Vents Alizés LETAN

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VENTS ALIZÉS LETAN

n° 2 - août 2014


Eszter Szigethy - Hongrie

Š Eszter Szigethy Society 2

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Coordination, composition, corrections, rédaction, graphisme, photographies de couverture, fondateur, éditeur en chef : Károly Sándor Pallai

poétiques du monde

Co-fondateur, co-éditeur en chef : Maggie Vijay-Kumar / Magie Faure-Vidot Comité de rédaction : Robert Berrouët-Oriol (Haïti-Québec) Marie Flora BenDavid-Nourrice (Seychelles) Monia Boulila (Tunisie) Estelle Cambe (France-Québec) Fabrice Farre (France) Magie Faure-Vidot (Seychelles) Stéphane Hoarau (Réunion) Harris Kasongo (République démocratique du Congo) Maxime Lejeune (France) David Mbouopda (Cameroun) Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem (Cameroun) Károly Sándor Pallai (Hongrie) Ernest Pépin (Guadeloupe) Paolo Pezzaglia (Italie) Umar Timol (Maurice) Khal Torabully (Maurice) Réka Tóth (Hongrie) Yves Romel Toussaint (Haïti)

Illustrations des couvertures : Eszter Batta (Hongrie), Eszter Szigethy (Hongrie)

INDEX Gerty Dambury, Flora Devatine, Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem, Sophie Brassart, Eszter Batta, Adrián Bene, Patrícia Beták, Lilla Horányi, Károly Sándor Pallai, Péter Szabó, Ádám Pádár & Zoltán Koska, Eszter Szép, Eszter Szigethy, Dorota Nowak-Baranowska, Victoria Dutu

Parution numérique (deux fois l’an). La revue est auto-diffusée.

Site web http://www.wix.com/ventsalizes/revue Pour tout contact ventsalizesrevue@gmail.com numéro 2 – août 2014 Vents Alizés 2014 © tous droits réservés ISSN 1659-732x © m350 Les opinions émises ne sont pas nécessairement celles de la rédaction et n’engagent que leurs auteurs. Le copyright des textes appartient aux auteurs et traducteurs. Tout texte reste la propriété de son auteur. Néanmoins, la revue demande d'être citée à l'occasion de toute autre publication du texte. Tout auteur qui fait parvenir ses textes à la revue affirme par cet acte d’avoir pris connaissance et accepté les conditions, les modalités du fonctionnement et les mentions légales de Vents Alizés et déclare ne faire aucune revendication vis-à-vis de la revue ou de son comité. Les auteurs ne sont pas rémunérés. © 2012-2014 Vents Alizés / La reproduction même partielle des textes et illustrations publiés par Vents Alizés est interdite sauf autorisation des auteurs.

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Eszter Szigethy - Hongrie

Š Eszter Szigethy Eat your head off

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LETAN Caraïbe et Amériques GUADELOUPE Les mémoires du quotidien

Gerty Dambury

p. 9-15.

Flora Devatine

p. 17-41.

Pacifique et Asie POLYNÉSIE FRANÇAISE L’histoire d’une Exposition : le Temps figé Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua à "Fatutira-i-te-ta'i-pa'a'ina"

p. 43-48.

Afrique RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN La Reine des pommes de Chester Himes et Trop de soleil tue l’amour de Mongo Beti

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Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem

p. 49-68.

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Europe FRANCE Polyptique

Sophie Brassart

p. 69-73.

Œuvres choisies

Eszter Batta

p. 75-84., 174.

L’effet de François Mauriac sur les écrivains hongrois

Adrián Bene

p. 85-95.

Le concept de la création chez Albert Camus

Patrícia Beták

p. 97-106.

La ville exotique chez Simenon

Lilla Horányi

p. 107-123.

Identité, héritage et histoire dans la poésie contemporaine de Wallis-et-Futuna

Károly Sándor Pallai

p. 125-133.

HONGRIE

Poésie polynésienne, stratégies de contre-exotisme

p. 135-144.

Metaphoricity and tropes of ontological condensation in Károly Fellinger’s Humility

p. 145-152.

Œuvres choisies

Péter Szabó

p. 153-160.

Lifetime Story

Ádám Pádár & Zoltán Koska

p. 165-173.

Reading “Lifetime Story” as Metacomics

Eszter Szép

p. 175-188.

Œuvres choisies

Eszter Szigethy

p. 2., 4., 8., 16., 42., 74., 96., 124., 134., 161163., 164.

Dorota NowakBaranowska

p. 189-192.

POLOGNE Postcolonialisme de Robert J. C. Young

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ROUMANIE ナ置vres choisies

Victoria Dutu

p. 193-202.

LECTURES ナ置vres, ouvrages reテァus, recommandテゥs

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p. 203-205.

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Eszter Szigethy - Hongrie

Š Eszter Szigethy Soledad

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Les mémoires du quotidien GERTY DAMBURY (GUADELOUPE)

La première fois que quelqu’un m’a interpellée en tant que dramaturge, à propos

Gerty Dambury – Les mémoires du quotidien

de l’Histoire, je me trouvais à Limoges et je venais de terminer la lecture de ma dernière pièce Lettres indiennes, dans un petit café enfumé. À l’époque, on fumait encore dans les cafés et l’on aimait cela, on appréciait avec passion cette liberté, qu’on ne qualifiait pas encore comme telle, puisque le geste de fumer dans un café était d’une grande quotidienneté. J’ai souvent combattu l’interdiction de fumer dans les cafés, je me dressais contre les interdits, même si j’avais moi-même cessé de fumer dans les années 80. Au début de ce mois de mars 2013, j’ai passé quelques jours à Bucarest où l’on fume en tout lieu – au café, au restaurant, à l’université et y compris dans les salles de cours – et ces quelques jours m’ont fait mesurer à quel point l’on s’habitue vite aux interdits, à quelle rapidité on est prêt à les défendre, car l’odeur de la cigarette en plein repas m’est finalement devenue insupportable. (Ceci est un petit bout d’Histoire…) Revenons à Limoges. Un café, de la fumée, une lecture, de l’émotion, des discussions enfumées, et un homme, un allemand spécialiste des littératures de la Caraïbe et singulièrement d’Haïti, se dirige vers moi, me félicite pour cette pièce pas encore publiée et me demande tout à trac : -

Quand est-ce que vous écrivez une pièce sur Toussaint-Louverture ?

Je me suis sentie aussitôt emprisonnée. L’Histoire ! Je ne voulais pas écrire sur l’Histoire ! Je voulais consacrer mon écriture au contemporain, au quotidien, à l’intime. Je me rappelle lui avoir répondu que je ne voulais pas être enfermée dans ces attentes que l’on avait de notre parole : nous devions écrire sur nos souffrances LETAN

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passées tandis que le présent chargé de chômage, de femmes violentées, de familles éclatées par les allocations diverses, cette sensation qui me taraudait que nous étions en quelque sorte un laboratoire du libéralisme, une sorte de société expérimentale, tout cela passait inaperçu dans nos littératures. À cette époque, j’aimais particulièrement Chronique des Sept misères de Patrick Chamoiseau, parce que voilà, le quotidien, les gens de tous les jours, la vie à Fort-deFrance, la violence sourde ici, maintenant…et puis la simplicité. Je n’avais pas envie d’écrire sur les Grands Hommes ! J’ai dû lui dire cela, aussi. Quelque fibre féministe en moi devait de toutes ses forces se dresser contre cette vision unique de l’Histoire, celles des grandes batailles, des grands combats, des grands soulèvements, des grands martyrs. L’histoire, telle qu’elle était écrite par bien des hommes avait une allure martiale et contre cela, je proposais de petits textes, de petites histoires, des petites batailles contre les fermetures d’usines (Lettres indiennes), des nouvelles sur l’organisation encore teintée d’esclavagisme de la culture de la banane (Reflux), des poèmes sur la recherche de son identité de poète et les silences qui tuent (Rabordaille), des petites fenêtres sur les violences-exutoire, vestiges d’une éducation tout en brutalité (Carêmes). Je n’ai pour autant jamais cessé de penser que j’écrivais sur l’Histoire et peut-être même que j’écrivais l’Histoire pour les chercheurs de demain. Pas consciemment, non, c’eût été prétentieux et je ne crois pas être prétentieuse. Non, plutôt comme une sorte de travail d’entomologiste, comme un tracé léger sur un mur et qui demeure. La question de la relation entre l’Histoire et la Littérature est l’objet d’un incessant débat qui ressemble en fait à un quadrille fait de rapprochements et de séparations, de saluts un peu raides suivis de présentation presque fâchée de son postérieur au danseur qui vous fait face, qui vous poursuit quelquefois. Vous êtes des romanciers du passé, a lancé tel grand écrivain aux historiens. Je pense qu’il s’agit de Duhamel. Oui, voilà, Georges Duhamel aurait dit que les romanciers sont des historiens du présent tandis que les historiens sont des romanciers du passé… Quelque chose de ce type. n° 2, août 2014

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Vous n’êtes pas des historiens, disent les historiens aux écrivains, pour leur reprocher ensuite de ne pas respecter la vérité historique dans leurs romans. Si l’on convient que les romanciers ne sont pas des historiens, par quelle perversité exiget-on d’eux de n’écrire que des vérités historiques et jusqu’à quel point est-on capables de les laisser s’amuser de la vérité historique, précisément ? Je me rappelle la polémique qui avait suivi la publication du roman de Raphaël

Gerty Dambury – Les mémoires du quotidien

Confiant, Le nègre et l’amiral. Il me semble que des reproches similaires, mais bien moins virulents avaient été adressés à Daniel Maximin à propos de L’Isolé soleil. Que de reproches sur le non respect de telle ou telle date ! Que de recherches attentives, pointilleuses sur tel ou tel terme, telle déclaration, tel événement historique. À ces attaques, Confiant opposait la défense suivante : je ne fais pas œuvre d’historien, je suis un marqueur de paroles, un badjoleur peut-être aura-t-il dit, oui, il aura sans doute utilisé ce mot. (J’aurai aimé qu’il eût utilisé ce mot…) Là, je trahis l’Histoire puisque je rêve déjà la parole de Confiant, j’utilise ce terme martiniquais de badjolè, dont j’aime la texture, dont j’apprécie ce son « dj » tout martiniquais, je projette déjà sous mes propres yeux le visage de Confiant, ses lunettes, son sourire moqueur, son byen fouté pan mal ! Je suis d’autant plus éloignée de l’Histoire que je ne fais pas de recherche précise pour savoir quelle défense exacte Confiant aura opposée à ses détracteurs, j’ai envie de me souvenir de l’atmosphère générale et des grandes lignes de cette dispute. Et dans cette convocation du souvenir, je n’entreprends pas de recherche précise. Je me contente d’évoquer. Précisément parce qu’ici, je ne fais pas œuvre d’historienne.

Plus encore, je trahis même la mémoire car je glisse doucement du souvenir à l’imaginaire. Je crée un Confiant en associant mon souvenir à la vision de l’individu, aux traits que je lui prête et qui ne sont certainement pas lui-même, le vrai lui, si tant est qu’une telle chose existe, le vrai d’un individu...

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L’historien qui s’oppose à Confiant, je le crée de toutes pièces. J’invente une figure d’historien, avec la vision que je pourrais avoir d’un tel individu, avec sans doute un certain nombre de stéréotypes – je n’y échapperais pas, je ne souhaiterais peut-être même pas y échapper, pour mieux me moquer du désir de stéréotypes. Je créerais en remâchant… J’y mettrais sans doute de l’ironie, de l’humour, de la moquerie, du drame ? Bref, je ferais œuvre littéraire en convoquant à la fois mes souvenirs et mon imaginaire. Et c’est ici que le bât blesse véritablement entre l’Histoire et la Littérature. Si l’Histoire peut s’accommoder du souvenir personnel, et si elle s’en sert souvent pour le confronter à diverses autres sources, elle ne peut en aucun cas s’appuyer sur l’imaginaire pour constituer son savoir. Cependant, pourrait-on dire que ma recension de cette querelle, si je me donnais la peine d’écrire un roman sur un auteur martiniquais qui aurait eu maille à partir avec les historiens de son pays, pourrait-on dire qu’elle ne serait pas liée à l’Histoire d’une certaine manière ? Elle entrerait, en tous cas, dans un moment d’Histoire de la littérature des Antilles de langue française. Elle serait certainement considérée avec indulgence, voire une légère condescendance, généralement réservée aux œuvres de l’imagination lorsqu’on les confronte à la « vérité historique ». Paul Ricœur, dans son introduction à son ouvrage, La mémoire, l’histoire, l’oubli, évoque cette question de « la tradition d’abaissement de la mémoire, dans les marges d’une critique de l’imagination ». Il propose d’aller à contre-courant de cette tradition en procédant à un « découplage de l’imagination et de la mémoire, aussi loin qu’il est possible de mener l’opération ». Mais quelquefois, il s’avère difficile, voire impossible de découpler la mémoire et l’imagination et des historiens se trouvent contraints de se fier aux recensions littéraires d’époques passées. Dans le numéro 218 de la revue Sciences Humaines, portant le titre La littérature, fenêtre sur le monde, Patrick Boucheron écrit : « En confrontant systématiquement les récits littéraires aux résultats archéologiques, les historiens des sociétés gréco-romaines réévaluent bien souvent – en matière de localisation et de datation notamment – la confiance qu’ils accordent à la valeur n° 2, août 2014

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documentaire des sources littéraires. L’exemple le plus célèbre est sans doute celui des fouilles menées depuis vingt ans sur les flancs du Palatin, dont la stratigraphie confirmerait plutôt la chronologie de la fondation de Rome telle que les récits traditionnels du mythe romuléen en portent la mémoire. Dans bien des cas, pour l’historien aussi, la littérature dit le vrai. » 1[1] Depuis Limoges 1992, j’ai, sans que cela me soit imposé de l’extérieur, commencé à

Gerty Dambury – Les mémoires du quotidien

faire retour sur l’Histoire, à la faire entrer dans mes pièces et dans mon roman Les rétifs, qui porte sur les événements de mai 1967. J’ai, pour écrire Les rétifs, respecté deux « vérités » de la mémoire : celle des historiens, car j’ai beaucoup lu et relu les rares ouvrages qui tentent de faire œuvre d’histoire, j’ai confronté les écrits, pris des notes mais j’ai également interrogé les mémoires vives d’hommes et de femmes ayant vécu ces événements. J’ai aussi procédé à des différenciations entre la mémoire de mes proches et celle de personnes plus distantes. Ce sont des approches qui jouent de façon différente sur mes propres émotions. J’ai également convoqué ma propre mémoire, encore plus floue et sensitive que celle des adultes, puisque j’étais une enfant en mai 1967. J’ai mêlé la mémoire de l’événement à celle du quotidien de l’enfant que j’étais et j’ai choisi de donner une apparente réalité aux personnages, en choisissant des patronymes de chez nous. Cependant, ce que je sais, de façon très claire et absolument certaine, c’est qu’aucun de mes personnages n’existe dans le réel, même si chacun emprunte à tel ou tel quelque chose de diffus et quelquefois d’insaisissable. Tout le reste est purement imaginaire, même si, comme tous les écrivains, je laisse des traces de mes souvenirs personnels dans mes écrits. Au souvenir, j’ajoute l’imaginaire. Je m’amuse déjà des réactions de tel ou tel qui affirme avoir reconnu celui-ci ou celui-là, je m’amuse de mes proches qui protestent en disant que tel ou tel

1[1]Patrick

Boucheron, « Ce que la littérature comprend de l’Histoire », in Sciences Humaines, n° 218 août-septembre 2010, Paris.

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événement ne s’est jamais déroulé dans notre famille ou qu’il ne s’en souvient pas, lorsque je sais que ce que j’écris est uniquement issu de mon imagination. Mais concernant l’histoire de mai 67, ce qui m’a véritablement intéressée, c’est la question du surgissement brutal de l’événement dans le quotidien de ma petite Émilienne. J’ai cherché à donner une couleur particulière à cet événement. Et je retrouve pleinement la nature du travail que j’ai tenté de faire dans ces quelques lignes de Patrick Boucheron, précédemment cité : « Les romanciers font des découvertes techniques que les historiens peuvent utiliser comme des dispositifs cognitifs », a écrit Carlo Ginzburg, qui ajoutait : « Il y a donc un défi réciproque, un va-et-vient entre fiction et histoire. » Tel est sans doute le plus précieux de ce que la littérature comprend de l’histoire. Non pas un témoignage, plus ou moins contourné, sur le passé, dont l’historien aurait pour charge de déjouer les pièges, mais l’expression même de la texture du temps. Qu’est-ce que la brusquerie de l’événement, les secousses de la mémoire, les circonvolutions de l’attente ? Si l’historien use sans cesse, et parfois à son corps défendant, d’une philosophie implicite du temps, il la doit à une expérience sociale dans laquelle la littérature (mais aussi le cinéma) entre pour une bonne part. L’histoire, on le sait, est indissociablement une pratique et une écriture, et c’est en contrôlant l’une comme l’autre qu’elle peut prétendre produire honnêtement, et de manière socialement fiable, un discours de vérité. Or, comme pratique et comme écriture, elle ne peut qu’être façonnée par la littérature. »1[2] 2Oui, je m’amuse de ce passage du réel au fictionnel, de la vérité historique à l’acte d’imagination. Je m’amuse de cela depuis 1987, depuis le jour où, à la fin de la représentation de ma pièce Bâton Maréchal, écrite en relation directe avec Le Nègre et l’amiral de Confiant – la librairie Jasor m’avait commandé un ou deux tableaux guadeloupéens sur l’époque de Vichy, afin de présenter le livre de Confiant –, à la fin de la représentation, une femme en pleurs est venue me dire que j’avais parlé de son 2[2]

ibid.

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grand-père dans la longue liste des victimes de la guerre de 39-45. Or, cette liste, je l’avais crée de toutes pièces en ouvrant au hasard l’annuaire, en y piochant des noms de famille auxquels j’avais attribué des prénoms fantaisistes ! D’où l’interrogation sur laquelle j’ai envie de clore cette communication : et quid de

Gerty Dambury – Les mémoires du quotidien

la vérité collective que le public s’attend à retrouver dans l’œuvre littéraire ?

Gerty Dambury (1957, Pointe-à-Pitre) est une dramaturge, romancière, poétesse, metteuse en scène française. Après ses études d’anglais et d’arabe à l’université Paris VIII (Vincennes−Sains-Denis), elle rentre en Guadeloupe où elle occupe une place importante dans le milieu littéraire. Figure centrale de la littérature des Antilles françaises, elle revient vivre en France en 1998. Auteur de nombreuses œuvres dont Rebordaille, Lettres indiennes, Carêmes, Enfouissements, Trames, Les Rétifs et Effervescences, son travail a été distingué par plusieurs prix (Prix Une scène pour la démocratie, 1995; Prix SACD, dramaturgie, 2008; Mention spéciale du Prix Carbet, 2011).

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L’histoire d’une Exposition : le Temps figé FLORA DEVATINE

(ACADÉMIE TAHITIENNE, POLYNÉSIE FRANÇAISE)

Flora Devatine - L’histoire d’une Exposition

Exposition "Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua à Fatutira-Tai’arapu-Hui " (1er Janvier 1995, Tautira) 220e Anniversaire de la première messe dite à Tahiti (1er janvier 1775-1er janvier 1995)

Dans le programme des cérémonies prévues pour célébrer à Tautira (Tahiti) le 220e Anniversaire de la première messe dite à Tahiti par les Pères Franciscains espagnols,(1er janvier 1775-1er janvier 1995), Figurait, souhaitée par Monseigneur Michel Coppenrath, Archevêque de Papeete, une Exposition qui montrerait « Ce que Tahiti était, dans cette partie de l'île, à l'époque des Espagnols », et que nous avions intitulée « Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua à Fatutira-Tai’arapu-Hui ». Sa préparation demanda un travail personnel de recherche, de lecture et de compilation de documents, de récits de voyages, de cartes dressées, de gravures laissées par les premiers navigateurs et artistes anglais, espagnols. Parmi les « Diaires » des Espagnols, le Journal tenu à Tautira, de novembre 1774 à novembre 1775 par Maximo Rodriguez, militaire espagnol envoyé par le Vice-roi du Pérou, comme interprète lors de la seconde expédition du navire Aguila, sous le commandement de Don Domingo Boenechea, fut la source principale des informations qui nous guidèrent et nous aidèrent à réaliser la présentation de la Presqu'île de Tautira, ou Fatutira, (Hatutira) aux temps des Espagnols. Beaucoup d’éléments constitutifs de l’environnement, de la société, de la culture d’alors, y furent abondamment puisés ; de longs, de larges, de très nombreux extraits du Journal de M.Rodriguez furent reproduits, agrandis pour LETAN

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être disposés sur des tables, affichés sur les murs, et permettre ainsi que les visiteurs, notamment ceux de la Presqu’île, puissent accéder eux aussi et directement à la source des informations, D’autant que les extraits de récits, de descriptions, étaient soutenus, portés illustrés par un certain nombre de gravures, de dessins exécutés par des artistes, graveurs, dessinateurs, et scientifiques, anglais, et aussi espagnols, reproduits en vue de l’Exposition. Le foisonnement, et l’avalanche de photocopies de textes, de cartes, de gravures, L’existence et la mise à disposition de tableaux, de dessins originaux, et de quelques objets en bois à exposer, firent que l’Exposition occupa deux salles (Salle I et Salle II), de la paroisse catholique de Tautira. Salle I Dans la Salle I et sous des vitrines posées sur des tables le long des murs était présentée une rétrospective de cartes et de gravures depuis les premiers navigateurs anglais, français, espagnols jusqu'à l'époque moderne : * cartes de Tahiti, de la presqu'île de Tai'arapu, de Tautira, du port de Aiurua ou Puerto de Santa Maria Magdalena vu de l'Aguila, * gravures de la baie de la Vaitepiha. (copie d’une carte de 1772, du Commandant Don Domingo de Boenechea) (copie d’une carte de 1772, du Sous-Lieutenant Don Juan de Hervé) (copies de 1903 de trois cartes de 1772, Voyage de D.D. Boenechea)

Les cartes qui avaient été dressées et les gravures de la baie de la Vaitepiha à diverses époques donnaient une idée des bouleversements physiques et dommages que connut le village de Tautira au cours du temps : du fait des dépressions, des crues, des « grosses vagues », et du fait de l'homme, avec le remblai des marécages et des cours d'eau, entraînant la disparition de l'îlot à l'embouchure de la rivière. La vallée de la Vaitepiha vue depuis la baie a toujours séduit, et séduit encore ceux qui passent à Tautira, depuis les Anciens, ari’i et manahune de Tautira qui y installèrent leurs « marae » dont le « marae Oro » de Taputapuatea, ou marae n° 2, août 2014

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Vai'otaha, à l'emplacement de l'actuel cimetière de Tautira, Et d'où la vue sur la vallée est la plus remarquable. (copies de cartes de James Cook, de D. Domingo Boenechea, de Raymond Léglise, de l’Institut Géographique National,...) (copie d’une carte de 1772, par le Sous-Lieutenant Don Juan de Hervé ; copie de 1903 d'une carte de 1772 de D.J. de Hervé)

Flora Devatine - L’histoire d’une Exposition

(copies de 6 gravures et dessins de William Hodges, de John Webber, de William Ellis...de 1769, 1772, 1773, 1777, 1791)

Pour créer du mouvement et de la vie, des reproductions de gravures d’oiseaux par S. Parkinson avaient été posées çà et là, notamment celles rappelant les oiseaux de la Vallée de Ata'aroa ou Vallée de la Vaitepiha, qui ont été cités par Maximo Rodriguez dans son Journal : « a'a » ou perruche rouge ; « ruro » ou martinpêcheur ; « vini » bleu, perroquet, phaéton... dont étaient friands les Pères missionnaires. (copies de gravures de S. Parkinson)

L’Exposition cartographique et iconographique de la Presqu'île de Tai'arapu et de Tautira était complétée par des textes affichés qui donnaient les anciennes subdivisions, districts, sous-districts de Tautira, mentionnant des noms de terres ou de localités, ainsi que les noms des anciens chefs du lieu, chefs principaux, mineurs, conseillers, intendants, guerriers, capitaines, gardiens de vallées, de culture, et de filet de pêche du Ari’i Vehiatua, Une mention qui se poursuivit et se termina par les noms des Européens, navigateurs, missionnaires, écrivains, peintres, sculpteurs, "hommes nature", qui étaient passés à Tautira au 18e, au 19e et au 20e siècles, et dont certains y firent un séjour plus ou moins long : James Cook, Don Domingo Boenechea, Père Jeronimo Clota, Père Narciso Gonzalez, Maximo Rodriguez, Francisco Perez, Henry Adams, George Biddle, Robert-Louis Stevenson, John Lafarge, Henri Matisse, Albert T'Serstevens, Amandine Doré, Frédéric Pfeiffer, Raymond Léglise, LETAN

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- Samuel Wallis (1767) et Louis-Antoine de Bougainville étant passés au large des côtes -, Et par deux poèmes, un « Fa'atara » de Vehiatua et un « Fa'ateniteni na te ARI'I POMARE I », dits et transcrits par feu Hitore a Pifao dit Teravero tane, un barde bien connu de la Presqu'île. Fa'ateniteni na te ARI'I POMARE 1 : « ...Ua 'aueue o TAHITI RAHI I te haere'a mai te Ari'i o TETUANUI HA'AMARURA'I, ei tau'a i te aroha E parau ri'iri'i teie i te fare i TAHUNA AHURU*, O TE'IE'IE, TETUMANU'A E Ari'i no MATAHIHAE Mo'otua no TETUAHURI A hi'o i TAHUAREVA Fara'a rimarima Fara'a 'avae Tei te Apa iti i Apato'a... »

Sur deux murs de la Salle I étaient également accrochés : * des dessins originaux et une reproduction de portraits : ** Portrait de Tu, Vaira'atoa i Taraho'i, ou Pomare I, Tu-Nui-e-A'a-i-te-Atua, Ari'i de Pare, Matavai, fils de Teu (Hapai) et de Purahi (Tetupaia i Hauiri) (copie d’une gravure de W. Hodges, 1772)

** Portrait de Hinoi ou Teri'i Hinoi Atua, jeune demi-frère de Tu, « un grand et beau garçon d'environ 16 ans », fils de Teu (Hapai) et de Tetua Umeretini i Vaira'o ; (dessin original de 1994, par Ph. Pelletier, et texte extrait du Journal de M. Rodriguez)

** Portrait de "Oviriau", femme de Potatu ou Pohuetea, Ari'i de Atahuru ou Atehuru

(Manotahi-Manorua,

ou

Puna'auia-Pa'ea) :

femme

« d'une

beauté

extraordinaire. Son teint était celui d'une blonde, sa chevelure était rouge et bouclée et elle avait de beaux yeux bleus. Elle était l'admiration de son district, Atehuru » (dessin original de 1994, par Ph.Pelletier et texte extrait du Journal de M. Rodriguez)

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* et d’autres dessins originaux représentant : ** Un jeune homme en "tiputa" tenant une rame (dessin original de 1994, par Ph.Pelletier)

** Une jeune fille en "tiputa" et "pareu"

Flora Devatine - L’histoire d’une Exposition

(dessin original de 1994, par Ph. Pelletier)

Les tables du fond de la Salle I avaient été réservées à la présentation du Ari’i Vehiatua et de quelques membres de sa famille. On pouvait y lire : * une généalogie succincte de la dynastie des Vehiatua, dont le premier de la lignée « serait né vers 1650 », et dont la branche aînée allait disparaître en 1793, * deux descriptions du Ari’i Vehiatua, quatrième du nom, né vers 1755, et mort le 6 août 1775 à Tautira pendant le séjour des missionnaires espagnols : « Vehiatua paraissait avoir dix-huit à vingt ans. Il avait un beau teint frais, une belle taille et la nature l'avait marqué de tâches bleuâtres aux lèvres, aux paumes des mains et aux plantes des pieds. Il aimait beaucoup notre pays et fut toujours bon et arrangeant pour nous. Il avait pour moi une affection particulière et c'est pour cela que dans tous ses domaines on avait pour moi les plus grands égards. On m'avait donné le nom de Oro-iti-maheahea qui était celui d'un de ses ancêtres et il voulait que je réponde à ce nom seul et non au mien. » (source : Journal de M. Rodriguez) « lui, était bien fait, mesurait cinq pieds cinq pouces anglais. La couleur de sa peau était plus claire que celle de ses compatriotes, ses cheveux étaient d'un brun clair, rouge à l'extrémité. » (source : R. Teissier)

* son père Taitoa, né vers 1703, mort en mars 1773 à Tautira : « Ce personnage....était si corpulent et de proportions si énormes...il pouvait avoir alors 70 ans. Son beau visage était encadré d'une longue chevelure blanche et d'une barbe hirsute qui lui tombait jusqu'à l'estomac ». « Célèbre par les combats qu'il livra au père de l'ari'i Otu dans lesquels de nombreux chefs du clan de ce dernier perdirent la vie. » (source : Journal de M. Rodriguez)

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* sa mère Opo ou Purahi, de son nom, Te Vahine Moe-tua, « Elle était la nièce de Tevahitua-i-Patea (Amo), Ari'i de Papara. Elle a été Régente à Taiarapu durant la minorité de ses deux fils. » On la décrivait, « femme intelligente et de caractère fort...(qui) rendait de bons et notables services aux missionnaires espagnols...Pendant la minorité de ses deux fils, elle exerça la régence avec fermeté. Elle prit pour second mari, Ti'itorea, un chef de Tautira, union restée sans descendance. » Maximo Rodriguez, qu’elle avait adopté sous le nom de « Oro-iti-maheahea », « la tenait en grande estime ». * son beau-père Titorea, second mari de Purahi après la mort de Taitoa, ou Vehiatua, en 1772 ou 1773, * son jeune frère, Ruatupua, d’après M.Rodriguez et les Pères missionnaires, ou Tetuaounumaona : « un enfant d'environ six ans, avec une bonne mine...bien disposé à notre égard, suivant notre manière d'agir » qui succéda à Vehiatua IV ; * sa femme Tauhiti, Tauhitihiti (Tautiti) : sa cousine germaine, « une femme d'environ 25 ans » en 1769 (selon Banks), « réputée pour sa beauté », et pour son adresse sans pareil au surf, « horue », et pour ses perles. Cette union fut de courte durée et sans descendance ; * ses oncles : Pahiriro, (Pahairiro), Ari'i de Anuhi (Pueu), né vers 1704, et mort le 21 décembre 1774 à Pueu : « Ce chef est un vieillard de 70 ans, puissant et bien charpenté et avec une chevelure grisonnante »; et Tutea, Ari'i de Mata'o'ae ; * son cousinTeihotu : un garçon de 10 à 12 ans, plus jeune fils du Ari'i Pahiriro de Anuhi(Pueu) ; (source : Journal de M. Rodriguez) * Tuivirau, Tuivivirau (ouTeivirau), Ari'i de Vaiuru (Vairao), « apparenté à Amo et à Vehiatua par sa mère Purahi » ,

Puis suivaient des récits, descriptions, gravures dont : * le récit de la mort du Ari’i Vehiatua le 6 août 1775. (source : Journal de M. Rodriguez) * le récit du défilé des délégations de chefs de Ra'iatea, et de Tahiti venant n° 2, août 2014

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présenter leurs condoléances à la mère du Ari'i Vehiatua, et leur tribut au jeune Ruatupua,Tetuaounumaona, futur Ari'i Vehiatua : parmi les délégations, il y avait celle de Anuhi, celle de Vai'autea, de Mata'o'ae, de Hitia'a, de Vaiari, de Papara, de Atahuru (Paea-Punaauia), de Matavai, de Vaiuru. (source : Journal de M. Rodriguez) * le « fata » de Vehiatua IV, abri où reposait le corps desséché de Vehiatua,

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entouré d'offrandes et de rouleaux d'étoffes de « tapa », (copie d’une gravure de 1777, de J. Webber)

* la description du « fata » de Taitoa ou Vehiatua III, père de Vehiatua IV, à Vai'autea : « une espèce d'enclos fait de morceaux de bois ... Au milieu de l'enclos surmonté d'un petit toit, se dresse une claie où reposent les restes de Taytoa » (source : Journal de M. Rodriguez)

* le récit de la cérémonie de deuil à la mort du Ari'i Pahairiro de Anuhi (Pueu), frère de Taitoa-Vehiatua III, oncle de Vehiatua IV (source : Journal de M. Rodriguez) * la description du vêtement de deuil, « te ahu parau o te heva tupapa'u », du deuilleur ou ordonnateur des cérémonies funèbres avec : ** « te tihi parau », ou veste frangée de « purau », ** « te fa'aupo'o », ou coiffure formée d'un turban avec des plumes, ** « te parae », ou masque de nacre, ** « te ahu parau », ou croissant recouvert de morceaux de nacre et bordé de plumes noires, ** « te pautu », ou étoffe de deuil jaune et noir, « des fougères de « fare rupe » fixées dans le pagne », ** « te tete » ou sorte de castagnettes à la main, ** « te paeho » ou « sorte de serpe d'1m70 armée de dents de requin et de plumes noires » LETAN

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(sources : T. Henry in Tahiti aux temps anciens ; gravures de J. Webber, dont certaines attribuées à H.D.Sporing du 1° Voyage de Cook) * le récit des fêtes pour l’intronisation du jeune « Ari'i » (source : Journal de M. Rodriguez)

Au centre de la Salle I, c’était le Rond-Point des pirogues, * avec des reproductions de textes, et de gravures, dessins, de « va'a motu, tipaerua, pahi, tama'i... » : pirogues simples ou doubles, à cabine, à balancier, à voile ou à pagaie, de pêche, de transport, de voyage ou de guerre, (dessins d'étude des pirogues de J. Neyret S.M.) « différentes formes de pirogues sillonnant sans relâche le lagon de Hui e Tai'arapu et de Fatutira (Tautira), domaine des Vehiatua, se rendant de Aiurua, à Vaiuru (Vaira’o), de Vai'autea à Fatutira, de Tai'arapu à Mata'o'ae, de Irimiro à Te Pari... »,

Ou, dérivant, accostant à Hui e Tai’arapu, venant de Ra’atea, de Mo’orea, de Mataiva, de Meheti’a, de Teti’aroa…. (Notes de l’auteur) (Source : Journal de M.Rodriguez) Ainsi le "4 décembre 1774 : « ...Après la messe nous apercevons dans la passe plus de deux cent pirogues, venant de Pare*, transportant des provisions du domaine de Tu. Ces provisions étaient des bananes, des « uru », des cocos, du poisson, ... » janvier 1775 : « Un grand convoi de pirogues, venant de Pare*, domaine de Tu*, arrivent ce matin chargées de victuailles pour Tu* et Vehiatua. » "1er février 1775 : « En route on me montra une pirogue double remarquablement construite. Elle pouvait avoir 7 varas de long (environ 6 m) et était ornée tout autour de sculptures telles que leur fantaisie en produit… » (Source : Journal de M.Rodriguez)

* la description par Maximo Rodriguez qui avait vu à Vai’autea (aujourd’hui, dans Teahupo’o), en compagnie du Ari’i Vehiatua, de Pautu, Don Diego Machao, Taruri : « une maison de grandes dimensions dans laquelle se trouvent deux superbes pirogues, d'au moins 30 varas de long avec deux cabines » (soit 24,9 m de long)... « d'autres de mêmes dimensions mais avec une petite n° 2, août 2014

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plate-forme à l'avant qu'ils appellent « paepae », où il y a place pour huit hommes. ».. « c'est pour y placer des combattants dans les batailles navales, lorsqu'ils font la guerre à Mo'orea ».. »une autre maison où se trouvent d'autres pirogues mais d'un modèle différent, qu'ils appellent « pahi »... »pour les longs voyages dans les îles voisines » (source : Journal de M. Rodriguez)

* des reproductions de gravures de « farau » ou hangars à pirogues, en

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particulier celle du hangar de la pirogue de la « belle Reine Purea » de Papara. (copies de gravures de 1769, 1773, 1774, 1777, 1792, de J.Cook, S. Parkinson, Hawkesworth, W. Hodges, J. Webber, W.Bligh, G. Tobin, d'artistes inconnus ; dessins d'étude des pirogues de J. Neyret S.M.)

* et un imposant gouvernail de pirogue, de plus de 100 ans d'âge, prêté par un collectionneur privé. (Coll. L.Dauphin)

Dans le passage entre les deux salles I et II, avaient été placés bien en évidence :

* une maquette de la Maison de la Mission des Pères Franciscains Espagnols à Tautira, (œuvre de Teiki Porlier) * le récit de la demande par D.D. Boenechea au Ari’i Vehiatua d’un emplacement pour la Mission, (Source : Journal de M. Rodriguez, 29 Novembre 1774) * le récit du choix du lieu d'implantation de la Mission. Ainsi : « Cet emplacement nous le trouvâmes à 70 varas de la rivière. Il y a bien çà et là quelques dépressions marécageuses creusées de main d'homme et servant aux indigènes de plantations de « taro » ou d'autres cultures de même genre, mais il ne sera pas bien difficile de les combler et de les ramener au niveau du sol environnant pour en faire un jardin potager. » (Source : Journal de M. Rodriguez, 29 Novembre 1774)

* d’autres extraits du Journal de M. Rodriguez dont un faisant état d’une dépression qui eut lieu en 1775 à Tautira. Ainsi :

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« 15 avril 1775 : « Ciel chargé de nuages et calme. Avec le gardien de notre filet je pars à la pêche. Mais un vent violent nous fait bientôt revenir; la pluie s'en mêle et je me hâte de rentrer à la maison, car la rivière grossit à vue d'oeil et j'ai beaucoup de difficulté à la traverser... Peu de temps après nous entendons les indigènes pousser de grands cris. Nous allons voir ce que cela signifie avec le Père Géronimo. Nous voyons alors que la rivière a grossi démesurément si bien que le volume de ses eaux peut se comparer à la rivière de Lima, par forte crue. Cette inondation subite cause bien des dommages. Des arbres sont déracinés, le fond de la vallée inondé, et des cadavres qui étaient exposés dans des marae sont emportés. Les parties basses sont envahies par les eaux et en particulier les plantations de Vehiatua (surtout celles de l'arbrisseau dont ils font l'ava) sont détruites. Les dépendances de notre maison sont aussi atteintes. Notre jardin potager est une véritable rivière et tout ce qui est planté ne viendra probablement pas. La force des eaux est si grande que la petite jetée naturelle qui regarde la mer est balayée et la plage est encombrée de débris de toutes sortes. L'après-midi la pluie s'arrête de tomber mais la pluie est toujours violente. » (Source : Journal de Maximo Rodriguez)

* la présentation des quatre Tahitiens originaires de Tautira et qui avaient été emmenés à Lima en 1772 : * Pautu, nom de baptême, Tomas, du nom de Don Tomas Gayangos. « Il était l’aîné des deux tahitiens survivants qui avaient visité Lima (Pérou) avec « l'Aguila » en 1772-1773, puis retourna avec le Commandant Domingo Boenechea à son île en 1774. À son retour, il donna du fil à retordre aux Pères missionnaires, et retrouva très vite ses anciennes croyances. Il devait avoir entre 30 et 32 ans, (selon Boenechea), 30 ans selon Padre Amich, entre 35 et 40 ans », selon Bonacorsi.

Il avait pour beau-frère, Temaeva. * Tipitipia, appelé Joseph par les Espagnols, « bien qu'il ne soit mentionné nulle part qu'il a été baptisé. Il devait avoir 28 ans en ce temps là. Il est mort en arrivant à Valparaiso et le nom a du lui être donné en l'honneur de Don Joseph Andia y Varela, le maître et propriétaire du bateau convoyeur « Jupiter ». La maison du père de Tipitipia ne se trouvait pas trop loin de Aiurua. * Heiao ou Heiau (ou Feiao), baptisé « Francisco, Boenechea », « est un jeune tahitien de 16 à 20 ans Il fut emmené, avec trois autres, à Lima par l'Aguila en 1772-1773 et il y mourut. »

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Il était originaire de Vaiuru * Tetuanui, baptisé Manuel, du nom du Vice Roi Manuel de Amat, « est un jeune tahitien âgé entre 10 et 12 ans en 1772. Parti à Lima par l'Aguila, il y resta jusqu'en 1774, date du retour du bateau à Tahiti. Pendant son séjour à Lima il a appris à parler espagnol. Il est souvent mentionné sous le nom de Maititi. De retour à Tahiti il retrouva son ancienne foi et déserta la Mission aussi les Pères n'ont-ils

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pu avoir en lui l'interprète dont ils avaient besoin. »

Le Père de Manuel habitait du côté de Vai’autea : il fut banni de ses terres par Vehiatua, dépossédé de ses biens, et il eut sa maison brûlée, pour avoir tenté de battre Maximo Rodriguez, pour défendre son fils, fils à qui Maximo avait donné un coup de poing après une insulte. Quant à la mère de Manuel, elle habitait un autre district, distant de deux lieues de celui du père, à Tepari, où elle possédait des terres. La maison des parents de Tetuanui se trouvait à quelque distance de celle de l'oncle de Pautu.

* deux reproductions de gravures d'appui-tête en bois, (copies de photos du itish Museum) * un appui-tête en bois, copie conforme de l'un des deux précédents.

Salle II Sur les tables et sur les murs de la Salle 2, étaient présentées :

* la liste des Espagnols qui furent à l'origine de l'établissement de la Mission espagnole à Tautira : ** le Roi Charles III d'Espagne (1716-1788), arrière-petit-fils de Louis IV, fils de Felipe V, premier Bourbon d'Espagne. « En 1761, il conclut une alliance avec la France, le « Pacte de Famille » contre l'Angleterre...il fut « l'incarnation LETAN

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espagnole du despotisme éclairé, un homme de goût, l'ami des arts et des lettres », « fondateur de l'ordre de Charles III » en 1771. ** Don Manuel de Amat y Junyent, Vice-Roi du Pérou, militaire né à Vacarisas, Catalogne, en 1707, capitaine-général du Chili en 1755, vice-roi du Pérou de 1761 à 1776. En 1772, « il donna l'ordre à Boenechea de procéder à l'exploration de l'île de Tahiti, et en 1774 d'installer une Mission à Tahiti...Il mourut en 1782 à Barcelone, Espagne. » ** Don Domingo de Boenechea, le Capitaine de Vaisseau, né vers 1715, peut-être en Biscaye, Espagne. « Il servit dans la Marine nationale espagnole, d'abord comme simple pilote, obtint ensuite de nombreuses promotions et fut enfin nommé Commandant de la Frégate Aguila en 1767. Il dirigea deux expéditions espagnoles vers Tahiti, en 1772-1773 et en 1773-1774. Il mourut le 26 janvier 1775 et fut enterré le lendemain à Tautira, devant la maison des Pères missionnaires. » (extraits des écrits de Annie Baert)

* trois tableaux accrochés à un mur représentaient : ** l’’un : des bateaux de l'époque, tels que le Jupiter et l’Aguila, ** les deux autres : deux frères mineurs de l'Observance ou Franciscains, en habits. *outre les tableaux, il y avait également quatre photos représentant : ** le port de Valparaiso, ** le Vice-Roi Don Manuel de Amat y Junyent, ** le costume de Don Domingo Boenechea

* la liste des Espagnols qui vécurent à Tautira : ** le Père Jeronimo Clota, président, né à Olot en Catalogne, Espagne, religieux franciscain ** le Père Narciso Gonzalez, né à Villa de Montemolen, en Extrémadoure, Espagne ** Maximo Rodriguez, soldat-interprète, né à Lima, au Pérou, vers1750 et mort vers 1825. n° 2, août 2014

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« Il s'engage en 1767 dans la marine, participe aux deux expéditions de l'Aguila en 1772-1773 et en 1774-1774, d'abord comme soldat de marine, ensuite comme interprète des deux Pères missionnaires, ayant appris le tahitien lors de son premier voyage et avec les jeunes gens de Tautira qui furent emmenés à Lima en 1772. Il parcourut toute l'île, fut reçu partout en ami et écrivit dans son journal le récit détaillé de son séjour et de tout ce qu'il découvrit alors sur la vie quotidienne de Tahiti. Après son retour à Lima à la fin de 1775, il fut nommé hallebardier de la garde personnelle du Vice-Roi, Don Manuel de Amat, puis promu sous-lieutenant d'infanterie « en reconnaissance du bon travail accompli par lui à Tahiti. » (extraits des écrits de Annie Baert)

** le matelot-mousse Francisco Perez

Deux d'entre eux y moururent, et avaient été enterrés devant la Maison de la mission, Leur emplacement avait été donné par M. Rodriguez, et indiqué sur la maquette de la Maison de la Mission :

* des extraits : ** le récit des circonstances de la mort du marin galicien Manuel Vasquez : « L'après-midi on abattit des arbres qui se trouvaient à proximité de la maison ainsi qu'un certain nombre de cocotiers. L'un de ces derniers en tombant frappa de ses branches un matelot de la Frégate, qui eut la colonne vertébrale cassée et mourut sur le coup…Le matelot fut enterré ...à trois varas d'un des angles de la maison. » (décembre 1774) (Source : Journal de Maximo Rodriguez)

** le récit de l'enterrement du Commandant Don Domingo de Boenechea, mort le 26 janvier 1775, et enterré le 27 janvier 1775. Ainsi : « Il pleut ce matin. Dès que la pluie cesse, l'infanterie de marine, en uniforme débarque. Le corps de notre Commandant est amené dans une embarcation et accompagné de tous les Officiers sans exception. Nous lui rendons les derniers honneurs de notre mieux. Les soldats tirent une salve à laquelle répondent les petits canons de la Frégate. Les indigènes paraissaient frappés de terreur. Ils examinèrent attentivement notre manière d'enterrer et furent surpris que le corps fut revêtu de son uniforme, avec son épée et son bâton de commandement. On enterra le Commandant devant la maison de la Mission, au pied du cocotier qui avait tué un matelot, comme je l'ai dit plus haut. Sur ce pied de LETAN

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cocotier, qui sert de piédestal à la Croix, marque de souveraineté de notre monarque sur l'île, fut placée l'épitaphe du Commandant Don Domingo Boenechea. » (Source : Journal de Maximo Rodriguez

* après la présentation des hommes, vint celle d’autres documents tels que : ** l’Extrait de la Convention signée avec les chefs de la presqu'île, ** la liste du matériel emporté de Lima pour la chapelle de Tautira, ** quelques Diaires qui relatèrent l'événement de la première messe dite à Tautira, le 1er janvier 1775, à savoir celui de : ** Maximo Rodriguez, soldat-interprète ; ** Tomas Gayangos, Commandant en second de la frégate ; ** Juan Pantoja y Arriaga, pilote ; ** Don José de Andia y Varela, Commandant et propriétaire du Jupiter, convoyeur ou conserve ou bateau-magasin.

Dans la Salle II, était également affichée la reproduction iconographique d’un « Umete » fameux, celui qui avait été emporté par Maximo Rodriguez, et qui est actuellement au Musée d'ethnologie de Madrid, Espagne. « Cette pièce en dolerite noire est unique au monde » « ses dimensions sont les suivantes : longueur: 116,8 cm largeur maximum: 56,5 cm hauteur totale: 27,9 cm profondeur maximum du « umete »: 10,1cm épaisseur maximum: 7,6 cm hauteur des supports (pieds): 11,4 cm poids approximatif: 150 kg » (source : écrits de Francisco Mellén) « sa forme est ovale, et il a, à une extrémité plus pointue, une petite ouverture par où l'on verse le contenu du récipient. À l'extrémité opposée et rehaussé sur son rebord, il y a trois franges taillées entre quatre petits pics saillants. De sa partie centrale surgissent quatre pieds troncoconiques qui lui servent d'appui au sol. L'intérieur du « umete » est vidé et la surface de la pierre finement polie, de même que le reste de la pièce. Actuellement on remarque deux petites fissures sur les zones latérales, lesquelles ont pu se produire pendant les transports qu'a subis cette pièce. » (source : écrits de Francisco Mellén)

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Le « umete » en pierre a été taillé dans la pierre noire et dure de Maupiti ; finement poli ; il a été offert par les chefs de Ra'iatea au Ari'i Tu. Il fut déposé et gardé au « marae » Taputapuatea de Puna'auia, avant d'être offert à Maximo Rodriguez.

Sur une table contre un mur avait été posée une autre pièce maîtresse de

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l’Exposition : * un « umete » en bois, une reproduction exacte, conforme en tous points, de celui en pierre. Il avait été commandé spécialement par Mgr Michel Coppenrath pour être offert à Mgr José Capmany, Directeur des Œuvres Pontificales d'Espagne.

Sur les tables au fond de la Salle II, on pouvait voir : * des reproductions de gravures anciennes montrant la végétation : ** des arbres, des plantes, des fleurs mentionnés : « uru », « vi », « pia », « tiare tahiti, aute, tamanu, nono... » (copies des gravures de S. Parkinson,...) * des reproductions de gravures anciennes montant quelques activités des femmes : ** le battage du « tapa » par les femmes, ** des battoirs de « tapa » ** de petits rouleaux de « tapa », d’étoffes en écorce de « uru », de « aute », de « ora », (copies des gravures de S. Parkinson, de J.F. Miller) (spécimens de tapa amenés par l’auteur)

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* des reproductions de gravures portant sur la pratique de sports par les hommes : ** le tir à l'arc, sur une plate-forme de tir en pierres, ** des éléments : arc (fana), flèche (te’a) et carquois (te pe'eha, vaira’a te’a, fari’i te’a), (copies de J.F. Miller) « Il y eut un grand rassemblement de tireurs à l'arc...Voici comment les choses se passent. Tout d'abord un « tahua » ou prêtre adresse à leur dieu une prière où il demande que la journée soit riche en prouesses et remplie de succès pour les archers. Aucun feu ne doit être allumé dans le voisinage, sinon, disent-ils, la prière ne sera pas exaucée...Les basses classes ne participent pas à ce jeu mais seulement les grands chefs. Ceux-ci tant qu'ils sont sur le marae doivent rester épaules nues. Au son du tam-tam, les archers commencent à tirer leurs flèches et chaque tir est accompagné des cris des spectateurs perchés dans les arbres pour examiner quel est le plus habile. Celui qui perd dans ce tournoi, doit, à la fin de la journée ou du délai fixé d'avance, régaler les autres, organiser des danses et d'autres réjouissances pour bien marquer qu'il reconnaît la supériorité du gagnant. » (Source : Journal de Maximo Rodriguez)

* une exposition de gravures de quelques objets, outils, anciens : ** hameçons, « to'i », couteau,... (copies de gravures de Ch. Praval, 1771, J.F.Miller, 1771)

Les missionnaires espagnols ayant été débarqués à Tautira avec des graines, des plantes, des animaux, ainsi : « Sur l'ordre du Commandant, je fis débarquer les animaux qui étaient arrivés vivants, le 12 décembre 1774 ; il s'agissait de deux taureaux, un âne et une ânesse, cinq porcs, mâles et femelles, deux moutons et une brebis, ainsi que deux chèvres. Don Tomas GAYANGOS échangea une vache qui se trouvait sur sa Frégate contre un des taureaux, afin que cette espèce put se reproduire. Des chèvres que la Frégate avait laissées lors de son précédent voyage, nous trouvâmes un mâle et une femelle dans le village de Fatutira : on peut espérer qu'avec les deux qui furent débarquées pour les Pères, elles se multiplieront rapidement. Mais ce ne sera pas le cas pour les ânes et les moutons car l'âne et la brebis moururent à terre. » (Source : Don José Andia y Varela)

* deux listes avaient été imprimées et affichées : ** une liste de quelques plantes et graines introduites par les Espagnols à n° 2, août 2014

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Tautira : tomates, légumes, brocolis, riz, tabac, aïl, maïs, melons, pêches... ** une liste de quelques animaux introduits par les Espagnols à Tautira : chiens, chats, cochons, âne, ânesse, mouton, brebis, vaches, taureaux, chèvres... − il y avait même un singe – Lorsque les Espagnols quittèrent Tautira le 11 novembre 1775, ils laissèrent sur l'île « une ânesse, un petit taureau, des cochons, des poules et des chiens...des chèvres

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et des chats », mais ils réembarquèrent le taureau et la vache. (Source : Journal de M. Rodriguez) En dehors des moments de prière, − et de querelles, de chasse aux rats, de maux d’estomac, de promenade, de récolte d’herbes…− les Pères cultivaient leur jardin potager. Ainsi : « On travaille aussi au jardin: nous transplantons des tomates et d'autres légumes. »...des brocolis et nous semons du riz, du tabac, du pourpier et de l'ail. » « Nous plantons quelques graines » ; « Le soir nous plantons de l'ail… » « Nous jardinons, transplantons des tomates et préparons une pièce de terre pour y semer du maïs » ; « Nous transplantons encore des tomates. » « Travail au jardin. Nous trouvons du pourpier indigène qu'ils nomment « aturi ». » « Nous plantons des noyaux de pêche et des graines de chirimoya, nous transplantons des tomates et des choux, puis nous désherbons. Après cela je vais chercher du poisson qu'on me donne en grande quantité ». (Source : Journal de M. Rodriguez)

Cependant, et suite aux ordres donnés par le Ari’i Vehiatua aux chefs de la vallée de Ata’aroa, les Espagnols recevaient régulièrement poissons et fruits. Ainsi : * « le 6 mars 1775 : « je vais chercher du poisson qu'on me donne en grande quantité. On nous apporte aussi quatre régimes de bananes mûres d'une très belle espèce » ; * « le 7 mars : De la vallée, on nous apporte des paniers de « uru », quinze régimes de bananes, du poisson, des chevrettes toutes préparées dans une pâte et aussi une anguille » ; * « le 8 mars : « on nous apporte des paniers de uru » ; * « le 9 mars : "je vais chercher du pourpier que je rapporte avec des patates douces que des indigènes m'ont données » ; (Source : Journal de M. Rodriguez) LETAN

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Et des provisions de « uru », de bananes leur étaient amenées par le chef gardien de la Vallée de Ata'aroa, (Vallée de la Vaitepiha) (Source : Journal de M. Rodriguez)

Sur un autre mur de la Salle II, il y avait : * suspendue, une Croix de Mgr M.Coppenrath, (oeuvre de Gérard Guyot) * et accrochés, des tableaux illustrant la construction de la Maison des Missionnaires, la vie alentour, et la cérémonie de la première messe dite à terre, et de l'installation de la Croix, le 1er janvier 1775. (œuvres de Ph.Pelletier)

Au centre de la Salle II, et sur des tables, était présentée une série de portraits de quelques hommes originaires de Tahiti, des Îles sous le Vent (Raiatea, Bora-Bora) vivants à l'époque des Espagnols. Certains sont connus, d'autres le sont moins ; et d’autres encore avaient voyagé jusqu’en Europe.

* des portraits de : ** Tu (futur Pomare I), Ari’i de Pare (Arue-Pirae)-Matavai, (1743?-1803) (gravures de W.Hodges, de J.Cook 1777)

** Potatu ou Pohuetea (né entre 1720 et 1730, mort vers 1790), Ari'i de Atahuru (Pa'ea-Puna'auia) « un beau, majestueux et noble produit de la nature » (extrait de Forster ; gravures de W.Hodges, Hall, 1773, 1777)

** Amo, grand Ari'i de Papara et du clan des Teva-i-uta (1730-1793), dont le titre était Tevahitua-i-Patea, mari de la célèbre Purea ou Te Vahine Airoro-Atua-iAhura'i (1777, non signé)

** To'ofa, nom de chef de Pa'ea (1777, non signé) n° 2, août 2014

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** Hitihiti ou (Hutiti), parti en 1773 avec J.Cook, il a participé à la croisière antarctique de 1773 à 1774, et a visité les Tonga, la Nouvelle Zélande, l'île de Pâque. Revenu à Tahiti en 1774, il vivait encore en 1788. « Il n'est pas très brillant ni très beau mais il est gai et devient rapidement le favori de tout l'équipage »

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(gravures de W.Hodges,1775)

** Ma'i (1750?-1784?), un homme de Ra'iatea qui avait failli mourir sacrifié. Il a été emmené en Angleterre par le Capitaine Feurnaux, le 7 septembre 1773. Il fut le premier Tahitien à avoir foulé le sol de la Grande-Bretagne... (gravures de W.Hodges, de J.Cook, de J.Caldwall,1777)

** Poetua, fille d'un chef de Ra'iatea (gravures de J.Webber, 1777)

** un chef de Bora-Bora (gravures de J.Webber, 1777)

** un Tahitien à la barbe blanche (gravures de W. Hodges, 1773?)

* et des reproductions de gravures des têtes de femmes de Tahiti, de Huahine... avec leurs coiffures, parures, boucles d'oreilles, visières, toutes particulières. (gravures de S.Parkinson, 1773)

Après la présentation de quelques hommes et femmes à l’époque des Espagnols et du Ari’i Vehiatua, vint celle de la religion, des croyances des Tahitiens, au travers de reproductions :

* de gravures de « marae » : ** le marae de Outu a'ia'i à Pare, (G. Tobbin 1792) et son autel (W.Bligh) ** le marae de Te-ara-o-Tahiti à Atahuru (Puna'auia) LETAN

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(copie de dessin de W. Wilson)

** le marae de Utuaimahurau à Atahuru (Pa'ea) ** le marae de Maha'iatea à Papara (copie de dessin de W. Wilson)

** les « marae » flottants constitués de pirogues doubles ** avec une arche, le « fare atua », ** des plates-formes d'offrandes avec des fruits, cochons, thons, tortues, chiens... (G.Tobbin 1792)

** avec les to’o, « réceptacles du dieu Oro », »normalement ornés de plumes, » ** avec les « unu », tablettes indiquant le nombre des victimes, (gravures de J.Webber)

* d’un extrait sur l’interdiction des femmes sur les marae, plus particulièrement sur le marae Vai’otaha à Tautira. Ainsi : « le 19 septembre 1775 : « ...Des prières ont lieu au marae de Vaiotaha: les femmes sont admises à l'intérieur du marae parce que c'est une cérémonie spéciale pour elles. D'ordinaire l'entrée du marae leur est interdite, sauf pour la cérémonie présente, qui est dûment annoncée auparavant... »

Ainsi, contrairement à ce qui avait été avancé par ailleurs, « au marae de Vaiotaha » de Tautira, en 1775, « les femmes sont admises à l’intérieur du marae », quand il y a /ou soit « parce que c'est une cérémonie spéciale pour elles. D'ordinaire l'entrée du marae leur est interdite, sauf pour la cérémonie présente, qui est dûment annoncée auparavant... », Ainsi, les femmes ne sont pas toute leur vie interdites d’aller prier dans le marae du district fréquenté habituellement et plus souvent par les hommes et les chefs, Car il existait un moment, une circonstance, un évènement, « une cérémonie spéciale pour elles » où « l’entrée du marae » ne « leur est (pas) interdite », Et que la « cérémonie spéciale pour elles » « est dûment annoncée auparavant ! » (Source: Journal de M. Rodriguez)

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* de gravures de « fata » : plusieurs reproductions d’abris pour l'exposition des corps, des abris aux constructions variées ; ** avec les « tupapa'u » : corps vidés de leurs viscères, grattés, embaumés. (gravures de J.J.Barralet 1772, de W.Hodges 1773, de Woollett d'après Hodges 1777, de J.Webber 1777...)

Flora Devatine - L’histoire d’une Exposition

* de gravures de « te ahu parau o te heva tupapa'u », ** avec différents costumes de chefs deuilleurs. * puis ce furent des reproductions de gravures portant sur : ** les fêtes, « taurua », ** les danses, « heiva », « vehi », ** les costumes de danse : « curieux accoutrement (qui) n'est pas inventé par l'artiste John Webber, mais une représentation fidèle d'une vahine apportant un cadeau de tissu enroulé autour de ses hanches… » (gravures de J.Webber, 1777, S. Parkinson)

* des récits sur les « heiva » ou « vehi », Où les descriptions des Anglais rejoignent celles des Espagnols. (Source : le Journal de M. Rodriguez)

** le théâtre tahitien ; Ainsi : « ...Je quitte Hitiaa et à la voile ou en pagayant j'arrive le soir à Pare, où se trouve le principal Arii de l'île, nommé Tu… Le soir Tu et les principaux chefs de ses domaines me conduisent dans une maison qui avait tout l'aspect d'un théâtre et j'assistai à la représentation de farces et de mascarades, comme chez nous. Les indigènes s'amusent follement de ces pièces d'un caractère très grossier... » (Source : le Journal de M. Rodriguez) (gravures de 1769, S. Parkinson)

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* des reproductions de gravures montrant : ** quelques objets, ornements et bijoux : différents modèles de boucles d'oreilles ; gourde à mono'i, (gravures de J.F. Miller,1771)

** une jeune fille de Tahiti portant bijoux (gravures de J.Webber, 1777)

** quelques ornements masculins : « tiputa » ; « taumi » des chefs de guerre. (gravures de J.Roberts, 1771, 1773)

Fin de la visite ! Ce fut ainsi que l’Exposition avait été conçue, imaginée, réalisée !

Il ne s’agissait pas de déplacer, d’y exposer des objets rares, anciens, dans le cadre d’une journée unique d’exposition, de surcroit, au bout de l’île, à la Presqu’île, à Tautira !

Malgré tout, l’Exposition avait pu s’y tenir, grâce à la générosité de plusieurs personnes parmi lesquelles : Annie Baert, alors chargée d'enseignement à l'Université du Pacifique Sud, chercheur spécialiste des navigateurs espagnols dans le Pacifique Sud, notamment aux Marquises ; elle dirigea Monseigneur Coppenrath vers nous, et ce dernier nous fit confiance ; Monseigneur Jose Capmany, Evêque Directeur des Œuvres Missionnaires Pontificales qui envoya de Madrid un important matériel photographique concernant l'expédition espagnole et la Mission catholique à Tautira ; Véronique Mu, Conservatrice du Musée de Tahiti et des Îles « Te Anavaharau », Pierre Morillon, Chef du Service des Archives Territoriales, Edith Marae, responsable du Centre de Documentation du Collège Pomare IV, Robert Koenig, Président de la Société des Études Océaniennes.

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Tous avaient grandement facilité notre tâche en mettant aimablement à notre disposition toute la documentation iconographique recherchée, et nécessaire, et en en permettant la reproduction. Par ailleurs, y avaient apporté leur contribution artistique, Teiki Porlier, réalisateur de la maquette de la Maison des Missionnaires, Philippe Pelletier, artiste peintre, auteur de quelques oeuvres exposées,

Flora Devatine - L’histoire d’une Exposition

Et notamment Gérard Guyot, artiste, décorateur, conseiller technique chargé par Monseigneur M. Coppenrath, de la mise en place et en valeur des documents rassemblés ; Jean-Pierre Winkelstroeter, « maître-verrier » et assistant efficace, et Robert Toa,

gardien-« apprenti-verrier »-ajusteur

des

documents

iconographiques

pendant la mise en place de l’Exposition.

À tous, notre reconnaissance infinie !

Enfin, devant l’abondance iconographique et de Journaux, ouvrages, documents, écrits, parcourus, À

tous

les

artistes,

graveurs,

sculpteurs,

dessinateurs,

peintres,

navigateurs, explorateurs, scientifiques, simples mortels, auteurs des œuvres et des écrits, tracés signés transmis au cours des temps, Aux maisons d’édition qui les publièrent, aux Archives, aux Bibliothèques qui les conservèrent, Notre estime et notre profonde gratitude !

Pour conclure, les éléments rassemblés et exposés, images et écrits du passé, avaient constitué un ensemble original qui intéressa, puisque l’Exposition qui devait se tenir sur la seule journée du 1er janvier 1995, en fin de compte, fut prolongée d’une semaine, puis d’un mois, de deux mois, avant d’être close à la fin du troisième mois. LETAN

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Par ailleurs, les responsables d’une Association familiale des descendants des Vehiatua accompagnés de leurs nombreux membres s’y étaient retrouvés toute une journée, après nous avoir demandée une présentation privée de l’Exposition et sur les Ari’i Vehiatua. Eux-mêmes, ils s’y étaient déplacés avec des panneaux sur lesquels étaient affichées leurs généalogies qu’ils mettaient à la disposition de qui en recherchait.

Ainsi, l’Exposition avait atteint son objectif : Par l’évocation du séjour des Espagnols, et en mettant en exergue des aspects de la société, les relations entre le Ari’i Vehiatua, les habitants de Tautira et les Espagnols, Montrer, selon le voeu de Mgr M. Coppenrath, « Ce que Tahiti était, dans cette partie de l'île, à l'époque des Espagnols » !

Et au delà ! Apporter aux habitants du lieu, à défaut de les amener vers les musées, Quelque éclairage du passé sur l’histoire, en leur livrant à domicile quelques images et écrits du passé aux temps de leurs Ancêtres, en leur amenant tant soit peu quelques éléments de leur environnement, de leur société, de leur culture, au passé comme au présent, Par l’Exposition « Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua à Fatutira-Tai’arapu-Hui » ! Il s’en trouva qui s’y ressourcèrent, s’en nourrirent !

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Flora Devatine - L’histoire d’une Exposition

Flora Devatine (Aurima) est née en 1942 au Pari (Tautira, presqu'île de Tahiti). Sa carrière est caractérisée par un attachement fidèle à son peuple et sa culture. Elle était professeur d'espagnol et de tahitien au Lycée-Collège Pomare IV (Papeete) de 1968 à 1997, membre de l'Académie Tahitienne («Te Fare Vana'a») depuis sa création, en 1972. Elle fut nommée Déléguée d'État à la Condition Féminine de 1979 à 1984. Elle est membre d'associations féminines et culturelles. À cette riche carrière professionnelle s'ajoutent ses travaux de poète et de chercheur : « en tant que personnalité extérieure », elle fut chargée de cours au Service de la Promotion Universitaire puis à l'Université française du Pacifique de 1987 à 1995, y enseignant notamment la poésie polynésienne. Flora Devatine est la première directrice (2002-2007) oceanieparis.files.wordpress de la revue Littérama'ohi, Ramées de Littérature Polynésienne, l'un des fruits d'un groupe « apolitique d'écrivains polynésiens associés librement », comprenant Flora Devantine et Patrick Amaru, Michou Chaze, Danièle-Taoahere Helma, Marie-Claude Teissier-Landgraf, Jimmy Ly et Chantal T. Spitz. Flora Devatine est aujourd'hui Présidente de l'Association Groupe Littérama'ohi. Flora Devatine mène sur tous les fronts un combat pour la reconnaissance d'une « Conscience Polynésienne ». Œuvres principales:  Vaitiare, Humeurs. Papeete: Polytram, 1980, 190 pages.  Tergiversations et Rêveries de l'Ecriture Orale: Te Pahu a Hono'ura. Papeete: Au Vent des îles, 1998, 232 pages.

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Eszter Szigethy - Hongrie

Š Eszter Szigethy La bestia

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Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua à "Fatutira-i-te-ta'i-pa'a'ina" Flora Devatine - Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua

FLORA DEVATINE

(ACADÉMIE TAHITIENNE, POLYNÉSIE FRANÇAISE)

Lorsque, sur ordre du Vice-Roi du Pérou Don Manuel de Amat y Junyent, le Capitaine de Vaisseau Domingo Boenechea, Commandant la Frégate Santa Maria Magdalena, surnommée El Aguila, arriva, en 1772, à Tautira (Tahiti), par le port de Aiurua, qu'il baptisa « Puerto de Santa Maria Magdalena », il entrait à « Hui e Tai'arapu » et Fatutira, les domaines du grand chef, Taitoa ou Vehiatua III, au faîte de son apogée, lequel venait de se libérer de la suzeraineté des Teva de Papara, après sa victoire à la bataille de Papara, en décembre 1768, à l'issue de laquelle les Ari'i Amo et Purea perdirent, entre autre, leur titre de « Tu », au profit de Vaira'atoa qui devint Ari'i Tu, et « au détriment de leur fils unique, Temari'i, Teri'irere i To'o'ara’i ».

Au retour des Espagnols, en 1774, Taitoa ou Vehiatua III (*) était décédé, et c'était son fils Teri'i Ta'ata'ura'ura qui lui avait succédé sur leur domaine de Fatutira-Tai'arapu- Hui, Les deux Ari'i principaux, Vehiatua IV (**), Ari'i nui de la Presqu'île, et Tu, Ari'i de Pare, (futur Pomare I), (1743?-1803) s'y trouvaient, en pleines fêtes de réconciliation.

Dans leurs pirogues doubles à cabine, à voile ou à pagaie, les Ari’i sillonnaient quasiment quotidiennement le lagon de la Presqu'île, de Hatutira à Tai’arapu, de Aiurua à Vai’autea, de Vaiuru à Mata’o’ae, LETAN

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S’arrêtant dans des baies, des lieux de séjour et de détente de prédilection, ainsi que d'approvisionnement fréquents en vivres et en étoffes, Avec des membres de leur famille respective : pour l'un, sa mère, Opo ou Purahi, son beau-père, Ti'itorea, et son frère Ruatupua ou Tetuaounumaona, pour l'autre, ses parents, Teu ou Hapai, Faiere ou Marura'i, des frères et des soeurs, dont Hinoi, et d'une suite nombreuse, de parenté, d’intendants, capitaines, hommes de confiance, courtisans, conseillers, serviteurs, transporteurs, rameurs, messagers, sujets… sans compter la grande multitude des curieux ! Tous, les uns et les autres, et les uns sans les autres, se quittant, se recherchant, se visitant sans cesse, fuyant parfois dangers réels ou imaginaires, ou tout simplement à la recherche de vivres, cochons, fruits, poissons..., et recevant en cadeaux, de nombreuses pièces d'étoffe du pays, de pirogues neuves, simples ou doubles avec ou sans cabine... et même de grandes maisons à terre... qui leur étaient préparés, apportés presque toujours en abondance, par les chefs inférieurs ou intendants chargés du gardiennage, de la culture et de la récolte de leurs propriétés, de satisfaire à tous leurs besoins et caprices, sous peine de bannissement, comme cela eut lieu pendant le séjour des Espagnols. Parfois ces bannissements étaient mal acceptés par les sous-chefs qui bannis se révoltaient, entraînant la guerre, provoquant le pillage, l’incendie, la destruction des propriétés, la confiscation des biens.

Comment se présentait la Presqu'île ? La région de Hui, Tai’arapu, et Hatutira (Fatutira) faisait partie de l'alliance des Teva, comprenant le clan des « Teva i tai », sur lequel régnaient les Ari'i Vehiatua de Tai'arapu, issus de Aroma i te ra'i ; et le clan des « Teva i uta » des Ari'i de Papara, issus de Tuitera'i Elle était alors partagée en districts (6 ou 7), sous-districts (6 à 7), subdivisions (plus de 20), comptant même une colonie, « Fenua 'aihu'ara'au », formant la n° 2, août 2014

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« presqu'île de Fatutira », avec des terres gagnées à la suite de guerres, « tributaires d’une puissance », Ayant à leur tête un Ari'i ri'i, ou chef inférieur, dont les plus importants aux temps des Espagnols furent Te'ie'ie, Tetumanu'a, Taitoa... de fiers guerriers, indépendants !

Flora Devatine - Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua

Aussi « les conflits étaient-ils fréquents entre eux, au sujet des limites », surtout avec ceux de Hui ou de Matahihae, aujourd'hui, Teahupo’o, Mais sur lesquels régnait en Ari'i rahi, Vehiatua IV depuis son domaine, sa résidence principale de Fatutira.

Qui était Vehiatua IV ? Son père, Taitoa ou Vehiatua III, Ari'i de Tautira, était fils de Vehiatua II, marié à Te'e'evapiri'o'i, fille de Teri'itahia i Marama, de la famille des Tuitera'i de Papara, et de Tetua umeretini i Vaira'o. Né vers 1703 et mort en mars 1773 à Tautira, il y était « célèbre par les combats qu'il mena contre les Ari'i de Tahiti nui ». Il avait plusieurs frères dont Pahiriro, chef de Anuhi, né vers 1704, mort en 1774, et Tutea, chef de Mata'o'ae.

Vehiatua II, père de Taitoa Vehiatua III, avait une sœur, Tetuaehurii Taiarapu qui devint la femme de Ta'aroamanahune ou Tumoehania, père de Teu, lui-même père de Vaira'atoa (Tu ou Pomare I), d'où les liens familiaux entre les Ari'i.

La mère de Vehiatua IV, Purahi ou Tevahine Moetua, était fille de Aromaiterai et de Tetuaunurau, tous deux issus de la famille Tuitera'i de Papara, et nièce, par sa mère Tetuaunurau, du Ari'i Amo de Papara. De Taitoa Vehiatua III, elle eut deux enfants: Teri'i Ta'ata'ura'ura qui devint Vehiatua IV et Tetuaounumaona, Vehiatua V. LETAN

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Vehiatua IV, né vers 1755, succéda à son père, sous le titre connu dans les « pariparifenua » de « Vehiatua i te mata'i, Ta'ata 'ura'ura e tu i Vaiarava ». Il avait pris pour femme, Tauhiti (Tauhitihiti, Tautiti) sa cousine germaine, jeune femme réputée pour sa beauté, pour son adresse sans pareil au surf, « horue » et pour ses perles. Mais cette union ne dura pas, et fut sans descendance, Opo ou Purahi, la mère du jeune Ari'i, ne l'ayant pas approuvée.

À l'arrivée des Espagnols, Vehiatua IV les accueillit avec empressement, nouant avec eux des liens assez forts, surtout avec Maximo, lequel, avec sa connaissance de la langue et devenu, par le pouvoir de la tradition et de l'affection, fils et frère adoptifs des Ari'i, sous le nom de Oroitimahe'ahe'a, eut des échanges particuliers et privilégiés avec les Ari’i et avec les habitants de la presqu'île. Ainsi il « dut » assister aux obsèques du Ari'i Pahiriro à Anuhi, ..il « put » s'approcher du « fata » de Taitoa Vehiatua III à Vai'autea, ..il reçut pirogues, étoffes et provisions, en cadeaux, à Tai'arapu… il eut les honneurs d'un « heiva », d'un « vehi », à Hui, en tant que membre de la famille royale.

Vehiatua IV facilita l'établissement de la Mission catholique à Fatutira, offrant aux Espagnols, en plus des vivres (cochons, poissons, oiseaux, pourpiers...) et provisions d'eau, de bois de chauffe, pour les bateaux, Le terrain, la main-d'œuvre, le bois, des toitures de maison, les roseaux, et de la terre pour la fabrication de briques... tout ce qui était nécessaire à l'édification de la Maison de la Mission des Pères franciscains.

Et tout comme ses sujets, toujours pleins de curiosité et d'admiration (mais également de frayeur !) pour ces navigateurs qui avaient des navires aussi étonnants qu’imposants et des armes aussi fracassants qu’efficaces, Vehiatua IV, était également attiré par l'idée de s'allier des gens puissants, pour étendre son pouvoir et conforter sa dynastie. n° 2, août 2014

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« Mais, atteint d'une maladie mystérieuse », il mourut à Tautira le 6 août 1775, « après une longue agonie », deux ans après son père. Maximo Rodriguez, maintes fois sollicité et supplié par la famille du Ari'i, ne put le soulager qu'épisodiquement, et assista à ses obsèques.

Flora Devatine - Les Espagnols et le Ari’i Vehiatua

Le jeune frère, Ruatupua ou Tetuaounumaona, né vers 1757 lui succéda sous le titre de Vehiatua V. Il épousa Pateama'i, sœur de Itia, - femme de Pomare I -, mais en 1790, il mourut sans descendance. Il était le dernier Ari'i de la branche aînée de la dynastie des Vehiatua de la grande chefferie de Tautira, de Tai'arapu et de Hui.

Ceux qui lui succédèrent, disparurent eux aussi brutalement : Vehiatua VI, en la personne de Churchill, un des trois mutins du Bounty, devenu par le mana et par la grâce de l'adoption, héritier du titre, fut assassiné, Vehiatua VII, en la personne d'un enfant de 4 ans, issu d'une branche cadette et intronisé par le chef Tutea de Vaira'o, fut dépouillé, en 1793, par Pomare I, de ses domaines de Tai'arapu, Vehiatua VIII, en la personne d'un enfant de 8 ans, Teri'inavahoroa, un des fils de Pomare I, décéda en 1796 ou 1797.

L'apogée de la gloire de la Presqu'île s'était faite par la guerre et la force, pendant le règne de Vehiatua III et Vehiatua IV, malgré la brièveté du règne de ce dernier, Le déclin et l'extinction proche de la dynastie des Vehiatua, Ari'i puissants, guerriers, farouchement indépendants, se faisaient par la maladie ou la malédiction, par l'ambition ou la cupidité, de fait, par l'histoire des hommes, avec la disparition successive et rapide de ses chefs… les Vehiatua de Tai'arapu et de "Fatutira i te ta'i pa'a'ina".

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Que reste-t-il, localement, du passage des Espagnols à Fatutira ? « Fatutira-i-teta'i-pa'a'ina »? « Fatutira aux sons qui éclatent »? Après la dispariton des « Vehiatua » et le départ des Espagnols, des mémoires locales

(lesquelles,

toujours,

récapitulent

et

ressassent

encore,

dans

les

« pariparifenua », des évènements pré-« historiques ») n'auraient-elles pas, quelque part, « tressé ces brins de leur histoire » ? en rajoutant, suivant en cela leurs traditions de mémorisation des événements importants, à la suite de « Fatutira », ancien domaine des Vehiatua, la qualité ou titre posthume de « Te ta'i pa'a'ina »? Quand on se souvient que Fatutira était le nom du village constitué d'une « langue de terre boisée » formée par les alluvions de la Vaitepiha, que ce fut là la résidence principale des Vehiatua, avec la terre Topatai, propriété des descendants de Mati (« Mateema » selon J.Cook), que là fut dressée la Croix saluée par une salve de 21 coups de canon… n'y aurait-il pas comme une rémanence du passage des Espagnols?

Bibliographie

Maximo Rodriguez, Journal, Papeete, Imprimerie du Gouvernement, 1930 Raoul Teissier, Chefs et notables des Etablissements français de l'Océanie au temps du Protectorat 1842-1880, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes, Tome XVIIn°3/mars 1979 Teuira Henry, Tahiti aux temps anciens, trad. de l'anglais par Bertrand Jaunez, Publ. de la Société des Océanistes, N°1 Musée de l'Homme, Paris 1962 Patrick O'Reilly, Tahitiens, Répertoire bibliographique de la Polynésie française, 2° édition revue, corrigée et augmentée, Publications de la Société des Océanistes, n°36, Musée de l'Homme, Paris 1975 Bengt Danielsson, M-Th. Danielsson, Eric Monod, Collection PH. Mazellier: Le Mémorial Polynésien, Tome I 1521-1833, Hibiscus Editions, 1978 Également des écrits de Annie Baert, de Francisco Mellén, de Flora Devatine… Pour la bionote, cf. p. 41. n° 2, août 2014

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La Reine des pommes de Chester Himes et Trop de soleil tue l’amour Guilioh Vokeng – La Reine des pommes de Chester Himes…

de Mongo Beti

Entre truculence et excentricité GUILIOH MERLAIN VOKENG NGNINTEDEM (UNIVERSITÉ DE MAROUA, CAMEROUN)

Résumé : La Reine des pommes et Trop de soleil tue l’amour sont des romans policiers qui portent une réflexion sur l’écriture elle-même à partir des mécanismes de la dérision (humoristique, ironique et grotesque). L’humour et l’ironie sont ainsi des techniques littéraires utilisées par Mongo Beti et Chester Himes pour rendre un compte exact de leurs sociétés respectives en pleine décrépitude. De ce point de vue, cet article vise à montrer que l’humour et l’ironie sont au service de l’absurde et sous-tendent le grotesque chez ces écrivains. Dès lors, nous pourrions conclure que La Reine des pommes et Trop de soleil tue l’amour se sont inspirés du grotesque et de la satire pour sémiotiser le non-sens afin d’en dégager une signification. Mots-clés : excentricité, humour, ironie, postcolonie, satire, truculence. Abstract: La Reine des pommes and Trop de soleil tue l’amour are detective novels that focus on writing themselves through mechanisms of derision (humoristic, ironical and ludicrous). Humor and irony are therefore literary technics used by Chester Himes and Mongo Beti so as to depict their respective societies in full decline. From this point of view, this paper aims at showing that humor and irony are at the service of absurdity and back the grotesque in the writing of Chester Himes and Mongo Beti. Henceforth, we may come to the conclusion that La Reine des pommes and Trop de soleil tue l’amour drew inspiration from grotesque and satire in order to describe none-sense with the intention of bringing out its meaning. Keywords: absurdity, grotesque, humor, irony, postcolony, satire LETAN

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Chester Himes est réputé figure emblématique du roman policier depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans l’espace particulier de l’écriture romanesque francophone subsaharienne, il est le père tutélaire des écrivains de romans policiers. Il a pour ainsi dire profondément influencé de nombreux écrivains de polars d’Afrique francophone parmi lesquels Mongo Beti qui apparaît, à maints égards, comme l’un des épigones de l’écrivain africain-américain. Dans une interview accordée à Ambroise Kom, Mongo Beti reconnaît cette parenté particulière en ces termes : « Je suis un grand admirateur de Chester Himes, un passionné des romans policiers, je vais essayer dans le genre » (Kom, 2002 : 109). Et c’est tout naturellement que Himes lui a servi de modèle lorsqu’il a voulu écrire un roman d’angoisse, Trop de soleil tue l’amour. À l’origine, Trop de soleil tue l’amour paraissait dans le trihebdomadaire Le Messager sous le titre Mystères en vrac sur la ville. Plus tard, il est annoncé aux lecteurs sous le titre Mystères de Yaoundé, puis paraît finalement avec un titre ironique, paradoxal et insolite Trop de soleil tue l’amour. Tout se passe dans un pays sous-développé d’Afrique, pays en proie aux convulsions sociales, ethniques et politiques, pays où l’insécurité fait partie du quotidien. Dans ce contexte, l’assassinat du Révérend Père Mzikikazi, savant pratiquement nobélisable, la mort subite de la femme du Président de la République, le cadavre étrange découvert dans l’appartement de Zamakwé et les assauts contre Zamakwé lui-même sont autant d’énigmes qui encombrent le roman de Mongo Beti et dont, du reste, aucune ne sera élucidée. La Reine des pommes est une analyse psychologique qui porte sur deux frères jumeaux. D’un côté, nous avons Jackson, 28 ans, bon chrétien et chauffeur consciencieux chez H. Exodus Clay, entrepreneur de pompes funèbres. De l’autre côté, Goldy, escroc de sexe masculin travesti en sous-maîtresse de bordel, en voyante célèbre, en bonne sœur. « Sœur Gabriel » vend à un dollar un bout de carton représentant un billet d’entrée valable pour le paradis. Jackson, lui, paroissien de la première église baptiste de Harlem se fait duper par sa femme et croit à la « levure » : escroquerie bouffonne qui consiste à transformer en billets de cent dollars des billets de dix dollars mis au four après avoir été enveloppés dans un papier spécial. Jackson n° 2, août 2014

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est un naïf. Il fait confiance à Hank, un aigrefin qui lui a fait croire qu’il possède comme Jésus le pouvoir de multiplication. Cette naïveté fait perdre à Jackson tout son argent. La Reine des pommes constitue ainsi une plongée hallucinante dans le

Guilioh Vokeng – La Reine des pommes de Chester Himes…

Harlem de la misère, des coups tordus et des escroqueries, de la violence et de la folie. Chacun est tour à tour loup et agneau sous le regard « inhumain » des inspecteurs Ed Cercueil Johnson et Fossoyeur Jones. Himes situe ses intrigues à Harlem et nous dépeint les conditions de vie des Noirs américains dans ce célèbre quartier rempli de situations absurdes et de violence. Dès lors, il apparaît que ces œuvres de Chester Himes et Mongo Beti portent une réflexion sur l’écriture elle-même à partir des mécanismes de la dérision (humoristique, ironique et grotesque). De ce point de vue, la société des romans de ces deux écrivains est prodigue en contrastes, en exagération, en procédés tels que le gigantisme des actions et la démesure des personnages qui contribuent tous à créer une atmosphère de carnaval et à renverser l’ordre établi par une culture officielle classique, par un « ordre du discours » qui distingue le « dicible et l’indicible, le décent et l’indécent » (Ubersfeld, 2001 : 62). On comprend alors que le rire carnavalesque est déclenché ici par la caricature grotesque qui caractérise l’apparence physique, les actes et les propos des composantes de l’espace romanesque de Chester Himes et de Mongo Beti. Nous nous inspirerons des outils de l’analyse du discours pour montrer que La Reine des pommes et Trop de soleil tue l’amour sont de véritables écritures du grotesque. Par la suite, il sera question de voir comment l’antithèse et le paradoxe sont des figures qui permettent de textualiser la déstructuration du réel.

1. Une écriture du grotesque : le carnavalesque Le qualificatif « carnavalesque » est emprunté aux théories de Mikhaïl Bakhtine, notamment à son ouvrage sur Rabelais. Il définit le carnaval comme ce moment de la durée où s’inverse la hiérarchie du monde social au profit d’une

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liberté populaire à la fois précieuse et provisoire. À la suite de Bakhtine, Yves-Abel Feze définit le carnaval « comme un lieu et un moment de défoulement au cours duquel il devient licite d’opérer certaines inversions sociales et où barrières sociales et éthiques s’amenuisent » (Feze, 2001 : 61). Dans cette perspective, le grotesque dont Rabelais reste le représentant le plus complet aux yeux de Bakhtine, est défini comme inversion, retournement des catégories idéologiques et littéraires dominantes, prédominance des fonctions du corps et du bas matériel, alliance orientée des contraires produisant une libération par le rire. Au regard de tout ce qui précède, l’on est en droit de penser à un univers ambivalent où les rires peuvent aussi exprimer des pleurs, où la langue excessive fonctionne de pair avec l’injure grossière. Le grotesque est d’abord et avant tout le comique, le rire à nuances extrêmement diverses, du rire franc à la parodie, au rire « réduit ». Bien plus, le grotesque est aussi le laid qui est la négation du beau abstrait : « Le grotesque prendra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes les laideurs » (Ubersfeld, 2001 : 575). C’est dans cette logique que la caractérisation des référents humains dans notre corpus dévoile fortement une intention parodique. À l’observation, les personnages de Trop soleil tue l’amour et de La Reine des pommes sont presque toujours campés par rapport à des rôles thématiques. Ils ne sont que des actants anthropomorphiques véhiculant des valeurs morales négatives. Il s’agit ici de voir comment dans ces romans noirs, les personnages sont verbalisés au moyen de certains marqueurs axiologiques péjoratifs. Empruntant aux concepts de la linguistique du discours de Kerbrat Orecchioni, il sera notamment question du problème de l’axiologisation qui consiste pour le locuteur à émettre des jugements de valeur

sur

le

référent

d’après

les

axes

bon/mauvais,

bien/mal

ou

péjoratif/mélioratif. L’étude de cette axiologisation sera faite en appréhendant le personnage selon le modèle sémiotique d’Algirdas-Julien Greimas, car le personnage dans une perspective sémiologique est considéré comme un signe, ou mieux encore, « comme une sorte de morphème doublement articulé, morphème migratoire manifesté par un signifiant discontinu (un certain nombre de marques) renvoyant à un signifié discontinu (le sens ou la valeur du personnage) » (Hamon, 1977 : 124). Il peut arriver que le portrait fait d’un personnage remplisse certaines fonctions : n° 2, août 2014

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évaluative, symbolique, ornementale, explicative. Dès lors, « le portrait » littéraire apparaît comme la description physique d’être (prosopographie) ou sa représentation morale et psychologique (éthopée). Dans ce sens, le personnage sera

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perçu dans son rôle thématique qui renvoie à ses caractéristiques psychologiques, morales et à ses systèmes de valeur. À la lecture de Trop de soleil tue l’amour et de La Reine des pommes, il ressort que, pour décrire les personnages, les auteurs recourent à la représentation morale et psychologique qui fait apparaître les mœurs, les caractères, les vices, les vertus, les talents, voire les bonnes ou mauvaises qualités morales de ceux-là. En effet, cette description peut permettre « de poser le problème de ces termes péjoratifs (dévalorisants) / mélioratifs (laudatifs / valorisants) que nous appelons axiologiques » (Kerbrat Orecchioni, 1980 : 73). Disons tout de suite que, dans notre corpus, les éthopées sont ouvertement disqualifiantes grâce à l’utilisation des traits plus humiliants. En ce sens, ce sont les grandes figures emblématiques de la société qui sont ainsi disqualifiées au moyen des termes vitupérateurs. D’abord, les intellectuels, ceux-là qui cristallisent pourtant tous les espoirs de changement d’une société en pleine déconfiture, succombent à l’appât du gain. Ces « intellectuels organiques du pouvoir » au sens où l’entend André Djiffack (2000 : 236) font dans l’entrisme. Dans Trop de soleil tue l’amour, Ebenezer en fait le bilan du reste amer : « C’est faire beaucoup d’honneur à ces farceurs, les intellectuels. […] La provocation c’est leur cinéma préféré. […] C’est toujours un tort de se laisser manier la plume ou déplorer une fastueuse rhétorique. Ce sont des imposteurs, des clowns. Tu fais taire les meilleurs par quelques centaines de milliers de francs » (Mongo Beti, 1999 : 200). Il s’agit en fait des intellectuels qui ont failli à leur tâche dans la mesure où beaucoup d’entre eux n’ont pas vraiment assumé leur fonction d’intellectuel. À en croire Mongo Beti, « un intellectuel, ce n’est pas seulement quelqu’un qui a des diplômes. C’est quelqu’un qui a choisi d’envisager le monde d’une certaine façon, en accordant la priorité à un certain nombre de valeurs comme l’engagement, l’abnégation, la réflexion » (Kom, 2002 : 35). Ces intellectuels LETAN

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sont aussi corrompus. Comble de la bêtise humaine ou plutôt de l’absurde, Ebenezer qui peint un sombre tableau de cet état de choses, n’est pas un modèle à suivre. Il présente tous les signes extérieurs du bonheur ou de la réussite, mais n’est pas recommandable du point de vue de la morale. En fait, il est rompu à l’art de la toxicomanie : « sitôt dépouillé de son éternelle saharienne de bonne coupe, le sieur Ebenezer, un prénom comme on n’en fait plus, même chez nous, s’enfermait quotidiennement pour s’adonner à la toxicomanie » (Mongo Beti, 1999 : 209). Mongo Beti reprend ainsi Chester Himes puisque l’exemple d’Ebenezer parcourt d’une manière ou d’une autre presque tout l’œuvre de Himes. Dans La Reine des pommes, nous avons Goldy qui est un « adepte de la drogue, estampeur des honnêtes gens, déguisé en sœur de charité » (Chester Himes, 1958 : 47). La drogue donne le courage d’affronter un acte comme le crime, vol ou toute autre situation périlleuse. La nature du conseil que donne Goldy à son frère en lui faisant absorber un tord-boyaux est hautement significative à cet égard : « Je m’en vais te donner un coup de main, frelot, pour retrouver ta gonzesse. […] Après tout, on est jumeaux ; des plis de sa robe, il tira un flacon, tendit à Jackson. - Tape-toi un coup. […] - […] Allez, tape-toi une bonne goulée. […] Il s’agit de te mettre du cœur au ventre, t’en auras besoin » (Ibid. : 52).

Le malheur est que ce désir crée un besoin et au lieu de la marihuana, on cherche de quoi tenir plus longtemps. On s’adonne alors à l’héroïne et commence à se piquer comme Goldy au moment où son frère vient lui raconter ses difficultés : « Goldy, je voudrais te demander quelque chose. - Faut d’abord que je donne à manger au singe. Jackson parcourut la place des yeux cherchant le quadrumane. - L’est perché sur mon dos, expliqua Goldy. Ecœuré, Jackson regarda en silence son frère qui, d’un tiroir, sortait un réchaud à alcool, une cuiller et une seringue. Goldy vida dans la cuiller deux sachets de cocaïne et de morphine cristallisées et fit chauffer le cocktail à la flamme, puis, pendant que le mélange était encore tiède, il planta avec un râle l’aiguille dans son bras » (Ibid. : 46-47).

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Il est illogique et même grotesque de voir que, devant les tourments de son frère, Goldy se « came » avant de l’écouter. Pour lui, l’habitude est devenue telle qu’il n’est « normal », « raisonnable » que s’il se drogue. De là, se comprend mieux

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cette réflexion du narrateur de Trop de soleil tue l’amour : « Là où le peuple a été très longtemps à l’écart des lumières du droit, le vice devient la vertu, le tortueux la règle, l’arbitraire la vertu » (Mongo Beti, 1999 : 74). Il s’agit in fine d’une société marquée par une décrépitude morale. Les univers de Himes et de Mongo Beti sont peuplés d’individus ridicules, « grotesques » par leurs actions et leurs idées. Les uns apparaissent furtivement dans le déroulement de l’action, d’autres de manière plus insistante. Chez Himes, on a l’exemple du pasteur de Jackson : « C’était un ministre de culte éminent en passe de devenir évêque. C’était un grand noir, à la voix puissante, à l’esprit profondément religieux. Il conservait l’enfer comme un brasier ardent crachant des vapeurs de souffre et n’avait guère d’indulgence pour les pécheurs qui résistaient à son zèle prosélyte » (Chester Himes, 1958 : 29).

Lorsque Jackson vient demander conseil, il est plein de zèle pour l’aider, mais quand il apprend que son paroissien n’a pas d’ennuis de femmes, la conversation tourne court et il invite Jackson à prier. La scène se termine de manière suggestive : « Aide-toi et le ciel t’aidera, frère Jackson, ajouta le révérend Gaines, visiblement pressé de s’installer en face de son assiette » (Ibid. : 29, 30,31). Cette même situation apparaît dans Trop de soleil tue l’amour. Eddie dresse devant Georges Ebahi, la liste des tenants de cette déplorable situation dans laquelle les rôles s’échangent entre les acteurs et où le désordre est ritualisé : « Nous sommes trop polyvalents ici et même souvent à contre-emploi. Chez nous, le chef de l’Etat fait dans l’évasion des capitaux, ministres et hauts fonctionnaires dans l’import-export, curés et évêques dans le maraboutisme. Assureurs et banquiers dans l’extorsion de fonds, les écoliers dans la prostitution, leurs mamans dans le maquereautage, les toubibs dans le charlatanisme. […] Notez aussi que nous demandons dans le même temps la

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démocratie, comme si nous prétendons marier le pôle Nord à l’équateur, le couvent au bordel » (Mongo Beti, 1999 : 224).

Dans ce continent à la dérive où plus rien n’est à sa place, les discours les mieux lestés de raison deviennent sottises, l’imprécation tourne en eau de boudin ridicule. Puis dans ce mouvement de retournement et de concassage, le roman est fatalement voué à l’échec, frappé d’absurdité et de vanité. Comme on l’a vu plus haut, Harlem est peuplé de deux types d’individus : les escrocs d’un côté et les honnêtes gens de l’autre. Dans La Reine des pommes, les uns et les autres sont présentés de manière comique. Jackson appartient à la catégorie des honnêtes. Travailleur acharné et simple d’esprit, il croit qu’on peut « lever » l’argent et changer des billets de dix dollars en billets de cent. Fervent chrétien, « il ne manquait jamais de se signaler à l’heure de l’épreuve, histoire de mettre toutes les chances de son côté » (Chester Himes, 1958 : 10). Honnête, il est aveuglé d’amour pour une fourbe : Imabelle. Il vit avec Imabelle qu’il « aime d’un amour inquiet et exclusif » (Ibid. : 10). Il se fait prendre dans tous les filets qu’elle lance, mais continue de l’aimer et de la défendre. Par ailleurs, l’escroquerie, l’exploitation de la simplicité des gens prend toujours une forme grotesque à Harlem. C’est le cas de la vente de billets pour le ciel par Goldy déguisé en sœur de Charité. Himes ne manque jamais de mots pour décrire ces diverses transactions qui suscitent toujours un « rire carnavalesque » : « Une petite fille noire, aux courtes nattes raides arriva en courant et, plantée devant la sœur de charité récite tout essoufflée : - Sœur Gabriel, ma maman, elle demande deux tickets pour le ciel, y a tonton Pone qu’est à l’article. Là-dessus, elle pressa deux billets d’un dollar dans la main de la sœur. - Achetez l’or ayant subi l’épreuve de feu, ainsi que l’a dit notre Seigneur, chuchota la sœur, fourrant les billets dans son corsage. Pourquoi qu’elle en veut deux, mon enfant ? - Maman, elle a dit qu’il en faut deux pour tonton Pone. La sœur glissa sa main noire dans les plis de sa robe. Elle tira deux cartons qu’elle remit à la fillette. Sur ces cartons, on pouvait lire ces mots imprimés : - Entrée : une Sœur Gabriel

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- Voilà qui emportera tonton Pone dans le sein du Seigneur, déclara la sœur ; et je vis le ciel s’ouvrir et je contemplai le cheval blanc » (Chester Himes, 1958 : 42).

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On l’aura compris, ces propos blasphématoires trahissent une véritable intention parodique. Il s’agit en fait du « carnaval de la dérision ». Par ses descriptions, le caractère de ses personnages et leurs actions, Himes crée un monde dont nous rions pour ne pas en pleurer. Nous ne saurons faire le tour de ces référents humains sans signaler la présence du personnage féminin qui est permanente dans l’œuvre de Himes et de Mongo Beti. Les femmes se révèlent être un tonus indispensable à l’action des hommes. Étant donné qu’elles proviennent de toutes les origines, on peut s’interroger et se pencher plus précisément sur leurs activités. Les femmes honnêtes, braves mères de famille, sont pratiquement inexistantes. Autrement dit, les femmes de ces romans ignorent la vie en ménage et habitent presque exclusivement dans les chambres meublées, douteuses sinon crasseuses. Outre leur aspect physique qu’elles s’emploient particulièrement à soigner, elles se noient au milieu du linge sale, d’odeurs aigres et du graillon. Elles n’exercent aucun métier important. La majorité pratique, à différents niveaux, le plus vieux métier du monde et le mieux rémunéré. Cela va de la prostituée à la femme entretenue par un homme qui a de l’argent et qui vit dans le luxe. La principale raison sociale de la femme est l’homme qui la considère avant tout comme un instrument sexuel. C’est l’unique raison pour laquelle Jackson recherche Imabelle : « Jackson n’eut que le temps d’apercevoir la robe d’Imabelle, sous le manteau noir, car déjà elle était dans ses bras. Elle sentait la pommade à cheveux brûlée, la femme échauffée et le parfum bon marché. Jackson l’étreignit, pressant le tuyau de plomb contre ses vertèbres. Elle se frottait à la rondeur de son estomac et abandonnait sa bouche, barbouillée de rouge poisseux, aux lèvres sèches et crevassées de Jackson » (Chester Himes, 1958 : 150).

Toutes les femmes sont ainsi regardées comme des objets sexuels. Elles sont avant tout des jouets et les hommes s’en amusent avec plus ou moins de violence. LETAN

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Les scènes d’amour sont d’une violence inouïe pour ne pas dire sauvage. Pourtant la femme se plaît assez dans ce rôle de « bête à plaisir » et ne se montre nullement vexée des avances des personnes qu’elle ne connaît pas dans un lieu public. Elle est tout de suite le point de mire de tous les humbles qui évaluent sa beauté et ne tardent pas à lui faire des propositions. Le principal rôle des femmes est de permettre les relations sexuelles hommes-femmes. Même si celles-ci jouent d’autres rôles dans l’intrigue, ils sont secondaires. Toutefois, il ne faudrait pas penser que ce rôle de bête à plaisir enlève à la femme sa malice. Elle sait être, quand il le faut, une main de fer sous un gant de velours. L’incarnation la plus parfaite de cette double personnalité est certainement Imabelle. Parfaite courtisane, séduisante, amoureuse née, elle tourne la tête de tous les hommes, en tire le maximum, les trahit tous et avec son air innocent, reste impunie et adorée de son « mari » Jackson. Les hommes sont prisonniers des caresses que leur prodiguent les femmes et ils se laissent berner comme des petits enfants. C’est grâce à la femme que l’intrigue avance vers le dénouement. C’est toujours à cause de la trahison de l’une ou des aveux d’une autre que le mystère est éclairci. Dans Trop de soleil tue l’amour, c’est Bébète qui est la plaque tournante de l’action. C’est aussi Imaballe qui détermine l’action et le dénouement dans La Reine des pommes. Dans ce roman noir, le portrait d’Imabelle est très suggestif. Mais, c’est un portrait physique qui ne reflète pas moins le côté moral. On se souviendra qu’elle a des lèvres en bourrelet, le corps ardent, « la peau couleur de banane, l’œil enjôleur […], la hanche généreuse montée sur roulements à bille qui révélait un tempérament incandescent » (Ibid. : 10). Dans Trop de soleil tue l’amour, une description semblable est faite par Zamakwé de Bébète, sa somptueuse copine. Il aime son corps, son rire, ses incartades et jusqu’à sa stupidité supposée. En même temps, dès qu’il a un peu bu, c’est-à-dire la plupart du temps, il l’insulte, l’humilie, l’accuse de se vendre au plus offrant : « Qu’est-ce que tu fous là, alors ? Cracha Zamakwé, dans ses œuvres, rompant les écluses, oui, finissons-en enfin. Pourquoi es-tu revenue ? Je suis allé te chercher, moi ? Dis, est-ce que c’est moi qui t’ai rappelée cette fois ? Qu’est-ce que tu fous là, sale petite pute ? Tu ne baises pas pour avoir des sous peutêtre ? Si ce n’est pas ça une pute, tu vas me dire ce que c’est alors ? Tu es

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entrée hier soir comment dans ma taule, tu t’es fourrée dans mon plumard sans y être invitée et pour cause » (Mongo Beti, 1999 : 17).

Non moins grotesque est « cette caricature hyperbolique de la féminité » (Ibid. : 19)

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que fait Zam de Bébète : « Elisabeth avait confisqué les trois quarts du lit pour s’y étaler les bras en croix, les seins énormes écrasant le drap, les jambes écartées, les fesses à l’air, la respiration bruyante » (Ibid.). Bébète est la joie de Zamakwé, sa souffrance et le pire de sa haine. Il y a chez Himes, en plus de la violence hilaire, un déguisement grotesque. À propos de la personnalité de la femme, on a remarqué qu’il était parfois difficile de la distinguer des hommes et inversement. Bien souvent, les hommes se déguisent en femmes, les femmes en hommes, créant une véritable impression de vertige et de contraire. Dans le roman de Himes, Goldy est non seulement un escroc déguisé en sœur de charité, mais aussi un espion qui fournit des renseignements précieux aux agents de la police. Goldy n’est du reste qu’un membre d’une communauté aux attributs mal définis : « Les trois lascars vivaient dans l’honneur et la dignité. Tous trois étaient camés, mais la drogue ne passait pas le seuil de la maison. Ils ne recevaient pas. Le soir, une lampe à pied diffusait une lumière douce derrière la grande fenêtre, mais, du dehors, on n’apercevait jamais la silhouette d’un des locataires. Pour la bonne raison que tous trois étaient absents. On les considérait comme des dames particulièrement respectables, dans ce respectable quartier, dont les habitants noirs n’auraient pas hésité à alerter le service de l’hygiène si un chat s’était oublié sur le trottoir. Les voisins avaient surnommés les locataires du rez-de-chaussée : les trois veuves noires » (Chester Himes, 1958 : 55).

Pis encore est cette situation d’Eddie qui joue le rôle d’avocat alors qu’il n’en est pas vraiment un : « Au commissariat central le lendemain, on fit attendre longtemps Zam, qui était accompagné de PTC et de son vieux complice en jazzomanie, Eddie, déguisé en avocat, rencontré miraculeusement quelques minutes plus tôt » (Mongo Beti, 1999 : 102).

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Eddie est un avocat marron qui défend Zam lorsque celui-ci est suspecté de meurtre. Il vit donc en permanence dans un rôle qu’il incarne. C’est l’homme des combines louches : « Eddie, qui, comme tous les voyous, avait beaucoup d’entregent, c’est-à-dire des tas de combines toujours douteuses, mais non moins propices, et ses entrées partout, singulièrement dans les locaux des diverses polices, s’était figuré que ces lieux et leurs habitants devaient finir par lui livrer le secret de la disparition de Bébète. Il fit pourtant régulièrement chou blanc » (Ibid.).

Eddie symbolise alors la plupart des Africains qui ont choisi de tirer profit d’un « bled pourri » (Ibid.). Les détectives sont représentés dans le roman noir de Chester Himes par les inspecteurs noirs Ed Cercueil Johnson et Fossoyeur Jones et ceux de Mongo Beti par sergent Garcia et Norbert. Il est également important de souligner que ces détectives jouent un rôle pivot dans ces œuvres policières. S’agissant du sergent Garcia et Norbert, signalons que c’est en réalité sur eux que repose le roman. C’est en outre sur eux que repose le pays qui est ici décrit puisqu’il est question d’un État policier. C’est enfin sur eux que repose le caractère insolite et absurde du roman, puisque voilà un État policier où les policiers ne font pas d’enquête préférant s’adonner à des tâches parallèles et plus rentables : « Un policier qui enquête, c’est tout de suite Tcholliré ou Mantoum. Je te l’ai dit : un policier chez nous n’est pas censé faire des enquêtes » (Mongo Beti, 1999 : 115). Quelques pages plus loin, l’on peut lire : « - Non, monsieur, Chuchota Norbert ; - Mais alors qu’est-ce qu’on t’a dit ? - Rien, seulement : tu vas faire des enquêtes et ça va te changer. - Ça va te changer ? Pourquoi ça va te changer ? - Parce que nous, dans notre police, on ne fait jamais d’enquête, c’est interdit. - Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Non, mais c’est dingue. C’est interdit aux policiers d’ici de faire une enquête ? C’est vrai, ce mensonge ? - C’est vrai, monsieur. - Est-ce possible ? - Si, si, c’est vrai monsieur, chaque fois qu’on fait une enquête, on tombe immanquablement sur un grand » (Ibid. : 125).

Entièrement corrompus, sergent Garcia et Norbert sont la métaphore d’une société où le vice est devenu la vertu. Aux antipodes de Sergent Garcia et Norbert se n° 2, août 2014

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trouvent à juste titre les inspecteurs Ed Cercueil et Fossoyeur qui accomplissent bien leur tâche, mais présentent de manière assez étrange leur façon d’agir telle que

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la perçoivent les Harlémiens : « Fossoyeur et Ed Cercueil étaient des inspecteurs incorruptibles, mais coriaces. Il fallait qu’ils le soient pour exercer leur métier à Harlem. Les Noirs du quartier n’avaient aucune considération pour les poulets luisants et la mort subite. Or on disait couramment à Harlem que le pistolet d’Ed Cercueil pouvait tuer une pierre et celui de Fossoyeur l’enterrer » (Chester Himes, 1958 : 79).

À travers leurs pseudonymes, Ed Cercueil et Fossoyeur, les inspecteurs Jones et Johnson apparaissent fondamentalement comme des êtres relevant d’un univers monstrueux et constituent de véritables forces de la nature. Justement, et aussi bizarre que cela puisse paraître, même leur physique accentue cette impression. Les noms propres de ces inspecteurs fonctionnent comme des désignateurs rigides. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre Eugène Nicole pour qui la principale fonction du nom propre est d’ « assurer l’identification des membres d’un groupe » (Eugène Nicole, 1982 : 235). Dès lors, il apparaît évident que Harlem est un univers mystérieux, un lieu où même les méthodes policières de recherche ne peuvent rien expliquer. Ainsi peut-on se demander si c’est la raison pour laquelle Chester Himes y a mis des policiers d’un genre tout particulier : les détectives plus intuitifs que rationnels et apparemment plus amateurs que professionnels. Les inspecteurs Jones et Johnson sont des hommes bien bâtis dont la carrure en impose : « C’étaient de grands gaillards dégingandés, débraillés, à la peau d’un brun foncé, à l’aspect fort ordinaire » (Chester Himes, 1958 : 70). On l’aura deviné, les référents humains chez nos deux écrivains « signalent l’hypertrophie des individus tous tendus vers un seul but, la nourriture, l’alcool, le sexe. Complètement tournés vers eux-mêmes, définis par leur besoin, guidés par leur vice, les personnages […] ne sont pas capables d’entretenir des liens de solidarité […] la famille est totalement déstructurée. Les individus n’entretiennent aucune relation affective » (Durer, 1996 : 154). Les univers de Mongo Beti et de LETAN

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Himes sont donc peuplés de personnages grotesques qui déclenchent le rire carnavalesque. En ce sens, on comprend aisément que « la déconstruction de cet univers se fait grâce à des procédés littéraires comme la désacralisation, le renversement des situations et des valeurs, la profanation, la satire et le grotesque pompeux des fastes, des réalités moches et ubuesques de [leurs] personnages » (Miampika cité par Feze, 2001 :65). Somme toute, il y a dans cette dérision des personnages un caractère corrosif, donc péjoratif des référents humains qui font tout « pourrir » autour d’eux. On le voit bien, et c’est là l’un des principaux intérêts de cette réflexion, qu’avec Himes et Mongo Beti, le roman noir appréhende les personnages comme un mal, un microbe, mieux un virus ou tout au moins comme quelque chose de dangereux qu’il faut à tout prix combattre. Au regard de notre travail sur la modalisation axiologique des référents humains, il ressort que le discours axiologique tenu sur les personnages en tant qu’éléments référentiels dans Trop de soleil tue l’amour et La Reine des pommes laisse une tonalité abusivement péjorative. Tout ceci crée au final un flagrant effet de désordre, mieux d’absurde, rendu par ailleurs par des stratégies discursives précises ou par le langage figuré. 2. Une déstructuration du réel : le jeu des oppositions Les figures de style que nous analysons ici ne sauraient être perçues uniquement par rapport au rôle d’ornement du discours qu’elles jouaient dans la rhétorique ancienne. En effet, ce qui caractérise la trame narrative de Trop de soleil tue l’amour de Mongo Beti et dans une certaine mesure celle de La Reine des pommes de Chester Himes, c’est cette « ubiquité de l’antinomie » dont parle Fosso (1994 : 18). Dans ces romans, les figures ne sont pas des formes neutres posées sur un contenu qui est l’absurde. À en croire Georges Molinié (1986 : 132), elles jouissent d’une « force irremplaçable dans l’expression de l’imaginaire individuel et collectif ». Nous lui emboîterons le pas en essayant de montrer en quoi, ces figures de style s’inscrivent dans la mouvance d’une rhétorique du non-sens. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous tenterons de l’illustrer à travers deux figures : l’antithèse et le paradoxe. n° 2, août 2014

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2.1. L’antithèse C’est une figure d’opposition qui permet d’établir un contraste entre deux termes ou deux idées afin de mettre en relief l’un des deux. C’est d’une antithèse

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que le commissaire de police se sert pour dépeindre le triste destin de sa progéniture : « Il y a cinquante personnes, cinquante bouches à nourrir. Trois femmes, vingt-sept enfants, filles et garçons. Les garçons ont de gros diplômes, mais pas de travail. Mes filles ont des enfants, mais pas de maris » (Mongo Beti, 1999 : 179).

Dans cet extrait, l’opposition ou mieux l’antagonisme est clairement exprimé par la conjonction de coordination à valeur d’opposition « mais » dans la construction du type « P mais Q ».

On le voit, il s’agit là d’une société où

l’intelligentsia est reléguée au second plan et où les filles en mal d’existence parce qu’elles ont perdu le goût de la vie, peuvent s’abandonner à la prostitution au point d’avoir des enfants sans aucune paternité avouée ou avérée. Il est question d’un flagrant renversement de l’échelle des valeurs communes. Cette inversion des valeurs est poussée à une telle enseigne que même les intellectuels qui cristallisent tous les espoirs de redressement font volte-face. Voici ce qu’en dit Ebenezer : « Il y en a aussi de l’autre côté, des intellos ; je les connais, et comment ! le jour, ils jouent les Saint-Just d’opposition, mais la nuit, ils viennent me manger dans les mains comme des toutous, pour un crédit bancaire, pour un poste minable dans la fonction publique, pour une misère, pour tout, pour rien » (Mongo Beti, 1999 : 201).

Les propos d’Ebenezer sont d’une pertinence inattaquable dans la mesure où, pour les intellectuels revenus d’exil, on voit leurs avis, leurs initiatives du reste louables contrecarrés par des points de vue contraires. Mongo Beti est en fait partagé entre deux mondes : l’Ici et l’Ailleurs. C’est ce qui explique d’ailleurs sa double vision des choses. On comprend alors mieux ce foisonnement des antagonismes qui constitue la nervure principale de Trop de soleil tue l’amour. Ces LETAN

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antithèses confirment que Mongo Beti s’est toujours illustré par un esprit frondeur qui l’a amené à pourfendre les malversations qui supplicient le destin de son pays. On en arrive ainsi à des situations dans lesquelles l’esprit humain ne peut plus appréhender certaines choses. Cette dialectique est aussi rendue par une autre catégorie qui meuble cette instance scripturale : le paradoxe.

2.2. Une image du fantastique : le paradoxe Il faut relever d’entrée de jeu que le fantastique est un concept d’une telle complexité que sa définition ne fait guère l’unanimité. Est fantastique, ce qui n’existe pas dans la réalité, c’est-à-dire est créé par l’imagination. Dans le souci de lui donner un sens plus englobant, Tzvetan Todorov affirme que « le fantastique c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que des lois surnaturelles, face à un événement en apparence surnaturel » (Todorov, 1970 : 29). On peut ainsi caractériser le fantastique comme une forme littéraire et artistique qui intègre ou mieux reprend les éléments du merveilleux. Ce faisant, le fantastique se retrouve dans l’étrange qui relève de l’explication rationnelle d’un événement en apparence surnaturel. Il s’agit donc ici d’une déstructuration du réel par l’emploi du paradoxe. De tout ce qui précède, nous pourrions dire que les romans de Mongo Beti et de Chester Himes sont frappés par une dérision de la logique. Le paradoxe, une variante des figures d’opposition, est la technique d’expression privilégiée chez ces deux écrivains. Dès l’ouverture de Trop de soleil tue l’amour, elle est exprimée par le narrateur qui fait un état des lieux de son pays en ces termes : « Pour qui arrive de l’extérieur, tout le monde chez nous marche un peu sur la tête » (Mongo Beti, 1999 : 11). Dans ce sens, ce macro-espace est caractérisé par l’illogique. Ceci est un nonsens, une folie généralisée qui se lit aussi à travers un fonctionnement anormal de l’éclairage public : « comment se représenter sérieusement que dans certains quartiers de cette ville même, notre capitale, qui n’abrite pas moins d’un million d’habitants, l’éclairage public s’allume le jour mais s’éteint la nuit venue ? » (Ibid.). Il ne s’agit pas là d’une interrogation en quête de certitude, mais plutôt d’un constat amer de la cécité intellectuelle qui abrutit les habitants de cette « république bananière » selon l’expression de Mongo Beti. n° 2, août 2014

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De même, un lecteur qui est censé intérioriser une certaine doxa, c’est-à-dire « l’espace du plausible tel que l’appréhende le sens commun » (Amossy, 2000 : 90), ne comprend rien de cette phrase de Himes : « On tue d’abord, on interroge le

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cadavre ensuite » (Chester Himes, 1958 : 85). Cette déclaration est totalement hors de l’opinion commune tout comme est ambigu le parcours qui a mené Eddie jusqu’au barreau : « Eddie est revenu échouer dans son pays natal où il est inscrit au barreau on ne sait trop à la suite de quelle acrobatie, puisque, au témoignage de tous, y compris sa propre famille, personne n’a connaissance qu’Eddie ait jamais passé un examen de droit, science pourtant facile à la portée du premier venu » (Mongo Beti, 1999 : 43).

Il est donc question d’un texte absurde parce qu’on est là un pays où on peut plaider sans être réellement avocat. La fonction ne dépend pas de la qualification requise. C’est là un travestissement burlesque ou une profanation du métier d’avocat. Bien plus, Ed Cercueil et Fossoyeur présentent de manière étrange la perception que les Harlémiens ont de leur comportement : « Or on disait couramment à Harlem que le pistolet d’Ed Cercueil pouvait tuer une pierre et celui de Fossoyeur l’enterrer » (Chester Himes, 1958 : 79). Il est absurde d’apprendre qu’une balle tue et la seconde enterre. C’est une situation complètement irréelle, fantasmagorique pour ainsi dire. C’est en fait une déstructuration frappante, voire choquante du réel. En sus, le lecteur ne peut manquer d’être frappé par ce raisonnement insensé et insolite de Zamakwé : « Comme j’avais très peur à l’époque d’être empoissonné et que je voulais être toujours le petit garçon chéri de ma maman, j’ai décidé de ne jamais être riche » (Mongo Beti, 1999 : 52-53). Les raisons qu’avance Zamakwé participent d’une stratégie de consolation. Mais il faut remarquer qu’à travers ses propos tout à fait contradictoires, nous appréhendons le personnage de Zamakwé comme la métaphore d’une société en pleine déchéance morale, où toutes raisons sont bonnes pour éviter la quête du bonheur. Il est aberrant de ne pas accéder à la richesse parce qu’on a peur de mourir alors que la LETAN

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mort comme symbole de la justice, frappe le pauvre au même titre que le riche. Les raisons que Zamakwé avance sont irrationnelles et basées sur des considérations pseudo-scientifiques. Il en va de même de Jackson qui, après avoir volé l’argent de son patron, implore le pardon du Seigneur : « Seigneur, tâchez voir de me pardonner, vu que c’est un cas d’urgence » (Chester Himes, 1958 : 20). Ces propos sont à la fois blasphématoires, profanatoires et ironiques. Un fervent chrétien qui vole l’argent de son patron pose ainsi un acte relevant de l’extraordinaire, car un chrétien par la crainte de Dieu et le respect du huitième commandement de Dieu est censé ne pas voler. Le paradoxe ici est au service de l’ironie auctoriale. On trouve également paradoxale voire parodique la prière que le révérend Gaines fait quand Jackson vient lui poser ses problèmes : « Aidez cette femme à retrouver son mari afin qu’elle obtienne son divorce et qu’elle vive selon vos lois » (Ibid. : 120). On a affaire à un déguisement burlesque des Saintes Écritures. L’écrivain parodie le texte de l’évangile selon Saint Matthieu: « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux seront une seule chair. Si bien qu’ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Donc, ce que Dieu à attelé au même joug, que l’homme ne le sépare pas » (Matthieu 19, 5-6).

Lorsque Himes aborde la religion, il active sa fibre humoristique. Par l’entremise de l’humour, de la parodie religieuse et de l’ironie, Chester Himes jette un pont entre le comique et la satire. On pourrait à ce niveau de la réflexion s’appuyer sur Georg Lukács qui, dans son article intitulé « À propos de la satire », pense que l’« éloignement par rapport à la réalité […] demeure cependant une reproduction correcte de l’essence de la réalité » (Lukács, 1975 : 29). Certes, continue-t-il, cet éloignement crée « l’impression de grotesque et de fantastique », mais « le fantastique et le grotesque qui reçoivent une figuration poétique produisent leur effet précisément parce que la force d’impact sensible du phénomène révèle immédiatement la vacuité de l’essence qui le fond et vice versa : dans le détail grotesque, « invraisemblable », s’exprime immédiatement la profonde vérité des rapports d’ensemble » (Idem.).

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À Harlem, on ne comprend rien à la situation qui y prévaut. Tout s’inscrit dans la logique du dicton selon lequel : « Le maigre assis souffre autant que le gros qui galope » (Chester Himes, 1958 : 20). Le paradoxe traduit ainsi une société dans

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laquelle tout est soumis à une « logique déréglée ». Le paradoxe semble être la figure la plus indiquée pour dépeindre les sociétés dans lesquelles tout est détraqué, extravagant et même noir. Les textes de Chester Himes et de Mongo Beti sont dès lors riches en conflagrations issues des constructions contradictoires. 3. En guise de conclusion Au terme de cette réflexion, il convient de mentionner que les titres de nos romans Trop de soleil tue l’amour et La Reine des pommes sont l’instant de validation avant terme du contenu qui dévoile des sociétés où prévalent l’absurde et l’illogique. La caractérisation des référents humains dans ces polars laisse une tonalité grotesque et satirique. Ainsi, l’étude des personnages nous a montré que Himes et Mongo Beti ont une vision manichéenne du monde : d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Aux antipodes des détectives de Mongo Beti, ceux de Himes accomplissent pleinement leur rôle même s’ils le font très souvent de façon carnavalesque. Nous avons aussi analysé d’autres procédés de textualisation de l’excentricité tels que l’antithèse et le paradoxe. Nous aboutissons dès lors à la conclusion selon laquelle Trop de soleil tue l’amour et La Reine des pommes sont riches en renversements issus des alliances des contraires ou des propos antinomiques. Cela témoigne à en point douter que Himes et Mongo Beti se sont inlassablement distingués par un esprit railleur qui les a conduits à attaquer les prévarications et les dégénérescences qui traversent le destin de leur pays. C’est le lieu de dire que La Reine des pommes et Trop de soleil tue l’amour se sont inspirés de la technique des contraires pour exprimer l’absurde ou, si l’on veut, le sémiotiser afin d’en dégager la signification.

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Bibliographie Amossy, R., 2000, L’argumentation dans le discours, Paris, Nathan, [2010]. Chester, Himes, 1958, La Reine des pommes, trad. Mamie Danzas, Série Noire, Paris, Gallimard. Djiffack, A. 2000, Mongo Beti : la quête de la liberté, Paris, L’Harmattan. Durer, S. 1996, « Ce louchon d’Augustine. Étude des noms de qualité dans L’Assommoir », Étude de linguistique appliquée 102, Paris, Didier Érudition, pp. 137-156. Feze, Y.-A., 2001, « Écriture et dictature dans les romans de Sony Labou Tansi », Histoire et Anthropologie Afrique, « Autour du politique », Paris, L’Harmattan, pp. 59-73. Fosso, 1994, « L’oxymore comme figure du surnaturel balzacien : le cas de L’Elixir de longue vie (1830) », Écriture V, Université de Yaoundé I, pp. 18-28. Hamon, P., 1977, « Pour un statut sémiologique du personnage », in R. Barthes et al., Poétique du récit, Paris, Seuil, pp. 115-180. Kerbrat Orecchioni, C., 1980, L’énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin. Kom, A., 2002, Mongo Beti parle, Bayreuth, Bayreuth African Series. La Bible de Jérusalem, 1991, École Biblique de Jérusalem (Sous la direction de), Nouvelle édition entièrement revue et augmentée, Cerf/verbum. Lukács, G., 1975, « À propos de la satire », Problèmes du réalisme, Paris, Édition de L’Arche, [1932]. Molinié, G., 1986, Éléments de stylistique française, Paris, PUF. Mongo, Beti, 1999, Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard. Nicole, E., 1982, « L’onomastique littéraire », Poétique, n°54, Paris, Seuil, pp. 233-253. Todorov, T., 1970, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil. Ubersfeld, A., 2001, Le Roi et le bouffon, étude sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Paris, édition revue, José Corti.

Vokeng Ngnintedem Guilioh Merlain est enseignant-chercheur de littérature africaine et comparée à l’Université de Maroua au Cameroun. Il a consacré son mémoire de maîtrise à l’humour comme technique d’expression de l’absurde dans les romans policiers de Mongo Beti et de Chester Himes. Auteur de plusieurs articles dans des revues internationales, il a orienté sa thèse de doctorat vers les études de réception, notamment vers l’influence qu’a eue Chester Himes, écrivain afro-américain, sur ses épigones africains tels que Mongo Beti, Simon Njami et Bolya Baenga.

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Polyptique Comme on ouvrira la fenêtre, puis les volets SOPHIE BRASSART

Sophie Brassart - France

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Portrait au jouet – Dessin à l'encre et acrylique sur papier calandré – 100x70 – 2013 LETAN

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Derrière les portes lourdes Derrière les portes lourdes les femmes aux seins lourds derrière les murs tièdes l'enfant à l'alouette si haut dans l'azur pointant l'abîme et la promesse derrière les ronces grises l'errance, longtemps tu penses à la ligne d'horizon cherchant pour quelles nuits qui se replie qui s'organise avec orgueil on se mesure sous la cloche des reliquaires Derrière, la lueur chavire à ton adresse quand l'encens des plaines épouse la fièvre autant de fois que tes yeux s'irisent au vent c'est une goutte de mûre sur la paroi coulant c’est ta gorge au loin brûlée c’est ma soif d'ignorant

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Tu es dit l'enfant – Dessin à l'encre, pastel et acrylique sur papier- 50x65- 2013 LETAN

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Monde, Mondes ! – Dessin à l'encre et acrylique sur papier- 50x65 - 2013

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Poète et plasticienne, Sophie Brassart travaille le geste poétique à l’encre. Les travaux sont visibles sur son blog intitulé Toile poétique à cette adresse : http://graindeble.blogspot.fr/ ainsi que dans plusieurs revues de poésie contemporaine. Elle a illustré récemment le recueil de Fabrice Farre, Le Chasseur immobile (Éd. du Citron Gare).

Sophie Brassart - France

A propos du blog: Déméter en témoin, elle noue un dialogue de lettres vives (poèmes et peintures), singulières ou bien mêlées. Les figures sont tissées de mêmes toiles, celles du temps numérique, pour des messages inscrits dans une vie courte; celles de la profondeur du mythe, sans quoi rien ne saurait advenir; celles du mystère féminin, qui invite à la transformation, la résistance, l'intensité. Autant de libres propos, libres propositions, réalisées avec de l'encre, de l'acrylique, et des suites de 0 et de 1.

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Eszter Szigethy - Hongrie

Š Eszter Szigethy Love

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Œuvres choisies ESZTER BATTA (HONGRIE)

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Eszter Batta was born in Budapest (1988). She has been drawing since her early childhood. She has received a variety of national and international awards for her drawings and paintings. Thanks to her artwork, she was given the opportunity to visit Finland, France, China, Portugal, Bulgaria, Austria, Transylvania and Ukraine. After being awarded, her works were always exhibited too. She regularly holds exhibitions, having held a total of sixty-five so far. - 2011. Kiev - 365 Gallery „Love is” Visual Arts Festival /10/ - 2010. Vienna - Bezirksmuseum /76/, 2010. Yalta - „International Exhibition of the Palette of Freedom” - 2008. Paris /25/, - 2008. Kiev - Mohila Academy /24/ - 2008. Yalta - „International Exhibition of the Palette of Freedom” - 2008. Kiev – Art Exhibition - 2007. Nagybánya - Teleki Hungarian House /39/, - 2006. Vienna – Art Exhibition /20/, - 2005. Várna – Art Exhibition /15/. In December 2012, she was chosen among the ”50 Young Hungarian Talents”, a national program initiated by Magazine of La Femme. Her graphics were also published in books and periodicals. She creates alone, without a master. She feels a persistent desire to draw. Her pictures are confessions of my emotions, impressions and opinions of the world. She aims to create her works using modern, constructive marks, with some avantgarde and secession-style effects. She seeks to create a unique style. In her pictures, she tries to reflect the events of our complicated world through the many forms of femininity and through the feminine soul. She works in a humble and diligent way, seeking to send a message to the future. Her aim is to see and make others see through her heart. She graduated as a graphic designer in 2013 at VISART Art Academy.

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Š Eszter Batta All the world is a stage

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Š Eszter Batta Boy with velocipede

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Š Eszter Batta Edouard Manet, Folies Bergere - Reloaded by Eszter Batta LETAN

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Š Eszter Batta Eruption

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Š Eszter Batta Gaggle

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Š Eszter Batta Give me back my mountains

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Š Eszter Batta Pierre Renoir The reading - Reloaded by Eszter Batta

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© Eszter Batta Hungarians’ Angel

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Š Eszter Batta Circulation

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Adrián Bene – L’effet de François Mauriac sur les écrivains hongrois

L’effet de François Mauriac sur les écrivains hongrois Crime et culpabilité dans l’œuvre romanesque de György Rónay ADRIÁN BENE

(UNIVERSITÉ DE PÉCS, HONGRIE)

Introduction György Rónay (né en 1913, mort en 1978)1 était un écrivain considéré comme catholique qui – similairement à Mauriac – ne se considérait pas comme un écrivain catholique, mais comme un écrivain qui est catholique. Il ne faut pas présenter ici François Mauriac, son œuvre, ses thèmes principales, sa relation à la religion, tout cela exerçait une influence notable sur la littérature hongroise. Bien sûr, c’est un processus complexe, la réception hongroise de la littérature catholique renouvelée en France. La réception littéraire consiste en plusieurs facteurs : les publications, les traductions, la réaction de la critique (les comptes rendus, etc.) et du public, le succès, les débats éventuels et l’influence exercée sur les écrivains. Les œuvres des romanciers catholiques comme Bernanos, Green et Mauriac ont leurs racines dans la littérature néo-catholique française de l’avant-guerre, et s’étaient connectées avec le renouveau catholique dans la philosophie et la théologie. Dans un article, nous ne pouvons pas couvrir tous ces aspects, ainsi, après avoir esquissé la reconnaissance du public hongrois vers Mauriac, nous allons souligner le rôle de Rónay comme critique, et enfin comparer les deux œuvres romanesques thématiquement et sous des aspects narratologiques.

Voir sa carrière littéraire dans Éva Martonyi, La panthère et le chevreau: György Rónay, in Éva Martonyi, Trois siècles de relations littéraires franco-hongroises, Akadémiai, 2001, p. 121-129. 1

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La réception hongroise de Mauriac Comme la néo-scholastique dans la philosophie était dominante en Hongrie après la guerre, la littérature catholique était aussi importante. La littérature française contemporaine était bien connue, dès 1925 les romans de Mauriac étaient traduits et publiés très vite : Le Désert de l’amour en 1926, Thérèse Desqueyroux en 1927, Les Destins en 1929. Pendant les années 1930, le succès de Mauriac était incontestable, La Fin de la nuit, Les Anges noirs, Le Nœud de vipères, Le Mystère Frontenac, Ce qui était perdu, Le Baiser au lepreux et Le Fleuve de feu étaient parus en hongrois, et parmi les essais, La Vie de Jésus. La revue Nyugat [Occident], propagateur du modernisme littéraire, a publié un essai critique sur Mauriac en 1927 (écrit par Albert Gyergyai, spécialiste de la littérature française moderne), et des comptes rendus sur Ce qui était perdu en 1930, sur Les Anges noirs (en 1936, avant la publication hongroise de 1937) et sur Chemins de la mer en 1939. Parmi les traducteurs, il y a le grand écrivain Dezső Kosztolányi, l’un des meilleurs poètes et écrivains modernistes hongrois. En ce temps-là, de 1933 jusqu’à 1947, un débat sur la littérature catholique s’est déroulé, dont Rónay était participant.2 Ces deux discours (sur Mauriac et sur la littérature catholique) exercèrent une influence décisive sur les jeunes écrivains de l’époque comme László Németh, Gábor Thurzó et György Rónay ou János Pilinszky, le poète. Thématiquement, cette influence se voit dans les problèmes de Dieu et du mal, de l’amour et de la souffrance, de la chair et des passions, du crime et de la grâce. En ce qui concerne le style d’écriture, on peut souligner l’analyse psychologique, le style indirect libre enchâssé dans une narration omnisciente de 3e personne et la pluralité des points de vue. Les romans de Mauriac ont fait l’objet d’un accueil critique plutôt positif. Gyergyai constate en 19273 que ses romans ne sont pas tellement innovateurs que ceux de Gide ou de Proust, mais plutôt les descendants du roman de Bourget. Son originalité consiste en son catholicisme, qui sert de cadre pour les thèmes de la chair, Zoltán Szénási, « Rónay György és a katolikus irodalom problémája », Vigilia, janvier 2007. Disponible sur <http://www.vigilia.hu/regihonlap/2007/1/szenasi.htm> (consulté le 18.03.2012) 3 Albert Gyergyai, « François Mauriac », Nyugat, 1927/2. Disponible sur <http://epa.oszk.hu/00000/00022/nyugat.htm> (consulté le 18.03.2012) 2

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de la passion amoureuse, du mal et de la grâce, contre l’arrière-plan de la morale bourgeoise des Landes. Dans le compte rendu des Anges noirs4, on peut lire que le

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motif central de l’œuvre mauriacienne est le problème de la chute et de la rédemption à l’aide de la Grâce divine. Il y a des écrivains qui analysent le mal, les racines psychologiques mieux et plus profondément, mais les personnages de Mauriac sont des fidèles pécheurs qui ne sont pas simplement victimes, mais des âmes réprouvées. Gábor Thurzó, à propos des Chemins de la mer, en analysant l’atmosphère tendue et sombre des romans de Mauriac, critique l’artifice des personnes et des situations. Dans Les Chemins de la mer, les personnages ne sont plus enchaînés, c’est pourquoi leurs luttes ne sont plus démoniaques, ainsi le mal et la culpabilité sont moins authentiques que chez Simenon ou Julien Green. János Pilinszky souligne5 la révolte contre le milieu bourgeois où les passions mènent à la tragédie ou à l’illumination. Et c’est le moment de Mauriac, tout comme chez Dostoïevski : parfait et convainquant – écrit-il. La popularité de Mauriac est encore bien vivante en Hongrie. Bien qu’il était considéré comme un écrivain catholique, ses romans pouvaient être publiés pendant les années matérialistes du socialisme, par exemple Genitrix et Le Sagouin, et après le changement de système, L’Agneau et Un adolescent d’autrefois. Dans les années passées, plusieurs chercheurs en littérature s’occupaient de Mauriac en Hongrie.6

Alfréd Thein, « Mauriac új regénye », Nyugat, 1936/10. Disponible sur <http://epa.oszk.hu/00000/00022/nyugat.htm> (consulté le 18.03.2012) 5 János Pilinszky, « Írás a homokban », Piarista Öregdiák, décembre 1942. Disponible sur <http://dia.pool.pim.hu/html/muvek/PILINSZKY/pilinszky00373/pilinszky00376_o/pilinszky003 76_o.html> (consulté le 18.03.2012) 4

Pál Hatos, « Az író öregkora », Kommentár 2010/5. Disponible sur <http://kommentar.info.hu/iras/2010_5/az_iro_oregkora> (consulté le 18.03.2012) ; Zita Tringli, « Gide vu par Mauriac le chrétien » [en ligne]. Disponible sur <http://www.senspublic.org/spip.php?article499&lang=fr> (consulté le 18.03.2012); Zita Tringli, « Phèdre et Thérèse Desqueyroux, deux personnages tragiques », Revue d’Études Françaises, n°12, 2007. Disponible sur <cief.elte.hu/sites/default/files/tringli.pdf> (consultés le 18.03.2012); György Tverdota, « François Mauriac et László Németh – Analyse comparative du Thérèse Desqueyroux et de Une Possédée », Hungarian Studies, Vol. 16, n°2, 2002, p. 285–295. 6

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L’esthétique de Rónay Mais qui était György Rónay ? – posent la question les lecteurs français. Il était écrivain, poète et critique à la fois, l’un des plus grands traducteurs hongrois de la littérature française. Il a traduit les poèmes de Ronsard, du Bellay, Chénier, Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Claudel, Supervielle et autres. Quant à la prose, Rónay était le traducteur de tels œuvres que le Vol de nuit, la Terre des hommes et Le Petit prince de Saint-Exupéry. Né en 1913, il fit partie de la génération succédant à celle de Mauriac. Jusqu’à sa mort en 1978 il publia 52 volumes de nouvelles, poésie, essais critiques et romans. L’un de ses neuf romans a été publié en français par Robert Laffont, c’est La Panthère et le chevreau.7 Il a pris part au commencement de la littérature néocatholique hongroise, était rédacteur de la revue littéraire catholique (Vigilia). Comme romancier, son idéal est Tolstoï qui représente la plénitude littéraire, suivi par Mauriac et Martin du Gard. Dans sa jeunesse, ses lectures déterminantes étaient Claudel, Mauriac et Bernanos. Ses premiers romans ont été influencés par le réalisme poétique ou impressionniste et par Dostoïevski. Son premier roman a donné sujet de scandale en 1938, parce qu’il y a un prêtre dans l’histoire qui vit en concubinage, mais le narrateur ne l’accuse pas, tout comme Flaubert dans Madame Bovary, quatrevingts ans plus tôt. Dans son troisième roman (Fák és gyümölcsök [Arbres et fruits]), on se fait voir, entre autres, le style de Virginia Woolf, la technique associative de Marcel Proust et la philosophie d’Henri Bergson. Rónay a la ferme conviction que l’auteur ne doit pas commenter son histoire mais la représenter, précisément et impassiblement, en insistant sur la vérité. Son principe stylistique est la vérité, au lieu de la beauté. Il faut découvrir les secrets de l’âme et la cohérence de la vie – expliquet-il à propos de son quatrième roman en 1956.8 Il ajoute dans son journal qu’il faut construire l’histoire du récit comme une mosaïque des souvenirs dans laquelle un moment dramatique est central. Ce roman, La mort du Nabab est suivi par Images et imaginations : tous les deux sont autobiographiques, évoquant l’image de sa région natale et la dissociation d’une famille dès le décès du père, propriétaire foncier György Rónay, La Panthère et le chevreau, Robert Laffont, 1985, traduit et adapté par Jean-Michel Kalmbach. 8 György Rónay, Interjúk, nyilatkozatok, vallomások, Vigilia, 2004, p. 16. 7

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notable. Le rôle des souvenirs d’enfance, l’environnement, la discordance familiale, la passion de l’avidité au lieu de l’affection sont tous des éléments constants des

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romans de Mauriac aussi. De plus, Rónay créa des personnages mauriaciennes dans La morte du Nabab, Le Calvaire, La Panthère et le chevreau ou même Lenka des Arbres et fruits, qui est « une héroïne mauriacienne effrayante », luttant contre le destin tout comme l’avocat du Nœud de vipères – écrit son fils, László Rónay le critique, dans un essai sur la génération littéraire de son père.9 Pour Rónay, la littérature a une fonction métaphysique : la récupération de l’essence de l’être. C’est pourquoi les écrivains ont besoin d’une érudition philosophique et théologique. Son esthétique est tomiste, dont le but principal est l’œuvre parfaite. « D’après les règles d’un esthétisme classique, il garde sa foi en les valeurs éternelles et impérissables. » – écrit Éva Martonyi.10 Si le vécu de l’écrivain est catholique, l’œuvre sera catholique, mais l’œuvre littéraire se caractérise principalement par sa perfection formelle.11 Mauriac aussi était un « catholique qui écrit » comme il se plaisait à se définir lui-même. C’est le combat en chaque homme entre Dieu et Mammon, pour reprendre le titre de l’un de ses essais, que Mauriac décrit, sondant les abîmes du mal et cherchant à percer les mystères de la Rédemption. On voit que les deux esthétiques sont semblables, aucune ne coïncide avec la littérature bien-pensante et moraliste. L’humanisme de Maritain est plus près d’eux que le perspective cosmique de Teilhard de Chardin, mais au lieu du jansénisme de Mauriac, c’est le salésianisme que Rónay préfère. Bien que les premiers romans fussent influencés par Mauriac, Rónay avait des remarques critiques dans son Journal et dans son essai sur Mauriac.12 L’objection principale contre l’œuvre mauriacienne est le jansénisme de Mauriac

László Rónay, Az Ezüstkor nemzedéke, Akadémiai, 1967, p. 180. Éva Martonyi, Op. cit., p. 125. 11 Cf. Zoltán Szénási, Op. cit. 12 György Rónay, Napló, Magvető, t. II, 1989, p. 265-303; György Rónay, « Mauriac », Vigilia, septembre 1971, p. 618-627. 9

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(d’ailleurs, ce n’est pas vrai selon Julien Green13), car les Souffrances et bonheur du chrétien livre la clef de l’œuvre entière pour Rónay.14 Cette essai mauriacien est plutôt équivoque, puisque Mauriac, dans la préface, a refusé la jansénisme des Bossuetcommentaires, mais selon Rónay, cette rupture est seulement intellectuelle, pas sentimentale. « Mauriac voit et vit le monde de cette manière, ce pessimisme fondamentale est son caractère le plus marquant. » Son expérience initiale est l’assujettissement humain sans remède à cause du péché originel, mais le jansénisme prêche l’illogicité de la Grâce. Bien que le fidèle sache la dignité de la chair, il porte son corps avec un sentiment pessimiste. Pour Mauriac, le monde de la chair est dans l’état de péché, il est damné. C’est le mal qui se manifeste dans la passion de l’amour : c’est l’essence des romans de Mauriac.15 Seulement Le Mystère Frontenac fait exception où ce jansénisme est évanoui par l’évocation de l’enfance. Ici, la Grâce ne suit pas un plan concerté, elle n’est pas mise à l’essai, elle est plutôt naturelle dans l’affection.16 Mais dans la plupart des romans de Mauriac, il y a une coupure entre la nature et la Grâce, ce qui est en quelque sorte dramatique et artificiel. Rónay constate que ce pessimisme est étranger à l’humanisme chrétien et au salésianisme. On voit que ces objections sont plus théologiques qu’esthétiques. Ainsi, d’une perspective narratologique, les deux œuvres romanesques montrent des analogies frappantes, en ce qui concerne les thèmes, la composition et la narration. Naturellement, il y a des influences communes comme celles de Dostoïevski, Bourget et Duhamel dont on ne sait pas chez Rónay si c’étaient directes ou transmises par Mauriac. On peut penser ici à la polyphonie de Dostoïevski ou à l’analyse psychologique multilinéaire de Duhamel et son mysticisme.17 La focalisation variable dans la narration, et l’importance de la transcendance dans le cadre d’un style réaliste sont des caractéristiques communes de Mauriac et de Rónay.

Julien Green, Discours de réception à l’Académie Française en 1972. Disponible sur <http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_reception/green.html> (consulté le 18.03.2012) 14 György Rónay, Napló, Magvető, t. II, 1989, p. 293-294. 15 Ibid., p. 295. 16 Ibid., p. 305. 17 Cf. Albert Gyergyai, A mai francia regény, Franklin, 1937, p. 67. 13

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C’est aussi vrai pour tels procédés que le monologue intérieur et la technique de la rétrospection (par exemple dans Thérèse Desqueyroux ou dans Le Désert de l’amour de

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Mauriac, dans les Arbres et fruits et dans les Images et imaginations de Rónay). C’est vrai pour l’atmosphère intime, magique et élégiaque de leurs romans lyriques aussi, ayant un style très imagé.18

Crime et culpabilité Dans ce qui suit, nous analysons le thème complexe du crime, de la culpabilité, du mal, du péché, de l’expiation et de la Grâce divine dans une perspective comparative. Nous devons, avant tout, élucider la question conceptuellement : pourquoi souligner le crime dans ce réseau conceptuel ? Comme les romans des deux écrivains ne sont pas strictement catholiques, une interprétation théologique ou morale n’est pas suffisante, il nous faut insister sur les aspects psychologiques. En plus, il y a un élément social chez les deux écrivains, s’opposant à l’esprit terre-à-terre, au désir de possession, à la rapacité, ce qui corrompent les relations humaines, même dans la famille. Ces caractéristiques communes nous permettent d’admettre que des romans mauriaciens comme Le Nœud de vipères, Thérèse Desqueyroux ou Le Mystère Frontenac et Le Baiser au Lépreux exercèrent une influence décisive sur Rónay romancier. Nous analysons deux romans ici : Le Calvaire [Keresztút] et La mort du Nabab [A nábob halála]. Le Calvaire commence par les funérailles du prêtre d’un village provincial où il avait vécu avec sa gouvernante et leur fils. Le prêtre avait violé son vœu de chasteté, de plus il tomba sous la coupe de son maîtresse qui l’entraîne même dans le crime de l’interruption volontaire de grossesse. Le prêtre s’est éloigné de son amant qui semait toujours la discorde entre eux et les fidèles, mais il se chargea d’elle, comme expiation à ses fautes, pour la passion amoureuse. L’histoire est racontée par une narration de 3e personne, mais du point de vue de son fils, parfois de sa « veuve ». Le fils ne condamne pas ses parents pour leur faute, mais il blâme 18

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sa mère pour faire damner son père, dont la vie sombre et solitaire est un sacrifice. La « veuve », méprisée par les habitants de la petite ville de province, souffre des visions dans son isolement, similairement à Thérèse Desqueyroux qui était enfermée. La femme, devenant vieille et tombant en démence, sent une passion furieuse tragicomique envers le nouveau prêtre. Le fils, faible et impuissant comme Jean Péloueyre (dans Le Baiser au lépreux) a des remords pour avoir condamné sa mère, ainsi il veut expier, souffrir, réparer le péché de son père, mais il ne peut pas prévoir les conséquences de ses faits. Enfin le seul chemin possible pour lui est le renoncement, la souffrance, et il se résigne à son sort. Dans La mort du Nabab, la situation initiale est analogue à celle du Nœud de vipères qui a montré des perspectives des membres de familles. Le chef de famille riche est à l’agonie, ses enfants attendent l’héritage et se déchire entre eux, comme des chacals. La critique de la famille bourgeoise avare et sans affection et évoque les romans de Mauriac. Les trois enfants héritiers sont homosexuels, infécondes, impuissants, ainsi l’atmosphère est mélancolique : « Sic transit gloria mundi. » − dit le prêtre après l’enterrement.19 Le réalisme du roman est poétique, très imagé, l’atmosphère est résigné grâce au thème de dépérissement dans un paysage désert. Le petit-fils est le seul qui aimait son grand-père, les autres « se déshabituaient peu à peu de s’aimer l’un l’autre ».20 Les crimes et les péchés se connectent dans les deux romans : l’interruption de grossesse interdite est la conséquence de l’amour coupable, tout comme le dépouillement du grand-fils ou le plan de vol dans le coffre-fort du père agonisant par les autres héritiers, faute de l’affection. Rónay nous montre que le vide de cœur, aussi bien que les passions, suscite le crime, au niveau de l’action ou du cœur, semblablement à Thérèse Desqueyroux et au Nœud de vipères.21

György Rónay, A nábob halála, Magvető, 1957, p. 226. Ibid., p. 218. 21 Cf. Kuniko Sato, « Le mal chez François Mauriac dans Thérèse Desqueyroux et Le Nœud de vipères », Gallia, XXXIX, 1999, 9-16. Disponible sur <http://ir.library.osakau.ac.jp/metadb/up/GALLIA/gallia_39_009.pdf> (consulté le 18.03.2012) 19 20

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Les limites de la liberté de choisir et le problème de la responsabilité comme thèmes principaux montrent l’influence de l’existentialisme sur les deux derniers

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romans de Rónay. La culpabilité et le châtiment font le sujet de L’Express du soir (1962) et de La Panthère et le chevreau (1978), ce dernier était publié en français en 1985 (selon Tibor Tüskés, auteur d’une étude monographique sur Rónay, c’est son roman le plus mauriacien).22 Kálmán Kerekes, un vieux pharmacien se suicide parce qu’il a des remords depuis l’Holocauste. Il a trahi involontairement le couple juif Silbermann vivant incognito (sous le nom Szilágyi) pendant le régime nazi hongrois de Ferenc Szálasi (chef du Parti de Croix-Fléchées). Dans cette scène centrale du roman, la forme de la narration est le style indirect libre. « L’œil de Dieu voit tout. » – se répète dans la conscience de Kerekes.23 Son crime n’était pas découvert après la guerre, mais Kerekes a des remords, il a peur de la punition : « Je n’ai rien fait! – cria-t-il en soimême. »24 Mais il sait bien qu’il est impossible d’ignorer son crime : « Il n’y a de petits gens, pensa-t-il. Tout se correspond. »25 Après avoir lu l’arrestation d’Adolf Eichmann dans les nouvelles, il se dénonce. « J’ai tué les Szilágyi. », pense-t-il. « Je me suis mêlé dans l’affaire Eichmann. – dit-il. (…) Il eut l’intuition qu’on le voyait fou. »26 Seize ans après sa faute, le procureur lui conseille d’essayer de s’adapter à la vie. Mais il devient paranoïde sous le fardeau du passé, et il se jette devant le train. Le dernier roman de Rónay est un monodrame typique des romans de Mauriac. L’épigraphe de La Panthère et le chevreau est une citation du livre d’Isaïe : « Le loup habitera avec l’agneau, Et la panthère se couchera avec le chevreau. »

Tibor Tüskés, Rónay György, Akadémiai, 1988, p. 133. György Rónay, Esti gyors, Szépirodalmi, 1963, p. 138. 24 Ibid., p. 255. 25 Ibid., p. 257. 26 Ibid., 308. 22 23

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Aurélien Stoll (le « panthère ») était juge à l’époque du stalinisme et il condamne à mort un homme innocent sous la pression politique du « chef », Mátyás Rákosi. Le vieux malade Stoll se souvient de son crime, il essaye de se justifier : il n’a fait que proclamer le jugement, il a agi sous contrainte. Il refuse d’être meurtrier, mais il se juge poltron. Alors, et-il coupable ou non ? Tout dépend de notre point de vue – il n’y a pas de vérité absolue. « Qu’est-ce que c’est que la vérité, en fin de compte ? La vérité existait-elle seulement ? Il avait lu la sentence mais il n’était pas un assassin. Complice d’un assassinat ? Peut-être. »27 Mais il a des remords, les autres participants du procès préfabriqué sont morts : ils ont devenus fous, ils se sont suicidés. Le seul refuge dans un monde diabolique est celui du « chevreau » : l’humilité et la pitié de son compagnon de classe, Kende, qui n’a pas aucune ambition après avoir perdu sa famille à l’époque de l’Holocauste. Le modèle de Kende est Job qui conserve sa foi malgré les souffrances injustes. Il n’a plus peur de personne au monde, il peut parler à Stoll avec « compassion – voire peut-être avec une certaine miséricorde »28. Il comprend que l’unique perspective possible est donc celui de la piété chrétienne: « Combien les chevreaux sont plus sages que les panthères. Parce qu’ils savent que les panthères les mangeront de toute façon. Alors que les panthères ne savent pas qu’elles seront aussi mangées un jour… »29

Conclusion On peut donc tirer la conclusion que l’œuvre romanesque de György Rónay est marquée par l'influence idéologique, thématique et stylistique de François Mauriac, bien qu’il y ait des différences entre leurs expériences historiques vécues aussi bien que du point de vue de leur reconnaissance littéraire. Les romans de Rónay sont quasiment oubliés même en Hongrie, alors que leur style et technique narrative, tout comme les thèmes principaux sont similaires à ceux de Mauriac. György Rónay, La Panthère et le chevreau, Op. cit., p. 129. Ibid., 120. 29 Ibid., 259. 27 28

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L’atmosphère d’angoisse, d’emblée élégiaque et en même temps dramatique, le style de prose poétique et musicale, la rétrospection subjective, le changement de

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points de vue, l’analyse psychologique peuvent souligner les caractéristiques poétiques communes. En ce qui concerne les aspects idéologiques et thématiques, leur catholicisme contient les problèmes de Dieu et du mal, de l’amour et de la souffrance, de la chair et des passions, du crime et de la grâce. Enfin, les motifs communs du dépérissement, de la culpabilité, de la critique de l’esprit terre-à-terre ont des aspects moraux, sociaux et psychologiques en même temps.

Adrián Bene est titulaire d’un doctorat ès lettres (littérature). Chargé de cours à l’Université de Pécs, il a publié deux monographies et de nombreux articles sur les relations entre littérature et philosophie, sur les narratologies postclassiques, sur le roman moderne et postmoderne.

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Le concept de la création chez Albert Camus PATRÍCIA BETÁK

(UNIVERSITÉ EÖTVÖS LORÁND, HONGRIE)

Le présent travail vise à examiner le concept de création chez Albert Camus. Pour ce faire, nous allons nous baser sur les Carnets d’Albert Camus, un ensemble d’ouvrages à caractère autobiographique, voire relevant de l’écriture de l’intime, paru à titre posthume et publié en trois volumes. En outre, certains passages de son œuvre intitulée L’Envers et l’Endroit constitueront également une source précieuse pour le présent travail. Les Carnets I. couvrent la période entre mai 1935 et février 1942, les Carnets II. comprennent la période entre janvier 1942 et mars 1951, ainsi que les Carnets III., celle allant de mars 1951 à décembre 1959. Étant donné que l’auteur est victime d’un accident de voiture survenu le 4 janvier 1960, l’ouvrage reste forcément de nature fragmentaire. Bien que Camus considère ses Carnets comme un instrument de travail, ils se rapprochent beaucoup de fois du journal intime. En tant qu’instrument de travail, ils contiennent ses réflexions et ses lectures, ainsi que les citations d’autres auteurs qui ont inspiré et ont marqué l’auteur, mais ils comportent la minutieuse description des faits réels, des histoires imaginaires et des faits divers également. L’auteur y note des indications pour ses futurs travaux (et à la fois pour ses œuvres déjà élaborées, mais pas encore définitives) - tout comme structure ou temps verbal souhaitables. Nous y retrouvons des dialogues complets, des lettres imaginaires écrites dans le but de pouvoir exprimer ses opinions, des idées sur l’absurde, des références historiques, des récits de voyage, des pistes à explorer pour des futures lectures ou relectures, la description des scènes quotidiennes, des idées à LETAN

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développer, des questions qu’il se pose et auxquelles il cherche la réponse, mais nous y retrouvons également la naissance de ses engagements, ainsi que des parties entières de ses œuvres publiées plus tard (en effet, tout l'essentiel de la réflexion qui accompagne l'élaboration d'œuvres allant de L'Envers et l'Endroit à L'Étranger en passant par Noces et Le Mythe de Sisyphe). En un mot « la lecture des Carnets permet un accès privilégié à l’homme Camus qui, tout en se méfiant profondément de l’étalage exhibitionniste, révèle à son insu ses joies, ses doutes, ses souffrances, son exigence morale, sa quête, son regard sur le monde, son évolution (puisque les Carnets couvrent près de vingt-cinq ans). »1

Le nombre et la longueur des notations que comportent les différents tomes des Carnets varient grandement.2 L’auteur n’y note parfois qu’une seule phrase, parfois des textes de plus longue haleine, apparamment définitifs, néanmoins il est important de souligner le caractère fragmentaire de chacune des notations - étant donné qu’elles manquent complètement de contexte.3 Ce ne sont que les seules indications données par l’auteur qui nous offrent des repères servant à imaginer une sorte de décor pour les histoires et observations esquissées. Dans ce sens, il est également important de souligner le caractère fragmentaire de l’ouvrage en soi (celui des tomes un par un, ainsi que globalement), le but formulé clairement par l’auteur étant de « Noter tous les jours dans ce cahier : Dans deux ans écrire une œuvre. »4 Par la suite, nous allons examiner le rôle de l’art et de la création chez Albert Camus. Dans une deuxième partie, nous allons présenter la conception camusienne de l’écrivain et de l’œuvre d’art ; troisièmement, nous allons examiner les rapports entre la création, le créateur, son œuvre et ses lecteurs dans l’interprétation de Camus.

Anne Prouteau, Agnès Spiquel, Lire les Carnets d’Albert Camus, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 8. 2 Voir l’annexe. 3 Très peu de notations sont datées (annexe). 4 Albert Camus, Carnets I. mai 1935 - février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p. 108. 1

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Quel est le rôle de l’art chez Albert Camus? Camus considère l’art comme un moyen. C’est un moyen qui procure au créateur la possibilité de refaire le monde à travers ses œuvres. L’art, dans ce sens constitue donc un moyen, et non pas la fin proprement dite:

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« L'œuvre est un aveu, il me faut témoigner. Je n'ai qu'une chose à dire, à bien voir. C'est dans cette vie de pauvreté, parmi ces gens humbles ou vaniteux, que j'ai le plus sûrement touché ce qui me paraît le sens vrai de la vie. Les œuvres d'art n'y suffiront jamais. L'art n'est pas tout pour moi. Que du moins ce soit un moyen. »5

Certes, Camus pense que la création humaine est faite à partir du monde, en même temps il observe un rapport étrange entre le monde de la création et le monde réel. L’art, dans ce sens, ne peut pas être le résultat de la transposition du monde réel, car le réel est impossible. L’art est un moyen qui sert au créateur à exprimer son désaccord, son mécontentement vis-à-vis du monde, en lui assurant un moyen de protestation vis-à-vis du réel : « Du naturel en art. Absolu il est impossible. Parce que le réel est impossible (mauvais goût, vulgarité, inadéquation à l'exigence profonde de l'homme). C'est pour cela que la création humaine, faite à partir du monde, est toujours pour finir tournée contre le monde. Les romans-feuilletons sont mauvais parce que dans leur plus grande part ils sont vrais (soit que la réalité se soit conformée à eux, soit que le monde soit conventionnel). C'est l'art et l'artiste qui refont le monde, mais toujours avec une arrière-pensée de protestation. »6

Conformément à cela, l’artiste, le dépositaire de son œuvre d’art, possède une mission vis-à-vis des hommes, car « la véritable œuvre d’art aide à la sincérité et renforce la complicité des hommes […]. »7 Cette mission apparamment simple, mais à la fois lourde est menée, d’une part, dans le but de refaire le monde, et d’autre part pour assurer la liberté des hommes. Camus exprime clairement cette idée dans le

Ibid., p. 16. Camus, Carnets II. janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 115- 116 . 7 Albert Camus, Carnets II. janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p.127. 5

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passage suivant : « Mon métier est de faire mes livres et de combattre quand la liberté des miens et de mon peuple est menacée. C'est tout. »8 Nous observons donc chez Camus une sorte de démystification de l’artiste qui est en même temps « comme le dieu de Delphes9 : « Il ne montre ni ne cache: il signifie. »10. Il réaffirme plusieurs fois dans ses Carnets qu’il est faux de considérer l’artiste doté de caractéristiques divines, par exemple, après avoir noté ses réflexions par rapport à Joyce chez qui « ce qui est émouvant, du point de vue de Camus, ce n’est pas l’œuvre, mais c’est le fait de l’avoir entreprise »11 (autre piste également intéressante, mais impossible à explorer dans le cadre du présent travail) : « Se persuader qu'une œuvre d'art est chose humaine et que le créateur n'a rien à attendre d'une « dictée » transcendante. La Chartreuse, Phèdre, Adolphe auraient pu être très différents - et non moins beaux. Cela dépendait de leur auteur - maître absolu. »12

Dans ce sens, c’est le seul créateur qui dirige l’évolution de son œuvre, la naissance, la progression, ainsi que les traits de ses personnages, et ceci sans intervention divine, toutefois, Camus reconnaît que, en tant que créateur, il y a des choses qui sont parfois plus fortes que lui : « […] Aller jusqu'au bout, ce n'est pas seulement résister mais aussi se laisser aller. J'ai besoin de sentir ma personne, dans la mesure où elle est sentiment de ce qui me dépasse. J'ai besoin parfois d'écrire des choses qui m'échappent en partie, mais qui précisément font la preuve de ce qui en moi est plus fort que moi. »13

Nous observons donc que le créateur camusien crée sans disposer de caractéristiques divines, sa mission étant évidente, néanmoins il se peut, qu’au moment de la création, sa source créatrice soit plus forte que lui. Pour comprendre cette ambiguïté, nous proposons de nous pencher sur la question de la genèse du créateur chez

Albert Camus, Carnets III. mars 1951 - décembre 1959, Paris, Gallimard, 1989, p. 222. Delphes est le centre universel du culte d'Apollon, dieu de l'oracle, maître des prophéties et de la divinisation. 10 Ibid., p. 223. 11 Albert Camus, Carnets II. janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 37. 12 Idem. 13 Albert Camus, Carnets I. mai 1935 - février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p. 60. 8 9

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Camus. En un mot, comment le créateur naît-il selon Camus? Est-ce qu’il naît, ou il se forme plutôt au fil du temps? Selon Camus, trois choses sont nécessaires pour écrire: il faut tout d’abord se taire, supprimer le public, et finalement, il est nécessaire de savoir se juger. À part cela,

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dans une autre notation, il ajoute qu’il est également indispensable d’apprendre à se dominer. En outre, quand on écrit, il faut savoir être deux, c’est-à-dire qu’il faut écrire à la fois en étant nous, et en nous adressant au lecteur : « Le problème en art est un problème de traduction. Les mauvais écrivains : ceux qui écrivent en tenant compte d'un contexte intérieur que le lecteur ne peut pas connaître. Il faut être deux quand on écrit : La première chose, une fois de plus, est d'apprendre à se dominer. »14

La manière dont Camus aborde le rôle de la transposition nous démontre qu’il considère qu’il existe une différence entre ce que l’écrivain ressent et ce qu’il souhaite faire sentir à son lecteur. Un écrivan doit dominer cet art que Camus appelle « art de la transposition » : « La première chose à apprendre pour un écrivain c'est l'art de transposer ce qu'il sent dans ce qu'il veut faire sentir. Les premières fois c'est par hasard qu'il réussit. Mais ensuite il faut que le talent vienne remplacer le hasard. Il y a ainsi une part de chance à la racine du génie. »15

En tout cas, comme il l’annonce, la règle d’or est la suivante : « En art, tout vient simultanément ou rien ne vient ; pas de lumières sans flammes. »16 Lui-même, il écrit car c’est à travers l’écriture qu’il arrive à donner un sens au monde. Le monde n’est pas clair, donc l’art l’est à défaut : « […] si le monde était clair, l'art ne serait pas - mais si le monde me paraissait avoir un sens je n'écrirais pas. »17 C’est la souffrance et la douleur causées par l’incompréhension totale de ce monde qui poussent l’écrivain à écrire, après qu’il ait traversé une première phase d’incubation, période lors de laquelle il n’extériorise pas encore ses émotions, car

Ibid., p. 228. Albert Camus, Carnets II. janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 52. 16 Albert Camus, L’Envers et Endroit, Paris, Gallimard, 1958, p. 30. 17 Albert Camus, Carnets II. janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 54. 14 15

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selon Camus « on écrit dans les instants de désespoir […]. » 18 C’est justement cette nécessité de surmonter la souffrance à travers l’art qui constitue le levier du processus de la résilience (autre piste également intéressante dont l’élaboration est impossible vu les dimensions restreintes du présent travail), car : « Dans toute souffrance, émotion, passion, il y a un stade où elle appartient à l'homme même dans ce qu'il a de plus individuel et de plus inexprimable et un stade où elle appartient à l'art. Mais dans son premier moment l'art ne peut jamais rien en faire. L'art est la distance que le temps donne à la souffrance. »19

L’œuvre d’art doit donc nécessairement passer par une période de mûrissement, période présente également dans l’évolution de Camus : « Peu à peu j'ai retrouvé la source du temps - et le mûrissement. L'œuvre elle-même sera long mûrissement. »20 En outre, il est également indispensable que les sources de la création ne s’épuisent pas au fil du temps, car le créateur doit toujours disposer de la force nécessaire pour continuer à créer. Une fois cette force épuisée, le créateur cesse d’exister : « Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant toute sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit. Quand la source est tarie, on voit l’œuvre peu à peu se racornir, se fendiller. Ce sont les terres ingrates de l’art que le courant invisible n’irrigue pas. Le cheveu devenu rare est sec, l’artiste, couvert de chaumes, est mur pour le silence […]. Pour moi, je sais que ma source est dans l’Envers et l’Endroit, dans ce monde de pauvretés et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. […] Autrement dit, je devins un artiste, s’il est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni sans consentement. »21

Pour ce qui est de l’œuvre d’art en soi, les réflexions d’E.M. Forster22 intriguent Camus - nous en retrouvons clairement les traces dans le deuxième tome de ses Carnets. Forster est d’avis que c’est uniquement l’œuvre d’art qui dispose d’une harmonie interne dans ce monde, et elle apportera, dans ce sens, la solution à des problèmes que la société promet de résoudre sans le faire :

Ibid., p. 120. Ibid., p. 110. 20 Albert Camus, Carnets III. mars 1951 - décembre 1959, Paris, Gallimard, 1989, p. 20. 21 Albert Camus, L’Envers et Endroit, Paris, Gallimard, 1958, p. 13. 22 Edward Morgan Forster (1879-1970), romancier et nouvelliste britannique. 18 19

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« L’œuvre d’art est le seul objet matériel de l’univers qui ait une harmonie interne. Tous les autres ont pris forme par la pression de l'extérieur et s'effondrent lorsqu'on retire leur moule. L'œuvre d'art se tient debout toute seule et rien d'autre ne le peut. Elle achève ce que la société a souvent promis, mais toujours en vain. »23

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Dans le but de créer l’œuvre d’art susceptible de remplir cette mission primordiale, il est nécessaire que l’écrivain acquière ce que Camus explique comme le savoirvivre dépassant largement le savoir-écrire : « La véritable œuvre d'art est celle qui dit moins. Il y a un certain rapport entre l'expérience globale d'un artiste, sa pensée + sa vie […], et l'œuvre qui reflète cette expérience. Ce rapport est mauvais lorsque l'œuvre d'art donne toute l'expérience entourée d'une frange de littérature. Ce rapport est bon lorsque l'œuvre d'art est une part taillée dans l'expérience, facette de diamant où l'éclat intérieur se résume sans se limiter. Dans le premier cas, il y a surcharge et littérature. Dans le second, œuvre féconde à cause de tout un sous-entendu d'expérience dont on devine la richesse. Le problème est d'acquérir ce savoir-vivre (avoir vécu plutôt) qui dépasse le savoir-écrire. Et dans la fin, le grand artiste est avant tout un grand vivant (étant compris que vivre, ici, c'est aussi penser sur la vie - c'est même ce rapport subtil entre l'expérience et la conscience qu'on en prend). »24

Il constate que dans son cas, il y a encore un certain équilibre à atteindre. Une fois cet équilibre atteint, il pourra écrire l’œuvre dont il rêve : « Simplement, le jour où l’équilibre s’établira entre ce que je suis et ce que je dis, ce jour-là peut-être, et j’ose à peine l’écrire, je pourrai bâtir l’œuvre dont je rêve. » Une œuvre lors de l’écriture de laquelle Camus sera guidé par l’amour. Malgré ses barrières, encore trop fortes aujourd’hui, il se sent capable de le faire. Il mettra au service de cette œuvre rêvée ses expériences, la connaissance de son métier, sa violence, sa soumission, le silence de sa mère, la quête de son père, en un mot toutes les 'forces incalculables' dont son cœur dispose : « […] L'oeuvre d'art pour être édifiée […] doit se servir de ces forces incalculables de l'homme. Mais non sans les entourer de barrières. Mes barrières aujourd'hui encore sont trop fortes. Mais ce qu'elles avaient à contenir l'était aussi. Le jour où l'équilibre s'établira, ce jour-là, j'essaierai d'écrire l'œuvre dont je rêve. […] c'est-à-dire qu'une certaine forme d'amour y E.M. Forster cité par Albert Camus dans ses Carnets II. janvier 1942-mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 146. 24 Albert Camus, Carnets I. mai 1935 - février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p. 127. 23

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sera mon tuteur. Il me semble que je le peux. L'étendue de mes expériences, la connaissance de mon métier, ma violence et ma soumission... Je mettrai au centre, comme ici, l'admirable silence d'une mère, la quête d'un homme pour retrouver un amour qui ressemble à ce silence, le trouvant enfin, le perdant, et revenant à travers les guerres, la folie de justice, la douleur, vers le solitaire et le tranquille dont la mort est un silence heureux. J'y mettrai... »25

Certes, un grand nombre de conditions doivent être remplies pour qu’une œuvre d’art puisse voir le jour… Néanmoins, tout compte fait, Camus recense également une certaine simplicité, une certaine évidence dans le processus de la création artistique. C’est dans la simplicité de la conception que toutes ces conditions mentionnées se trouvent réunies, simplicité guidant la rencontre de l’imagination et de l’intelligence. Le moment de la conception lui procure une joie extraordinaire, joie qui sera néanmoins inévitablement suivie par un long travail, notamment le travail de la création : « Ici, je voudrais parler, avec autant de simplicité que je le puis, de ce que les écrivains taisent généralement. Je n’évoque même pas la satisfaction que l’on trouve, paraît-il, devant le livre ou la page réussis. Je ne sais si beaucoup d’artistes la connaissent. Pour moi, je ne crois pas avoir jamais tiré une joie de la relecture d’une page terminée. J’avouerai même, en acceptant d’être pris au mot, que le succès de quelques-uns de mes livres m’a toujours surpris. Bien entendu, on s’y habitue, et assez vilainement. Aujourd’hui encore, pourtant, je me sens un apprenti auprès d’écrivains vivants à qui je donne la place de leur vrai mérite […]. L’écrivain a, naturellement, des joies pour lesquelles il vit et qui suffisent à le combler. Mais, pour moi, je les rencontre au moment de la conception, à la seconde où le sujet se révèle, où l’articulation de l’œuvre se dessine devant la sensibilité soudain clairvoyante, à ces moments délicieux où l’imagination se confond tout à fait avec l’intelligence. Ces instants passent comme ils sont nés. Reste l’exécution, c’est-à-dire une longue peine. »26

Grâce aux hypothèses qu’il formule dans ses Carnets sur l’évolution de l’artiste, nous constatons que, d’une part, Camus considère le processus de la création un processus forcément complexe et contraignant, néanmoins, conformément à son esprit vrai et humble, tout en restant fidèle à lui-même, il fait allusion à une certaine pureté, à une certaine simplicité constituant le point de départ de cette évolution a priori complexe. Au cœur de cette écriture fragmentaire, c’est une fois de plus l’amour et la pureté qui se trouvent au centre de toute création et de toute œuvre humaine. Dans ce sens, la

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Albert Camus, Carnets II. janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 218. Albert Camus, L’Envers et Endroit (Préface), Paris, Gallimard, 1958, p. 21.

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création ne devient possible que si l’amour est possible :

Patrícia Beták – Le concept de la création chez Albert Camus

« Oui, rien n’empêche de rêver […] qu’une œuvre d’homme n’est rien d’autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. »27 « C’est exactement cela, ni plus, ni moins. »28

Bibliographie Albert Camus, L’Envers et l’Endroit, Paris, Gallimard, 1958 −−−, Carnets I. mai 1935 - février 1942, Paris, Gallimard, 1962 −−−, Carnets II. janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964 −−−, Carnets III. mars 1951 - décembre 1959, Paris, Gallimard, 1989 Anne Prouteau, Agnès Spiquel, Lire les Carnets d’Albert Camus, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 8.

Patrícia Beták est doctorante à l’Université Eötvös Loránd de Budapest (Hongrie). Elle conduit ses recherches sous la direction de Krisztina Horváth, chef du département d’études françaises. Son sujet de recherche est le rôle des tuteurs de résilience dans la littérature française du XXe siècle. Elle s’intéresse, chez un nombre réduit d’auteurs français du XXe siècle, aux représentations et «traces» littéraires du déclenchement du processus créatif et de la résilience suite à une enfance déchirée, ainsi qu’au rôle positif de la fonction imaginaire et créatrice dans la compréhension et assimilation d’un éventuel traumatisme vécu dans l’enfance.

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Ibid., p. 33. Albert Camus, Carnets I. mai 1935 - février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p. 17.

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Annexe

N° de carnet

CARNETS I.

CARNETS II.

CARNETS III.

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N° de cahier

N° de notations

N° de notations datées

Cahier I. (mai 1935 – septembre 1937)

139 notations

48 datées

Cahier II. (septembre 1937 – avril 1939)

157 notations

47 datées

Cahier III. (avril 1939 – février 1942)

247 notations

31 datées

Cahier IV. (janvier 1942 – septembre 1945)

358 notations

20 datées

Cahier V. (septembre 1945 – avril 1948)

303 notations

12 datées

Cahier VI. (avril 1948 – mars 1951)

299 notations

82 datées

Cahier VII. (mars 1951 – juillet 1954)

476 notations

9 datées

Cahier VIII. (août 1954 – juillet 1958)

321 notations

131 datées

Cahier IX. (juillet 1958 – décembre 1959)

96 notations

50 datées

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La ville exotique chez Simenon LILLA HORÁNYI

(UNIVERSITÉ EÖTVÖS LORÁND, HONGRIE)

Introduction

Lilla Horányi – La ville exotique chez Simenon

Le thème de la ville exotique en tant que domaine de la critique littéraire de l’exotisme a été soulevé par Jean-Marc Moura dans son ouvrage intitulé L’Europe littéraire et l’ailleurs où, à travers l’analyse de Les Voix de Marrakech d’Elias Canetti, il élabore trois formes d’aborder le thème de la ville orientale. En outre, l’auteur nous prévient de ne pas réduire ce sujet à une série d’oppositions entre la ville exotique et la ville occidentale1. Le but de notre travail n’est pas de comparer ces deux types de ville, mais d’étudier la représentation de la ville exotique dans les romans tahitiens et panaméens de Georges Simenon pour proposer deux oppositions différentes de celles rejetées par Moura. I. Papeete Tahiti occupe une place importante dans la création exotique de Simenon. Pour ce qui est de ses romans, c’est à Tahiti qu’il situe l’action de Touriste de bananes, du Passager clandestin et de la troisième partie de Long cours. Tahiti se distingue des autres lieux exotiques par la considérable production littéraire et artistique qui lui a été consacrée sans oublier les articles de presse auxquels les romans tahitiens de Simenon font si souvent allusion, en plus des quelques mentions de Stevenson et de Gauguin. Les idées préconçues sur Tahiti finissent par constituer tout un imaginaire exotique, mis à l’épreuve à travers l’histoire de trois protagonistes, Oscar, Mittel et

Voir Moura, Jean-Marc, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, Coll. « Littératures européennes », 1998, pp. 75-89. 1

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Owen. Le point de départ de leur expérience tahitienne ainsi que l’un des pôles de notre opposition binaire est la ville de Papeete. Les lieux des scènes se jouant en dehors de Papeete ne sont pas systématiquement nommés. Nous ne pouvons trouver dans les œuvres étudiées que quelques noms géographiques, par exemple : la presqu’île de Taiarapu, Punaauia, la cascade de Papeari. En général, ces références sont remplacées par des noms génériques, tels que village, forêt, cascade, presqu’île. Cette caractéristique typique des contes de fées contribue à l’atmosphère féerique de Tahiti. En outre, ces éléments composent un ensemble vaste, flou, homogène, dominé par la nature, habité surtout par des indigènes et que nous désignerons par le terme nature. C’est cet espace qui s’opposera à Papeete, l’endroit le plus marqué par la présence des colons. Ce qui signifie que nous ne pouvons révéler les véritables caractéristiques de la ville de Papeete qu’en la comparant au paysage qui l’entoure. Oscar, personnage principal de Touriste de bananes, arrive à Tahiti dans l’espoir d’y mener une vie sauvage. Il est séduit par les stéréotypes exotiques véhiculés par les journaux : « Il avait lu qu’à Tahiti on pouvait mener une vie naturelle, sans argent, sans contrainte, dans un décor idéal »2. Son penchant à la solitude est en parfaite contradiction avec son besoin de sentir la vie autour de lui. Même s’il n’y participe pas, il veut y assister en observateur ou en auditeur. Chaque endroit est enregistré dans sa mémoire sous forme de plans, de bruits, d’odeurs, d’objets caractéristiques, autant de points de repère lui assurant de la stabilité. À Papeete, ces points de repère sont les bâtiments liés aux activités des colons qu’il méprise : les hôtels, les bars, les magasins, les boutiques de souvenirs, les autorités locales. Le fait que les chambres n’ont pas de fenêtres et que les portes sont ouvertes dans l’hôtel favorise la familiarisation avec le milieu, mais rend impossible l’isolement tant désiré. Oscar ne veut pas appartenir au cercle des colons qui essaient de le décourager de gagner la forêt. Le jeune Français se sent supérieur à eux et quitte Papeete pour suivre son idéal, « pour mener la vie d’une sorte de dieu païen »3.

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Simenon, Georges, Touriste de bananes, Paris, Gallimard, 2005, p. 208. Ibid., p. 138.

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Notamment, il rêve d’accomplir l’union avec la nature comme, enfant, il a essayé de le faire en France :

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Une fois, Donadieu était couché de la même façon, de tout son long, à plat ventre et cette fois-là on aurait dit qu’il voulait s’incorporer encore plus intimement au sol. C’était dans le jardin du presbytère, à La Rochelle, au mois de mai. Des murs gris empêchaient l’agitation du dehors de pénétrer et on était comme dans une cloche de verre, on entendait très loin, dans un autre monde, des bruits familiers, le klaxon d’une auto, les roues d’une charrette sur les pavés, des voix de gamins jouant dans la rue… Donadieu, lui, préparait sa première communion et, en attendant le curé, il s’était couché dans l’herbe, tout près d’une bordure d’œillets4.

Ainsi, la forêt tahitienne constituera le contrepoint de la ville. Sur le navire qui l’a conduit à Tahiti, Oscar enviait le télégraphiste qui travaillait au plus haut point du bateau, le plus proche du ciel. Oscar aspire donc à la solitude divine, à une existence à l’image d’un dieu contemplateur. De même, il veut devenir créateur, se construire des outils, une maison. Or, il lui est impossible de vaincre la nature, de se nourrir, de créer une existence puisqu’il ne connaît pas les moyens de survie, il a peur des animaux, de l’obscurité. La force de l’eau est omniprésente dans le roman. Premièrement, nous y retrouvons la mer qui entoure Tahiti et qu’il faut franchir pour y accéder. Deuxièmement, Oscar est confronté à la pluie qui envahit l’île et qui l’empêche de voir clair. Oscar est même déçu de connaître Papeete au moment de la saison des pluies et ne part pas tant qu’elle dure. Troisièmement, Oscar s’installe près de la cascade qui lui paraît hostile au point qu’il finit par la détester malgré le spectacle magnifique. De plus, il habite une hutte où son prédécesseur est mort seul. Oscar sera hanté par l’histoire de cette mort solitaire. La visite de Raphaël, Jo et Tamatéa renforce chez lui le désir de retourner en ville. Les bruits de l’hôtel, la vie dans les chambres, les mouvements, les conversations des autres constituent la continuation de sa propre vie : « Au Relais des Méridiens on gravissait paresseusement l’escalier qui craquait et on poussait la 4

Ibid., p. 202.

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porte d’une chambre, on se jetait sur un lit, on entendait tous les bruits : les bruits de la vie des autres, des bruits quelquefois ridicules, une bouteille qu’on débouchait en bas, le grésillement de la friture sur le feu, le crépitement de la douche au fond du couloir, ou Hina qui se gargarisait avec de l’eau dentifrice… »5 Dans la forêt, l’absence de ces bruits provoque de l’anxiété. Le départ de Papeete a déjà été difficile : après la pluie, il est tellement émerveillé par le spectacle de la ville qu’il se hâte de s’en éloigner de peur de ne plus avoir la force de partir. Ce qui le convainc davantage de l’inutilité de s’efforcer de vivre dans la nature, c’est de voir les indigènes euxmêmes mener un autre mode de vie. Finalement, Oscar retourne à Papeete pour redécouvrir le visage éblouissant de la ville. Son ravissement s’effacera au cours du procès de Lagre dont l’histoire encadre le roman qui commence un dimanche avec l’arrestation du commandant et qui se termine par la condamnation de celui-ci un jour de dimanche également ce qui s’ajoute aux nombreuses références religieuses que nous pouvons discerner dans le roman. Aux yeux d’Oscar, la beauté de Papeete est estompée par la conduite odieuse des colons pendant le procès qui, au fur et à mesure que nous avançons dans l’histoire, apparaît de plus en plus caricatural. Pourtant, selon les Français de Papeete, le procès est censé initier Oscar à leur milieu. Au tribunal, il est repéré par Jo qui lui assure une place à l’écart de la foule. Malgré son indignation, Oscar n’intervient pas, il regarde en silence la comédie qui se joue devant lui. Il est déchiré entre la peur de la solitude et la honte de se montrer aux côtés des colons. À Papeete, il reconnaît le ridicule, l’absurde de ses efforts déployés dans la forêt : « Depuis le premier jour, pour tout dire, il avait compris que ce n’était pas possible, que la fameuse vie naturelle dont on lui avait parlé n’existait pas, que sa solitude n’était qu’une solitude de clochard, qu’il y avait, ici comme partout, des règles à suivre et qu’il ne faisait, en somme, avec tout son héroïsme, que jouer au boy-scout à quelques pas d’un village. »6 Il est incapable de retourner à la cascade tout comme il lui est impossible d’adopter le genre de vie des colons.

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Ibid., p. 125. Ibid., p. 183.

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Ainsi, Oscar choisit le suicide auquel il s’apprête dans l’hôtel dont Simenon décrit minutieusement l’atmosphère mortuaire. L’adieu à la vie se déroule en même temps que la fermeture de l’hôtel. Oscar est plongé dans un état intermédiaire entre la vie et la mort, comparé aux limbes. La puissance de l’eau apparaît de nouveau : « Toujours le vide, son vide, qu’on venait lui troubler de temps en temps, mais qui se resserrait aussitôt, comme une eau profonde. »7

Lilla Horányi – La ville exotique chez Simenon

Attentif aux bruits, il comprend que le silence signifie la fin de sa propre vie. Il se rend compte qu’à Tahiti, il a cherché le reflet de La Rochelle, sa ville natale. Toutefois, il s’agit d’une quête impossible, il ne retrouvera jamais le bonheur perdu : Il ricanait parce qu’il évoquait à nouveau les œillets du presbytère, qui étaient peut-être la cause initiale de sa fugue à Tahiti… Il n’en était pas sûr, mais c’était possible. Malgré lui, quand il pensait à la nature, à la joie de vivre, à la pureté, c’était toujours le parfum de ces œillets-là qu’il respirait, et la qualité de cet air-là, de ce soleil […] peut-être n’avait-il pas pu s’empêcher de bâtir en rêve un décor qui ressemblait davantage au jardin du presbytère qu’à autre chose. Seulement, il avait eu beau se coucher par terre, à plat ventre, il n’avait jamais retrouvé…8

Dans Long cours, Mittel ne réalisera pas non plus son idéal qui est d’une nature différente de celui d’Oscar. À la suite d’une existence agitée, il rêve de mener une vie réglée avec Charlotte, sa compagne, recherchée par la police pour meurtre. Le couple fugitif s’installe à Papeete en suivant le conseil de Mopps, leur ancien ami. Pour Mittel, Tahiti est un monde féerique correspondant aux descriptions des récits de voyage. L’eau reste un élément dominant, l’initiateur de Mittel dans cet univers merveilleux : « le navire avait glissé soudain sur l’eau calme du lagon, qui était bleu pâle, avec des stries vertes, des reflets rouges et dorés, de l’eau qui n’était plus de l’eau mais un domaine aussi irréel que celui d’une symphonie »9.

Ibid., p. 205. Ibid., pp. 207-208. 9 Simenon, Georges, Long cours, Paris, Gallimard, 1966, p. 253. 7 8

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Néanmoins, le protagoniste ne pourra pas savourer l’atmosphère de Papeete. Dans la personne de Mopps, il trouvera un initiateur humain qui l’introduira dans le quotidien des colons et qui nommera Mittel et Charlotte tenanciers de restaurant. Mittel est bouleversé par sa nouvelle vie. Les raisons de son trouble sont multiples : premièrement, dégoûté des habitudes de ses clients, il assure sa fonction malgré lui ; deuxièmement, il ne sait pas qui est le père de l’enfant de Charlotte ; troisièmement, il souffre de l’infidélité de celle-ci. Elle ne s’occupe pas de son fils et s’amuse avec les célibataires de la ville dans une boîte de nuit. Incapable de prendre les choses en mains, Mittel se réfugie dans la solitude et passe ses journées à errer dans la ville ou à faire du jardinage pour être proche de la nature et pour pouvoir respirer, en rêvant, l’ambiance de Papeete : « Il suffisait de vivre au ralenti, comme un convalescent, de penser que chaque minute est précieuse… C’est à cela que Mittel s’essayait et il se remplissait les yeux d’images merveilleuses qu’il n’avait qu’à cueillir autour de lui. Il connaissait maintenant la couleur du lagon à toutes les heures du jour ; il connaissait les cases des pêcheurs auprès desquelles il allait s’asseoir, mais surtout il connaissait le marché, où il passait des heures chaque matin, assis sur un banc de pierre. »10

Bien qu’il soit tenté par la vie sauvage, il lui est impossible de quitter le milieu des colons de son gré. En effet, il est à la merci des autres et au moindre signe de folie, il risque l’enfermement. Ses rêveries le rendent silencieux, distrait au point d’effrayer Charlotte. Mopps et le docteur font visiter l’hôpital à Mittel qui, dans la cour des aliénés, comprend que les colons sont capables de rejeter celui qui dérange leurs activités. Ainsi, Mittel sera contraint de surveiller sa conduite, ses gestes, ses paroles pour ne pas éveiller le soupçon des autres. Par conséquent, la ville de Papeete se corrompt à ses yeux : elle représente la vie sordide des colons, les manières forcées, la menace de l’internement. Lorsqu’il apprend qu’il est atteint de tuberculose, il se détache davantage de la communauté. Tout comme dans Touriste de bananes, l’opposé de la ville sera le vaste domaine englobant tout ce qui se trouve en dehors de Papeete. L’excursion à la cascade permet à Mittel de s’échapper à la ville, de se fondre dans la nature : « Il entendait les 10

Ibid., p. 286.

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moindres bruits, percevait le mouvement des feuilles, se fondait en somme dans la vie trop forte de cette nature qui l’écrasait. »11 La description du paysage comporte des connotations religieuses par lesquelles la nature acquiert une dimension sacrée : « le silence absolu qui tombait de la calotte lumineuse du ciel comme du plafond d’une cathédrale »12 ou encore « Mittel les suivait comme on suit une procession, écrasé par le spectacle »13.

Lilla Horányi – La ville exotique chez Simenon

La scène de jalousie est un rappel à la réalité : la vulgarité de la situation est en opposition avec la paix, la magnificence du paysage. Se rapprochant de Papeete, Mittel est obsédé par « ses fantômes »14 : la hantise de l’hôpital, le désordre dans le restaurant, la peur de la mort. Il meurt le jour où Charlotte quitte Tahiti avec Mopps et son fils pour se rendre en Australie. Il faut encore souligner l’importance de l’eau : d’une part, le bain à la cascade provoque chez Mittel « une étrange excitation »15 ; d’autre part, il est possible que ce bain ne fait que précipiter sa mort. Le Passager clandestin montre également l’incompatibilité entre l’image de Tahiti et les mœurs coloniales. Le major Owen, personnage principal du roman, est averti du contraste existant entre le paysage magnifique et le genre de vie décevant, voire répugnant des Blancs : « C’est très différent de ce qu’on s’attend à trouver… Pas le décor, qui est unique au monde, ni le climat, qui est parfait… Mais les gens, leur genre de vie, les rapports des êtres entre eux… » 16 Toutefois, le débarquement du major plein de confiance est comparé à celui d’un homme d’Église adoré par les fidèles. C’est le docteur Bénédic qui reconnaît qu’Owen, passant son temps entre l’hôtel et le bar, ne se distingue pas des colons et, à son arrivée, lui annonce qu’il restera à Tahiti pour toujours. En vérité, Owen y est frappé plus que jamais par le sentiment de vieillesse et de solitude. Ses liens d’amitié l’attachent au bar qui devient un point stable au Ibid., p. 322. Ibid., p. 316. 13 Ibid., pp. 317-318. 14 Ibid., p. 327. 15 Ibid., p. 320. 16 Simenon, Georges, Le Passager clandestin, Paris, Presses de la Cité, 2001, pp. 28-29. 11 12

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cours de ses déplacements à Papeete. De plus, il est fasciné par les couleurs, les bruits, les odeurs tahitiens auxquels, au début, il essaie de résister. Son angoisse est due non seulement à la fatigue, mais à l’éloignement également. En même temps, il commence à s’absorber dans l’atmosphère de Tahiti qui lui rappelle « une féerie »17. Nous pouvons remarquer que dans les romans de Simenon, les colons, complètement dépaysés, considèrent le pays exotique comme un décor de théâtre, comme un univers irréel. Or, ce sont justement eux qui imposent leur décor aux colonies tout en tuant l’exotisme. Dans la boîte de nuit, en voyant les colons s’amuser, Owen comprend que ceux-ci ont façonné Tahiti de sorte que l’île puisse satisfaire leurs désirs : Ils étaient là une trentaine de Blancs venus d’Europe, Dieu sait pourquoi, une trentaine d’hommes pour qui la grande distraction, celle de tous les jours, de toutes les nuits, était de boire et de se frotter à la chair brune de ces filles maoris qui semblaient appartenir à un autre monde. […] Le Moana, sous la lune, entouré de cocotiers qui se balançaient, ressemblait à un décor de théâtre, mais c’était une réalité, et celui qui venait d’entrer, qui regardait fixement devant lui d’un œil hagard, souffrait autant que si sa dernière heure fut venue. C’était incohérent.18

Les colons oppriment, soumettent, corrompent impunément les indigènes tout en se rendant compte de leur propre déchéance. Le barman explique à Owen que si les Français de Papeete se méprisent les uns les autres, c’est parce qu’ils sont les mêmes. Owen s’habitue davantage au rythme de la ville, décrite comme un être humain : Il continuait à savoir où il était. Il se situait très exactement dans l’espace, restait attentif aux bruits de l’hôtel, du jardin, de la rue, aux rumeurs plus lointaines de la ville. À un certain moment, par exemple, il découvrit qu’il respirait au rythme de celle-ci. Car la ville respirait. Cette chaude couche d’air qui collait à la terre rouge, aux arbres, aux maisons, qui sertissait les gens dans la rue et leur faisait comme une auréole, n’était pas seulement vibrante de

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Ibid., p. 58. Ibid., p. 122.

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sons et de lumières : elle avait sa palpitation propre, lente et comme engourdie.19

Cependant, le conflit entre Owen et Mougins commence à ternir l’image féerique de Papeete. C’est pendant le voyage à la presqu’île que le major découvre un visage différent de Tahiti. Il se rend à la presqu’île de Taiarapu pour se renseigner auprès de Tamasen, pasteur méthodiste, sur un certain René Maréchal à

Lilla Horányi – La ville exotique chez Simenon

qui le major voudrait annoncer l’héritage de son père milliardaire décédé. Nous pouvons rapprocher René de Mittel : abandonnant sa vie désordonnée, il s’est installé à Tahiti pour repartir à zéro, pour fonder une famille. Grâce aux indigènes, il a appris à pêcher comme eux, il a construit lui-même sa maison et a épousé la fille du pasteur. En somme, il a réalisé ce que Mittel et Oscar n’ont pas réussi à faire : il a trouvé le bonheur à Tahiti ce qui convainc Owen qu’aucune fortune n’égale la vie de René. Le pasteur lui montre sa maison, celle de René et le temple. L’ambiance de celui-ci fait évoquer au major celle de l’abbaye de Moissac. Ainsi, Simenon relie cet épisode plein de calme et de sérénité à la grandeur divine à laquelle s’associent encore la grandeur de la nature aussi bien que la grandeur d’âme de Tamasen. En effet, Owen est impressionné par ce dernier également. Il est particulièrement touché par l’amour du pasteur pour son fils ce qui lui inspire une certaine tendresse à l’égard de René qu’il n’a pourtant jamais vu et que Mougins voudrait éliminer pour accaparer sa fortune. Dans ce milieu, Owen perd sa confiance en soi et se rend compte de sa petitesse : « Malgré toute sa dignité, il se sentait déplacé chez eux, se faisait à luimême l’impression d’un être impur. »20 Il se hâte de retourner en ville pour pouvoir chasser les images idylliques de la presqu’île et affronter Mougins : « Il avait besoin de se replonger dans la réalité, de voir à nouveau les choses comme elles sont et non comme sur une image naïve représentant le Paradis terrestre. »21 Ibid., p. 173. Ibid., p. 212. 21 Ibid., p. 212. 19 20

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Après avoir sauvé la vie de René, Owen décide de rester à Papeete. N’espérant plus rien dans la vie et sachant qu’il ne pourrait pas vivre comme René, il choisit la ville et le mode de vie des colons. En analysant les romans tahitiens de Simenon, nous pouvons constater que la désillusion des personnages principaux est la conséquence de l’antagonisme entre les mœurs des colons et la beauté du paysage tahitien. L’opposition ville/nature reste cependant pertinente : plus nous nous éloignons de Papeete, plus l’île et ses habitants se rapprochent de l’état précolonial.

II. Panamá et Colón Les romans panaméens de Simenon nous permettent d’étudier un modèle de ville exotique reposant sur la subdivision en quartiers selon l’origine des populations et leurs activités. Partant, il s’agit d’une opposition immanente à la ville, révélatrice des tensions sociales ainsi que des rapports de force entre les personnages. Nous étudierons la deuxième partie de L’Aîné des Ferchaux, se déroulant essentiellement à Colón, et Quartier nègre, se jouant à Panamá et à Colón, deux villes de l’État de Panamá. En route vers Guayaquil, Dupuche, le personnage principal de Quartier nègre, apprend la faillite de la société pour laquelle il devrait travailler. Faute d’argent et de travail, le jeune ingénieur est obligé de rester à Panamá avec sa femme, Germaine. En déambulant dans la ville, ils sont bouleversés par l’alternance de quartiers totalement différents les uns des autres : le quartier américain, le quartier des Blancs, le quartier des Noirs, appelé « quartier nègre », le quartier des légations et des consulats, enfin le quartier rouge, lié à la prostitution. Perdus, Dupuche et Germaine se laissent guider par les Panaméens qui désignent à chacun sa place. Les Colombani, les tenanciers de l’hôtel français ne veulent héberger et employer que Germaine, pendant que le sort de Dupuche est confié aux frères Monti qui le déposent dans une maison du « quartier nègre » où il vendra des saucisses. Comme Mittel de Long cours, il n’est pas maître de la situation, son rôle est tout à fait passif : il obéit en silence, essaie de comprendre ce qui se passe, écoute les n° 2, août 2014

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conversations, regroupe les souvenirs de ses premiers jours à Panamá. Le seul point solide qui lui apparaisse avec netteté est l’hôtel français : « Tout cela restait inconsistant. Il n’y avait que quelques bases solides, comme le vaste hôtel, qui formait tout un bloc sur la place, avec sa cour intérieure et les galeries à chaque étage, le café à droite, la salle à manger au fond, la table des Colombani dans un coin… »22

Or, c’est justement le milieu dont il est exclu dès son arrivée. À la suite de son

Lilla Horányi – La ville exotique chez Simenon

déménagement au « quartier nègre », les Colombani ne lui adressent presque plus la parole tandis que leur fils fait la cour à Germaine en oubliant qu’elle est mariée. Ce qui le trouble le plus, c’est d’être méprisé par des gens qui sont issus d’une classe sociale inférieure à la sienne et qui, pourtant, ont réussi et appartiennent à un milieu aisé à Panamá. Dupuche ne comprend pas le système de la hiérarchie sociale dans ce monde si différent de celui dans lequel il a grandi : Le plus difficile c’était de situer toutes ces nouvelles relations dans l’échelle sociale. Par exemple, on prétendait que Tsé-Tsé possédait plus de vingt millions et le ministre allait souvent chasser chez lui. N’empêche qu’il avait débuté en même temps que Jef, à Colón, et qu’il avait été garçon de café au Washington… Qu’est-ce que les Monti pouvaient faire en France ? Sûrement qu’ils fréquentaient les petits bars louches de Montmartre ou de la porte SaintMartin ! Quant à Jef… Est-ce qu’il avait tué… Sinon, pourquoi avait-il été envoyé au bagne ?23

Le seul quartier auquel il associe des valeurs traditionnelles est le quartier américain auquel il ne peut accéder non plus. Il essaie désespérément de ranger ces nouvelles impressions dans sa tête : « Il s’agissait de mettre ces histoires-là en ordre, de choisir une ligne de conduite et de s’y tenir coûte que coûte. »24 À cela s’ajoute la prise de conscience de sa différence révélée par le pays multiethnique qu’est Panamá :

Simenon, Georges, Quartier nègre, Paris, Gallimard, 2006, p. 49. Ibid., p. 78. 24 Ibid., p. 99. 22 23

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Dupuche n’était pas d’aplomb ! De quelle race étaient, par exemple, ces gens qui allaient et venaient dans les rues ? Des hommes petits et maigres, au poil brun, aux gestes vifs… Ils prétendaient tous descendre des conquérants espagnols et tous avaient du sang indien dans les veines, beaucoup du sang nègre par surcroît, quelques-uns du sang chinois. Car il y avait tout plein de Chinois aussi ! Peu importait évidemment ! N’empêche que ce n’était pas reposant. Ni surtout de ne rien voir de stable autour de soi.25

De surcroît, Dupuche a honte d’être le seul habitant blanc du « quartier nègre ». Le jeune Français, qui ne comprend même pas la langue que les Noirs parlent entre eux, se trouve plongé dans la vie des indigènes : l’architecture des maisons est telle qu’aucune sphère intime n’est accordée aux locataires. Il est perdu dans la ville aussi bien que dans les relations sociales. Avec le temps, Dupuche se dégoûte de l’hôtel des Colombani et ne peut plus imaginer sa vie dans une chambre du quartier européen. De plus, il franchit les barrières sociales : il sera l’amant de Véronique, la fille de ses voisins d’origine martiniquaise. Alors qu’il s’éloigne de plus en plus de la communauté blanche, il s’intègre dans la famille de la jeune fille. Pour tenter sa chance, il déménage à l’autre bout du canal, à Colón, une ville bâtie pour satisfaire les désirs des passagers des navires, mais qui, comme Panamá, compte, en dehors des boutiques, du quartier américain et du quartier réservé, un « quartier nègre ». Cependant, Dupuche rencontre de nouveaux obstacles : les Blancs ne tolèrent pas la présence de Véronique parmi eux. Toutefois Dupuche ne s’y résigne pas. Il s’installe avec Véronique dans le « quartier nègre » et s’engage dans le port en tant que contremaître d’une équipe d’indigènes. Quoiqu’il soit content de s’être libéré de la tutelle des Français, il est hanté par le sentiment de déséquilibre, par l’idée de ne jamais être à sa place, ni en France, ni en Amérique centrale. L’exotisme n’est qu’un leurre, les pays lointains exaltés en Europe réservent tous le même sort aux semblables de Dupuche : « À Amiens aussi tout le monde l’enviait parce qu’il partait pour l’Amérique du Sud. Tahiti, ce devait être le même mirage. »26

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Ibid., pp. 87-88. Ibid., p. 137.

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Néanmoins, il garde une certaine nostalgie du voyage puisque la route offre plus de plaisirs que la destination. Pour fuir la réalité, il commence à boire de la chicha, une boisson alcoolisée défendue : « Il vivait en dedans […] Il se suffisait. Il marchait dans la rue, mais en même temps il était ailleurs, il pensait, il arrangeait des tas d’idées et d’images dans sa tête. »27 Il est de plus en plus attiré par la vie sauvage au bord de la mer, dans une cité qui lui paraît un territoire neutre, « une

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cathédrale d’obscurité et de silence »28 où rien ne lui rappelle sa vie antérieure. Les Français de Colón sont indignés de son travail et de son mode de vie qui nuiraient à l’image des Blancs. Même Germaine et ses connaissances de Panamá lui rendent visite pour le convaincre de retourner en France. Cela peut nous rappeler le cas de Lamy qui a été rapatrié pour les mêmes raisons. Dupuche n’accepte pas la proposition des Français : il divorce d’avec Germaine et fonde une famille avec Véronique. Finalement, il se trouvera en bas de l’échelle sociale : il passera les dernières années de sa vie dans une hutte, au bord de la mer. Contrairement à Dupuche, Michel Maudet, protagoniste de L’Aîné des Ferchaux, après s’être intégré tant bien que mal parmi les Blancs de Colón, réussit à passer dans la classe sociale supérieure. À l’instar de Papeete dans Le Passager clandestin, Colón est comparé à un décor de théâtre, la visite de la ville par les passagers y faisant escale à un spectacle : « Chez Jef, on était dans les coulisses de Colón. Cent mètres plus loin, au coin de la rue, la représentation commençait […] C’était vraiment comme au théâtre. Au coup de sirène d’un navire, qui remplaçait le coup de sifflet du régisseur, tout le monde accourait prendre sa place sur la scène »29.

Quant à Maudet, il est lié à trois quartiers de la ville. Premièrement, il fréquente le quartier réservé « qui n’était en réalité qu’une rue, non pas une ruelle sombre et honteuse, mais une rue spacieuse, bordée de maisons dont les portes

Ibid., p. 217. Ibid., p. 205. 29 Simenon, Georges, L’Aîné des Ferchaux, Paris, Gallimard, 2004, pp. 283-284. 27 28

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étaient ouvertes sur des salons plus ou moins coquets » 30. Deuxièmement, il est un habitué du café de Jef dans le quartier des Blancs. Troisièmement, il vit à la limite de deux mondes avec son patron. Ce dernier, quoique milliardaire, mène une existence médiocre ce dont témoigne le choix de son logement à Colón : « Ferchaux avait choisi l’extrême limite entre le quartier des Blancs et le quartier nègre : tout à l’heure, quand le soleil aurait encore un peu obliqué et qu’on lèverait les persiennes, on aurait sous les yeux, de l’autre côté du boulevard, les maisons en bois grouillantes de populace de couleurs. »31

Le mot limbes apparaît en rapport avec l’état de Ferchaux. La comparaison se justifie à plusieurs titres. D’abord, comme nous venons de le mentionner, Ferchaux refuse de profiter de sa fortune : il est riche sans faire partie du milieu aisé. Puis, il est gravement malade et chaque jour, il se sent plus proche de la mort. Enfin, dictant ses mémoires à Maudet, il partage ses journées entre le passé et le présent. Cependant, Maudet ne supporte pas cette stagnation et ne vit que dans l’attente de pouvoir avancer dans la vie. Au début, son ambition est d’appartenir au groupe de proxénètes et de trafiquants se réunissant régulièrement chez Jef. En ce qui concerne le quartier américain, cela lui paraît inaccessible comme il l’était à Dupuche : À l’écart des rues bruyantes de Colón, qui n’était que comme un vaste bazar et qu’un lieu de plaisir, il existait bien le Cristobal des fonctionnaires américains et des compagnies de navigation. Le long de la plage, à l’ombre des cocotiers, il y avait des villas neuves et coquettes, des familles, des canots automobiles, on voyait des gens qui allaient les uns chez les autres pour un thé ou pour un bridge ; on lisait dans le journal le compte rendu des réceptions ou des tournois de tennis en même temps que la liste des personnalités de passage au Washington. Michel avait bien cru que ce monde lui était fermé à jamais.32

Ce monde sera personnifié par Mrs Lampson, une veuve américaine riche, qui deviendra l’amante de Maudet. Cette liaison lui fait comprendre qu’il n’est pas à sa place et qu’il doit abandonner la bande de Jef aussi bien que Ferchaux.

Ibid., p. 284. Ibid., p. 274. 32 Ibid., pp. 296-297. 30 31

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Dans la description de l’hôtel de luxe de Cristobal, nous pouvons retrouver plusieurs références religieuses qui traduisent l’ignorance de Maudet qui ne connaît pas les habitudes du milieu. Le mode de vie des habitants est comparé aux « rites de quelque religion mystérieuse »33. Ils se reconnaissent grâce à un code incompréhensible aux non initiés :

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« La veille au matin, au bar du palace anglo-américain, deux de ces hommes s’étaient rencontrés, qui ne se connaissaient pas, qui s’étaient reconnus cependant à des signes invisibles, comme les anges, quand ils prennent une enveloppe humaine, doivent se reconnaître entre eux. »34 ; ou bien : « tous les mots prononcés étaient des mots totems, qu’il s’agît d’un nom de restaurant à Singapour, d’un major de l’armée des Indes ou d’une petite vahiné de Tahiti »35.

Maudet est prêt à se débarrasser de tous ceux qui ne lui servent plus à monter dans l’échelle sociale. Paradoxalement, pour accéder à la haute société, Maudet doit passer par le crime, par les moyens du milieu qu’il méprise. C’est Jef qui lui suggère de tuer Ferchaux, de voler son argent et de solliciter la complicité de Suska pour faire disparaître le cadavre. Le déchiffrement du message de Jef est rapproché à une révélation religueuse : « Il était encore sous le coup de la révélation qu’il venait de recevoir, comme les anciens chrétiens pour qui le ciel s’était miraculeusement entrouvert un instant. »36 En somme, Quartier nègre et L’Aîné des Ferchaux mettent en scène deux parcours opposés. L’exemple de Dupuche et d’Owen fait preuve de l’impossibilité de réaliser une montée sociale sans commettre un crime. Ceux qui n’acceptent pas les lois tacites de la communauté blanche risquent de tomber au bas de la hiérarchie sociale.

Ibid., p. 349. Ibid., p. 396. 35 Ibid., pp. 396-397. 36 Ibid., p. 401. 33 34

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Conclusion En conclusion, la ville exotique peut être examinée sous différents angles. Le cas de Papeete montre qu’une ville existe non seulement par elle-même, mais également en rapport avec d’autres espaces, réels ou imaginaires. Par espace réel, nous entendons le territoire de Tahiti à l’exception de la ville de Papeete, que nous avons résumé par le terme nature. L’espace imaginaire renvoie à un lieu fictif construit à partir de clichés exotiques attribués à l’espace réel. De ce point de vue, les romans tahitiens de Simenon se fondent sur l’opposition ville/nature qui nous mène au conflit ville/stéréotypes exotiques. En effet, la beauté inhérente à la ville se corrompt en la connaissance de la nature et de la vie des colons, et il en résulte la désillusion des personnages découvrant un nouveau visage de la ville, dénué de tout exotisme. En revanche, les romans panaméens de Simenon nous permettent de considérer un type de ville divisé en quartiers qui peuvent s’opposer selon différentes combinaisons : « quartier nègre »/quartier blanc, quartier blanc/quartier américain, pour ne citer que deux exemples possibles. Cette division témoigne des clivages sociaux et raciaux qui peuvent susciter de l’angoisse chez les protagonistes, sombrant ainsi dans une existence tragique, ou les pousser à monter dans l’échelle sociale par la voie du crime. Nous pouvons donc constater que les romans simenoniens étudiés répondent au double défi de représenter le rapport des personnages aux clichés exotiques aussi bien que l’organisation sociale d’une ville exotique.

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Bibliographie Œuvres de Georges Simenon L’Aîné des Ferchaux, Paris, Gallimard, 2004. Le Passager clandestin, Paris, Presses de la Cité, 2001. Long cours, Paris, Gallimard, 1966. Quartier nègre, Paris, Gallimard, 2006.

Lilla Horányi – La ville exotique chez Simenon

Touriste de bananes, Paris, Gallimard, 2005.

Ouvrage Moura, Jean-Marc, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, Coll. « Littératures européennes », 1998, pp. 75-89.

Lilla Horányi est titulaire d’un Master en langue, littérature et culture françaises obtenu à l’Université Eötvös Loránd de Budapest (ELTE). Elle est actuellement doctorante en deuxième année à la même université. S’intéressant aux littératures francophones, sa thèse porte sur les œuvres exotiques de Georges Simenon. Elle a participé à la traduction hongroise d’Au temps de l’antan : contes du pays Martinique de Patrick Chamoiseau parue en 2012. La plus récente publication : « De la tradition orale au conte littéraire – Les sources d’inspiration de Kama Kamanda », Revue d’Études Françaises, nº 18, Université Eötvös Loránd, Budapest, 2013, p. 25-29.

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Identité, héritage et histoire dans la poésie contemporaine de Wallis-et-Futuna KÁROLY SÁNDOR PALLAI

(UNIVERSITÉ EÖTVÖS LORÁND, HONGRIE)

Wallis-et-Futuna est une collectivité d’outre-mer française. L’éloignement de l’archipel des continents et des voies maritimes a contribué à la survivance des traditions ancestrales1. La référence constante à la terre, à la mer, aux phénomènes naturels apparaît dans les « textes d’identité »2 de la poésie contemporaine waillisienne et futunienne3 ainsi que l’alliance, la continuité transgénérationnelle, la mise en relief « des savoirs empiriques ancestraux oubliés »4. « Princes des mers ! Héritiers de demi-dieux qui voguaient, D’ancêtres qui, mains à la barre, mains liées aux pagaies S’en remettaient au ciel, guidés par les étoiles et les courants. »5

Vaimu’a Muliava cherche à rétablir la continuité historique brisée, à réhabiliter et à revaloriser l’héritage ancestral : il érige un momument textuel aux ancêtres navigateurs tout en présentant la cosmogonie océanienne, une perspective ROSSILLE, Richard, Le kava à Wallis et Futuna : Survivance d’un breuvage océanien traditionnel, Paris, CRET, 1986, p. 1-25. (ici p. 1-2.) 2 AUCOIN, Pauline McKenzie, « ‘The Story that Came to Me’ : Gender, Power and Life History Narratives », LAL, Brij V. et LUKER, Vicki (éds.), Telling Pacific Lives, Canberra, Australia National University Press, 2008, p. 85-92. (p. 87. pour le terme cité) 3 Wallis-et-Futuna, collectivité d’outre-mer française, fait partie de Mélanésie. L’ethno-histoire et l’archéologie laissent supposer que les îles étaient autrefois des dépendances tongiennes. Les dates de découverte européenne sont respectivement 1616 (Guillaume Schouten) pour Futuna et 1767 (Samuel Wallis) pour Wallis. Concernant l’architecture sociale, les composantes identitaires et les événements historiques cf. ROUX, Jean-Claude, Wallis et Futuna : Espaces et temps recomposés, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeauxp. 1-23. Après une période de protectorat (1888-1958), Wallis-et-Futuna devient un territoire d’outre-mer en 1961. LOTTI, Allison, Le statut de 1961 à Wallis et Futuna, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 25-45. 4 MULIAVA, Vaimu’a, « Les Héritiers déchus », POSLANIEC, Christian et DOUCEY, Bruno (éds.), op. cit., p. 243. (désormais LHD) 5 Idem. 1

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horizontale et verticale étendue au niveau géographique et historico-culturelle. Les composantes individuelles de localités s’enrichissent et se juxtaposent dans des phénomènes identitaires sociaux, collectifs

et se combinent dans l’univers

ethnoculturel des traits et héritages partagés qui créent un réseau inter-archipélique, océanien de relationnalité vivante. « Partis du Pulotu, ces rois des mers du Sud […] firent de l’océan Pacifique leur empire, S’étirant du Nord au Sud, de Havaiki à Aotealoa, S’étalant vers l’Est à Lapa Nui, au Fenua Tagata Se déployant vers l’Ouest quadrillant la Mélanésie »6

Havaiki, monde mythique et souterrain, est défini en Polynésie comme la terre d’origine7 des ancêtres, la destination de l’esprit des morts. Cette référence établit également une continuité océanienne. Pulotu est le « domaine souterrain – parfois sous-marin – des dieux, des esprits ou des morts »8, le « domaine des dieux futuniens »9. Certains chercheurs l’identifient à l’île fidjien de Burotu10, qui aurait été submergée mais qui réapparaît parfois selon les légendes. L’histoire du Tu’i Pulotu (chef, roi de Pulotu) est connu à Futuna, à Sigave, aux Tonga et aux Samoa : cet élément de liaison est le développement des dimensions culturelles communes aux sociétés insulaires et archipéliques du Pacifique Sud. L’évocation d’Aotealoa11 est une référence à la culture indigène maorie, à la multitude d’îles néo-zélandaises, au caractère multiethnique, pluriculturel, à la « revitalisation culturelle visant à protéger et à favoriser les langues et les coutumes indigènes »12. Les ancêtres des maories sont arrivés en Nouvelle-Zélande vers le XIIIe

LHD, p. 243. WILLIAMSON, Robert W., Religious and Cosmic Beliefs of Central Polynesia, Cambridge, Cambridge University Press, 1933/2013, p. 296-316. et PECHBERTY, Dominique, Vie quotidienne aux îles Marquises, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 75-84. 8 MOYSE-FAURIE, Claire, « Histoires de Pulotu », Journal de la Société des Océanistes, n° 122-123, 2006, p. 141-151. (p. 141. pour la citation) 9 MOYSE-FAURIE, Claire, Dictionnaire futunien-français, Paris, Peeters Press, 1993, p. 331. 10 NUNN, Patrick D., Vanished Islands and Hidden Continents of the Pacific, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2009, p. 163-168. 11 Aotealoa (Aotearoa) : Nouvelle-Zélande. GREEN, Yuko S., Life in Ancient Polynesia, Toronto, Dover Publications, 2001, p. i-v., 1-4. (ici p. iv.) 12 ROYAL, Charles Te Ahukaramū et MARTIN, Betsan, « Éthique indigène de la responsabilité en Aotearoa/Nouvelle-Zélande », SIZOO, Edith (dir.), Responsabilités et cultures du monde, Paris, Charles 6 7

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siècle13. D’origine polynésienne, la population néo-zélandaise assignait une importance ontologique à la terre d’où la notion de « tangata whenua »14 qui

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envisage le peuple comme terre et la terre comme peuple, dans une relation d’incorporation et d’inhérence réciproque. La présentation de la continuité généalogique (whakapapa)15 est également une manière d’interaction avec la terre, le territoire habité. Cette « anthropologie de l’espace »16 réunit les diverses régions océaniennes jusqu’à Rapa Nui17. La polysémie, la pluralité des constructions identitaires est développée et renforcée par la présence de l’île de Pâques. Les Rapa Nui, autochtones18 d’origine polynésienne, revendiquent la décolonisation et la souveraineté19 soulignant ainsi la « continuité historique avec les sociétés antérieures à […] la colonisation […], les spécificités culturelles au plan de l’ontologie, de la cosmologie, de la langue, de la coutume, de la religion »20, caractéristiques de nombreuses micro-sociétés du Pacifique. « Anuta, Tikopia, Bellona, Ouvéa mo Futuna Lalo… Embrassant même les confins de la Micronésie Pohnape, Kapingamalangi, Nukuolo… »21 Léopold Mayer, 2008, p. 64-86. (ici p. 67.) La revalorisation du savoir indigène traditionnel est exprimée dans l’écriture de Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun aussi. Cf. VT, p. 14-213. 13 SMITH, Philippa Mein, A Concise History of New Zealand, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 1-21. (ici p. 1.) 14 Peuple de la terre, du monde naturel. ROYAL, Charles Te Ahukaramū et MARTIN, Betsan, op. cit., p. 71. 15 SMITH, Philippa Mein, op. cit., p. 11. 16 THORNBERG, Josep Muntañola, « La topogenèse : l’anthropologie de l’espace et l’architecture de l’espace humain », THORNBERG, Josep Muntañola et PROVANSAL, Danielle (éds.), Anthropologie et espace, Barcelone, Edicions UPC, 2004, p. 80-84. (ici p. 83.) 17 Lapa Nui (Rapa Nui), l’île de Pâques a été découverte par les Européens (Jacob Roggeveen) en 1722. La population d’origine marquisienne était exterminée par des flottes esclavagistes et des épidémies. Les colons français ont fait venir des ouvriers agricoles de Rapa Iti (îles Australes, Polynésie française). Le Chili a annexé l’île en 1888. L’influence de l’anglais, du français et du tahitien (prières, chants) sur la langue rapanui était considérable. DU FEU, Veronica, Rapanui, New York, Routledge, 1996, p. 1-10. 18 J’utilise ici le terme dans son sens politico-identitaire proposé par Natacha Gagné aussi : « […] comme catégorie particulière, une catégorie identitaire et politique, mais aussi légale relevant du droit international depuis la fin des années 1970 ». GAGNÉ, Natacha, « Les peuples autochtones et leur lutte », Littérama’ohi, n° 19, septembre 2011, p. 42-58. (p. 43. pour la citation) 19 PRÉAUD, Martin, « Peuples autochtones dans le Pacifique : héritages coloniaux et gouvernance autochtone », BELLIER, Irène (dir.), Peuples autochtones dans le monde : Les enjeux de la reconnaissance, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 113-130. p. 129. 20 GAGNÉ, Natacha, op. cit., p. 45. 21 LHD, p. 244.

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La notion « Ta Vaka » désigne les migrations aventurières qui ont atteint les Fidji, les Samoa, les Tonga, Rotuma22, Anuta et Tikopia23, Bellona24, Futuna Lalo25, Pohnape26, Kapingamalangi27, Nukuolo28. « Que nous reste-t-il de nos valeureux Tu’i ? Tu’i Uvea, Tu’i Sigave, Tu’i Agaifo, voyez ce qui se trame ! Que nous reste-t-il de vous, valeureux Tu’i ? Tu’i Tonga, Tu’i Manu’a, Tu’i Pulotu, tel fut le grand drame : Les rois du Grand Ouest, venus de l’auguste océan Atlantique, Se sont partagés notre héritage, votre légendaire océan Pacifique […] »29

Tu’i Uvea, Tu’i Sigave et Tu’i Agaifo désignent le roi d’Uvea (Wallis) 30 et les rois futuniens de Sigave31 et d’Alo32 qui sont, les symboles vivants de l’aga’i fenua33, de la tradition, de la coutume qui constitue un élément essentiel de l’identité du peuple34. L’île de Rotuma était conquise par les Tongiens au XVII e siècle, cessée à la Grande-Bretagne en 1881. Rotuma fait désormais partie des Fidji en tant que dépendance spéciale. STANLEY, David, South Pacific, Emeryville, Avalon, 2004, p. 805. 23 Anuta et Tikopia font partie des îles Solomon. Les îles étaient atteintes par des vagues migratoires wallisiennes. STANLEY, David, op. cit., p. 1039-1040 et GINA, Lloyd Maepeza, Journeys in a Small Canoe : The Life and Times of a Solomon Islander, Canberra, Pandanus, 2003, p. 143-148. 24 Bellona (Mungiki) est un atoll, une île corallienne appartenant aux Solomon. TORBEN, Monberg, Bellona Island : Beliefs and Rituals, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1991, p. 1-10. 25 Il s’agit de Vanuatu. Voir FRIMIGACCI, Daniel et al., Ko le fonu tu’a limulimua : La tortue au dos moussu, Paris, Peeters Press, 1995, p. 400-404. Queirós découvre l’île en 1606. Suite à l’accord francobritannique, Vanuatu devient un condominium (1906) et gagne son indépendance en 1980. PLOMMÉE, Gérard, Tanna, Kwerya, Itonga : Histoires océaniennes au Vanuatu, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 127-134. et VIRELALA, Jean-Paul, « Être francophone à Vanuatu », TREASE, Howard Van (éd.), La politique mélanésienne : Stael Blong Vanuatu, Suva, University of the South Pacific, 1995, p. 425-430. 26 Pohnape (Pohnpei) fait partie des îles Carolines (États fédérés de Micronésie). HOUGHTON, Philip, People of the Great Ocean, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 227-230. 27 Kapingamalangi (Kapingamarangi) est un atoll de population polynésienne qui appartient aux États fédérés de Micronésie. LEWIS, David, We, the Navigators : The Ancient Art of Landfinding in the Pacific, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1994, p. 98-101. 28 Nukuolo (Nukuoro) est un atoll, une municipalité de l’État de Pohnpei (États fédérés de Micronésie) découvert par les Européens en 1806. DAVIDSON, Janet et LEACH, Foss, « Fishing on Nukuoro Atoll : Ethnographic and archaeological viewpoints », JULIEN, Michèle et al. (dir.), Mémoire de pierre, mémoire d’homme. Tradition et archéologie en Océanie, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, p. 183-202. (ici p. 185.) 29 LHD, p. 244. 30 Kapeliele Faupala est le Lavelua (roi) depuis le 25 juillet 2008. CRAIG, Robert D., Historical Dictionary of Polynesia, Lanham, Scarecrow Press, 2011, p. 351. 31 L’actuel sau (roi) de Sigave est Polikalepo Kolivai. KRONEN, Mecki et al., Wallis et Futuna : Rapport de pays, Nouméa, Secrétariat général de la Communauté du Pacifique, 2009, p. 235. 32 Le titre du Tu’i Agaifo était vacant depuis l’abdication de Petelo Vikena en janvier 2010. Petelo Sea a été intronisé en janvier 2014. CRAIG, Robert D., op. cit., p. 351. 33 MULIAVA, Vaimu’a, op. cit., p. 11. 34 Le terme aga’i fenua signifie la coutume, les règles du pays, la tradition. « La coutume n’est pas une « obligation » à Wallis et à Futuna. Elle est une nécessité que les personnes s’accordent à respecter parce qu’elles en ressentent le besoin ». LOTTI, Allison, op. cit., p. 198-199. 22

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Muliava souligne les traits distinctifs qui différencient et rendent unique Wallis-etFutuna, mais aussi les éléments qui expriment l’unité et la connectivité

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transarchipéliques, interrégionales, océaniennes comme la référence aux Tu’i Tonga35 (rois de Tonga), à l’ancienneté des contacts entre Uvea et Tonga, à l’influence culturelle et politique tongienne (depuis ‘Aho ‘Eitu, le premier Tu’i Tonga36). La présence de la notion de Tu’i Manu’a (chef, roi de Manu’a) renforce l’image de la pluralité culturelle et ethnique de l’Océanie. L’île de Manu’a, appartenant aux Samoa américaines, est considérée comme la crèche de la civilisation samoane37 ayant un rôle particulier dans la cosmogonie de l’archipel. Vaimu’a Muliava ancre ainsi la lecture non seulement dans la dimension géographique et historique, mais aussi dans l’univers religieux, cultuel/culturel, traditionnel. L’île de Manu’a est considérée comme le lieu de la première création de Tagaloa38, lieu d’exil du demi-dieu−lézard Pili39. « Vinrent et s’autoproclamèrent découvreurs de votre continent insulaire. […] Saint Pierre Channel, Bataillon et bien d’autres prêcheurs usurpateurs d’autrefois Firent de tes vénérable dieux nos démons d’aujourd’hui. Pardon mille fois, Tagaloa, Maui, Havea Hikule’o… ancêtres pêcheurs d’îles pour notre ignorance, Niuliki, Musumusu… À vous ! Ancêtres diabolisés, pardon pour notre arrogance. »40 Les danses traditionnels (Tapaki, Takofe, Mio) étaient accompagnées de chants poétiques évoquant la gloire de héros, exaltant les vertus de guerre ou relatant des événements historiques. Ces textes oraux − qui accompagnait les danses pratiquées à Futuna, à Wallis et aux Tonga aussi − passaient de génération en génération et constituent de précieuses sources sur l’histoire des îles, sur les liens interarchipéliques. FRIMIGACCI, Daniel, « Puhi, the mythical paramount chief of Uvea and ancient links between Uvea and Tonga », BLENCH, Roger et SPRIGGS, Matthew (éds.), Archeology and Language I : Theoretical and Methodological Orientations, Londres, Routledge, 1997, p. 330-344. 36 FRIMIGACCI, Daniel, « La préhistoire d’Uvea (Wallis). Chronologie et périodisation », Journal de la Société des océanistes, n° 111, 2000/2, p. 135-163. (ici p. 152.) 37 ISAIA, Malopa’upo, Coming of Age in American Anthropology, Boca Raton, Universal Publishers, 1999, p. 34-35. 38 TCHERKÉZOFF, Serge, op. cit., p. 51-52. et LEEMING, David Adams, Creation Myths of the World, Cremona Drive, ABC-CLIO, 2010, p. 235-238. 39 Fils de Tagaloa-lagi, dieu suprême, créateur de la mythologie samoane, il était exilé du monde des dieux. KRÄMER, Augustin, The Samoa Islands, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1999, p. 28-29. et FIGIEL, Sia, The Girl in the Moon Circle, Suva, Mana Publications, 1996, p. 67-71. 40 LHD, p. 244. 35

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Niuliki était le roi d’Alo. Il a désapprouvé l’activité du frère mariste Pierre Chanel41 qui était massacré (par un groupe d’hommes conduits par Musumusu, gendre du roi) en 184142. Chanel devient martyr, le saint patron de l’Océanie. Après sa mort, sa maison était démolie pour « enlever tout souvenir de la religion à Futuna »43. Les lettres et notes de Chanel et de Catherin Servant laissent voir les rapports de force, les grandes lignes de rivalités et de conflits politiques complexes derrière l’assassinat de Pierre Chanel44. Le Père Bataillon arrive à Wallis en 1837, se met à composer un catéchisme en wallisien et entame l’évangélisation : des Wallisiens commencent à rejeter leurs idoles45. Il a installé une imprimerie publiant des grammaires, des catéchismes, « un livre de plain-chant en futunien, en tongien et en samoan »46. Il s’agissait d’une conversion massive et Mgr Bataillon est devenu le responsable du vicariat d’Océanie centrale en 1842 (Samoa, Wallis, Futuna, Tonga, Fidji)47. Bataillon a fondé le premier séminaire wallisien en 184748. Les missionnaires ont mis à bas les structures hiérarchiques et les traditions religieuses pour les refaçonner. Muliava condamne « la vision monoculturelle du monde et la politique assimilationniste »49, l’imposition des paradigmes occidentaux qui rendent difficile « de concilier valeurs indigènes et engagements tribaux avec les normes culturelles dominantes »50.

Pierre Chanel (1803-1841) est devenu le premier martyr d’Océanie. LODI, Enzo, Les saints du calendrier romain, Paris, Médiaspaul, 1995, p. 124-125. 42 ANGLEVIEL, Frédéric, Les missions à Wallis et Futuna au XIX e siècle, Bordeaux, CRET, 1994, p. 64-76. 43 Ibid., p. 73. 44 GIRARD, Charles (dir.), Lettres des missionnaires maristes en Océanie 1836-1854, Paris, Karthala, 2008, p. 705., 723. Il faut mentionner la peur de l’enlèvement des insulaires pour des travaux forcés, le non respect des tabous par les Européens, ce qui pouvait compromettre l’univers structurel de l’île. MATSUDA, Matt K., Empire of Love : Histories of France and the Pacific, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 69-90. (ici p. 78-79.) 45 ESSERTEL, Yannick, L’aventure missionnaire lyonnaise 1815-1962, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 221238. 46 Idem. 47 DURIEZ-TOUTAIN, Caroline, Présence et perceptions maristes à Tonga 1840-1900, Bordeaux, CRET, 1996, p. 47-64. 48 GARRETT, John, Footsteps in the Sea : Christianity in Oceania to World War II, Genève, WCC Publications, 1992, p. 221-228. (ici p. 222.) 49 ROYAL, Charles Te Ahukaramū et MARTIN, Betsan, op. cit., p. 79. 50 Idem. 41

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Tagaloa (Tangaroa)51, dieu créateur de l’univers dans des mythologies océaniennes, représente un facteur d’union, un paradigme de systématisation, une plate-forme

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identitaire partagée qui désigne un élément central de l’architecture idéelle commune de cette région. La figure de Tangaroa relie ainsi des archipels et des langues : îles Cook52 (langue maorie, Polynésie), Tikopia53 (langue tikopia, îles Salomon, Mélanésie), Hawai’i54 (langue hawaiienne, Polynésie), Samoa55 (langue samoane, Polynésie), Tahiti (langue tahitienne, Polynésie)56, Rotuma57 (langue rotumane, Fidji, Mélanésie), Nouvelle-Zélande (langue maorie, Polynésie). Havea Hikule’o était une déesse tongienne née de l’union incestueuse de Taufulifonua et Havealolofonua (frère et sœur), héritière du Pulotu et de l’île Tongamama’o58. Pulotu, la patrie mythique des Polynésiens, crée un rapport mythopoétique entre les archipels de Wallis-et-Futuna et Tonga59. Maui était le dieu de la lumière qui a donné le feu aux hommes 60, dont l’épopée « se situe aux origines du peuplement des îles colonisatrices du triangle polynésien, des migrations à partir des Tonga et des Samoa »61 et qui voulait vaincre la mort, donner l’immortalité aux hommes. Ses exploits sont racontés à Fidji, aux Tonga, en Polynésie française, aux îles Hawai’i, en Nouvelle-Zélande.

Tagaloa-fa’atutupu-nu’u est le dieu créateur qui a donné naissance aux autres dieux, aux îles. MELEISEA, Malama, Lagaga : A Short History of Western Samoa, Suva, University of the South Pacific, 1987, p. 1-7. 52 JONASSEN, Jon Tikivanotau Michael, Cook Islands Maori Names, Suva, University of the South Pacific, 2003, p. 59. 53 FIRTH, Raymond, Rank and Religion in Tikopia, New York, Routledge, 1970/2013, p. 177-178. 54 Kanaloa (en hawaiien). MCGREGOR, Davianna Pōmaika’i, Nā Kua’āina : Living Hawaiian Culture, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2007, p. 252-263. 55 Tagaloa-lagi (en samoan). Voir KRÄMER, Augustin, op. cit., p. 28-29. 56 Ta’aroa (en tahitien). POUIRA-LOMBARDINI, Annick, Une politique pour Dieu : Influence de l’Église protestante du Tahiti colonial à la Polynésie autonome, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 201-209. 57 Tagroa Siria (en rotuman). INIA, Elizabeth K., Kato’aga : Rotuman ceremonies, Suva, University of the South Pacific, 2001, p. 209-219. 58 FRANCIS, Steve, op. cit., p. 348-350. 59 MILLS, Alice et al., Mythology : Myths, Legends and Fantasies, Le Cap, Struik, 2006, p. 375-381. 60 COULTER, Charles Russel et TURNER, Patricia, Encyclopedia of Ancient Deities, New York, Routledge, 2012, p. 313. et AVANT, Rodney G., A Mythological Reference, Bloomington, AuthorHouse, 2005, p. 420. 61 PÉREZ, Christine, La perception de l’insularité dans les mondes méditerranéen ancien et archipélagique polynésien d’avant la découverte missionnaire, Paris, Publibook, 2005, p. 154-169. (p. 158. pour la citation) 51

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Dans les mythes samoans, il apparaît comme Tiitii-a-talaga62 et comme Motikitik (Motigitig)63 aux îles Yap (îles Carolines, Micronésie). Maui représente un modèle de connectivité englobant une pluralité d’espaces insulaires et archipéliques dans le continuum

de l’héritage partagé, d’une cohérence culturelle interne. Le

référencement terrestre omniprésent, la valorisation des composantes territoriales de l’identité est dûe au rôle particulier de la terre « pensée comme source de vie […], comme la fondation ancestrale »64. La dynamique mise en œuvre par Vaimu’a Muliava est celle d’une recomposition psychique, d’un ressourcement mythico-culturel qui facilite le passage « de la déchirure à la réhabilitation par les mythes »65. Dans cette démarche, l’auteur évite l’atonalité, la neutralité distanciée d’un témoin extérieur et, en tant que membre de la communauté uvéenne et futunienne vivant sur le « Caillou », assume les défis, les enjeux des wallisiens66, les traumatismes collectifs et individuels dans une perspective de réhabilitation.

SHARRAD, Paul, Albert Wendt and the Pacific Literature : Circling the Void, Manchester, Manchester University Press, p. 76-80. (ici p. 79.) 63 FLOOD, Bo et al., Micronesian Legends, Honolulu, Bess Press, 2002, p. 79-81. 64 EDUMBE, Émilienne Akonga, op. cit., p. 43. 65 Ibid., p. 31. 66 Pour des raisons ethniques et à cause de la compétition pour des postes de travail non qualifiés des conflits renouvelés apparaissent entre la population kanak et les communautés wallisiennes (par exemple les événements de 2001 et 2002 dans le village de Saint-Louis. ANGLEVIEL, Frédéric, « Wallis-et-Futuna ou la migration comme palliatif à l’absence d’autodéveloppement d’une microsociété », ANGLEVIEL, Frédéric et LEBIGRE, Jean-Michel (dir.), De la Nouvelle-Calédonie au Pacifique, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 79-88. (ici p. 82.) 62

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Károly Sándor Pallai – Identité, héritage et histoire (Wallis-et-Futuna)

Károly Sándor Pallai est chercheur doctorant à l’Université de Budapest – ELTE. Il consacre ses recherches aux littératures francophones contemporaines de la Caraïbe, de l’océan Indien et du Pacifique. Focalisant sur l’interculturel et l’interdisciplinaire, il publie des articles sur la littérature seychelloise, martiniquaise, mauricienne, sur les rapports enrichissants entre la théorie systémique, les sciences naturelles (physique quantique), la philosophie, la psychologie et la littérature. Il travaille pour la diffusion et la recherche des littératures francophones avec des auteurs et théoriciens engagés de plusieurs pays. Il est membre de l’AIEFCOI (Association Internationale d’Études Francophones et Comparées sur l’Océan Indien - Université de Maurice), de l’ISISA (International Small Island Studies Association – Université de Hawaii) et de SICRI (Small Island Cultures Research Initiative – Université Southern Cross, Australie), de l’AILC (Association Internationale de Littérature Comparée, Paris) et du WPM(World Poetry Movement – Medellín, Colombie). Il est le concepteur, le fondateur et l’éditeur en chef de la revue électronique Vents Alizés, conçue pour assurer une diffusion d’accès libre étendue aux auteurs de l’océan Indien, de la Caraïbe, du Pacifique et d’ailleurs. L’objectif fondateur de la revue est d’établir et de nourrir de vifs rapports entre les aires océaniques de la langue française, entre les littératures des océans. Il est également le créateur, le fondateur et le directeur de la maison d’édition Edisyon Losean Endyen, créée pour améliorer l’accessibilité de la production littéraire de l’océan Indien, de la Caraïbe et du Pacifique en s’engageant pour la diversité, l’imagination et l’innovation. Il réalise ces projets à l’aide de la poétesse seychelloise Magie Faure-Vidot (co-fondatrice, co-directrice). Il est membre du comité de lecture de la revue littéraire seychelloise Sipay. Il écrit et publie des poèmes en français, en anglais, en créole seychellois, en hongrois, en espagnol, en portugais, en kiswahili, en roumain, en turc et en tahitien. Son recueil, Soleils invincibles est publié en 2012, sa pièce de théâtre, Mangeurs d’anémones et son recueil en anglais, Liberty Limited ont paru en 2013. En reconnaissance de son travail théorique, poétique et éditorial, il est choisi parmi les "50 jeunes talents hongrois" par le magazine La femme. En 2013, son poème « Elle. Seule. » est choisi pour participer au festival international de poésie Cri de femme (collaboration avec l’artiste française Sophie Lartaud Brassart). Le Ministre de la Culture des Seychelles lui décerne une décoration, un certificat de reconnaissance ministérielle pour ses activités réalisées pour la promotion de la littérature et de la culture seychelloises.

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Eszter Szigethy - Hongrie

Š Eszter Szigethy Sufrimiento

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Károly Sándor Pallai – Poésie polynésienne, stratégies de contre-exotisme

Poésie polynésienne, stratégies de contre-exotisme KÁROLY SÁNDOR PALLAI

(UNIVERSITÉ EÖTVÖS LORÁND, HONGRIE)

1. Clichés exotiques Le regard porté sur Autrui suppose à la fois de la différence et de l’identité, mais le regard exotisant altérifie en réduisant les traits communs et partagés ne focalisant que sur l’hétérogénéité irréductible et ne mettant en relief que « l’instance toujours repostulée d’un au-delà de l’entendement »1. La distanciation de l’attitude exotisante est brisée et réécrite, réinterprétée dans la dynamique de l’écriture polynésienne contemporaine. Depuis l’arrivée des premiers Européens, des utopies sexuelles, nées d’une compréhension fautive et d’une surinterprétation d’un geste coutumier 2, hantent l’imaginaire occidental3. La naissance et le renforcement de cette herméneutique réductrice est due à l’imposition et à la totalisation d’un point de vue historique et culturel relatif. La distance et la relativité géographiques sont, avec d’autres facteurs,

à

l’origine

des

perceptions

orientalisantes

et

eurocentrées,

de

problématiques identitaires et psychologiques polymorphes. Le mythe de la Nouvelle Cythère témoigne d’une appréhension exotisante, d’une lecture à travers

HALEN, Pierre, « Pour en finir avec une phraséologie encombrante : la question de l’Autre et de l’exotisme dans l’approche critique des littératures coloniales et post-coloniales », DURAND, JeanFrançois (dir.), Regards sur les littératures coloniales, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 41-63. (p. 45. pour la citation) 2 « … à Tahiti, les gens se dénudaient la poitrine en présence des dieux, des grands chefs et un étranger de haut rang était souvent accueilli par une jeune fille enveloppée de plusieurs couches de tapa, qui décrivait de lents mouvements giratoires, dévidant le tissu de son corps jusqu’à se trouver nue – mise en scène rituelle qui n’impliquait pas nécessairement qu’elle s’abandonnait sexuellement. » SALMOND, Anne, L’Île de Vénus. Les Européens découvrent Tahiti, Pirae, Au vent des îles, 2012, p. 11-17. 3 TCHERKEZOFF, Serge, « La Polynésie des vahinés et la nature des femmes : une utopie occidentale masculine », CLIO, n° 22, 2005, p. 63-82. 1

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la mythologie gréco-romaine ayant au centre la déesse Aphrodite, symbole du désir sexuel. Cette conscience ethno-historique relève de la mythopraxis4.

2. Indignation et fureur : conscientisation et plurivocité Mataa’ia’i donne libre cours à son indignation poétisée. Dans « Amers relents, sillons d’agonie »5, au lieu d’une réceptivité passive6, elle conjugue sa fureur dans un texte tendu et essaie de déconstituer les mauvaises interprétations et les idées fausses, de mettre à nue la cruauté, l’avidité et la cupidité des pouvoirs colonisateurs. « Un pays dit grand s’est permis d’éjaculer son désir de puissance internationale dans notre ciel bleu, nos eaux turquoises sur nos plages de sable blanc… Ses coups de butoir carnassiers, à grands flots de francs pas si pacifiques, auront fini par émasculer nos pères, nos frères, nos fils ; étrangler nos mères, nos soeurs, nos filles ; éviscérer nos îles dans l’océan réputé le plus calme au monde ; avorter ce qui faisait du maohi un Maohi… »

La démarche contre-exotique est saisissable dans la volonté de juxtaposer l’idyllique et la viduité, l’état exploité de la nature polynésienne : cette transformation de la vue est une réarticulation, un tressaillement de la représentation exotique classique, une réincorporation des problématiques historiques inhérentes à l’identité océanienne pour atteindre une sensibilité nouvelle. « Prostituer sa terre, son ciel, sa mer, consciemment ou pas ; avaler encore et encore jusqu’à plus faim, plus soif, jusqu’au bout de l’écœurement… »

L’objet de la « visée intentionnelle »7 de l’auteure n’est pas l’objectivation et la distanciation du passé, mais la personnalisation et la subjectivation de la réalité vécue. La présence d’éléments conflictuels joue un rôle principiel pour remettre en cause la présentation unilatérale idéalisée de l’île et de l’insularité. Les ondulations du rythme sont conformes à l’élargissement et à l’actualisation historico-politique permanents : les motifs mythiques et exotiques servent la responsabilisation, la

SALMOND, Anne, op. cit., p. 17. MATAA’IA’I, « Amers relents, sillons d’agonie », Littérama’ohi, n° 21, novembre 2013, p. 53-54. 6 OUELLET, Pierre, Poétique du regard : Littérature, perception, identité, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2000, p. 247-264. (ici p. 259.) 7 SÉGUY-DUCLOT, Alain, op. cit., p. 160. 4 5

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conscientisation, le ton acéré montre l’acuité de la souffrance mise en texte et teint

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de diverses couleurs la remémoration événementielle et affective. « Ta carte postale, « vahine aux seins nus et longs cheveux lâchés », invention toute faite si contrefaite, a viré à l’horreur polychrome… »

Pour mettre en relief l’essence conflictuelle de l’identité, Mataa’ia’i évoque les clichés romantiques exotisants. Le texte est une compilation de divers éléments de l’approche et de l’appréhension unidirectionnelles, coloniales, le caractère multidirectionnel de l’exotisme8 et du rôle de ces processus dans la formation de l’identité et de la conscience collectives, les problématiques fondamentales liées à l’interprétation de l’histoire et de ses composantes socio-politiques. L’auteure arrive à souligner, sans contextualisation historico-culturelle méticuleuse, divers horizons de la mutuelle incompréhension interculturelle, le déséquilibre des rapports de force, la plurivocité des distinctions binaires, les effets simplificateurs des clichés perpétuant et figeant l’altérité, la remise en question incessante des approches monoculturelles9. « Fausses couches, enfants nés morts, orphelins précaires, veuves précoces, familles fissurées émiettées… De silence forcé en mélopées de morts multiples, d’angoisses tenaces en irréfutables désastres, la prophétie longtemps étouffée d’un homme seul, expulsé de sa terre natale tel un nonhumain, un non-citoyen, un non-autochtone, s’est fait jour. »

Mataa’ia’i nous livre, sous forme de réminiscence collective, une appréhension langagière-poétique de l’expérience existentielle pourvue d’un immense potentiel sémantique10 qui, à travers une dialogicité culturelle, déstabilise nos lectures du discours post-romantique, le paradigme post-exotique (ayant toujours au centre de référence l’exoticité). La négation, la suppression, les facettes paradoxales de la réalité qui se manifestent dans le texte créent une tension de discordance, une FORSDICK, Charles, « Revisiting exoticism : From colonialism to postcolonialism », FORSDICK, Charles et MURPHY, David (éds.), Francophone Postcolonial Studies : A Critical Introduction, New York, Routledge, 2003, p. 46-55. 9 SERRANO, Richard, Against the Postcolonial : "Francophone" Writers at the Ends of French Empire, Lanham, Lexington Books, 2005, p. 37-66. 10 KOVÁCS, Árpád, « Mi az egzisztenciális metafora ? », Literatura, 2013/2, p. 95-115. 8

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complexité, une polyphonie qui naissent de la coprésence de visions divergentes qui sont généralement disséminées dans le discours européen et polynésien. L’opérativité de cette mise en scène conflictuelle est assurée par l’adoption d’une technique de conjugaison systématiquement dialoguée confrontant des dimensions dont le rapprochement relève d’une disharmonie. Le texte né de ces troubles et instabilités poétisés est tissé de dissonances. Dans le cas des états océaniens, on ne peut pas parler de période postcoloniale au niveau politique ou historique, car au lieu d’une rupture, il s’agissait d’une intégration en situation coloniale quelque peu transformée mais avant tout perpétuée11. Dans « Amers relents, sillons d’agonie », l’auteure arrive à présenter la transformation, la déformation, les travestissements de la culture, de la société traditionnelles, le stratagème et le fonctionnement des mensonges destinés à éviter et diminuer les souffrances engendrés12 par la révélation de la vérité, par la transparence historico-politique et psycho-sociologique. Par la peinture des pathologies mémorielles et affectives13 collectives, elle illustre les questions polémiques, l’arbitraireté14 des jugements valoriels. Les problèmes soulevés, caractérisés comme une « orgie omnivore dégénérante et débilitante »15, ne sont pas cantonnés à la sphère personnelle mais étendus et globalisés dans leur représentation auctorielle. Les exclamations et les interrogations se conjuguent à la première personne du pluriel et ainsi, Mataa’ia’i fait ressortir la référentialité universelle et structure le texte littéraire par des éléments contextuels d’une forte symbolisation qui expriment l’exploitation de l’être physique, le manque de respect de son existence sociale et métaphysique16 et l’aphasie du victime.

LAUX, Claire, « Les relations entre les missionnaires et les États océaniens dans les périodes pré et postcoloniale », DELISLE, Philippe et SPINDLER, Marc (dir.), Les relations Églises-État en situation postcoloniale : Amérique, Afrique, Asie, Océanie, XIXe-XXe siècles, Paris, Karthala, 2003, p. 47.-70. 12 DE CARVALHO, Edmundo Morim, Paradoxes des menteurs : Logique, littérature, théorie du paradoxe, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 66-83. (ici p. 76.) 13 BACSÓ, Béla, « A szenvedés fenomenológiája », Vigilia, 2012/1, p. 2-6. 14 DE CARVALHO, Edmundo Morim, De l’inconscient au conscient : Psychanalyse, science, philosophie, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 232-238. (p. 236. pour la citation) 15 MATAA’IA’I, op. cit., p. 53. 16 ANGYALOSI, Gergely, « Az áldozat hallgatása », Vigilia, 2012/1, p. 7-12. (p. 12. pour la citation) 11

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« Champignons orgasmiques, source de développement économique, foyer tangible de destruction organique, réduisant un peuple à qui l’on avait arraché son autonomie à un vulgaire cheptel de laboratoire à ciel ouvert… »

Les différents univers temporels s’articulent autour de l’axe du présent qui prend forme « au croisement des segments narratifs »17 analeptiques et proleptiques. L’un des principaux enjeux de ce texte est de lever le silence imposé par la position de faiblesse et de privation, par la dépendance perpétuée de l’époque coloniale, mais c’est également une démarche qui vise « l’excavation des voix féminines »18. « […] doses admissibles partiales, mesures de contamination aléatoires, relevés de radiations erratiques, calculateur purement expérimental de retombées d’expérimentations – jouets de guerre pour généraux hauts commissaires vice-amiraux contre-amiraux professeurs experts médecins docteurs capitaines regardant mon pays à travers le hublot de la guerre nucléaire, pétris d’égoïsme, égocentrés fondus de patriotisme chauviniste […] »19

Le texte libère les refoulements et focalise en particulier sur les interprétations historiques erronnées, manipulées. Il étale les divers chapitres du passé qui sont à revisiter pour remédier aux brisures, inachèvements et déliaisons discursifs. L’auteure traite, dans une forme poétique condensée, le sujet des expérimentations nucléaires, de la contamination20, de la dépendance médicale et psychique : le choix politico-économique et la « dépendance envers les transferts publics »21 sont aussi soulignés. Le ton critique met en relief le fait que l’attitude hexagonaliste 22 n’est dépassée qu’au niveau théorique, dans le discours officiel mais la réalité objective relève d’une politique dirigiste de suppression et d’exploitation.

WALKER, Muriel, « Excavation des voix féminines dans Loin de Médine d’Assia Djebar », REDOUANE, Najib (dir.), Francophonie littéraire du Sud : Un divers singulier, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 239-258. (p. 245. pour la citation) 18 WALKER, Muriel, op. cit. 19 MATAA’IA’I, op. cit., p. 54. 20 DESBORDES, Jean-Philippe, Les cobayes de l’apocalypse nucléaire, Paris, Express Roularta, 2011, p. 3542., p. 255-265. 21 POIRINE, Bernard, Tahiti : Une économie sous serre, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 113-129. (p. 122. pour la citation) 22 DORNOY-VUROBARAVU, Myriam, Policies and Perceptions of France in the South Pacific, Suva, University of the South Pacific, 1994, p. 49-60. 17

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« Dans ta grande miséricorde, tu as bien voulu nous accorder le privilège d’un petit dédommagement par ci par là. Merci bien, ô grande nation, tes petites compensations au compte-goutte et du bout des lèvres, tu peux te les garder ! Ce n’est pas du bout des doigts que nous avons touché à TA bombe, mais de plein fouet, par tous les pores de notre peau et jusqu’à la moelle. »23

Le texte est un appel prévisionnel pour une prise de conscience, pour l’embrassement d’un nouvel agir, pour une prise de position critique et consciente24. C’est la valorisation d’un exercice de remémoration, du recours à la mémoire opprimée et refoulée, de l’anamnèse post-coloniale dont l’objectif est de servir de fondement pour l’établissement d’une contre-narration qui remet en question l’oubli volontaire et forcé : c’est une « praxis oppositionnelle »25. Le caractère récriminatoire de cet acte d’accusation écrit est clair, la désapprobation est poétiquement nuancée. La force contestataire du texte est augmentée par le ton actualisant l’indifférence et le dédain du pouvoir décisionnel démontrant la contemporanéité de la problématique. « Conscience collective basée sur les bribes d’informations arrachées, déterrées, extirpées du pestilentiel « secret – confidentiel Défense » charognard imposé toutes ces années, mutisme-torture de l’âme pour ceux qui y étaient soumis. »

Le passage cité montre bien la relation profondément conflictuelle, la stratégie contre-hégémonique, l’auto-expression assertive. Le traitement du temps et de l’historicité est flexible et l’auteure présente une alternative de la pensée occidentale en présentant une approche « allochronique »26, une temporalité mixte, clignotante27 guidée par la charge émotionnelle. C’est une vision processuelle du temps intersubjectif enracinée dans l’histoire des Polynésiens dont l’objectif est de reformuler la praxis mémorielle, de revisiter les lieux problématiques de la conscience collective : au lieu d’un présentisme, l’auteure s’engage pour fournir une MATAA’IA’I, op. cit., p. 54. TĂNASE, ILEANA, L’événementialité non-intentionnelle, Bucarest, Logos, 2006, p. 7-21. (ici p. 14.) 25 BEHDAD, Ali, « Une Pratique Sauvage : Postcolonial Belatedness and Cultural Politics », AFZALKHAN, Fawzia et SESHADRI-CROOKS, Kalpana (éds.), The Pre-Occupation of Postcolonial Studies, Durham, Duke University Press, 2000, p. 71-86. (p. 78. pour la citation) 26 DUBAR, Claude, « Johannes Fabian, Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet », Temporalités, 2006/5, p. 1-4. 27 On peut parler d’un scintillement, d’une alternation des univers temporels et de l’implication individuelle (mémoire collective et individuelle, griefs partagés et ton personnel). 23 24

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vue téléscopique28. Le texte se clôt par une critique située dans la sphère du futur

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ayant au cœur la rencontre avec l’autre, l’horizon intersubjectif. L’hétérogénéité de l’articulation des temporalités protéiformes, plurielles est réduite par l’effet appauvrissant de l’attitude intransigeante de la revendication identitaire et politique, par la visée critique surplombante qui est d’une constance immuable et qui déforme la perception de l’altérité. « Aujourd’hui, sois enfin la grande nation que tu prétends si ardemment être, et daignes admettre – reconnaître – ravaler l’insulte que tu as faite à mon peuple ; rends-lui sa dignité confisquée en prélude aux dérives de tes savants fous. »29

3. Herméneutique poétique Il faut développer une différente matrice de lecture herméneutique dans le cas des poèmes de Turo a Raapoto non seulement à cause de la forte imagerie naturelle et le style élevé abstrait et hautement poétisé, mais en raison de la morale de principe et de la responsabilité véhiculés par les textes aussi. La présence du registre moral, de la responsabilité éthique et sociale se manifeste dans « Tō 'oe fenua »30. Cette admonestration, ce conseil transgénérationnel formulent une éthique substantielle31 et comportent une affirmation axiologique, une valeur associée au patriotisme associant inextricablement les niveaux individuel et transpersonnel. « E tā’u tamahine, e tā’u tamaiti ’A hi’o i ni’a, ’a hi’o i raro ’A hi’o i tai, ’a hi’o i uta ’A hi’o i te hitira’a o te rā ’A hi’o i te topara’a o te rā Erā tō ’oe fenua

HAMOU, Philippe, La mutation du visible, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 59-65. 29 MATAA’IA’I, op. cit., p. 54. 30 A RAAPOTO, Turo, « Tō 'oe fenua », [En ligne], http://www.tepapa.pf/circo/mod/Res-pedlcp/seq-TO-OE-FENUA.pdf 31 BOURGUIGNON, Odile, Questions éthiques en psychologie, Sprimont, Pierre Mardaga, 2003, p. 9-15. (ici p. 11.) 28

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Nā tō ’oe tupuna i vai iho mai nō ’oe. »32

La simplicité de la forme et du contenu recèle une complexité inhérente : la structure dyadique33 oppositionnelle (haut-bas) juxtapose la physicalité de la terre et des montagnes au caractère aériforme et insaisissable du ciel. La verticalité du mouvement se complète de l’élément horizontal ; la coprésence de la finitude et de l’aphysicalité34 de la transcendance, de la dynamique ascensionnelle et du mouvement descendant donnent l’effet d’une transgressivité. L’amour de la patrie n’apparaît pas en tant que notion abstraite désincarnée, mais sous forme d’un concept ayant une essence personnelle35, indissociablement liée à la subjectivité et aux

composantes

saisissables

du

sentiment

d’appartenance

(éléments

géographiques). Turo a Raapoto crée un lien organique et indéchirable entre sphère transcendantale, sphère subjective et sphère physique, entre « essence-absolu et egoipséité »36. Cet enracinement est peint comme vérité originaire transhistorique et structurante. Dans « Fa'ateni 'āi'a »37, l’auteur nous offre un approfondissement réflexif du patriotisme. Le texte progresse « en fonction du travail dynamique du langage »38, structuré et opéré par la matérialisation, par la biologisation de l’interrogation. « E te tarià e, A faaroo i te navenave o ta ù pehe E te mata e, A hiò i te nehenehe o to ù fenua E te ihu e, « Ô, toi fille et toi fils / Lève tes yeux vers le ciel, regarde la terre / Observe la mer et admire les montagnes / Prend plaisir au lever du soleil / Admire le coucher du soleil / Voici ta patrie / Que tes ancêtres t’ont léguée » (traduction de compréhension par K. S. P.) A RAAPOTO, Turo, « Tō 'oe fenua », [En ligne]. 33 ZAHAVI, Dan, « Subjectivity and Immanence in Michel Henry », GRØN, A. et al. (éds.), Subjectivity and Transcendence, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 133-147. 34 GRENAUDIER-KLIJN, France, Une littérature de circonstances : Texte, hors-texte et ambiguïté générique à travers quatre romans de Marcelle Tinayre, Berne, Peter Lang, 2004, p. 71-86. (ici p. 73.) 35 HENRY, Michel, « Notes préparatoires à L’essence de la manifestation », Revue internationale Michel Henry, n°3, 2012, p. 93-102. (ici p. 101.) 36 HENRY, Michel, op. cit., p. 101. 37 A RAAPOTO, Turo, « Fa'ateni 'āi'a », [En ligne]. 38 VAN HONG, Paul Dau, Paul Ricœur : Le monde et autrui, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 14-18. (p. 15. pour la citation) 32

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Károly Sándor Pallai – Poésie polynésienne, stratégies de contre-exotisme

A hoì i te noànoà o te miri E te vaha e, A fānaò i te haumārū o te pape E taù vārua e, A teòteò, e fenua maitaì to òe A òuàuà, tei mua ia òe te ora »39

Le nœud structurel de « Fa'ateni 'āi'a » est une « synesthésie multimodale »40 : les divers éléments de l’énumération organique sont associés à des perceptions biologiques, à des sensations émotionnelles. L’amour de la patrie se cristallise par « l’interaction de différentes modalités sensorielles »41, il est présenté comme un point d’intersection de « connexions intermodales »42. Le sujet est traité ici comme une « inhérence au monde »43 bio-physique, mais dont la présence au monde comprend une dimension métaphysique. La translucidité structurelle, stylistique et thématique du poème circonscrivent le champ de « déhiscence de l’être »44 qui laisse voir les liaisons indissolubles à l’environnement culturel et naturel, aux composantes

identitaires

substantielles

d’une

ontologie

personelle45

liée

inséparablement à l’existence collective, à l’appartenance à une patrie. Le fondement thématique du poème est la présence physique, le relation perceptive et émotionnelle du sujet au monde. À part une réflexion morale, il s’agit également

[Supplication pour la patrie] « Ô, toi oreille / Écoute mon chant mélodieux / Et toi œil / Admire la beauté de ma patrie / Et toi nez / Respire l’agréable parfum du basilic / Et toi bouche / Apprécie la fraîcheur de l’eau / Et toi esprit / Sois fier, ta patrie est généreuse envers toi / Réjouis-toi, la vie s’étale devant toi » (traduction de compréhension par K. S. P.) A RAAPOTO, Turo, « Fa'ateni 'āi'a », [En ligne]. 40 L’auteur mobilise l’ouïe, la vue, l’olfaction, le goût, la dynamique spirituelle, mentale. WINCKLER, Laurence, Nouveaux regards sur la vision : Enjeux, recherches, perspectives, Paris, CLM Éditeur, 2005, p. 129-140. (p. 136. pour la citation) 41 Ibid., p. 130. 42 Ibid., p. 131. 43 BREEUR, Roland, Autour de Sartre : La conscience mise à nu, Grenoble, Jérôme Millon, 2005, p. 31-54. (ici p. 33.) 44 Ibid., p. 35. 45 Qui se manifeste comme une singularité émanée d’une substance plus universelle, collective, partagée par un peuple. Voir RICHARD, Sébastien, « Dépendance et ontologie formelle », RICHARD, Sébastien (dir.), Analyse et ontologie : Le renouveau de la métaphysique dans la tradition analytique, Paris, J. Vrin, 2010, p. 71-82. 39

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d’une mise en perspective temporelle de la conscience subjective : l’enracinement de l’expérience dans l’ouverture vers le futur donne l’impression d’un chiasme, d’une désingularisation du sujet46, d’une transgression du parallélisme, de la symétrie structurels et élargit la sphère de validité du message poétique.

Pour la bionote, cf. p. 133.

46

BREEUR, Roland, op. cit., p. 47.

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Károly Sándor Pallai – Metaphoricity and tropes of ontological condensation…

Metaphoricity and tropes of ontological condensation in Károly Fellinger’s Humility KÁROLY SÁNDOR PALLAI

(EÖTVÖS LORÁND UNIVERSITY, HUNGARY)

Károly Fellinger (Bratislava, 1963) is a Hungarian poet and writer who lives in Slovakia. He has published 17 books of literature, his poetry has been translated in English, German, Serbian and Romanian. Recipient of numerous awards, Károly Fellinger’s Humility1 was published in 2014 by Libros Libertad, in Canada. In Fellinger’s writing, the intangibility of the metaphysical, theological fragments and the concreteness of physicality appear as inseparably, organically intertwined offering a dynamic view of the depicted and textualized contents. The highly metaphorical character of the poems is meant to map the “inextricable plurality2” of existence. The overlapping literary and philosophical dimensions appear as co-occurring verbal manifestations of the search for transcendence. The boundary points of liminality creating a vibration disrupting the ostensible tensions between the different levels of corporeity and spirituality. Absence, doubt and oblivion become the structuring pillars of the poetical chains laying the foundation of a teleology of faith and positive ontology outlined in the binary relation of “Birdsong3”: The scarecrow flies off my attique soars to the skies KÁROLY, Fellinger, Humility, Surrey, Libros Libertad, 2014. (translation by Márta Gyermán-Tóth) GASCHÉ, Rodolphe, Quasi-Metaphoricity and the Question of Being, SILVERMAN, Hugh J. and IHDE, Don (eds.), Hermeneutics and Deconstruction, Albany, State University of New York Press, 1985, p. 166-190. (p. 188. for the quotation) 3 Humility, p. 1. 1 2

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with eyes set on the ground a light twig in its beak but the desire bounds it to earth.

In this writing, the perceptible and prosaic elements of reality (particularized objectuality of a glass), of a belt or of brown paper pertain to the question of metaphysicality gaining existence in the diverse forms of expression of the relationality between objective knowledge and observation, finite subjectivity, and the transcendental.

This textual univers conceives of reality as constructed in

multiple positions of rethinking, rearticulation and reinscription developed in the texts of Humilty, atomizing longer poetic and interpretative movements by the juxtaposition of distant ideational levels. a pinned dust mote connecting two parallels God can’t find his place he must be home already he has arrived4

The constant symptomatic play and oscillation between the divine and the humane dislocates the monolithic readings and creates “an active and fluid circulation”5 of ideas and interpretations. The physical essence of objectual, phenomenal reality is counterpoised by the incessant striving after freedom. As physical and aphysical thematic phases alternate in the text, these interchanging dynamics can be read as the rotating momenta of disintegration and reintegration, as a mental reeling between the concrete-empirical, finite, conditioned face of reality and the unconditional absoluteness expressed in Biblical references, manifesting a greater completeness and depth of freedom. The focal point of the texts can be seized in a movement of ascent which demonstrates an “anthropocentric conception of substance”6, however, with Humility, p. 4. NICOLA, Pitchford, Tactical Readings: Feminist Postmodernism in the Novels of Kathy Acker and Angela Carter, Cranbury, Associated University Presses, 2002, p. 152-158. (p. 153. for the citation) 6 IL’IN, I. A., The Philosophy of Hegel as a Doctrine of the Concreteness of God and Humanity, Chicago, Northwestern University Press, 2011, p. 3-11. (p. 9. for the quotation) 4 5

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the indispensable referential presence of transcendental even if it is translated in

Károly Sándor Pallai – Metaphoricity and tropes of ontological condensation…

the language of objective reality, drew into the immediacy of worldly conditions. Jonas does penance painting the cave a whale skeleton in the gap deep down7 God starves on bread and water pair of unforeseen eyes a hunger strike preparation for eternity8

Biblical components alongside with sensory-perceptual elements create a real topology of metaphorical condensation, where each focal point denotes a symbolic ontological micro-universe opening itself up to cognitive activation. These textual segments are dynamically foregrounded in the relationship between the physical givenness of objectual reality and the perceptual and metaphysical pole. idling Elijah’s chariot while the sky the God-given sky turns blue

The poems commemorate the Slovakian-Hungarian writer, Alfonz Talamon, Hans Christian Andersen, the Hungarian turkologist and traveler, Ármin Vámbéry, the directors Luchino Visconti, Judit Elek, Miklós Jancsó, Jiří Menzel and Miloš Forman, friends and family members. We can also discover the traces of patriotic feelings and a public-spirited engagement for the conservation and the diffusion of the values of local history and heritage. I sold my land my forest my pasture my fiels not to mention the vineyard and I spent it on publishing my homeland’s fairy tales and legends9

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Humility, p. 5. Ibid., p. 9.

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We can observe an increasing transparency of metaphors in the unfolding texts as the “flow of focal attention”10 shifts gradually towards abstraction, only to return to the poetics of lived experience and to the impersonal encoding of the metaphysical pointing constantly to an elsewhere and to an otherness of immaterial distance and disembodiment11. The motives of auto-affection are the depository elements of the narrative presence of self-conscious subjectivity, of an egological12 matrix of reference. The unity, continuity and constitution of the self are filtered though an altruistic desire, through the intention of a “radical heteronomy”13 deepening the experience of otherness by the constant proximity of the metaphysical realms often expressed in dense and laconic philosophical thoughts. If the world were not prefabricated God would have to finish this poem14 reality somewhat beyond god not the way it is15 although God’s invisible he’s neither in the mirror16

The theological component of the texts and the interplay of capital letters and small letters display egopoietic17 strategies, auto-structuring articulations controlling

Humility, p. 77. MÜLLER, Cornelia, A Dynamic View of Metaphor, Gesture and Thought, DUNCAN, Susan D. et al. (eds.), Gesture and the Dynamic Dimension of Language: Essays in Honor of David McNeill, Amsterdam, John Benjamins, 2007, p. 109-116. (p. 109. for the quoted expression) 11 VERSTRAETE, Ginette, Relocating the Idea of Europe, MARGARONI, Maria and YIANNOPOULOU, Effie (eds.), Metaphoricity and the Politics of Mobility, New York, Rodopi, 2006, p. 101-103. 12 Both dyachronic and synchronic egology have their manifestations in the poems. See FLORIDI, Luciano, The Ethics of Information, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 212-221. (see p. 213. for the quotation) 13 KUNZ, George, The Paradox of Power and Weakness : Levinas and an Alternative Paradigm for Psychology, Albany, State University of New York Press, 1998, p. 166-181. (citation from p. 172.) 14 Humility, p. 76. 15 Ibid., p. 75. 16 Ibid., p. 74. 17 FLORIDI, Luciano, op. cit., p. 218. 9

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mental

homeostasis

between

self-consciousness

and

metaphysical-ethic

alterology18. Writing, defined as the archeological sphere of memory constructs the living presence out of the retention19 of affectively engaging series of impression: time-consciousness is emotionally driven structurd by hyle20. and as I closed my eyes I saw the creator himself running down and up with toy blocks humming a song I think something like the die is cast the die is cast

The human character of the typology of the transcendental reduces the elusiveness of the concept of God, the referential distance. The author “deconventionalizes”21 the imagery of the divine, thereby constituting a subversive field of meaning deeply embedded in the symbolic dimensions of poetic creation transgressing the dichotomizing binary logic. This feeling of proximity and acquaintance characterize the book. The auctorial intention of the detotalization of the transcendental gives way to subjective interpretation which reorients the

“traditional metaphysics of

presence”22 and rephrases the universe in a language of familiarity. the pair of eyes hunt mice in the sky the song soars from spinning baskets washing its feathers in the water23

LLEWELYN, John, Appositions of Jacques Derrida and Emmanuel Levinas, Bloomington, Indiana University Press, 2002, p. 80-93. (p. 91. for the cited notion) 19 LAWLOR, Leonard, Derrida and Husserl: The Basic Problem of Phenomenology, Bloomington, Indiana University Press, 2002, p. 69-78. (p. 70.) 20 Interpreted as a “worldly reality […] hyle appears to be a “mediation” between transcendent reality and immanent intentionality, between passive and active constitution.” Ibid., p. 72. 21 POSNOCK, Ross, Philip Roth’s Rude Truth: The Art of Immaturity, Princeton, Princeton University Press, 2006, p. 48-61. (p. 52.) 22 GREGG, John, Maurice Blanchot and the Literature of Transgression, p. 189-196. (see p. 195. for the citation) 23 Humility, p. 70. 18

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My eyeballs are steeds in front of a carriage charging through oblivion through curiosity at all costs the fingers intertwine twigs break wheels turn the chasm haunts like an uninvited guest the memory carves a broom handle out of wild pearl wood24

As the diverse layers of reality come into contact, “wider strata of sense are revealed”25 and the imagery of rural life, indigence, floral and geographical symbolism enter into the textual “processes of the construction of the self” 26. The incorporation of a wide span of experiences and self-definitions proves to be an effective way to embrace an extensive and highly diversified horizon of subjectivity. The “assertion of multiple subjectivities”27 is a constitutive source of a plurality of self-representations assuring a tinged image of the self, where the absence of links or cross-connections is “filled in by the liberating proliferation of the multiple forms of subjectivity”28. Therefore, the finite horizon of meaning seems to be deconstructed by the emergence of an ostensibly almost limitless chain of experiences of the self and a mythology of self-apprehension. In this approach, poems are conceived of as the metaphorized textual crystallizations of a psycho-philosophical analysis of a transparent self. The apparent thematic and chronological linearity is often abruptly Humility, p. 69. D’HAEN, Theo et al. (eds.), World Literature : A Reader, New York, Routledge, 2013, p. 142-149. (p. 143.) 26 HARTER, Susan, The Construction of the Self: A Developmental Perspective, New York, Guilford Press, 1999, p. 228-231. 27 ŽIŽEK, Slavoj, Introduction, ŽIŽEK, Slavoj (ed.), Cogito and the Unconscious, Durham, Duke University Press, 1998, p. 6-10. (p. 6. for the cited expression) 28 Idem. 24 25

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disrupted and the multiple voices appearing in the fissures and poses “enrich the process of meaning’s production”29 and it’s differentiation. as roots spread out for life your hand reaches for the knife a little kid gardening in love30

Identity appears as a mediating entity shifting the emphasis from physical place and social space31 to the phenomenality of the perceptual. John searches for a safe planet in the sky with his gaze of course one with bottomless wells where hiding can dig in his cut-back hands, legs whistle punctually late for expiration”32 “he searches for the cooled off switch but suddenly the switch crawls away, it creeps away it multiplies on the ceiling John jumps, screws himself in and his head shines overflowing33

Humility presents an ontological walking-tour that seizes the dubitative, nebulous dimension of metaphorical referentiality in order to create a world enclaved between the realm of the transcendental and the structured reality of sensory experience. This book is the “wordling of the word”34, the seemingly paradoxical congruence of the transience of poetic stupor, ethical space, of the dynamics of the cosmos, of the subjectivity of intra- and transpersonal experience and of the diverse manifestations of the heteronomous self and of physical materiality. These texts

TYAGI, Ritu, Ananda Devi : Feminism, Narration and Polyphony, Amsterdam, Rodopi, 2013, p. 77-91. (p. 82. for the quoted expression) 30 Humility, p. 68. 31 FITZGERALD, Thomas K., Metaphors of Identity : A Culture-Communication Dialogue, New York, State University of New York Press, 1993, p. 81-93. 32 Humility, p. 65. 33 Ibid., p. 64. 34 VAHANIAN, Gabriel, Praise of the Secular, Charlottesville, University of Virginia Press, 2008, p. 6776. (p. 70. for the quoted expression) 29

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create a space where the singular and the plural collide and merge into a heterogeneous, highly differentiated universal.

Fort he bio-bibliography, see p. 133.

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Œuvres choisies PÉTER SZABÓ (HONGRIE)

Péter Szabó - Hongrie

Creating virtual shapes and spaces, whilst applying the optical mechanism of glass is the main aim of my work. Usually, I use optical glass, so the layers and edges can be easily reflected and multiplied. The whole system is made of these elements. My works have a very clear and simple outfit, focused on the internal geometry. We can discover a sort of duality through them: the material and transcendent world as well as the essence of message and scientific, technological approach. The pseudo-structure is created by reflections, without mirror. These systems are changing as the spectator observes the object from different points of view. The physical principles of glass, light and air compose the basic optical effects. The light is able to create fine transitions, when it breaks on the matt surfaces. Mostly, the objects are made of colorless glass, but I’ve used colorful pieces too. These small parts paint the colorless block from a point of view, so a special structure comes into being. These works are made of cold elaboration with grinding, polishing and gluing. Basically, I work with glass, but I often use different materials too: paper, concrete, wood. Beyond object-creating, I am currently attending an art therapist training course. I am convinced that the role of art is very important in education and rehabilitation. I did a year of service in the post-conflict area of the Caucasian country of Georgia (October 2013 ->) as volunteer art therapist. I took part actively in the rehabilitation of the local youth.

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Name: Péter Szabó Date of birth: 04. 08. 1983. Nationality: Hungarian facebook: https://www.facebook.com/peter.szabo.583 Education: 2012 - present Rehabilitation Centre of Jánd, Nyíregyháza, Hungary Art Therapist 2005 - 2010 Moholy-Nagy University of Art and Design, Budapest, Hungary Design manager 2004 - 2009 Moholy-Nagy University of Art and Design, Budapest, Hungary Glass designer 2003 - 2004 School of Business, College of Nyíregyháza, Nyíregyháza, Hungary Marketing and Advertisement Manager 1998 - 2003 High School of Art, Nyíregyháza, Hungary Ceramic designer Scholarships: 2013 – 50 Young Hungarian Talents, La Femme magazine 2008 - 2009 – József Zilahi Scholarship Selected Exhibitions: 2013 – Pakistan National Council of the Arts, Islamabad, Pakistan 2013 – Talente 2013, Munich, Germany 2012 – Hungarian Glass Art Society, B55 Gallery, Budapest, Hungary 2011 – 3rd International Triennial of Silicate Arts, Kecskemét, Hungary 2011 – MaxCity Design Store, Törökbálint, Hungary 2010 – Hungarian Institute of Paris, Paris, France (installation) 2010 – Sokszem Foundation of Visual Arts, Budapest, Hungary 2009 – Face to Face, Palace of Arts, Budapest, Hungary 2009 – MOME Maraton, Millenaris Park, Budapest, Hungary 2009 – Keve Gallery, Ráckeve, Hungary 2009 – Ponton Gallery, Budapest, Hungary Symposions and Membership: 2012- present, Hungarian Glass Art Society 2010 - present, Sokszem Foundation of Visual Arts 2009, International Glass Symposion, Bárdudvarnok, Hungary 2008, International Glass Symposion, Bárdudvarnok, Hungary n° 2, août 2014

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Péter Szabó - Hongrie

© Péter Szabó Contrast

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© Péter Szabó Cube LETAN

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© Péter Szabó Object III

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© Péter Szabó Virtual Spaces II

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© Péter Szabó Virtual Spaces III - 2 LETAN

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Œuvres choisies ESZTER SZIGETHY (HONGRIE)

Name : Eszter Szigethy Date of birth : 08. 08. 1989. Nationality : Hungarian

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Education and Learning 2013 National Autonomous University of Mexico – CEPE, Spanish language 2009- 2012 Eszterházy Károly College, Visual Art Department, Graphic design / Eger, Hungary / Bachelor’s Degree of Digital Graphic Designer 2011 Erasmus at K.T.U. (Karadeniz Technical University), Graphic design / Trabzon,Turkey 2004-2009 High School of Arts /Nyíregyháza, Hungary / Graphic Department / Artistic Graphic and Graphic Design OKJ degree Exhibitions 2013 " Mundo + Diseño ” Exhibition / MUMEDI - Museo Mexicano del Diseño, Mexico 2013 Budapest Art Expo Fresh International Biennial of Young Artists / Művészetmalom, Szentendre, Hungary 2013 XXXI. OTDK National Art Student Conference / Kálvin-ház, Eger, Hungary 2012 II. International Graphic Art Biennial’s finalists exhibition / Sepsziszentgyörgy, Romania 2012 EKC - Student’s Final Exhibition / Church Gallery, Eger, Hungary 2012 TÁMOP Scholarship’s finalists exhibition / Kálvin-ház, Eger, Hungary 2012 “Más” (“Other”) - Eszter Szigethy and Péter Szigethy / Gallery of Students, EKC, Eger, Hungary 2011 “100 x 100” - Exhibition of EKC’s students / Forrás Gallery, Cultural and Arts Centre of Eger, Hungary 2011 Exhibition of EKC’s students / Kálvin-ház, Eger, Hungary 2011 “Positive Posters” TOP 30 Exhibition / Melbourne, Australia 2010 Exhibition of EKC’s students / Leányka street, C block of EKC, Eger, Hun. 2010 “First Viable Exhibition” of Visual Art Department / Hotel Flóra, Eger, Hun. 2009 ”Student’s final exhibition” of High School of Arts / Gallery of Nyíregyháza

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Work Experiences 2013 2013 2012 2012 2012 2012 2011

Dark Sky Films Production Company – graphic designer / Chicago, USA Encuadra Films Production Company – graphic designer / Madrid, Spain Salto De Fe Films Production Company - graphic designer / Mexico City, Mex AF medios News Agency - graphic designer (internship) / Colima, Mexico Cartoonist / Eger Kortárs hangon’12 publication - book cover design / EKC, Eger Adtiviti Advertising Agency – graphic design / Madrid, Spain

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Eszter Szigethy - Hongrie

Š Eszter Szigethy Invisibles

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Š Eszter Szigethy Cultura 2

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Lifetime Story ÁDÁM PÁDÁR – ZOLTÁN KOSKA

Pádár-Koska – Lifetime Story (Hungary)

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Pádár-Koska – Lifetime Story (Hungary)


Zoltán Koska is a Hungarian comics writer and artist. Holding a BA in animation, he is known in the Hungarian comics scene mainly for his (pseudo)autobiographical series Firka Comics (Doodle Comics) and his first longer narrative about teenage tribulations, Koli (Student Hostel).

Pádár-Koska – Lifetime Story (Hungary)

Ádám Pádár is a Hungarian comics writer and artist. In 2014 he received the yearly Hungarian comics award "Alfabéta" for A munka gyümölcse (Work Bears Fruit). Written by Pádár and drawn by Gábor Molnár, the story centres around illegal greyhound-engineering and racing.

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Eszter Batta - Hongrie

© Eszter Batta Bal ou les secrets du langage de l’éventail

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Reading “Lifetime Story” as Metacomics ESZTER SZÉP

Eszter Szép - Reading “Lifetime Story” as Metacomics

(EÖTVÖS LORÁND UNIVERSITY, HUNGARY)

This paper provides an interpretation of “Lifetime Story,” a short piece of comics by Hungarian authors Zoltán Koska and Ádám Pádár as metacomics 1. Parallel to this reading, I attempt to provide a theory of metacomics, that is, of comics that talks about itself with its characteristic devices. I approach the genre of metacomics in the light of Hutcheon’s (1980) and Waugh’s (1984) theories of metafiction, McHale’s approach to postmodernism (1987). By simultaneously relying on a framework of analysis from literary theory, and Charles Hatfield’s typology of comics (2005), I examine the self-reflexive methods characteristic to the comics medium. The status of comics among forms of art is under constant revision. Some scholars, such as Charles Hatfield or Hillary Chute regard it as a form of literature: “the field of contemporary fiction should actively include graphic narratives” (Chute 269.) Other scholars prefer a cultural studies approach (Beaty, Berlatsky). It can also be regarded as applied art, while comics exhibitions in prestigious museums or galleries show an approach to comics from the direction of fine arts. However, comics work differently from literature, illustration or individual pictures, and in this essay I attempt to characterize self-reflexivity made possible specifically by the medium of comics.

I am immensely grateful for Judit Friedrich for her help and the on- and off-line discussions on the topics addressed in this essay. 1

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The term “metacomics” has been used to describe a wide range of comics that include some kind of reflection on comics. Thus Art Spiegelman’s Maus (1986), Scott McCloud’s Understanding Comics (1994), Allan Moore’s Watchmen (year), and some of George Herriman’s Krazy Kat strips have been described as examples of metacomics. My understanding of the medium-specific strategies used by metacomics will be demonstrated on Pádár and Koska’s Lifetime Story, originally published in Koska Zoltán’s Firka Comics #9 (2013), and republished in the present volume of Vents Alizés (PAGE NUMERS) This essay is indebted to the thoughts of two major figures of poststructuralism, Jacques Derrida and Julia Kristev. My final conclusions echo Derrida’s proverbial “there is nothing outside the text”, while the form of this essay is a tribute to Kristeva’s “Stabat Mater.” Thus from time to time the trains of thoughts are printed in two parallel columns, and are linked by keywords and key concepts. The order of their reading is up to the reader. The left hand column contains a detailed reading of Lifetime Story, focusing on the specific features that make it an example for metacomics. A more theoretically engaged discourse on self-reflexivity in literature, art, and comics runs in the right hand column. The plot of “Lifetime Story” can be easily summed up: a man, possibly a librarian organizing books, or a visitor balancing books to return or to borrow, is walking among the shelves. As the structured space of the library gives way to a labyrinthine space, he gets lost. He stumbles upon four scribes at a desk, who are busy writing lifetime stories. Our man also sits down to work on a story, but because of a phone call he has to cut it short: he kills the character he was writing about. Significantly, the pair of pages showing the librarian at work is framed as if it were part of a book(let) itself. This is the first instance of selfreferentiality and self-reflexivity, while direct frame-breaking (Brian McHale’s concept, to be discussed later) happens on the last page, where the librarian n° 2, août 2014

As it will be proven, metacomics, for which “Lifetime Story” is a very interesting example, “rejoices in” (Waugh 6) showing its own artifice and tools, thus shows typical features of postmodern metafiction. We can define metafiction with Linda Hutcheon’s words as “the new need, first to create fictions, then to admit their fictiveness, and then to examine critically such impulses” (Narcissistic 19.) Metafiction involves a renegotiation of the relationship of fiction and reality, by ways of systematic reflection on the artifice and constructed nature of fiction (Waugh 2). But what are the means by which comics can show its artifice? Charles Hatfield proposes a division of comics’ mediumspecific tools into pairs that complete and contradict each other at the same time: “[C]omic art is composed of several kinds of tension, in which various ways of 176

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turns out to be an angel, and is asking the character of his writing to sign his own lifetime story. However, the character refuses, and in the last panel he is angrily chasing after the angel, evoking similar chase scenes from the history of comics.

Hatfield’s perception of comics as forms of tension (32-67) greatly influences my interpretation of metacomics: it is by reflection on these tensions that comics can reflect on its own medium. The setting of Lifetime Story, a library, as well as the ways in which the space of the library is represented are, in my reading, tools of medium-specific “self-preoccupation” (Narcissistic 18.) As the second page of the comics illustrates, in the original or ideal state of this library the bookcases divide the actual space of the building. At the same time, they divide the actual space and rhythm of the page as well. Neither this page, nor its panels could exist without the rhythmical appearance of the bookcases. In fact, the space of the library and panel space are the same: this page is a perfect illustration for Hatfield’s third type of tension, the tension of sequence and surface. Moreover, this page is a playful evocation of the traditional ninepanel page format: the horizontal panel at the bottom of the page is one long unit, seemingly According to LETAN

reading – various interpretive options and potentialities – must be played against each other. If this is so, then comics readers must call upon different reading strategies, or interpretive schema, than they would use in their reading of conventional written text” (36). Charles Hatfield, comics can be perceived as the interplay and tension of several factors.The first of these is the tension of word and image, of two different codes (36.) One code type, which usually consists of pictures, has the function to show and depict. Thus, traditionally, we can follow the narrative by looking at the pictures. This code is in tension with the other code type, which uses symbols, usually letters and words, to tell and narrate. The second code type thus provides a “diacritical commentary” (Hatfield 40) to the pictures. However, this function is not necessarily a verbal one: from time to time we encounter pictures in speech bubbles commenting on the mute pictures depicting the story (Hatfield, 36-41). In such cases, the functions of the two types of pictures are clearly distinguished: they belong to different codes, they are in tension. The second type of tension which forms our comics reading experience is the tension between single image and “image-in-series” (Hatfield, 40-48.) We perceive single panles as parts of sequences, thus an almost infinite number of interactions is created between the individual panel and the sequence. Naturally, this second type of tension cannot be separated from the first one, the tension between word and image, 177

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divided in three by the bookcases. The rhythm that this page has made us accustomed to is maintained by the repeated representation of the same character in the same posture. However, the character, the librarian, is changing colour with every step, so that by the last step he becomes completely black. And he will be black during his infernal adventures in the library, shown on the next page. But before rushing to an investigation of how the infernal detour of the now black character is represented, let me mention that there is a further element which provides a link between the ideally represented library of the first page with the labyrinthine one which is to come: the bookcase in the bottom right corner. It seemingly belongs to the bottom panel, being an ordinary object in the library. However, the boxlike shapes that can be seen of the shelves of this bookcase can be interpreted as three small individual panels as well. In this reading, the panels gradually decrease in size, thus anticipating the changes in panel size of the next page. The next page (p. 167.) shows the librarian helplessly trying to find a certain book, and eventually getting lost in the library. The bookcases that used to provide the harmonic structure of the previous page become obstacles to the librarian. Both the page and the space of the library become dynamic, as now the panel boundaries and the n° 2, août 2014

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or two different types of codes: “how readers attempt to resolve one tension may depend on how they resolve another” (Hatfield 44.) At this point I would like to mention two technical terms related to tension between single image and a series. The process by which the comics creator divides a longer story into a sequence of images is called breakdown (Robert C. Harvey, quoted by Hatfield 41), while the reverse strategy, the reader’s mental effort to connect the panels and get the whole story, is called closure (McCloud 68.) The third type of tension that Hatfield characterizes appears between the sequence of panels and a larger surface, that is, a page or a pair of pages (48-58). The panels designate a point, with Hatfield’s words, “on an imagined timeline,” in the sequence, and they also contribute to “global page design” (48). Thus the “format or shape of the object being read” (52) is crucial in our experience with comics, and it becomes functional by being juxtaposed to panels in sequences. The last type of tension in Hatfield’s categorization exists between the material characteristics of comics as an object,that is its style and “size, shape, binding, paper, and printing” (58) on the one hand, and an experience of comics reading (58-65).

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sides of the bookcases do not overlap. Yet this dynamism gives the illusion of one single space of the library, which is artificially divided by panel boundaries. Although the space of the page is heavily divided, the space of the library is represented as homogenous. The seemingly natural panel division of the previous page, where the sides of bookcases constituted panel boundaries, gives way to an emphatically artificial breakdown and sequencing: panel boundaries cut up the bookcases, they create a labyrinthine space out of harmonically represented library space. This gesture makes us reflect on the representation of the library as such. We realize that on the previous page the second row of panel shows artificiality disguised as natural: there the vertical panel boundaries were camouflaged as the sides of bookcases to contribute to the impression of a natural rhythm that exists in the library. Yet this rhythm was artificially imposed, and this very artifice becomes obvious on the third page, The whole surface of the third page of Lifetime Story, apart from the pixies and infernal creatures mocking the librarian, contributes to the feelings of helplessness that overcome the character. The panels become smaller and smaller as the LETAN

Let me draw a parallel, at this point of my analysis, between the common understanding of comics reading as a challenge to the reader, and Hutcheon’s understanding of metafiction as a readerly challenge. In traditional realistic novels, she writes, 179

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panic and the aura of the now mazelike space overwhelms him. While the focus was on him in the first panel, which is the only vertically oriented panel of the page, the focus shifts to the space of the library and to the bits cut out of this space as panel sizes gradually decrease. Contrary to the conventions of showing distance in drawing, not to mention the convention of liear perspective, the panels and bookcases closest to the bottom of the page are the smallest, while those further away are the biggest. This solution, of course, takes into consideration the conventions of reading and literature instead of the conventions of art history: we read from top to bottom, from left to right. The artificiality of panel division becomes a major topic of this page, but this topic is exposed only gradually due to the sequential nature of our reading of panels. However, sequence is always in tension with the layout of the page, thus enabling the overall reflection on the ways the space of the library and the page are divided. Concluding the speculation on space, the last panel, a tiny square, shows a figure of a man hovering over his shadow next to the side of a massive bookcase. Similar representations of bookcases used to serve as panel boundaries on the previous page: now the bookcase is in a similar double role: it is an object and serves as a panel boundary. As a result, the tiny figure is imprisoned in comics’ abstract space. n° 2, août 2014

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[t]he reader is required to identify the products being imitated – characters, actions, settings – and recognize their similarity to those in empirical reality, in order to validate their literary worth. Since no codes, no conventions are acknowledged, the act of reading is seen in passive terms. Metafictions, on the contrary, bare the conventions, disrupt the codes that now have to be acknowledged. The reader must accept responsibility for the act of decoding, the act of reading. Disturbed, defied, forced out of his complacency, he must selfconsciously establish new codes in order to come to terms with new literary phenomena (Narcissistic 3839.) Such active readerly participation is a cornerstone of theoretical approaches to comics. One famous example is McCloud’s description of what he names closure, of connecting panels in the reader’s head: “Every act committed to paper by the comics artist is aided and abetted by a silent accomplice. An equal partner in crime known as the reader” (McCloud 68). Interestingly, Hutcheon’s description of the changed role of the reader in postmodern fiction could be a definition of reading comics: the reader “is no longer asked merely to recognize that fictional objects are ‘like life’; he is asked to participate in the creation of worlds and of meaning” (Narcissistic 30. my emphasis.)

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Some relief after the preceding deconstruction of space is provided by the next page of “Lifetime Story.” The story of the librarian continues: he is no longer represented as a black figure, and finds the book he has been looking for. The cover shows a fat man with a remote control in his hand. However, this is not a book to read, it is a book to write: chapter 7 is to be written. Our character might not be a librarian, but a writer after all. Hearing the noise of scribble, he stumbles upon other writers, busily writing lifetime stories.

Four hands are shown while writing on top of the next page (p. 169.). Four pictures are shown corresponding to the four books that are being written. These pictures show four different people in radically different situations. The questions we have to ask concern the relationship between the text being written and the pictures shown respectively. Are these scribes inventing lifetime stories of four individuals, and thus are the pictures illustrations of what they have invented, of what they are writing about? Or, on the contrary, are they taking inspiration from the pictures, are they translating the images on the books into words? Or, to make things more complicated, are they translating mental images into words? Such questions touch upon a centuries-old debate about what the relationship of word and image is like, or what it should be like. Based on this panel – or are these four panels? – the primacy of either word or image cannot be decided. LETAN

Pictures were considered secondary to words in certain times, especially in the 18th century, (see Lessing’s Laocoon.) In other times word and image were considered equal partners. W. J. T. Mitchell states about this dynamic relationship that “[a]mong the most interesting and complex versions of this struggle is what might be called the relationship of subversion, in which language or imagery looks into its own heart and finds lurking there its opposite number” (“What is an Image?” 529.) Mitchell also proposes regarding the history of Western culture as the power dynamics between word and image. Accordingly, the visual element is more and more in the center of investigation: the philosopher, Kristóf Nyíri presupposes the primacy of picture-creation in our thinking (2002) over the appearance of language. Correspondingly, the frequent mention of the term of the “visual turn” in cultural or literary studies designates an unreflected popularity and foregrounding of visual information (Mitchell “Showing Seeing” 172.)

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However, their inherent relationship is highlighted by the definite black vertical lines that separate the four books. It is not a coincidence that these lines can also be interpreted as panel boundaries. In this reading each panel can be read as consisting of the representation of the text, the process of writing, and the corresponding picture. In this case we can also postulate that we do not see four different books and hands, but four aspects of the same ones. This reading, however, is undermined, though not excluded, by the fact that the remaining panels of the page show four scribes (previously there have been five). This page of “Lifetime Story” features another element that is significant in our focus on word and image relationships: the librarian / writer takes a good look at the scribes, then asks them to readjust their positions, to change the direction they are facing. To justify his claim he shows them the book that he has taken off the shelf. In my reading the librarian / writer shows up the book to prove that the change of direction and perspective is not required by him, but by the book itself. Is this a gesture of readjusting the stories together with the position and perspective of the scribes, of shaping the lifetime stories being written after an image? If so, this act of our protagonist is an interference with the scribes’ narratives. Or is it simply a readjustment of bodily position? Naturally, this second case is not that simple at all: if the book shown requires that the scribes change position, we see on this page of “Lifetime Story” a representation of the reshapement of life after literature, after art. As the nature of the word-image relationship, the art-life relationship has been debated over for thousands of years.

I regard the content of the book the librarian / writer is holding the second narrative layer of Lifetime Story; the first layer is naturally the one we have been reading so far, namely the story of the librarian / writer. By using to book to justify the change of position of the scribes the object containing the second layer narrative interferes with

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the characters of the first layer. Turning the page the reader can find out what this second layer of narration contains, and, equally importantly in comics, what it looks like. This is also the point where the concept of metacomics comes into the picture. The plot seems to be simple: the writer sits down to work on a lifetime story, and by putting the final dot on the page he kills his character, who immediately collapses. Yet in their representation these two pages are given a frame. By this frame these pages are connected and are separated from the other pages at the same time. By this frame their being part of a book gets emphasized. They are not part of just any book, but of a comic book. Such a reading is made easier by the original publication of Lifetime Story in a comic booklet, but it is also clearly indicated by what we actually see framed: we see two pages of a comic book. The protagonist of this comic book within the comics, of this comic book of the second layer, is the same writer we followed in the first layer. Based on the visual hints we have been given, we would have expected the second narrative layer to be about the man with the remote control: we have seen his picture on the book cover on page 4 (p. 168.). Nevertheless, this framed story and embedded layer is not about him, but about the librarian / writer. We see him sitting down to his desk, beginning his work: it LETAN

Self-referentiality is a keyword in my reading of Lifetime Story as metacomics, and it is also a key concept in postmodernist theories of metafiction. If we accept comics “as a form of writing” (Hatfield 33), the literary concept of metafiction can be brought in dialogue with comics. Self-reflexivity in literature, calling attention to the constructed nature of the work we are reading, is not a late 20th-century or postmodern phenomenon: Sterne’s Tristram Shandy and Cervantes’s Don Quixote easily come to mind as examples for highly self-reflexive novels from earlier ages. Linda Hutcheon states that novels have always been selfreflexive in nature, in their “unmasking of dead literary conventions and the 183

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seems certain that he is a writer. It seems that somehow he has entered the word of fiction, that he has committed what Brian McHale, talking about postmodern fiction, calls framebreaking (197). How and why has it happened? In my reading, the key to the understanding of these pages lies in the last panel of the previous page, where the protagonist, having reorganized the scribes, looks at us directly for the first time. Again, panel structure helps us in interpreting this gesture: previously his hair was never “subjected to” the power of the frame, it has always managed to escape the disciplinary force of the act of drawing panel boundaries. Here, however, his hair is no exception, it is “cut off” by the panel boundary. The cropping of the writer’s hair and forehead gives his eyes even more emphasis. We cannot help but realize that he is looking directly at us. We are addressed in our watching him, as if the character was saying “look at me, I have told the scribes what to do, how to sit and thus how to write, yet I am nothing more, but a character in a comic.” And on these framed pages (p. 170-171.) he literally enters the world of comics: his being only a character is thus doubly emphasized. It is in this second narrative layer where he starts working on the story that he was supposed to write. Thus the story of the man with the remote control, introduced by the book as object in the n° 2, août 2014

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establishing of new (Narcissistic 38).

literary

codes”

Patricia Waugh also argues that the practice of self reflexivity is “inherent in all novels,” (Waugh 5). What makes writing in the second half of the 20th century unique is that no attempts are made to hide the process of construction. Quite on the contrary, what Waugh calls “contemporary” metafictional writing is explicit about, and “rejoices in” (6) both its own artifice and the constructed nature of reality and history (7). Hutcheon also states that the difference between “textual self-preoccupation” in earlier and modern times is a difference only in “explicitness,” and “intensity” (Narcissistic 18).

I would like to bring literary theories of postmodernism in the discussion of comics again: these panels represent an aspect of postmodern writing, namely the postulation of new roles of the author. Authorial decisions are no longer hidden, as was the norm in realistic writing. These decisions are made open, are reflected on or are ridiculed. Many times the author or the narrator enters the world of his/her fiction, and faces the characters. With such “frame-breaking” gestures “the author becomes just another level of fiction” (McHale 197.) Michel Foucault’s proposition of considering the author as a function (“What is an Author?” 107), rather than a (dead, Barthesian) entity can 184

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first narrative layer, continues in the third one: in the narrative that the writer in the second layer is writing on pages 6 and 7 of the comics. In this framed pair of pages we can see our protagonist at his desk, and within thick black frames behind him we can see the stories he is writing about. Yet, again, the status of these pictures is not clear: are these the mental images that appear in his head? Is he translating mental images into words? If so, Lifetime Story seems to make a plea for visual thinking. Or, on the contrary, are these images pictorial indicators of the (verbal) story written by the writer, provided and shown solely for our, for the readers’ convenience? Are these pictures here in order to translate the third narrative layer to the reader?

be considered as another aspect of the tendency to reposition the role of the author. Such interpretative frameworks are crucial for our analysis of Lifetime Story, as here, too, the protagonist is an author, who, in my reading, openly manipulates the writing processes of lifetime stories, and also transgresses the boundary between his reality and the narrative he is writing. In the most typical examples of “frame-breaking” metafiction, in John Fowles’s The French Lieutenant’s Woman, or in Art Spiegelman’s Maus we find similar transgressions, while these works frequently contain references to a postulated biographical persona or author. This feature is missing from Lifetime Story, as it makes no biographical or historical claims. What it has in common with the above classic examples of selfreference, however, is the use of “postmodernist topos of the writer at his desk.” (McHale 198).

The position of these pictures is uncertain. Yet what is clear is that the reader does connect these pictures, does perform closure, even if they are separated with thin black lines. In this respect, the writer is translating comics into words, and the comics itself postulates not only that our thinking is visual, as Nyírő claims, but that our thinking essentially happens in the medium of comics. Having said that, it does not sound absurd to suppose that the bookcases of the library are loaded with graphic narratives instead of traditional books.

Comics thus not only constitutes the deepest, third narrative layer of this comics, which happens to be called Lifetime Story – it also presupposes a primacy in our thinking to comics. The last panel on the third page offered us a visual representation of the same concept in abstract terms: a figure, its shadow, a panel border. The place of the original publication, Firka Comics also reinforces this LETAN

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interpretation, as several of the stories of the comic book series blur the boundaries of comics and life. The author, Zoltán Koska, frequently draws himself as a character in his comics. A spectacular example for blurring the distinction between life and comics is when a character in a difficult situation manages to win because he realizes that he is only a character, and uses the possibilities of the medium to take advantage: he defeats the antagonist by turning the page of his own story and finding out how he can win. On the pages of Firka life continues in comics, and comics continues in life.

Inside and outside gets mixed up (Mitchell, “Metapictures” 68) in Lifetime Story: we do not know where to start interpreting these mixtures of life and art. The last page is no longer framed as a page in a comic book, yet the writer (the librarian) and his character (the man with the remote control) live in the same world. We can see them in the same panels, sharing the same narrative layer. I presume that by his death in the third narrational layer the character entered the world of the writer. He is no longer simply the character of whom the writer writes, or whose black-framed story we could follow. He has broken out of that layer and has become part of the reality of the writer. At the same time, we see what I interpret as the real face of the writer – he is represented as an angel. Thus the setting of the whole story, the library of graphic narratives, is reinterpreted as a transcendental place, one where angels write lifetime stories for human beings. Character and narrator meet, yet the character refuses to sign the story written for him, based on the comics of his life. He does not accept the translation of comics into words. The never ending chase begins, and the character is right: he knows that there is nothing outside the comics.

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Berlatsky, Noah. “I am Bart Beaty” The Hooded Utilitarian. 18 Dec 2012. http://www.hoodedutilitarian.com/2012/12/i-am-bart-beaty/ Chaney, Michael A., “Terrors of the Mirror and the Mise en Abyme of Graphic Novel Autobiography.” College Literature, 38 (2011) 21. http://lion.chadwyck.co.uk Chute, Hillary. “Ragtime, Kavalier & Klay, and the Framing of Comics.” Modern Fiction Studies 54.2 (2008): 268-301. Foucault, Michel. “What is an Author?” The Foucault Reader. Ed. Paul Rabinow. New York: Pantheon Books, 1984. Hatfield, Charles. Alternative Comics. An Emerging Literature. Jackson: University Press of Missisipi, 2005. Hutcheon, Linda. Narcissistic Narrative. The Metafictional Paradox. Waterloo, Ontario: Wilfrid Laurier University Press, 1980. Hutcheon, Linda, “Postmodern Provocation: History and ‘Graphic’ Literature,” Torre: Revista de la Universitad de Puerto Rico, 2 (1997) 299-308. Koska, Zoltán and Ádám Pádár. “Lifetime Story.” Vents Alizès, 2014, p. 165-173. McHale, Brian, Postmodernist Fiction, New York: Routledge, 1987. Mitchell, W. J. T. Picture Theory. Chicago and London: University of Chicago Press, 1994. Mitchell, W. J. T. “Showing Seeing: A Critique of Visual Culture.” Journal of Visual Culture 1.2 (2002): 165-181. Mitchell, W. J. T. “What is an Image?” New Literary History 15.3 (1984): 503-537. Nyíri, Kristóf, “Hagyomány és kepi gondolkodás” /”Tradition and Pictorial Thinking”, inauguration lecture at the Hungarian Academy of Sciences, Budapest, 21 February, 2002. http://www.hunfi.hu/nyiri/szekfoglalo_tlk_wpd.htm. Acessed 12 July 2009. Waugh, Patricia. Metafiction – The Theory and Practive of Self-Conscious Fiction. Routledge: London. 1984.

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Eszter Szép is a PhD student at the Modern English and American Literature Doctoral Programme of Eötvös Loránd University, Budapest, Hungary. Her research research focuses on the representation of violence and traumatic events in comics, especially in autobiographical comics and comics journalism. She is a board member of the Hungarian Comics Association.

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Postcolonialisme

Dorota Nowak-Baranowska - Postcolonialisme de Robert J. C. Young

de Robert J. C. Young DOROTA NOWAK-BARANOWSKA (UNIVERSITÉ DE VARSOVIE, POLOGNE)

L’étude de Robert J. C. Young sur le postcolonialisme (Postcolonialism : A Very Short Introduction, la première publication en 2003) est l’une des nombreuses publications traitant des problèmes de la (dé)colonisation qui ont paru au XXIè siècle. Cette question se trouve de plus en plus souvent au cœur des considérations sur la littérature ou sur la culture en général. L’interrogation qui se pose tout de suite quand l’on veut aborder ce champ, toujours délicat à cause de ses conséquences géopolitiques trop récentes, touche au problème de la structure discursive elle-même, c’est-à-dire, comment faudrait-il parler de l’Autre sans employer le discours occidental et des stratégies communicationnelles « colonisatrices » ? Ce paradoxe a été déjà remarqué et expliqué par Gayatri Chakravorty Spivak dans son fameux essai « Can the Subaltern Speak ? »1. La chercheuse y parlait de l’impossibilité de l’Autre de s’exprimer dans sa propre langue. En réalité, la langue, sa structuration et son discours seront toujours les attributs de l’esprit « colonisateur », même s’ils ne sont pas toujours conscientisés. Ceux, sur les problèmes desquels traitent les études postcoloniales (réfugiés, marginaux, pauvres, femmes, Noirs...), dans la majorités des cas, n’auront jamais l’occasion de s’exprimer par leur propre voix. Le vrai sujet des études postcoloniales reste toujours muet. Il semble que R. Young ait tout fait pour essayer de contourner cette sorte de dilemme. Même si le langage tout-à-fait neutre est plutôt impossible, l’auteur s’est

Cet essai a été publié pour la première fois dans Marxism and the Interpretation of Culture, réd. Cary Nelson et Lawrence Grossberg, Université d’Illinois, 1988. 1

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rapproché de l’idéal par la manière de construire et composer son étude. Comme il explique dans la préface intitulée « Montage », son livre se propose d’introduire le lecteur dans la problématique postcoloniale par des moyens nouvels. Au lieu de traiter ce domaine « de la hauteur », commençant par la théorie nourrie des catégories abstraites suivies éventuellement des exemples, Young a décidé de présenter des situations concrètes pour ensuite en tirer des réflexions d’ordre théorique. Ce choix est compréhensible car il s’agit, comme souligne l’auteur, du problème de la marge et de la périphérie. Il faut donc s’éloigner de la perspective traditionnelle et hiérarchique en faveur de la perspective « ascendante » (et non pas celle imposée par le haut). Ceci reste en accord avec les fondements générales des études postcoloniales qui ne constituent pas un domaine purement académique. Il s’agit en revanche d’un ensemble des perspectives qui, de plus, souvent dérivent d’autres champs de recherche comme écologie, féminisme, sciences politiques et sociales, etc. Pour cette raison, Young n’aspire point à une analyse du postcolonialisme en tant qu’un système intellectuel bien défini et délimité par des cadres académiques. Il tente de présenter le phénomène et la dynamique du postcolonialisme dans un contexte plus global et interdisciplinaire. Ainsi, ce phénomène serait-il avant tout un faisceau de diverses idées, perspectives et pratiques. Ce choix de la technique du montage, comme le nomme le chercheur semble donc très juste à la lumière de ces études, surtout qu’elles s’inscrivent dans le cadre des sciences postmodernes, caractérisées par la fragmentarisation et une composition mosaïque, résolument anti-hiérarchique. La première chapitre intitulée « La sagesse inférieure » touche au problème fondamental. Comme son titre l’indique, dans le monde contemporain, nous disposons de deux types du savoir : colonisateur et colonisé. Le paradoxe réside dans le fait que même ceux qui ont été colonisés, matériellement ou mentallement, aspirent au savoir du colonisateur. Ce savoir imposé et dominant était durant des siècles le seul légallement autorisé et d’ailleurs il continue à l’être. Il a donné une illusion aux pays occidentaux qu’ils sont les seuls à pouvoir non seulement garder ce savoir mais encore en disposer. Une telle redistribution des forces conduit à une situation paradoxale : ceux qui sont les plus concernés n’ont jamais le droit de parler n° 2, août 2014

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ouvertement d’eux-mêmes. Cette impuissance creuse davantage la fracture entre le « nous » et l’Autre. L’auteur illustre ce problème en posant une question frappante :

Dorota Nowak-Baranowska - Postcolonialisme de Robert J. C. Young

« La possibilité de lire ou ne pas lire mon livre ne divise-t-elle pas radicalement le monde contemporain » ? Le deuxième chapitre parle des interventions armées sur des anciennes colonies avec un exemple plus précis de l’Iraq bombardé par l’armée britannique. À chaque fois, l’opinion publique justifie ces actes de violence car leurs auteurs passent pour ceux qui ont plus de droits de décider du sort des autres nations que ces nations elles-mêmes. Le pouvoir politique et économique s’étend sur des problèmes territoriaux, décrits dans le chapitre suivant. À côté des armes, les saisies des terres constituent un instrument puissant des manipulations et les groupes ethniques qui ne se laissent pas facilement classifier (comme nomades) sont souvent chassés et discriminés. Les deux chapitres qui suivent se concentrent sur des problèmes plus locaux mais non pas moins importants. Dans le chapitre « Hybridité » Young raconte l’histoire et les tendances de la musique raï dans le monde arabe et européen pour ensuite passer à la problématique du port du voile et ses implications culturelles. Cette question, particulièrement engageant les femmes est prolongée par la pensée féministe dont l’auteur parle dans le contexte indien. Le dernier chapitre est binaire ; il en est question de la domination coloniale et de la globalisation. La deuxième tendence, relativement récente, d’abord met l’accent sur un réseau des croisements internationaux. Mais au lieu de limiter les contrastes socio-économiques, le monde occidental les creuse davantage. Le postcolonialisme : une très brève introduction est une étude idéale pour ceux qui veulent connaître les grandes lignes des théories postcoloniales. Il faut admettre que les méandres théoriques du problème sont parfois assez dissipes, contradictoires ou trop hérmetiques pour un lecteur non averti. La spécificité du sujet met l’accent sur son caractère « disséminé » d’où il peut être parfois difficile de distinguer un fil conducteur dans la problématique postcoloniale. Néanmoins LETAN

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Young a fait un pas en avant : il a changé de paradigme en démontrant que dans le cas de ces études la théorie égale la pratique ou plutôt des pratiques. Le choix méthodologique consistant à présenter des situations et problèmes concrets sensibilise le lecteur aux problèmes des Exclus et lui montre la multiplicité de perspectives qu’on peut adopter face au postcolonialisme. Et cela semble crucial afin de prendre conscience du fait qu’il s’agit des phénomènes présents « ici et maintenant ».

Dorota Nowak-Baranowska (1985) est titulaire d’un doctorat ès lettres (littérature française). Sa thèse de doctorat porte sur l’œuvre romanesque de Pierre Jean Jouve analysée à travers l’approche anthropologique. Elle s’occupe plus particulièrement de la recherche interdisciplinaire et depuis plusieurs années elle enseigne la langue et la civilisation françaises à l’Université de Varsovie . Elle s’intéresse à la visualité dans les textes littéraires et à la culture symbolique des Tziganes. Actuellement, elle effectue un long voyage en Asie.

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Œuvres choisies VICTORIA DUTU (ROUMANIE)

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WEB : www.vicdutu.wordpress.com www.victoritadutu.wordpress.com www.vdutu.wordpress.com Education and training:  2011, 2012 – the summer course of lectures at the Philosophy Higher School, intitled Philosophy, Science, Religion, from the University in Bucharest  1998 – Master in Logic and Hermeneutics  1994 – 1998 The Faculty of Philosophy from The University “Al. I. Cuza” Iaşi  1990 – 1995 The Faculty of Mathematics from The University “Al. I. Cuza” Iaşi Work experience :  Ambassador of Peace, member of the society The Universal Circle of the Ambassadors of Peace” ;  Contributor to the culrural review “Arc – en – ciel”, coordinator Ivan Watelle  Member of “World Poets Society”, literary society of the contemporary poets of the world, comprising 105 countries  Honorific member of “Maison Naaman pour la Culture”  Member of the international poetry society “Poetas del Mundo”  Producer of the broadcast at the TVRM Television 2008-2014  From 2000 up to now – mathematics teacher at Colegiul Tehnic “Traian”,sector 2, Bucharest ARTISTIC AND CULTURAL ACTIVITY 2014 • Exhibition VIENNA, at “Time” Gallery-“Blue Symphony of Angels”, near the Opera House in Vienna (28 April - 9 May 2014) • Group exhibition Artec Salon FRANCE, The Matra Museum (April 2 – 14) and the library Jacques-Thyraud (8 - 26 April), Chouzy/Cisse. • Participation - Grimberg Action House and Radisson Blue Hotel, (15-24 February)

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2013 • Painting exhibition (12-17 February) at Art Gallery “La Bombonniere”, during The Sanremo Festival, Italy. 2012 • Painting exhibition (2 – 8 November), at the church Saint Nicolas from Câmpina, followed by an evening of music, poetry and painting (on Sunday 12th November at 5 p.m.) – Victorita Dutu and Ioana Sandu, „God’s work”; • Painting exhibition „The Power of Image” and launch of a book at the Cultural Centre „Carmen Silva”, between (22 October - 24 November) • Painting exhibition at the Theology Higher School „Iustin Patriarhul”, Bucharest • Painting exhibition at the Center for Recreating Activities and Occupationnal Innovation (Bucharest) (26 September - 16 October) • Painting exhibition „The Image – Knowledge and Evolution through Jesus Christ”at the Philosophy Higher School, as part of the summer course of lectures – Science, Religion and Philosophy, 3 – 7 September; • Special Prize at The International Contest of Painting „Art and Life”- Japonia; • Participation - International Festival of Poetry “Spring of the Poets” as an organizer and moderator • Participation - Concours Europoésie, “Le Diplôme de la Francophonie” – Paris, France; 2011 • Participation - international festival “The Art To Be Human”, festival of poetry, contemporary art and music (Brusti, Switzerland) •“Ambassador of Peace” title - international organisation “The Universal Circle of the Ambassadors of Peace” • Published in L’anthologie UNICEF 2010, anthology of the international contest “Europoésie” et de l’association “Rencontres Européennes”, Paris, France; • Participation - contest “Europo­ésie” and special prize from the association “Rencontres Européennes” for the volume of poetry “The Words”, France; • Launch of a book and painting exhibition at The Academy of Police “Alexandru Ioan Cuza” in collaboration with the university professor Raluca Lazarovici, • Launch of the book “Ilinca” as part of the book market Gaudeamus in November by the publishing house “Betta” • Publishing of the book “Ilinca” at the publishing house Betta, Bucharest, August 2010; 2009 • Participation at the Conference of Teachers of Romanian Language with video painting projections and reading from books of poetry, (October 2009) • Painting exhibition in the old center of Bucharest, as a part of ONGFREST, September 2009; • Painting exhibition and launch of a book, (27-30 September 2009), as part of the Congress of the Romanian Teaching Staff from Abroad. n° 2, août 2014

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• International prize of Poetry „NAJI NAAMAN”, 2009 Liban, for original creations; • Publishing of some poems in the anthological volume „The Springs of Life” in 2009.

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2008 • Organization of the Romanian-Polish Painting Exhibition at the Cultural Centre M.I.R.A., (1-14 September 2008). • 3rd prize - International Contest of Poetry of the Romanians from all the World, • Collaborations - literary reviews in Romania and Romanian reviews all over the world, ‘Agero” Sttutgart, The Observatory, Romanian Times - Canada, Sentimental Sunset - Bucharest, Tomis, The Word, Romanian Global News, Asymetria Polanicy • Painting exhibition - Cultural Centre M.I.R.A., • Painting exhibition at the “ Gallery of Arts”, Military Circle Bucharest, (28 January - 7 February) 2007 • Painting exhibition and poetry recital as part of the festival “Books and Arts”, Opera House “Ion Dacian’, ( 3-7 October) • Launch of the anthology of poetry entitled “The Paths of Life “ published by Anamarol Publishing House; • Appearance on Channel Cosmos TV, invited by Carmen Stoian and Nikos Koudounis, at the program STAR FAME, • Painting exhibition in ten towns of Poland (May- September 2007) • Painting exhibition in Switzerland, Bellinzona, (May – October) • Painting exhibition - Polyvalent Hall as part of the Congress “Beauty`s Days”, Bucharest (1-4 March 2007) • Exhibition of painting and poetry at the National Theatre from Bucharest as part of the exhibition “Body – Mind – Spirit “, entitled “The Light on the Left Shoulder” (23-25 March) 2006 • Permanent exhibition at the Tea – shop “Rendez –vous”, • Permanent exhibition at the Center Club, • Permanent group exhibition at the Club Caffe Asimo • Publishing of the cycle of poetry “The One I Should Be” in the anthology “The Spirals of Life” - Anamarol Publishing House, Bucharest, 2005 • Second volume of poetry ,“The Words”, at the Publishing House of the Romanian Literature Museum, November 2005.

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2004 • Exhibition of painting and poetry “The Point from the Infinite” at the Central University Library (Royal Foundations) ( 31 October – 12 November) • Personal exhibition of paintings at the church “Doamna Oltea” during the Passion Week, (4 – 10 April), “The Cross in our Life”; • Debut with prose in the literary review “Caligraf”, December 2004; 2003 • Publishing of the debut volume – the booklet of poetry “Spaces” at the Publishing House of the Romanian Literature Museum, August 2003; • Literary debut in the literary review “Sud”, August, 2003.

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VENTS ALIZÉS A REÇU ET RECOMMANDE LES ŒVRES ET OUVRAGES SUIVANTS

Denis Emorine : Bouria, des mots dans la tourmente « Denis Emorine me semble avoir fait une œuvre moraliste cohérente et lourde de sens. Le poète entrevoit auprès de la personne aimée une vie heureuse et harmonieuse, mais il ne peut pas s'en contenter tandis que le monde continue à évoluer dans le noir, voué à la mort. Il ne peut pas renier l'Histoire, et tout son sang répandu, mais il essaie d'en tirer une leçon lui permettant de continuer vers un monde meilleur. Les outils de Denis Emorine sont les mots. Il ne pourra jamais vaincre la mort, et il n'aura jamais la certitude de pouvoir améliorer la vie des générations présentes et encore moins futures, qui risquent, commes les nôtres, de simplement railler les efforts des générations passées. Malgré cela il s'entête, comme Sisyphe avec son rocher, d'écrire de la poésie pour défier la mort. Il continuera sans cesse à s'acharner à sa tâche sans jamais en voir la fin ni avoir la possibilité de vérifier son utilité. Tel est son choix et nous ne pouvons pas nous empêcher de l'admirer et de le prendre en modèle en essayant de mettre notre poids sur la balance, chacun selon ses moyens, dans notre vie de tous les jours, pour rendre le monde, dans lequel nous vivons, meilleur. » (Thor Stefansson) Éditeur : Éditions du Cygne Lieu et année de parution : Paris − 2014 ISBN : 978-2-84924-372-5 Nombre de pages : 64

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Walter Ruhlmann : Twelve Times Thirteen Walter Ruhlmann works as an English teacher, edits mgversion2>datura and runs mgv2>publishing. His latest collections are Maore published by Lapwing Publications, UK, 2013, Carmine Carnival published by Lazarus Media, USA, 2013 and The Loss through Flutter Press, USA, 2014. Coming up in 2014 Crossing Puddles through Robocup Press. His blog http://thenightorchid.blogspot. Éditeur : Kind of a Hurricane Press Lieu et année de parution : États-Unis − 2014 Nombre de pages : 21

Kamen’ – Rivista di poesia e filosofia n°43 – June 2013 Directeur responsable : Amedeo Anelli Éditeur : Vicolo del Pavone Lieu et année de parution : Codogno − 2013 ISBN : 978-88-7503-189-3 Nombre de pages : 113 (Stilistica : Grigorij O. Vinokur – traduzione dal russo di Margherita De Michiel e Stefania Sini ; Poesia : Anastasio Lovo – a cura di Elena Klusemann ; Materiali : Sergio Serapioni)

Kamen’ – Rivista di poesia e filosofia n°44 – January 2014 Directeur responsable : Amedeo Anelli Éditeur : Vicolo del Pavone Lieu et année de parution : Codogno − 2014 ISBN : 978-88-7503-189-3 Nombre de pages : 94 (Stilistica : Grigorij O. Vinokur – a cura di Margherita De Michiel e Stefania Sini ; Poesia : Darko Suvin – traduzione dall’inglese di Furio Detti e Darko Suvin ; Filosofia : Scritti sull’Umorismo dal 1860 al 1930)

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Kamen’ – Rivista di poesia e filosofia n°45 – June 2014 Directeur responsable : Amedeo Anelli Éditeur : Vicolo del Pavone Lieu et année de parution : Codogno − 204 ISBN : 978-88-7503-200-5 Nombre de pages : 111 (Kamen’ : Dino Formaggio ; Poesia : Giuseppe Pontiggia – a cura di Daniela Marcheschi ; Kamen’ : Edgardo Abbozzo – a cura di Amadeo Anelli)

Lectures

Károly Fellinger : Humility Károly’s poetry ranges from the sublime to the ordinary, from the general to the very personal and it is graced with European motifs and imagery : taste of the cosmos beyond the inbetween water. Poetry deeply entrenched in the European tradition with elements of surrealism, with meditative moods, these poems sometimes engage the reader deeply and at other times they truly entertain. Éditeur : Libros Libertad Lieu et année de parution : Surrey (Canada) − 2014 ISBN : 978-19-2676-329-3 Nombre de pages : 98

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n° 2 – août 2014 Vents Alizés - © tous droits réservés ISSN 1659-732x - © m350 Site web http://www.wix.com/ventsalizes/revue Pour tout contact ventsalizesrevue@gmail.com


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