Les Cahiers du Poème 2 - n4 - Janvier 2013

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NUMÉRO 04- JANVIER 2013




LES MOTS QUI DANSENT .

Quel âge ont-ils et que font-ils Ceux qu’on appelait les enfants du siècle ? On disait, soyons difficiles, Un jour, nous n’aurons plus vingt ans et quelque Ainsi sont les hommes comme aussi les femmes sont La mort peut être a quelques mètres Mais nous ne voulons ni valeurs ni maîtres Et maintenant de tant d’armés Ou bien de nous, qui est plus désarmés? Ainsi sont les hommes comme aussi les femmes sont Je dis ça mais je ne sais pas Et c’est là notre différence Pour nous, tous ces mots qui dansent La Liberté, l’Égalité Nous n’avons guère songé a faire La guerre pour que ces mots dansent Ces mots dansent De quoi nous parle cet artiste ? Pourquoi faut-il que lui aussi soit triste ? Il parle de ce qui lui chante Et ce n’est pas toujours ce qui l’enchante Ainsi sont les hommes comme aussi les femmes sont Je dis ça mais on ne peut pas Abandonner tant d’espérance Quitter tous ces mots qui dansent Qui dansent Abandonner ces mots d’amour Un jour, nous n’aurons plus vingt ans et quelque Ainsi sont les hommes comme aussi les femmes sont Ainsi sont les hommes comme aussi les femmes sont Ainsi sont les hommes comme aussi les femmes sont

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LES MOTS QUI DANSENT Paroles : Jean-Loup Dabadie, musique : Julien Clerc, 1980


Pourquoi cette chanson remonte-t-elle à l’esprit à l’évocation de deux auteurs qui n’ont rien lâché, qui ne lâchent rien depuis des années ? Elle, Nicole Malinconi, est une femme rare. Élégante mais pas mondaine. Qui porte en elle le calme et la beauté des paysages toscans de l’enfance. Nicole Malinconi initie, en Belgique, une carrière professionnelle dans le dur. Assistante sociale dans le service de l’un des plus estimés médecins d’alors, le Docteur Willy Peers. Et comme la chrysalide devient papillon : elle advient « auteure » au sortir de son service de gynécologie. Réalisme magique. Ses mots sont ceux de ses semblables, des femmes, d’autres femmes qui décident – acte contraint ou libre – du sort de leur ventre, de leur vie, de la vie. « Non, non, tu n’as pas de nom » ! Une adresse à celles qui ont choisi d’avorter à une époque où cet acte était encore condamnable par la loi des hommes, et les médecins condamnés. Entrée dans une profession de haute envergure, mine de rien, avec comme sublime conséquence, une œuvre au nom de la vie des autres femmes, d’abord ; de la sienne, ensuite ; de tous les autres, enfin. Inutile la fiction. Seule, la vérité des existences. Voici la portée des écrits de Nicole Malinconi. Faible, forte. Forte, faible qui, avec des mots « choisis », dit la vie « à petits coups de rames pour ne l’effaroucher d’une brusque approchée », de celles et ceux qui sont ses frères humains. Dans le dur. Dans le vrai. Avec des mots simples et justes, qui font mouche. Lui, Marcel Moreau, est le plus parisien des borains. Depuis l’épreuve du temps, la formule vaut aussi dans l’autre sens. Il vit depuis plus longtemps à Paris, qu’il n’a vécu dans le borinage natal. Et pourtant. Il sonde la langue comme des générations avant lui ont sondé la terre. Il va littérairement « au charbon ». M’corps – comme il l’écrit volontairement parfois – est toujours ce qui le fonde. Il lui écrit une longue lettre. Il le prend au mot. Il se fixe la mission quasi prophétique de changer la vie de fond en comble par l’écriture. Loin des théories, du patrimoine, du beau langage, il plaide pour une descente « irrationnelle », « titubante », « perturbatrice » de nos entrailles, porteuses de toutes nos potentialités. Et c’est beau. Pas de folklore, des preuves. C’est une joyeuse entrée dans nos vies imprimées par la langue, outil de savoir ; une langue riche qui ne vieillit pas avec le corps. Au contraire. Si le corps est un être « connaissant », sa langue s’enrichit de l’expérience. Nicole Malinconi et Marcel Moreau sont des philosophes sauvages. Loin des mandarins. Ils élèvent l’obscure sensation au rang de vigoureuse pensée. Parce qu’ils sont restés fidèles à eux-mêmes. Qu’ils n’ont pas renoncé. Qu’ils savaient depuis toujours « qu’un jour (ils n’auraient plus) vingt ans et quelque » ! Et alors ? Le vertige ! Protocole de Relance - Nicole Malinconi Un Cratère à Cordes - Marcel Moreau Deux créations du Poème 2 en 2013. Merci à leur auteur. Dolorès Oscari


LES CAHIERS DU POEME 2 NUMÉRO 04 - JANVIER 2013

Ce collector, tiré à 600 exemplaire, n’est pas un programme – plutôt une réflexion, un accompagnement esthétique et didactique sur ce que, chaque année, produit le Poème 2. Il embarque aussi bien les textes des créations montées pour le théâtre que des visions croisées (écrivains, philosophes, critiques etc.) sur ceux-ci.

Remerciements : Le Service de la Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles La Loterie Nationale, W.B.I. (Wallonie/Bruxelles/International), Les membres du Conseil d’Administration de l’A.S.B.L. Le Théâtre-Poème et les Jeunesses Poétiques : Martine Lahaye, Jacques De Decker, Christian Druitte, Roger Lallemand, Pierre Mertens, Foulek Ringelheim, Jacques Sojcher, Tindaro Tassone et Éric Van Essche. Couverture : Marcel Moreau, photo Jean-David Moreau Coordination à la rédaction : Dolorès Oscari Design graphique : Pascal Liénard (www.pascallienard.com) Impression : JCBGAM (www.jcbgam.be) Imprimé sur papier Munken Lynx, fabriqué en respectant l’environnement et à base de pâte FSC. Éditeur responsable : Dolorès Oscari 89, Boulevard Sainctelette, 7000 Mons Le Théâtre-Poème et les Jeunesses Poétiques A.S.B.L. Direction : Dolorès Oscari 30, Rue d’Écosse B-1060 Bruxelles (Saint-Gilles) Belgique www.theatrepoeme.be info@theatrepoeme.be Tél. : +32-(0)2-538.63.58 Fax : +32-(0)2-534.58.58


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SOMMAIRE LES CAHIERS DU POÈME 2 * NUMÉRO 04 - JANVIER 2013

08. 17.

ET SI AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE RYTHME ?

21.

POUR MÉMOIRE MARCEL MOREAU A DES LECTEURS QUI ONT 20 ANS

32.

FRUITION : UN QUATUOR CHORÉGRAPHIQUE - CRÉATION

39. 47. 55.

PROTOCOLE DE RELANCE, EN SOLO - CRÉATION

52.

MYRIAM SADUIS : BIO TOPE

Entretien avec Marcel Moreau

DE BOMBAY À LOS ANGELES LETTRES D’ANAÏS NIN, L’AMIE DES DÉBUTS Voyageuse, aventurière, célèbre, Anaïs Nin, proche d’Henry Miller et d’Antonin Artaud, écrit du monde entier à Marcel Moreau qu’elle place au premier rang des écrivains français

De Montréal à Alger des étudiants dédient leurs travaux universitaires à Marcel Moreau. À la Sorbonne, Antoine Jobard, lecteur moreaumachique, a travaillé sur L’Ivre Livre

Entretien avec Christine Bastin, chorégraphe. Les mots, la danse, les images, la musique, l’équipe artistique

Entretien avec Nicole Malinconi

UNE LECTRICE QUI A 20 ANS ET QUELQUE Écrire la voix des autres est le titre de la récente thèse de Pauline Vachaud Nicole Malinconi est un modèle du genre

LES NICOLE’S Une Nicole en cache une autre : Colchat, seule en scène

Entretien avec Myriam Saduis, metteur en scène (Prix de la Critique 2012)


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LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

ET SI AU COMMENCEMENT ’ETAIT

LE RYTHME « J’étais à peine marié que j’épousais la littérature. Bigamie étonnante s’il en est. (…) Contrairement à la femme qui sait tempérer ses maternités, la littérature les excite. Cette famille devient insidieusement nombreuse. » L’écrivain de 80 ans a écrit presque autant de livres. Le prochain s’appelle La Langue de Ma Vie… comme d’aucuns affirment : la femme de ma vie ! > PROPOS RECUEILLIS PAR DOLORÈS OSCARI


MARCEAL MOREAU, PHOTO JEAN-DAVID MOREAU


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Dolorès Oscari : 2012 était une année particulière pour vous puisque vous fêtiez vos 50 ans de publication... Marcel Moreau : Effectivement. Mon premier livre est sorti en 1962. Mais je ne fête rien du tout... D.O. : Pas même vos quatre-vingts ans en 2013 ?

« Tu es un corps qui écrit, tu es aussi un corps qui vieillit. Comment se fait-il que l’écriture ne vieillisse pas avec toi ?

»

M.M. : Vous savez, je n’aime pas les chiffres. Je suis brouillé avec eux. D.O. : Je me souviens de Corpus Scripti, un livre majeur qui est une forme d’approche mystique de l’écriture. J’en ai repris cette phrase : « Tu es un corps qui écrit, tu es aussi un corps qui vieillit. Comment se fait-il que l’écriture ne vieillisse pas avec toi ? » M.M. : Je ne me souvenais plus avoir écrit cela. Je suis dans un état de surprise continuelle. Voilà 50 ans que je me lève à 5 heures du matin pour écrire. Sans même cogiter sur ce que je vais écrire. Cela part tout de suite. Les mots sont impatients. Ils m’accordent un peu de sommeil mais ce sont eux qui me réveillent en me disant : « au boulot ! ». D.O. : Vous avez appris à dormer « vite » ? M.M. : J’ai toujours le sommeil un peu agité tout de même. De plus, je rêve en mots à présent, non plus en images. Je vois dans mon sommeil des mots qui passent, de manière apparemment incohérente, sans que je m’en souvienne au réveil. Je ne sais pas ce qu’ils deviennent. Je pense que c’est encore une existence qui se répercute peut-être dans mon écriture diurne. Mais de prime abord, cela paraît complètement incohérent dans mes rêves. Mes rêves sont des mots, non pas des images. D.O. : Dans Corpus Scripti, il y a une idée fascinante, parmi d’autres, qui veut « élever l’obscure sensation au rang de vigoureuse pensée ». L’idée de « faire passer l’arrière-pensée à la pensée », « d’envisager le corps luimême comme être connaissant ». L’écriture est donc chevillée au corps ?

M.M. : J’ai au départ affaire à du vocabulaire. Mais ce vocabulaire n’est pas tranquille, il bouge. Il se présente comme une « houle verbale ». Je suis balloté d’une oscillation à l’autre. D.O. : C’est donc pour tranquilliser ce vertige que vous écrivez ? M.M. : Je ne cherche pas à le tranquilliser, je ne suis pas là pour faire dans la sérénité. Ce sont mes mots qui commandent. Si mes mots sont inopinément pacifiques, je les laisse tels quels, mais ça ne dure jamais longtemps. D.O. : Certaines positions sont très fortes et prennent tout leur sens avec le temps qui passe. Pour vous, le ciel est vide. Vos livres sont écrits à rebours de la Bible. Vous affirmez : « les corps, qui jamais n’auront d’âme à rendre, auront plus de devoirs que d’autres. Ils ont un esprit arraché aux ténèbres ». Comment, en athée, produit-on avec son corps vivant, de la révélation ? M.M. : Je m’interroge aussi là-dessus. C’est pourtant ainsi. Parmi les mémoires qui ont été publiés sur mon travail, il y en a un qui parle de « mysticisme athée ». Mais pour moi, ce sont des énergies sulfureuses, subversives. Une espèce de radicalisme. Je ne peux l’expliquer. Cela me vient spontanément. C’est l’écriture qui décide. D.O. : Il y d’autres formules éblouissantes : « Quand le corps n’a pas la parole, c’est une mécanique. Quand il l’a, c’est une civilisation. » Comment devient-on une civilisation à soi tout seul ?


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M.M. : Beaucoup sont partagés sur cette question. Certains continuent à penser que je suis un barbare...

D.O. : Ni vœu de pauvreté, ni de chasteté... M.M. : ... Surtout pas ! (rires)

D.O. : Parce que vous n’aimez pas les philosophes mandarins ? M.M. : Sans doute ! Je suis anti-conceptuel. Je pense avoir un certain savoir, qui n’est pas celui que l’on enseigne habituellement à l’université. C’est autre chose. D.O. : Quels sont les vrais pouvoirs des mots, du verbe et de la langue ? M.M. : Si je ne ressens pas l’acte d’écrire comme un acte libérateur, c’est déjà un échec. Il faut que cette écriture me transporte au-delà de moi-même. Il y a trois conditions à cela : l’exigence de sens, l’exigence de musique et l’exigence de style. Il faut que tout cela fasse corps, ne fasse qu’un. Mais ce n’est pas toujours facile... Je pense que si je ne parviens pas à obtenir la conjugaison, au sens propre du terme, des trois forces dont je viens de parler, je ne suis pas satisfait. Il faut que les mots dansent ! Il ne s’agit pas d’une simple gesticulation. Il faut que cela « danse » dans la tête. D.O. : C’est extraordinaire cette vitalité que l’auteur veut léguer aux lecteurs... M.M. : Je ne suis pas là pour décourager les gens. Pour moi, la tâche primordiale est de communiquer tout cela aux autres. J’ai envie d’être un stimulateur, pas un donneur de leçon triste. D.O. : De la relation de l’écrivain à son lecteur vous voudriez que : « Cela ressemble à un don d’organe, à la différence près qu’ici, les organes sont des mots, avec de la chair autour et dedans aussi ». Cette relation de « transfusion » de l’un à l’autre, est-ce l’absolu de la générosité ? M.M. : Oui, c’est une forme de générosité qui n’est peutêtre pas un modèle de vertu. Je ne me considère pas comme un bienfaiteur. Je me définis plutôt comme un « bien-malfaiteur ».

D.O. : Marcel Moreau est l’orphelin d’un couvreur et le descendant d’ouvriers à perte de vue... Quand on n’a pas une culture avec laquelle ou contre laquelle s’affirmer, quand et comment se met-on à rêver d’écrire ? M.M. : Au début, je ne savais rien de ce qu’avaient été mes ancêtres même les plus proches. Il y avait une espèce d’omerta autour de cette question. Par exemple, je ne sais pas quelle a été la jeunesse de ma mère, comment elle est née. J’en subissais évidemment les effets à son contact, mais je n’en savais rien. C’était le mystère absolu. J’ai voulu cette espèce d’anonymat. Je me suis dit que face à la loi du secret de famille, qui règnait chez moi, j’allais la casser. Me fabriquer ma propre généalogie, et dire : « voilà ce que je suis, d’où je viens ». D.O. : Donc ? M.M. : Donc, je suis sûr qu’il y a parmi mes ancêtres des personnages intéressants que j’aurais voulu connaître, mais j’ignorais tout d’eux. Je sais que les 3 générations précédant celle mon père étaient faites de couvreurs. Avant, je suppose qu’il y avait une certaine paysannerie, mais je n’en sais pas plus. D.O. : Il y a cette anecdote assez drôle d’être cet enfant désiré par une grande sœur. Suffit-il d’avoir pris la place du chien dans un berceau pour devenir un auteur génial ? M.M. : (rires) Personne n’a envie de vivre comme un chien, c’est sûr. La domesticité n’est pas ce qui m’intéressait le plus dans une vie. C’est anecdotique mais cette histoire me plaît. Ma sœur à l’instinct maternel très développé, finit par s’ennuyer, seule avec son chien. Elle veut un petit frère. Elle demande alors à mes parents de lui en « acheter » un. Évidemment elle n’a alors aucune éducation sexuelle. Quand je suis né, elle n’a pas assisté à l’accouchement : on lui avait vraiment « apporté » un

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petit frère. Elle est alors sortie dans la rue, a frappé à toutes les portes en disant : « Mon frère est arrivé ! Il était dans une valise et sa tête sortait de la valise ! ». Dans son imaginaire à elle, c’est comme ça que les choses se passaient. D.O. : Loin des théories du patrimoine et du beau langage, vous plaidez pour une descendance « irrationnelle, titubante, perturbatrice ». Le désordre contre l’ordre ? M.M. : Oui car nos antécédents sont faits de bouillonnements, de perturbations. C’est l’Histoire même de l’humanité. Je ne veux pas avoir une vision de l’humanité tranquille qui fait des enfants, se reproduit, va au boulot... C’est autre chose. Je suis sûr qu’il y a des démons aussi dans ma famille, des gens qui n’étaient pas dans la norme. D.O. : Au-delà de la vision strictement généalogique, il y a aussi une vision plus politique quand on écrit : « l’impudique maladie de la sous-estimation de soi conduisant au reniement de soi ». Ils sont légions à se sous-estimer ! M.M. : C’était, par exemple, le problème d’une de mes cousines. Elle a toujours vécu dans la sous-estimation d’elle-même et, un jour, elle m’a envoyé des lettres. C’étaient des lettres magnifiques où elle se confiait pour la première fois de cette façon. Elle parlait de sa triste de vie de soumission, d’assujettissement. Contrairement à moi, elle essayait de s’en guérir en faisant appel à des charlatans, faux-psychologues, marchands d’illusions. Je savais très bien que c’était très mauvais pour elle. Je me suis dit que cette fille avait un véritable talent pour écrire, qu’elle avait un verbe extraordinaire. Je lui ai conseillé d’écrire un livre, de laisser tomber tout le reste, de s’occuper d’elle-même. Je lui ai dit être sûr de voir en elle des énergies de roman qui pouvaient se réveiller... Elle ne m’a malheureusement pas écouté et n’en a rien fait. Cette fille avait pourtant un talent dont elle n’a jamais osé faire état. D.O. : Mais est-ce que le discours peut soigner, libérer des entraves ?

M.M. : Oui. En ce qui me concerne, tout ce que j’ai pu obtenir comme libération, dans ma vie, vient du langage. C’est parce que j’ai consenti à descendre dans les entrailles du langage, sans rester à la surface du lexique. Si vous ouvrez un lexique, tous les mots sont là, alignés, par ordre alphabétique : cela ne vous apporte pas grand’chose. Vous savez que derrière tout cela, il y a des phénomènes de subversion. Ils bougent, Ils remuent. Je ne veux pas avoir de la langue française une idée de belle écriture, peaufinée. Il y a autre chose, dans les grands fonds du langage, dans les grandes fosses langagières D.O. : « Et si au commencement était le rythme ? » Voilà une question récurrente chez Marcel Moreau. M.M. : Cela a pris cette dimension chez moi. Au début c’était simplement un mouvement musical, c’était du tempo, une façon de véhiculer les choses, les idées. Maintenant, cette conception a évolué : c’est un rythme fondateur. D.O. : Le tellurisme ? M.M. : Oui. Ce sont les grandes énergies telluriques qui nous ont précédés et ont donné lieu à l’apparition de la vie sur terre. À mon sens, c’est de cela qu’il s’agit. La vie n’est pas née d’une nappe phréatique quelconque, tranquille. Il y avait des forces internes qui ont fait que nous sommes passés du néant au vivant. D.O. : Si je paraphrase Marcel Moreau qui écrivait dans un article « Je ne chante plus alors je suis chanté » par « Je ne danse plus alors je suis dansé » ? M.M. : Je suis chanté par mes mots, non pas par la louange littéraire. Mes mots l’exigent, ils ont du chant en eux et veulent que cela paraisse. D.O. : Par rapport à cette idée de danser Marcel Moreau, on a envie de dire « Bon sang ! Mais c’est bien sûr » Or c’est une expérience nouvelle en l’occurrence, que quelqu’un vienne danser physiquement sur vos mots...


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M.M. : Ce qui s’est passé avec Christine Bastin est très important à mes yeux. Elle s’est rendue à la bibliothèque du Centre Wallonie-Bruxelles de Paris où on lui a conseillé Les arts viscéraux. Dès le lendemain, elle enseignait la danse à ses élèves à l’aide de mes textes. Elle a compris, à sa manière, l’importance du rythme dans l’écriture dont on parle très peu finalement. D.O. : J’ai retrouvé un article vieux d’une dizaine d’années qui se conclut comme suit : « Corps sait tout sur ce que tu es. Si tu ne veux pas savoir ce que sait ton corps, tu n’es qu’une création hagarde de la société, tu consens à ses musées précoces, à ses cimetières anticipés ». Comment est-on, dans la création, à l’écoute de son corps ? Que dicte-t-il, que fait-il ? M.M. : Je ne pense pas que l’explication soit rationnelle. Je sens que, lorsque j’écris, c’est le corps qui est engagé dans l’aventure d’écrire. C’est pour cela que je parle de « corps écrivant ». Dans La langue De Ma Vie, l’inculte que je suis prend parfois plaisir à s’en référer au latin. En latin, il y a le lapsus linguæ et le lapsus calami. Le lapsus oral et le lapsus écrit. Au lieu de parler de lapsus calami, j’ai parlé de rhythmus calami. Si je parle de rythme avec cette épellation, il n’a pas la puissance de rhythmus, dans lequel il y a deux « h ». Il y a aussi cette puissance du latin qui, quand on l’entend à l’oreille, à tout de suite une gueule. D.O. : Cet amour immodéré des mots, de leur genèse, ne fait-il pas remonter à la surface certains mots anciens, oubliés, comme « Fruition » par exemple ? M.M. : C’est le plus beau mot de la langue. Il a disparu, on l’a assassiné. Je ne sais pas comment cela s’est passé. Il a duré deux siècles, du 14e au 15e, ce qui n’est pas assez pour exprimer un mot pareil ! « Fruition », c’est la jouissance. Je crois qu’il était principalement employé dans la poésie féminine mystique dans ce rapport du corps de la femme à Dieu, comme chez Thérèse d’Avila. Mais quel mot extraordinaire ! On ne peut pas faire plus court et à la fois plus dense ! Dans « Fruition », il y a le fruit, le pelage du fruit, son jus... Il n’y a rien de plus visuel et gustatif que cela.

« Si je ne ressens pas l’acte d’écrire comme un acte libérateur, c’est déjà un échec. Il faut que cette écriture me transporte au-delà de moi-même.

»

C’est quelque chose que l’on goûte au moment où on l’écrit. Tout le corps, toute la vie organique participe à son écriture. D.O. : Est-ce que « fruition » cohabite avec « horde », « férocité », « déraison », « ébriété », « sang », « ventre », « flamme », « femme », qui sont les mots clés de votre œuvre ? M.M. : C’est-à-dire que ce mot est tombé en désuétude, mais quel crime ! Quelle horreur ! Un mot pareil est irremplaçable, il faut le caresser, le garder, le contempler, le malaxer... Il s’offre et se prête à tout cela. Les nouveaux mots qui arrivent dans le dictionnaire n’ont plus cette puissance. C’est pour cela que je consulte régulièrement le Dictionnaire Furetière*, là où se trouve encore le vrai français charnel, épidermique. C’est la vraie langue qui s’y trouve, même s’il a été réalisé par un ecclésiastique. Il compte bien sûr quelques énormités, qui font sourire aujourd’hui (notamment en terme d’information scientifique). Néanmoins, c’est la vraie langue, celle que l’on respire. Je me disais encore dernièrement que peu de mots sont dérivés de la folie. Il y a bien « affolement », ou « fou »... Mais ils ne sont pas très parlants. Alors que dans le Dictionnaire d’ancien français que je consulte aussi régulièrement, s’y trouve le mot « foloier », « foloier », c’est faire de la folie, créer de la folie. Il y a aussi « foloiance ». Avec un mot pareil, on gagne tout de suite d’autres territoires, on voyage. D.O. : Comment se fait-il que l’on perde des degrés dans la langue ?

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M.M. : C’est l’évolution des mots qui le veut... Il y a une désincarnation du langage, c’est indubitable. Au fur et à mesure que le langage s’exprime, il est désincarné par les définitions que l’on en donne ; des définitions qui ont trait à la mécanique des choses. Ici, en lisant des mots comme « foloiance », cela rapporte au verbe « foloier », qui est un verbe actif ! Il signifie « fabriquer de la folie », « donner naissance à de la folie ». Que cette folie soit dangereuse ou pas, c’est une autre question, qui dépend de l’usage. Je suis amené, ici, ce moment, à parler de la conjugaison. Prenons les verbes défectifs : ils n’ont droit qu’à quelques temps dans la conjugaison, comme par exemple le verbe « gésir ». Il a donné « cigît », « gisant »... Ce verbe, je le remue, je ne veux pas le laisser croupir comme cela dans son coin... Lui aussi a besoin de vivre, ce « gésir » : si je le secoue il se met à bondir. D.O. : « Gésir » est-il plus fort pour exprimer la mort qu’une autre expression dont vous usez, formidablement : « son éminence l’imminence » ? M.M. : Il y a bien sûr une urgence quelque part. Je ne veux pourtant pas que l’on confonde le rythme avec ce que l’on appelle l’accélération de l’Histoire. Cette accélération ne m’intéresse pas : les choses vont trop vite, et artificiellement. Cela n’apporte rien. Ce n’est pas un enrichissement. Que les voitures roulent à 300 km/h plutôt qu’à 150, je n’appelle pas cela un progrès. Par rythme, j’entends autre chose : c’est une densité, une intensification du présent, de l’immédiat. Vivre dans l’immédiat mais l’intensifier. Ne pas passer à côté... D.O. : Des lecteurs de 20 ans vous découvrent aujourd’hui. Parmi eux, un être exceptionnel, Antoine Jobard, qui a écrit un Mémoire sur votre écriture organique. Écrivain lui-même, il est pour vous une découverte. Pouvez-vous nous en parler ? M.M. : C’est effectivement une grande découverte. Je suis tellement heureux quand je fais une découverte pareille. Je parle rarement de bonheur en ce qui me concerne, mais il s’agit bien là d’une joie de rencontrer chez des jeunes cette passion des mots. Et ce n’est pas une passion superficielle, à la mode, c’est vraiment

très pensé, vécu dans la chair. C’est un garçon qui est plein de promesses et ça ne m’étonne pas que son premier livre vienne sur le point d’être accepté dans une grande maison d’édition. Par ailleurs, il ne fait pas du Moreau. Il a son style propre, même s’il m’a beaucoup lu. Je suis très ému en voyant des jeunes se plonger de cette façon dans les profondeurs du langage. Une écriture comme cellelà est très porteuse et très prometteuse. Je pense qu’Antoine Jobard n’a pas fini de nous étonner. D.O. : Aujourd’hui, vos livres ne sont pas seulement « écrits », ils sont « chantés ». Il y a même des onomatopées dans Un Cratère à Cordes. Le souffle s’exprime : « CH ! CHH ! CHHH! ». Il y a des sonorités au-delà des mots. M.M. : Il y a, dans l’alphabet cyrillique, un mot qui est un succession de 5 consonnes « chtch », que l’on retrouve dans « Khrouchtchev » par exemple. En écrivant ce texte, je n’ai pas eu tout de suite cette sensation. J’ai remarqué une sorte de souffle se produisant à chaque fois que je terminais une phrase, une espèce de halètement. Alors j’ai tout de suite pensé à cette sonorité russe, et l’ai reproduite à la fin de plusieurs phrases. C’est ce son que j’entendais, sans arriver à l’exprimer. Il n’avait aucun équivalent en français... “chtch”. Il est évident que dans le chant flamenco, pour lequel j’ai une grande admiration et dont je parle dans presque chacun de mes livres, se trouvent deux mouvements. L’un ascendant, l’autre descendant. Il y a quelque chose qui élève le chanteur vers le ciel, et quelque chose qui le descend dans la terre. C’est le taconeo quand il frappe le sol. Ce ne sont pas seulement des sons, mais aussi des mots ! C’est ainsi qu’il m’est arrivé d’user le parquet pointde-Hongrie de mon ancien appartement car j’écris en piétinant. C’est une relation aux forces telluriques... D.O. : Comment devient-on le contraire d’un « gisant sémantique » ? M.M. : Il y a la littérature couchée, et la littérature debout. On parle aussi de littérature piétonnière. Pour ma part, je préfère parler de littérature dansante. Il


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y a trop de littérature piétonnière. Il faudrait que l’on retrouve cette qualité première des mots qui est de danser. Les mots ont envie de danser, non pas de coller au sol. Je ne fais qu’être en accord avec la langue française en parlant de tout cela. Évidemment, les lexicographes et étymologistes font leur possible pour essayer de donner l’acception la plus juste des mots. Mais en dehors de cela, il y a des énergies dans les mots qui ne sont pas d’accord, qui refusent d’être alignés de cette façon dans un lexique. D.O. : Réveiller les mots ? M.M. : Oui. Si votre corps est “éveillé” aux mots, il n’y a pas de problème ! Quel que soit l’état de ce corps, même s’il est fatigué, abîmé par la vie. Il colle au mot au fondement du langage...

MARCEL MOREAU Marcel Moreau, qui fêtait en 2012 ses 50 ans de publication, est né en 1933 dans le Borinage. Fils d’ouvrier et orphelin très jeune, il débutera en 1955 sa carrière de correcteur au journal Le Soir. Carrière qui le mènera dès 1968 à Paris où il exercera dans les rédactions des Éditions Alpha, du Parisien libéré puis du Figaro. Il publiera son premier roman, Quintes, en 1963. Celuici sera salué par Simone de Beauvoir, Alain Jouffroy, Raymond Queneau ou encore Jean Paulhan. S’en suivra une œuvre abondante de plus de 50 ouvrages à ce jour. Il voyagera aux quatre coins du monde et développera une correspondance soutenue avec Anaïs Nin, Jean Paulhan, Jean Dubuffet et Roland Topor.

*ndlr : dictionnaire réalisé par l’Abbé Furetière au 17e siècle, frustré des lenteurs de l’élaboration du Dictionnaire de l’Académie et par l’absence de prise en considération du vocabulaire scientifique, technique et artistique. Il est à ce titre le premier dictionnaire encyclopédique. La première édition eut lieu en 1694, 4 ans après la mort de l’ex-académicien.

Auteur d’une œuvre considérable, cet écrivain marginal et prolifique compte parmi ses nombreuses distinctions le Prix Belgo-Canadien pour l’ensemble de son œuvre reçu en 1977, le Prix Welper-Fondation La Poste pour son essai Corpus Scripti reçu en 2002 et, en 2007, le Prix de Littérature Francophone Jean Arp pour l’ensemble de son œuvre. Parmi ses romans notoires, on mentionnera Julie ou la dissolution paru en 1971, ou encore Bal dans la tête, son dernier roman en date, paru en 1995.

« Dans « Fruition », il y a

Son écriture se définit comme organique, charnelle, lyrique, rythmique. Elle traduit une exultation puissante et célèbre le corps. Marcel Moreau dira lui-même être « possédé » par ses mots et se laisser guider par eux, véritable force intérieure.

le fruit, le pelage du fruit, son jus... Il n’y a rien de plus visuel et gustatif que cela. C’est quelque chose que l’on goûte au moment où on l’écrit. Tout le corps, toute la vie organique participe à son écriture.

»

Il affirmera : « Je crois avec une ferveur accrue que la seule aventure qui vaille est nécessairement intérieure. Que chaque homme se doit de devenir le monstre dont il possède en lui, ravagées, mutilées, maudites, toutes les composantes. » (L’Ivre Livre, pg 174-175, 1973) Marcel Moreau parle d’une lumière venant des ténèbres, non pas de la raison. « Mineur d’une espèce insaisissable », il extrait des mots de ses entrailles qui, eux-mêmes, deviennent corps, sensuels, vivants et incandescents.


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MARCEL MOREAU, PHOTO JEAN-FRANÇOIS SPRICIGO

BIBLIOGRAPHIE • Quintes, Buchet-Chastel, 1962 (réédition chez Mihaly en 1998, chez Denoël en 2005) • Bannière de bave, Gallimard, 1966 • La Terre infestée d’hommes, Buchet-Chastel, 1966 • Le Chant des paroxysmes suivi de La Nukaï, Buchet-Chastel, 1967 (réédition en 2005 chez VLB Éditeur, Québec) • Écrits du fonds de l’amour, Buchet-Chastel, 1968 • Julie ou la dissolution, C. Bourgois, 1971 • La Pensée mongole, Christian Bourgois, 1972 ; L’Éther Vague, 1991 • L’Ivre livre, Christian Bourgois, 1973 (réédition chez Denoël en 2004) • Le Bord de mort, Christian Bourgois, 1974 ; Les Amis de L’Éther Vague, 2002 • Les Arts viscéraux, Christian Bourgois, 1975 ; L’Éther Vague, 1994 • Sacre de la femme, (illustrations de Roland Topor), Christian Bourgois, 1977 (réédition chez L’Éther Vague en 1991, chez Denoël en 2005) • Discours contre les entraves, C. Bourgois, 1979 (réédition chez Denoël en 2005) • À dos de Dieu ou l’ordure lyrique, Luneau Ascot, 1980 • Orgambide scènes de la vie perdante, Luneau Ascot, 1980 • Moreaumachie, Buchet-Chastel, 1982 • Cahiers caniculaires, Lettres Vives, 1982 • Kamalalam, L’Âge d’homme, 1982 • Saulitude, (photos de Christian Calméjane), Accent, 1982 • Londres, (Préface du port-folio de photos en photogravure de Christian Calméjane), Éditeur Christian Calméjane, 1983 • Incandescence et Egobiographie tordue, Labor, 1984 • Monstre, Luneau Ascot, 1986 • Issue sans issue, L’Éther Vague, 1986 • Le Grouilloucouillou, (illustrations de Roland Topor), Atelier Clot, Bramsen et Georges, 1987 • Treize portraits, (illustrations d’Antonio Saura), Atelier Clot, Bramsen, et Georges, 1987 • Amours à en mourir, Lettres Vives, 1988 • Opéra gouffre, La Pierre d’Alun, 1988 • Mille voix rauques, Buchet-Chastel, 1989 • Neung, conscience fiction, L’Éther Vague, 1990 • Grimoires et moires, (illustrations de Michel Liénard), Altamira, 1991 • L’Œuvre Gravé, Didier Devillez, 1992

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Chants de la tombée des jours, Cadex, 1992 Le Charme et l’épouvante, La Différence, 1992 Noces de mort, Lettres Vives, 1993 Stéphane Mandelbaum, Didier Devillez, 1992 Tombeau pour les enténébrés, (en collaboration avec Jean-David Moreau), L’Éther Vague, 1993 Bal dans la tête, La Différence, 1995 La Compagnie des femmes, Lettres Vives, 1996 Insensément ton corps, Cadex, 1997 Les Tanagras, (illustrations de Pierre Bettencourt), La Pierre d’Alun, 1997 La Jeune fille et son fou, Lettres Vives, 1998 Extase pour une infante roumaine, Lettres Vives, 1998 La Vie de Jéju, Actes Sud, 1998 Féminaire, Lettres Vives, 2000 L’Amour est le plus beau des dialogues de sourds, (en collaboration avec Linda Lewkowicz), U.L.B. Création, 2001 Lecture irrationnelle de la vie, Complexe, 2001 Corpus Scripti, Denöel, 2002 Tectonique des corps, Les Amis de L’Éther Vague, 2003 Morale des épicentres, Denöel, 2004 Adoration de Nona, Lettres Vives, 2004 Nous, amants au bonheur ne croyant..., Denoël, 2005 Tectonique des femmes, Cadex, 2006 Souvenirs d’immensité avec troubles de la vision, (à l’occasion de la remise du Prix de Littérature Francophone Jean Arp, 2006), Éditions Arfuyen, 2007 Insolation de nuit, (lithographies de Pierre Alechinsky), La Pierre d’Alun, 2007 Une philosophie à coups de reins, ou De la danse du sens des mots dans la vie organique, Denoël, 2008 Des hallalis dans les alléluias, Denoël, 2009 Le Violencelliste, Denoël, 2011

SUR L’AUTEUR • Christophe Van Rossom, Marcel Moreau : L’insoumission et l’ivresse, Éditions William Blake And Co, 2005 • Virgile Loyer, DONC, No Man’s Land, 2009, 50’, couleur, stéréo. Sélection « incertains regards » des États Généraux du documentaire de Lussas.


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DE , BOMBAY A LOS ANGELES LETTRES D’ANAÏS NIN, L’AMIE DES DÉBUTS


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POUR

MEMOIRE

Marcel Moreau a des lecteurs qui ont 20 ans. Antoine Jobard a dédié son mémoire à l’écriture organique dans L’Ivre Livre de Marcel Moreau. Nous en publions un extrait. > TEXTE D’ANTOINE JOBARD > ILLUSTRATIONS BROUILLONS DE MARCEL MOREAU

DE L’ENFANCE DES SENS À L’ENFANCE DU VERBE : « L’EGOBIOGRAPHIE » Toute la première partie de L’Ivre Livre est entièrement consacrée à ce récit « autobiographique » de Marcel Moreau, dont nous interrogeons justement la valeur générique. Son titre, nous l’avons vu plus haut, nous prépare déjà à quelque chose d’autre, de différent, centré sur le « Je » et non sur « moi » De plus, nous mettrons bien en relief le trait d’union présent entre « Egobiographie tordue » et « Les feux de l’ébriété », ou comment cette seconde partie fait entièrement suite au projet de départ, donnant forme à une nouveauté hors norme.

UNE AUTOBIOGRAPHIE CLASSIQUE ? Certes, nous retrouvons facilement dans la première étape de L’Ivre Livre la plupart des composantes du genre de l’autobiographie, qui reçoit alors ses lettres

de noblesse : l’année 1973 se situe en effet plus ou moins dix ans après Les Mots de Sartre (1964), dix autres années avant Enfance de Sarraute (1985) et à deux ans seulement du Pacte autobiographique de Philippe Lejeune (1975), où ce dernier donnait une définition du genre qui fit date dans les études spécialisées : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’ elle met l’accent sur sa vie individuelle »1. Nous nous limiterons un court instant à ces trois différents exemples devenus des classiques pour bien noter les caractéristiques que l’on associe habituellement à ce type d’écriture de soi. Marcel Moreau raconte en effet, dans un récit suivant un certain ordre chronologique, des fragments de ses souvenirs géographiquement situés (la douce litote décrivant la région minière natale : « Le Borinage dont je me souviens nie la transparence »2), de son enfance au sein du milieu familial, ses expériences les plus

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intimes, et le tout avec une volonté d’authenticité qui impose dans l’esprit du lecteur le recul du fictionnel, attendu d’un œil suspicieux. Certaines révélations, d’un ridicule et d’une confidence digne de comptoir freudien, révèlent le désir de se montrer au lecteur de façon la plus vraie et honnête qui soit : encore innocent, à l’abri de buissons, il raconte comment une de ses premières expériences sexuelles le recouvrit de la substance des « diarrhéiques », l’extase première sombrant dans le cauchemar et le faisant entrer « dans la scatologie par la plus dégueulasse des portes »3. Il se pousse à l’aveu, à l’autodénigrement, de façon concise et brutale jusqu’à prouver sa cinglante volonté de ne pas tricher face à la mémoire. Il ne jette donc aucun œil attendri devant ses succès d’enfant le liant à l’écriture : « À l’école, quelques-unes de mes rédactions furent remarquées. (…) Ce n’était pas l’imagination, c’était la médiocrité s’ornant du toc. »4 L’auteur s’éloigne pourtant rapidement des motivations pouvant pousser un écrivain à l’autobiographie. Pour lui, ce genre bien spécifique n’est pas le résultat d’une recherche de support littéraire adéquat pour accueillir ses envies de confession, d’autocritique, d’auto-analyse, d’épanchement de ses fantasmes enfantins, de désacralisation ou de rédemption de soi, de dénonciation d’un déterminisme familial, etc. Il ne questionne pas comme Sartre la valeur sociale de l’écrivain, ni ne voit une quelconque imposture dans cette figure. En 1964, la même année de la publication de son « adieu à la littérature », Les Mots, Sartre refusait le prix Nobel. Il dénonçait en effet la vanité de l’écrivain et de la littérature, source de limites et de résignations. Il révélait son conditionnement par son grand-père à devenir un phénomène, un écrivain de génie. Marcel Moreau ne correspond aucunement à l’idéal type de l’écrivain comme en donne cette image sartrienne, tout droit sortie de la Troisième République des Lettres. Le philosophe existentialiste dénonçait l’acte d’écrire de la littérature qu’il ne pouvait s’empêcher d’associer à ce stéréotype, fantasmé par des générations et des générations prises sous le joug de l’imagerie hugolienne. Jamais notre auteur belge ne fut « enfant prodige », possesseur d’un don, représentatif d’une posture, installé dans un moule de comédie humaine

autour de topoï tels les cahiers d’écriture accréditant ces thèses de précocité, annonçant un grand talent, au contraire. Gamin sauvage, il vit dans la violence des sens, dans un chaos où le verbe n’est pas encore né : À l’âge où tant d’enfants déjà consignent dans un cahier leurs chagrins, leurs rêves, leurs espoirs, je prenais les choses au ventre à l’insu d’une conscience de porc et en parfaite rupture avec une raison à l’état de magma. Nulle nécessité poétique en moi. Rien que des bouillonnements sans mots, élans coupés nets par la pénurie des idées, retraites haineuses dans un enfer de pulsions vaincues et d’insatiables halètements.5 C’est dans cette bestialité enfantine qu’apparaîtra le verbe, pourtant, il se trouve bel et bien à l’opposé de la conception ancienne du génie précoce, cette survivance aristocratique de la littérature qui se retrouve encore aujourd’hui dans l’articulation voguant autour d’une nature d’exception, d’une noblesse démocratique moderne : l’“élite artiste”. Ce statut de privilège stéréotypé, que l’on veut souvent être payé d’une malédiction entraînant la marginalisation de l’écrivain. Paradoxalement, c’est en y mettant fin que Marcel Moreau se met réellement en marge. Pour Jean Genet, le style de l’écrivain est toujours la conséquence d’un traumatisme originel. Il y a la fameuse thématique du voleur chez ce dernier, le divorce suivi de l’éloignement du père et du conflit avec la mère, chez Sarraute, l’absence du père chez Sartre, etc. On pourrait sans difficulté élaborer une liste entière corroborant le type de l’écrivain maudit ici. Chez Marcel Moreau, nous ne pouvons passer à côté du traumatisme du décès de son père, qui marque une transition indéniable dans la vie de l’auteur et dans son rapport au monde. C’est cet accident malheureux qui va le pousser à se réfugier dans la puissance des mots La mort de mon père met fin à mon inconscience. Tout ce qui l’a précédée a été l’enfance des sens. Tout ce qui la suivra sera l’enfance du verbe.6 Cette citation le montre pourtant bien : on ne peut la limiter au drame familial. La puissante sécheresse

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des affirmations révèle un refus de céder au pathos et prouve la volonté bien tranchée de Marcel Moreau de dépasser sa soumission au sensuel en lui donnant une voix, un verbe, une force. Il nous empêche même de soumettre cette étape majeure de sa vie à l’œil psychanalytique en évinçant la place de l’inconscient qu’il rejette, pour se mettre entièrement sous l’influence des mots. Son entrée en littérature semble alors bien être due à l’appel mystérieux de la vocation. En effet, nous l’avons remarqué bien assez tôt, Marcel Moreau questionne dans cette œuvre la valeur de sa vocation littéraire. Le fait d’employer ce mot « vocation », nous pousse à l’évocation (n’estce pas…) de son étymologie renvoyant à l’idée d’un appel : vocare : « appeler » ; vocari : « être appelé ». Mais notons bien que cette connotation religieuse est entièrement renversée par notre auteur. Contrairement au premier confessé autobiographe, Saint-Augustin, Marcel Moreau ne se confronte pas à un genre d’appel d’origine transcendante – entre Dieu et son élu – ou même immanente – face à la société ou la nature – mais profondément organique, intérieure. C’est le Verbe qui le possède et qui le pousse à l’écriture du passé, qui devient ainsi écriture de l’écriture en mouvement dans le temps. Il n’y a pas de déterminisme absolu, mais l’imposition d’un appel, laïcisé, tendant vers une dévotion littéraire qui semble lui faire entrevoir sa liberté : « j’étais condamné à rétablir la vérité des êtres »7. L’itinéraire semble bien être spirituel, mais en sens inverse, damné endedans et non pas élevé en élu. Il y a donc moins l’idée d’un engagement autobiographique comme le pense Lejeune, qu’un engagement purement poétique. Ce n’est pas simplement la parole de l’autre qui fait la vocation de l’écrivain, mais une parole surgie des gouffres. Sans doute Marcel Moreau s’enracine plus du côté d’une élection métaphysique, quasi-dionysiaque, que sociale.

L’EGOBIOGRAPHIE : BIOGRAPHIE DU “JE” Si l’individu est souvent le produit des autres, de la famille ou de la société, il peut s’en détacher par une écriture libératrice. S’il y a aliénation, c’est celle par et pour les mots. L’autobiographie ne se présente à

Marcel Moreau que comme une occasion littéraire de s’interroger sur ses propres fondements. Dès le début, il ne fait donc aucune préface, aucun avertissement au lecteur, mais son incipit se présente à lui seul comme justifiant son projet, lui donnant toute sa légitimité. Dès les premières phrases, il prend donc de la distance avec sa mémoire pour mieux s’approcher du langage intérieur qu’il utilise. Ainsi, justifiant le titre, il dénonce les clichés et modèles de l’autobiographie, s’éloignant ironiquement de ceux qui se disent capables de raconter avec exactitude leurs souvenirs, accumulant crûment les clichés grotesques de l’enfance, et par là, annonçant déjà la constante obsession de la thématique métatextuelle du verbe, toujours présente : Tordue parce que je n’ai de ma vie qu’une mémoire informe, dépourvue d’animation réelle. J’envie ceux qui peuvent (…) rassembler, dater, fixer les menus faits de leur existence. Avec précision, ils se souviennent de tout, de l’ancienne tétée, de leurs débuts de marcheur, du giron maternel ou avunculaire, de la marque de leurs jouets, de leur masturbation I, II, III, IV, V, etc., de leur premier amour, des frasques scolaires, des coïts parentaux, de l’odeur des institutrices, de je ne sais quoi encore. Je ne puis, pour ma part, concevoir d’autre autobiographie de moi que celle qui obsède au verbe et zigzague avec lui, tous deux siamois, transcendant l’amnésie, ne récupérant du passé que ses remous, que ses remugles, cela au hasard d’une dynamique créatrice qui se veut connaissance de soi.8 Il est alors rapidement bien expliqué que son désir de réaliser une introspection de sa propre écriture, qu’il va mettre à nu bien plus que lui-même. L’egobiographie est une recherche de sa poétique intérieure par le récit de cette poétique intérieure. C’est l’histoire d’une instance verbale, du « Je » écrivant, écrite par lui-même. Marcel Moreau va même jusqu’à opérer une confusion volontaire et bien assez explicite au sujet de ce pronom : « Ainsi donc, je (je, c’est-à-dire mon verbe) »9. Car c’est bien le mot qui est à l’origine de tout cela et qui le revendique. C’est le mot qui fait surgir le souvenir. À partir de là, il choisit la soumission au Verbe plutôt qu’à l’authenticité. Il se met en quête


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de l’écriture pour mieux parvenir à la quête de soi. Il lui faut d’abord accomplir son verbe avant de pouvoir accomplir son moi.

branle. Le texte appelle à la distance en se racontant et en se jugeant. Il n’est pas document, mais récit d’un reflet vague, devenu flou à force d’années.

Cette première partie egobiographique ne présente d’ailleurs aucun chapitre, et pourtant, le texte est rythmé par une oscillation entre les fragments discontinus et le désir de révéler à l’aide de cet éclatement même, la personnalité profonde de l’auteur et de son écriture. Le texte opère donc un glissement par association, chaque thème portant en lui le suivant pour le faire éclater et permettre au lecteur de rebondir sur un autre terrain miné. Il importe peu au fond que l’imagination et la mémoire se confondent quelquefois, tant qu’elles restent soumises à un même rythme écrivant. Le texte n’est donc pas écriture de la mémoire, même si celle-ci nourrit une part de l’écriture. Le souvenir d’enfance n’est pas stable. Il reste ce vestige, cette énigme que l’on ne peut résoudre qu’en s’attachant à la révélation de l’écriture :

Marcel Moreau ne peut être sincère avec le lecteur qu’en refusant de passer un contrat avec lui. Il le prévient de sa fausseté. On ne se pose jamais la question de sa sincérité. Le soupçon est inexistant. Il affiche sa subjectivité d’entrée de jeu, nous éloignant de tout intérêt envers une quelconque tendance à la fabulation. Et pourtant il s’engage entièrement, physiquement, dans cette recherche du mot originel. Il importe peu de savoir s’il vaut mieux parler d’autofiction, de roman autobiographique, de mémoires, que sais-je. Il intitule son texte « Egobiographie tordue » et nous met bel et bien face à une egobiographie tordue, unique en son genre.

Si se brisant soudain, (les signes de la mémoire) restituaient par l’écriture un peu de leur histoire, je n’étais jamais très sûr que ce fût la mienne, tant l’alchimie verbale et le martèlement de ma démarche la défiguraient. (…) Si, ayant longtemps scruté au plus bas, je me décide à regarder en arrière, je procède donc moins d’un dessein strictement autobiographique que d’une soumission à l’écriture intriguée par sa propre genèse. (…) De toute façon, seul le verbe en action peut me rendre la mémoire.10 S’il utilise dans son « Egobiographie tordue » des éléments traditionnels du genre autobiographique comme des expériences de sa propre vie, un ensemble de faits formateurs, ou encore son milieu familial, c’est toujours un prétexte pour parvenir à mieux comprendre la genèse de son écriture. Il donne à son récit des dimensions archéologiques mais rappelle sans cesse leur fragilité face au langage. C’est toujours le mot qui est à l’origine du livre et qui le motive. Il est en action. Il frétille et danse sous la plume tenue par l’auteur. La littérature s’y fait représentation d’ellemême et de son esthétique et non représentation de la réalité. Le supposé contrat avec le lecteur est mis en

Il n’est pas question de retrouver un temps passé, perdu. Marcel Moreau n’est pas Marcel Proust, son but n’est pas de saisir « un peu de temps à l’état pur »11, mais de laisser s’exprimer le temps même de sa prose, du récit de cette prose, instantanée. Notre auteur refuse d’être analyste, mais c’est pour mieux laisser son rythme l’être à sa place. Il n’est donc pas seul face à l’histoire, son Verbe l’accompagne et lui permet d’échapper à une temporalité réelle, scientifique. Comme il le dit lui-même dans un véritable aphorisme dansant au milieu de plus longues réflexions : Le ressassement maniaque du passé ne peut que nuire aux grands désirs de l’instant.12 Nous observons donc au fur et à mesure de la lecture, que les éléments de l’histoire personnelle de Marcel Moreau s’effacent pour introduire de pures considérations philosophiques sur les effets salvateurs de sa croyance aux mots dans les instants intenses de la vie, comme de la mort. Car ce sont certainement ces mots-là qui lui permettent de prendre conscience, dans les dernières pages egobiographiques, que « la chance de l’homme, c’est la liberté qu’il a de descendre si loin en soi qu’il ne peut qu’en remonter physiquement ivre et psychologiquement orgiaque »13. Il annonce de cette manière la seconde partie de L’Ivre Livre qui nous ouvre les portes d’une pensée nouvelle sur le thème moteur de l’ivresse. En ce cas,

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il est bien temps de mettre l’egobiographie en action en la faisant danser dans ces « feux de l’ébriété » qui nous invitent chaleureusement. Un grand trait d’union est alors tracé entre les deux textes, et le premier chapitre, « L’invitation à l’ivresse » (c’est l’auteur qui souligne les chapitres de cette seconde partie) s’ouvre naturellement sur un supposé retour à l’autobiographie traditionnelle : l’incipit est en effet composé d’indications spatio-temporelles réalistes. (« En 1971, je suis revenu de Grèce »14) pour ne plonger qu’ensuite dans la réflexion essayiste. Il applique dans le présent, dans une écriture du présent, ce qu’il a tiré d’une écriture du passé. Les essais lyriques et autres textes sont alors la palpitation qui actualise le livre en tant que corps à part entière. Le thème de l’autobiographie littéraire est ainsi dépassé par la littérarisation de textes philosophiques, pour une réflexion plus générale et plus poétique. Les essais sont tout autant egobiographiques comme nous l’observerons plus en détail en amont du mémoire, grâce à leur portée lyrique, cette poésie de soi et de sa pensée. L’apparition du Verbe et sa mise en pratique font de L’Ivre Livre un récit qui annonce une dimension de plus en plus réflexive sur l’écriture. Associées, ces deux parties formeront au final une réelle présentation de soi, une sorte de portrait total, en diptyque, qui va de la naissance d’un besoin à sa réalisation.

LE CORPS SENSITIF À L’ORIGINE DU CORPS VERBAL Le texte crée un dialogue assez clair du corps charnel avec la littérature. Il est bien montré que l’enfance des sens surpasse de loin l’enfance d’un quotidien révolu. Marcel Moreau réécrit son histoire et l’histoire du monde à travers une histoire qui est d’abord sensorielle. Nous avions déjà cité plus haut ce passage de l’« Egobiographie tordue » à propos de la mort du père : « Tout ce qui l’a précédée a été l’enfance des sens. Tout ce qui la suivra sera l’enfance du verbe »15. Cette coupure nette dans son adolescence donne forme à une division dans la perception moreaumachique : les sens précédaient le verbe. Mais ce sont ces sens qu’il utilisera pour donner vie à ce verbe. L’histoire de sa personnalité verbale va se constituer de visions,

d’accumulations de détails sensoriels. L’egobiographie tente de retrouver les états intérieurs connus pendant l’enfance – pauvres en vocabulaire, riches en sensations –, à travers l’écriture. Elle part à la reconquête des mots par leur maîtrise. Tout devient donc sensuel, des premiers émois aux élans politiques : « parcourir en secret Le Drapeau rouge (la feuille communiste belge) était pour moi une délectation objectivement sensuelle. »16 Le mot se fait lui-même corps vivant, possédant un épiderme (« la peau et la poésie collaborent »17), des poumons (« je respire le mot dans sa fraîcheur encrée »18), et ainsi de suite. Même le rapport au divin est caractérisé par une sensation et non pas par la réflexion rationnelle d’un athéisme logique : « je n’ai jamais senti Dieu »19. Il n’a pas besoin d’en dire plus, de s’expliquer plus que ça : le Sens est instinctif et dépasse la meilleure argumentation. D’ailleurs, s’adressant à son Corps dans Corpus Scripti, il écrit : « toi, tu ne conçois pas, tu ressens, au plus profond »20. Il ne cherche pas à persuader ni à convaincre le lecteur, mais il le pousse sans doute à plus d’attention sensorielle envers les éléments sensés être indescriptibles. Face aux limites de la pensée, Marcel Moreau utilise simplement les Sens auxquels il donne la parole. Il en est de même avec l’écriture littéraire, la création littéraire. L’écrivain ne fait pas appel à une force transcendante ou même à un travail d’acharné du dictionnaire. S’il y a travail, c’est celui d’un accouchement difficile. Les mots naissent des Sens, dans le corps, ils sont là, hurlants, et ont besoin d’une maïeutique particulièrement physique et solide sur ses appuis pour pouvoir vivre et faire survivre cet homme, qui parfois, la plume au poing, n’hésite pas à se percer les entrailles pour se libérer d’un corps verbal qui commençait à étouffer. Les cicatrices de ces césariennes d’urgence, Marcel Moreau les porte sur son ventre, conséquent, comme sur son visage, ses mains, ses yeux, sa vieillesse et ses déterminations. L’apprentissage des sens entraîne le corps vers une hypersensibilité de l’âme et son écriture. Marcel Moreau souhaite profondément développer une culture sensorielle. Plus encore, il désire la révolte du sensoriel contre la logique cérébrale : donner le pouvoir aux instincts, se mettre à leur écoute, leur

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donner un langage. C’est seulement de cette manière que du corps charnel peut naître un corps verbal. Notre auteur n’a que faire du « bon » sens, il le préfère viscéral, bondissant, brûlant. Or, ces feux capables d’embraser les perceptions pour mieux l’éclairer, Marcel Moreau va les trouver dans l’ébriété : Silène savait plus de choses sur l’homme que Socrate. L’ivresse, lorsqu’elle s’empare de nous, fait jaillir des forces étranges, mirobolantes au-dehors, inquiétantes au-dedans, qui nous perturbent. Sans le recours de l’alcool, elles resteraient du domaine de l’enseveli, du muet. Mais parce qu’elle pénètre les désordres de la chair, dont elle rebande l’essentiel, l’ivresse nous envoie de nous-mêmes des nouvelles surprenantes, connaissances que la sobriété, c’est-à-dire l’usage maniaque d’une raison conditionnée, nous voile. Ces puissances soudain réveillées prennent, dans les fastes du vertige, une ampleur qui nous émeut.21 Certes notre auteur nous prend par surprise par l’humour provoquant de ses aphorismes vrais et décapants, comme celui qui introduit notre extrait – et notons que nous étudierons le dérèglement des sens moreaumachiques et le rapport à l’alcool plus longuement plus tard – mais ces « désordres de la chair » font pleinement partie de l’apprentissage des sens, et ce sont eux qui permettent de creuser en soi pour dévoiler ce que la raison verrouille et laisse « muet », ce sont eux qui éveillent des puissances telles qu’il faut les coucher sur une feuille pour en ressentir toute la vérité. La pensée oxymorique et paradoxale de Marcel Moreau est ici bien appliquée, elle associe des idées habituellement opposées pour transmettre une poésie et une lucidité originale : la sombre raison, l’ivresse lumineuse, un vertige fastueux, ou encore, un satyre alcoolique plus sage que le plus sage des sages grecs. Paradoxe encore que la portée didactique de cette écriture qui en appelle au soulèvement. Mais n’est-ce pas une pédagogie nouvelle que Marcel Moreau introduit ainsi ? L’apprentissage du Verbe n’a pu se faire que par une perception ivre des Sens et le rejet de la « sobriété » telle qu’il la définit ci-dessus. Par maints aspects,

l’écriture moreaumachique est un apprentissage constant d’elle-même à travers le charnel. C’est donc tout naturellement que la première apparition du syntagme littéraire lui vint d’une métaphore physique, alors qu’il traînait auprès du forgeron de l’usine où il travaillait adolescent : « Peut-être ma première métaphore s’est-elle forgée là, lorsqu’un jour je dis à Joseph que par un de ses gestes il venait d’évoquer pour moi quelque dentiste damné arrachant une dent à Lucifer même. »22 Cette apparente autobiographie s’est donc « forgée » à partir d’une profonde discontinuité, de moments présents qui échappent au temps. Les souvenirs sont constitués par un montage d’associations apparemment arbitraires. La mémoire, bancale, donne des signes à interpréter au service des mots qui représentent ce que recouvre le moi-profond. On assiste donc à la formation de visions et de textes avant celle d’une personnalité. S’il y a un « moi », c’est avant tout un moi verbal et esthétisé, c’est à dire un « Je ».

UNE UNION CHARNELLE DANS L’IVRESSE Le style étant l’expression intime de soi, les métaphores biologiques se bousculent sous la plume moreaumachique. Son écriture relève d’une véritable machinerie organique. Et par machinerie, nous entendons la mécanique d’un instrument de musique à l’aspect sensuel et aux mouvements furieux. L’impact de la rythmique sur chaque idée, l’impact des mots sur chaque organe, sur chaque tissu et molécule font du livre un corps sensuel. Mais encore faut-il l’enfanter et le faire danser avec ivresse. Car l’ivresse est musique et « au moment où la musique s’éteint, l’éthylisme commence qui est la négation même de l’ivresse. La vie devient incréative, la révélation s’abolit dans les percussions mortes. »23 L’ivresse qui nous intéresse ici, est évidemment l’ivresse poétique. Bien qu’inspirée des effets de l’alcool sur le corps et ses sens, Marcel Moreau situe cette « phase merveilleuse (…) entre la simple griserie et l’abrutissement sans recours »24. Le vin est donc présent pour l’inspiration, le symbole presque, tandis que les mots sont à boire et à consommer sans modération.


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Dans cette partie, nous parcourrons le corps verbal présent dans le corps charnel, tel un organisme à part entière. De quelle façon se nourrit-il, respire-til ? Comment fonctionnent sa chair, ses muscles ? Ce corps-là n’est-il que viscères ? Nous avons vu plus haut en quoi Marcel Moreau donne une sensitivité à son corps verbal, né des sens. Désormais, il semble que chaque organe moreaumachique soit doué d’une force, d’une conscience obscure, d’un instinct particulier, tout en repoussant l’intellect. Il règne donc dans le corps différents climats qui sont autant de sensations et sentiments, de la colère noire, au rire béat. Donner la parole à son corps équivaut à refuser l’idée classique que l’on a de lui comme étant une simple mécanique biologique, appelée à divers tourments ou bienfaits jusqu’à la mort. Enfant, c’est donc d’abord avec le corps qu’il vit, presque bestialement, avant de parvenir à l’ouvrir au langage : « J’ai l’impression que le monde se stockait violemment dans mes tripes, mais sans la moindre relation à une pensée d’ailleurs incapable de lui donner une forme. »25 L’Ivre Livre est bel et bien l’expression des mouvements internes de Marcel Moreau. Son verbe acquis, il peut enfin explorer un domaine qui échappe au langage, mais sans tâtonnements, conduit par son rythme comme par un véhicule auquel on aurait enlevé les freins. Le rythme pour Marcel Moreau est synonyme de style, et c’est forcément par ses premières lectures qu’il en ressentit la secousse. La fonction du langage est ainsi charnelle, et c’est pourquoi il nous faut comprendre son métabolisme pour saisir sa poétique verbale.

HISTOIRE DU VENTRE : DIGESTION ET AUTRES SECOUSSES Son goût pour les profondeurs, Marcel Moreau le révèle en décrivant le paysage minier de son enfance. Le corps et ses boyaux deviennent rapidement pour lui une mine intérieure, source d’énergies nouvelles, terriblement écologiques car perpétuellement recyclables : « Le Borinage m’attirait par ses entrailles »26.

Le lecteur moreaumachique ne peut faire autrement qu’être à son image, c’est-à-dire frénétiquement omnivore, scriptophage, cannibale même. Il faut dévorer, attaquer les phrases avec les canines puis digérer chaque mot avec une attention toute corporelle. Le ventre est un lieu de prédilection dans l’œuvre. L’un de ses textes ne s’intitule-t-il pas Orgambide ? Le ventre féminin surtout, tout comme celui de l’écrivain ou du lecteur, concentre cette part mystérieuse du désir sexuel, digestif et verbal : c’est le lieu d’une digestion du langage, de la création, de la naissance, de la jouissance, du tout de la vie. La virilité et la féminité la plus pure s’y confondent avec fureur pour former un Livre vital, celui de l’Amour. Par la parole, le corps se donne une légitimité en unissant la voracité à la spiritualité. Rabelais nous invitait déjà en 1534 à nous régaler de la « substantifique moelle »27 de ses œuvres. Le mot se dévore donc puis nous dévore dans un mouvement cyclique, voire d’égalité pure. L’œuvre s’offre bien plus à la digestion qu’à la simple lecture. La relation entre la littérature et l’homme se fait dans un accouplement anthropophage, un cannibalisme barbare qui vogue entre le monstrueux et l’amoureux. On se nourrit de l’autre pour devenir plus fort, plus puissant. C’est l’obscène qui fait face à l’hygiène, et l’on titube finalement à force d’ivresse pure car source de vie, de visions. La découverte de la littérature et de l’art en général étanche une faim de curiosité, répond à « une question de voracité »28. Mais le processus digestif est affaire de patience et l’aliment doit passer par maintes absorptions et secrétions avant de pouvoir donner du muscle. Ainsi, « à quinze ans, (il n’avait) pas encore l’usage de la parole écrite (ayant) pourtant dévoré force livres »29. Les nutriments sont bien là, malaxés, déglutis, mais les contractions musculaires du péristaltisme, permettant leur progression dans les organes, restent trop lentes. Ce mouvement est en attente du rythme ivre qui sera celuilà, moreaumachique. En attendant, c’est par la secousse des lectures des génies que la digestion verbale se déroule. Nous n’avons pu observer de réel déterminisme social chez Marcel Moreau, mais le déterminisme littéraire est inévitable. Les influences intertextuelles sont revendiquées et suivent l’évolution du Verbe

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moreaumachique, nourri alors d’un trio de choix. En effet, les viscères accédèrent au mot d’abord avec Zola, découvert en 1949 (« Ma zolalâtrie dilatait mon œil d’être de chair, non celui du passionné de lecture »30), suivi par Dostoïevski (« Mes entrailles se mettaient soudain à balbutier des choses que je n’avais qu’à lire pour qu’elles fussent éloquentes »)31, puis de Nietzsche qui lui apparaît « dans (ses) boyaux » tel un « professeur aux pensées vives, étincelantes, intelligibles et qui du haut de sa chaire parlait à (sa) chair »32 Les coups lancés par les génies littéraires sont donc portés au ventre, aux nerfs et non au crâne. Par métonymie, cela révèle que le cerveau n’apporte que peu d’intérêt pour notre auteur. En effet, l’encéphale symbolise tout ce qui se rattache de près ou de loin à la logique, la raison, le mécanisme mathématique : la science et la psychanalyse décrétant que c’est celui-ci qui dirige le corps. Marcel Moreau lui, les rejette en affirmant que c’est l’être viscéral qui, à l’origine des sensations, des instincts, des émotions irrationnelles et folles, ne peut être qu’aux prémices de l’imagination et donc de la pensée. L’instinct est l’impulsion de vie, il précède l’intellect et ne peut donc être expliqué par lui. L’obsession de l’auteur pour le corps charnel se comprend donc en ce sens. Il faut d’abord donner la parole aux tripes, écrire avec ses tripes pour parvenir aux vérités les plus absconses de notre existence. Le ventre est le lieu de naissance et donc de création par excellence. C’est poussé par lui que Marcel Moreau agit, fait et donc crée du poétique : son étymologie issue du grec ancien, poiêsis, se définissant comme « action de faire ; création ». Le ventre est ce lieu où le bon sens s’absente, et où l’énergie se dégage et coule vers l’esprit pour l’enivrer. Ses mystères, rattachés à ceux de l’instinct, sont alors bien plus insondables que ceux de la cervelle, et ce sont ces forces obscures-là que Marcel Moreau s’acharne à éclairer de mots. Le corps moreaumachique est donc symboliquement acéphale, puisqu’il rejette la Raison. On assiste plus à l’expression d’une conscience des tripes, des instincts, que de l’intellect. L’écriture est en constant déplacement, adoptant une démarche labyrinthique, à l’image des entrailles. Le texte est plus que jamais un corps, de même que le mot devient un être vivant à part entière.

1 Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, p. 14 2 L’Ivre Livre, « Egobiographie tordue » p. 217 3 Ibid., p. 232-233 4 Ibid., p. 250-251 5 Ibid., p. 253 6 Ibid., p. 249 7 Ibid., p. 278 8 Ibid., p. 215 9 Ibid., p. 306 10 Ibid., p. 216-217 11 Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, p. 2266 12 L’Ivre Livre, « Egobiographie tordue », p. 324 13 Ibid., p. 342 14 Ibid., « Les feux de l’ébriété », L’invitation à l’ivresse, p. 345 15 Ibid., « Egobiographie tordue » p. 249 16 Ibid., p. 259 17 Ibid., p. 252 18 Ibid., p. 319 19 Ibid., p. 239 20 Idem., Corpus Scripti, p. 23 21 L’Ivre Livre, « Les feux de l’ébriété », « Qu’est-ce que l’ivresse mentale ? », p. 352 22 Ibid., « Egobiographie tordue », p. 257 23 Ibid., « Les feux de l’ébriété », « Qu’est-ce que l’ivresse mentale ? », p. 353 24 Ibid., p. 352 25 Ibid., « Egobiographie tordue » p. 253 26 Ibid., p. 217 27 Rabelais, François, Gargantua, prologue, p. 59 28 L’Ivre Livre, « Egobiographie tordue », p. 262 29 Ibid., p. 263 30 Ibid., p. 286 31 Ibid., p. 287 32 Ibid., p. 299

UNIVERSITÉ PARIS IV – SORBONNE Centre International d’Études Francophones L’ÉCRITURE ORGANIQUE dans L’IVRE LIVRE de Marcel MOREAU - Étude nouvelle de la création littéraire comme pulsion instinctive soumise à un corps terriblement vivant car écrivant. Mémoire de Master I, présenté et soutenu par Antoine Jobard Directeur de recherche : Mme le Professeur Beïda Chikhi Septembre 2011


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LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

FRUITION

UN QUATUOR CHORÉGRAPHIQUE DE CHRISTINE BASTIN Pièce dansée, parlée, immergée dans l’image-lumière d’après l’œuvre de l’écrivain Marcel Moreau et en collaboration avec le cinéaste Virgile Loyer. >TEXTE DE CHRISTINE BASTIN

Après plus de 25 ans, d’un chemin dansé, avec ou sans paroles, où le fait de « dire » a souvent été utilisé comme aveu d’impuissance, l’acteur et le mot s’arrêtant là où le danseur commence, j’ai envie aujourd’hui d’inverser quelque chose : penser au mot, non plus comme signe d’un manque à être, mais comme « verbe » source d’être, tout aussi originel et palpitant que le mouvement de danse, quand il puise aux mêmes archaïsmes, aux mêmes racines, « aux mêmes enjambements du révolu par le devenir » dit Marcel Moreau. L’écriture de Marcel Moreau, qui ne raconte rien mais qui agite le fond de l’être, est l’écriture que je cherchais pour tenter cette aventure.

LES TEXTES FRUITION … c’est un des mots préférés de Marcel Moreau « Rien qu’au prononcé de ce mot, tout nous est donné à voir et à respirer… » Ce mot des 14 et 15ème siècle, tombé dans l’oubli, signifiait jouissance… son verbe : fruire « mettait tout le corps en état de passer à l’extase… »

extraits de Féminaires, Lettres Vives, 2000 Insolations de nuit, La Pierre d’Alun, 2007 Les Arts viscéraux, C. Bourgois, 1971 Un Cratère à Cordes, Poème 2, 2013


« Rien qu’au prononcé de ce mot, tout nous est donné à voir et à respirer… »


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Quelle est la matière première du vivant ?

VERBE, MOUVEMENT, , LUMIERE ? Jean-Pierre Texier

LORSQUE LES MOTS SONT PROJETÉS À L’IMAGE, ILS LE SONT AVEC LES BROUILLONS MANUSCRITS DE MARCEL MOREAU : … pages blanches serrées de mots dans tous les sens, devenant œuvres picturales. Le cinéaste traite ces manuscrits comme une matière en mouvement. On ne sait pas ce qui est écrit sur ces pages… Le manuscrit soumis à de nombreuses transformations, devient scénographie, paysage, lumière, rythme… On assiste à la naissance du corps des mots avant qu’ils ne fassent sens. Il se crée une sorte d’espace archaïque, une caverne où s’inscrirait en direct, le commencement du verbe. La « chaonaissance ».


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ENTRETIEN AVEC CHRISTINE BASTIN

ENTRETIEN AVEC

CHRISTINE BASTIN Comment cette aventure artistique - une chorégraphie qui s’appuie sur les mots, la langue, la pensée de Marcel Moreau - s’est-elle imposée à vous ? J’ai toujours aimé lire pour me nourrir et c’est une libraire de la rue Quincampoix à Paris, Éliane Huber, qui, m’entendant parler de ma danse et de ma façon de chercher le mouvement, m’a dit : c’est Marcel Moreau qu’il vous faut. C’est donc apparemment ce que nous étions l’un et l’autre qui nous a fait nous rencontrer… penchés au bord des mêmes gouffres, saisis à bras-le-corps par des rythmes antiques… l’un écrivant, l’autre dansant, autour de la même matière première du vivant… C’était fin 2008. J’ai donc invité Marcel à voir un de mes spectacles qui je crois l’a rendu heureux… c’est comme ça que notre rencontre a commencé… J’ai continué de le lire, d’aller le voir aussi, et l’envie de faire quelque chose avec ses textes, s’est imposée tranquillement. J’avais déjà

auparavant créé des pièces de danse avec du texte, porté par des acteurs (Claudel, Novarina), mais pour la première fois, j’avais l’envie de mettre le mot, le « verbe », à l’endroit même où je vois vibrer l’essence du mouvement, l’essence de la danse. L’envie aussi que ce soit une danseuse et non une actrice, qui porte les mots, pour voir ce que ces mots font à son corps et ce que la danse fait à ce corps parlant… Les mots dansent-ils ? Comme un corps ? Les mots de Marcel poussent le corps à l’incandescence. Ils créent une émotion physique, un bouleversement des sens en même temps qu’ils transportent le sens. Ils me dansent. Et sûrement que Marcel dansait juste au moment de les écrire. Le rythme qu’il leur donne me les fait comprendre simultanément par le corps et par l’esprit… Tout de moi les reçoit. Pour Marcel, les mots sont des corps. Pour moi, ils sont des incitations au corps.

FRUITION

QUATUOR CHORÉGRAPHIQUE DE CHRISTINE BASTIN À PARTIR DE L’ŒUVRE DE MARCEL MOREAU, ET SUR DES IMAGES DU CINÉASTE VIRGILE LOYER

AVEC CÉLINE GAYON, MÉLODIE JOINVILLE, VICTOR VIRNOT ET CHRISTINE BASTIN ADAPTATION : CHRISTINE BASTIN, IMAGES : VIRGILE LOYER, MUSIQUE : GRISEY, PARMÉGIANI, GOLIJOV, GALASSO, LUMIÈRE : EMMANUELLE STAUBLE, RÉALISATION BANDE-SON : CHRISTOPHE SÉCHET, RÉGIE GÉNÉRALE : STÉPHANE FRAUDET, COSTUMES : CATHERINE CHARPENTIER, CHORÉGRAPHIE ET MISE EN SCÈNE : CHRISTINE BASTIN

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36 ENTRETIEN AVEC CHRISTINE BASTIN

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

La danse nécessite-t-elle un travail de traduction pour exprimer les mots d’un écrivain ? Ou bien estce un mouvement spontané qui naît à leur lecture ? Je ne cherche pas à traduire. Les mots sont ce qu’ils sont et ils se suffisent. Tout comme la danse se suffit à elle-même. Et pourtant nous sommes attirés l’un par l’autre : les mots de Marcel provoquent des élans spontanés de corps qui m’emportent en des lieux où peut-être ses mots ne vont pas ?… Et ma danse quand elle commence en silence, fait naître à sa suite, l’envie de mots qui me transportent en des lieux où peut-être ma danse ne va pas ? Chacun fait « aimant » pour l’autre… ou écho, ou détonateur… recréant en verbe et mouvement, un être en totalité. Un corps peut-il « trahir » une pensée ? Un corps peut-il trahir sa propre pensée ? Oui. S’il n’est pas à l’écoute de sa justesse, de ce qui l’habite, de ce qui l’anime. Un corps peut-il trahir la pensée d’un autre ? celle de Marcel par exemple ? trahi par ma danse ? oui, cela pourrait arriver… je ne connais ni ne comprend pas tout de lui... certains de mes chemins ne sont pas les siens… il est homme, je suis femme… mais si son rythme reste pour moi l’essentiel, alors ce qui surgira ne sera pas une trahison… plutôt un printemps « anachronique », inconnu de nous deux… nous connaissons nos graines mais pas ce qu’elles feront pousser… Comment être à la hauteur d’une « langue organique », donc viscérale ? N’être pas à la hauteur, justement… mais dans les profondeurs… en plein milieu de soi, de l’autre, du monde… pas pressé d’émerger… pressé de s’immerger… recommencer à ne plus rien savoir… L’image et le son sont-ils des compléments indispensables à votre travail chorégraphique ou tiennent-ils plus du décor ?

« Fruition, c’est un cadeau pour

lui… D’une femme dansante à un homme écrivant... droit dans les yeux du taureau.

»

L’image travaillée par Virgile Loyer, est la mise en lumière et en mouvement des manuscrits de Marcel... Comme des tableaux mobiles et abstraits qui contiennent et révèlent les corps. Notre envie, pour la danse et l’image, est de les rendre indispensables l’un à l’autre, exaltés l’un par l’autre. L’image ne tient pas du décor, elle détient les corps ! et les corps le lui rendent bien. Le son est aussi au cœur de cette danse archaïque, de ces images « pariétales ». Il est matière, souffle, stridence, percussions. Il « n’habille » pas la danse. Au contraire, il la crée… il est secousse comme le sont les mots de Marcel. Quel fut le moment précis de la rencontre entre la chorégraphe et l’écrivain ? Le moment clé ? Celui qui crée le désir d’y aller ensemble ? Le moment précis de la rencontre chorégrapheécrivain, c’était dans cette librairie, en ouvrant « Les arts viscéraux », quand mes mots, parlant de ma danse, ont rencontré ceux de Marcel parlant de l’écriture, et quand j’ai vu qu’il extirpait ses mots à la langue, comme moi, mes mouvements à la danse. Et il y avait ce rythme ! Plus tard, quand je l’ai rencontré, l’homme m’a plu infiniment. Il est ce qu’il écrit. Peut-être que c’est cette rencontre-là qui a suscité mon envie de joindre ma danse à ses mots. Et Marcel a accepté… pourquoi ?… Il faudrait lui demander. On s’amuse bien à deux…. C’est peut-être pour ça ?… Fruition, c’est un cadeau pour lui… D’une femme dansante à un homme écrivant... droit dans les yeux du taureau.


37 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

ENTRETIEN AVEC CHRISTINE BASTIN

CHRISTINE BASTIN Forte d’une très longue et riche expérience de la danse, Christine Bastin a souvent travaillé en lien étroit avec le théâtre et la littérature, sur des auteurs tels que Paul Claudel pour Abel Abeth ; Jean Giono pour Siloe, Malcom Lowry pour Bless ; Valère Novarina pour Grâce ; Camilo José Cela, Fédérico Garcia Lorca et Saint Jean de la Croix pour Gueule de Loup (ces trois derniers spectacles ont été présentés au Théâtre de la Ville à Paris). Née à Lille, Christine Bastin commence à danser dès l’âge de 9 ans avec Anne-Marie Debatte. Plus tard, elle poursuit en parallèle de la danse des études en philosophie et en droit, puis une carrière d’avocate. En 1982, elle vient vivre à Paris suite à un stage marquant auprès de Françoise Dupuy et Jérome Andrews, et entre dans la Compagnie Christine Gérard. Elle apprend de nouvelles techniques lors de nombreux stages avec Nikolaïs, Murray Louis, Susan Buirge Carolyn Carlson. Ainsi qu’avec Joëlle Mazet, Andreï Glegolski et Wayne Byars et encore Solange Mignoton. Elle obtient en même temps le DEUG en danse de la Sorbonne. Lauréate de nombreux concours internationaux de chorégraphie : Volinine (Paris), Nyon (Suisse), Festival International de la Côte d’Azur (France), Gröningen (Hollande), elle obtient en 1986 le 1er prix du Concours International de Chorégraphie de la Ville de Paris avec Folia, et crée sa propre compagnie, du même nom. S’ensuit une intense période de création, résultat de commandes tant du festival IN d’Avignon, du festival Suresnes Cités Danse, des Rencontres Chorégraphiques de Pontault-Combault, du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, que de la Biennale de danse de Lyon. En avril 1997, elle fête les 10 ans de la compagnie avec un film L’Éternel Printemps, réalisé à partir de vidéos de tous ses spectacles. Son travail de danseuse, chorégraphe et performeuse l’a également mené à se frotter de très près aux arts du cirque (Un ange à la mer Pietà), plastiques (collaborations avec le peintre Daniel Kohn, le plasticien Maciej Fiszer, le peintre Olivier Marty) ainsi qu’à la musique contemporaine (Bernard Parmégiani, Arvo Pärt, Jean-Claude Risset, Christophe Séchet) hip-hop et électronique (Scanner). À côté de cette activité de création, Christine Bastin consacre également son temps à la transmission de son savoir, puisqu’elle a enseigné dans de nombreux centres de formations à Paris (CID, RIDC) et en province (Maison de la Danse de Lyon, CND Lyon, Centre Danse Création de Lille, universités), dans les lieux de formation continue, dans les écoles de cirque, conservatoires, etc... Elle participe à de nombreux jurys, pour des examens de conservatoires, pour les Rencontres Chorégraphiques de la Biennale de danse du Val-deMarne, pour les Rencontres de la Fédération Française de Danse, et pour de nombreux concours de chorégraphie, en France et à l’étranger. Elle donne également des conférences autour de son travail (Villa Médicis Rome, Université de Paris, Cité Danse Grenoble…) et fait partie de la Commission Nationale de la Danse. Elle est soucieuse du lien qui unit le public et les artistes et considère ses créations comme un moment privilégié prenant en compte l’époque, le territoire et les sensibilités de chacun. Boursière de la Fondation Beaumarchais en 1990, Christine BASTIN a obtenu en 2000, le Prix culturel de la ville de Bourges et, en 2001, la distinction de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.

VIRGILE LOYER Philosophe et cinéaste, Virgile Loyer est né en 1975 à Paris. Le cinéma est pour lui le moyen de penser ce qui échappe à ses mots et porte « sur les faits d’apparition et de disparition, de jaillissement et d’extraction ». Il situe son art dans une tradition, dans un dialogue avec les autres films, soucieux d’un langage qui s’est élaboré au fil du temps. Il en vient donc à interroger l’acte même de filmer et son propre regard. En cette matière, ceux de Chris Marker, Jean Rouch et Jean-Luc Godard figurent parmi ses influences directes. Citons ses pères spirituels que sont André S. Labarthe, Jean Daniel Pollet, Marcel Hanoun, et Alain Cavalier. Virgile Loyer est le réalisateur du film DONC, plongée dans l’intimité et l’écriture de Marcel Moreau, appuyée par une lecture de Denis Lavant. Les mots puissants de l’écrivain s’y transforme en chair et DONC, le chaos donne naissance à du sens : Chaonaissance ! Les mots et les corps travaillent ensemble. Le montage et la musique travaillent ce double rythme pour faire un objet qui aurait lui-même la matérialité d’une incarnation et inviterait alors, par le gouffre, à la danse du sens des mots. Virgile Loyer arpente les mêmes chemins que l’écrivain. Il dégage cette même obsession de l’essentiel. Il met à jour ce que l’œil humain ne peut voir, comme le microscope qui révèle des mondes inconnus et fondateurs. Il dira : « Je vis le cinéma comme un art pariétal, un travail manuel paradoxalement primitif, avant le langage. Il tient à la fois du poème et de la danse. »

RÉALISATIONS • Yura, conte himalayen-documentaire, 26’. Festival international du film d’Aubagne, 2003 • Les Musées meurent aussi, film-mémoire du déménagement des collections ethnographiques du Musée de l’Homme, 2004 • La Maison des Morts, Musée de l’Homme, Paris, 2004 • Seul le Diable sait, fiction 45’, 2006 • Manifeste ! (Complément du DVD Itchkerie Kenti) de Florent Marcie. MK2 diffusion, 2006 • Generatio Aequivoqua, (dossier sur Bruno Schulz dans la revue Coltard), Montpellier, 2008 • Anamnèses, ciné-poème installation vidéographique et performance avec la poétesse Claude Favre. Première présentation : Festival Instin, le Lieu de L’Autre, Arcueil, septembre 2008 • Donc, portrait documentaire avec l’écrivain Marcel Moreau et Denis Lavant. Première projection au centre Wallonie-Bruxelles, mai 2009. Sélection « incertains regards » des États Généraux du documentaire de Lussas

Virgile Loyer travaille actuellement à une adaptation du Mont Analogue, de René Daumal.


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LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

CÉLINE GAYON Après des études de cinéma et d’arts plastiques, elle décide de se consacrer à la danse. À Paris d’abord, elle pratique la danse contemporaine, la méthode Feldenkrais, le classique et le yoga Iyengar. Elle poursuit sa formation en Allemagne, à l’École de Pina Bausch, années pendant lesquelles elle chorégraphie plusieurs pièces courtes, danse auprès de Malou Airaudo, et de jeunes chorégraphes internationaux. Elle rencontre Rui Horta et Frey Faust. Suivent plusieurs engagements au sein de compagnies de danse-théâtre (Les Petits Poissons, Cie M. Murray) et de Physical Theater (Resistanz). De retour en France elle obtient le Diplôme d’État au Centre National de la Danse, enseigne et danse pour la Cie Nadja, La Cie C. Simon et La Vrille, dont elle est la fondatrice. En 2007, elle travaille auprès de Christine Bastin pour la création Mariam. Son engagement en tant qu’interprète continue aux cotés de Lydia Boukhirane pour la création Que le dernier éteigne la lumière (Cie Nadja).

MÉLODIE JOINVILLE Après avoir étudié les Arts plastiques et la musique, Mélodie Joinville suit en parallèle une formation de danse contemporaine et jazz au centre James Carlès de Toulouse et plusieurs ateliers de clown à l’école de cirque le Lido. Elle intègre en 2006 la Cie Folapik et découvre le tissu aérien à l’école de cirque des Noctambules à Paris. En 2007, elle rejoint la compagnie La Folia fondée par Christine Bastin où elle participe à la création de Mariam. Puis en 2008, elle collabore avec Farid Ouchiouenne pour sa dernière création Mistero Buffo de la Cie Farid’o. Elle travaille avec Act2 Cie Catherine Dreyfus depuis 2009 pour la création Et si j’étais moi ! et continue cette collaboration pour sa prochaine création Éloge de la Métamorphose. Parallèlement à la danse, Mélodie anime plusieurs stages et ateliers de sensibilisations au sein de Maison de Jeunes et de la Culture (MJC).

VICTOR VIRNOT Il commence très tôt à appréhender son corps avec la pratique du judo, découvre la danse contemporaine puis la danse classique au Conservatoire de Montreuil. Dès l’âge de 11 ans, il intègre un cursus à horaires aménagés qui lui permet parallèlement de passer un baccalauréat littéraire et de pratiquer intensivement sa passion. Il passera du Conservatoire de Montreuil au CNR de Paris puis au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris où il obtiendra son diplôme de danseur. À cette occasion, il participe au processus de création de différents chorégraphes (Yuval Pick ; Emanuel Gat ; Thomas Lebrun) où lui seront transmis Noces de Preljocaj, Prologue d’une scène d’amour de Yuha Pekka Marsalo et Lynchtown de Charles Weidman. Il n’aura de cesse durant cette formation et par la suite de s’imprégner d’univers différents tels que ceux du hip hop, du cirque, des art martiaux... En 2009, il participe à la création de la Cie Never Mind qui remporte le premier prix ex-aequo des Synodales et entame une tournée Jeune Public. En 2011 il intègre la Cie La feuille d’automne et participe à la création du spectacle Cendrillon ballet recyclable de Philippe Lafeuille. Il rentrera aussi dans la Cie Arthur Harel pour la création du spectacle To be three/Or not to be mêlant danse contemporaine et hip hop. En 2012 il intègre la Cie Écrire un Mouvement et participe à la création du spectacle Qu’avez-vous vu ? de Thierry Escarmant.


39 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

ENTRETIEN AVEC NICOLE MALINCONI

PROTOCOLE DE RELANCE EN SOLO - CRÉATION

ENTRETIEN AVEC NICOLE MALINCONI > PROPOS RECUEILLIS PAR DOLORÈS OSCARI ET LAURENT LAIGNEAUX

Laurent Laigneaux : Vous avez, pendant plusieurs années, exercé la profession d’assistante sociale au sein du service du Docteur Peers. Pouvez-vous nous parler de cette figure ? Nicole Malinconi : Je suis entrée dans ce service à l’époque où l’avortement n’était pas encore autorisé en Belgique. Le docteur Peers le pratiquait déjà depuis un moment. Il était surtout connu pour être un médecin rigoureux et intègre qui principalement, aidait les femmes à accoucher sans douleur. Il était à l’hôpital presque 24h/24. J’ai été impressionnée par son écoute. Son approche, très humaine, était loin de la médecine « médicale » au sens strict du terme, au sens du praticien qui se contente de « réparer » et arrête là son travail. Son implication était déjà bien longue, et remontait au moment où même la

contraception était interdite de publicité. Tout cela n’est pas si éloigné de nous. Son activité, clandestine à l’époque, lui avait déjà valu des tracas administratifs pour avoir ouvertement prôné la contraception auprès de ses patientes. Ce lui valut d’être rétrogradé d’abord, puis incarcéré après la dénonciation d’un avortement. S’en sont suivis tous les mouvements militants, discussions, manifestations initiés par les centres de planning familial qui commençaient à exister. Cependant, il y avait un hiatus dans cet hôpital entre lui et le personnel soignant. En même temps, le docteur Peers avait une aura. Celle qui accompagne l’autorité naturelle, mais il n’était pas le directeur de l’hôpital. Et en même temps, dans cet hôpital, les infirmières vivaient très mal le fait de transgresser la loi quotidiennement, sans trop

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oser lui en parler pourtant. D’abord, statutairement, elles n’en avaient peut-être pas le droit ; mais surtout parce que le docteur Peers inspirait et respirait la confiance. Certes, il avait établi une relation d’autorité avec les infirmières mais dans le bon sens du terme, au sens moral, à l’image de son engagement. Et pourtant, cela n’empêchait pas les infirmières de manifester une certaine cruauté, de communiquer avec les patientes dans une forme de violence verbale terrible. Une violence verbale qui m’a sidérée dès que je suis entrée en fonction. Je l’écris dans Hôpital Silence. Il y avait ces femmes - les infirmières - qui, vis-à-vis d’autres femmes - les patientes -, avaient l’air de vouloir se venger. Il fallait « punir » ces femmes de l’acte qu’elles voulaient commettre. Mais punir de quoi ? Je me suis souvent demandé d’où venaient cette hargne et ce mépris. Un mépris qui m’était adressé également. Dans la mesure où mon rôle était d’écouter ces femmes, j’y étais assimilée. On aurait voulu m’exclure et me cantonner à l’avortement. « Vous êtes là pour les avortements » me disaient les infirmières. Conclusion : quand je rendais visite à une accouchée, on me demandait parfois : « Qu’est-ce que vous faites là ? ». Or, ma place étant définie au sein de la structure d’accueil, il était de mon ressort d’accompagner toutes les femmes, tant pour les accouchements que les avortements. Mais cela restait mal vu. Bref, j’ai été très touchée par ces mots hostiles. Mais ce qui m’intéressait surtout, c’était les paroles des femmes concernées, en situation de subir un avortement. Je « recevais » leurs mots. C’étaient des mots directs, non préparés. Elles arrivaient dans une angoisse et une inquiétude multiples : ne pas vouloir être enceinte quand on l’est, crée un désarroi énorme et une peur immense. Elles ne savaient pas si on allait accepter de les aider, si elles n’allaient pas se faire dénoncer, etc... La pression de l’interdiction y était pour beaucoup. Tout cela faisait qu’elles étaient sur le qui-vive et les poussait à me dire les choses sans détours. À moi. Moi qui étais là, non pas pour émettre un jugement, les autoriser à avorter ou pas, mais - et je le rappelais dès qu’elles arrivaient - pour parler.

« On ne décide pas de son écriture. Qui sait pour quelles raisons les mots vous prennent d’une façon et pas d’une autre ?

»

Car Mr Peers était à l’écoute d’autres choses que de la seule médecine « médicale ». Il avait conscience de la nécessité de dire . On ne fait pas un avortement comme on fait un lavage d’estomac. On parle, on dit, parce que cela va s’imprimer dans l’existence. Il faut donc que ce soit vécu le plus humainement possible. Dolorès Oscari : Comment cela va-t-il s’imprimer ? N.M. : Je ne veux pas poser de jugement d’anticipation, mais les psychanalystes par exemple, en savent assez sur ces cas d’avortement qui ont été mal vécus. Ces avortements qui sont demeurés dans le silence, dans le secret, qui se portent comme un fardeau, qui auront des retentissements sur la possibilité d’avoir un enfant ou sur l’enfant qui viendra ensuite, à qui l’on ne dira peutêtre rien... La parole, chez les humains, c’est ce qu’il y a de plus « humain ». Il est évident, pour moi, que ce genre de choses doit se dire, et qu’il faut ménager un temps pour cela. C’est ce que l’hôpital ne voulait pas entendre. Je voulais au départ intituler mon livre Les Mots perdus de l’hôpital parce qu’il s’agissait de mots que les infirmières n’entendaient pas. Ainsi que toutes les questions que ces femmes se posaient : « Comment vais-je vivre à la date de son éventuelle naissance ? », « Ne vais-je pas me dire, l’année suivante : tiens, il aurait eu un an ? », etc... Des questions qu’il était nécessaire d’exprimer. Pour que la décision qu’elles avaient prise - car elles l’avaient pratiquement toutes prise - une fois qu’elles franchissaient la porte de l’hôpital – s’inscrive dans leur existence, et donc prenne la valeur d’un acte humain.


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D.O. : Venaient-elles le plus souvent seules à l’hôpital ? N.M. : Elles pouvaient venir en couple, ou seules, ou sans l’avoir dit au conjoint, au petit ami parce que ce dernier s’était évaporé dans la nature, ou bien parce que c’était un enfant illégitime, ou encore un accident qui bouleversait le ménage socialement, psychologiquement, financièrement... Hôpital Silence est fait de ça. Des mots vifs de ces femmes. Je les trouvais beaux. J’appréciais autant le contenu de leur discours, la recherche de vérité que ces femmes vivaient là devant moi, que leurs mots en eux-mêmes. Ils étaient comme des objets. Ils prenaient corps, contrairement à des considérations sociologiques sur l’avortement. Ces mots là venaient des tripes. Et ces mots, je les ai gardés en les notant à toute vitesse sur une feuille, me disant que j’en ferais peut-être quelque chose, mais sans savoir trop quoi. Ma première idée était de rédiger un témoignage. Je ne sais si cette idée s’est évaporée, ou bien si, à ce moment de ma vie, d’autres influences m’ont détournée de ce projet initial. Par exemple, je découvrais Marguerite Duras à cette époque. Je me souviens alors, avoir beaucoup parlé d’écriture avec mon conjoint : cette question nous habitait tous les deux. Finalement cela a donné un texte que je n’ai pas « décidé » et qui a été reconnu par Jérôme Lindon, l’éditeur des Éditions de Minuit, comme davantage qu’un témoignage. Il a fait valoir une écriture. Il s’agissait là, pour moi, d’une révélation. On ne décide pas de son écriture. Qui sait pour quelles raisons les mots vous prennent d’une façon et pas d’une autre ? Et voilà que Jérôme Lindon, ce grand monsieur, reconnaissait ce que j’avais écrit ! D.O. : Vous entrez donc chez le Dr Peers en qualité d’assistante sociale et en ressortez écrivaine... N.M. : J’en suis sortie 5 ans plus tard, 15 jours après le décès de Willy Peers. L’institution provinciale ne voulait pas, après sa disparition, maintenir une structure d’accueil ouvertement déclarée comme pratiquant l’I.V.G. On a tout effacé et j’ai été mutée dans un service de guidance. Certains médecins ont continué à pratiquer

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l’avortement, mais de façon plus clandestine. Jusqu’à ce que la loi passe en Belgique. Je suis alors sortie avec un livre et une voie, une porte ouverte... D.O. : Une voie royale ? N.M. : Je ne suis pas sûre qu’elle fût royale. La porte était peut-être ouverte, mais la voie a été plus sombre qu’il n’y paraissait au départ. Après un premier livre, on est « marqué » par le regard des autres. Celui d’un éditeur d’abord, et ensuite par le regard de celles et ceux qui en parlent. On n’est plus « vierge » alors. Une naïveté nous a quitté. On est moins libre intérieurement. Il faut se libérer de cela. Je me souviens de ce que Jérôme Lindon m’a dit à propos du livre suivant, Nous Deux, qui parle de la relation d’une mère et de sa fille : « Votre mère, vous ne l’avez pas assez trahie ». Je me suis longtemps demandé ce qu’il entendait par là. Il a fallu des années, du travail, beaucoup de réflexion et beaucoup d’autres livres aussi, bref du temps, pour que je comprenne ce qu’il voulait dire. Aujourd’hui, plus qu’à l’époque, je peux parler de l’écriture et dire en accord avec Lindon, qu’elle trahit quelque chose, mais que cette trahison doit s’inscrire jusqu’en elle, dans l’écrit même. En ce qui me concerne, j’écris à partir de ce que j’appelle le réel. J’ai toujours écrit à partir d’événements s’étant réellement produits : les mots de ces femmes, des femmes en question (Hôpital Silence), les dires de ma mère (Nous deux), les paroles de mon père (Da Solo), une rencontre en prison avec Michelle Martin, l’ex-femme du criminel Marc Dutroux (Vous vous appelez Michelle Martin)... Bref, des choses non-fictionnelles. Il n’y a pas de travail de fiction, d’enjeu, de suspens. Mon travail est davantage l’écriture que l’invention. C’est une drôle d’affaire qui consiste à se laisser prendre par les mots, à ne pas chercher à tout maîtriser et, en même temps, à ne pas dire des choses insensées. On ne délire pas quand on écrit. Même quand il s’agit de poésie. Ce qu’un poète écrit, ce n’est pas du délire. Mais alors, qu’est-ce que c’est ? Il s’agit de se laisser

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traverser. Marguerite Duras disait « j’écris comme une passoire ». Il faut se laisser traverser par la langue et en faire quelque chose qui est différent de ce que vous aviez perçu initialement. L’écriture vient d’abord d’un réel dont j’appréhende qu’elle ne l’atteindra jamais. Et, en même temps, il faut qu’elle se détache de ce réel. C’est comme si, même dans l’écriture, il s’agissait d’être « décollé », séparé, de « trahir ». Je crois que c’est ce que Jérôme Lindon voulait me dire pour mon deuxième livre, Nous Deux. L’écriture, il y en avait une, il ne m’a pas fait de critique à cet égard. Mais c’est comme si, dans le fond, il sentait qu’il n’y avait pas eu le « décollement » de l’écriture. Je crois que ce « collage » qui est le mien et qui a marqué mon existence, mais que j’ai « travaillé » longuement quant à moi, m’a permis de comprendre dans quel emprisonnement s’est trouvée Michelle Martin, dès l’enfance, en quoi cela a grandement conditionné son incapacité de discernement, plus tard. Michelle Martin, de manière paroxystique dirais-je, a vécu dans un rapport fusionnel avec sa mère. Enfant unique et seule avec elle, puisque son père est décédé

dans un accident de la route alors qu’elle avait 6 ans. Il la conduisait à l’école. Ils étaient partis en retard ce jour là, car elle avait oublié son masque de carnaval à la maison. Le message de sa mère fut, parmi bien d’autres : « Si tu ne l’avais pas oublié, vous n’auriez pas rencontré le camion, et papa ne serait pas mort ». Ou encore : « Si je ne me remarie pas, c’est pour toi... » La mère de Michelle Martin faisait des crises à se rouler par terre quand la jeune adolescente faisait mine de sortir, de s’émanciper un peu, de prendre ses distances... C’était une sorte d’englobement, une protection en même temps qu’un enfer qui, probablement, l’a bien préparée à passer de celui de sa mère à celui d’un homme, à qui elle s’est livrée totalement. Homme qu’elle a suivi jusqu’aux horreurs que l’on connaît. Le fait de travailler cette « matière » m’a permis de l’entendre chez l’autre. De voir que Michelle Martin en était très marquée. Quelqu’un m’a dit un jour à son propos : « Avoir ce type de relation avec sa mère a fait d’elle une enfant en danger », incapable de dire « oui » ou « non » à quelque chose, faisant qu’elle était « deux » en une. Ainsi, Michelle Martin, était une mère de famille qui, d’un côté, ne voulait rien savoir de ce qui se passait autour d’elle (lors de nos


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entretiens, elle mimait des œillères avec ses mains en accompagnant ses paroles) ; mais qui d’un autre côté, savait quand même. Le long travail de psychanalyse que j’ai vécu et qui m’a permis d’émerger de mon propre collage avec ma mère, donc de comprendre celui qu’a vécu Michelle Martin, m’a aussi permis, paradoxalement, de lui tenir tête quant elle s’est opposée à la publication du livre. Elle disait que ce texte allait la desservir. Je me suis alors vraiment interrogée. J’ai passé plusieurs nuits d’insomnies à me demander ce que j’allais faire de ce texte. Cela pouvait relever de la trahison, puisque pendant un an et demi, une espèce de confiance s’était installée entre elle et moi. Nous avons, selon son vœu, passé ensemble plus d’une heure tous les mois. Elle me parlait de son histoire et nous sommes restées sans cesse sur cela, sur ses actes. C’était là notre unique sujet de discussion. Après que je lui ai soumis le résultat écrit de nos rencontres, elle s’est opposée à la publication. Or, écrire a toujours été, pour moi, une sorte de quête de vérité. Ma vérité était donc aussi en jeu dans cet écrit. Ma recherche à moi, ma démarche c’était de laisser advenir quelque chose d’une question à propos de cette femme. Qui est-elle ? Celle que l’on se contente de nommer « monstre » dans la presse à sensation, est un humain. On ne changera pas cela, quoiqu’on le veuille, par confort. C’est cela qui transparaît dans mon texte. J’ai donc fini par me dire que si je lui donnais raison, si je ne publiais pas, si je taisais cette sorte de quête de l’écriture, j’allais tomber dans le même genre de déni que celui dont elle a fait preuve. Comme si je n’avais pas, moi, payé de mon désir, de ma personne, pour tenter d’approcher quelqu’un de cette manière et de l’écrire. Je lui ai donc annoncé mon intention de publier le texte. C’était une question de justesse avec moi-même, et peutêtre bien avec elle aussi. Son vœu, dès le début, c’était un livre sur sa vie de femme détenue. Une vie de détenue mérite sans doute qu’on s’y intéresse, car il y a là une réalité terrible. Mais, faire un livre sur Michelle Martin sans revenir sur ce qu’elle avait fait, sans parler de l’acte encore plus terrible pour lequel elle était détenue aurait été un déni majeur. J’avais refusé d’emblée. Malgré ce désaccord entre nous, dès

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le début, elle avait tout de même souhaité poursuivre nos entretiens. Elle sentait peut-être que je venais sans armes, les mains vides, avec l’envie de la rencontrer, avec de l’intérêt pour elle. Si j’avais continué simplement à lui rendre visite, mes oppositions n’auraient eu aucun poids auprès d’elle. Il a fallu de l’écriture, ce test-là, pour qu’elle voie que je n’étais pas « avec elle » dans ce déni. Il fallait en passer par l’écrit. Étant donné l’écoute et une certaine bienveillance que je lui portais, elle à dû s’imaginer, à cause de son passé d’enfant chéri de sa mère, que j’étais toute acquise à ses désirs. C’est le livre qui lui a démontré le contraire. D.O. : Avoir de la distance et une forme d’autorité dans cette situation nécessitent d’être bien construit soimême. Êtes-vous sortie intacte de cette aventure-là ? N.M. : À l’époque je terminais une cure de psychanalyse. J’ai payé beaucoup de ma personne dans cette analyse mais c’est ce qui m’a permis de tenir une place à l’égard de Michelle Martin, de prendre la décision de publication, de garder les distances et ne pas être dans l’empathie jusqu’à l’aveuglement. D.O. : Pour en venir au texte, Si ce n’est plus un homme, pourquoi ce titre en forme d’écho à celui de Primo Lévi : Si c’est un homme ? N.M. : Au départ, je voulais l’intituler Gueules cassées, en référence à ces soldats survivants de la guerre 14-18, défigurés par des éclats d’obus. Je trouve qu’aujourd’hui, il y a d’autres « gueules cassées », sans doute moins physiquement - et encore ! - qui témoignent de la déshumanisation que génèrent la mondialisation, la course au profit, le tout pouvoir de l’argent. Cette espèce de dérèglement pose des questions inquiétantes quant à l’avenir de la planète, quant à l’humanité. Y compris son incidence sur le langage. Cependant, j’ai craint que ce titre fasse trop allusion à la guerre 14-18 et n’ait pas de rapport avec le contenu. Il se fait qu’un des textes s’intitule Si ce n’est plus un homme. Celui-là qui parle des cadavres plastinés de

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l’exposition Körperwelten. Ces cadavres sont exposés à travers le monde dans un but soi-disant « artistique ». Selon le Dr Gunther von Hagens, l’inventeur de cette méthode de conservation et créateur de l’exposition, il s’agit là de raisons scientifiques et esthétiques. J’avais déjà écrit préalablement un court texte sur ces corps sans sépulture. Ces corps que l’on peut justement regarder comme objets d’observation et non plus comme personnes, ni comme défunts, nous venons les voir à la fois dans l’horreur et la fascination, comme s’ils n’étaient plus humains. De fil en aiguille s’est imposé Si ce n’est plus un homme, en écho à Si c’est un homme de Primo Lévi, qui a écrit, lui, l’inhumanité maximale des camps d’extermination. D.O. : Que pensez-vous de la proposition de Myriam Saduis, d’appeler le spectacle tiré de séquences de votre livre, Protocole de relance ?

écrire ». Le mot « s’emparer » m’avait dérangée car je suis « emparée » avant de « m’emparer ». L’écriture est pour moi le mouvement quasiment inverse de celui de la phrase : je suis d’abord touchée par une chose et je vais la laisser m’atteindre. C’est de cet ordre-là. D.O. : Je me souviens d’un conférencier qui disait : « Chez nous, dans mon milieu modeste, la langue et les mots comptaient beaucoup : on ne jouait pas avec ces choses-là ». N’avez-vous pas l’impression que les gens démunis, le sont vraiment de tout, et en premier lieu, de mots ? N.M. : Oui, et pourtant nous parlons, donc c’est aussi notre force. Mais que fait-on de cette langue ? C’est aussi un sujet que j’ai abordé dans Petit abécédaire de mots détournés. J’ai l’impression que la langue devient juste un moyen de communication, un outil...

N.M. : C’est le titre de l’un des textes. Ce n’est pas le titre qui me plaît le plus mais Myriam Saduis aime beaucoup ce texte-là et ce titre-là, ils lui parlent. Elle m’a fait valoir le côté ironique de l’expression : Relance de quoi ? Qu’estce que cela veut dire ? Protocole de relance, qu’est-ce que cela camoufle ? Je parle dans ce texte des personnes qui vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, même dans un contexte de relance...

D.O. : « Communication de service ! »

D.O. : Nous avons trouvé cette proposition très pertinente avec son contenu de provocation et de dérision à la fois ! Revenons au mot : Protocole. Entre quoi et qui ? Entre qui et quoi ? Entre quoi et quoi ? Que veut dire ce mot galvaudé avec lequel on nous bassine tous les jours ? La relance, la relance ! Mais quand ?

Tout comme pour le mot « bouger » : On dit : « elle bouge bien », non plus « elle est en forme ». Quand on s’arrête à toutes ces expressions, on se demande ce qu’elles recouvrent, finalement, quelle réalité. C’est comme si l’on avait enlevé la chair des mots. Du coup, cela devient du vent. Je lis parfois des articles dans la presse avec des tournures évidées, qui tiennent de l’abstrait, d’une espèce de langue passe-partout, mais qui ne s’inscrit plus dans le réel, dans le corps qui parle.

N.M. : Vous faites valoir vous aussi la vision que je n’avais pas eue, à propos de ce titre et peut-être même du texte. C’est vrai que ce titre est parlant… D.O. : Ce livre a une dimension de « reportage poétique ». Il propose une autre vision du monde, mais se sert du monde… N.M. : … Il se sert ou bien il est happé par le monde. Cela me rappelle une rencontre littéraire autour du thème « Le malaise : s’emparer de la vie d’autrui pour

N.M. : Oui, d’ailleurs le mot « communiquer » aujourd’hui a une utilisation nouvelle : ce n’est plus un verbe transitif ; on ne dit plus « il a communiqué une information », mais « il a bien communiqué » ou « il n’a pas bien communiqué », sans que l’on sache de quoi il s’agit. Mais il suffit de dire « communiquer »...

Le travail d’écriture est pour moi une nécessité. Je pense qu’avec la manière dont mon esprit fonctionne, l’écriture est le seul lieu où je peux laisser émerger des pensées d’un magma, d’un ensemble de choses floues, ressenties. Je suis sensible à beaucoup de choses, mais il ne me suffit pas de rester à la surface, comme imbibée, touchée par les événements, les autres, et ne rien pouvoir en faire. Je crois que l’écriture fait émerger


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des mots de cet flou, qui vont permettre d’inscrire quelque chose. C’est une nécessité pour moi. Pour qui écrit, il s’agit d’un acte de résistance par rapport au fait de ne plus rien dire, de parler pour ne rien dire, d’être à côté de soi-même. Je n’écris pas pour cela, mais écrire est la conséquence de tout cela. C’est peut-être très égoïste, mais c’est quelque chose que l’on ressent d’abord pour soi. Quand je n’écris pas, je ne me sens pas bien. Et pourtant (c’est ce qui est tordu avec l’écriture), écrire n’a jamais été pour moi une espèce de hobby, de sinécure, de passepartout, de passe-temps. Il s’agit d’un vrai travail. Un travail qui affronte des affres. Car pour sortir des choses du magma personnel, il faut lutter contre une résistance intérieure et contre les appels de l’extérieur : lutter contre la distraction, l’envie de se lever pour aller faire du café, penser à quelqu’un que l’on a rencontré peu avant, ne pas oublier ceci ou cela... Bref, les mille et une choses de la vie. Elles peuvent être, à chaque fois, des prétextes pour échapper au fait d’être là, disponible à l’écriture. D.O. : Y’a-t-il un temps de l’écriture, où vous êtes tournée vers vous-même et ne laissez à personne la possibilité de franchir cet espace ? N.M. : Oui, j’ai la chance de pouvoir y consacrer surtout les matinées. Bien sûr, la vie, les événements (comme par exemple la sortie et l’accompagnement d’un livre) me font parfois déroger à cette régularité, mais malgré cela, j’ai besoin d’avoir en moi cette sorte de point fixe, de le savoir : un temps pour l’écriture. L.L. : Michel Zumkir vous a dédié un livre portrait paru chez Luce Wilquin. Il y écrit : « la perte travaille toutes les étapes, toutes les strates de son œuvre ». La vôtre donc. Qu’en pensez-vous ? N.M. : Au début, j’avais constaté avec étonnement que je n’écrivais qu’après une perte : quand j’ai perdu mon travail à l’hôpital après le décès de Willy Peers (Hôpital Silence), quand j’ai perdu ma mère (Nous Deux), mon père (Da Solo)... Et je commençais à me demander, avec une certaine inquiétude, s’il fallait systématiquement attendre une perte réelle pour que je me mette à écrire. L’Attente dit aussi la perte. Il s’agit d’une femme que j’ai

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« Je pense qu’avec la manière dont mon esprit fonctionne, l’écriture est le seul lieu où je peux laisser émerger des pensées d’un magma, d’un ensemble de choses floues, ressenties.

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connue dans mon travail d’assistance sociale, qui a perdu son enfant. C’est elle qui est derrière ce livre. Les choses ne sont pourtant pas restées collées à cette réalité. Je me suis dit plutôt qu’écrire, c’est perdre toutes les possibilités que ce magma intérieur contenait en soi, l’infinité de choses passagères, fugaces que l’on y ressent. Quand on se met à écrire, on ne va en garder qu’une seule. La manière dont cela s’inscrit en vous vous fait perdre d’autres possibilités d’y revenir. À un moment, il faut reconnaître ce qui est inscrit et pas autre chose. Et puis, perdre participe du fait même de vouloir dire. Prenons le mot « arbre » par exemple. Quand je suis touchée par la beauté d’un arbre, le mot en soit n’arrivera jamais à la hauteur de cette chose qui est là et que je n’arriverai jamais à dire totalement. Je n’arriverai pas à dire l’essence des choses. Il faut faire son deuil d’être dans l’adéquation parfaite. C’est sans doute ça le « trahir » de Jérôme Lindon. L’écriture trahit le rêve qu’on a d’une adéquation parfaite avec les choses. C’est aussi vrai en peinture : Giacometti se torturait de ne pouvoir parvenir à faire une tête. C’était son but principal, la chose la plus difficile, la plus souhaitable, pourtant. Lorsqu’il faisait le portrait de quelqu’un, il recommençait cent fois ! Au point qu’un de ses modèles nous dit, qu’il pensait ne jamais en voir le bout ! Il repassait sur son travail de la veille sans être jamais satisfait. J’imagine que lui aussi a dû accepter, à un moment, de s’arrêter de vouloir atteindre absolument,

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totalement le réel. Or, si même Giacometti témoigne de cela, c’est encourageant ! C’est ce que je me dis ! L.L. : Quel a été votre réaction quand vous avez entendu pour la première fois vos mots prononcés par une comédienne, Nicole Colchat dans Elles ? N.M. : J’ai été très émue en l’entendant dire ce que j’avais écris. C’était comme si mes mots étaient passés dans le corps de quelqu’un d’autre. Nicole Colchat en faisait quelque chose d’autre, avec sa voix, sa présence, ses gestes... C’était aussi fort que ce moment où je suis sortie pour la première fois des Éditions de Minuit avec les vingt exemplaires d’Hôpital Silence qui m’étaient destinés. J’avais l’impression que cette chose, que j’avais créée, avait maintenant son existence propre. On allait la retrouver en librairie, l’aimer, ne pas l’aimer. C’était parti de moi ; cela m’avait quittée. Cela tient de la naissance aussi. Avec Nicole Colchat, l’émotion fut aussi forte. L.L. : Vous est-il plus facile d’écrire que de parler ? Écrivez-vous des choses que vous ne pourriez exprimer verbalement ? N.M. : Oui je crois. L’écriture est le seul lieu où je peux laisser advenir ce qui flotte en moi, dans ce que je ressens. C’est d’abord dans l’écrit que naît la pensée. Je me suis dit, lors de la rédaction de Vous vous appelez Michelle Martin et de Séparation, qu’écrire me faisait penser. Dans le passé, quand il m’était demandé mon avis sur un sujet ou l’autre, j’éprouvais souvent la difficulté de m’exprimer ou même peut-être la difficulté de savoir ce que j’en pensais vraiment. Sur le coup, je ne sais pas toujours préciser une pensée. En revanche, lorsqu’il m’arrive de parler de mon travail d’écriture, les mots me viennent, ils viennent de ce que j’ai écrit. Même si je les cherche pourtant ! Aucun discours ne peut bien circonscrire les choses. On est toujours dans ce quelque chose qui échappe. C’est donc une parole qui s’accommode de cette impossibilité. Écrire aussi ; mais l’écriture « inscrit », donc marque davantage la perte, l’impossibilité d’y revenir encore ; c’est peut-être cela, d’ailleurs, cette perte, qui suscite la pensée ; une pensée qui va au-delà de ce que vous pensiez initialement et de

ce que vous pensiez écrire. Cela a été très fort avec Michelle Martin : je rentrais en grande hâte de la prison pour mettre en note les souvenirs de notre conversation. J’écrivais ensuite, à partir de ces notes. Je me rendais compte alors que de nouvelles questions me venaient. Elles ne me seraient sans doute jamais arrivées si je m’étais contentée de réfléchir à ce que nous avions dit. Écrire ouvre la pensée.

BIBLIOGRAPHIE • Hôpital silence, Paris, Minuit, 1985 (rééd. Labor, 1996, coll. Espace Nord) • L’attente, Bruxelles, Jacques Antoine, 1989 (rééd. Labor, 1996, coll. Espace Nord) • Traces, sur des dessins de Christine Nicaise, Bruxelles, Ambedui, 1990 • Nous deux, Bruxelles, Eperonniers, 1993 (rééd. Labor, 2002, coll. Espace Nord) • Da solo, Bruxelles, Eperonniers, 1997 (rééd. Labor, 2002, coll. Espace Nord) • Rien ou presque, Bruxelles, Eperonniers, 1997 (rééd. Labor, 2006, coll. Espace Nord) • Sottovoce, sur des lithographies de Gabriel Belgeonne, Tandem, 2001 • Jardin public, Bruxelles, Grand Miroir, 2001 • Portraits, Bruxelles, Grand Miroir, 2002 • Détours à Grignan, Colophon, 2002 • À l’étranger, Bruxelles, Grand Miroir, 2003 (rééd. Labor, 2003, coll. Espace Nord) • Les oiseaux de Messiaen, Noville-sur-Mehaigne, Esperluète, 2005 • Petit abécédaire de mots détournés, Bruxelles, Labor, 2006 • La porte de Cézanne, Noville-sur-Mehaigne, Esperluète, 2006 • Les intérieurs, sur des lithographies de Patrick Devreux, 2006 • Une voix. Une voie in Bulletin de la Société Marguerite Duras, numéro spécial Hommage à Marguerite Duras, mars 2006, p. 54-57 • Écriture du réel, conférence de la Chaire de poétique de l’Université catholique de Louvain in Roman / Récit, Carnières, Lansman, 2006 • Au bureau, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2007 • Vous vous appelez Michelle Martin, Paris, Denoël, 2008 (sur Michelle Martin (ex-Dutroux) • Sous le piano Noville-sur-Mehaigne, Belgique, L’Esperluète Éditions, illustrations de Patrick Devreux. imprimé en Mai 2009 • Si ce n’est plus un homme, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2010 • Ce que l’œil ne voit pas, monographie, Musée d’art et d’histoire Louis Senlecq, 2011 • Elles quatre. Une adoption, Evelyn Gerbaud (ill.), Noville-surMehaigne, Belgique, L’Esperluète Éditions, 2012, 40 p. • Séparation, Les Liens qui Libèrent, 2012

SUR L’AUTEUR : • Nicole Malinconi L’écriture au risque de la perte, Michel Zumkir, Éditions Luce Wilquin (Collection, L’œuvre en lumière), 2004


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UNE LECTRICE QUI A

20 ANS

ET QUELQUE

Pauline VACHAUD a dédié plusieurs volets de sa thèse ÉCRIRE LA VOIX DES AUTRES à Nicole Malinconi. Nous en publions un extrait. > TEXTE DE PAULINE VACHAUD

NICOLE MALINCONI OU LA DISTINCTION COÛTE QUE COÛTE D’un point de vue générique, Hôpital silence et Vous vous appelez Michelle Martin sont deux textes très différents. Cependant, ils mettent en œuvre un rapport à la voix de l’autre très similaire : chacun de ces deux ouvrages inscrit en effet clairement une éthique de la distinction. Ce qui fonde l’écriture polyphonique, dans ces deux textes, c’est avant tout la mise à jour de la séparation des voix. Chez Nicole Malinconi, tenir à distinguer les voix, c’est travailler au nom de la singularité du dire et de sa justesse, selon une éthique de l’écriture envisagée comme sortie d’un « magma »1. Dans Hôpital silence, l’effacement de la voix du « je » est tel qu’appréhender ce texte selon le paradigme retenu jusqu’ici (composition harmonique versus contrapuntique) ne semble pas, au premier abord du moins, des plus pertinent. En effet, en tant que « témoin » qui s’occupe de « rassembl[er] les mots perdus de l’hôpital »2, le « je » tend à une neutralité qu’il rompt assez

rarement, comme on peut le voir dans l’exemple suivant, où l’enchaînement paratactique de phrases relativement simples et la progression thématique à thème constant contribuent à cet effet d’écriture blanche : Elle dit peu de choses de ce mal. Elle dit des mots qui s’accomodent à toute circonstance, comme : on verra bien, ou : voilà que ça recommence, ou : que voulez-vous ? Elle pourrait dire que les orties du jardin ont encore tout envahi et qu’il va falloir à nouveau arracher les racines. Elle parle comme préoccupée par une tâche à accomplir, dont elle ne serait pas maître de la réussite. Elle n’est pas affligée. Comme si elle avait pris son parti de la mort.3 Même quand la voix narrative n’est pas si réservée, c’est par le biais du commentaire qu’elle se fait entendre4. À première vue, ce ne serait donc pas tant une voix investie dans le tissu polyphonique à laquelle nous aurions

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affaire, mais à une instance combinant et intégrant les voix relayées à partir d’une position énonciative qui, aussi effacée soit-elle, n’en serait pas moins surplombante. Cependant, ce cadre énonciatif n’est pas si pur qu’il paraît. Un certain nombre de subtilités énonciatives demandent de nuancer cette lecture, si bien que nous devons envisager l’effet de coprésence entre voix narrative et relayée, et, plus précisément, la tendance contrapuntique de leurs rapports. Comme chez Jane Sautière, on peut ainsi remarquer la présence de récits adressés5. Choisir une telle situation énonciative, c’est alors laisser une certaine ambiguïté quant au statut de l’instance référée – tout à la fois évoquée et interpellée ; dans le même temps, pour le « je » c’est aussi une manière d’assumer sa présence – et il n’est pas anodin que ce soit justement dans ce geste interlocutif qu’il prenne part au récit. Peu importe, d’ailleurs, que l’instance référée soit individualisée ou non6, ce qui compte, c’est que le choix de l’adresse oriente l’écriture vers une certaine égalité entre voix du récit et voix relayées. Équilibre des voix ne signifie certes pas fusion. Si l’on reprend la manière dont Nicole Malinconi aborde cette question de l’adresse (à propos du cadre énonciatif de Vous vous appelez Michelle Martin), il s’agit bien de maintenir une dialectique entre proximité et distance : […] il s’agissait de nous discerner, elle et moi. J’aurais pu l’écrire avec « elle » et « je » ; je n’ai pas d’explication, pourquoi cette adresse. Parce qu’elle m’a interpellée. […] « vous », c’est comme une adresse, en espérant que la rencontre va aller plus loin, qu’elle va aboutir à une autre parole. C’est peut-être plus un « vous » de proximité, en même temps qu’il met à distance. Le « vous » d’une lettre est fait pour que l’autre la reçoive. […] C’est un « vous » à quelqu’un qu’on a presque perdu. J’y pense maintenant en le disant. Peut-être que c’est ça.7 La situation énonciative de Vous vous appelez Michelle Martin est irréductible à celle des deux récits adressés d’Hôpital silence : le souhait que cette adresse « abouti[sse] à une autre parole », notamment, ne semble pas être en jeu ici. Pour autant, dans ces deux textes, il s’agit bien de recourir au « vous » comme réponse à une interpellation, réponse qui à son tour fonctionne comme une interpellation, et qui engage un

lien et un écart à la fois. Par ailleurs, pour Nicole Malinconi, écrire ne consiste pas à « s’emparer de la vie des autres », mais à être « soimême atteint », comme « une éponge » : […] plus j’y pense, à propos de l’idée de « s’emparer », il s’agit bien plutôt de ce qui vous pousse à écrire et non de ce dont on s’emparerait, fût-ce la vie des autres, pour les besoins de l’écriture. On ne s’empare pas du réel, on est d’abord soi-même atteint. On est comme une éponge. Pris par quelque chose que, sans doute, on avait déjà en soi de vaguement approchant, mais enfoui, méconnu, englué. Parlant de l’inspiration, Emmanuel Levinas dit : « Être auteur de ce qui m’avait été à mon insu insufflé – avoir reçu, on ne sait d’où, ce dont je suis l’auteur ».8 Dès lors, le fait que dans Hôpital silence la voix narrative s’efface au point que certaines pages ne soient constituées que de discours rapportés relèverait plutôt de cette conception de la voix écrivante comme instance traversée par l’autre. Plus qu’une voix régisseuse et surplombante, la voix narrative serait en seule position de relais, ou, pour le dire avec un terme durassien convoqué par Nicole Malinconi elle-même, de « passoire » : C’est ce en quoi consiste le travail d’écriture, de laisser cela advenir. Quand Duras dit « j’écris comme une passoire », je crois que c’est cela qu’elle veut dire, qu’elle se laisse traverser par quelque chose et qu’en même temps elle n’écrit pas n’importe quoi, elle n’est pas dans le non-sens. Mais il y a une « traversée » qui fait que l’écriture qui advient n’est pas le résultat d’une maîtrise, n’est pas le résultat d’un vouloir. C’est le résultat d’une rigueur, ça oui, d’un désir, d’un travail, mais qui se différencie de l’acharnement et du forçage.9 L’expression réfère ici à l’acte de création et non à la forme résultant de cette création, mais il demeure que cette conception rejaillit sur le traitement des voix. Ainsi, l’absence de formules introductives de discours rapportés ou le choix de formules minimales seraient une manière d’accorder à la parole de l’autre une place


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autre que simplement subordonnée : « Est-ce qu’il est formé ? Est-ce qu’on le voit, après l’aspiration ? » « Ce n’est quand même qu’un morceau de viande. » « Si on aspire, où va le cordon ? Est-ce qu’il existe déjà, le cordon ? On va l’arracher ? » « C’est comme si on m’avait arraché une partie de moi-même. » « Et si je ne pouvais plus être enceinte, après ? » « C’est le vide d’une angoisse que j’ai vécue pendant des semaines » – et elle fait le geste de se dégonfler. « À l’échographie, j’ai vu quelque chose bouger et il m’a dit que c’était le cœur. Donc, c’est déjà formé ? Il est déjà formé ! Moi qui pensais que, jusqu’à trois mois, c’était un œuf de sang. Je croyais qu’ils étaient formés au moment où ils bougent. Ce cœur qui bat, je l’aurai toujours devant les yeux. »10 Le maintien des guillemets ne lève pas le cadre énonciatif global, où l’on différencie une voix citante et une voix citée, mais orienter l’écriture vers une telle prégnance de la voix citée constitue une manière de relativiser la différence hiérarchique. Du reste, dans l’ensemble du texte, on peut noter un grand nombre de procédés qui œuvrent à cette présentification de la voix l’autre – ce en quoi serait mis en avant un rapport de coprésence plus que de dépendance entre voix écrivante et voix citée. Dans le deuxième récit notamment (« Mère obligée », p. 16-23), on trouve quelques traits significatifs du texte en son entier. On relève ainsi une certaine tendance aux sauts énonciatifs, comme ce passage étonnant du discours narrativisé et discours direct : « Elle parlait de l’enfant en l’appelant : Bébé. »11 Auparavant, c’était un usage assez singulier de la ponctuation qui venait mettre l’accent sur cette parole vive : Elle disait qu’elle ne comprenait pas : ils avaient toujours fait attention, depuis douze ans : ils n’avaient jamais eu de problème.12 Sans cet usage des deux points – d’autant plus signifiant qu’il est redoublé – la part de la voix de l’autre en jeu dans le discours indirect libre (« ils avaient toujours fait attention, depuis douze ans », « ils n’avaient jamais eu de

problème ») serait beaucoup moins appuyée13. Par ailleurs, dans la suite du livre, on relèvera à de nombreuses reprises l’usage typiquement durassien de l’incise « dit-elle » en fin de phrase, qui oriente aprèscoup l’interprétation du cadre énonciatif : Elle pense qu’après « ça » il n’y a plus qu’un ovaire qui fonctionne. Elle tient cela de sa tante, qui avait déjà une fille, lorsqu’elle a avorté et qui, ensuite, a eu trois garçons. Il ne lui restait plus que l’ovaire qui donne les garçons, dit-elle.14 Elle se souvient que lorsque sa cousine – celle qui n’est pas mariée – a eu son enfant, c’est le grand-père qui est mort. Maintenant, c’est elle qui est enceinte et quelqu’un disparaît de nouveau. Comme s’il ne fallait pas un membre de plus dans la famille, dit-elle.15 Ces deux exemples fonctionnent alors de manière très similaire : après un premier temps de discours indirect, on passe à un énoncé relativement hybride (attribuable tant à la voix du récit qu’à l’énonciateur d’origine), et cette ambiguïté serait maintenue dans la dernière phrase si n’était l’éclaircissement donné par l’incise. En tant que tel, lever la confusion énonciative en bout de phrase ne participe pas forcément à cette accentuation de la voix de l’autre : si l’écriture d’Hôpital silence ne manifestait pas un surreprésentation de la structure inverse [verbe de parole + : + DR]16, la valeur de cette attribution en bout de course serait au contraire de retarder cette précision. Cependant, à prendre en compte ce contexte général, on peut penser que ce trait concourt bien à la mise en avant de la parole de l’autre et, de là, à la relativisation de son statut de voix seconde17. Dans la ligne des subtilités énonciatives mises en œuvre par Hôpital silence, il faut aussi retenir certains moments d’hybridité plus poussée. Au-delà des cas assez nombreux de discours indirect libre, on peut alors relever deux pages au discours direct libre (p. 54 et 55), où l’absence de marques de discours rapporté occasionne une certaine ambiguïté, même si, du point de vue de l’énoncé, il n’est guère de confusion possible quant à la référence du « je » en question. Dans un même ordre d’idées, le premier récit adressé (« Anne ») s’ouvre

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aussi sur un flottement énonciatif : Anne, votre enfant est mort. Anne, l’enfant que vous avez mis au monde, c’était une petite fille. Votre enfant, Anne, il n’y a pas d’espoir. Madame, votre accouchement a été très difficile : il y a un petit problème. On va emmener la petite, pour un petit problème. Anne, personne n’a osé vous le dire. Peur, sans doute, de prononcer ces mots-là. Ne pas ouvrir la bouche, pour mettre ensemble ces mots-là qui vous auraient dit la mort de votre enfant.18 Il est alors intéressant de noter que c’est justement par cette hésitation énonciative qu’est mise en lumière la divergence des propos – entre l’adresse franche, ne tergiversant pas sur la dureté du réel, et l’adresse euphémisante. Ici encore, la confusion est très vite levée, d’autant mieux que la voix narrative prend le temps d’un commentaire après-coup. Cependant, le fait d’accorder à la voix de l’hôpital un statut énonciatif analogue à celui de la voix narrative reste une manière de ne pas souscrire au clivage entre voix citante et voix citée. Ce que nous montrent tous ces exemples, c’est donc une tendance à la relativisation du clivage énonciatif entre voix écrivante et voix relayée ainsi que le maintien d’une bonne distance entre les voix en présence – autrement dit un choix de composition nettement contrapuntique. À ce titre, le fait qu’il n’y ait pas de système de reprise spécifique pour la voix de l’hôpital d’une part, et celles des patientes d’autre part, est un autre signe de la bonne distance recherchée par la voix narrative. Chez Nicole Malinconi, il est certes une distinction profonde entre l’ordre du discours neutre et l’élan d’une parole engageante19, mais, dans Hôpital silence du moins, il ne s’agit pas de travailler cette profonde différence à partir de traits énonciatifs particuliers. On pourrait penser, par exemple, que l’émergence de la parole des femmes trouverait mieux à se dire par des discours rapportés bien démarqués, qui insisteraient sur la responsabilité et la singularité du dire, quand le discours de l’hôpital, au contraire, serait repris avec des formes plus impersonnelles, et moins marquées. Il s’avère pourtant que cette répartition formelle n’a pas lieu, et que, s’il

est une zone de dissociation entre ces deux régimes discursifs, elle ne réside pas dans les choix énonciatifs ni même syntaxiques, mais, essentiellement, dans le travail du lexique. Dans cette perspective, il s’agira de souligner à quel point le monde de l’hôpital use de « mots […] vidés de leur pouvoir de mots, ne désignant plus rien, fonctionnels, équivalents »20. En cela, on retrouve les préoccupations centrales de l’ouvrage plus récent de Nicole Malinconi, Petit abécédaire de mots détournés21, qui commente les transformations langagières du temps, et en pointe, dans le sillage de Viktor Klemperer, la force déshumanisante. Sont alors mises au jour les tendances actuelles à l’euphémisme, aux pseudo-anglicismes, aux « technicismes », aux abrégements et acronymes…, selon lesquelles s’opèrerait un détournement de l’origine et du sens des mots vers un usage utilitaire : comme si la langue ne devait plus que servir, devenait outil d’efficacité, sans plus de place pour que prenne corps l’idée de ce que l’on dit, sans plus de temps pour la laisser advenir, sans même plus d’espace entre les mots ; vide maintenant bouché, qui, pourtant fait la langue.22 Hormis, donc, cette différenciation lexicale entre mots des patientes et mots de l’institution, d’un point de vue énonciatif, ces deux types de discours sont repris avec la même distance par la voix narrative. Quel que soit le degré de compassion ou d’antipathie provoquées par tel usage de la langue, pour Nicole Malinconi, maintenir une distance énonciative envers les voix relayées, c’est travailler à une écriture qui, tout en étant « traversée » par l’autre n’en conserve pas moins son indépendance, sa singularité. Avec Vous vous appelez Michelle Martin, cette éthique de la distinction est alors particulièrement notable. Tous les discours rapportés font l’objet de marquages clairs. Plus encore que dans Hôpital silence, on note un recours massif aux formules [verbes de parole + :+ DD]23 et aux incises de type durassien : Mère inconsolable au fil des années ; devenant de plus en malade, avec ses crises. Vous dites : Elle avait des crises, elle se roulait par terre comme les enfants, elle me réveillait la nuit à cause de ses cauchemars […]. Une manipulatrice, vous dites. À


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six ans, que faire d’autre ; et même plus tard, c’est pareil. Vous dites : Au fond, plus tard, elle n’avait plus que moi, c’était devenu vrai […] Vous dites : C’était trop lourd pour la famille. Vous êtes donc restée avec elle, toutes ces années-là. C’était devenu votre vie malade ; vous étiez malade de votre mère ; elle vous avait ; vous la remplissiez ; vous étiez son obligée. […] Vous étiez engluée. Vous étiez sa chose. Vous dites : Avec Marc Dutroux, c’est ça qui a continué. De lui aussi, vous dites : Un manipulateur ; il disait tout le temps qu’il avait besoin de moi, dès que je l’ai rencontré, il me le disait.24 Ponctuellement, on relève aussi des reprises entre guillemets25, ou encore des formes moins standards, où le discours direct est annoncé par une simple majuscule : Après ma mère m’a dit C’est de ta faute qu’il est mort. […] on est restées seules elle et moi, tout le temps ; elle ne voulait plus d’homme ; elle disait C’est pour toi que je ne me remarie pas. […] elle disait qu’elle avait besoin de moi, et moi, que faire d’autre qu’écouter pour qu’elle n’ait pas une nouvelle crise, qu’elle ne dise plus Tu vois dans quel état tu me mets, et qu’elle ne boude plus pendant des jours.26 Le viol, comment dire cela à une petite fille, comment ajouter C’est ton papa qui a fait cela ?27 […] aujourd’hui encore, vous vous souvenez de la première fois où vous lui avez annoncé que vous étiez enceinte, où elle vous a rétourqué Ne viens pas avec ça, ici.28 Par ailleurs, comme dans Hôpital silence, l’enjeu de cette écriture citationnelle réside dans l’effet de coprésence des voix plus que dans la dépendance de l’une par rapport à l’autre. En effet, tout le texte est fondé sur un dispositif d’adresse, dont nous avons déjà évoqué la valeur29. En outre, la saturation de formes [Vous dites + : + DD], en alternance avec la formule complémentaire [Je dis + : + DD] peut, d’une certaine manière, tenir lieu de marque didascalique, comme en témoigne tout particulièrement cette page : Vous dites : Donc, comme il me l’avait ordonné, je n’ai jamais avoué, même après la condamnation.

Je demande : Qu’est-ce que cela fait de ne jamais avouer ? Vous dites : Il y en a qui peuvent vivre avec ça. Je demande : Qu’est-ce que cela fait d’enfin reconnaître ? Est-ce un soulagement ? Vous dites : Non. C’est très dur, humiliant ; ce sont des paroles arrachées ; on a une image de soi horrifiante. Je dis : Le plus dur c’était peut-être pas de reconnaître, mais, en parlant enfin, d’échapper à l’emprise de Marc Dutroux. Vous dites : Oui, c’était comme sortir d’une secte. Vous revoyez les séances du procès d’assises, dix ans après, vous à côté de lui ; vous redoutiez ses réactions contre vous, car, là, vous parliez, vous corrigiez même ses déclarations. Vous dites : C’était une joie de m’opposer à lui. Vous repensez à la condamnation, aux trente ans. Vous dites : Ils n’ont pas tenu compte de mon histoire, de tout ce que j’ai vécu, de ce que j’étais sous l’influence de Dutroux ; c’étaient pourtant des circonstances atténuantes ; ils auraient pu les retenir et relativiser.30 En cela, le cadre interlocutif de départ conserverait une certaine actualité – ce à quoi concourt, bien sûr, le choix du présent de narration. Du reste, concernant ce recours au présent, il crée une sorte de nivellement des strates temporelles entre le moment de l’échange et le moment de l’écriture, comme si les temps de commentaire poursuivaient l’interlocution plus qu’ils ne l’englobaient à partir d’une position surplombante. Ainsi du commentaire qui succède au dialogue précédemment cité : J’entends le mot, relativiser ; il n’est pas à sa place, là où vous le dites, il choque. Le soir, je chercherai le mot dans le dictionnaire. Relativiser : considérer par rapport à quelque chose d’analogue, de comparable. Je pense : rien n’est comparable à la mort des enfants. Je veux dire que cette réalitélà ne souffre aucune comparaison ni analogie ; elle demande justice ; d’abord cela. […] Vous n’empêcherez pas ce verdict-là. L’injustice n’eût-elle pas été d’oublier cela derrière vos circonstances atténuantes ? Les circonstances de votre vie, qui vous ont menée à ce que vous avez fait, comme sous

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influence, pouvaient-elles compter, avant que cela soit reconnu ?31 On voit bien comment le fil temporel passe subtilement du présent de narration au présent de l’écriture. Dans l’articulation des deux phrases « Je pense […] » et « Je veux dire […] » notamment, la distinction entre temps du récit et temps du commentaire après-coup est assez fragile. D’ailleurs, les interpellations qui suivent sont tout aussi indécidables : appréhendables comme discours de pensée rapporté ou comme réflexion advenue au moment de l’écriture, elles participent bien de ce flottement énonciatif en faveur de la présentification des voix. De plus, elles ouvrent le commentaire vers un espace interlocutif : elles ont beau s’énoncer après une affirmation sans appel (« Vous n’empêcherez pas ce verdict-là. »), elles ne sont pas aussi oratoires qu’elles le semblent au premier abord. Parce que Vous vous appelez Michelle Martin est finalement envisagé comme un « nonlivre »32 préalable au livre que Michelle Martin fera ellemême, ces adresses fonctionnent aussi comme des interpellations pleines. Il est vrai, cependant, qu’avec Vous vous appelez Michelle Martin se pose de manière particulièrement radicale la question de la récupération de la voix de l’autre. Comme l’on sait, ce problème inhérent à toute écriture citationnelle a été au cœur du malentendu entre Michelle Martin et Nicole Malinconi33 et a soulevé de nombreuses polémiques lors de la publication du livre34. Du reste, Nicole Malinconi elle-même insiste sur le fait que ce livre « n’est pas le fruit d’une collaboration », puisqu’il est né d’une « rencontre », voire, plus précisément, d’une « nonrencontre » – à l’instar, finalement, du travail que l’auteur a pu mener avec certains peintres et graveurs : Je crois que « rencontre » est le bon mot. Ce livre-là n’est pas le fruit d’une collaboration, c’est effectivement le récit de ma rencontre avec Michelle Martin et des questions que celle-ci m’a suscitées. Au fond, « rencontre » me semble convenir aussi, d’une autre manière, pour les courts textes que j’ai écrits avec Christine Nicaise, Gabriel Belgeonne, Patrick Devreux, Jean-Gilles Badaire, des amis peintres, graveurs. C’est l’écriture d’un côté, le dessin ou le trait de l’autre. Personne n’a jamais voulu expliciter le travail de l’autre : je n’ai pas écrit pour

expliquer ou traduire ce que je voyais, et l’autre n’a pas non plus illustré mes textes. On pourrait parler d’une tentative de rencontre, et peut-être, finalement, d’une non-rencontre35, dans l’esprit du travail que l’on suppose à l’autre, que l’on croit repérer chez l’autre avec qui il y a des accointances, comme si était sous-entendu que chez le peintre et la personne qui écrit, existaient le même travail intérieur […], le même rapport à l’indicible, à l’inconnu qui va advenir.36 Par ailleurs, sa conception de l’écriture comme acte solitaire pourrait très bien engager une pratique de la langue résolument singulière, essentiellement redevable à un sujet particulier – monologique : Des mots de vous qui me feraient écrire. Voilà l’idée qui me vient, comme si l’attente, la pensée de vous rencontrer avaient fait naître en moi ce vœu-là. Je n’en ai pas d’autre ; je n’ai d’autre capacité que cellelà ; je ne pourrais pas vous aider à écrire, si vous décidiez de le faire, vous-même. On est seul devant l’écriture, on ne peut recevoir d’aide ni en donner.37 Dès lors, la valeur polyphonique du texte pourrait être assez fragile, et nous ne pourrions retenir, avec Michelle Martin et les détracteurs de l’ouvrage, que la domination énonciative qui le déterminerait38. Et il est vrai que l’écriture advenue de la rencontre entre l’auteur et Michelle Martin revient inlassablement sur la question intransigeante de Nicole Malinconi « Comment est-ce possible ? », « comment une femme se laisset-elle envoûter par un homme, jusqu’à laisser mourir, jusqu’à cet abandon de la vie, de l’élémentaire loi de la vie, jusqu’à l’oubli de la vie en elle ? »39, alors que Michelle Martin estime y avoir déjà répondu, et exprime à plusieurs reprises son souhait de la laisser de côté, désormais, pour « aller plus loin »40. Le fait de n’envisager aucun autre fondement au désir d’écrire de Michelle Martin41 et d’orienter un grand nombre de commentaires en fonction de cette nécessité posée comme primordiale autoriserait alors à entériner cette conception du livre comme récupération de la voix de l’autre. Pour autant, il n’est pas anodin que le texte s’achève sur les interrogations de l’auteur concernant cette éventuelle appropriation de la voix de l’autre :


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Ne me reste plus maintenant que la question, son tourment. Se pourrait-il que j’aie forcé votre parole, que j’aie voulu votre vérité ? De quel droit, s’il en était ainsi ? Se pourrait-il qu’avoir écrit vos mots tels qu’ils furent dits, avec leurs retours en arrière, cela vous nuise aujourd’hui ? Comme un jugement, ditesvous ; mais n’est-ce pas confondre le jugement avec la quête d’une possible parole ? Je n’ai pas cessé, malgré vos retours en arrière, de croire en votre possible parole. Ces mots que vous avez dits en ma présence, dont vous ne voulez plus, une fois écrits, et auxquels les miens sont maintenant mêlés, il faut peut-être que je les garde écrits, pour vous, que j’en fasse un livre, le mien.42 Publier malgré le refus de Michelle Martin, et insister sur la propriété de cet écrit (« le mien »43), c’est certes opérer un certain forçage quant à la décision de cette dernière, et faire prévaloir, finalement, la conception de l’écriture de l’auteur. En effet, on peut dire que le point crucial du malentendu entre Nicole Malinconi et Michelle Martin réside sur deux conceptions fort divergentes de l’écriture : pour N. Malinconi, écrire, c’est laisser émerger, d’abord pour soi, une vérité propre en prenant appui sur l’inconnu ; au contraire, pour Michelle Martin, écrire c’est communiquer au lectorat un ensemble d’informations préalablement connues par l’auteur. Et si une place est ménagée au point de vue de Michelle Martin quant à cette question, la dynamique générale du livre ne relève pas moins de la conception de Nicole Malinconi. Pour autant, cela ne signifie pas nécessairement que l’écriture elle-même relève de cette domination d’une voix sur l’autre. Écrire au plus près de tout ce qui a été dit, avec les « désaccords »44 et « ce qui […] sépare »45, c’est être fidèle à la différence des voix en présence, en laissant de la place à l’une et à l’autre46, sans étouffer cette différence par un dispositif qui donnerait l’avantage à la voix citante, et sans gommer cette différence au nom d’une « entente absolue » : Peut-être avez-vous parlé, au cours de tous ces mois, dans l’espoir d’une sorte de plaidoyer, d’une entente absolue, sans conditions : et cet espoir a-t-il même grandi avec la confiance réciproque de nos mots. Peut-être avez-vous confondu la confiance réciproque des mots avec la connivence, avec parler d’une même voix, d’un même avis.

Vous préfèreriez ne retenir que la connivence, vous auriez comme oublié que nous n’avons pas parlé d’une même voix.47 En cela, pour « trahir [la] confiance »48 de Michelle Martin, le texte n’en trahit pas les dires, puisque tous les traits du dispositif énonciatif évoqués plus haut, et notamment la saturation de la forme « Vous dites : » valent comme gage de fidélité envers la voix de l’autre. L’écriture témoigne bien d’un « devoir de justesse »49, qui se manifeste dans le respect du réel des mots et de la parole échangée. Et si Nicole Malinconi aura passé outre le refus de Michelle Martin en publiant le livre, l’écriture elle-même aura respecté, au fond, la demande initiale de cette dernière : Vous dites : Écrire un livre ensemble, par exemple ; je dirais mon histoire, la prison, vous diriez ce que ça vous fait, mon histoire, ce qui m’aurait peutêtre échappé, ce que j’aurais peut-être dit sans le savoir.50 Peut-être Michelle Martin n’avait-elle pas pris la mesure du risque contenu dans une telle demande, toujours est-il que, en envisageant l’insu inhérent à toute prise de parole (ce sur quoi elle est revenue par la suite), elle exposait son récit à une relance irréductible à une reprise connivente. Ainsi, chez Nicole Malinconi, le rapport à la voix de l’autre prend une forme résolument contrapuntique. En privilégiant les effets de coprésence plus que de dépendance entre voix citante et voix citées, et en maintenant une nette distance entre ces voix par le choix de discours rapportés clairement démarqués, Hôpital silence et Vous vous appelez Michelle Martin manifestent un travail polyphonique subtil et exigeant. Parce que la voix narrative régit moins la voix de l’autre qu’elle n’est traversée par elle, mais parce que cette traversée tend justement à l’extraction intransigeante de la voix propre au-delà de la confusion, c’est bien une forme contrapuntique qui se fait jour dans ces deux ouvrages. Quels que soient les types de voix relayées (discours neutre de l’hôpital ou paroles intimes des femmes) et quel que soit le rapport affectif de la voix narrative à ces voix, le contrepoint s’impose toujours afin de laisser place à la singularité des voix.


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Notes 1 « Tout cela mêlé, que vous m’avez confié […], devant quoi je ne pouvais que tâcher d’écrire au plus près comme on extrait quelque chose d’un magma. », VVMM, p. 103. 2 HS, p. 62. 3 HS, p. 27. 4 Voir les deux sections sur lesquelles le « je » revient sur les raisons de l’écriture (HS, p. 61-62 et 107-110). 5 HS, p. 25-33 et 84-99. 6 Dans le récit des pages 25-33, le « vous » réfère à une certaine « Anne », quand, dans la section des pages 84-99, le « vous » réfère au contraire à une entité générique – la femme entrant à l’hôpital pour avorter. 7 « Écrire : quelque chose d’une faille, d’un non-dit, d’un non-vouloir dire », Entretien avec Guillaume Bellon et Michel Zumkir, art. cité 8 Nicole Malinconi, « Une zone d’inconfort : s’emparer de la vie des autres », art. cité, p. 55. 9 Entretien accordé par l’auteur, p. 381. 10 HS, p. 72. Dans le même ordre d’idées, voir p. 83 et, d’une certaine manière, p. 74. 11 HS, p. 22. Voir aussi p. 76 : « Mais, à l’instant où c’est elle qu’on nomme, dans le couloir, elle demande qu’on attende : une minute. » et p. 43-44 : « On a dit à la mère que, si elle voulait l’allaiter, elle pouvait venir aux heures des tétées ; sinon, aux heures de visites : elles sont inscrites sur la porte du service. » 12 HS, p. 20. 13 Pour cet usage redoublé des deux points, on se reportera aussi aux exemples suivants : « Et l’infirmière répond, souriante : Ne vous plaignez pas : vous venez déjà de l’allaiter tous les jours ! », « Un jour, une infirmière dira : on voit qu’elle tient à son enfant : on va lui laisser. », HS, p. 45 ; « Mais non : ce n’était pas possible, à cause de son corps malade : il ne faut pas qu’elle oublie ça. », HS, p. 79 ; « Et si encore elle n’avait pas été le dire à ce garçon si jeune : Tu n’aurais pas dû en parler à François : on aurait fait ça nous deux. », HS, p. 101. 14 HS, p. 73. 15 HS, p. 102. 16 La récurrence de cette structure engage une saturation des actes de parole, mais aussi un effet de présence induit pas l’absence des guillemets. Comme exemple très significatif, citons la page 41 : « On dit : du sang frais. Ou bien : du sang noir. Ou bien : du sang clair. Elle dit : Il vaut tout de même mieux que le mauvais sang parte. Elle dit : À l’âge de ma grossesse, ce n’est encore qu’une boule de sang. Elle dit : On a changé le sang du bébé, parce qu’il n’était pas bon. » 17 Comme exemple de la coprésence de ces deux structures, lire HS, p. 56 : « Elle dit : envahie par la douleur. Elle ne pensait pas à une douleur comme celle-là. Surprise, envahie par la douleur. […] D’ailleurs, elle n’a pas senti la tête de l’enfant ; elle dérivait tellement dans sa douleur que l’enfant est passé inaperçu. Il a fallu couper : sans doute parce qu’elle ne poussait pas bien, dit-elle. C’est un mauvais accouchement. […] Elle dit que, de la table d’accouchement, elle

voyait un petit lit d’enfant : elle éprouvait pour lui de la rage ; elle aurait voulu le supprimer de son champ. Elle dit encore qu’elle trouvait l’enfant laid, le premier jour. » 18 HS, p. 28. 19 Sur cette distinction, voir supra p. 147. 20 HS, p. 14. 21 L’ouvrage a paru chez Loverval, Labor, « Grand espace nord », en 2006. 22 N. Malinconi, Petit abécédaire de mots détournés, op. cit., p. 11. 23 Avec une surreprésentation du verbe « dire ». 24 VVMM, p. 26-27. 25 Pour des expressions courtes plus que pour des discours en tant que tels. Voir par exemple p. 45 : « Justement, vous avez vu, la veille, à la télévision, une émission sur « les affaires ». » p. 47 : « Bernard […] revenait sans arrêt sur la question des filles, il trouvait qu’ils avaient fait une erreur en les prenant si jeunes, trop jeunes, qu’elles étaient un boulet, « un danger si tu as une perquisition » […] » ; p. 64 : « On vous reconnaît alors « mentalement responsable », mais « sous influence ». » ; p. 98 : « Vous aviez su le divorce de Marc Dutroux d’avec sa première femme, vous aviez assisté à ses manœuvres, toutes légales, pour « gagner le divorce », obtenir les avantages, les droits […]. » 26 VVMM, p. 25-26. 27 VVMM, p. 58. 28 VVMM, p. 97. 29 Voir supra, p. 280. 30 VVMM, p. 64-65. On trouvera un autre exemple significatif p. 76-77. 31 VVMM, p. 65. 32 « Au fond, ce pourrait être un non-livre, comparé à votre idée d’écrire votre histoire : vous seule pouvez écrire cela, vous le ferez peutêtre. », VVMM, p. 101. 33 VVMM, p. 102. 34 À ce propos, voir supra, note 5 p. 68. 35 De la même manière, dans l’entretien acccordé par l’auteur, c’est en tant que « nonrencontre » que Nicole Malinconi évoque sa relation à Michelle Martin (voir p. 377). À propos de cette non-collaboration voir aussi le simple fait juridique qu’aucune poursuite n’a été entamée à l’encontre de Nicole Malinconi, notamment pour la raison que Michelle Martin n’est pas « co-auteur » du texte (Entretien accordé par l’auteur, p. 384.) 36 « Écrire : quelque chose d’une faille, d’un nondit, d’un non-vouloir dire », Entretien cité. 37 VVMM, p. 21. 38 Sur la question de l’autorité et des rapports de domination, voir supra p. 149-150. 39 VVMM, p. 35. Pour la récurrence de cette question, lire notamment p. 10, 11, 13, 18-19, 30, 35, 81-82, 94. 40 « Brusquement, vous ajoutez : Maintenant, j’ai répondu à la question, tout cela est derrière moi, je peux aller plus loin. Vous faites le geste de déposer quelque chose, à côté. », VVMM, p. 95. 41 « L’idée d’écrire, vous-même ou quelqu’un d’autre, c’était comme vous sortir du silence ; j’étais bouleversée. Il y avait cela, le désir que quelque chose soit écrit de vous, de la question que tous s’étaient posée à votre sujet, dix ans

auparavant – Comment est-ce possible d’avoir fait cela ? – question qui depuis les dix ans avait dû être la vôtre, vous harceler, lancinante, et comme vous réveiller, sans quoi, je me disais, l’idée d’écrire ne vous serait pas venue. », VVMM, p. 13. 42 VVMM, p. 108. 43 Voir aussi « Écrire : quelque chose d’une faille, d’un non-dit, d’un non-vouloir dire », entretien cité : « C’est pour ça que c’est mon livre, que ce n’est pas le nôtre, ni un livre à quatre mains. » 44 « […] je dis que je n’écris pas votre histoire, mais à partir de nos rencontres, de ce que nous disons, vous et moi, et même de nos désaccords. », VVMM, p. 62. Voir aussi p. 11 : « C’est cela qui a fait nos rencontres, une sorte de quête des mots, quelquefois un combat. » 45 « Au fond, pourquoi écrire cela ? Est-ce que je le sais ? Est-ce que la question peut même être posée, sans distinguer entre vous et moi ? Je pense : ce qui s’est passé fait écrire, ce qui arrive fait écrire, quoi qu’il arrive, parce qu’il y a une nécessité à écrire, comme intransigeante, comme imposée par le terrible de ce qui arrive, faisant que ce terrible sera dit, ne pourra plus passer inaperçu. Vous, vous dites : Dissoudre ce qui s’est passé. C’est peut-être ce qui nous sépare. », VVMM, p. 57. 46 « […] je n’ai approché ce qui a eu lieu dans votre vie qu’en cherchant les mots, en les poursuivant comme dans une traque, les vôtre et les miens, inscrits dans le corps, ceux du plus vrai possible, s’il se peut. », VVMM, p. 101. Voir aussi p. 103 : « Vous le savez pourtant, je n’ai fait que l’écrit de nos mots, de ceux que vous avez dits, avec en eux la force même de les dire, la reconnaissance de ce qui a eu lieu, et aussi l’horreur de la reconnaissance, les questions demeurées, le silence quant au regret, le risque toujours là de l’oubli. Tout cela mêlé, que vous m’avez confié […] ». 47 VVMM, p. 12. 48 VVMM, p. 12. 49 « Vous dites : Je n’accepterai pourtant jamais. […] Que les médias, l’opinion publique, la justice m’aient condamnée sans prendre en considération ce que j’étais, ce que je suis. C’était un devoir de justesse ; et je croyais que justice et justesse voulaient dire la même chose. À la place, on m’a donné l’image d’un monstre ; c’est la violence qu’on m’a faite. », VVMM, p. 73. 50 VVMM, p. 22.

UNIVERSITÉ GRENOBLE III – STENDHAL ÉCOLE DOCTORALE N°50 Doctorat de Littérature française Équipe de recherches sur la Crise de la Représentation (É.CRI.RE) ÉCRIRE LA VOIX DES AUTRES La responsabilité de la forme dans la littérature française contemporaine Françoise Bon, Marié Depussé, Maryline Desbiolles, Nicole Malinconi, Jacques-Henri Michot, Jane Sautière Thèse dirigée par Claude Coste Soutenue le 11 juin 2010


55 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013 POUR LES NICOLE’S MÉMOIRE

LES NICOLE’S UNE NICOLE PEUT EN CACHER UNE AUTRE. Entretien avec Nicole Colchat, seule en scène. > PROPOS RECUEILLIS PAR DOLORÈS OSCARI ET LAURENT LAIGNEAUX

Laurent Laigneaux : Pouvez-nous parler de votre histoire commune avec Nicole Malinconi ?

fioritures, ni le côté brillant mais au contraire, va creuser là où ça fait mal.

Nicole Colchat : C’est une belle rencontre, qui remonte aux années 1990. C’était une commande. Je travaillais à l’époque avec Bernard Debroux à la Maison de la Culture de Namur. J’avais déjà créé un spectacle sur le thème d’un personnage féminin qui était Marie-Antoinette, Madame Antoine, de Patricia Niedzwiecki. Bernard avait envie de me laisser carte blanche et de me confier un deuxième projet. Il m’a parlé d’une auteure namuroise, Nicole Malinconi, qui venait de recevoir le prix Rossel (notre « Goncourt » belge) pour Nous deux, un roman qui retrace principalement sa relation avec sa mère. C’était une époque où « l’écriture au féminin » était mise en valeur dans les médias. Je me souviens d’entretiens passionnants avec Jacqueline Harpman, Nicole Malinconi, Colette Nys-Mazure… et d’autres. Mais les interviews de Nicole Malinconi m’interpellaient particulièrement. Je l’ai donc rencontrée et j’ai eu cette possibilité merveilleuse de créer un spectacle à partir de son œuvre. C’est là que j’ai commencé à la lire. Nous deux, d’abord. Puis une petite nouvelle qui s’appelle L’Attente, et enfin Hôpital Silence. Ce dernier roman avait eu un certain retentissement puisqu’il traitait d’un sujet crucial, l’avortement, et que le texte avait été préfacé par Marguerite Duras. Je lis donc ces ouvrages et tombe vraiment « en amour » avec cette écriture. Pour moi, elle va à l’essentiel, ne cherche pas les

Très vite je propose à Bernard Debroux de tisser un fil rouge entre les trois œuvres en me penchant sur ce que chacun de ces textes dit du corps féminin. Hôpital Silence parle de l’avortement. L’Attente est plutôt un drame social au cœur duquel s’inscrit un épisode qui me plaît beaucoup. Il s’agit d’une femme d’un milieu rural défavorisé, et qui part à la ville. C’est un personnage mystérieux qui a une vie plus charnelle que celle de son entourage dans ce petit bourg. Il y a des passages assez éloquents sur sa vie amoureuse et sensuelle. Cette partie est plutôt dans le registre de l’exultation de la chair... Enfin, dans Nous deux il y a l’histoire d’une fille et de sa mère probablement atteinte de la maladie d’Alzheimer. Nicole pose, comme souvent un regard clinique sur ce corps en fin de vie, sur cette personnalité qui se désagrège, qui s’effiloche. Le spectacle, intitulé « Elles » et mis en scène par José Besprosvany, a été créé aux Bateliers à Namur et programmé ensuite au Rideau de Bruxelles, au Centre Wallonie-Bruxelles (Paris), puis il a tourné dans le Namurois. C’était donc une belle rencontre avec Nicole. Cela nous a rapprochées. Et je suis restée très curieuse de lire chacun de ses nouveaux ouvrages. J’ai ensuite voulu faire un spectacle à partir de Rien ou presque et d’un recueil de textes courts, Jardin d’hiver. Nous avons créé à l’espace Senghor ce spectacle qui

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56 LES NICOLE’S

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

s’appelait Nous Autres, mis en scène par Madeleine Galais. Le fil conducteur était dans ce cas, plus ténu. Il s’agissait d’une promenade dans la ville, d’un univers urbain. Quand j’ai lu Si ce n’est plus un homme, j’ai eu un choc. Un nouveau ! L.L. : Qu’est-ce qui y a suscité votre intérêt ? Est-ce l’écriture ? Le propos ? N.C. : Les deux textes qui me frappent le plus sont ceux qui traitent des mères porteuses et de la plastination. Il s’agit de sujets qui suscitent de vrais débats. L’exploitation commerciale du corps humain me dérange profondément, d’autant plus que le docteur von Hagens, qui pratique la plastination, n’est pas à l’abri des scandales... Ce sont des choses qui me choquent et dont j’ai envie de parler parce que ce sont des expositions, des propositions esthétiques qui ont un succès fou auprès du public. Nicole Malinconi le dit dans son texte. Cette exposition a fait, et fait encore le tour du monde. Les gens s’y ruent et ne se posent plus la question de ce qu’est la mort, ce qu’est un défunt. C’est dit dans le texte : devant de tels « objets », on oublie le mot « défunt ». Cela ne veut plus rien dire. C’est devenu de la matière, du plastique. Nicole Malinconi se glisse dans ces interstices pour poser des questions de fond sur notre société, notre civilisation, nos rites funéraires. Je trouve cela essentiel. J’aime aussi beaucoup le texte sur les mères porteuses car il est traversé par une ironie latente. Cette ironie, Nicole ne la souligne pas du tout, mais elle apparaît quand on dit ses mots. J’aime beaucoup les écritures qui semblent anodines au premier abord. Quand on lit les textes de Si ce n’est plus un homme… une première fois, on pourrait se dire que cela ressemble à ce qu’on lit dans les journaux. Puis quand les creuse et qu’on les travaille, ils soulèvent des choses vraiment puissantes. Dolorès Oscari : Comment devient-on la comédienne d’une auteure : les Nicole’s ? N.C. : ... En plus nous avons le même prénom (rires). Je ne me suis jamais vraiment interrogée là-dessus.

De toutes les façons, je crois au lien de confiance qui s’installe avec le temps. Dès le premier spectacle, Nicole m’a fait laissé une totale liberté : elle n’est pas venue aux répétitions. Quand nous avons présenté le spectacle, elle a été très contente du résultat, et en même temps, j’ai perçu chez elle un trouble. Nous avons eu l’occasion d’en parler. Et j’ai compris qu’il peut être troublant pour un auteur, à plus forte raison s’il n’est pas un auteur de théâtre, que ses mots passent par le corps et la voix de quelqu’un d’autre. D.O. : C’est le corps silencieux de l’auteure qui écrit... Elle s’entend de l’intérieur... Êtes-vous sa chambre d’écho ? N.C. : Nicole Malinconi est dans une éthique du retrait. Elle enlève toujours de la matière. Ce n’est pas un hasard si elle aime le sculpteur Giacometti ! Elle fait avec ses mots ce qu’il fait avec la matière : elle creuse, elle enlève, elle retire... Moi c’est quelque chose que je dois apprivoiser, ce retrait. Étant comédienne, j’ai plutôt tendance à une forme d’exubérance, à être dans le « vers autrui », dans la communication. Je suis plutôt dans la recherche du geste, de la dynamique ! Pourquoi cette écriture là me fait-elle cet effet là ? Je n’ai pas de réponse. C’est un mystère. Ce qui est certain, c’est que son écriture résonne puissamment en moi. Je n’ai jamais ressenti cela avec d’autres auteurs. L.L. : Pourquoi avoir « choisi » Myriam Saduis comme metteur en scène sur ce projet ? N.C. : J’avais envie de travailler avec elle. À l’instinct. Ses travaux qui font « mouche » à chaque fois, ont réveillé ma curiosité et mon intérêt. Le dernier La Nostalgie de l’Avenir (d’après « La Mouette » de Tchékhov) a été joué à Avignon cet été 2012 avec succès et a obtenu en Belgique un prix important, celui de la meilleure mise en scène… Lorsque le Poème 2 m’a suggéré de « choisir mes collaborateurs », j’ai tout de suite pensé à elle. Il se fait que Myriam a lu le texte et m’a confirmé qu’il l’intéressait. L.L. : Ce projet est-il une forme d’engagement pour vous ? Cherchez-vous à dénoncer cette évolution déshumanisante du langage ?


57 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013 LES NICOLE’S POUR

Notre démarche commune dans ce spectacle consiste à lancer des appels de phares, à alerter sur le réel danger qu’est l’appauvrissement, la manipulation du langage, sa déliquescence et le détournement de sens. Nous cherchons à créer une dramaturgie à partir d’un texte qui fait ce constat alarmant.

THÉÂTRE

NICOLE COLCHAT, PHOTO GAELLE LEFÈVRE

N.C. : Être engagé à notre époque, je trouve cela indispensable mais en même temps, c’est un grand piège parce nous sommes dans une forme d’impuissance insupportable, de manipulation, de mondialisation... Tout cela mis ensemble fait qu’il est difficile d’avoir une prise sur les événements. En même temps, plus nous travaillons, avec Myriam et Murielle Texier, son assistante, sur l’écriture de Nicole - plus il nous apparaît que l’engagement personnel se situe ici au niveau de l’emploi que l’on fait des mots. Le travail que fait Nicole dans Si ce n’est plus un homme, (mais aussi dans ses autres textes), est un décryptage de l’amalgame, de l’euphémisation, du mauvais emploi des mots : c’est une vraie dénonciation, et à ce niveau-là, c’est une forme d’engagement. Par exemple, on entend souvent, les gens dire : « il faut retrouver de la compétitivité ». On parle de la « crise » aussi. « Compétitivité », « crise », ce sont des mots qui sont vidés de leur sens et qui cachent des processus qui conduisent à conserver les privilèges des uns et à laisser les autres crever. Myriam Saduis m’a fait découvrir un ouvrage intitulé LQR, d’Éric Hazan. C’est un essai formidable sur la manière dont on vide les mots de leur substance pour marquer des rapports de force dans la société.

• Petites Et Grandes Violences De Tous Les Jours de Dario Fo. Création en langue française au Ciné Rio à Bruxelles et ensuite à la Péniche Théâtre à Paris. Mise en scène de Toni Cecchinato. (1978). • On Ne Paie Pas, On Ne Paie Pas ! de Dario Fo. Création en langue française au Ciné Rio. Mise en scène de Toni Cecchinato. (Rôle : Marianne) • Falsch de René Kalisky. Mise en scène d’Helfried Foron. Théâtre de la Place à Liège. Éve du théâtre pour le rôle de Mina. (1987). • La Mouette de Tchékhov. Mise en scène de Philippe Sireuil. Théâtre Varia. Tournée en France et en Suisse. (Rôle : Paulina Andreïevna) (1991). • Un mois a la campagne de Tourguéniev. Mise en scène : Yves Beaunesne. Création au Théâtre Gérard Philippe en avril 1996. Tournée en France (1995 et 1996). Reprise en mars 2000 au Théâtre de l’Athénée puis au Festival de Vienne et à Québec. (Rôle : Lisaveta Bogdanovna). • Elles Adaptation et seul en scène d’après des textes de Nicole Malinconi. Mise en scène de José Besprosvany. Maison de la Culture de Namur. Reprise l’année suivante au Théâtre du Rideau de Bruxelles. • Yvonne, Princesse De Bourgogne de Vitold Gombrowicz. Mise en scène d’Yves Beaunesne. Théâtre National de la Colline puis Tournée en France, en Belgique et en Suisse. (Rôles : une Tante, la Comtesse Douairière). (1998-1999). • La Princesse Maleine de Maurice Maeterlinck. Mise en scène : Yves Beaunesne. Atelier Théâtral de Louvain-la Neuve puis Théâtre National de la Colline. Tournée en France. (Rôle : la reine Godelive puis son fantôme). (2001-2002). • Nous Autres Adaptation et seul en scène d’après des textes de Nicole Malinconi. Mise en scène de Madeleine Galais au Centre Culturel Le Senghor. (2004). • Élisabeth, Femme Presque Par Hasard de Dario Fo. Mise en scène de Toni Cecchinato. Théâtre Royal du Parc. (Rôle : Élisabeth) (2004). • Conversations Après Un Enterrement de Yasmina Reza. Mise en scène de Françoise Courvoisier Théâtre de Poche à Genève et Théâtre Le Public à Bruxelles. (Rôle : Julienne) (2005). • Barbelo, À Propos De Chiens Et D’enfants de Biljana Srlbjanovic. Mise en scène d’Anne Bisang. Création en langue française à la Comédie de Genève puis tournée en Belgique et en France. (Rôle : Mila) (2010-2011)

FILMOGRAPHIE: • Falsch D’après l’œuvre de René Kalisky. Réalisation : Luc et JeanPierre Dardenne. (1986). • Nuit Et Jour Réalisation : Chantal Akerman. (1987). • Avant L’hiver Long métrage de Philipe Claudel (2012)


MYRIAM SADUIS, RÉPÉTITION LA NOSTALGIE DE L’AVENIR. PHOTO SERGE GUTWIRTH


59 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013 ENTRETIEN AVEC MYRIAM SADUIS

ENTRETIEN AVEC

MYRIAM SADUIS Qu’est-ce qui a suscité votre intérêt dans Si ce n’est plus un homme ? Est-ce l’écriture ? Le propos ? Les deux. Mais la forme et le fond sont toujours intimement liés dans la création d’une œuvre. Dans le cas de ces textes de Nicole Malinconi qui composent le recueil « Si ce n’est plus un homme » on voit à quel point la déshumanisation qu’elle s’attache à relever, à penser, à décrire… a partie liée avec le langage. On assiste, et je pense que c’est l’objet profond de son propos, on assiste à un détournement de la langue, à la construction d’un langage qui vise à altérer l’humain,

voire à l’effacer. Comme le titre d’un des textes, choisi pour le spectacle « Protocole de relance » qui désigne en réalité le licenciement de milliers de personnes, la suprématie du profit, pour quelques uns, sur la vie et le travail de tous. En désignant cette réalité concrète sous le terme clinique de « protocole » il y a là une volonté de rendre insignifiant le poids de la vie même. C’est cet aspect, d’une sorte d’enquête sur la langue par Malinconi, qui m’a profondément intéressée. Cela résonnait avec des lectures qui m’ont interpellée, donné à penser, telles que LQR d’Éric Hazan. LQR « Lingua Quitae Respublicae » qui est une analyse de

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60 ENTRETIEN AVEC MYRIAM SADUIS LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2013

la langue française, produite par les médias, sous la Vème République et sa dérive vers une « novlangue » libérale, qui gagne toute l’Europe… LQR est une forme d’hommage à LTI « Linqua Tertii Imperii » de Victor Klemperer, linguiste juif allemand, qui pendant toute la guerre, au risque de sa vie, a tenu un journal où il analysait, chaque jour, les effets de la propagande nazie au cœur de la langue même : dévoiement des mots, du sens, du propos, jusqu’à les délester de toute signification réelle. Le mot « morts » disparaissait au profit de « combats héroïques, », par exemple, comme aujourd’hui, nous le savons, « dégâts collatéraux » signifie en réalité la mort d’être humains, morts d’enfants, de familles… Nous le savons, mais nous sommes toujours en risque de l’oublier car les mots entendus, et répétés sans cesse sont délibérément vidés de leur substance. L’écrivain, le linguiste, l’artiste ont vocation à délivrer la langue de l’insignifiance. C’est ce qui m’a saisie dès la première lecture : ce travail d’enquête, cette tentative de voir, et de « nommer ». Et qui m’a donné envie de répondre à la proposition de Nicole Colchat, puisque c’est elle qui a amené le projet et m’a proposé de mettre en scène. Ce projet relève-t-il d’une forme d’engagement, de résistance pour vous ? Cherchez-vous à dénoncer quelque chose ? Comme cette forme d’évolution déshumanisante du langage ? Dénoncer, sûrement pas, je ne pense pas que le théâtre ou la littérature aient à gagner à se poser en dénonciateurs. C’est plutôt du côté d’une proposition à penser, à percevoir, à être saisi… Mais résistance, oui, résister à cet abrasement du langage, être sur le front d’une langue qui vise à un dire, plutôt qu’à ne plus « rien vouloir dire ». Dès les premières séances de travail, nous avons perçu que le registre de l’étonnement, de la surprise, voire de la sidération, devant ce qui est dit, écrit, était plus intéressant que dénoncer et tirer des conclusions. Quel est l’apport de votre expérience du milieu psychiatrique et de votre connaissance de la psychanalyse dans votre approche d’un texte, et de ceux-ci en particulier ? Le discours revêt-il une importance autre pour vous ?

Pendant des années, j’ai travaillé, et je le fais encore, en milieu psychiatrique, en y menant des ateliers de théâtre. Être amenée à partager une pratique artistique avec des personnes « en difficulté » est porteur de sens. Cela a un sens, pour moi, politique, et j’ose le mot, spirituel. Je partage là ce qui donne sens à ma vie. Le théâtre et la littérature sont pour moi des viatiques, j’ai la chance de pouvoir partager cela. C’est toujours faire du théâtre, parier que le théâtre est possible partout, qu’il a une place en dehors des théâtres eux-mêmes, Cela ne poursuit pas forcément un but de représentation. Le travail artistique ne doit pas toujours être systématiquement visible, il peut faire effet sur les êtres par bien d’autres façons. Quant à la psychanalyse, elle est avant tout une expérience personnelle, j’ai fait une analyse durant 12 ans. Cela me constitue, comme l’est toute expérience dans laquelle on s’engage profondément. La psychanalyse est le lieu des mots : comment ils nous structurent, comment ils nous emmènent, comment ils nous parlent, comment d’ailleurs, « on est parlé » par eux. Forcément, c’est une expérience qui donne à la langue un poids particulier ; mais je faisais du théâtre avant de faire une psychanalyse, et je pense que mon approche des textes, n’est pas née là. Faire du théâtre n’est pas faire une cure. Ce sont deux territoires, ils se connectent en moi de façon intime, mais pas comme « grille de lecture », pas dans un discours préétabli. D’ailleurs la grande leçon de la psychanalyse est que les discours préétablis nous jettent du côté de l’ignorance, pas du savoir ; plus encore : le savoir peut être lui-même un voile d’ignorance contre les imprévisibles manifestations du réel, de l’existence. Quels sont les textes qui vous interpellent le plus dans Si ce n’est plus un homme ? - Qu’est-ce qui a guidé le choix des textes que vous mettez en scène ? Nous avons choisi cinq textes dans le recueil. Ont eu ma préférence, ceux où le statut de la narratrice est le plus ambigu : quand elle tient le récit, tout en étant elle-même tous ceux dont elle parle. Je pense que c’est structurel dans la langue de Malinconi, elle est avec et en même temps elle se décale pour produire un récit mais elle ne se situe jamais au-dessus ou en dehors. Quand elle parle des ouvriers chinois ou des mères porteuses, on perçoit qu’elle est dans un processus sensible, elle n’en « témoigne pas », elle en écrit.


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Pouvez-vous nous parler de votre méthode de travail ? Faites-vous plutôt confiance à une impulsion spontanée ou vous plongez-vous en profondeur dans l’œuvre d’un auteur avant de le porter à la scène ? Le cas de ce projet est particulier, c’est la première fois que je réponds positivement à la proposition d’un acteur, en l’occurrence une actrice, Nicole Colchat, de mettre en scène un projet dont elle est à l’origine. Ce que j’aimais dans cette proposition, est la collaboration qu’elle mène depuis longtemps avec l’auteur, Nicole Malinconi. Cette écriture lui parle. Elle explique très bien pourquoi. J’ai trouvé dans les textes qu’elle amenait des résonances avec mon travail : un rapport à la langue, une vision politique qui naît aussi d’un rapport à l’intime, selon le beau mot de Duras, qui ne se contente pas d’énoncés, mais qui tente de les ancrer ou de les faire advenir à partir du corps, de soi. C’est un pari que j’ai eu envie de faire avec elle, parce que c’est elle, et parce que c’est cette écriture-là. Je ne sais pas si on peut parler de « méthode »… Je pars de l’écriture, toujours - l’expression de Vitez m’est chère « mettre en scène, c’est traduire ». Je cherche à traduire, à trouver des équivalences… Dans ce travail, l’acteur est central… Nous travaillons ensemble à tirer conséquence de ce qui est écrit, à chercher un rapport juste qui doit se trouver entre le corps et la langue. Un acteur, c’est l’interprète d’une langue qui est hors de l’écrit et pourtant naît de l’écriture. Dans ce travail, nous en sommes aux premiers pas sur le plateau, c’est donc toujours délicat de parler d’un processus en cours… je suis autant attachée à une rigueur de lecture qu’à laisser advenir l’inattendu, l’imprévisible… Lors de la dernière répétition, Nicole a commencé à relire le texte pour elle, pour retrouver l’endroit que nous venions d’analyser, et tout à coup, dans cette parole qui ne désirait rien produire juste « s’y retrouver » dans le texte, il y a eu un instant de déséquilibre, de trouble, qui saisissait l’oreille… Cela a orienté le reste de la répétition… ouvert un imaginaire, Était-ce là une conteuse, était-ce là une Cassandre…? Cette parole qui ne nous voulait rien, soudain, nous disait quelque chose… Il s’agit souvent de juste tenter de répondre à une exigence de l’instant.

ENTRETIEN AVEC MYRIAM SADUIS

Je n’ai pas une méthode, j’essaie surtout de trouver une façon « d’être là » parce que le théâtre est un art du présent.

MYRIAM SADUIS : BIO TOPE ! Myriam Saduis a commencé le théâtre par des stages au Théâtre du Soleil, avec Ariane Mnouchkine, une rencontre qui sera déterminante pour elle. Elle étudie ensuite le théâtre à l’INSAS, travaille en tant qu’actrice pendant plusieurs années, puis se tourne vers la mise en scène. Parallèlement à sa pratique artistique, elle a travaillé quinze ans en milieu psychiatrique où elle a mené des « ateliers théâtre » avec des personnes en difficulté. Elle s’est également formée à la clinique psychanalytique. En 2000, elle réalise une première petite forme, Énorme Changement de dernière minute d’après des nouvelles de l’auteur américaine, Grace Paley, au Théâtre-Poème. En 2004, Ingmar Bergman lui accorde les droits pour adapter au théâtre Une affaire d’âme un scénario resté jusqu’alors inédit. (Éditions Cahiers du Cinéma, traduction V. Fournier) Créé en 2008, au Théâtre Océan Nord, cette mise en scène constitue la première création théâtrale de ce récit de Bergman. Affaire d’âme reçoit, outre un magnifique accueil public, le prix « Découverte de l’année » aux Prix de la critique 2009. En janvier 2012, elle crée La Nostalgie de l’avenir d’après La Mouette de Tchekhov, dont elle signe l’adaptation et la mise en scène, au Théâtre Océan Nord. Sélectionné au Théâtre des Doms - Festival d’Avignon 2012 - ce spectacle a été unanimement loué par la critique et le public. Il sera en tournée en France et en Belgique lors de la saison 20132014 La Nostalgie de l’avenir a reçu deux prix aux Prix de la critique 2012 : Prix du meilleur espoir féminin pour la comédienne Aline Mahaux, et Prix de la meilleure mise en scène pour Myriam Saduis.





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