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La Querelle en France
from Histoires, ou Contes du temps passé, Charles Perrault - Mémoire de master de Marie-Sophie Bercegeay
poésie héroïque229 dans la nouvelle édition revue et augmentée de Clovis, ou la France chrétienne230 publiée en 1673 et où il écrit : « Ce n’est pas présomption à un chrétien de croire qu’il fait de la poésie mieux conçue, mieux conduite, et plus sensée que celle des païens : c’est un honneur qu’il rend à Dieu, qui assiste les siens, et qui les fait autant surpasser les Anciens, qu’il fit surpasser par Moïse les enchanteurs du pharaon. » 231. Se joint également à cette production foisonnante Gabriel Guéret avec Le Parnasse réformé232 en 1669 et La guerre des auteurs anciens et modernes233 de 1671. En 1675, Desmarets envenime le début de cette querelle en s’attaquant à Nicolas Boileau-Despréaux, à Jean-Baptiste Santeuil et à Jean Commire, du côté des anciens, par la publication de La défense de la poésie et la langue française adressée à Monsieur Perrault234, qu’il apostrophe en ces termes :
« Perrault, arme avec moi ton style, Joins ta voix à ma voix. À mon luth accorde ta lyre. Publions en tous lieux où s’étend cet empire La force et la beauté des ouvrages français. Du siècle de Louis célébrons l’ouvrage. » 235 Il appelle par là Charles Perrault à prendre le relais dans le combat qu’il mène contre les anciens.
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La Querelle en France
Son lancement par Perrault
C’est ainsi que le 27 janvier 1687, à l’occasion de la séance solennelle d’action de grâces pour la guérison du roi (récemment opéré d’une fistule) se tenant à l’Académie française, Charles Perrault fait lire par l’abbé de Lavau sa dernière œuvre : un poème intitulé Le Siècle de Louis le Grand236. Il y indique son sentiment face à l’antiquité et ses poètes : « La belle Antiquité fut toujours vénérable, Mais je ne crus jamais qu’elle fut adorable. Je vois les Anciens sans ployer les genoux,
229 DESMARETS de SAINT-SORLIN, Jean, « Discours pour prouver que les sujets chrétiens sont les seuls propres à la poésie héroïque, dans Clovis, ou la France chrétienne, rev. et augm., Paris, éd. C. Cramoisy, in-8, 1673. 230 Op. cit. 231 FUMAROLI, Marc, Les abeilles et les araignées, op. cit., p. 125. 232 GUÉRET, Gabriel, Le Parnasse réformé, Paris, éd. T. Jolly, in-12, 1669. 233 GUÉRET, Gabriel, La Guerre des auteurs anciens et modernes, La Haye, éd. A. Leers fils, in-12, 1671. 234 DESMARETS de SAINT-SORLIN, Jean, La défense de la poésie et la langue française adressée à Monsieur Perrault, Paris, éd. N. le Gras et C. Audinet, in-8, 1675.
235 DESMARETS de SAINT-SORLIN, Jean, Défense de la poésie et la langue française adressée à Monsieur Perrault, dans FUMAROLI, Marc, Les abeilles et les araignées, op. cit., p. 128. 236 PERRAULT, Charles, Le Siècle de Louis le Grand, op. cit.
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous. » 237 En effet, selon lui, si ces poètes sont réputés, ce n’est pas du fait de leur génie, mais de la réception de leurs œuvres. Il évoque même Homère, qui fera à lui seul l’objet d’une querelle interne. Il mentionne les nombreuses nouveautés et avancées scientifiques et technologiques réalisées par les modernes dans une strophe suivante :
« Non, non, sur la grandeur des miracles divers Dont le souverain Maître a rempli l’univers, La docte Antiquité, dans toute sa durée, À l’égal de nos jours ne fut point éclairée. » 238 Il signale néanmoins la supériorité des Anciens sur les poètes Modernes dans le domaine de l’éloquence. Pour lui, en réalité, ce sont les auteurs contemporains qui seront les classiques de demain. Cette idée est valable aussi bien dans les BellesLettres que dans la peinture (Le Brun remplacerait Raphaël), dans l’architecture (supériorité de Versailles sur les vestiges gréco-romains), dans la sculpture (Girardon meilleur que Michel-Ange), ou encore dans la musique avec Lully et l’opéra. Cette théorie du progrès est le fil rouge du poème didactique. L’idée générale est que « les derniers venus sont des héritiers qui augmentent et perfectionnent l’héritage des siècles » 239. Il ajoute à ceci des formules élogieuses afin de flatter Louis XIV.
Les principaux détracteurs
Pendant cette lecture, Boileau, entré à l’Académie française en 1659, s’insurge de la comparaison entre les auteurs antiques et les poètes actuels. Il est modéré par l’évêque Pierre-Daniel Huet, son voisin. Le récit de cette action mémorable est rapporté par Charles Perrault dans ses Mémoires240, où il explique également sa propre réaction, c’est-à-dire l’écriture des Parallèles241 qui vont nourrir la querelle.
« Ces louanges irritèrent tellement M. Despréaux qu’après avoir grondé longtemps tout bas, il s’éleva dans l’Académie, et dit que c’étoit une honte qu’on fit une telle lecture, qui blamoit les plus grands hommes de l’antiquité.
M. Huet, alors évêque de Soissons, lui dit de se taire, et que s’il étoit question de prendre le parti des anciens, celui lui conviendroit mieux qu’à lui, parce qu’ils les connoissoient beaucoup mieux qu’à lui, mais qu’ils n’étoient là que pour écouter. Depuis, le chagrin de M. Despréaux lui dit faire plusieurs épigrammes qui n’alloient qu’à m’offenser, mais nullement à ruiner mon sentiment touchant les anciens. M. Racine me fit compliment sur cet ouvrage, qu’il loua beaucoup, dans la supposition que ce n’étoit qu’un pur jeu d’esprit qui ne contenoit point mes véritables sentiments, et que dans la vérité je pensois tout le contraire de ce que j’avois avancé dans mon poème.
p. 19. 237 PERRAULT, Charles, Le Siècle de Louis le Grand, in FUMAROLI, Marc, Les abeilles et les araignées, op. cit..
238 Idem.
239 Idem, p. 21. 240 Op. cit. 241 Op. cit.
Je fus fâché qu’on ne crût pas ou du moins qu’on fit semblant de ne pas croire que j’eusse parlé sérieusement, de sorte que je pris la résolution de dire sérieusement en prose ce que j’avois dit en vers, et de le dire d’une manière à ne pas faire douter de mon vrai sentiment là-dessus. Voilà quelle a été la cause et l’origine de mes quatre tomes de Parallèles. »
242 Le poème fut décrié essentiellement en raison de sa forme, alors que Perrault y faisait la louange des auteurs de son temps. « Ce que Perrault disait, en effet, ne pouvait déplaire à ses contemporains auxquels il rendait hommage, s’il ne l’avait dit en vers assez languissants et négligés, dont la tournure n’était pas pour servir d’arguments en faveur de la suprématie des modernes. » 243 , est-il expliqué dans l’introduction aux Mémoires de ma vie. Alors que Racine prend ce poème comme un jeu de l’esprit et félicite son auteur, le second chef des anciens, Boileau, réagira violemment à travers de nombreux écrits.
Boileau entre effectivement dans la Querelle avec ses Satires244. Ce “classique” par excellence, victorieux des modes de son siècle, représentant vivace jusqu’au bout de constantes morales et littéraires éprouvées depuis l’antiquité » 245 est l’ami de Molière, Racine, La Fontaine, Mme de Sévigné et Bossuet, appartenant tous au clan des Anciens. Très attaché à Port-Royal, comme une majorité d’entre eux, il combat ses adversaires, dont Perrault, par son Art poétique246 . Il refuse ainsi le cadre contemporain et administratif en faveur du roi seul admiré par l’auteur des Contes. Il prend appui sur les poètes de l’antiquité pour mettre en avant la multiplicité des genres littéraires existants, par rapport au seul éloge panégyrique du roi. En 1664, il se sert des favoris du roi, comme le marquis de Dangeau, pour faire lire son Discours du roi247 . « Indirectement, mais fermement, Boileau laisse entendre au roi à quelle notoriété stérile serait condamnée la littérature sous son règne si l’emportait la norme littéraire “moderne”, celle du panégyrique officiel et servile qui montre tout en rose » 248. Il met en avant la grandeur d’âme du roi, sans pour autant tomber dans l’éloge affectionné par les modernes. Ce discours donne à voir toute sa stratégie dans la Querelle, comme l’explique Marc Fumaroli de l’Académie française :
« Dès ce Discours au roi de Boileau, on voit donc s’esquisser la stratégie des
Anciens dans la Querelle française, et se dessiner en creux de celle des
Modernes. Il s’agit pour chaque camp de mettre le roi de son côté et faire peser sur l’un ou l’autre plateau de la balance le poids de sa personne héroïque, de sa puissance, de son autorité incontestable et incontestée.
Boileau le décrit à lui-même comme un héros ancien réapparu parmi les
Modernes, et qui mérite de faire renaître autour de lui le “grand goût de
242 PERRAULT, Charles, Mémoires de ma vie, op. cit., p. 137. 243 Idem, p. 12. 244 BOILEAU-DESPRÉAUX, Nicolas, Satires du Sieur D***, Paris, éd. L. Billaine, D. Thierry, F. Léonard, C. Barbin, in-4, 1668.
245 FUMAROLI, Marc, Les abeilles et les araignées, op. cit.. p. 130. 246 BOILEAU-DESPRÉAUX, Nicolas., «Art poétique», Œuvres diverses du sieur D***, avec le Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin, Paris, éd. D. Thierry,in-4, 1674. 247 BOILEAU-DESPRÉAUX, Nicolas, « Discours au roi», Recueil contenant plusieurs discours libres et moraux en vers et un jugement en prose sur les sciences où un honneste homme peut s'occuper, Paris, éd. s.n., in-8, 1666. 248 FUMAROLI, Marc, Les abeilles et les araignées, op. cit.. p. 144.
l’Antiquité” » 249. La question de la préférence du roi est l’une des thématiques principales de la Querelle.
Son ami Racine, avec lequel il sera nommé historiographe du roi en 1677, sera même l’initiateur d’une autre querelle interne, autour d’une de ses œuvres, comme nous le verrons. Pour Boileau, comme pour Racine, l’enjeu de cette polémique concerne l’autonomie littéraire. En 1660, Racine publie une ode sur le mariage entre Louis XIV et l’infante Marie-Thérèse. Charles Perrault ne tarde pas à critiquer La Nymphe de la Seine250, malgré la gratification royale, car elle comporte des figures païennes et adultères gréco-latines, impropres à promouvoir ce mariage, pur et chrétien. Le refus de Racine de modifier l’ode, bien qu’il supprime tardivement l’évocation de Vénus et de Mars, marque son entrée dans la Querelle. Par ailleurs, lorsque Desmarets, le prédécesseur de Charles à la tête des Modernes attaque violemment Port-Royal entre 1664 et 1666, Racine répond en faveur des poètes antiques. En effet, pour lui, « ce sont les poètes anciens qui offrent le meilleur et le plus sur bouclier protecteur de la liberté des poètes français, toujours menacée par la censure morale des dévots, que ceux-ci soient jansénistes ou anti-jansénistes » 251 . Sa réponse en faveur des anciens tend à prouver aux Modernes que malgré leur animosité envers eux, les poètes antiques restent une source d’inspiration.
« Notre siècle, qui ne croit pas être obligé de suivre votre jugement en toutes choses, nous donne tous les jours les marques de l’estime qu’il fait de ces sortes d’ouvrages, dont vous parlez avec tant de mépris ; et malgré toutes ces maximes sévères que toujours quelque passion vous inspire, il ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l’on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois les grands génies de l’Antiquité. » 252 C’est aussi ce que pense Boileau, pour qui l’erreur des Modernes est de penser qu’ils peuvent tout faire sans se référer aux Anciens.
Iphigénie et Alceste
En tant que contrôleur des bâtiments royaux, Charles Perrault subventionne les festivités et spectacles à la gloire et en l’honneur du roi. Il finance donc très largement les représentations montées par l’Académie royale de musique, dirigée par Lully. En janvier 1674, l’Alceste253 est représenté devant le roi. Les deux historiographes, déjà décriés par un panégyrique de Perrault contre les Anciens (« seuls les Modernes peuvent rendre justice à la grandeur sans précédent de
Louis XIV, car seuls, ils savent le replacer dans la juste perspective, qui n’est pas d’une Renaissance française prolongée, mais d’un progrès des Lumières dont le siècle du roi est la fine pointe » 254), alliés à la Montespan, maîtresse du roi, méprisent le livret de Quinault. La représentation est un succès, mais demeure troublée par Boileau et son comparse,
249 Idem, p. 145. 250 RACINE, Jean, La Nymphe de la Seine à la reyne. Ode, Paris, éd. A. Courbé, in-4, 1660. 251 FUMAROLI, Marc, Les abeilles et les araignées, op. cit.. p. 139. 252 Idem, p. 140. 253 QUINAULT, Philippe, Alceste ou Le Triomphe d’Alcide. Tragedie. Representée par l’Academie royale de musique, Paris, éd. R. Baudry, in-4, 1674. 254 FUMAROLI, Marc, Les abeilles et les araignées, op. cit.. p. 182.