produit de textes littéraires. Elle reconnaît d’ailleurs dans le paratexte de l’un de ses textes que l’idée
Il s‘agit d’un écrivain qui devient par ses expériences personnelles et par ses textes un médiateur culturel. Cf. Bénat Tachot, Louise/Gruzinski, Serge (2001) (sous la direction de): Passeurs culturels. Mécanismes de métissage. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme. 8
Le chercheur allemand Jürgen Bolten distingue trois types de multiculturalité: le type 1 est marqué par l’assimilation et l’étouffement des replis identitaires avec pour objectif majeur d’éviter des conflits entre des groupes culturellement différents, le type 2 est vécu à travers la tolérance et l’acceptation des groupes vivant côte à côte, mais sans réelle communication interculturelle, chaque groupe se repliant sur lui-même et protégeant ses valeurs. Le type 3 est celui de l’interculturalité. À ce niveau, les groupes en présence se tolèrent et s’acceptent, protègent les bases fondamentales de leur identité culturelle, mais échangent des valeurs les uns avec les autres, transfèrent des valeurs les uns aux autres et vice-versa. Bolten, Jürgen (2007): Interkulturelle Kommunikation, Erfurt, Landeszentrale für politische Bildung, pp. 164-167. 9
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Ma passion africaine (1997), La sagesse de mon village (2000) et Agis d’un seul cœur (2009).
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d’écrire sur sa vie est née des rencontres avec les journalistes et ses amis qui s’intéressaient à son parcours exceptionnel11. La trilogie autobiographique constituée respectivement de Ma passion africaine, La sagesse de mon village et Agis d’un seul cœur présente dans les moindres détails l’évolution de la personnalité de Njiké-Bergeret, retraçant les étapes de sa vie, de l’enfance au troisième âge en passant par l‘adolescence.
1943 – 1956: Naissance et enfance au Cameroun – la première socialisation Comme fille de missionnaire, Claude Bergeret naît à Douala, au Cameroun en 1943. Lorsqu’en 1946 monsieur Charles Bergeret (le père de l’héroïne) retourne au Cameroun, après sa mobilisation dans l’armée comme aumônier militaire pendant la Deuxième Guerre mondiale, il s’installe avec famille à Bagangté où il avait été affecté par l’Église évangélique. C’est ainsi qu’âgée de trois ans, Claude Bergeret arrive à Bagangté où elle passe son enfance de 1946 à 1956, en compagnie des enfants autochtones. Malgré les interdictions des parents visant à la couper du contact avec les indigènes, jugés païens et barbares, la petite Claude accompagne les jeunes de son âge dans toutes les aventures: du ramassage des noix de palmiste à la cueillette des baies sauvages en passant par la chasse aux criquets et hannetons. Ainsi participe-telle aux activités de socialisation des enfants Bagangté. C’est alors qu’elle acquiert la langue Bagangté et gagne une place dans la vie traditionnelle. Son cercle d’amis va lui attribuer le nom de « ntechun », c’est-à-dire « celle qui tisse les liens »12. Cet attribut élogieux consacre son adoption par la société Bagangté. C’est ainsi que Claude Bergeret devient fille Bagangté.
11
Ma passion africaine, p. 6.
12
Ibid., pp. 17-56.
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1956 – 1974: Des années d‘européanisation en France – la deuxième socialisation En 1956, la famille Bergeret rentre en France. À treize ans, l’héroïne découvre la France, sa patrie d’origine, qu’elle connaissait à peine. Elle y avait séjourné lorsqu’elle n’était encore qu’un bébé. Pendant dix-huit ans, elle est éduquée à la vie
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française. Ce processus d’européanisation consistait justement à lui inculquer les valeurs culturelles françaises. Elle y fait des études secondaires et universitaires. Dans le cadre familial, la grand-mère paternelle de Claude Bergeret se charge personnellement de lui inculquer les principes du savoir-vivre français et de la communication raffinée en milieu familial et social. On lui reproche sa mauvaise éducation africaine qui avait fait d’elle une sauvage. C’est ainsi que commence un processus de lavage de cerveau qui allait consister à effacer toutes les traces de son passé à Bagangté. Il lui est formellement interdit de parler la langue Bagangté avec sa sœur cadette, de chanter des chansons Bagangté ou encore de parler de leur passé à Bagangté13. L’éducation à la civilisation européenne est peaufinée par des cours de musique et de judo, la visite des expositions d’œuvres d’art. C’est ainsi que l’auteure va admirer le génie des compositeurs Ludwig van Beethoven, Sébastian Bach et Chopin. Une fois européanisée, elle se prend un mari avec lequel elle aura deux enfants. Malheureusement, l’intégration dans la société française ne lui procure pas de satisfaction. Le mariage, la naissance de ses enfants, l’aisance matérielle ne la rendent pas heureuse. Elle s’étouffe dans ce monde normé et mécanique qui semble prendre les hommes en otage et aspire à la liberté. Les événements de mai 1968 aidant, sa soif de liberté grandit avec la lecture du philosophe existentialiste JeanPaul Sartre et la découverte de la musique et poésie de Georges Brassens qu’elle savoure.
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Ma passion africaine, p. 60.
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Son divorce marque la révolte contre le modèle français qu’elle remet en question. Devant voler de ses propres ailes, elle se lance à la recherche d’un emploi et participe par hasard aux séminaires où l’Afrique était au centre des discussions. Ses multiples prises de position en faveur de l’Afrique dans ces débats font naître en elle le désir de retourner en Afrique, pour reconstruire son passé et commencer une nouvelle vie.
1974: retour en Afrique – retrouvailles avec le pays natal En 1974, Claude Bergeret trouve un poste de travail proposé par le Département français d’action apostolique.14 Elle ne l’accepte que parce que c’est l’opportunité de retourner au Cameroun où elle allait servir. Claude Bergeret remet en question le système éducatif imposé au Cameroun par le colonisateur français à travers l’église chrétienne. Accepter de travailler comme enseignante serait contradictoire avec ses principes personnels. Mais finalement, on comprend que ce poste est un prétexte pour retourner au Cameroun et surtout on se rend compte qu’elle modifie les contenus de ses enseignements à l’insu de ses supérieurs hiérarchiques. Elle voulait donc contribuer à changer le système de l’intérieur. Sa tentative de changement ne fut qu’un coup d’épée dans l’eau. Seule et dénuée de pouvoir de décision, elle ne put rien. Claude Bergeret considère son retour au Cameroun comme « le retour au village »15, le retour à ses sources africaines. Se réconciliant avec son passé, elle prend acte des changements culturels et politiques intervenus pendant ses dix-huit ans d’absence. Elle amorce un processus de réintégration. La réappropriation de la langue, la participation à la vie traditionnelle, etc. La réintégration dans la société Bagangté se solde par son mariage en secondes noces avec Njiké Pokam François, chef supérieur des Bagangté. D’où le nom Njiké s’ajoute à sa filiation. Elle s’appellera désormais Claude Njiké-Bergeret. De ce second mariage naîtront deux enfants.
14
Ma passion africaine, p. 103.
15
Ibid., p. 99.
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Contre vents et marées, elle défend auprès de ses parents et de ses amis, et surtout de l’Église évangélique pour laquelle elle travaillait, son mariage avec un chef indigène, païen et polygame. Pour les siens, c’était un scandale. Les démarches
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entreprises par ses parents à travers la mission diplomatique française au Cameroun pour l’en dissuader se révèlent vaines. Beaucoup la crurent envoûtée ou folle, ce qui conduisit à son internement forcé dans une clinique psychiatrique lors d’un séjour en France. En 1982, elle obtient la nationalité camerounaise. Bagangté l’avait adoptée et le Cameroun lui accordait ainsi la citoyenneté. Elle devient ainsi une Bagangté, une Camerounaise à part entière, jouissant de tous ses droits civiques et coutumiers. À la mort de son mari, lorsqu’elle quitte volontairement la chefferie, le droit coutumier lui accorde le droit de s’établir à Kut’chub, sur les terres de son défunt mari grâce aux statuts qu’elle arbore: fille Bagangté (ayant droit de résidence incontestable), veuve et mère des enfants du défunt chef (ayant droit au respect dû à son rang, à l’héritage). Depuis lors, elle vit à Kut’chub où elle s’est fait construire une maison selon le modèle local. Autour de sa concession s’est développé un hameau cosmopolite où elle propose humblement sa conception du développement. Elle pense que le meilleur développement doit se bâtir dans le strict respect de la nature et le respect des richesses culturelles humaines. Il est évident que ses quarante-neuf ans de vie à Bagangté, dont elle fait le bilan dans ses textes, ont été ponctués des hauts et des bas, mais surtout il paraît intéressant de comprendre les stratégies de survie adoptées dans la société d’accueil devenue sa nouvelle patrie.
3. Les stratégies d’intégration dans la nouvelle patrie Il est certes vrai que la naissance et l’enfance de l’auteure à Bagangté constituaient déjà les premiers pas vers l’intégration, mais il faut surtout relever les efforts personnels et conscients qui y ont contribué. Elle est née et a grandi au KOMANSMAN
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Cameroun comme beaucoup d’autres enfants français dont les parents y étaient en service, comme missionnaires et fonctionnaires coloniaux. Mais ces autres enfants sont restés rattachés à leurs origines françaises, et n’ont jamais pensé à une intégration dans la société Bagangté jugée sauvage et primitive. La soif de liberté de l’auteure l’amène à violer les interdits familiaux pour se retrouver en compagnie des enfants indigènes contre lesquels les parents voulaient la protéger. Malgré toutes les punitions sanctionnant ses escapades, elle s’obstine à partager la vie de ses amis indigènes. Elle fréquente avec ces enfants l’école que ses parents avaient fondée pour inculquer aux enfants indigènes la civilisation française. Tous les élèves devaient vivre à l’internat afin d’être coupés du contact avec l’extérieur, avec leurs racines culturelles. Après un processus de lavage de cerveau, ils devraient avoir oublié leurs origines et contribuer à imposer la civilisation française dans la société Bagangté. Claude Bergeret se constitue un cercle d’amis, formé d’enfants difficiles, prêts à violer le règlement intérieur de l’internat et faire l’école buissonnière. Grâce aux multiples randonnées en brousse avec les enfants indigènes, Claude acquiert la langue et le mode de vie Bagangté. Systématiquement, elle évite le contact avec les autres enfants blancs qu’elle trouve dociles et renfermés sur eux-mêmes. Claude Bergeret ne pouvait certes pas à son âge saisir le sens et les implications de la notion de colonisation, mais elle sympathisa avec les autochtones dont elle aimait la compagnie. La sympathie de Claude avec ses amis autochtones lui valut le surnom de « ntechun », c’est-à-dire « celle qui tisse les liens » (on l’a signalé plus haut). Ceci sous-entend qu’elle devenait un pont entre deux communautés différentes qui avaient peu de contact l’une avec l’autre. Justement, les communautés en présence à Bagangté étaient les Blancs d’un côté et les indigènes de l’autre. Les premiers étaient des colonisateurs et les seconds des sujets. À travers « ntechun », Claude Bergeret devenait une Bagangté, une Bagangté de peau blanche, mais la couleur de la peau importait peu. Le départ de l’héroïne pour la France en 1956 fut un choc. Elle ne comprend pas pourquoi elle devait quitter Bagangté, le seul pays qu’elle connaissait,
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le pays dont elle faisait partie. Malheureusement, elle ne pouvait rien contre cela. Résignée, elle partit, mais en promettant de revenir un jour: « Ça ne fait rien, je reviendrai. »16. À treize ans, l‘héroïne découvre véritablement le pays de ses ancêtres, une patrie qu’elle ne connaissait pas. Son intégration en France lui causa
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suffisamment d’ennuis. Dans le cadre familial ou à l’école, elle était considérée comme « une sauvage, une petite négresse difficile à ramener à la civilisation »17. Ses camarades de classe lui imposeront le surnom péjoratif « Mam’selle Socquettes » pour caractériser son comportement particulier envers les réalités françaises. L’impossibilité d’être heureuse et indépendante en France la conduira sur les traces de son enfance. De retour au Cameroun, elle renonce aux privilèges liés à son statut de coopérant, enseignante au Collège Élie Allégret de Mbo. Ses collègues blancs exigeaient des maisons modernes avec domestiques, mais Claude Bergeret voyait en cela un luxe superflu, qu’elle avait déjà rejeté en France. Elle déplorait le fait que les colonisateurs et les missionnaires avaient détruit des civilisations et continuaient de le faire, dans les contrées où ils s’étaient établis. Elle marque son indignation en ces termes: Ils n’avaient pas changé, les missionnaires de mon enfance! Tout à vouloir imposer coûte que coûte leurs valeurs, leurs croyances… Ils ne s’étaient donc pas rendu compte à quel point ils avaient contribué à déstabiliser des êtres humains, à détruire des civilisations? 18
Pour renouer avec son enfance, ou reconstruire son passé, elle avait besoin d’être proche des gens pour profiter de la chaleur humaine. Elle préfère être logée à la même enseigne que ses collègues camerounais avec lesquels elle pouvait échanger. C’est le début de la réintégration dans son pays natal. La proximité avec
16
Ma passion africaine, p. 39.
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Ibid., p. 62.
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Ma passion africaine, p. 102.
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ses collègues et ses élèves favorise sa réintégration. Ses élèves l’appellent affectivement « tata », c’est-à-dire, tante ou grande sœur. Pour communiquer, elle se lance dans la réappropriation de la langue Bagangté qu’elle avait oubliée pendant son séjour en France. Lorsqu’elle prend la direction du Collège de Bagangté, une institution fondée par son père et rétrocédée à l’Église évangélique du Cameroun après les indépendances, elle impulse un changement dans les programmes d’enseignement, abolit les punitions avilissantes, crée une atmosphère conviviale avec ses collaborateurs. Elle se fait de nouveaux amis auprès desquels elle raffine son art culinaire dans la préparation des plats traditionnels Bagangté. Participant à la vie traditionnelle en situation de malheur ou de joie, elle peaufine sa réintégration qui sera couronnée par son mariage avec le chef Njiké Pokam François. Ceci lui permettait de découvrir les arcanes du pouvoir politique et religieux traditionnel. Mais elle se garde de violer les interdits, et respecte toutes les prescriptions en vigueur dans la chefferie traditionnelle Bagangté, le lieu où sont édictées et protégées les normes sociales. Elle assume à merveille son rôle traditionnel d’épouse dans la société Bagangté: faire des enfants, cultiver la terre, s’occuper de son homme, etc. Elle s’arrange également à éviter des situations de conflit avec ses coépouses en respectant l’opinion de tout le monde, la hiérarchie entre les femmes du chef, se gardant de jouer la Blanche intellectuelle. Il faut cependant signaler le soutien de son mari, qui considérant son statut d’étrangère qui ne pouvait pas tout comprendre, lui accordait quelques privilèges, puisque conscient du conflit culturel que Claude Njiké-Bergeret pouvait vivre. Ce soutien de la part de son mari camerounais l’accompagnera pendant la durée de leur mariage. Lorsque son mari décède en 1987, elle est parfaitement intégrée et capable de se débrouiller toute seule dans la société Bagangté. Après s’être soustraite des rites de veuvage, elle quitte volontairement la chefferie à la mort de son mari et s’installe dans un hameau où elle mène une vie pastorale, entourée d’hommes venus d’autres régions du Cameroun. La clef de sa
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réussite dans la société d’adoption aura été le modèle du vivre ensemble qu’elle a adopté. Elle a conquis une place dans le cœur des populations en partageant leur vie. L’autobiographie arbore chez Njiké-Bergeret Claude le statut d’arme de
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défense de la vie personnelle et surtout de la nouvelle patrie.
4. Pour un engagement autobiographique La Franco-Camerounaise Claude Njiké-Bergeret souscrit aux prescriptions traditionnelles de l’autobiographie, consacrées dans les années 1970 par les travaux de chercheurs français et allemands19. Dans ses récits de vie, l’auteure s’engage à travers des pactes autobiographiques identifiables dans ses textes à partager avec son lectorat ses expériences migratoires telles qu’elle les a vécues. Mais surtout dans la perspective sartrienne de l’engagement littéraire, elle se fait par le biais de l’écriture autobiographique le héraut de sa nouvelle patrie dont elle a adopté les us et coutumes. Njiké-Bergeret assigne à son œuvre autobiographique des missions nouvelles: combattre la vision négative de l’Afrique, affirmer sa double identité française et camerounaise. Combattant à sa manière la vision négative occidentale de l’Afrique en éclairant le lecteur sur les richesses humaines du peuple Bagangté, partant des expériences personnelles, elle écrit à juste titre: On a en Occident, une vision tragique de l’Afrique. Vision ô combien justifiée par les images de guerres, de famine, de sécheresse, camps de réfugiés et villes champignons grouillantes de misère. Souvent s’y superposent les clichés édéniques de la vie sauvage, celle d’animaux magnifiques dans des paysages somptueux, mais toujours dans la menace de l’homme. Il y a tant d’autres images encore…20
Günter, Niggl (1989) (sous la direction de): Die Autobiographie. Zur Form und Geschichte einer literarischen Gattung. Darmstadt. Wissenschaftliche Buchgesellschaft. 19
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Ma passion africaine, p. 15.
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Il en ressort que l’auteure est mue par la volonté de soigner l’image de l’Afrique ternie par les médias en quête du sensationnel. Elle voudrait par sa plume présenter l’Afrique telle qu’elle l’a vécue. Son œuvre autobiographique devient simplement un témoignage de ses riches expériences qu’elle voudrait partager avec le lecteur. Cette générosité est également exprimée dans les lignes suivantes: Je voudrais à mon tour, à travers ce livre, essayer de faire découvrir, autant qu’un livre puisse le faire, tout ce qu’un Blanc ne pourrait soupçonner des richesses humaines de la civilisation Bagangté et qui reste presque impossible à appréhender pour un visiteur de passage.21
L’engagement de Claude Nijiké-Bergeret fait suite à sa prise de conscience des faiblesses de la société occidentale dont le modèle de vie mécanique ne lui permettait pas de s’épanouir. Lors des séminaires de formation des coopérants (avant leur service en Afrique dans des projets de développement), elle découvre avec stupeur le discours péjoratif occidental véhiculé sur l’Afrique. L’extrait suivant paraît assez illustratif de ce discours sur l’Afrique: En fait, ces descriptions d’apparence objective concluaient toutes à la supériorité de la civilisation européenne, en efficace et permanente évolution, face à ces cultures [africaines] prétendument primitives dans leur désespérante fixité, face à ces peuples dits sans Histoire, avec un grand H. 22
Njiké-Bergeret n’hésite pas à prendre chaque fois la parole au cours de ces séminaires pour battre en brèche ces savoirs faux fabriqués par des méthodes peu scientifiques qui visaient à prouver que si l’Afrique était « sous-développée », c’était à cause de ses mœurs, coutumes et rituels dits pittoresques et barbares23. La défense des valeurs camerounaises, et Bagangté en particulier, traduit également la volonté d’affirmation de la double identité de l’auteure. Les contingences de l’histoire ont fait qu’elle naisse et grandisse au Cameroun, avec un contact direct avec les enfants autochtones de son âge. Partageant la vie des Bagangté, elle devint une Bagangté elle aussi. Elle acquiert la langue et participe à la 21
La sagesse de mon village, p. 15.
22
Ma passion africaine, p. 91.
23
Ibid., p. 91.
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vie traditionnelle. Son retour forcé en France est d’ailleurs perçu comme un déracinement. Elle en dit ceci: Moi, je n’arrivais pas toujours à y croire. Quitter Bagangté, définitivement? Impossible! De quel droit m’arrachait-on de chez moi? C’était ma terre, ma
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vie qu’on enlevait ainsi.24
Njiké-Bergeret est hantée par le sentiment d’étrangeté en France, malgré dixhuit années au cours desquelles elle est initiée à la culture de ses ancêtres. Elle ne rejette cependant pas les valeurs françaises, mais mène une réflexion critique sur ces valeurs nouvellement acquises. Elle vit les événements de mai 1968 en France et commence à s’interroger sur le modèle social européen imposé dans les sociétés africaines dites sauvages. Cette expression de malaise social, malgré l’essor économique des Trente glorieuses, l’amène à la prise de conscience de la nécessité de vivre libre. Elle découvre la philosophie existentialiste de Jean-Paul Sartre, la poésie et la musique libertines de Georges Brassens. Et c’est le début de la remise en question des valeurs occidentales que l’on venait de lui seriner pendant sa socialisation en France. C’est ainsi que l’auteure va éprouver le désir de retrouver ses autres sources africaines. Elle fond dans la nostalgie lorsqu’elle évoque Bagangté qu’elle n’aurait pas dû quitter. Sa double appartenance culturelle deviendrait un fardeau à endurer si elle ne l’assume pas. Elle en dit ceci: Mais, mon imagination vagabondait, mon esprit s’envolait par-dessus les mers, les déserts et les forêts avant de plonger sur ma terre. Ma terre, pardonne-moi de t’avoir délaissée, de t’avoir oubliée! Ne meurs pas, attends-moi! Dans dix ans quand je reviendrai, tu verras, tout ira mieux, tout renaîtra. […] C’était ma terre, ma terre de Bagangté […] On m’avait arrachée à elle, mon support, dans laquelle je plongeais profondément. Depuis, je n’étais plus moi.25
24
Ma passion africaine, p. 58.
25
Ibid., pp. 64-65.
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Son retour au Cameroun devient une réconciliation avec son passé et le début d’une nouvelle vie. Au-delà de la quête de soi, Njiké-Bergeret s’engage dans la protection des valeurs culturelles de sa nouvelle patrie. Elle adopte le mode de vie locale, le même standard de vie que les autochtones, participe à la vie traditionnelle. Dans ses activités d’enseignement comme professeure d'histoire et de géographie, elle réoriente à ses risques et périls les contenus des cours de sorte à maintenir ses apprenants enracinés dans leur terroir d’origine. On se souvient bien que l’école coloniale, devenue héritage après les indépendances africaines, visait à déraciner culturellement les jeunes Africains afin de les conduire à l’assimilation des valeurs occidentales. Son intérêt pour les us et coutumes Bagangté constitue pour ses élèves de véritables preuves que leur patrimoine était riche et se devait d’être protégé. Devenue fille Bagangté, elle va faire l’expérience de la polygamie dans la chefferie Bagangté dont elle épouse le chef et duquel elle aura deux enfants. 5. Pour conclure À la question de savoir comment Njiké-Bergeret Claude en arrive presque au soir de vie à écrire des récits de vie, on peut répondre en évoquant ses riches expériences migratoires, lesquelles ont surpris et marqué son entourage. Souffrant de l’incompréhension des amis et parents français, l’héroïne a trouvé utile de justifier ses choix. Et la justification par l’écriture littéraire semblait appropriée puisqu’elle immortalise et sacralise les expériences de l’auteure. Narrant son parcours exceptionnel, Njiké-Bergeret Claude trouve une place au panthéon des artistes. En même temps, l’auteure fait œuvre utile en partageant ses peines et ses réussites avec le lecteur auquel elle propose des attitudes à adopter dans la gestion des différences culturelles. Elle s’insurge à travers sa vie et ses textes contre les préjugés et les clichés qui conduisent aux affrontements interculturels. En prenant la défense de la culture de sa société d’adoption, elle enseigne que les cultures se valent et doivent collaborer pacifiquement : c’est cela la véritable interculturalité.
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Günter, Niggl (1989): Die Autobiographie. Zur Form und Geschichte einer literarischen Gattung,
Omer Lemerre Tadaha – Quand l’ailleurs devient un chez soi
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Omer Lemerre Tadaha est actuellement hôte à la Chaire des études culturelles romanes et de communication interculturelle à Saarbruck en Allemagne. Boursier du DAAD, il prépare une thèse de Doctorat/PhD aux universités de la Sarre (Allemagne) et de Dschang (Cameroun) sur les expériences interculturelles postcoloniales. Il s’intéresse également aux études des mythes et des mécanismes de perception et de représentation de l’Autre. Après des études de LEA (Langues Étrangères Appliquées) à l’Université de Dschang, de Littérature française et comparée à l’Université de Yaoundé I, de pédagogie et de didactique de langues étrangères à l’École Normale Supérieure de Yaoundé, il exerce comme Professeur des Lycées d’Enseignement Général au Cameroun. Auteur de :
Le clocher du Mont Mangwa : Éd. Étrennes Littéraires. 2000.
« Deutsch-Südwest : Les images de la Namibie sous la plume de Eugen Muth et de Emil Sembritzki », in : Mont Cameroun, n° 4, 2007, pp. 35-51.
Mes amours d’ailleurs : WNA. 2010.
« Espaces du souvenir et de construction des identités sociales et urbaines dans Petit Jo, enfant des rues d’Évelyne Mpoudi Ngollé » [en ligne] www.mondesfrancophones.com/author/oltadaha/, 02/02/2012.
Das Bild Schwarzafrikas in der deutschen Jugend-und Kinderliteratur – Untersuchungen zu Carna Zacharias‘ Ein Brief aus Afrika, Saarbruck, EUE, 2012.
« Faust – un mythe mutant pour dire le temps et le monde » [en ligne], www.mondesfrancophones.com/author/oltadaha/, 13/04/2012.
La réécriture de Faust chez Johann Wolfgang von Goethe et Paul Valéry – Un mythe mutant pour dire le temps et le monde, Saarbruck, EUE, 2012.
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Lapoezi kontanporen seselwa Lalang ek dimansyon pliriyel1 KÁROLY SÁNDOR PALLAI (HONGRIE)
Károly Sándor Pallai – Lapoezi kontanporen seselwa
Lansanm bann spesifisite kiltirel en pep kreol, i ganny defini konman kreolite. En tel konsep i souvan ganny evoke par bann poet ek filozof. Zot travay literer i revandik en kiltir kreol, ris dan tou son metisaz ek lapse pour aboutir anver en kiltir ek laform literer inik. Souvan se atraver lalang kreol ki en tel larises ek lidantite kiltirel i ganny manifeste, akoz en lalang maternel i annan pouvwar penetrasyon ek striktirasyon profon en lidantite ek en konsepsyon lemonn kreol. Annou nou pran larsipel Sesel konman legzanp, sa larsipel i en matris pour siperpozisyon, e enterenfliyans kiltirel, filozofik, poetik e mantal. Tou akt poetik dan lalang Kreol seselwa i reafirm en langazman kiltirel e sak poenm i vin en sours pour valoriz bann laform lavwa kreasyon ek lapartenans kolektif. Lalang Kreol Seselwa i alor en veritab prizm difraksyon, en prizm diferansyel ki fer briye mil kouler, ki reini e rasanble anmenmtan. Pour nasyon seselwa, pli spesifikman pour serten poet, lalang Kreol seselwa i en eleman kle anver laresers lidantite ek devlopman en lemonn imaziner. Se sa lalang ki kristaliz en tel konpleksite imaziner sa larsipel tropikal. Poet Marie Flora BenDavid-Nourrice, Daniel Ally ek Marie-Neige Philoë, trwa poet seselwa ki’n atas gran lenportans a lalang Kreol. Zot poezi i fer resorti fonksyon
Mon remersiman i al pou Magie Faure-Vidot ek Marie-Flora BenDavid-Nourrice pour zot koreksyon ek propozisyon lo teks kreol. Sa travay resers ti ganny realize avek led bours resers TÁMOP-4.2.2/B10/1-2010-0030/1.4 (Tandans sanzman lidantite langazye e kiltirel) 1
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fondamantal lalang ek langaz kan zot pe reafirm zot lekor, dan konstitisyon lidantite, kan zot pe demontre pliralite ek metisaz ki karakteriz tou imaziner ki siperpoz bann nivo idantite imaziner. Sesel i en repiblik trileng ki, par son natir arsipelik e miltip, i porter realite filozofik konpleks e ki ensit pour renouvelman poetik, pour depasan tou kadre nosyonel rizid. Lalang franse e kreol ti bann lalang premye okipasyon imen lo Sesel 2. Prezans anglez in kontribye dan larises leritaz lengwistik ek mantal ki i reflekte dan lapoezi MarieFlora BenDavid-Nourrice. Sa konpleksite filozofik, sa larisises lengwistik zot azout avek lalang Kreol seselwa, en pwen for ek lavantaz anplis lo lezot (sitiasyon sosyolengwistik) dan Losean Endyen3. « Orewar mon zil, me pa en adye »4 i temwany lanmour Marie Flora BenDavid Nourrice pour son zil natal. Bann zimaz mantal lo depar, telki « dan lagoni », « dan vant sa gro zwazo », « tristeman ver lenkoni », « en deryen regar lo ou rivaz », « avan refiz ofon mon latristes ». Sa i osi akonpannyen par enimerasyon bann larises kiltirel ek natirel sa larsipel, « parey delo lo fey sonz, mon glise, glise », « efiz ou labote dan en teyer nostalzi », « vals valse », « larises zil Sesel se aksan loter, son lam, son zistwar », tou sa i ilistre sa larises kiltirel. Son laspe natirel i demontre par « zwazo », « reyon selest », « rivaz », « kolin », « lans » e « kouler reyonan ».
Tousala zot
kontribye ver nesans ek konstitisyon en zimaz akeyan e agreab ki transfigir dan bann eleman peizaz insiler, lorizon ek later e form bann « debri poetik », bann enstans ki materyaliz en realite poetik. Poezi i transfigirasyon imateryel dan bann antite manifestan, sezisab, tanzib, abstre dan limedyat5. Dan sa lekar e transgresyon lafors i manifeste e transform lapoezi.
2
JOUBERT, Jean-Louis, Littératures de l’océan Indien, Paris, Vanves : AUF, EDICEF, 1991, p. 271-274.
BARTHELEMY, Fabrice, « Situation linguistique seychelloise : entre trilinguisme constitutionnel et usages individuels », Synergies Algérie, n° 8, 2009 p. 159-168. 4 NOURRICE, Marie-Flora BenDavid, « Orewar mon zil, me pa en adye », Sipay, n°5, oktob 2010, p. 13. 5 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », Revue Philosophique de Louvain, n°56, 1984. p. 507. 3
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Lapoezi BenDavid-Nourrice i penn sa kote kalitatif. Separasyon pa zanmen kapab definitif : i rapor avek zil, organik, entarisab e endisolib.
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Dan mon sonmlanbil Tablo ou labote I ranpli mon lespri Leko lim mon pei I rezonnen dan mon zorey E noy mwan dan ou melodi
Bann mouvman ek sansasyon trwa premye paragraf i konplete par dimansyon sonorite ki aksentye lapartenans ek konpleksite rapor, karakter vivan larmoni ek linite. Kad konseptyel i redimansyonnen, « leko lim » e « melodi » i melanz e fizyonn avek « parfen maternel » ek « dou souvenir ». Sa en resers metafizik, epistemolozik dan ki lenterpretasyon tanporalite i ganny re-enterprete an term pliralite : sa i en lermenetik milti-referansyel insilarite, arsipelik, en lermenetik dan rezo6. Bann veki zot entegre referansyalite ontolozik. Zil i dinamizm santral, inifyan, en referans ki anvlop loter, ki bers li, ki anbras li koman en zanfan. Isi mon vant ou Tre o, tre kler e tre for Mon rev zis zour Ki mon lipye pou Anbras ou later ankor
Sa poenm i sers liberasyon delimitasyon par leksperyans literer, par lestraksyon konteni esansyel zil, par leklatman sans7. Zil i senbol lafirmasyon reel, materyalizasyon pliralite, lalterite. Reel e imaziner i reini par lyen langaz ek ekpresyon poetik ki transform bann antite mantal dan lekor tekstyel. Lekritir i manifeste eksplisitman dan « Sendronm atol ek larsipel »8. I rod son pei Sesel in enskrir, Son lekritir pli gro ki son pei
6 7
8
UHL, Magali, Subjectivité et sciences humaines : Essai de métasociologie, Pari, Beauchesne, 2005, p. 12-25. CLÉMENS, Éric, « Phénoménologie et fiction », Littérature, n°132, 2003, p. 48-54. NOURRICE, Marie-Flora BenDavid, « Sendronm atol ek larsipel », Sipay, n°7, zyen 2011, p. 10.
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Laspe verbal akonpli « in enskrir », « linite » denot karakter realize, fermen e klotire, me « detrwa pwen », « envizib », « flote dan en losean » ek « frontyer ... i san limit » mark en potansyel non efektif, evantyalite san reel aktyel9. Sa poezi lirik i souliny linite ki i enplike dan « balizaz » an depouyan son limit ek son « frontyer ». Sa karakter san limit i senboliz konpleksite larsipel ek zil koman sours limaziner : bann zimaz i pa inikman naratif ou mimetik. Zot valorizasyon eksplisit larises miltiplisite zeografik e lenposibilite teorik ki rezid dan linisyativ inifyan, ki’n ganny miz an form: tradiksyon bann realite siperpoze enteryerman entern an prozeksyon ekstern, tekstyelman materyaliz10 i ganny fer difisilman. Lapoezi, koman form lenkarnasyon, lenskripsyon ek reprezantasyon realite konseptyel e imateryel11 i prodwi apartir bann eleman liniver lenspirasyon, apartir bann zimaz ki fer opere transfer ant sfer lemonn fizik avek bann konpozan poetik. Dan paragraf swivan, loter i donn nou kritik paradigm oksidantal atraver bann alizyon ekonomik lo « lapes endistriel », « leksplwatasyon losean », « potansyel idrokarbir » e « prezans petrol ». « Louvertir ek fermetir lanmer » i relev kestyonman ki rod bann kontour ek definisyon psiko-filozofik spesifisite, linisite : se kestyonman lo sinifikasyon linsilarite, son lenplikasyon, plenitid e lapartenans12. Louvertir ek fermetir lanmer Bato ek avyon Avyon i redwir e efas spesifisite En zil pou ganny plis letan
Sa latitid oto-refleksiv ek kritik i revel langazman entelektyel e spirityel pour zil ek larsipel san eksklir problematizasyon ek refleksyon analitik. Lobze santral tou ekritik
9
CLÉMENS, Éric, op. cit., p. 52.
CONTE, Rafael, « Despues de la victoria », Literatura hispanoamericana actual : creación y crítica, ECHENIQUE, Alfredo Bryce et al. (éd.), Santander, Fundacio n Marcelino Botin, 1993, p. 59-79. 10
11
GUILLÉN, Jorge, El argumento de la obra, Barselon, Llibres de Sinera, 1969, p. 11-18.
12
RICHIR, Marc, op. cit., p. 501-503.
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e limaziner miltip i zil : se dimansyon eksteryer ki redefini e remet an kestyon an term lendividyalite, kontinite entern i miz an relasyon13 avek son plas defini apartir pwendvi « bann milyarder / Menm bann ‘people’ », anfermen dan paradigm « sendronm » « Atol pli ekzotik ». Sa lapros i met an diskontinite, an per opozisyonel14 avek limaziner ilwa dan ki lensistans i lo lalit pour lendepandans i
Károly Sándor Pallai – Lapoezi kontanporen seselwa
« fizyonn bann zil ». Striktir profon diskour poetik i fokaliz lo larises, pliralite, karakter miltiform, milti-kolor e siperpoz limaziner insiler ek arsipelik. bann zil zot bann metafor ki revel lemonn en lye sakre o sans literal i alimant limaziner an ofran en paz vyerz tou lekritir sosyal
Zil i figir dan poenm koman eleman zenerik ki asim fonksyon striktirater responsab larsitektir ineran limaziner konpleks an rezo lenter-konektivite bann lemonn arsipelik. Zil i en lespas, en sem ki asir sirfas pour prosesis fenomenalizasyon, lenskripsyon, transfer antite sembolik apartir liniver konseptyel dan liniver tanzib, aparet fenomenal15. Zil, dan son nwayo, i konport limenm koman lenstriman diferansyasyon, koman en konpleks esansyel, konteni santral tou deplwayman, an ofran en lasenn pour lafirmasyon e formasyon sans miltip. Zil i en landrwa realizasyon potansyel e posib, endeterminan ek kontenzan16 ki i pe konsevwar dan mouvman zenez kontini. Repetisyon, fil kontini formil analozik e paralel entrodwi dan travay e soutan levr Daniel Ally : « Nou pa pou »17.
13
Ibid., p. 506-507.
GUEUNIER, Nicole, « L’Impossible » de Georges Bataille : essai de description structurale », Essais de sémiotique poétique, GREIMAS, A. J. (éd.), Pari, Larousse, 1972, p. 107- 124. 14
15
CLÉMENS, Éric, op. cit., p. 48-49.
PELLETIER, Philippe, « L’île, un bon objet géographique », Les dynamiques contemporaines des petites espaces insulaires : De l’île-relais aux réseaux insulaires, BERNARDIE, Nathalie et TAGLIONI, François (dir.), Pari, Karthala, 2005 16
17
ALLY, Daniel, « Koze », Sipay, n°6, fevriye 2011, p. 12.
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Nou pa pou desann avek lanmes Nou pa pou misouk dan touf lapay Nou pa pou ganny gidigidi avek laper Nou pa pou arete san ki nou’n vid nou leker
« Gidigidi » denot klerman laspe dinamik e mouvmante poenm ek levennman ki ganny met an evidans dan sa teks. Bezwen « vid nou leker » marke dan komansman prezans ek lenportans partaz, miz an komen, karakter reflesi e mityel kontak ek kominikasyon. Konseptyalizasyon leritaz ek fitir i enfliyanse par en tel lapros, par leksperyans lapartaz lekspresyon sibzektif leritaz, par libridite bann veki kiltirel, istorik, par louvertir ek relasyonnalite bann sistenm lapanse18. « Koze » i sinifye osi negosyasyon bann striktir kiltirel, egzistansyel, idantiter, bann dimansyon ek vizyon alternativ, koegzistan e koreferan ki antre dan en relasyon enter-enfliyans. « Soley kouse » ek « lalin nouvo » i dan en relasyon depandans e lanrisisman avek tit : lesanz i depas bann kad zour e marke pasaz dan lannwit, dan spasyo-tamporalite dinamik ladans ek lanmizik. « Soley kouse » pe met an paralel avek laparisyon « lalin nouvo », avek renouvelman, renesans ek komansman, avek sanzman paradigm e rantre dan tamporalite ibrid miltiplisite epistemolozik19. Latitid prezante par loter i oriyante ver fitir : Nou pa pou pler later nou zanset Nou pou plito dekor miray nou fitir
Ladans ek lanmizik zot de eleman leritaz kiltirel entanzib e kontourn lenportans loralite ki i en fakter inifyan primordyal koegzistan avek « lazwa » ek « larmoni » sa lasenn veki e transkrir an kreol. Paragraf ki komans par formil repete « Sa ki annan » met an relyef kote kolektif zimaz dekri par Daniel Ally. Diferan parti lekor in mansyonnen pour souliny laspe olistik teks. « Napa parol ki pa koule » i deziny lesanz lengwistik, laparol ki i
BOSWELL, Rosabelle, Challenges to Identifying and Managing Intangible Cultural Heritage in Mauritius, Zanzibar and Seychelles, Dakar, Codesria, 2008, p. 11-13. 18
19
Ibid., p. 13.
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transfigire an relasyon avek transandans ki depas kad anferman endividyalite, dan ki koze i sinifye fransir, ki i sitye dan en relasyon ko-prezans dan optik lalterite20. Se osi en transgresyon silans, en traverse mityel e partaze dan lekspresyon oral. Tou sa ki ti refoule i aksed lib kour lekspresyon, pran realite sonor dan lanmizik ek lesanz.
Károly Sándor Pallai – Lapoezi kontanporen seselwa
Konny sa lapo pli for pti frer Li osi i oule kas baro mon silans Ou, ou a rann tou sa ki dan ou gozye Koze !
Sa lapel dan dernyen laliny i ensit pour depasman delimitasyon par rekontekstyalizasyon partikilye, lokal, endividyel e personel dan liniversel, lalterite e komen. Se en moman dyalektik, (re)aparisyon partikilarite, siperpozisyon bann sengilyarite, veki e antite mantal21. Dan « Mirwar poezi »22, Marie-Neige Philoë i anvizaz leksperyans, kreasyon e lakt poetik koman en mannyer pour fer rankontre bann sistenm kiltirel, ban sezisman larealite, koman en mwayen pour siblim konfli diferan rezis lavaler dan en perspektif trans-istorik (depi laz biblik). Lenterpretasyon ki i donnen par loter konsevwar lapoezi koman latitid aktif e kreatif enterpretan lavi ki i osi en lafors transformasyon konstan : bann lenpilsyon i reenterprete e entegre dan konsyans transformativ tou an konservan konteni irediktib23. Lekritir i kapab entegre tou leksperyans-limit (« fer dimal », « fer soufer », « fer bokou swiside ») e opozisyon (« sato lerwa » - « lekiri »). Bann enterpretasyon endividyel ek leksperyans sengilye i diferansye apartir konpleks noematik
20
UHL, Magali, op. cit., 20-26.
21
Ibid., p. 29-37.
22
PHILOË, Marie-Neige, « Mirwar poezi », Sipay, n°6, fevriye 2011, p. 16.
COOLS, Arthur, Langage et subjectivité : Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas, Leuven, Peeters, 2007, p. 36-45. 23
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konsepsyon santral tou form poetik ek lekritir ki fonksyonn koman en sibstra an servan baz pour determin bann pwen nodal diferan lektir personnel24. Kantite i’n ganny enspire par bann ki’n deza ganny ekri Me sak mo, sak poezi i toultan annan son lesplikasyon
Lapoezi, dan son realite tanzib osi byen ki dan tou son sans imateryel, i en antite e sours poli-referansyel, en lesanz ontolzik ki i lorizin formasyon sans miltip, eleman fizik ek mantal, en rezervwar fenomenolozik (filozofik an zeneral). Apartir sa santye fokal i oper e pran laform : santye sinifikasyon leksistans i enterprete dan dimansyon antant, miz an relasyon, kontak reflesi e tranzitivite. Sa poenm i ilistre en leta psisik konpreansyon ek louvertir atraver prizm lekritir oubyen konesans enkonplet e deplway limenm dan lapoezi ki vin konsep distribyan pour tou realizasyon lenterpretasyon lo sengilyarite konstityan size poetik e filozofik, lo lobzektivite, lobzektite ek lobzektivasyon, lo bann konsepsyon konesans e lekzistans (metafizik, ontolozik e lot)25. Size filozofik, konseptyalize dan « Mirwar poezi » i angloban e depas sisyon antre sibzektif e lobzektif e i enplik refleksyon lo sirzisman koman size. Lapoezi i asir proksimite avek lemonn, artikil leksperyans lekritir koman lespas enter-sibzektif, koman pran konsyans bann kondisyon eksistansyel, deziny tou spektr konsyans ek limaziner redimansyonnen e dinamiz par pratik lekritir. De dernyen laliny i formil zimaz en poezi ki i prezan koman kondisyon konstan referans, inifikater bann son ek lavwa polifonik ki re-artikil bann mod e modalite lenterpretasyon leksistans : Menm labib i fer konpran ki dan nou lavi san lapoezi nou en nwa en lemonn perdi Lank pou kontinyen ekrir Pour lemonn kapab riye e menm plere avek lapoezi
24
BERNARDIE, Nathalie et TAGLIONI, François, op. cit., p. 17-26.
25
UHL, Magali, op. cit., 65-77.
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Sa poezi in reekri aksyon larsitektonik, sitye limenm dan liniver lenterkominikasyon enteryorizasyon e eksteryorizasyon, konfigirasyon bann mwayen formasyon sans26. Dan lanaliz pasaz ek poenm etidye, nou’n pe konstate ki lapoezi ekri dan lalang Kreol seselwa i prezant divers striktir ek lentonasyon lidantite ek konstriksyon
Károly Sándor Pallai – Lapoezi kontanporen seselwa
idantiter, bann naratif kontekstyalizan, ankadran leksistans levennmansyel e ideik. Lapoezi ek lekritir servi sans akt ek aksyon eksteryorize lenkarnasyon : bann ankadreman spasyo-tanporel e ontolozik antre dan relasyon dinamizasyon e reenterpretasyon. Lalang Kreol seselwa i kapab fer vwar prezans swa en lot an asiman rol transgredyan, fer resorti miltiplisite posibilite stati sibzektivite, transandans swa dan rapor avek lot tou an pa sesan fonksyonn koman akt estetik. Bann formasyon sans i desantralize ; tandans transgresiv e pozisyon koman trwazyenm lespas ideik e lengwistiko-ontolozik lalang kreol permet renouvelman konpozisyonalite e listwar sibzektivite ek lalterite.
© Károly Sándor Pallai (2012)
Pour les notes bio-bibliographiques cf. p. 6.
KOVÁCS, Árpád, « Metafizika vagy metalingvisztika ? Bahtyin és Lukács regényelméletéről », Filológiai Közlöny, 2011/4, p. 338-355. 26
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n° zéro – juin 2012 Vents Alizés © tous droits réservés ISSN 1659-732x © m350 Site web http://www.wix.com/ventsalizes/revue Pour tout contact ventsalizesrevue@gmail.com