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Un éditeur pour les enfants : Pierre-Jules Hetzel

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TABLE DES ANNEXES

TABLE DES ANNEXES

L’imagerie Wentzel imprime peu de billets de mariages, de morts ou de scènes populaires provinciales, se spécialisant en priorité dans la jeunesse et dans le religieux. Les images pieuses sont au centre de la production. Entre 1853 et 1854, il y a quarante six pour cent d’images de Dieu et des Saints contre vingt deux pour cent destinés uniquement à la jeunesse. Ces images représentent Jésus-Christ souffrant, le Sacré-Cœur, la Cène et les Saints, à l’image de l’art sulpicien. Il édite également des images juives, protestantes et même musulmanes, destinées aux marchés extérieurs comme l’Égypte, l’Allemagne et plusieurs villes d’Europe telles que Prague ou Milan. Au total, il commerce avec plus de cent soixante localités à l’étranger. Plus de cinquante pour cent des marchandises expédiées sont cependant disséminées dans les cités françaises, principalement à Lyon (cinq pour cent) ou à Paris (trente pour cent) Figure 32 : Image pieuse de Notre où son fils, Charles-Frédéric ouvre une succursale, Dame de Lourdes (Bernadette Soubirous), gravure, éd. Wentzel, Paris, s. d., n° 79. raison pour laquelle l’édition de Cendrillon501 est notée à Paris et non à Wissembourg. L’héritier de Wentzel obtient son brevet d’imprimeur et de lithographe en 1867 auprès du ministre de l’intérieur qui écrit : « l’imagerie religieuse ayant toujours été la spécialité du sieur Wentzel, l’aptitude de ce postulant ne saurait être douteuse » 502. La filiale obtient son autonomie économique en 1870. Grâce à celle-ci, ainsi que par l’emploi d’une dizaine de langues en 1869, l’imagerie diffuse massivement sa production. Cette année est cependant marquée par le décès de ce grand patron, incarnant l’économie même de Wissembourg. Son concurrent à Épinal, dont nous parlerons dans la partie suivante se maintient jusque dans les années 2000. Bien qu’ayant publié de nombreuses planches imagées, l’éditeur chrétien (et protestant !) n’est pas célèbre pour une édition spécifique des Contes de Perrault comme l’est Hetzel, mais par sa tentaculaire entreprise d’images pieuses, quotidiennes, patriotiques et enfantines.

Un éditeur pour les enfants : Pierre-Jules Hetzel

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Pierre-Jules Hetzel, aussi connu sous les noms d’emprunt de P. J. Stahl, d’un papa ou de P. J. Martin naît le 15 juin 1814 à Chartres dans une famille alsacienne peu aisée et protestante. Il étudie à Strasbourg et souffre très tôt de nombreuses peurs enfantines. Abandonnant rapidement ses études au profit de la vie active pour ne pas

Figure 33 : Photographie de Pierre-Jules Hetzel.

501 Idem

502 Ibidem, p. 152.

peser financièrement sur ses parents, il devient commis en 1835 à la librairie Paulin, qui édite le journal républicain modéré Le National. Profitant de l’expérience de son patron, il monte vite en grade, devenant responsable en 1837 de la collection du Livre des enfants : « recueil de contes de fées traditionnels, premier livre illustré avec une presse mécanique qui ne porte que la signature de Paulin » 503 . La même année, il est promu co-gérant de la librairie. Il fonde alors sa propre maison d’édition, associée à celle de son ancien patron. Le premier succès de son entreprise est La Vie publique et privée des animaux504, illustrée par Grandville et écrite par plusieurs écrivains de son temps tels qu’Honoré de Balzac, Georges Sand ou Charles Nodier. Après Grandville, Hetzel s’attache Tony Johannot qui dessine pour l’ouvrage écrit par l’éditeur sous le pseudonyme de P. J. Stahl : Voyage où il vous plaira505. En 1843, il débute la grande collection du Nouveau Magasin des enfants en faisant à nouveau appel à ses contemporains.

« Le premier recueil publié au début de l’année 1843 comprend Tony sans soin de Balzac et Les Aventures d’une poupée et d’un soldat de plomb du toujours énigmatique Stahl. Par la suite rentrent dans la collection Charles

Nodier (Trésor des fèves et fleurs des pois, Le génie bonhomme, L’Histoire du chien de Brisquet), Alexandre Dumas (La bouille de la comtesse Berthe),

Georges Sand (L’histoire du véritable Gribouille), Marceline Desbordes-

Valmore, Paul de Musset, Alphonse Karr, Champfleury, Octave Feuillet, La

Bédollière, Arsène Houssaye. On y trouve également Le Livre des petits enfants, et les contes de Perrault. » 506 Étant en procès avec Honoré de Balzac, ce dernier n’apparaîtra pas dans la suite des vingt volumes en format in-18 publiés et illustrés par Bertall et Gavarni. Les publications d’Hetzel fonctionnent très bien, et Le diable à Paris507 a un succès retentissant. Dans ce recueil de contes, il demande à Charles Nodier, qui y participe parmi d’autres, de renouveler la littérature française en la reliant aux contes de fées des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est en effet un « grand ami des enfants et amateur des contes de fées » 508, partageant le goût du merveilleux avec ses jeunes lecteurs. Il a l’ambition d’ajouter les histoires écrites pour sa librairie aux trésors littéraires laissés par la génération des conteurs (et des conteuses) précieux(ses).

Hetzel, républicain, est pour un temps le chef du cabinet d’Alphonse de Lamartine. Le poète est alors ministre des affaires étrangères. Au début de l’année 1852, il épouse Catherine-Sophie Quirin Fisch, qu’il a rencontrée très jeune et n’a jamais oubliée. Il reconnaît les deux enfants de la veuve et élève Marie-Julie et Louis-Jules comme sa propre progéniture. En décembre de cette même année, suite au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, il est cependant obligé de fuir la

503 GOURÉVITCH, Jean-Paul, Hetzel, le bon génie des livres, Paris, éd. Le Serpent à plumes, coll. Essais/documents, 2005, p. 33. 504 BALZAC, Honoré, LEMOINE, Édouard, et alii, Scène de la vie privée et publique des animaux / vignettes par Grandville, Études de mœurs contemporaines ..., Paris, éd. J. Hetzel et Paulin, ill. Grandville, in-4, 1842, 386 p. 505 HETZEL, Pierre-Jules, MUSSET, Alfred de, Voyage où il vous plaira, Paris, éd. J. Hetzel, ill. Tony Johannot, in-4, 1843, 170 p. 506 GOURÉVITCH, Jean-Paul, Hetzel, le bon génie des livres, op. cit., p. 50. 507 HETZEL, Pierre-Jules, SAND, George, et alii, Le diable à Paris : Paris et les parisiens : mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris / texte par ... précédé d’une histoire de Paris ..., Paris, éd. J. Hetzel, ill. P. Gavarni, in-4, 1845-846.

508 OTTERVAERE-VAN PRAAG, Ganna, La littérature pour la jeunesse en Europe occidentale, op. cit., p. 113.

France pour la Belgique. Il y publie clandestinement plusieurs œuvres de Victor Hugo, dont les Châtiments509 .

Lorsque le régime se libéralise en 1860, il quitte l’Allemagne, où il voyage après son séjour en Belgique, pour rentrer en France. Il s’attèle alors à une édition prestigieuse, celle des Contes510 de Perrault. Hetzel dit lui-même que son projet est « une énormité apparente » 511. Il s’agit d’un luxueux in-folio vendu pour trente francs de l’époque. Pour l’illustrer, il débauche Gustave Doré. Avec ce livre très cher, il ne vise pas seulement les enfants, comme il l’explique dans sa préface : « Il s’est dit que les pères et les mamans ne seraient pas fâchés de revoir et de relire, dans une forme enfin saisissante et digne d’eux, les contes aimés de leur enfance. » 512. Si sa taille, son prix et ses illustrations distinguent le livre des autres éditions moins onéreuses, il ne faut pas non plus oublier l’apport de tous les corps de métier, qui ont contribué à faire de cet ouvrage une véritable œuvre d’art : « les graveurs, l’imprimeur, le fabricant de papier, l’éditeur et le dessinateur ont essayé d’en faire un sorte de merveille. Si je n’y avais rien fait, je dirais volontiers qu’ils y ont tous réussi » 513 . Entre l’éditeur respecté, le célèbre auteur et le grand illustrateur, l’opération marketing est un succès. Hetzel a voulu offrir au public un livre qui laisse des traces dans la mémoire des enfants, et il a réussi. L’album est précédé d’une préface pleine d’anecdotes de P. J. Stahl et d’un argumentaire en faveur de l’auteur des Contes et du livre en lui-même. Terminé à la fin de l’année 1861, il se place dans un énième débat sur les contes : « la querelle des contes de fées ». La question se pose de savoir si ces derniers ont un intérêt pédagogique pour les jeunes lecteurs. Hetzel prend position en faveur de ces histoires dans un siècle très paradoxal à l’égard du livre pour enfant, souvent mal considéré. En effet, les progrès de l’éducation induisent une hausse massive du lectorat enfantin et les livres sont catégorisés selon leurs illustrations ou contenus : ils sont naïfs (contes) ou pédagogiques (atlas, livres sur la nature, etc.). Ainsi,

« les ouvrages moraux à frontispices illustrés, titres décorés et textes insipides qui ont fleuri sous le Consulat et l’Empire continuent à se vendre, tout autant que les abécédaires illustrés, les images d’Épinal, ou les abrégés, agendas, atlas et encyclopédies des connaissances. Parallèlement, les manuels scolaires imposés par la loi Guizot de 1833 et qui feront la fortune d’Hachette ont un public captif » 514 . Hetzel répond aux critiques de ses adversaires (dont Mr. Figuier qui soutient que les contes remplissent la tête des enfants de chimères et prône des ouvrages sur la nature) que l’important en réalité, c’est que les petits lisent : « Faites-leur lire ce qui les amuse […] et laissez-leur […] comme fonds de bibliothèque leur ami Perrault » 515 . Cet ouvrage est réédité à de multiples reprises, au point que les illustrations deviennent de véritables références, supplantant même le texte initial, comme en témoigne le personnage de La Maison de Claudine : « J’essayai de

509 HUGO, Victor, Les Châtiments, Paris, éd. J. Hetzel, in-12, s.d., 380 p. 510 PERRAULT, Charles, Les Contes de Perrault, Paris, éd. J. Hetzel, ill. Gustave Doré, in-folio, 1862, 61 p., cf. annexe 3.

511 PERRAULT, Charles, Contes, gravures de la première édition Hetzel illustrée, dessins de Gustave Doré, Paris, éd. Hachette, coll. Grandes œuvres, ill. G. Doré, préf. P.-J. Stahl, 1978, p. 36 512 Idem.

513 Idem, p. 38. 514 GOURÉVITCH, Jean-Paul, Hetzel, le bon génie des livres, op. cit., p. 50. 515 HETZEL, Pierre-Jules, dans idem, p. 181.

retrouver dans le texte de Perrault les noirs de velours, l’éclair d’argent, les ruines, les cavaliers, les chevaux aux petits pieds .. .Au bout de deux pages, je retournais déçue à Doré » 516 .

Dès 1861, Pierre-Jules Hetzel décide de se spécialiser dans la littérature enfantine. Il écrit dans une lettre à son ami Jules Janin le 8 juillet 1872 : « J’ai renoncé à tout ce qui ne confine pas à l’enfance et à la jeunesse. […] J’ai fini par n’être pour le public qu’un libraire pour les mioches » 517. Dans le cadre de sa décision, il décide de partir en guerre contre

« la “tisane littéraire”, les “livres de plomb dont on écrase le premier âge” et les “plumes mercenaires” qui encombrent les rayons de la bibliothèque de l’enfance, où foisonnent les publications dues “aux fruits secs de l’éducation, à des professeurs sans élèves, à des institutrices sans emploi, à des hommes de lettres avortés” » 518 . Il se propose de leur offrir une meilleure morale, « sans amidon », et d’exercer leur imagination, ce qu’il juge essentiel pour le développement de l’enfant. Il s’entoure pour cela d’auteurs tels que Jean Macé ou Jules Verne. Il publie d’ailleurs toutes les œuvres de ce dernier dans la série des Voyages extraordinaires sous trois formats : l’un sans illustration et peu cher, l’autre, toujours de petit format, avec quelques illustrations, et le dernier très illustré et d’un coût élevé, aujourd’hui très recherché par les collectionneurs. Alors que la vulgarisation scientifique tente de s’attacher les faveurs du public enfantin, Hetzel reste fidèle aux œuvres d’imagination. Pour lui, les contes de fées et la science ne sont pas antinomiques. Il écrit à ce propos dans l’avertissement de l’Histoire de deux petits marchands de pomme (Jean Macé) : « c’est bien un conte de fées, et c’est bien aussi un cours d’arithmétique » 519 . Il fait également travailler Grandville et Gavarni avec lesquels il signe des contrats d’exclusivité. En 1860, il lance la Bibliothèque d’Éducation et de Récréation, qui perdure jusqu’en 1914 avec un total de trois cents volumes. Il s’agit de la collection la plus importante d’Hetzel, qui naît sous le nom de la Bibliothèque illustrée des familles (dont le titre change quatre ans plus tard). Le périodique bimensuel coûte dix à quatorze francs et connaît des débuts difficiles. La pluralité des auteurs et la multiplicité des illustrateurs en font cependant une complète réussite. « On y retrouve pêle-mêle Mayne-Reid, Grandville, Daudet, Desnoyer, Hugo, Macé, Legouvé, Lazurie, Nodier, Charles Perrault, Sandeau, Tolstoï, Stevenson, Flammation, Elisée Reclus, Erckmann-Chatrian, Hector Malot, La Fontaine, Molière, Viollet-le-Duc, Michelet, Jules Verne, Jean Macé et bien entendu Stahl lui-même. » 520 Le périodique est si important qu’il absorbe son concurrent, La semaine des enfants521 en 1876.

Avec des couvertures attractives et un catalogue adapté pour chaque tranche d’âge, les éditions J. Hetzel sont réputées. Grâce à son œuvre et ses parutions, il gagne le prix Montyon de l’Académie Française en 1867. L’auteur-éditeur réalise quelques grandes avancées dans le domaine du livre. « Il lance le marketing

1876. 516 COLETTE, La Maison de Claudine, dans Idem, p. 180. 517 Lettre de HETZEL, Pierre-Jules à JANIN, Jules le 8 juillet 1872, dans idem, p. 263. 518 Idem, p. 48. 519 HETZEL, Pierre-Jules, dans idem, p. 182. 520 Idem, p. 169. 521 La semaine des enfants : Magasin d’images et de lectures amusantes et instructives, Paris, éd. s. n., 1857-

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