Géographies subjectives

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MÉMOIRE

Géographies subjectives: la carte comme outil pédagogique (poétique) dans un cadre scolaire artistique professionnel multiculturel

Pauline Baldewyns Ecole de Recherche Graphique année scolaire 2013 - 2014


Merci à Axel Pleek et Paul Baldewyns pour leurs bons conseils et leurs yeux aguerris Illustration de couverture: Michael Druks: Druksland–Physical and Social 15 January 1974, 11.30am


« Il avait, de la mer, acheté une carte Ne figurant le moindre vestige de terre ; Et les marins, ravis, trouvèrent que c’était Une carte qu’enfin ils pouvaient tous comprendre. De ce vieux Mercator à quoi bon Pôles Nord, Tropiques, Equateurs, Zones et Méridiens ? Tonnait l’Homme à la Cloche ; et chacun de répondre : Ce sont conventions qui ne riment à rien ! Quels rébus que ces cartes, avec tous ces caps Et ces îles ! Remercions le Capitaine De nous avoir, à nous, acheté la meilleure Qui est parfaitement et absolument vierge !» Lewis Carroll, La Chasse au Snark (extrait), 1876



TABLE DES MATIÈRES


• INTRODUCTION I.

DES PROJETS ARTISTIQUES À L’ÉCOLE

1. Etat des lieux dans l’enseignement en Communauté Française

2.

Du côté de la pédagogie active

a. Le point de vue sur l’art l’école et l’interdisciplinarité b. Le cas d’un Athénée liégeois c. Du côté d’une association qui milite pour l’art et la culture II.

L’ART ET L’ARTISTE DANS L’ÉCOLE VUS PAR LES PHILOSOPHES ET LES PÉDAGOGUES

1.

John Dewey

2.

Alain Kerlan

a. b. c.

Félix Guattari

3.

a. b.

Les bienfais de l’art La présence de l’artiste dans l’école La place du professeur

La subjectivité La fonction poétique

4. Conclusion


III.

PÉDAGOGIE DU TERRITOIRE (ET DES NOTIONS QUI L’ENTOURENT)

1.

Le paysage (subjectif)

2.

Le paysage (artistique)

3.

Le paysage (patrimonial)

4.

La ville, la carte et le récit

IV.

LA CARTE COMME MÉTHODE

1.

La géographie subjective

a. Comment ? b. Pour quoi faire ? c. Pour qui ? 2. Les lignes d’erre

3.

La carte mentale et le territoire

4. Conclusion V.

LA CARTE DANS L’ART

• CONCLUSION • BIBLIOGRAPHIE



INTRODUCTION


J’ai toujours su que je serais professeur. J’ai toujours su que je serais professeur surtout après avoir vu, jeune ado, Michelle Pfeiffer croiser ses boots sur son pupitre devant une classe d’esprits rebelles et, sans un mot, imposer le silence. J’ai toujours su que je serais professeur de quelque chose, que j’imposerais peut-être le respect avec mes boots, mais à l’époque je ne savais pas encore très bien professeur de quoi. Environ 10 ans plus tard, en septembre 2013, je me suis inscrite à l’agrégation. Michelle Pfeiffer, ses boots, son blouson en cuir et ses méthodes décalées, capable de passionner des jeunes pour qui l’école n’est pas la préoccupation principale, étaient toujours dans un coin de ma tête. Ils y étaient toujours quand, en mars 2014, à l’heure de trouver un stage de mise en pratique dans une école bruxelloise, j’ai délibérément choisi de ne pas écouter mes professeur et de poser ma candidature à l’Athénée Léonardo Da Vinci d’Anderlecht. Dans cette école réputée « problématique » j’ai donné environ 40 heures de cours d’art plastique à une classe de 20 élèves de 3e année professionnelle qui n’étaient pas vraiment là pour le plaisir, mais surtout par dépit et en dernier recours avant le décrochage scolaire. Mis à part ce que j’avais pu voir à la tv et quelques articles dans la presse, une « école difficile » ne m’évoquait pas grand-chose. Dans le milieu semi-hostile de cette Athénée anderlechtoise, j’ai vite compris que 12


autant les professeurs que les élèves avaient du mal à trouver leur place et que le cours d’art plastique ressemblait plutôt à un atelier protégé. J’y ai vu un défi. J’ai ressenti moi aussi l’envie de réussir à « créer » quelque chose avec ces jeunes en qui on ne place pas beaucoup d’espoir et qui ne savent pas très bien où ils vont, ne sont pas vraiment maîtres de leur histoire, se laissant porter par le système. De bonne volonté et désireuse de remplir au mieux mes fonctions de stagiaire, professeur temporaire au statut ambigu (encore un peu élève et pas encore vraiment prof) j’ai décidé de m’investir à fond dans la tâche. Je me suis documentée sur l’école, ses élèves, son fonctionnement, sa hiérarchie, les groupes culturels qu’elle rassemble, les conflits que cela provoque et les solutions mises en place à différents niveaux pour tenter que tout se passe pour le mieux. Une des problématique qui a le plus attiré mon attention a d’abord été de savoir ce qu’il se passe du côté des acteurs de l’enseignement qui tentent de faire vivre et travailler ensemble des jeunes venant d’horizons, de cultures et de pays différents. J’ai découvert qu’en 2000 et 2003, des enquêtes PISA1 ont révélé des lacunes dans l’enseignement en Belgique francophone et pointé du doigt le manque d’équité du système éducatif concentrant les élèves « forts » dans 1/ Programme international pour le suivi des acquis des élèves

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certains établissements et les élèves « faibles » dans d’autres. Afin de lutter contre cette « ségrégation » scolaire, le gouvernement de la Communauté française a donc décidé d’adopter diverses mesures, dont la plus emblématique a été la régulation des inscriptions en première année de l’enseignement secondaire. Trois décrets successifs ont été pris en ce sens : le décret « inscriptions » du 8 mars 2007 dû à Marie Arena, le décret « mixité sociale » du 18 juillet 2008 de Christian Dupont et le décret « inscriptions » du 18 mars 2010 dû à Marie-Dominique Simonet. Des classes d’insertion et de discrimination positive (D+)2 ont été mises en place mais sans pouvoir encore vraiment évaluer, à l’heure actuelle, les résultats concrets de ces nouveaux outils et se rendre compte de leurs effets sur les jeunes qui en bénéficient. Durant mon stage, j’ai aussi commencé à me questionner sur ce qu’il se passe à l’intérieur d’une classe et d’une école « mixte »: quelles sont les ressources mises à disposition des enseignants qui, au cœur de l’action (avec ou sans blouson et boots en cuir), doivent jongler avec les cultures et les origines de chacun ? Comment faire pour que ces élèves qui se regroupent systématiquement en fonction de leur origine et qui doivent cohabiter avec d’autres au sein d’une classe trouvent un terrain commun à partir duquel tisser de nouveaux liens? 2/ Le dispositif dit des discriminations positives est instauré dans l’enseigment obligatoire par le décret du 30 juin 1998 visant à assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale, notamment par la mise en œuvre de discriminations positives. Le principe de la discrimination positive, c’est de « donner plus à ceux qui ont moins ». Dans le cas présent, il s’agit d’octroyer des moyens supplémentaires aux établissements scolaires accueillant des élèves provenant des milieux les plus fragilisés.

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Bien qu’on n’en entende plus beaucoup parler aujourd’hui, l’Athénée Léonardo Da Vinci faisait régulièrement la une des journaux il y a encore quelques années, notamment après qu’un élève ait jeté un tournevis à la tête d’un professeur. Cette absence de connotation (positive ou négative) est le résultat de beaucoup de travail. La réflexion à la base de ce changement s’est développée à partir des valeurs mises en avant dans le projet d’établissement : « former des citoyens et des techniciens de qualité ». Pour y parvenir, de petites opérations ont été mises en place et ont permis de favoriser la gestion non-violente des conflits.

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De plus, cet établissement en discrimination positive bénéficie depuis ses débuts d’une équipe pédagogique stable. Les nouveaux enseignants sont accueillis et encadrés. Ils effectuent d’abord un « stage » d’immersion de quelques jours dans leur future classe, durant lequel ils sont briefés avant de pouvoir réellement commencer à enseigner. Ces mesures réalisées au fil des années ont permis de multiplier le nombre d’élèves et d’améliorer l’image de l’établissement. Aujourd’hui, les moyens mis à la disposition des jeunes ont encore augmentés puisqu’ils ont désormais la possibilité de participer à des activités sportives ou artistiques durant leurs temps libres, encadrés par des éducateurs dont c’est la seule préoccupation.

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Ouverte sur l’extérieur, l’Athénée propose aussi de nombreuses activités d’éducation à la citoyenneté, de rencontres intergénérationnelles et de sorties culturelles. Toutefois, l’athénée Da Vinci, ce n’est pas Hollywood. Ces initiatives sont intéressantes, parfois elles fonctionnent, parfois elles tombent à l’eau. Pas toujours de « happy ending ». Malgré les moyens mis en place tant au niveau du pouvoir organisateur qu’au niveau de l’établissement, je n’ai pas réussi à faire abstraction du malaise ambiant. Malaise au niveau de l’équipe pédagogique (éducateurs, direction,...) dont les locaux sont sous surveillance vidéo ; au niveau des professeurs qui, s’ils n’ont pas des nerfs d’acier, déchantent vite devant le comportement rebel et déstabilisant des élèves ; et au niveau des élèves qui, cumulant les problèmes propres à leur âge, à leur situation familiale et sociale, ne sont pas là parce qu’ils l’ont décidé. Mélange assez explosif, dont les interactions se terminent le plus souvent en altercations violentes avec intervention régulière de la police pour remettre de l’ordre. La paix est donc toute relative, même si la gravité de ces évènements est bien moins importante qu’avant. Durant mon stage j’ai pu longuement discuter avec les élèves ainsi qu’avec les enseignants. Si les premiers se sentent sous-estimés par une partie de l’équipe éducative, une part de celle-ci est persuadés que « cette école est ce qui se fait de pire après l’IPPJ »3 et qu’il est 3/ Dixit une titulaire de líoption artistique, partie peu aprËs en congÈ maladie pour cause de dÈpression. Une IPPJ est une Institution Publique de Protection de la Jeunesse qui assure en tant que service public une part importante du traitement institutionnel de la dÈlinquance juvÈnile.

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impossible d’y enseigner correctement. A l’issue de mon stage, loin d’être découragée, la question suivante s’est posée : en tant que future enseignante en art plastique, comment faire pour que chacun trouve sa place, se sente respecté, en confiance et en égalité avec le reste du groupe au sein de ma classe ?

légende d’une carte subjective réalisée à Berlin

Cette année, durant un séminaire de l’agrégation, j’ai aussi eu la chance de découvrir le travail de Catherine Jourdan, psychologue de formation, qui a mis sur pied un projet de « Géographie Subjective ». A la demande de villes et d’asbl elle entre en résidence pour quelques semaines durant lesquelles elle rassemble les participants d’un même quartier autour d’un projet commun de « carte subjective ». Cette carte,un peu particulière, représente la vision qu’a une personne ou un groupe de son territoire, de sa ville à un moment donné. Selon Catherine Jourdan, travailler autour de la carte permet de ne plus parler de l’espace de chacun mais de l’espace de tous. L’enjeu réel de ce projet est donc l’espace public et son rôle dans la société d’aujourd’hui : l’espace partagé, vécu et imaginé en commun, qui ap17


partient avant tout à ceux qui le vivent et qui devraient pouvoir aussi le penser et le dessiner. La carte subjective sert à casser les frontières et redessiner en commun un territoire à se partager. De ce projet (parmi d’autres) vous en découvrirez les détails un peu tard, mais il est l’élément déclencheur de ce mémoire qui a pour but de découvrir dans quelle mesure un travail sur la carte et les espaces qu’elle suggère (le paysage, le territoire,...) peut être une démarche pertinente pour la cohésion d’un groupe classe et réellement servir d’outil pédagogique dans un cadre scolaire artistique professionnel multiculturel en discrimination positive. Pour cela nous ferons d’abord un état des lieux de la place qu’occupe l’art dans l’école traditionnelle en Communauté Française, le point de vue de la pédagogie active et celui d’une association Bruxelloise luttant pour la culture. Ensuite, nous traiterons des bienfaits des projets interdisciplinaires et artistiques à l’école. Pour cela nous découvrirons les théories de John Dewey, Alain Kerlan et Félix Guattari concernant l’importance de l’expérience esthétique dans l’école et dans la société. Après avoir contextualisé le cadre de notre problématique, nous survolerons l’histoire du paysage artistique et découvrirons comment il s’est peu à peu incarné dans des problématiques d’aménagement du territoire pour permettre aux habitants d’une même région de consti18


tuer un patrimoine commun. Après avoir resitué la carte et le paysage dans un contexte artistique et culturel, nous découvrirons avec Philippe Meirieu ce que ces notions peuvent apporter à une classe et à ses élèves d’un point de vue pédagogique et personnel. Nous nous attarderons ensuite sur les travaux de Fernand Deligny et de Catherine Jourdan qui ont utilisé la carte comme méthode pédagogique pratique dans des contextes particuliers, en ville ou en pleine nature. Avant de terminer, nous reviendrons à Bruxelles pour étudier le cas d’une enquête universitaire réalisée en 2008 par des chercheurs en sociologie qui ont utilisé la carte mentale pour tenter d’expliquer la tension sociale qui régnait à l’époque à Anderlecht. Finalement, nous découvrirons la relation historique qui lie l’art et la géographie et comment les artistes contemporains l’utilisent aujourd’hui.

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AVANT - PROPOS

Il est évident que pour l’enfant comme pour l’adulte, l’intérêt pour l’art n’est pas inné et que l’éducation joue un rôle fondamental dans l’apprentissage de la culture artistique. Chacun à sa manière s’imagine le monde, s’entoure de ce qu’il voit, de sa famille et du monde dans lequel il vit pour se forger sa propre vision de la vie, des images et des œuvres qu’il pourra rencontrer et c’est grâce à ce phénomène que l’individu peut se former. A l’école, le rapport aux œuvres, s’il existe, est généralement didactique et scolaire. Il n’est pas pratique et le fait de s’engager dans la création n’a souvent pour objectif que de comprendre la démarche artistique de l’artiste étudié. Les exercices du type « à la manière de » peuvent sembler redondants, mais pour certains il est nécessaire qu’avant toute création réfléchie, la création spontanée de l’enfant découle d’une façon de faire. C’est pourquoi, pour ceux-là, la pratique en classe est très importante. Mon point de vue dans ce travail, basé sur la philosophie « pragmatique »4 de John Dewey, va au-delà de l’idée de l’art comme simple objet. En effet, là où il y a de l’art il y a d’abord une expérience esthétique du monde qui se trouve déjà dans les expériences ordinaires de la perception et qui n’a rien d’une exception.

4/ En philosophie, le pragmatisme est un courant de pensée qui considère les vérités comme des processus et les pensées comme des expériences

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« Ces gens, si on les interrogeait sur les raisons de leurs actions, fourniraient sans aucun doute une réponse fort raisonnable. L’homme qui tisonnait les morceaux de bois en flamme dirait alors qu’il faisait cela pour attiser le feu ; mais il reste néanmoins qu’il est fasciné par ce drame coloré qui se joue sous ses yeux et qu’il y prend part en imagination. Il ne demeure pas indifférent au spectacle. » L’important pour Dewey, en ce qui concerne tous ceux qui sont absorbés dans leurs activités mentales et corporelles, est qu’ils sont entrainés vers l’avant, non pas par le désir d’atteindre le but de leur action, mais par le chemin accompli pour y parvenir, qui est la source du plaisir en lui-même. L’art comme expérience est esthétiquement intéressant si on prend la peine de s’y attarder. Le but n’est donc pas d’opposer « l’art objet » à « l’art expérience », mais d’inscrire l’esthétique dans une pratique ordinaire de la perception.

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I. DES PROJETS ' ARTISTIQUES À L ÉCOLE


1 ETAT DES LIEUX DANS L’ENSEIGNEMENT TRADITIONNEL EN COMMUNAUTÉ FRANÇAISE Il est rare d’entendre aujourd’hui un enseignant, un responsable pédagogique ou un homme politique nier que l’art devrait avoir plus de place dans l’école. Tous sont convaincus que la culture et l’art sont des fondamentaux de la formation et de l’enseignement. Des décennies d’actions culturelles ont prouvé que l’appréhension des œuvres, la construction du jugement esthétique et la réceptivité à de nouvelles formes d’expressions artistiques se nourrissent de l’apprentissage des codes esthétiques et de la mise en relation des œuvres et des styles qui ont fait l’histoire des arts. Ainsi, tous les jeunes sortant de l’enseignement obligatoire devraient disposer d’un espace et d’un temps aménagés pour qu’ils puissent construire à la fois des savoirs, des compétences et des pratiques artistiques et culturelles. Or, on peut constater dans les fait que, malgré tous les bienfaits qu’on lui trouve, l’art est en train de disparaitre de l’école car on demande aux enseignants d’être toujours plus performants. L’invention, la créativité, la coopération, la problématisation, le questionnement,... semblent déserter peu à peu l’enseignement qui est aujourd’hui d’avantage préoccupé par l’efficacité immédiate, la rationalité, la concurrence, la compétition et le matérialisme. En Belgique francophone il n’existe pas d’éducation artistique obligatoire dans l’enseignement fondamental, secondaire ou supérieur et la formation initiale des enseignants ne prévoit pas grand chose concernant 24


l’éveil artistique. L’art n’est certes pas totalement ignoré du monde de l’éducation, mais n’est pas intégré dans le processus de formation. Il reste une préoccupation ponctuelle, plus ou moins bien gérée, plus ou moins prise en charge par certains enseignants, souvent tributaires des directions et des pouvoirs organisateurs. Au début des années 90, la publication d’un rapport des experts de l’OCDE 1 sur le système éducatif de la Communauté française a mis en évidence l’absence d’objectifs généraux dans l’enseignement. Pour y remédier, le Conseil de l’Education et de la Formation a donc proposé un nouveau décret « définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre ». Plusieurs des articles de ce décret « Missions » demandent de susciter le goût de l’art, de la culture et précise que l’enseignement doit promouvoir la personne de chacun des élèves.2 «Les savoirs doivent être au service du développement de la personne de chaque élève, et lui permettre de mener à bien ses projets : il doit comprendre le monde qui l’entoure, s’y intéresser, prendre plaisir à la découverte des productions humaines (techniques, artistiques,... ), agir efficacement, seul ou avec d’autres.»

1/ Organisation de coopération et de développement économiques 2/ www.restode.cfwb.be/pgres/projetsCF/projete_ du.htm

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En 2003, un rapport prospectif sur l’éducation artistique à l’école rédigé en partenariat avec des artistes, des institutions et des opérateurs culturels3 rapportait que, même si dans l’enseignement fondamental, la pratique du chant est intégrée aux programmes, tous les enseignants ne sont pas pour autant formés, au-delà du suivi d’une méthode, à une pratique soutenue et diversifiée. Dans l’enseignement secondaire général, tant la pratique que l’histoire des arts sont ignorés. Dans le milieu de l’enseignement technique et professionnel certaines sections sont favorisées et bénéficient d’un enseignement d’histoire de l’art (histoire du costume, du mobilier, de la décoration d’intérieur,...). Dans les Hautes Ecoles, l’art est rarement présent en dehors des sections pédagogiques et dans les universités la situation est ambiguë : L’univeristé de Liège (ULG) et l’Université Libre de bruxelles (ULB) gèrent un important patrimoine artistique au travers de musées, de collections permanentes et d’expositions temporaires. Cependant, en dehors des sections d’histoire, l’art relève de la sphère privée et moins du domaine de la pratique que de l’objet. Même dans les formations à l’enseignement (Agrégation) aucun cours ni activité n’est prévue pour faire découvrir le monde artistique aux futurs enseignants. L’Université Catholique de Louvain (UCL) est la seule à laisser le débat ouvert sur les relations entre l’université 3/ « Rapport Art Ecole : Rapport prospectif sur l’éducation artistique à l’école en partenariat avec des artistes, des institutions et des opérateurs culturels », Evelyn Cramer, Université Libre de Bruxelles Unité de Recherche en Didactique de l’histoire de l’art (pour l’association Culture et Démocratie)

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et la culture. Pour elle, l’expérience de la beauté doit appartenir à l’ensemble des étudiants et la culture ne peut pas être qu’un passe-temps. Celle-ci doit faire partie intégrante de la formation et de la vie des étudiants. Pour cela, l’UCL a décidé de se laisser questionner par des créateurs de toutes disciplines en s’ouvrant à l’art sous toutes ses formes. Pour cela elle accueille des artistes en résidence, s’appuie sur des projets culturels initiés par la communauté universitaire et soutient divers lieux de culture.4 En 2006, une cellule « culture – enseignement » a été créée en Communauté Française dans le but de réunir autour de la table plusieurs responsables culturels et artistiques. Cette cellule a rédigé le décret « art-école » permettant à toutes les écoles d’être soutenues financièrement par l’octroi de subventions. En théorie, la formation artistique en Communauté Française est reconnue comme le premier vecteur de démocratisation culturelle car elle permet la formation du sens esthétique et le développement de personnalité à travers le plaisir de l’expérimentation et de la connaissances d’oeuvres d’art. Pourtant, dans la pratique, les arts continuent à souffrir d’un statut inférieur à celui des mathématique et des sciences.

4/ http://www.uclouvain.be/rhetos-culture.html

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Dans l’enseignement catholique, un dossier spécial de la revue « Entrées Libres »5 édité par la FOCEF6 a été publié en 2013 à ce sujet. Intitulé « Education à l’art, peut mieux faire ? », il fait un état des lieux de l’art et de la création dans l’enseignement libre. Il met en perspective différents projets artistiques interdisciplinaires en les illustrant d’exemples concrets et entame une réflexion sur l’art comme base de l’éducation. Pour ses auteurs, c’est l’école qui doit ouvrir l’esprit des élèves, leur donner l’envie de voir ce qui existe en dehors. Il est important de faire comprendre la démarche artistique d’une œuvre, d’expliquer ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on ressent et d’encourager les élèves à créer. Selon la FOCEF, notre société mise avant tout sur une forme d’efficacité, de rentabilité. A l’école on fait d’abord « du sérieux » avant de s’intéresser à l’esthétique, au créatif... s’il reste du temps, en oubliant que l’esthétique et l’artistique supposent aussi beaucoup de rigueur et amènent une respiration, un souffle salutaire. En effet, l’imagination et l’inspiration s’apprennent et se travaillent dans tous les domaines. Tous les enfants, dès leur plus jeune âge, devraient donc avoir les mêmes chances de regarder, d’entendre, de laisser libre cours à leur sensibilité, afin d’exprimer leur créativité. 5/ « Entrées Libres » n°79, mai 2013 6/ Formation continuée des enseignants du fondamental catholique (pour l’enseignement ordinaire)

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2 DU CÔTÉ DE LA PÉDAGOGIE ACTIVE (CONSTRUCTIVISTE) « Il est d’autres techniques d’expression qui, pour rester exclusivement instinctives et synthétiques, n’en ont pas moins leur éminente vertu formative, leur valeur d’outils précieux pour la conquête de la puissance par la création et le travail. Ces outils ont même ceci de particulier – que d’aucuns considèrent comme une tare, mais qui en signe plutôt l’exaltante noblesse - que ni leur emploi ni leur technique ne sont comparables à ceux des outils plus spécifiquement intellectuels. C’est comme si c’était une zone particulière de l’individu qui était mise en action, une zone subconsciente et psychique. Et il arrive assez souvent que les individus les plus rebelles à l’enseignement formel et aux acquisitions précises sont justement ceux qui, dans le domaine de l’art, peuvent, d’une envolée, atteindre la perfection. Ce serait un véritable crime contre la personnalité de l’amputer ainsi d’une part importante de ses possibilités et de celles qui touchent le plus à l’affectivité, à l’équilibre, au sentiment profond de réalisation et de puissance. Processus différent dans son principe, avons-nous dit, et qui doit donc être jugé et apprécié selon d’autres normes. Une écriture est plus ou moins parfaite, un texte plus ou moins correct, une lecture plus ou moins expressive. Les normes en sont faciles à établir. Gardez-vous pourtant de les transposer dans le domaine artistique. Pour juger d’un dessin ou d’une gravure, il faut vous refaire une âme neuve et sensible, et sentir, par delà 29


la maladresse du coup de crayon, la personnalité qui transparaît, une sensation fugitive qui s’exprime, un être qui se réalise et qui monte. Nous ferons une place importante à ces réalisations artistiques : dessin, qui continuera son évolution par rapport à la bifurcation où nous l’avons laissé, illustration de textes, peinture, gravure par découpage de carton ou de linoléum, chant, rythmique - pour lesquels, à défaut de piano ou de guide-chant, nous recommandons l’emploi du phonographe – guignol, théâtre, marionnettes. Pour notre part, nous ne trouvons jamais exagérée la place accordée à ces activités artistiques » Célestin Freinet, «Pour l’école du peuple», 1969 7

7/ posthume

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• Le point de vue sur l’art à l’école et l’interdisciplinarité La pédagogie active, fondée entre autre par Adolphe Ferrière, John Dewey, Maria Montessori et Célestin Freinet a pour objectif de rendre l’apprenant « acteur de ses apprentissages », afin qu’il construise ses savoirs à travers des situations de recherche, dans l’échange et dans l’action avec l’autre. Cette pédagogie implique de construire des activités concrètes, si possible authentiques où il est nécessaire d’observer et d’étudier un objet, un lieu, un concept ou un fait de langue et d’en comprendre le fonctionnement pour établir ensuite une définition ou une règle qu’il faudra vérifier dans des situations comparables. En ce qui concerne la place de l’art dans l’école, il ne s’agit pas d’ajouter des modules culturels à une structure préexistante mais bien de lui accorder une place plus importante comme activité pratique et théorique dans l’organisation générale de l’éducation en partant du principe de l’interdisciplinarité. Cette démarche pédagogique fondée sur le décloisonnement des disciplines permet d’interagir sur un même élément d’un savoir ou d’un savoir-faire en en ayant une approche cognitive diversifiée et plus complète.

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• Le cas d’un Athénée liégeois A l’Athénée Léonie de Waha, réputé pour sa pédagogie inspirée de Célestin Freinet, le directeur est convaincu par la pédagogie active : «c’est un enseignement du futur. Un enseignement qui essaie de donner une formation tout à fait humaniste; qui fait sortir les étudiants du microcosme des classes; qui met des structures en place dont les remédiations mais également des journées ateliers et autres; qui suscite l’intérêt; qui prépare à l’autonomie et à la méthode de travail; je crois que c’est exactement ce que la société réclame et certainement pas des petits soldats, moutons de Panurge, n’ayant aucun avis mais ayant un diplôme en main».1 La richesse patrimoniale de cet Athénée, dispersée dans l’ensemble du bâtiment, permet de développer une démarche pédagogique très riche, qui dépasse la simple contemplation des traces du passé. Le bâtiment moderniste, construit à la fin des années 30 sur les plans de l’architecte Jean Moutschen et classé depuis 1999, intègre une vingtaine d’œuvres d’artistes liégeois contemporains. A ses débuts, la volonté des responsables était d’allier la pédagogie et la fréquentation de la beauté pour former les générations de jeunes filles qui relèveraient les défis du 20e siècle. 1/ Rudi Creeten

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A l’heure actuelle, les élèves sont toujours mis en contact avec les notions de patrimoine tout au long de leurs 6 années d’études. Il leur est souvent demandé d’observer et d’analyser les oeuvres qui ornent les locaux et qui servent de base pour rédiger des textes ou apprendre à exprimer son point de vue. Cette « immersion » au coeur des oeuvres patrimoniales permet de créer des liens « intimes », qu’aucune visite dans un musée ne peut égaler à moins de pouvoir y circuler librement, à son gré et aussi souvent qu’on le souhaite. Même s’il est impossible de mesurer l’impact de ces apprentissages sur les élèves, il est certain que ces démarches enrichissent leurs connaissances et leurs perceptions . Pour les professeurs, cela se vérifie par exemple dans leurs prises de position lors de débats ou de travaux. Toutefois, la clé de cette réussite ne doit pas seulement être attribuée à la qualité patrimoniale du bâtiment, mais surtout à la volonté de l’équipe pédagogique d’investir dans ce domaine, d’utiliser cette opportunité comme support et d’en faire un élément majeur de son Projet pédagogique.

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3 DU CÔTÉ D’UNE ASSOCIATION QUI MILITE POUR L’ART ET LA CULTURE Fondée en 1993 à l’initiative de Bernard Foccroulle 1, quelques dizaines d’artistes et de responsables d’institutions culturelles bruxellois, flamands et wallons, soucieux de redonner à l’art et à la culture une place centrale dans la société, l’asbl « Culture et Démocratie / Kunst en Democratie » tient une place importante sur la scène culturelle et politique en Communauté Française. L’un des axes « horizontaux » à partir desquels sont menées plusieurs actions concerne la culture et l’enseignement et revendiquent la sensibilisation aux différentes formes d’expression artistique dans les programmes scolaires, du maternel au supérieur. Elle plaide pour que la dimension culturelle et artistique soit réintroduite de manière forte à l’école. En 2010 l’asbl a organisé 5 tables rondes autour de la problématique « art/culture/école », durant lesquelles philosophes, pédagogues et acteurs du monde artistiques ont pu échanger sur le sujet. La conclusion générale en a été que l’école est un lieu de vie duquel la pratique artistique ne peut être exclue ni entendue comme une extension des pratiques consuméristes. L’approche créatrice doit être développée dans une dynamique d’innovation et de recherche et l’art doit permettre aux élèves d’apprendre à agir.

1/ Organiste, compositeur et directeur d’opéra belge.

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Pour « Art et démocratie », laisser au secteur privé l’éducation à l’art revient à renforcer les inégalités sociales et culturelles et manquer à la mission de l’école L’art doit aussi échapper à la finalisation de l’éducation, de plus en plus marquée dans l’instrumentalisation de l’enseignement, et doit être pratiqué pour le développement de la sensibilité, pour la reconnaissance de l’autre et pour la propagation des idées démocratiques. Toutefois, l’asbl est elle aussi bien consciente que l’intégration de l’art à l’école favorise les apprentissages et le développement de la personnalité des élèves, ces bénéfices ne sont possibles que grâce à des dispositifs adaptés aux buts.

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II. ' ’ L ART ET LARTISTE ’ DANS L ÉCOLE, VUS PAR LES PHILOSOPHES ET LES PÉDAGOGUES


I JOHN DEWEY: LA RÉALITÉ COMME EXPÉRIENCE John Dewey (1859 - 1952) est un philosophe américain spécialisé en psychologie appliquée et en pédagogie. Il est un des principaux pédagogues du mouvement d’éducation nouvelle et son oeuvre a marqué, pendant la première moitié du XXe siècle, non seulement la vie scolaire des Etats-Unis, mais aussi la pensée pédagogique de la plupart des pays. 38

La philosophie de John Dewey est intéressante par rapport à notre problématique car elle insiste sur le fait qu’il ne suffit pas de faire une expérience pour avoir de l’expérience. Pour cela, il faut aussi avoir vécu, souffert des conséquences de ce qu’on a fait, conséquences qui ne peuvent exister que s’il existe un milieu extérieur à la personne « entrain de faire ». Ce milieu est celui dans lequel l’action se déploie et dans lequel l’individu est en totale interaction avec son environnement. Ramené au contexte de l’art, ce milieu dans lequel l’action se déploie peut être l’atelier dans lequel l’artiste créée, cherche, surmonte des problèmes, est en totale interaction avec son oeuvre. Toutefois, dans la théorie de Dewey, si l’expérience esthétique se définit comme l’interaction entre le sujet et le produit artistique, ce n’est pas pour autant que l’oeuvre d’art possède le monopole de l’expérience. En effet, comme nous avons pu le voir précédemment avec l’expérience du tisonnier, l’art s’enracine dans l’expérience ordinaire. On ne peut donc pas comprendre ce qu’est l’art, un tableau ou une chorégraphie, aussi abstraits soient-ils, si on ne comprend pas qu’ils sont en lien avec cette expérience esthétique et qu’on ne peut pas éduquer à l’art sans passer par l’expérience esthétique . Pour Dewey, l’expérience esthétique ne se distingue pas des autres formes d’expériences humaines, elle est la forme la plus accomplie de l’expérience ordinaire. Il y aurait donc une forme de continuité entre l’art et la vie.


Si les propos de Dewey concernant l’art comme expérience et l’expérience comme art, s’inscrivent dans une perspective expérimentale, Alain Kerlan est persuadé que la modernité serait entrain de vivre un glissement dans « l’esthétisation », la frontière entre l’éthique et l’esthétique étant de plus en plus perméable. En effet, on peut remarquer depuis la fin des années 60 qu’un mouvement en faveur de l’art prend de plus en plus d’importance dans le domaine de l’éducation et de la formation. Il ne s’agit dès lors plus seulement d’assurer une meilleure reconnaissance de l’art et de donner plus de temps à l’enseignement artistique, mais de passer par les artistes pour tenir ce rôle. On peut s’en rendre compte en observant les nombreuses et diverses expériences qui sont mises en place dans les école, à l’initiative des villes, d’asbl ou d’artistes indépendants. En donnant aux artistes le rôle de pédagogues, ce nouveau rapport qui interroge la forme scolaire et redéfinit le métier d’enseignant s’intègre dans un processus.social et culturel de fond qui touche aussi les hôpitaux, les prisons, les politiques de quartier etc... Toute école étant l’école de sa société, il est normal que tout ce qui se passe dedans renvoie à ce qui se passe en dehors: aux évolutions de la sensibilité, aux manières d’être et de penser dans la culture globale.

Alain Kerlan est un philosophe français intéressant lorsqu’il s’agit du monde de l’art et de l’enfance car il a fait de cette problématique son cheval de bataille. Professeur en poste à l’Université de Lyon, son travail se situe aux carrefours de la philosophie et de la pédagogie, de l’art et de l’éducation, de la sociologie et de la philosophie éducative. Il est l’auteur de dizaines d’ouvrages, de colloques et de conférences sur le sujet. Ses recherches en cours portent sur l’intervention des artistes dans le champ éducatif et social, considérée comme une dimension significative autant de l’histoire de l’art d’aujourd’hui que de l’histoire de l’enfance et de l’éducation, le lieu de leur croisement et de leur « fécondation » réciproque.

2 ALAIN KERLAN: L’ARTISTE EN RÉSIDENCE

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Mais qu’est-ce qui est visé quand on décide de placer un artiste en résidence dans une classe ? Pourquoi pense-t-on que l’art peut remédier aux problèmes actuels de l’éducation ? Pourquoi est-ce à l’artiste que l’on demande de tenir ce rôle qui va au-delà de l’intelligence sensible ? • Les bienfaits de l’art Pour tenter de répondre à ces questions, Alain Kerlan a étudié un dispositif de dix artistes en résidence dans des classes de maternelle, mis en place par le centre « Art Enfance et Langages », projet unique en son genre, piloté et financé par la ville de Lyon. Ce dispositif repose sur le pari pédagogique que l’entrée de l’art dans l’école, la présence et le travail de l’artiste en son sein constituent un apport décisif dans l’éducation de base ainsi qu’une contribution majeure à la réussite de tous les élèves. Il en est ressorti un nombre de points positifs d’un point de vue pédagogique et culturel, concernant la lutte contre l’inégalité de l’accès à l’expérience esthétique et à la culture, la redécouverte de la sensibilité ou encore la lutte contre l’homogénéisation de la culture médiatique. Cependant, Kerlan insiste sur le fait qu’on ne peut pas instrumentaliser l’art ni lui demander de tout changer, d’augmenter les capacités des élèves ou leurs compétences 40


Puisque chaque expérience est singulière, on ne peut jamais être certain que chacun en bénéficiera de la même manière. Ses effets ne sont pas automatiques et pour en comprendre le rôle il faut aller voir plus loin, découvrir ce qu’est réellement l’expérience esthétique, voir dans quelles conditions les artistes intervenants et les enseignants permettent à l’expérience esthétique d’avoir lieu. Il faut donc se garder de tomber dans le discours romantique qui accorde à l’art un pouvoir excessif, une argumentation dont l’excès même desservirait la cause qu’il croit servir. Ce qui est important, dans l’expérience esthétique, c’est peut-être avant tout la déstabilisation, le trouble et l’interrogation qu’elle entraine. Convaincu qu’il faut prendre avec le plus grand sérieux l’engagement des artistes dans le champ de l’éducation, et plus largement dans le champ social, Kerlan réalise en 1994 une interview du peintre française Gérard Garouste. Ce dernier est le créateur de « La Source », une association qui offre à des enfants et adolescents « en difficulté » la possibilité de créer et de découvrir le monde de l’art au travers d’ateliers animés par des artistes confirmés.

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« Ce que l’artiste apporte d’abord ? Une nécessaire et salutaire déstabilisation. Ce n’est pas l’absence de normes, mais la capacité à produire, travailler, déplacer la normativité qui importe. Ce qui manque le plus: une présentation du monde. Un adulte là à côté pour montrer, désigner. Pour mettre la table dans un geste « esthétique » partagé. L’art commence là, dans l’esthétique du quotidien, dans cette attention à la table « bien mise »1 Au travers de cet exemple, Alain Kerlan nous propose de voir les choses sous un angle différent : le problème de ces jeunes dont on dit qu’ils ont « perdu leurs repères » n’est-il pas plutôt dans le rapport difficile qu’ils entretiennent avec des normes qu’ils trouvent contraignantes , qui n’existent que pour être appliquées, contre lesquelles se rebeller, mais dont ils ne sont jamais le moteur ? L’expérience esthétique ne pourrait-elle pas permettre de créer un autre rapport avec la norme, de la comprendre, de s’en emparer en acceptant de se laisser déstabiliser, de se donner le temps de créer, de tenter de vivre sans cesse l’expérience de « la première fois » ?

1/ Gérard Garouste.

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• La présence de l’artiste à l’école La présence de l’artiste est importante et relève, selon Kerlan, d’une autre logique que la logique didactique commandée par les attentes de la forme scolaire actuelle. Elle répondrait plutôt à ce que l’on pourrait appeler un « esprit d’atelier » qui, grâce à la pratique qu’il propose, modifie les comportements et les projections des élèves dans la tâche. Un enseignant seul dans une classe n’est pas capable de faire entrer les enfants dans une vraie conduite esthétique car il faudrait pour cela qu’il soit lui-même artiste, qu’il vive cette expérience de l’intérieur Bien sûr, il peut parvenir à en parler, mais ne sera jamais tout à fait capable de rendre compte d’une expérience de création car il n’est pas capable de plonger dans le questionnement à la base même du travail artistique, de faire suffisamment preuve d’ouverture pour être disponible et à l’écoute des enfants en recherche. Puisqu’elle bouscule les relations scolaires pré-établies, l’expérience des artistes en résidence constitue une sorte de « laboratoire » de la relation éducative, de son renouveau. L’intervention de l’artiste dans le champ éducatif et social n’est donc ni psychopédagogique ni thérapeutique , et permet d’envisager une autre relation entre l’enfant et le professeur. Le statut de l’artiste ouvre un nouvel espace, dans lequel l’accompagnement est à la fois proche et distant, permettant à l’enfant d’aller de l’avant et à se dépasser, capable d’intégrer horizon43


talité et verticalité, dans une société où l’autorité et la norme sont au coeur de la question éducative. • La place du professeur S’il n’est pas question de substituer l’enseignant par un artiste, comment faire pour que celui-ci trouve sa place dans le duo enfant-artiste dont Kerlan nous vente les mérites ? Premièrement, à s’observer les uns les autres à travailler avec les enfants, les enseignants et les artistes sont amenés à singulariser leurs démarches et leurs identités professionnelles. Pour l’enseignant c’est donc l’occasion de réfléchir à son propre métier à partir d’un « modèle » différent, transversal. De plus, une résidence modifie la connaissance qu’ont les enseignants de leurs élèves, et peut-être même leur regard sur l’enfance. Une résidence réussie est une résidence qui aura permis aux élèves, aux enseignants et à l’artiste de vivre ensemble une véritable expérience esthétique dans un triangle d’apprentissage mutuel. Il faut donc que ces derniers soient aussi au cœur de l’expérience en la vivant eux-mêmes et en y accompagnant l’enfant et non pas seulement en la préparant ou en pensant à l’après. Il faut notemment insister sur le fait que la possibilité de développer des projets créatifs à l’école dépend d’abord du cadre que le professeur lui réserve. Cela 44


suppose un espace-temps plus souple, qui permet de développer des pratiques interdisciplinaires plus longues, avec des collaborateurs et des artistes enrichissants, capables de provoquer la rencontre entre des compétences distinctes et complémentaires. L’artiste est un créateur, l’enseignant est un pédagogue et c’est de l’articulation de ces deux pratiques dans un espace et un temps scolaire que dépend le sens de cette collaboration pour l’école.

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3 FELIX GUATTARI: LE PARADIGME ESTHÉTIQUE

• La subjectivité Félix Guattari (1930 - 1992) est un psychologue et philosophe français qui a travaillé toute sa vie à la clinique de La Borde, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle. Il a travaillé avec Gilles Deleuze avec qui il crée le concept de «déterritorialisation», menant une critique conjointe de la psychanalyse et du capitalisme dans leur livre «Mille plateaux». 46

Dans ses recherches, Félix Guattari a toujours accordé une place importante au paradigme esthétique, et la subjectivité a toujours été le principal fil conducteur de son travail. C’est à partir de ces deux concepts qu’il entend remodeler l’ensemble des sciences et des techniques. La psychanalyse et l’art sont pour Guattari deux modalités de production de subjectivité qui, connectés l’un à l’autre sont capables de guérir l’homme moderne de la violence du système capitaliste dont il est la victime et qui entraîne son homogénéisation, sa désubjectivation. La parole, à travers la psychanalyse et la fonction poétique, autorise les jeux avec les mots, les sens et les sons En laissant l’individu « tracer des textes dans le chaos du monde », elle lui permet de recomposer des univers de subjectivation et d’ainsi surmonter les épreuves qu’il rencontre. En ce qui concerne l’art, il est «ce sur quoi et autour de quoi» la subjectivité peut se recomposer et offre un asile aux pratiques « déviantes ». Toutefois, l’oeuvre d’art n’intéresse Guattari que dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’un objet à contempler mais du résultat d’un processus de création.


4 CONCLUSION Jusqu’à présent nous avons pu nous rendre compte des bienfaits de l’art dans l’école et dans la société et pouvons déjà dégager quelques éléments de réflexion concernant notre problématique. En effet, l’art, s’il est vécu comme une expérience rendue possible grâce à la présence de l’artiste dans la classe et des moyens mis en oeuvre par l’enseignant pour qu’elle se déroule au mieux, peut être à la base de transformations touchant autant l’espace de la classe que la forme scolaire. Pour en revenir au contexte de l’Athénée Léonardo Da Vinci, inviter des artistes en résidence dans les classes permettrait peut-être d’apaiser les tensions palpables et de donner des clés aux élèves afin qu’ils puissent donner du sens à leur apprentissage.

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III. PÉDAGOGIE DU TERRITOIRE (ET DES NOTIONS QUI L' ENTOURENT)


Extrait du «Journal de Janmari», Gisele Durand, L’arachneen, 2013


I LE TERRITOIRE Le territoire, s’il renvoie à la fois à des coordonnées géographiques, culturelles et sociales, se définit comme un espace identifié, en voie d’appropriation matérielle ou symbolique, marqué par la rencontre d’un sujet et d’un contexte. Son étendue est plus ou moins vaste et peut être délimitée selon des divisions géophysiques (montagnes, fleuves,...) ou des différences linguistiques, des limites politiques et administratives. Ses représentations (les cartes, les paysages,…) sont quant à elles des constructions qui conditionnent les relations entre les hommes et le monde, des idées construites depuis l’enfance grâce à ces « objets » que nous côtoyons au quotidien et qui méritent que nous nous y attardions lorsqu’on les approches pour leurs vertus pédagogiques.

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2 LE PAYSAGE (SUBJECTIF) Etymologiquement, le paysage est l’agencement des traits, des caractères, des formes d’un espace limité, d’un « pays ». C’est une portion de l’espace terrestre, représentée ou observée à l’horizontale comme à la verticale par un observateur ; il implique donc un point de vue. Si la notion de paysage a une dimension esthétique forte et qu’elle est souvent l’objet de représentations artistiques ou d’études, il ne faut pas oublier qu’avant toute chose le paysage était d’abord un « pays », une portion du territoire offrant des perspectives plus ou moins importantes avec une identité bien marquée. Le paysage est aussi un objet polysémique dont même les géographes manipulent les définitions avec prudence. Certains d’entre eux l’approchent par les conditions de sa production, d’autres insistent sur la perception que les individus en ont, d’autres encore étudient d’abord l’utilisation qui en est faite et, finalement, quelques uns s’intéressent à la manière dont les objets s’agencent pour offrir des images à la vue. Il est parfois un espace identitaire qui ne renvoie plus qu’au sujet qui le contemple. « Toute réflexion sur le paysage, qu’elle se veuille scientifique ou non, conduit à s’interroger sur la qualité de l’information qu’il apporte, sur ce qui le compose, sur l’espace géographique qui le supporte (bien des démarches pédagogiques sont fondées sur sa lecture) mais aussi sur ceux qui le regardent, en le percevant, le construisant et, parfois, en le mythifiant »1

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1/ Laboratoire ThéMA


Ensuite, le paysage, c’est tout ce que l’on voit autour de soi lorsqu’on est à l’extérieur, sur le terrain. Il est constitué des éléments qui « habillent » l’espace et qui se combinent pour offrir des images. Il est donc avant tout une « vue » : à la fois la vue d’un espace qui existe indépendamment de nous et donc susceptible d’être étudié de façon objective (comme la montagne dont on peut étudier l’altitude, la température,…) mais aussi la vue d’une espace qu’on perçoit chacun de manière différente. A partir du moment où l’appréciation esthétique rentre en compte, où l’on charge l’espace de significations et d’émotions, l’étude paysagère devient subjective.

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3 LE PAYSAGE (ARTISTIQUE)

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Le paysage est une notion artistique, au sens de «décor disposant d’une valeur esthétique». Le regard paysager s’est d’ailleurs formé au contact de l’art pictural et de ses évolutions dans le monde occidental. Durant le Quattrocento (1300-1450), alors qu’on voit apparaître en même temps la perspective et le réalisme dans la peinture, le mot « paysage » commence à rendre compte de la représentation d’un espace rural (1) .

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Au XVe et XVIe siècle, en Italie et en Flandre, les peintres utilisent un répertoire d’objets paysagers qui construisent la perspective du monde, vu depuis la fenêtre des lieux où se déroulent des scènes bibliques(2). Parfois, la scène peut être directement placée dans le monde naturel, animée par la succession des plans paysagers qui peuvent aussi totalement s’imposer, les personnages habitant en plein milieu(3).

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Au XVIIe siècle, le paysage est intellectualisé dans la peinture classique et l’environnement prend le pas sur la figure humaine pour assumer la dimension expressive et morale de l’œuvre. Poussin, par exemple, situe ses personnages dans des lieux qui sont l’évocation sensible d’une pensée(4).

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A partir du XVIIIe siècle, des peintres comme Caspar Wolf (5) s’attachent à traduire le sentiment du sublime et mettent en scène les « spectacles redoutables de la réalité extérieure, puissances écrasantes de la nature ». Wolf ne cherche pas à dramatiser la scène, mais tente une description objective de ce qu’il peint. 4. N

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Les montagnes ne sont plus considérées comme un chaos effrayant, mais comme un univers sublime susceptible d’exercer une influence positive sur l’âme humaine et d’ouvrir les portes de la liberté.

5.

Parallèlement à ces dimensions picturales, morales et philosophiques, des sites précis commencent à faire l’objet de représentations à usage touristique et certains artistes publient des dessins, gravures ou lithographies des paysages découverts au cours de leurs voyages. Ed 6.

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L’apparition de la photographie permettra elle aussi une grande diffusion des représentations du paysage et aura une forte influence sur l’évolution de sa perception, notamment grâce à la Mission Héliographique Française(6). A la même époque, le travail des peintres impressionnistes permet lui aussi de rendre compte de la modernité en illustrant des éléments du monde industriel (7).

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De son côté, la mission photographique de la DATAR débutée en 1983 permet de rendre compte des paysages contemporains de la France, d’organiser le territoire et de tenter d’en maîtriser les transformations grâce au regard volontairement subjectif de grands

7.

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C’est toutefois avec les monographies d’instituteurs(8) du XIXe siècle, qui tentent de décrire commune par commune tous les aspects du territoire, que l’on peut faire débuter les premiers inventaires officiels intégrant le paysage, même si à l’époque il n’existe encore aucune cohérence au niveau national.

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Dès lors, on peut remarquer que le paysage, s’il est d’abord plastique puisqu’il est né de l’idéal artistique de la peinture, se perpétue petit à petit comme un élément patrimonial et commence à s’incarner dans les problématiques d’aménagement tout en restant marqué par ses origines esthétiques. A la fin du XXe siècle, territoires et paysages sont encore deux notions bien distinctes, le premier étant considéré comme espace physique investi par les hommes, le second n’étant bien souvent que « la partie d’un pays que la nature présente à un observateur ».10 Aujourd’hui, la dualité entre ces deux concepts tend à se résoudre grâce aux actions menées pour mieux les connaître. En effet, lorsqu’il s’agit de gérer un territoire, le travail de préparation en amont s’intéresse souvent à l’espace sensible, tel qu’il est vécu et construit par ses habitants.

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10/ Dictionnaire Petit Robert

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4 LE PAYSAGE (PATRIMONIAL) Cette nouvelle conception du paysage se construit donc à partir de la représentation que s’en fait la population et les spécialistes qui l’étudient. C’est ce que nous pouvons constater en étudiant le projet de charte des parcs naturels régionaux de la Haute Vallée de Chevreuse réalisé en 1994, durant lequel des spécialistes ont réalisé un inventaire des paysages dans le but d’élaborer une charte. Celle-ci avait pour but de définir le type d’interventions relatives à sa conservation, son évolution ou à sa création et devait être rédigée et adoptée par l’ensemble des partenaires présents sur le territoire. La première étape de l’inventaire a consisté en la prise en compte de la perception du paysage par les habitants : un groupe représentatif de la population a été soumis à une enquête par des spécialistes du paysage placés en condition d’écoute maximale, attentif au contenu des échanges, aux modes d’interactions et à la dynamique du groupe. Cette première partie a débouché sur la réalisation d’une carte des paysages sur lequel le groupe a figuré les éléments ou zones paysagères de leur environnement qui leur paraissaient représentatifs. La deuxième partie avait pour objectif de faire émerger les projets et les enjeux du territoire. La méthode adoptée consistait à faire réagir les participants à des diapositives présentées au cours d’une projection. Pour chaque cliché projeté était noté de façon spécifique ce qui s’exprimait de manière spontanée, ou induite par les questions des enquêteurs.

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La troisième partie visait à élaborer des choix paysagers. Pour cela il a été demandé au groupe de tracer sur une feuille vierge l’itinéraire idéal des paysages, permettant ainsi de mettre en avant les éléments paysagers les plus importants selon leur environnement. Dans un deuxième temps il leur a été demandé de choisir le thème de 10 cartes postales représentant leur commune. Aujourd’hui, la dualité entre ces deux concepts tend à se résoudre grâce aux actions menées pour mieux les connaître. En effet, lorsqu’il s’agit de gérer un territoire, le travail de préparation en amont s’intéresse souvent à l’espace sensible, tel qu’il est vécu et construit par ses habitants. La rédaction de cette charte a donc permis de faire émerger les éléments paysagers importants pour la population, d’en évaluer la valeur, de comprendre ce qui pour lui constitue un paysage et les interventions qu’il était possible d’y effectuer. En même temps que se déroulait l’enquête s’est définit un patrimoine commun qui a pu aussi faire apparaître les zones de « non paysage » : celles que les habitants ont accepté de voir modifier et pour lesquelles aucun enjeu paysager n’existait.

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Dans un séminaire présenté en 2001 dans le cadre de la rencontre internationale des classes de ville intitulé « Apprendre la ville : à l’intersection de l’espace et du temps », Philippe Meirieu insiste sur le fait que la ville permet aux enfants de se construire, de se découvrir comme sujet et de grandir parce qu’elle est l’articulation de l’espace et du temps. Cet espace quotidien peut être divisé en 3 zones distinctes : premièrement, le refuge est le lieu où chaque petit enfant prend ses marques et intègre ses objets dans l’espace physique selon des repères mentaux stables. Ce refuge, s’il constitue un lieu de replis face au danger, est aussi celui duquel il peut partir à l’aventure. La deuxième zone est celle du territoire que l’enfant explore à partir du refuge. Organisé, découpé en espaces assignés à des fonctions bien précises, il est le lieu de la découverte et de l’organisation sociale. Il est autant lieu de possibles que d’interdits, d’ouvertures et de limites. Toutefois, on ne peut l’explorer que si le refuge reste à portée de main pour s’y réfugier. Finalement, la jungle est la zone menaçante où règnent l’inconnu, l’insécurité et l’agression. Elle est le lieu de l’affrontement avec l’altérité radicale et renvoie au danger. Pour Meirieu, c’est aujourd’hui la ville qui incarne cette jungle alors qu’autrefois elle était un refuge contre la campagne et la nature où sévissaient les brigands. Toutefois, malgré ce statut effrayant, les hommes en ont besoin car elle leur permet de ne pas se sentir enfermés et leur offre un horizon de possibles, où les choses ne

Philippe Meirieu est un chercheur et écrivain français, spécialiste des sciences de l’éducation et de la pédagogie. Selon lui, le rôle de l’école est à la fois d’instruire et d’éduquer, la finalité étant l’émancipation de l’élève et le développement de son autonomie. Il met avant tout l’accent sur le fait que chaque élève est différent et que les classes sont inévitablement hétérogènes. Il puise sa réflexion dans les écrits des pédagogues français tels Freinet, Fernand Oury..

5 LA VILLE, LA CARTE ET LE RÉCIT

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sont pas encore figées. Arpenter ces espaces est difficile car chacun d’entre eux est régi par des lois différentes dont il faut comprendre le sens pour pouvoir les respecter. Passer de l’intime au social et du social à l’inhumain en sortant du refuge pour découvrir le territoire et la jungle permet cependant à l’enfant d’apprendre à arpenter le monde et habiter l’espace. De plus, cette ville et les espaces qu’elle offre permet aussi un nouveau rapport au temps, qui dépend du rythme de chacun. En effet, nous habitons tous dans des temporalités différentes au coeur desquelles se trouve l’instant. Cet instant, le présent dans son immédiateté, est celui du plaisir immédiat, de la jouissance, et dans lequel nous sommes en prise directe avec l’être. Mais c’est aussi celui duquel il faut s’éloigner pour entrer en contact avec les autres et le monde, être capable d’anticiper les conséquences de nos actions et « problématiser » les situations. Cette action et cette réflexion se dégagent progressivement de la jouissance instantanée pour laisser entrevoir un futur, nous permettre d’influencer notre histoire. En ce qui concerne la carte, elle est pour Meirieu irréductible à son instrumentalisation géographique, et est d’abord de l’ordre du symbolique. Ce n’est pas pour rien si la géographie scolaire ennuie les élèves alors que les cartes mythiques (les cartes au trésor, quêtes du Graal et autre labyrinthes) les fascinent. La différence entre les deux se joue dans la possibilité qu’offre ces 60


cartes de mentaliser l’espace, de se l’approprier, d’y inscrire son récit personnel et de laisser sa trace dans le temps. Aujourd’hui, beaucoup d’élèves, par manque d’ambition, sans espoir et sans représentation possible ou probable de leur futur, vivent dans l’apogée de l’instant, toujours insatisfaits, exigeant « tout, tout de suite ». C’est pour Meirieu le rôle du pédagogue, « celui qui accompagne », que de les aider à observer la ville « d’un oeil curieux , avec le mélange de naïveté et de sérieux que certains nomment poésie », d’ autoriser les découvertes et de leur permettre d’apprendre à passer d’un espace à un autre et d’un temps à un autre. Ainsi, en discernant les traces des hommes et en y laissant les leurs ils pourraient redonner du sens à leur existence et reconstruire une articulation de l’espace et du temps nécessaire à leur avancée dans la vie.

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IV. LA CARTE COMME MÉTHODE


I LA GÉOGRAPHIE SUBJECTIVE Depuis environ 4 ans, la française Catherine Jourdan, artiste et psychologue de formation, questionne l’espace urbain d’une manière un peu particulière. Avec son projet « Géographie Subjective » qui réunit sous un même nom divers projets de cartographies subjectives réalisées avec des personnes de tous âges, elle tente de donner une place à la géographie sensible et de la rendre publique par le biais de cartes. Après planification, ces cartes réalisées par un groupe d’habitants d’un même quartier avec l’aide de graphistes, est imprimée et diffusée dans les espaces publics de communication. On parle pour ces cartes de «géographie subjective» parce qu’on y trouve souvenirs, histoires intimes, idées, croyances, espaces rêvés qui se mêlent à des espaces du quotidien. La ville devient un prétexte pour raconter son quartier, son histoire, son territoire et ses déambulations. En parlant de chacun, cette carte dit et imagine une manière de vivre ensemble un même territoire et met en place des méthode de conception collaborative dans le but d’intégrer les multiples points de vue, tout en rendant le résultat compréhensible.

• Comment? Pour commencer, les habitants se regroupent et analysent une carte classique de leur territoire afin d’y déceler ce qu’il manque et exprimer ce qu’ils en pensent. Cette carte est ensuite mise de côté afin de se détacher de son côté classique. 64


Durant l’expérience, les temps de parole sont fondamentaux : Catherine Jourdan fait parler les gens et les enregistre. A partir de cette parole elle élabore un premier squelette de la carte délimitant les zones et les frontières. De là, l’ensemble du processus créatif est fait d’aller-retours : chaque esquisse est corrigée par les habitants puis reprise par les graphistes. A mi-parcours un retour vers le réel s’impose et les habitants retournent sur le terrain, sans carte, pour affiner leurs perceptions et enrichir la carte de détails plus sensibles.

• Pour quoi faire ? Catherine Jourdan est persuadée que travailler autour de la carte et jouer avec les codes et les légendes permet de faire réfléchir sur des questions d’abstraction tout en laissant libre cours à l’imagination. En reprenant un certain nombre de codes conventionnels et en respectant un certain nombre de principes graphiques indispensables pour être comprise par tous, cette carte usurpe (en apparence) le statut officiel d’une carte classique.

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L’objectif n’est pas de « mieux voir » son territoire, mais de pouvoir s’exprimer et de traduire son point de vue, aussi imaginaire et inexacte soit-il, celui-ci étant considéré comme une richesse inexploitée. Le but n’est pas non plus de contester le pouvoir ou planifier le territoire, mais de s’approprier un espace d’expression qui est d’habitude réservé aux géographes et de le diffuser dans le quartier en le substituant aux plans déjà existants.

• Pour qui ? Si ce sont majoritairement des enfants qui sont concernés par ces projets, Catherine Jourdan travaille aussi avec des personnes agées ou d’anciens détenus. Jusqu’à aujourd’hui, neuf cartes ont été réalisées en France, une à Berlin et deux sont en cours de réalisation en Belgique.

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II LES LIGNES D ’ ER R E Pédagogue français (1913-1996). Il est l’une des références majeures de l’éducation spécialisée. Il a été un opposant de la prise en charge classique des enfants difficiles (délinquants) et des enfants autistes. Son expérience avec ces enfants est à l’origine des lieux alternatifs de l’éducation spécialisée que l’on regroupe sous le vocable générique de lieu de vie. 68

En 1968, Fernand Deligny fonde un réseau de prise en charge d’enfants autistes à Monoblet, dans les Cévennes. A l’époque où la prise en charge de l’autisme infantile est encore mal assurée, il propose de les accueillir dans un milieu de vie organisé en aires de séjour dans lesquelles ils peuvent vivre le quotidien au côté d’ouvriers, paysans et étudiants qui ne sont pas formés en psychologie. A ces éducateurs qui n’en sont pas, appelés les « présences proches », Deligny propose de transcrire les déplacements et les gestes des enfants. Dans chacune des aires de séjour (situées à une quinzaine de km les unes des autres) et durant dix ans, au jour le jour, ces adultes ont donc tracé des cartes sur lesquelles ils ont reporté leurs propres trajets puis, sur des calques, les « lignes d’erre » des enfants. Pour comprendre ce travail il faut distinguer « carte » et « lignes d’erre » : en feuille de fond, la carte des trajets parcourus par les adultes et les enfants est parfois figurée (avec un dessin du puits, du four à pain,...), parfois plus abstraite. Son échelle varie : elle peut définir un large parcours dans la nature, une journée entière de la vie quotidienne, ou les limites d’une pièce. Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours de trouver une alternative au langage pour saisir quelque chose du monde dans lequel vivent les enfants autistes. Les lignes d’erre, quant à elles, sont tracées sur des feuilles de calque. Elles transcrivent les parcours des adultes au crayon gris (par définition effaçable) tandis que le parcours des enfants qui les accompagnent


(sois-disant débiles) est tracé à l’encre de chine (par principe indélébile). Le parcours de l’enfant est tracé plusieurs fois, sur un calque différent, à quelques jours ou semaines d’intervalle et fait apparaître un monde d’images organisées en réseau comme les fils que les autistes « établissent entre les choses ». Si la carte est ambiguë car elle se situe au croisement de la science exacte et de l’art, les cartes du réseau de Deligny ne semblent entrer ni dans l’un ni dans l’autre des catégories. Basée sur les espaces organisés par les différents repères de la vie courante (l’endroit où l’on fait la vaisselle, le feu, une cabane,...), elles ne font que montrer les tracés des adultes dans leurs activités habituelles, auxquelles viennent s’ajouter les parcours des enfants et leurs mouvements répétés. Rassemblées à l’époque dans l’atelier de Deligny, elles servaient à « voir » ce qu’on ne peut pas voir à l’œil nu, les coïncidences, ce que Deligny appelle les « chevêtres » : les lignes d’erres qui se croisent et se recoupent en un point précis et qui signalent un lieu ou un objet que les enfants ont désigné comme repère. Deligny s’y référait, les observait méthodiquement, les confrontait et les comparait afin de comprendre ce que le langage ne peut pas dire. Par exemple, alors que ces enfants étaient considérés comme hors normes, les cartes montraient qu’ils ne sortaient jamais de l’étendue de la feuille de papier ce qui, à l’échelle réelle du territoire, dévoile l’existence de frontières virtuelles et invisibles.

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Si ces cartes n’obéissaient pas à une méthode générale, leur pratique relevait plutôt de la recherche. Les modes de transcription étaient différents et plus ou moins complexes selon les personnes qui les ont tracées, selon les époques et selon les lieux. Dans un coin de chaque calque était indiquéé le nom de l’enfant, la date de la ligne d’erre et un cadran horaire précisant la portion de temps concernée par le parcours. Les calques étaient ensuite superposés, le dernier représentant ainsi le parcours le plus récent de l’enfant. Ces cartes qui « font » au lieu de « dire », écrivent autrement quelque chose que la parole ne peut pas dire. Deligny n’était pas psychiatre et n’entendait pas soigner. Même s’ils faisaient sens, les gestes des enfants n’étaient pas à déchiffrer, à décrypter ou à interpréter. Il a en effet toujours voulu rester à l’écart de la psychanalyse, surtout quand, pour lui, elle « dégénère dans le psychologisme précipité par la vulgarisation de l’interprétation freudienne ». D’ailleurs, il n’a jamais demandé le sens de leur dessin aux enfants à qui il a fait classe dans les années 30-40. S’il les a fait dessiner ou plutôt « tracer », ce n’est pas pour analyser leur production, mais pour qu’elles servent de point de départ à une histoire ou à une fable. Il juge obscènes les tests psychologiques qui condamnent les enfants à une détermination psychologique instantanée et typologisée (« montre moi ton Rorschach, je te dirai qui tu es »). 71


L’originalité des cartes de Deligny qui disait vouloir protéger « l’exception poétique et sociale de la folie » est à la fois de faire passer la question « que faire » (non pas pas que faire de ces enfants, mais que faire avec ces enfants) avant celle de savoir que penser, et de tirer alors de ce « faire » quelque chose à penser. Si on les retrouve aujourd’hui exposées dans de grandes biennales et expositions internationales alors que leur objectif n’était pas d’être montrées au public, c’est peutêtre parce-que on peut voir en elles une certaine valeur esthétique. En effet, elles expriment à leur manière une grammaire particulière et un répertoire originel de gestes d’un groupe qui n’existe nulle part ailleurs. Deligny disais d’ailleurs être « l’ethnologue d’une ethnie qui émane de notre présence commune ».

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3 LA CARTE M ENTALE ET LE TER R ITO IR E Au printemps 2008, des « émeutes » éclatent dans un quartier populaire de Bruxelles, opposant d’une part des jeunes de quartiers économiquement défavorisés face à des supporters du club de foot d’Anderlecht. Face aux violences urbaines, saccage de l’espace public et l’armada de la police bruxelloise, les responsables politiques paniquent et les médias courent à la recherche d’explications pour pointer l’origine du problème. Ils publient alors une enquête universitaire (« Jeunes en ville, Bruxelles à dos ? ») relative à l’utilisation des transports publics par les jeunes, qui conclut que les habitants d’Anderlecht sont reclus dans leur cité et ne fréquentent pas l’ensemble des stations de métro de la capitale. Les sociologues s’engouffrent dans la brèche en expliquant que « les cloisons qui empêchent ses jeunes de se mouvoir ne sont pas physiques » et parlent d’une « ethnicisation » de l’espace public. Pour réaliser cette enquête d’un type un peu particulier il a été demandé à une trentaine de jeunes issus de 3 quartiers de prendre une feuille blanche, de faire le vide, et de dessiner « son Bruxelles » : les lieux fréquentés, la position des communes les unes par rapport aux autres, les stations de tram,... Les jeunes interrogés venaient de Woluwé St Lambert, d’Etterbeek et d’Anderlecht, trois quartiers censés représenter les différents types sociologiques de Bruxelles : Anderlecht comme représentant du « croissant de pauvreté », du centre et du nord-ouest. Woluwé comme archétype du quartier cossu et Etterbeek comme quartier intermédiaire, mélange des différentes strates sociales de la ville. Grâce 74


à ces « cartes mentales », les cloisonnements urbains, la rencontre entre jeunes, la mobilité dans la ville ont été mis sous le feu des projecteurs. Madeleine Guyot, un des auteurs de l’enquête et directrice de l’asbl Samarcande, un service d’aide aux jeunes en milieu ouvert d’Etterbeek, insiste sur le fait que cette recherche n’est pas scientifique et que les cartes mentales ne disent pas tout. Même si de grandes tendances ont pu en être dégagées et qu’elle a montré de grandes disparités en terme de culture, de loisir et de mobilité entre les jeunes des différents quartiers, cette recherche était un prétexte, un outil pour mettre le doigt sur «autre chose» et prioritairement servir à susciter le débat. A l’analyse, il apparait que la mobilité n’est pas un élément relevant en soi : l’important étant l’accès à la diversité de l’offre des sports, des loisirs, de la culture... et donc qu’il faudrait ouvrir les horizons de chacun. Les jeunes sont cloisonnés donc leurs champs d’émancipation sont limités. Les Anderlechtois ne devraient pas être cantonnés dans le rap ou le minifoot, et à Woluwe, les activités extrascolaires ne devraient pas se limiter à l’académie de musique. Il faudrait s’assurer de l’égalité d’accès de tous à ces diverses activités. Cependant, la méthode utilisée pour cette étude n’est pas partagée par tout le milieu universitaire. Un collectif de chercheurs nommé « Chikago », dont les membres restent anonymes, a publié un livre intitulé « Anderlecht, printemps 2008, réponse à une sociologie du manque : 75


proposition d’enquêtes » qui se veut une critique sans équivoque de ces études qui traitent du cloisonnement urbain. Le collectif estime que l’étude « Jeunes en ville, Bxl à dos » est « lamentable » pour de multiples raisons : les questions posées aux jeunes seraient orientées « problèmes », les moyens ne seraient pas mis en œuvre pour sonder les forces qui existent dans ces quartiers et ce genre d’études servirait de grille de lecture à des moments de symptôme. Ils ne critiquent pas les bonnes intentions des auteurs de l’étude, mais bien la méthode, la non-représentativité du panel et surtout l’image des jeunes qui en est ressorti: « On ne dit rien sur ce qu’il se passe dans ces espaces, sur la richesse des rencontres que peuvent avoir les jeunes. Les habitants de ces quartiers sont définis comme faibles. Quant aux activités extrascolaires et à la mobilité, ils font passer les pauvres pour des abrutis culturels. On critique l’attachement au territoire, mais cet attachement peut être l’occasion de créer quelque chose ». Il ne s’agit donc pas, selon Chikago, d’une enquête mais d’un interrogatoire, c’est à dire un processus de vérifications qui plutôt, que de chercher la force des jeunes, met en évidence les ghettos ethniques. Afin de ne pas aboutir qu’à un constat négatif il faut , pour le collectif Chikago, travailler non pas seulement sur les manques mais également sur les richesses de ces groupes et leurs productions de langage.

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carte mentale d’un jeune d’Anderlecht

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4 CO N CLUSIO N

«Dans cet empire, l’art de la cartographie atteignit une telle perfection que la carte d’une seule province occupait toute la ville, et la carte de l’Empire toute une province. Avec le temps, ces cartes démesurées ne suffirent plus. Les collèges des cartographes firent une carte de l’Empire qui avait l’immensité de l’Empire et coïncidaitparfaitement avec lui.»1 Si on laisse à la géographie « classique » et sois-disant « objective » le soin d’étudier les spatialités, les différentes écritures (graphies) de la terre, les différentes manières dont les groupes humains conçoivent le monde à travers un langage, des pratiques et une production d’images qui véhiculent des savoirs ; qu’elle tente de les conceptualiser en s’intéressant aux différentes « manière de faire des mondes », on pourrait présupposer qu’il existe une autre manière de cartographier différente, plus subjective. Mais même la carte qui prétend être la plus fidèle n’est-elle pas déjà en elle-même une abstraction intellectuelle ? Un certain regard posé sur une certaine réalité ? Le cartographe ne choisit-il pas toujours de « spatialiser » tel élément plutôt qu’un autre, de mettre en relation certains éléments plutôt que d’autres, selon certains codes esthétiques et non d’autres ? Le résultat qu’il obtiendra ne dépend-t-il pas des données qu’il utilisera, de leur traitement et de leur visualisation ?

1/ Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Lib. IV, Cap. XIV, Lerida, 1658 cité par Jorge Luis Borgès

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La différence entre la géographie objective et subjective se situe peut être dans le fait que l’on peut se permet de placer dans cette dernière une plus grande part de poésie et que sa création permet à ceux qui s’y attardent de prendre différemment la mesure de leur territoire. Tracer une carte devient alors à la fois une manière de s’exprimer sans vraiment dire les choses, offre un horizon de possibles et permet de faire le point sur une articulation de l’espace et du temps nécessaire à chacun pour avancer dans la vie.

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V. LA CARTE DANS L' ART


Les cartes sont des outils fascinants qui permettent de tenir dans les mains une partie du territoire que l’on ne peut embrasser du seul regard, de se l’approprier et de ne pas se limiter à la ligne d’horizon

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Les artistes contemporains s’approprient le travail mental propre à la carte, qui leur permet de vagabonder par delà les montagnes et les rivières et de prendre possession d’un espace sans y être présent physiquement. Ils la manipulent à leur guise, multipliant ses axes de lecture, perturbant sa lisibilité ou sa fonctionnalité. Elle leur sert de support pour la créativité, laissant voir au spectateur leur propre perception du monde. Jusqu’au XVIe siècle la carte géographique était appréhendée comme une parabole de la peinture, réduite à transposer le monde sur une surface plane, considérée comme une image, au même titre que la peinture et la sculpture. Comme les autres oeuvres d’art, elle autorisait un déplacement de la vue et une pluralité de regards, sans privilégier aucun point de vue.

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A la Renaissance, la découverte de la perspective réclame une vision « monoculaire », un point de vue fixe sur le monde, mais malgré tout lcréation d’une carte équivaut toujours à celui de peindre. En 1502, Léonardo Da Vinci est d’ailleurs appelé à Rome par le Prince César Borgia afin de dessiner des cartes des nouveaux territoires conquis par la papauté. 82


A partir du XVIIe siècle, la carte et l’espace pictural qu’elle implique commencent peu à peu à se détacher l’un de l’autre.

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du peintre» (166 5 -16 70 )

Toutefois, la carte réapparait au début du XXe siècle grâce aux Avant-Gardistes qui s’en emparent comme fragments et lui attribuent le rôle d’un convertisseur d’espace-temps, surface d’échange entre l’espace papier et le réel auquel il se réfère. La carte permet alors d’étendre l’horizon pictural à l’horizon géographique, brisant les limites rationnelles posée par la cartographie de la Renaissance. Souvent détournée de sa fonction première, elle ne peut plus servir d’outil pour s’orienter mais invite à un autre voyage.

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On remarque par exemple dans « l’Atelier du peintre » que la surface de la carte représentée par Vermeer, mise en abîme comme surface picturale dans un espace clos, traitée de manière lumineuse et signée comme une peinture, est opacifiée et difficile à déchiffrer. Ce traitement illustre la véritable scission qui intervient au XIXe siècle entre la peinture et la carte, qui sera désormais rattachée à la science de la cartographie et non plus à l’art.

Alors qu’aujourd’hui plus aucune terre vierge n’est à découvrir et que les satellites nous donnent accès à des images de plus en plus précises du monde, la carte reste intemporelle et retient l’attention des artistes qui questionnent son pouvoir d’attraction.

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En effet, les années 2000 sont témoins de l’apparition d’une génération d’artistes qui s’emparent de la cartographie comme d’un outil premier pour représenter le monde. Grâce à la carte qui leur permet de se rapprocher d’un autre réalité, ils questionnent à leur manière la position de l’homme dans son environnement et introduisent des points de vue différents, bouleversant la validité objective des informations.

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CONCLUSION


Nous avons découvert tout au long de ce mémoire que la pratique artistique, ainsi que la pratique de la carte et des notions qui l’entourent, possèdent des vertus « pédagogiques ». Toutefois, ces vertus sont-elles suffisantes pour affirmer que la pratique de la carte dans un cours d’art plastique pourrait être à la base d’une transformation des relations qu’établissent les élèves avec le système éducatif, cette pratique étant basée sur l’expérience et l’esthétique, laissant une place plus importante à l’art dans les apprentissages ? La notion d’expérience esthétique est importante pour les auteurs que nous avons découverts car elle implique une autre manière d’aborder l’art dans le quotidien. Ce paradigme, basé sur l’idée que la relation à l’art doit aller au-delà du rapport didactique et scientifico-rationnel, favorise l’expérience et inscrit l’esthétique dans une pratique ordinaire de la perception. Aborder l’éducation artistique à l’école en mettant en avant l’expérience et l’action, permet aux jeunes de construire leur identité personnelle, de donner du sens à l’ensemble des matières étudiées, d’apprendre à gérer le temps et ainsi devenir acteurs de leur apprentissage. Ces bénéfices, nous pouvons les résumer en trois mots clés : la subjectivité, le sens et le temps.

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En effet, si l’art ne peut être entendu comme une extension des pratiques consuméristes mais bien comme un apprentissage de l’action, il permet justement, selon Guattari, de guérir la violence du système capitaliste sur l’individu et de lutter contre l’homogénéisation. Au travers de l’expérience esthétique, celui-ci peut apprendre à agir et à développer son identité personnelle, sa subjectivité et « tracer des textes dans le chaos du monde ». Cette idée de chaos, nous la rencontrons sous une forme chez Philippe Meirieu lorsqu’il insiste sur le fait que l’expérience artistique doit toujours être encrée à un projet culturel au risque d’être menacée par la folie. Ce projet culturel doit en effet permettre à l’individu de se situer par rapport à ses contemporains et de trouver un sens au monde dans lequel il vit. C’est justement en sortant de son refuge, en découvrant ces espaces inconnus et en y inscrivant sa propre histoire que l’individu peut en comprendre le sens et se l’approprier, sortir du moment présent pour vivre dans l’action et envisager un futur. Découvrir son territoire permet également d’apprendre à gérer le temps, sortir du plaisir immédiat de l’instant présent pour entrer en contact avec les autres. Pour Alain Kerlan, c’est en favorisant la pratique artistique à l’école que le jeune peut vivre une nouvelle expérience du temps, car elle lui permet d’apprendre à s’attarder, à problématiser des situations, à vivre autrement que dans un éternel présent. 87


Prendre le temps est essentiel afin de vivre pleinement l’expérience esthétique car si on ne s’arrête pas il ne peut rien se passer : l’intelligence naît dans le sursis. Si les vertus conférées à l’expérience artistique et cartographique peuvent être le point de départ pour un changement, celui-ci n’est possible qu’au travers de moyens et de dispositifs adaptés et de l’engagement des enseignants de se plonger dans un projet à long terme. Internet ne manque pas de ressources concernant des projets « géografico-artistiques » menés par des enseignants dans le monde entier et il dépend de chaque enseignant, de créer des circonstances favorables au développement personnel et social de ses élèves.

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