Découvrir et vivre l'espace au japon

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DÉCOUVRIR ET VIVRE L’ESPACE AU JAPON Par cularités et évolu ons de la spa alité japonaise

- Pauline Merlet Juin 2015



Avant-propos Langue japonaise Dans cet écrit, vous trouverez des mots en langue japonaise parfois écrits avec le système d’écriture japonais 1, mais toujours suivis de leur transcrip on phoné que en caractères romains en italique. Ce e transcrip on se fait selon la méthode Hepburn ɠɤZɻᔿ hebon shiki qui est une méthode de romanisa on du japonais2. Voici quelques indica ons afin de prononcer correctement les mots en japonais que vous trouverez : - le «e» est prononcé «é» (sauf devant un «n» où il sera prononcé «è») - le «u» est prononcé «ou» - le «s» se prononce toujours «s» (osoi se prononce «ossoï») - le «g» est toujours occlusif (comme dans «grand») - le «h» est toujours aspiré - le «r» a une prononcia on entre le «r» et le «l» - le «w» se prononce «ou» (comme en anglais) - le «ch» se prononce «tch»

Iconographie Les illustra ons et photographies non légendées sont de ma propre produc on.

1 La langue japonaise comporte trois systèmes d’écriture différents : les idéogrammes chinois ╒ᆇ kanji, les ᒣԞ਽ hiraganas et les ⡷Ԟ਽ katakanas. Dépendant de sa fonc on, chaque élément s’écrit selon un système et l’on retrouve ces trois systèmes d’écriture dans une même phrase. 2 La méthode Hepburn a été introduite par le missionnaire américain James Cur s Hepburn, en 1887

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IntroducƟon Pays de contrastes fascinants, le Japon ne cesse de surprendre ceux qui s’y aventurent depuis quelques siècles maintenant. Alliant tradi ons rigoureuses et modernisme exalté, le Japon qui dévoile la beauté et la poésie de ses paysages naturels ainsi que l’effervescence et l’agita on de ses villes, fascine et émerveille. Cet engouement pour le Japon est également expliqué par sa posi on géographique. N’étant pas accessible facilement, cela contribue au rêve d’aller visiter ce pays un jour, ou à l’imaginaire de ce que les photos et écrits laissent percevoir. «Un archipel fascinant, une civilisa on très raffinée, un astre lointain, a rant.»3 Il existe donc une fascina on certaine pour la culture, les villes et les paysages japonais mais également une réelle admira on pour le peuple japonais, qui nous apparaît comme très discipliné et respectueux. Ce même peuple qui a contribué à la montée en puissance du Japon, devenu en peu de temps une des premières puissances mondiales, forge notre respect et notre admira on. Cependant, il ne s’agit pas ici de faire une comparaison entre Orient et Occident. Ce serait une erreur d’avoir une posture compara ve entre une «culture japonaise» et une «culture occidentale», laissant croire que l’Occident est un, indivisible et intemporel, comme si Athènes, New York et Paris ne faisaient qu’un. La fascina on que suscite le Japon est également valable au niveau de l’architecture. De nombreux architectes japonais possèdent une renommée interna onale et construisent beaucoup en dehors de leur pays. Parmi les étudiants en architecture, nombreuses sont les références d’architectes japonais qui circulent. L’interna onalisa on de l’architecture japonaise est évidente, et ce n’est pas le propos ici. Il s’agit plutôt d’étudier les espaces parcourus, vécus, au Japon. Go Hasegawa dans son livre qui peut se traduire par «Penser, faire de l’architecture, vivre» ainsi que Augus n Berque4 u lisent tous les deux les mêmes termes pour parler d’espace et d’architecture au Japon. En effet il s’agit de vivre l’espace car c’est comme cela que l’on révèle les spécificités : on parcourt, on découvre, on ressent, on perçoit... on vit l’espace! Et «vivre», au présent, car l’objec f ici est de parler de l’espace tel qu’il est actuellement. 3

Guide du Routard, Japon, 2014

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Go Hasegawa, 㘳ǝȠǨǽǃᔪㇹǮȠǨǽǃ⭏ǢȠǨǽ(Thinking, Making Architecture, Living) (Contemporary Architect’s Concept Series 11, LIXIL Publishing, 2011)Augus n Berque, Le sens de l’espace au japon : vivre, penser, bâ r (Edi ons Arguments, 2004)

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Cela va de soi, le Japon est très éloigné culturellement de ce que l’on peut connaître. En quoi notre environnement et culture agissent-ils sur notre manière de percevoir l’espace ? Après l’expérience d’avoir vécu au Japon pendant une année, j’ai pu constater à quel point les différences culturelles sont importantes. « - Mangez-vous du sashimi ? Savez-vous manger avec les baguettes ? » Ce questionnaire inquiet, entendu tant de fois qu’il en devient pathétique. La réponse est oui à tout, car le poisson cru est une nourriture exquise, et la supériorité de deux baguettes de bois poli qui ne servent qu’une fois sur la fourchette d’acier qui a traîné dans toutes les bouches n’est plus à démontrer. Vivre « à la japonaise » ne présente aucune difficulté, de l’agrément plutôt : simple apprentissage de boyscout, comme me l’a très bien dit un jeune père français. C’est vivre avec eux qui est parfois épineux… » - Nicolas Bouvier, 1965. Ce e cita on est très intéressante car cinquante ans plus tard, ces ques ons sont encore beaucoup posées aux occidentaux qui vivent au Japon, et cela m’est arrivé plusieurs fois que l’on me demande si je sais manger avec des bague es, si je peux manger du poisson cru ou dormir sur un futon… Vrai aussi qu’il est parfois compliqué de décoder le comportement et les mots des japonais tandis que vivre « à la japonaise » est, à mon avis, quelque chose de très agréable. Les japonais n’ont pas le même rapport que nous à l’espace et nous ne pouvons donc pas raisonnablement concevoir au Japon sans véritablement connaître et comprendre la culture et la façon de penser japonaise. Le fait d’avoir un «regard étranger», le changement de lieu, le déplacement vers d’autres repères culturels et spa aux, permet une nouvelle connaissance de l’espace. « L’étranger, celui qui vient de l’autre rive, de l’autre monde, est une personnalité étrange qui permet de révéler les contradic ons de la société. » Le regard qu’une culture porte sur une autre, loin de cons tuer un savoir objec f et immuable comme on le croyait encore aux XIXe et XXe siècles, est d’une grande rela vité, d’une grande fragilité, mais par là même cons tue un bien immensément précieux et respectable 5. Dans quelle mesure ces différences au niveau des comportements, du langage et des ressen s influent-ils sur la façon de percevoir l’espace et de ce fait la forma on des espaces au Japon ? Des gens de cultures différentes habitent des mondes sensoriels différents. Il existe autant d’espaces que de rela ons entre les êtres et c’est ce qui fait la richesse et la diversité du monde dans lequel nous vivons. Chaque peuple possède sa manière propre de percevoir et u liser son espace.

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Benoît Jacquet, «Introduc on à la spa alité japonaise» dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014

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« La spa alité est la manière dont les sociétés s’organisent « dans » l’espace, ou plutôt la manière dont elles organisent leur espace et leur temps, au sein de l’étendue, comme support des existences, des rapports sociaux, des catégories de pensée, des valeurs, des symboles. Il n’est d’existence qui ne se déploie dans ces deux dimensions (spa alité et temporalité) qui ne leur soit co-substan elle, intrinsèque»6. La spa alité japonaise est en effet très caractéris que en raison de sa culture et de ses modes de vies. Des éléments essen els, profonds, qui sont ancrés dans la culture et la société japonaise se ressentent dans la spa alité, dans l’organisa on de l’espace et du temps au Japon. Quelles sont alors ces spécificités de l’espace vécu japonais ? Et comment ce e spa alité évolue-t-elle ? Nous voulons ici étudier les disposi fs de la spa alité japonaise, mais aussi son évolu on au cours du temps ainsi que les mécanismes de son processus. Quelles sont les parƟcularités, disposiƟfs et évoluƟons qui sous-tendent le processus de spaƟalisaƟon au Japon ? Le plus souvent, c’est la confronta on avec une culture étrangère qui nous révèle le sens intrinsèque de la nôtre. Pour la culture japonaise, c’est sa réouverture à la culture occidentale, à l’époque Meiji, qui lui a permis de mieux comprendre sa singularité. On parle souvent d’une contradic on, d’une opposi on entre moderne et tradi onnel au Japon. Ceci est-il vérifiable au niveau de la spa alité? La spa alité japonaise tend-t-elle vers une hybrida on à plusieurs niveaux tels que la culture, la religion ou encore l’architecture ? On sait que le Japon possède une influence interna onale, notamment au niveau de l’architecture où sa renommée est très importante. Cependant qu’en est il dans l’autre sens ? Quelles sont les influences qui nourrissent le Japon ? Il y a évidemment la forte influence de l’Occident, mais pas seulement, de mul ples références venant de l’étranger influent sur la spa alité japonaise. Comment sont alors u lisées les no ons de référence, de transfert, de modèle sur le territoire japonais ? Qu’est-ce qui définit la spa alité japonaise aujourd’hui, quels sont les caractères soumis à une évolu on, un changement ? Tout ceci fait par e d’un processus en lien avec le monde, à me re en rela on avec l’ouverture et la fermeture du Japon sur le monde extérieur, l’arrivée massive des technologies... Un vis à vis entre l’intérieur du pays et l’extérieur qui en se confrontant révèlent leurs par cularités.

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Défini on de la spa alité par Nishida Masatsugu et Philippe Bonnin dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014

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SOMMAIRE

IntroducƟon Méthodologie

p.5 p.11

Percep on de l’espace La langue comme un ou l méthodologique

I – LE JAPON : UN PAYS, UNE CULTURE Un lien intense qui unit le Japon à son territoire

p.19

Un territoire inhospitalier Une histoire mouvementée Une rela on in me avec la nature

Des valeurs collecƟves

p.32

Les bonnes manières La communauté

Une forte adaptabilité

p.35

Adaptabilité du sujet Adaptabilité aux autres cultures Dans les croyances religieuses

II – DISPOSITIFS DE LA SPATIALITE JAPONAISE Le détour

p.47

Dans la ville Dans le jardin japonais

Les espaces d’entre-deux Le seuil, passage d’un monde à un autre Un passage progressif dans le rapport au grand paysage Dans la maison tradi onnelle

p.53


La concepƟon simultanée de l’espace-temps

p.62

Concep on du temps : Flux ⍱ȡ(nagare) , devenirǿȠ(naru) et le ma 䯃 La no on de «patrimoine» au Japon, rituel sans cesse renouvelé La mise en scène de la rela on espace-temps dans les disposi fs architecturaux

III – LA SPATIALISATION : ENTRE PERSISTANCE ET REMISE EN CAUSE Le processus de spaƟalisaƟon

p.77

L’u lisa on japonaise de la référence Le rapport forme/substance

Les conséquences de l’occidentalisaƟon sur l’architecture

p.85

L’arrivée de l’architecture occidentale, la découverte de la tradi on L’influence du mouvement moderne occidental L’architecture contemporaine japonaise : une renommée interna onale

Les conséquences de l’occidentalisaƟon sur l’espace vécu

p.97

Modifica on du paysage et de la société Modes de vie au quo dien : la maison individuelle japonaise

Conclusion

p.113

Remerciements

p.119

Bibliographie

p.121



Méthodologie

Les situa ons du quo dien, la langue, la lecture et la pra que de l’espace sont les ou ls qui m’ont permis de réaliser ce mémoire. Suite aux observa ons et expériences que j’ai pu vivre au Japon, je me suis intéressée à toutes ces différences culturelles dans nos façons de penser et nos comportements. Il arrive d’être surpris, parfois même choqué par certains comportements qui diffèrent des nôtres (une anecdote qui peut être citée ici est le fait de renifler, qui est un acte plus poli au Japon que celui de se moucher.) Cependant, l’inverse est vrai, et certains de nos comportements se trouvent soulignés par le ques onnement de japonais qui se trouvent étrangers à nos façons de faire. La lecture de Chronique japonaise (Edi ons Payot, 1989) de Nicolas Bouvier ainsi que plusieurs ouvrages d’Augus n Berque7 m’ont permis d’amorcer ce e réflexion. De plus, les ouvrages Vocabulaire de la spa alité japonaise et Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise parus en 20148 ont nourri mes connaissances quant à l’aspect plus actuel de la spa alité japonaise. En quoi l’espace au Japon est-il si par culier ? L’architecture, la spa alité, est-elle une part de la culture japonaise au même tre que les autres éléments qui la cons tuent ? Je me suis également ques onnée sur la no on de percep on de l’espace, en quoi ma percep on de l’espace est-elle différente de celle de mes amis japonais? La dimension cachée d’Edward T.Hall (Edi ons du Seuil, 1966, traduc on 1971) m’a permis d’avoir une première vision quant à ce e no on de percep on de l’espace et son lien avec l’environnement et la culture.

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Le sens de l’espace au japon : vivre, penser, bâ r (Edi ons Arguments, 2004) ; Du geste à la cité – formes urbaines et lien social au Japon (Edi ons Gallimard, 1993) ainsi que des extraits ou résumés d’autres ouvrages. 8

Benoît Jacquet, Philippe Bonnin et Nishida Masatsugu, Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise (Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014) Philippe Bonnin, Nishida Masatsugu, Inega Shigemi & Augus n Berque, Vocabulaire de la spa alité japonaise (CNRS édi ons, 2014)

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Percep on de l’espace Qu’est-ce que la percep on de l’espace ? En quoi nos différences culturelles influentelles sur la percep on du monde qui nous entoure? Quels sont les ou ls dont nous disposons pour percevoir l’espace ? Edward T. Hall, dans La dimension cachée nous dit que « les rapports que l’homme entre ent avec son environnement dépendent à la fois de son appareil sensoriel et de la façon dont celui-ci est condi onné à réagir ». Certains de ces aspects, de ces ou ls à percep on, se développent plus ou moins en fonc on de leur environnement, et donc de la culture : « Chez l’homme, le sen ment de l’espace est lié au sen ment du moi qui est à son tour en rela on in me avec son environnement. Certains aspects de la personnalité liés à l’ac vité visuelle, kinesthésique, tac le, thermique, peuvent voir leur développement inhibé ou au contraire s mulé par l’environnement. » Edward T. Hall dis ngue deux catégories d’ou ls pour percevoir l’espace : les récepteurs à distance qui sont l’ouïe, la vue, l’odorat ; et les récepteurs immédiats : la peau et les muscles qui sont support au toucher. Dans la catégorie des récepteurs à distance, l’odorat est le sens le plus primi f de la communica on. C’est un « sens chimique » car l’odorat fait marcher des mécanismes chimiques. On peut ainsi déchiffrer l’état affec f des individus par leur odeur. Mais chez l’homme, c’est la vue qui est le sens le plus important et le plus développé. Ce n’est pas un sens passif mais ac f. La vue agit dans l’interac on entre l’homme et son environnement. En effet l’expérience lui apprend à modifier sa percep on : l’homme apprend en voyant, et ce qu’il apprend reten t à son tour sur ce qu’il voit. Les récepteurs immédiats ont aussi un rôle essen el dans la percep on de l’espace. La peau est un organe sensoriel majeur. On possède tous une forte sensibilité thermique sans que l’on en soit forcément conscient, et la sensa on de froid et chaleur influe sur nos comportements et ressen s. On peut le noter par le champ lexical thermique u lisé dans la langue pour les descrip ons : une ambiance chaleureuse ou glaciale, un regard froid, une discussion enflammée… Edward T. Hall nous parle de «kinesthésique» qui se définit comme ce «qui se rapporte à la percep on consciente de la posi on ou des mouvements des différentes par es du corps » 9 C’est en occupant l’espace, en se déplaçant dans celui-ci, que l’on prend conscience de toute la complexité de l’espace qui nous entoure ; et chaque percep on sera différente selon l’expérience et la culture de chacun. 9

Défini on du dic onnaire Larousse

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Seulement « la percep on de l’espace n’implique pas seulement ce qui peut être perçu mais aussi ce qui peut être éliminé »10. En effet dès l’enfance et selon les cultures, on élimine ou on re ent avec a en on des types d’informa on très différents.

La langue comme un ou l méthodologique En plus de ces moyens «concrets» à la percep on, un autre aspect est essen el afin de comprendre les différences culturelles est le langage. En effet l’u lisa on et le choix des mots jouent un rôle fondamental dans la construc on du «monde percep f» propre à chacun. Benjamin Lee Whorf11 suggère que chaque langue contribue pour une part importante à structurer le monde percep f de ceux qui la parlent : « Nous découpons la nature selon les lignes établies par notre langue. […] le monde se présente comme un flux kaléidoscopique d’impressions qui doivent être organisées par notre esprit, c’est-à-dire essen ellement par nos systèmes linguis ques.[…] Aucun individu n’est libre de décrire la nature avec une impar alité absolue, mais contraint au contraire à certains modes d’interpréta on. » L’anthropologue Franz Boaz fût le premier à mettre en évidence la relation entre langage et culture. Pour cela, il a analysé les lexiques respectifs de deux langues différentes, révélant ainsi la spécificité de chaque culture. En Japonais, beaucoup de mots n’ont pas de traduc on exacte, et vice-versa, des mots français n’ont pas de traduc on en japonais. Ces langues sont issues d’univers et de cultures tellement différents qu’il faut apprendre à « penser en japonais » pour pouvoir le parler. Un exemple très quo dien est ǮȔȓǰȨ(sumimasen), un mot qui peut se traduire à la fois comme «pardon», «désolé», «s’il vous plaît» et «merci». Rien qu’en prenant en unique exemple la langue, nous pouvons nous rendre compte des différences de percep on. En effet dans l’usage de la langue japonaise, c’est l’ambiance, l’atmosphère qui prévaut. Tout est très imagé, l’ambiance est ressen e directement avec l’emploi d’un unique mot alors qu’en français, on conceptualise une idée pour la transme re. Rien que le système d’écriture est un très bon exemple : l’u lisa on des idéogrammes chinois╒ᆇ kanji, dans l’écriture de la langue japonaise imagent directement la pensée. En effet, à un caractère correspond un mot, et donc une image. Alors qu’avec notre alphabet c’est l’assemblage des différentes le res entre elles qui prennent sens.

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Edward T.Hall, La dimension cachée, p.65

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Linguiste et anthropologue cité par Edward T. Hall à la p.118 de La dimension cachée

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De plus, il existe une omniprésence des onomatopées dans la langue japonaise qui imagent une fois encore l’ambiance, le ressen ; là ou le français conceptualise. J’ai appris à connaître le Japon en premier lieu par l’apprentissage de son langage. Cette première approche du pays à travers sa langue m’a donné envie d’en connaître plus et a nourri ma motivation quant à la découverte réelle du Japon. « Le langage est beaucoup plus qu’un mode d’expression de la pensée, il cons tue en fait un élément majeur dans la forma on de la pensée. »12 La langue est pour moi considérée comme un ou l de compréhension des cultures, et donc un moyen de percevoir l’espace. Elle joue un rôle fondamental dans l’intégra on dans un espace car c’est elle qui structure et noue les différents éléments entre eux. Une tendance culturelle que l’on peut observer à un certain niveau de la société, apparaît dans les autres niveaux : la langue, les comportements sociaux, l’organisa on de l’espace… C’est pourquoi, afin de comprendre l’espace au Japon, nous allons nous appuyer sur ces divers éléments. En effet, l’architecture apparaît comme faisant par e intégrante des éléments qui cons tuent la culture japonaise. La spa alité au Japon est un élément essen el qui façonne son iden té.

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Benjamin Lee Whorf

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I – LE JAPON : UN PAYS, UNE CULTURE



Un lien intense qui unit le Japon à son territoire Un territoire inhospitalier > Trois composantes géographiques Le Japon possède une géographie très spécifique : son territoire de 370 000 m² s’allonge sur environ 2 200 km, ce qui lui donne sa forme étroite et allongée. Entre mer et montagne, seulement 28% de ce territoire est techniquement habitable13. Trois composantes façonnent le paysage japonais : les montagnes, les plaines et les rivages. En effet, ce territoire composé d’îles possède un relief omniprésent dans la composi on du territoire et du paysage : les pentes de plus de 15% forment les trois quarts du pays. N’importe où, que ce soit à la ville, à la campagne ou à la mer, nous pouvons apercevoir les montagnes qui se découpent à l’horizon. C’est une composante de la beauté et de la poésie qui se dégage des paysages japonais. Les côtes cons tuent la deuxième famille des grands paysages morphologiques japonais. L’archipel en déroule environ 28 000 km, soit 1km pour 13m². Les plaines ne couvrent que 16% du pays, et concentrent la quasi-totalité de la popula on. L’expansion territoriale du Japon a eu lieu seulement pendant l’an quité. C’est donc un territoire avec une forme unique et bien définie qui a fort peu changé au cours de l’histoire. Ce e forme est très reconnaissable et par cipe à l’iden té du pays. > Une concentra on de la popula on Comme nous l’avons vu, entre la mer et la présence écrasante des montagnes, le territoire habitable est très restreint et le pays connaît donc des zones de très forte densité. Comment les japonais apprennent-ils à vivre ensemble avec le plus grand nombre ? En effet les rapports du vivre-ensemble sont très spécifiques au Japon car la densité et la promiscuité sont très importantes. C’est là qu’intervient ce e no on de proxémie qu’a défini Edward T. Hall comme l’ensemble des observa ons et des 13 D’après Jacques Pezeu-Massabuau & Louis Frédéric (avec la collabora on de Marie Mathelin, Françoise Denès et Nicole Delaine), Le Japon (Encyclopoche Larousse, 1977)

Ci-contre : Vue depuis le château de Karatsu, Kyushu

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théories concernant l’usage de l’espace par l’homme. Il existe deux niveaux proxémiques : infra culturel, qui est comportemental et enraciné dans le passé biologique de l’homme ; et pré-culturel, qui est physiologique et appar ent au présent. Ces données proxémiques diffèrent d’un niveau à l’autre, et sont dues à l’indétermina on culturelle. Il définit également les distances entre les individus qui diffèrent selon les cultures. J’ai en effet expérimenté ce e différence lors d’un court trajet en métro où une personne s’est endormie sur mon épaule. Il est possible d’observer ce genre de comportement assez régulièrement dans les transports en commun, ce qui nous apparaît comme inconcevable. De plus, en raison de ce manque de place, les japonais vont prendre l’habitude d’exploiter l’espace au maximum, et inventer des procédés qui rent par de ce manque d’espace, comme les techniques paysagères que nous allons aborder plus loin. Mais aussi dans l’agencement de l’espace, même dans les immeubles d’habita on les plus récents, des solu ons toujours plus inven ves sont créées. Voici l’exemple de l’appartement dans lequel j’ai habité dans une résidence étudiante14. La salle de bains est réduite au minimum possible, avec ce lavabo amovible qui pivote au dessus des toile es ou dans la douche, en fonc on du besoin d’u liser l’un ou l’autre.

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Résidence pour étudiants étrangers d’Ohashi Campus, Ijiri Dormitory, Fukuoka

Ci-contre : quar er résiden el à Osaka. Maison étroites et densité.

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Les japonais semblent préférer la foule, dans certaines circonstances tout au moins. Ils aiment dormir par terre proches les uns des autres. Le mot même d’in mité n’existe pas en japonais. Pourtant il serait erroné de croire que la no on d’isolement ou d’in mité n’existe pas chez les japonais : elle est seulement très différente de la concep on occidentale et se rapproche de la plupart des pays d’Asie. Augus n Berque nous dit que la société japonaise est une société apte et encline aux fortes densités car elle a peu fourni d’émigrants au cours de l’histoire. En effet les japonais au cours de l’histoire ne sont jamais beaucoup sor s de leur pays, même lors de campagnes poli ques encourageant à le faire.

Une histoire mouvementée Ces par cularités géographiques sont également à me re en rela on avec l’histoire de ce pays. En effet plusieurs périodes clés se sont succédées : l’époque Edo faite de tradi ons, l’époque du commerce nanban, puis la fermeture du pays sakoku et le renouement des contacts avec l’occident bakumatsu. Puis la guerre et l’après guerre qui mène à l’industrialisa on de plus en plus poussée avec notamment les Jeux Olympiques. La dernière phase de l’histoire japonaise est aussi la catastrophe de Fukushima, et les conséquences qui s’en suivent. > Époque Edo A l’époque Edo, l’administra on du pays est partagée par 200 daimyo («seigneurs»). Ce e époque est dominée par le shogunat Tokugawa dont Edo (ancien nom de Tokyo) est la capitale, afin de s’éloigner de Kyoto, capitale impériale. Ce e période qui dure 260 ans environ est la plus longue période de paix car elle est régie par une mul tude de règles et obliga ons. Une d’entre elles est d’obliger chaque daimyo à vivre alterna vement un an dans son fief et un an dans la capitale d’Edo. Tous ces voyages appauvrissent les seigneurs et les empêchent d’avoir les moyens de se procurer des armes. > Époque du commerce Nanban (1543-1640) Durant le XVIème siècle, des commerçants venus du Portugal, des Pays-Bas, d’Angleterre, et d’Espagne débarquent au Japon, avec les missionnaires chré ens. Il s’agit de l’époque du commerce nanban : Nanban boeki jidai (traduc on li érale : l’époque du commerce avec les barbares du Sud), Puis, entre 1641 et 1853, en réponse à ce e invasion de missionnaires chré ens qui s’acharnent à conver r le plus grand nombre, la fermeture du pays est décidée, appelée sakoku.

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> Sakoku : la fermeture du pays (1641-1853) Ce e fermeture du pays a été instaurée par Iemitsu Tokugawa, shogun de la dynas e des Tokugawa. Ce e poli que d’isolement commença par l’expulsion des missionnaires chré ens, puis par la limita on des ports ouverts aux étrangers, l’interdic on d’entrer ou de sor r du territoire pour tout japonais sous peine de mort, l’expulsion de tous les étrangers et la destruc on des navires capables de naviguer en haute mer. La poli que d’isolement était aussi bien un moyen de contrôler le commerce avec les autres na ons qu’une façon d’affirmer la place du Japon. > Bakumatsu : réouverture du pays en 1854 En 1854, le commodore américain Ma hew Perry force le Japon à s’ouvrir à l’Occident avec le traité de Kanagawa signé le 31 Mars 1854. En seulement quelques années, le renouement des contacts avec l’Occident transforma profondément la société japonaise. > L’ère Meiji ( = ère «de lumière » ou « de progrès ») En peu de temps, on voit se transformer non seulement le gouvernement, mais les mœurs du pays. Dès 1871, le régime féodal est aboli, et les classes inférieures (eta), parias chargés des mé ers vils, et la popula on d’industriels, d’agriculteurs et de commerçants, trouvent l’égalité dans la société. Une élite intellectuelle très ouverte aux influences occidentales entreprend des réformes de grande ampleur. Des officiers français et britanniques sont engagés pour moderniser l’armée japonaise et le service militaire devient obligatoire, de même que l’enseignement primaire. En même temps, le bouddhisme cesse d’être la religion officielle; et à Osaka, une monnaie d’État était installée pour fabriquer des monnaies sur le modèle européen. En 1872 le Japon construit, avant la Chine, le premier chemin de fer de l’ExtrêmeOrient : de Tokyo à Yokohama et adopte le calendrier grégorien. En 1873, le mouvement s’accentue encore par l’introduc on de la vaccina on et de la photographie, et l’adop on des uniformes officiels européens. Le régime Meiji se donne pour objectif de développer l’industrie et le système bancaire. Ce e période est l’entrée de l’Occident et de son influence dans le pays et l’adop on des technologies et des codes occidentaux. > Poli ques d’expansions du XXe siècle Au cours de la fin du XIXe et des premières décennies du XXe siècle, le Japon a poursuivi et amplifié sa politique d’expansion, axée principalement sur l’Asie continentale. En 1894, le Japon entre en guerre contre la Chine. Par le traité de Shimonoseki, il met la main sur la Corée et Taiwan. En 1904, des troupes japonaises débarquent en Corée et occupent aussitôt Séoul, puis comba ent les troupes russes. En mai suivant, ce sera au tour de la flo e russe d’être ba ue au large des îles Tsushima, et

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les japonais prirent pied sur Sakhaline en juillet. Après une média on réclamée par le Japon aux États-Unis, la paix y fut signée le 5 septembre 1905. Le pays poursuit sa croissance économique après la Première Guerre mondiale où le Japon se range aux côtés des alliés, et se remet même assez vite du brutal séisme qui détruit Tokyo en 1923. Les années qui suivent vont être marquées par un accroissement économique d’ampleur excep onnelle, qui rend le Japon de plus en plus à même de rivaliser à tous les points de vue avec les grandes puissances occidentales. Un plan d’expansion militaire (le plan Tanaka) est adopté dès 1927. Leur première cible est la Mandchourie, province extérieure de la Chine. Elle est transformée en mars 1932 en un État fantoche, le Mandchoukouo, avec à sa tête le dernier empereur chinois de la dynas e mandchoue, P’ou Yi. En 1937 éclate une nouvelle guerre avec la Chine. Les graves secousses politiques qui ébranlent le Japon pendant toute cette période, conduisent par ailleurs à y donner le pouvoir effectif aux militaires dès 1938. > La seconde guerre mondiale Les militaires au pouvoir placeront le Japon aux côtés de l’Allemagne nazie et lanceront l’a aque contre les États-Unis à Pearl Harbour, le 7-8 décembre 1941. À l’excep on de l’URSS, avec laquelle il a signé un pacte de neutralité, toutes les puissances alliées lui déclarent la guerre. À partir de novembre 1944, l’archipel est bombardé et les usines et les voies de communication détruites. Les villes ne sont pas épargnées par les bombardiers américains. La capitale Tokyo est elle-même détruite dans l’un des pires bombardements de l’Histoire, le 10 mars 1945, avec un total de près de 100.000 morts. Pour précipiter la fin de la guerre, le bombardement à l’arme atomique des villes de Hiroshima (6 août) et Nagasaki (9 août), est décidé par le président américain Truman. Au même moment, l’URSS déclare la guerre au Japon et entre en Mandchourie et dans le Nord de la Corée. Le 2 septembre 1945, c’est la capitula on. Commence l’occupa on américaine sous le commandement suprême du général Douglas MacArthur. Puis en 1946, l’empereur Hirohito renonce à son droit divin et à son ascendance divine15 et instaure une cons tu on qui établit une monarchie parlementaire. La reconstruc on économique prend du temps, car en 1945 la quasi-totalité des infrastructures sont à terre. La période d’occupa on prend fin avec l’entrée en vigueur du traité de San Francisco, le 28 avril 1952. Le Japon peut enfin recouvrer son indépendance poli que et se 15

Cf. le paragraphe sur la religion p. 39

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libérer de la tutelle américaine. La reconstruc on étant à peu près achevée, le pays entre dès lors dans une phase d’expansion accélérée qui va le hisser parmi les plus riches pays de la planète. > Vers une grande puissance mondiale Les Jeux olympiques d’été de 1964 ont lieu à Tokyo. C’est la première fois que le con nent asia que accueille cet évènement. La même année a lieu l’inaugura on du Shinkansen. Les Jeux Olympiques et l’Exposi on Universelle d’Osaka en 1968 consacrent l’irrup on du Japon dans le cercle encore étroit des pays riches. Dès 1970, son PIB dépasse celui de la Grande-Bretagne et dans les années 1980, il dépasse celui de l’Allemagne. Les industriels japonais triomphent dans la plupart des secteurs et se révèlent des innovateurs de premier plan, notamment en électronique grand public et en robo que. Dès 1980 le Japon exporte massivement vers les États-Unis des produits à haute valeur ajoutée (télévision, automobile, appareil photo, magnétoscope...). Ce succès économique spectaculaire est principalement dû au faible coût de produc on, mais aussi à une stratégie industrielle visant à imiter les produits concurrents afin de limiter les inves ssements et les délais liés à la recherche. En réponse à ces pra ques, les États-Unis imposent des quotas d’importa on aux copies japonaises et menacent le Japon de sanc ons économiques. > Mais un pays sujet aux catastrophes naturelles Cependant le Japon n’est pas à l’abri des catastrophes naturelles et le séisme de Hanshin-Awaji, communément appelé Séisme de Kobe, survenu en l’an 1995 fait s’effondrer le mythe de la sécurité japonaise. Le 11 mars 2011, le plus grand séisme du Japon oriental, suivi d’un tsunami, frappe la côte Pacifique du Tōhoku, faisant des milliers de vic mes. La centrale nucléaire de Fukushima Daiichi est touchée, provoquant une catastrophe. Il s’agit d’un accident nucléaire majeur classé au niveau 7 (le plus élevé) de l’échelle interna onale des événements nucléaires, ce qui le place au même degré de gravité que la catastrophe de Tchernobyl (1986), compte tenu du volume important des rejets. L’accident nucléaire de Fukushima est ce qu’on appelle au Japon un ৏Ⲫ䴷⚭genpatsu-shinsai, un accident combinant les effets d’un accident nucléaire et d’un tremblement de terre. La popula on autour du site est évacuée à cause de la forte radioac vité. A l’heure actuelle, quatre ans près la catastrophe, 120 000 habitants sont encore «déplacés» ou vivent dans des logements temporaires dans d’autres régions du Japon. Beaucoup ont perdu espoir de regagner un jour leur domicile. Cet accident a eu des conséquences diverses à travers le monde sur des thèmes comme l’environnement, la santé, et l’industrie nucléaire. Avant la catastrophe de Fukushima, l’industrie du nucléaire était déjà en déclin à l’échelle mondiale. Depuis les années 1990, plus de centrales ont été fermées que de nouveaux réacteurs

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construits. Depuis Fukushima, la tendance s’est accélérée. De nombreux pays ont décidé de sor r progressivement du nucléaire (Allemagne, Suisse, Belgique, Suède…), d’annuler leurs plans de relance (Italie, Égypte, Koweït, Thaïlande…) ou de me re leurs projets en stand-by (Bangladesh, Belarus, Jordanie, Turquie, Lituanie, Pologne, Arabie saoudite, Vietnam). Par ailleurs, le « retour d’expérience » de Fukushima contraint les pays nucléarisés à apporter des mesures correc ves de grande envergure à leurs installa ons nucléaires. Par contre, en ce qui concerne le Japon, on en parle assez peu dans les médias et la vie de tous les jours.

Pendant des millénaires, le Japon a vécu en vase clos, au rythme de ses tradi ons et de ses propres ressources. Outre quelques échanges avec la Chine, la Corée et la Hollande, le Japon a fermé ses fron ères au monde en er (par culièrement aux envahisseurs français, espagnols et portugais) jusqu’à la moi é du XIXe siècle, afin de se soustraire aux méfaits d’un chris anisme démesuré et fana que. Puis, en 1854, sous la menace d’une flo e américaine, le Japon signe un traité commercial avec les États-Unis. Le traité s’élargira ensuite à plusieurs autres pays occidentaux. Le pays étant dirigé par l’empereur et les shoguns (qui sont également des samouraïs) depuis des siècles, change sa poli que gouvernementale autour de 1867 et met fin au shogunat. L’empereur dirige alors réellement le pays. Puis en 1946, l’empereur Hirohito instaure une cons tu on. Le Japon devient alors une vraie démocra e. Après sa par cipa on aux côtés des alliés lors de la première guerre mondiale, l’essor du Japon comme puissance militaire et économique, a été des plus fulgurants. Toutefois, sa par cipa on à la seconde guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne et de l’Italie et son a aque contre la base américaine de Pearl Harbor lui vaudront la réplique des américains et les désastres de la bombe atomique. Mais le Japon, fier et persévérant, réformé poli quement (démocra sé tout en restant une monarchie dirigée par la même dynas e impériale), et peu à peu reconstruit économiquement, devient rapidement l’une des plus grandes puissances mondiales actuelles. Même si depuis il a été de nouveau ébranlé par des catastrophes naturelles telles le séisme de Kobé ou la catastrophe nucléaire de Fukushima, le Japon reste aujourd’hui l’un des pays les plus influents au monde.

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Une rela on in me avec la nature Dans la cosmogonie japonaise, «l’homme et la nature se trouvent dans une combinaison foncièrement inséparable» 16. On donne plus d’importance au lieu, au milieu, plutôt qu’à l’individu qui s’y trouve (contrairement à la mythologie chinoise, où une dis nc on est faite entre l’humain et le naturel; et à la tradi on judéochré enne, où la dis nc on est telle qu’il s’agit d’une opposi on entre homme et nature). > Un mode de vie, mode de pensée Dans l’ancienne langue japonaise, (yamato kotoba, langue antérieure à l’apport chinois) il n’existait pas de terme exprimant le concept de nature, preuve que l’homme ne dis nguait pas ce domaine du sien. Au Japon on valorise le devenir spontané, en rapport avec le monde phénoménal17 : le sujet et le monde se trouvent mutuellement engagés dans un rapport en perpétuel devenir. Il s’agit d’une suite de surgissements naturels, des événements qui se refusent à toute analyse, et qui impliquent l’accepta on des événements tels qu’ils sont, tels qu’ils se produisent en engageant l’avenir, en rapport direct avec le sen ment de nature, de réalité première. Ce qui est opposé à la façon de concevoir dans la culture française, où le lien entre sujet et ac on est très fort, on minimise la part d’irra onalité du naturel dans ce lien entre le sujet et l’ac on. La forte présence d’onomatopées dans la langue japonaise démontre également ce rapport direct avec la nature , le naturel, le concret. Ce e importance de la nature se retrouve aussi dans les croyances et religions. En effet l’animisme, omniprésent dans les croyances des Japonais, exprime l’idée que tout élément naturel est doté d’une âme, et pas seulement les êtres vivants. Taji Takahiro nous parle du «roman sme de l’a achement à la nature en tant qu’approfondissement de la disposi on à suivre l’inévitable loi terrestre»18. La poésie joue un rôle primordial dans la concep on de la nature et ses transcrip ons culturelles au Japon.

16

Mori Arisama cité par Augus n Berque dans Le sens de l’espace au Japon : vivre, penser, bâ r p.17

17

Cf par e sur le monde phénoménal p.64

18

«Du pavillon de thé au jardin : l’existence de la nature chez Horiguchi Sutemi» dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise

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> Ville et nature Dans un colloque franco-japonais tenu en 1987 appelé «la qualité de la ville»19, le thème de la nature est beaucoup plus présent dans les communica ons des japonais que celle des français. Il existe une différence culturelle sensible, donc deux urbanités différentes. Pour un français, il est aisé de faire abstrac on de la nature quand on parle de la ville car en Europe il y a une opposi on très forte entre la ville et la nature. Alors que pour les japonais, il n’existe ni ce e opposi on, ni ce e abstrac on20. «Dans la ville d’aujourd’hui, se reflètent les opinions et les volontés de gens aux points de vue les plus divers; et c’est comme si la ville, du fait qu’elle rappelle tout cela, était en train de devenir une «nature» (shizen) complémentaire.»21 Augus n Berque montre l’homologie qui existe entre organisa on générale du territoire et celle de l’espace urbain au Japon. Par ce e homologie, la nature empreint le sens de la ville japonaise. > 㣡㾻 hanami, une célébra on de la nature Les saisons sont très marquées sur le territoire japonais et le passage d’une à l’autre est prétexte à la célébra on. 㣡㾻 hanami est issu de㣡 hana (fleur) et㾻Ƞmiru (voir). C’est une tradi on vivante qui célèbre l’arrivée du printemps avec la contempla on de la floraison des fleurs de cerisiers. C’est la manifesta on du renouveau de la végéta on, une célébra on populaire et urbaine et les promesses d’une année qui commence. Le hanami se caractérise surtout par l’aspect éphémère de la profusion et beauté des fleurs et c’est d’abord une occasion de faire la fête à ne manquer sous aucun prétexte. C’est contempler un paysage idéalisé par le spectaculaire décor des floraisons mis en scène dans l’espace public, et la nuit, intensifié par des éclairages. C’est le moment de l’année le plus intense et fes f pour le pays en er, et du sud jusqu’au nord, il s’é re sur plus d’un mois. Tous les médias suivent et diffusent les informa ons concernant hanami. L’agence de la météorologie na onale kishocho informe de l’avancée du front des fleurs. Ces prévisions, qui débutent en février, sont suivies par toute la popula on et des envoyés spéciaux sont envoyés pour faire des reportages sur des lieux de hanami. À Tokyo le début de la floraison fait l›objet d›une annonce officielle lorsque dix fleurs sont ouvertes parmi les cerisiers situés dans l›enceinte de Yasukuni jinja,

19

D’après Augus n Berque Du geste à la cité, formes urbaines et lien social au Japon, p.33

20

Cf. par e «un passage progressif dans le rapport au grand paysage» p.55

21

Maki Fumihiko «La construc on des lieux» citée par Augus n Berque

Ci-contre : hanami dans le parc Maizuru, Fukuoka

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sanctuaire à caractère na onaliste22. Les compagnies de chemins de fer éditent des brochures et des affiches dans les gares indiquant l’état d’avancement des floraisons et les sites desservis par les trains. C’est aussi la plus haute saison pour le tourisme, où des personnes venant du monde en er viennent admirer la poésie et la beauté de la contempla on des cerisiers en fleurs. Le hanami marque donc un important moment de passage, individuel et collec f, qui se déroule dans une atmosphère accordée au rythme de la nature en plein regain. Ainsi, « l’ordre naturel imprègne l’ordre social qui se naturalise »23. Afin de partager ce moment selon un mode de communica on idéal, l’alcool, le sake des fleurs, joue un important rôle de média on24. Tous les ans, dans tous les endroits du pays, hanami synchronise société et individualité, harmonise culture et nature. Ce e pra que ritualisée contribue à l’inser on de l’individu dans un cadre social et culturel.

> L’importance de la nature dans l’architecture Go Hasegawa, architecte japonais contemporain, nous explique dans «The Sky, the Earth and Diagonals»25 sa vision de l’architecture, son rapport au ciel et à la terre donc l’importance du rapport entre l’architecture et la nature. Un bâ ment est posi onné et a aché à la terre. Comme la condi on de la terre est par culièrement importante au Japon, pays de nombreux tremblements de terre, une a en on par culière est portée à la façon dont un bâ ment va s’accrocher à la terre, aux fonda ons. La terre fournit en effet un moyen physique d’ancrer bâ ment et autres structures. De plus, de la même façon que nous faisons référence aux personnes irréalistes comme «n’ayant pas les pieds sur terre», la terre est un symbole de stabilité mentale. C’est quelque chose, en d’autres termes, qui nous stabilise autant physiquement que mentalement. Le fait que l’humain ne puisse pas voler ou qui er la terre peut être connecté à sa tendance à prier, chercher la lumière, imaginer des histoires en rapport avec les étoiles dans le ciel, et possède une vénéra on pour le paradis. Le ciel est support à imagina ons et rêveries. « L’architecture existe entre ciel et terre. Au travers de l’architecture, je tente d’aligner le ciel, la terre et la vie en une ligne diagonale. Et quand le ciel et la terre 22

Sylvie Brosseau « Hanami » dans Vocabulaire de la spa alité japonaise

23

Ibid. p. 162

24

Cf. par e «La communauté» p.33

25

Go Hasegawa, “The Sky, the Earth and Diagonals” dans Thinking, Making Architecture, Living (Contemporary Architect’s Concept Series 11, LIXIL Publishing, 2011)

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sont incorporés dans la réalité de la vie des gens, j’ai la sensa on que l’architecture devient plus légère et plus libre qu’elle ne l’a jamais été.»26 L’homme et la nature sont interdépendants dans la culture japonaise, et ceci à tous les niveaux. Le Japon a ins tué la nature en référent suprême de sa propre culture. «La nature n’est pas aux origines de la culture, elle est à son abou ssement»27

Le territoire japonais possède donc des a ributs très spécifiques. C’est un pays insulaire avec un rapport très fort avec la nature, ce qui rend difficile le contact avec les pays voisins. De plus, au cours de l’histoire, le Japon s’est longtemps renfermé sur lui-même en expulsant les étrangers. Les Japonais ont donc été la plupart du temps entre eux. En raison de la forte densité, il a fallu instaurer des règles pour le bien-vivre ensemble et fonder une société basée sur le respect de valeurs collec ves. Ce e dernière remarque est valable pour la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, mais prend une dimension par culière dans le cas du Japon en raison de sa géographie, de l’absence de fron ère commune avec un autre pays, et de son histoire.

26

Go Hasegawa Ibid, traduc on personnelle

27

Augus n Berque Du geste à la cité, formes urbaines et lien social au Japon p.34

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Des valeurs collecƟves Les bonnes manières Dans n’importe quelles circonstances, on se doit d’adopter une a tude construite dans la société japonaise. Ces principes auxquels on doit se conformer pour maintenir de bons rapports sociaux font par e de ce qu’on appelle le tatemae. Augus n Berque le définit comme la charpente de la socialité japonaise, c’est le moteur de la conformité. A l’opposé le honne est l’individualité du sujet, l’informel, ce que les gens éprouvent au fond d’eux-mêmes. Les deux sont nécessaires au main en de la société mais dans tous les cas le honne sera dissimulé ; et à travers ce e façade de tatemae, on ne dit jamais directement ce que l’on pense ; on u lise des moyens détournés. Edward T. Hall nous cite Goffman et son ouvrage The Presenta on of Self in Everyday Life, sur les rapports entre la façade que les gens présentent au monde et le moi qu’elle leur sert à dissimuler. L’emploi du mot façade est en effet révélateur : on voit le rôle joué par les éléments architecturaux qui fournissent les écrans derrière lesquels on se re re périodiquement. ETH parle de « l’architecture [qui] est un refuge où on peut se laisser aller et être simplement soi-même. » Ce e no on de façade, de paraître, nous amène à l’apparente indifférence et la fausse exalta on des japonais. En effet, lors d’une conversa on, cet émerveillement nous apparaît très déstabilisant, et sonne même faux pour nous, occidentaux : « Je suis allée au cinéma hier soir » - « Eeeeeehhhh, incroyable !!!! » On pense alors qu’ils en font trop, mais au final on s’aperçoit que c’est parfaitement naturel pour eux ; et c’est simplement une façon d’être poli et de s’intéresser au discours de son interlocuteur. Un autre exemple représenta f est la télé, où les japonais passent leur temps à manger, à pleurer et à s’émerveiller. La no on de façade, de ne pas perdre la face, de l’importance de l’image est quelque chose de très important. En effet les japonais ont une conscience extrême du regard d’autrui. Le fait «d’être regardé» influe le comportement des japonais, ils sont extrêmement sensibles à l’opinion d’autrui. Cependant, on peut laisser voir un peu plus son «vrai moi», dé-rigidifier ce e façade lorsque l’on consomme de l’alcool. En effet la fonc on médiatrice de l’alcool est pleinement reconnue par les japonais ; et que ce soit avec les professeurs 32


à l’université où lors d’une réunion de travail ; on va «boire» afin de faciliter la communica on. Cela possède même un nom : la nomi-nica on; contrac on des mots nomimasu (boire) et communica on. Ce sont des pra ques très courantes, et une ques on qui revient souvent et qui peut choquer lorsque l’on est interrogé de la sorte pour la première fois : « est-ce que tu aimes boire ? ». Les japonais n’ont aucune gêne quant à assumer cet aspect de s’enivrer pour s’exprimer et s’ouvrir aux autres. Leur comportement est régi par des normes sociales et externes plutôt que des par normes morales absolues. Ruth Benedict28 parle de «morale de la honte» au Japon en opposi on à la «morale de la faute» en Occident, ce qui est en rapport avec le regard de la communauté.

La communauté La société japonaise est une société faite de communautés. En effet, chaque groupe social forme une cellule indépendante l’une de l’autre, mais très lié à l’intérieur. Ce e idée de communauté a lieu à plusieurs niveaux de la société japonaise, mais j’ai choisi de l’illustrer au travers d’un exemple que j’ai vécu : la vie au sein de l’université. En effet ce principe s’applique : les étudiants sont répar s en différentes communautés. Environ une dizaine d’élèves sont ra achés à un professeur et cet ensemble est appelé « laboratoire du professeur X ». Ces laboratoires ont chacun leur pièce dédiée où chaque étudiant possède un bureau, d’où le sen ment marqué d’appartenance à un groupe. Dîners, soirées, voyages et ac vités sont organisés au sein de ce groupe. Même la manière d’u liser l’université est différente de ce que nous connaissons en France. Les élèves passent énormément de temps dans leur «lab», ils n’étudient jamais chez eux mais dans ce e pièce qu’ils considèrent comme leur seconde maison. Les diverses cellules de la société japonaise sont fermées les unes aux autres, et donc s’ouvrent mieux à des référents communs par le biais d’intermédiaires. Ce e média on suppose une hiérarchie, qui est très développée au Japon. En prenant toujours l’exemple des universités, la hiérarchie entre les différentes universités est très importante. Dans le choix de la future université, les étudiants privilégient en effet le fait d’appartenir à telle ou telle université de renom plutôt que de choisir une université en fonc on du domaine. De plus, les étudiants en 28

Anthropologue américaine, auteur de Le chrysanthème et le sabre (Edi ons Philippe Picquier, 1998)

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dernière année sont supérieurs hiérarchiquement aux premières années et c’est donc ces derniers qui doivent faire le ménage dans les salles de classes ou aider leur senpai (aîné) pour les maque es par exemple. Tout ceci vaut également pour la vie dans une entreprise, l’entreprise japonaise est une « famille » et elle a parfois plus d’importance que la «vraie» famille. L’ouvrier japonais délaisse les rela ons familiales au profit des rela ons de travail. Il existe un vrai consensus, et les dîners de travail, les réunions diverses sont très fréquentes. Les rapports tradi onnels de la vie privée sont recréés au sein de l’entreprise. Il n’y a pas de forte dis nc on entre le privé et le public dans l’espace, ce que l’on peut me re en rela on avec l’absence de dis nc on entre la vie privée et la vie publique (le temps de travail empiète sur la vie privée…). Edward T. Hall nous décrit deux personnalités : une pour la maison, une pour le travail. La sépara on du lieu d’habita on et du lieu de travail permet d’éviter les conflits entre les deux personnalités.

Cet ensemble de valeurs collec ves est cher à tout japonais, qui est toujours fier de son pays et de son appartenance. Mais même si ces règles et principes paraissent très stricts, nous allons voir que la société japonaise possède une certaine flexibilité, une adaptabilité sur certains aspects.

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Une forte adaptabilité La no on d’adaptabilité est un élément clé pour comprendre comment les influences extérieures sont accueillies et adaptées lorsqu’elles arrivent au Japon.

Adaptabilité du sujet Dans la société japonaise, il existe une forte adaptabilité du sujet aux situa ons. Dans les comportements interindividuels, la dis nc on entre soi et l’autre est très faible. Hayasaka Tajiro29 : « On tend à ressen r autrui comme faisant par e du même milieu que soi et l’on pose comme principe directeur l’excellence des rapports interpersonnels plutôt que leur réalité. » C’est le concept japonais d’amae qui consiste à agir en se prévalant du bon vouloir d’autrui à l’égard de soi. Il n’existe pas de pareille façon de faire dans notre culture. L’adaptabilité du sujet est inévitable et naturelle, alors que dans notre culture l’accent est mis plutôt sur l’affirma on du sujet. Chaque individu cherche à adapter son moi à la situa on dans laquelle il se trouve, et non à l’affirmer tel quel. Dans la langue japonaise, la formula on de la personne est totalement différente et révélatrice de ce e no on de communauté. Il n’y a pas de « je » ou de « tu » universel. Le sujet s’adapte aux situa ons, et la formula on du sujet dépend des rapports sociaux. De même, il n’y a pas de futur ou de mul ples conjugaisons. Là encore, tout dépend du contexte et l’on comprend le sens de la phrase grâce à ce qui l’entoure. On u lisera parfois le nom de la personne, ce qui peut être assez déstabilisant lorsque l’on est pas habitué, «Et Pauline?» à la place de «Et toi?» On s’adresse à quelqu’un par sa place dans la société, par sa profession, son nom, son lien de parenté... Le sujet se dissout alors complètement dans les rapports sociaux. On assiste à une résigna on de l’individu qui abandonne tout jugement personnel pour assumer la norme du milieu. Logique de l’a énua on du faire, d’un effacement du sujet. Le sujet s’efface et s’adapte aux circonstances. Une telle logique ne

29

Cité par Augus n Berque dans Le sens de l’espace au Japon

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fonc onne que dans la con ngence et l’immédiateté d’un milieu concret30. Le danger de ceci est l’oubli voire la néga on de l’altérité d’autrui, c’est une résultante de ce e no on de communauté, l’effacement pe t à pe t de la personne, du «moi». Le «moi collec f» empiète sur le «moi personnel». Le sujet s’efface et s’adapte aux circonstances au profit du groupe. Mais l’adaptabilité aux situa ons permet aux japonais d’avoir une capacité d’intui on très forte. On parle de culture ou de sympathie compréhensive au Japon.

Adaptabilité aux autres cultures Les japonais possèdent une capacité de s’adapter à autrui mais aussi une capacité de s’adapter aux autres cultures. L’exemple de la langue est une fois de plus très parlant : en effet énormément de termes dérivés de l’anglais ou venant d’autres langues européennes ont été totalement intégrés dans la langue japonaise. Celle-ci comporte trois systèmes d’écritures différents et l’un d’entre eux, les ⡷Ԟ਽ katakana, est dédié aux mots étrangers. Cependant, étant donné le faible nombre de sons de la langue japonaise, ces mots sont réadaptés à la phoné que de la langue. Par exemple Ɏόɞɳ te-buru pour dire l’anglais ‘table’, ou pechite tomato pour tomates cerises (pe tes tomates) ! J’ai également été assez surprise lorsque j’ai assisté pour la première fois à un concert, et que j’ai entendu scander an-ko-re, anko-re à la fin pour le rappel.. en effet c’est l’adapta on de notre ‘encore’! Cependant, la langue française n’est pas la plus représentée dans ces mots issus de langues étrangères. Il y a beaucoup de termes portugais, mais aussi espagnols, italiens... etc. Le terme allemand ‘arbeiten’ (travail) est très u lisé en japonais sous la forme arubaito, qui signifie job étudiant. Certaines expressions ont été totalement intégrées et transformée : le «don’t mind’’ anglais devient domai. On observe un fort engouement pour l’occident. On aime ce pourquoi le pays est réputé et la France reste envisagée comme pays de culture, à l’avant-garde en ce qui concerne la mode, les parfums... Et la passion dévorante pour la cuisine française perdure. On trouve partout au Japon beaucoup de boulangeries (ex de « Vive la France », ce e chaîne de boulangeries), et une mul tudes d’enseignes à noms français notamment dans l’habillement.

30

Cf. chapitre Une rela on in me avec la nature p.27

Ci-contre : bou que de vêtements appelée «Relâcher & non-sens» , Fukuoka

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La force de la culture japonaise est d’avoir une grande adaptabilité aux autres cultures tout en gardant toujours son iden té. Ce qui vient d’ailleurs est intégré dans la culture mais remanié. L’adaptabilité certes, mais pas vraiment d’ouverture à proprement parler sur l’extérieur. En effet si le Japon intègre des influences de tous horizons, c’est après avoir été remanié, adapté à la culture japonaise et brassé à l’intérieur du pays. Ceci est également valable pour la religion.

Dans les croyances religieuses Le shinto ou « voie des kami (‘’divinités’’) » n’était à son origine qu’un ensemble assez vague de croyances plus ou moins animistes n’ayant pour point commun que le désir humain de se concilier les inexplicables forces naturelles, lesquelles étaient considérées comme « au-dessus » de l’homme. La base de ces croyances était un mythe tendant à expliquer d’une part la créa on des îles du Japon, et de l’autre la fonda on divine de la royauté. Une grande importance est donnée aux cérémonies, individuelles ou collec ves, afin de se purifier de la pollu on humaine sur la nature. Les pra ques culturelles du shintoïsme sont simples. Il s’agit de fêtes rituelles, de rites de villageois… Toute sa philosophie consiste à agir de manière à ne point offenser par son comportement les forces naturelles et à se les concilier, de manière à ce que chacun se trouve en parfaite harmonie avec la nature. L’admira on de toutes les manifesta ons créatrices de l’univers est un acte essen el de la vie du fidèle shinto ; et par conséquent, du japonais. Ces croyances sont l’expression du rapport des popula ons a leur environnement et provoquent des enchevêtrements constants du naturel et du culturel. Ce lien constant et fort avec la nature est un élément fondamental de la culture japonaise. L’ensemble de ces croyances a pris le nom de shinto au moment de l’appari on du bouddhisme, pour différencier de ce e nouvelle religion (appelée butsudo ou « voie du Bouddha »), religion venant de Chine et Corée31. Bouddhisme et shinto, d’abord ennemis, se réconcilièrent bien vite dans un pays où la tolérance religieuse fut toujours de règle. Le bouddhisme japonais diffère assez fortement des autres formes de bouddhisme sur le con nent asia que. Les pra ques bouddhiques étaient souvent mêlées à des

31

D’après le chapitre 6 de l’Encyclopoche Larousse « Le Japon »

Ci-contre : temple bouddhiste avec des éléments shintoïstes, entouré de nature. Aux environs de Karatsu

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pra ques appartenant à des croyances populaires et au shinto. En effet la divinité solaire shinto, Amarestsu Omikami, fut iden fiée avec le grand bouddha solaire de Lumière et de Vérité, et les autres divinités du shinto furent considérées comme étant des « incarna ons temporaires » ou « descentes » des divinités bouddhiques.32 Le shintoïsme et le bouddhisme cohabitent ainsi dans des mêmes lieux. Et ceuxci sont dissimulés, cachés. Leur fonc on n’est pas de rappeler à la société leur existence mais de se détacher de celle-ci afin de mieux pra quer un culte. De plus, les temples sont très inves s et pleins de vie, avec notamment de nombreux matsuri (fes vals) qui ont lieu à l’intérieur même de ces espaces, avec l’u lisa on de nombreuses banderoles colorées et bariolées, ce qui contraste avec l’Occident ou toute grande civilisa on, où l’on privilégie la monumentalité et l’espace sacré intouchable pour les lieux de culte. Le culte impérial du shinto est centré sur la vénéra on de l’empereur considéré comme étant d’origine divine. La parfaite dévo on et la totale soumission à l’empereur, kami sur terre, étaient donc exigées de tout Japonais. Ce e dévo on exclusive au chef de la na on prône la supériorité du peuple japonais (en tant qu’origine divine) et de son empereur divin sur tous les autres peuples. Après le désastre de 1945, et l’affirma on de la bouche même de l’empereur qu’il n’était pas d’origine divine, le peuple retourna à ses croyances tradi onnelles au sein des sectes. C’est cet ensemble de sectes, de kami innombrables, de sanctuaires, de matsuri, de fêtes et de coutumes populaires qui cons tue l’essen el du shinto, lequel demeure à la base de l’esprit et de la culture du peuple japonais. Tandis que le shintoïsme est une philosophie de la vie, où l’on célèbre toutes les manifesta ons heureuses en harmonie avec la nature, le bouddhisme s’occupe beaucoup plus du devenir de l’âme individuelle après la mort que la vie même des individus (tout du moins dans les formes japonaises du bouddhisme). Donc shintoïsme et bouddhisme se complètent. Si le bouddhisme influença le shinto, celui-ci en retour donna une teinte typiquement japonaise au bouddhisme. Il s’agit bien encore d’adaptabilité : une nouvelle religion est apparue au Japon mais la culture et les croyances déjà présentes s’y sont adaptées, et l’on a également façonné ce e nouvelle croyance bouddhique pour qu’elle s’adapte à la culture japonaise. Dans ce cas par culier de la religion, on observe bien ce e hybrida on et l’apport de ces influences étrangères. Ce e hybrida on présente dans les croyances religieuses entre bouddhisme et shintoïsme est-t-elle également présente au niveau de l’architecture ? Vers une hybrida on entre tradi onnel et modernité ?

32

Ibid.

Ci-contre : temple shintoïste à Karatsu, Kyushu, lors d’un fes val matsuri

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Le Japon, en raison de ses par cularités historiques, géographiques et démographiques a développé une société adaptable, faite de communautés et de bonnes manières. Elle est respectueuse et discrète, mais possède une forte iden té qu’elle est prête à défendre. Qu’en est-il au niveau de la spa alité ? Quels sont les par cularités dans l’espace de ce pays qui nous semble si lointain ?

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II – DISPOSITIFS DE LA SPATIALITÉ JAPONAISE



Quelles sont les caractéris ques de la spa alité japonaise ? Quels sont les disposi fs qui en font sa spécificité ? « Les spatialités asiatiques et occidentales, japonaise et française plus spécifiquement, diffèrent : cela est patent. Mais, dans la manière même de les penser (concepts et notions), de les dire (vocabulaire et représentations), de les produire (dispositifs et modèles), tout diffère. Tout cela nous rend le « détour », la distanciation par le temps (histoire) ou l›espace (altérité culturelle) –pourtant indispensable à faire émerger les fondements de cette spatialité – fort difficile à accomplir33. »

L’organisa on sociale de l’espace est marquée par le situa onnisme, comme nous avons déjà pu le remarquer au niveau de la langue (absence de formula on du sujet..etc.) et de l’adaptabilité. Jean Bel constate dans le Japon contemporain « une faiblesse d’adhérence entre les formes spa ales et mes formes sociales »34. Henri Lefebvre montre que dans l’organisa on de l’espace, le physique, le social et le mental sont en constante interac on. Il n’est donc pas possible de considérer séparément des «formes spa ales», des «formes sociales» et des «formes mentales» : toutes par cipent nécessairement d’une certaine spa alité. Une prédominance dans l’organisa on de l’espace-temps au Japon est la no on de flux. Que ce soit dans la dimension spa ale ou temporelle, le flux, l’écoulement, est omniprésent dans la concep on et l’imaginaire des Japonais. Les mo fs de l’eau, de l’écoulement et de l’impermanence imprègnent tradi onnellement tout l’être-monde des japonais. En effet, le thème de l’eau a une grande importance dans l’histoire de la ville japonaise. Vers 1980, a eu lieu l’émergence du qualita f, et la prise de conscience de redonner une image à la ville : alignement des façades en ville, machinachi qui signifie «rangée de ville», et surtout avec un thème dominant : celui de la place de l’eau dans la ville. Ce e idée d’écoulement, de flux, est présente à toutes les échelles.

33 Nishida Masatsugu et Philippe Bonnin dans «Regards croisés sur la spa alité japonaise», avantpropos de Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014 34

Jean Bel, L’espace dans la société urbaine japonaise, Paris, 1980

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C’est la «culture du piéton» qui prime dans la spa alité de la ville japonaise : il y a des décrochements, des culs de sac, des coudes et détours… comme un flux naturel et irrégulier. Ces replis et détours forment la profondeur de l’espace. Une forte présence d’espaces-tampons, entre-deux, créent des parcours et composent une complexité de cheminements.. De plus, au Japon le rapport à l’espace-temps diffère totalement de ce que nous pouvons connaître en Occident. Ces trois théma ques sont reliées par une idée de parcours, de mouvement, de flux ; parcourir le temps et l’espace comme un flux discon nu qui crée des contournements et des espaces d’entre-deux.

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Le détour Le détour, le contournement, le cheminement… sont des fondamentaux de la culture et de l’organisa on de l’espace japonais : c’est tout un jeu de transi ons, de mises en condi on qui s’expriment à différents niveaux. C’est une tendance à média ser deux éléments avec un troisième qui fait le liant de l’ensemble. Ce e no on de détour se retrouve effec vement au travers des comportements, de la langue et de l’organisa on de l’espace. > L’art de détourner la conversa on Dans les comportements, au lieu de se confronter directement à l’autre, on va très souvent faire appel à un intermédiaire. Par exemple un voisin qui fait trop de bruit, au lieu d’aller le voir directement comme les règles de courtoisie le suggèrent en France, au Japon on va faire appel au gardien de la résidence. On se rapporte à la hiérarchie quand un problème survient au lieu d’en parler directement avec son collègue. Dans la conversa on, cela va se traduire par le fait de tourner indéfiniment autour d’une ques on sans jamais vraiment l’aborder. C’est tout un art de savoir deviner ce que son interlocuteur veut nous faire dire, et les non-japonais passent souvent pour impolis en posant une ques on claire et directe. De plus, dans le choix même des mots, ce e no on de contournement apparaît : la traduc on li érale de « tu dois faire ça » en japonais donne : « si tu ne fais pas ça, ce n’est pas bien ». On ne dit jamais les choses directement, dans la communica on, c’est la média on du propos, c’est jusqu’au contenu qui se trouve transmis indirectement. J’ai appris après quelque temps passé au Japon que quand quelqu’un répond « peut-être » veut très certainement dire « non ». Le problème est que les japonais ne peuvent pas être aussi directs. Concernant l’organisa on de l’espace, ce e no on de détour apparaît à toutes les échelles, que ce soit la ville, le jardin, ou la maison tradi onnelle.

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Dans la ville Ce e no on de parcours, de détour, est omniprésente dans la ville et donc produit des formes de ville par culières, totalement différentes de ce que nous connaissons. «L’individu transporte avec soi des schémas internes d’espace à structure fixe, acquis au début de la vie.»35 Dans l’espace japonais la structure à caractère fixe est fondamentalement et radicalement différente du système radio concentrique que nous connaissons. En France et en Occident ce sont les voies triomphales qui prennent place : ce sont de grands axes, ponctués de points forts et qui convergent vers un foyer. Les lignes ont de l’importance et sont désignées par des noms. Tandis qu’au japon, la structure fixe de la ville consiste en un centre accessible de toutes parts. Ce e structure s’apparente à celle de communauté dans la mesure où elle est composée de cellules. Les aires prévalent sur les lignes, et les lignes ne sont que résultantes. Au Japon ce sont les croisements qui portent des noms et non les rues. Après la seconde guerre mondiale, les forces d’occupa on américaines donnèrent des noms aux artères des grandes villes. Les japonais ont a endu la fin de l’occupa on pour re rer les plaques qui nommaient les rues, mais ils ont alors découvert qu’il peut être effec vement pra que de pouvoir désigner l’i néraire qui relie deux points. Aujourd’hui les rues portent des noms.

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Edward T Hall, La dimension cachée, p.135

Ci-contre : illustra on extraite de Du geste à la cité : formes urbaines et lien social au Japon Carte imprimée en Empô VII (1680). De plus, on observe que chaque indica on toponymique est orientée selon les condi ons locales, dans tous les sens. Pas de codes définis.

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Dans le jardin Le jardin japonais est un parcours, et ce parcours est conçu telle une chorégraphie. Un jardin ne peut s’apprécier pleinement si on le voit dans son ensemble. La temporalité du jardin est comparée à celle du cinéma chez Sutemi Horiguchi36. En effet le cinéma consiste en une succession de plans qui forment un flux, ce qui est similaire au jardin : une succession de points de vues qui forment un parcours. Pendant le parcours, des systèmes de contournements sont mis en place, afin de profiter plus longuement de la richesse de celui-ci. En effet l’ensemble des ou ls à percep on sont mis à contribu on : ce n’est pas seulement la vue qui est s mulée, mais aussi l’ensemble des autres sens. Les odeurs, les varia ons de température, l’humidité, la lumière, l’ombre et la couleur… Tout cela par cipe à l’en ère et complète sensa on de l’espace. Ce qu’il est possible de rapprocher avec le rapport immédiat à la nature, et la langue japonaise qui est plus expressive qu’abstraite. Les sensa ons kinesthésiques sont intensifiées, c’est tout le corps qui se déplace, et les muscles par cipent à l’apprécia on de l’espace. En effet le jardin japonais est conçu pour qu’on jouisse d’une mul plicité de points de vue au travers de ces contournements. Des haltes sont prévues pour le visiteur : en s’arrêtant pour choisir son pas sur une pierre, le visiteur s mulera les muscles de son cou et découvrira au moment propice une vue insoupçonnée. Edward T. Hall nous parle de « l’habitude japonaise de conduire l’individu à l’endroit précis où il sera en mesure de découvrir quelque chose par lui-même. » Le jardin évoque des paysages naturels, non par imita on ou reproduc on, mais par schéma sa on et miniaturisa on, donc par l’intermédiaire d’une appropria on des formes. Lors de l’accès à une maison de thé tradi onnelle, il y a toujours un parcours complexe à travers le jardin afin d’y accéder. Le parcours, le temps du parcours et le parcours en lui-même sont plus importants que le but. On détourne le visiteur pour le laisser admirer le parcours qu’on lui a aménagé. Les espaces japonais étant la plupart du temps restreints, ces mécanismes de détour perme ent d’allonger le temps du parcours et ainsi de prolonger les espaces. Le changement de perspec ve dans un jardin ou une maison tradi onnelle donnera une sensa on d’espace totalement différente d’un point de vue à l’autre alors que cet espace n’a concrètement pas bougé. 36

«Du pavillon de thé au jardin : l’existence de la nature chez Horiguchi Sutemi» par Taji Takahiro dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise

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Les espaces d’entre-deux Ce mécanisme de détour crée des espaces d’entre-deux qui sont présents à toutes les échelles de la spa alité japonaise. Les jonc ons, les intersec ons, les seuils, sont alors d’une extrême importance. Ces seuils sont envisagés comme des ar cula ons plutôt que des séparateurs. Ils font figure de révélateurs du sens social et culturel du passage entre espaces, publics et privés, sacrés et profanes, ou entre paysages. C’est le moment de l’adapta on contextuelle, un moyen d’assouplir la transi on entre le passage d’un lieu à un autre. C’est toujours le mouvement qui fait le liant de l’ensemble. Ces espaces d’entre deux se retrouvent de la plus grande à la plus pe te échelle : entre ville et campagne, dans l’organisa on de la ville, dans les jardins et jusqu’à l’échelle de la maison tradi onnelle. Ils révèlent une tendance très marquée dans la spa alité japonaise : celle d’a énuer les limites, de faire des transi ons douces et progressives entre différents espaces.

Le seuil, passage d’un monde à un autre Le seuil est théoriquement comparable à une extension, un territoire qui serait le champ de démarca on entre deux territoires, ou entre mon «intérieur» et le territoire qui s’en différencie «extérieur». La dis nc on entre ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur représente parfois un «seuil» géographique ou physique bien reconnaissable. Le seuil est une chose qui «comprime» au fond d’elle-même ce territoire extérieur infiniment étendu et indéterminé. > Les significa ons du seuil Selon l’ethnologue et poète Orikuchi Shinobu le seuil est «un territoire vide qui n’appar ent ni à ce côté ni à l’autre». il s’agit donc d’une étendue ambiguë et vide. Il n’est pas une ligne de démarca on qui définit clairement un territoire de l’autre, le seuil comprend donc non seulement des choses réelles mais aussi une part d’imaginaire. Orikuchi Shinobu considère que le seuil est un lieu d’échange, que c’est un intervalle qui définit cet échange37.

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Kato Kunio «Le commencement de l’acte architectural» dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise p.33

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Le lieu d’échange dans l’an quité japonaise est chimata (un lieu de rencontre, ou de bifurca on). On dit que l’échange en tant que rencontre avec des personnes naît puis grandit dans le territoire du seuil où les communautés entrent en contact. Dans l’an quité, le chimata est le jardin d’un marché ; ce lieu où l’on échange des produits s’étend à par r du territoire du seuil, là où s’arrête le territoire d’une communauté : c’est un carrefour qui délimite le lieu de vie. C’est là aussi où se déroulent les cérémonies d’accueil des kami; fêtes religieuses matsuri. C’est la par cularité du seuil qui est ambivalent, illimité et marginalité. Le seuil désigne une périphérie polysémique; il est une étendue ambiguë d’où peut surgir différentes significa ons comme celle du diabolique, du chaos et de l’obscurité. La no on de kegare, souillure est au centre des croyances populaires japonaises, en opposi on à hare : pur et sacré. Le ke est quant à lui le quo dien, l’ordinaire. Ces trois no ons se déterminent selon des rela ons réciproques au cours de rites et sont reconnus comme d’importantes références théoriques dans l’analyse de ces rites. L’espace du kegare est un lieu dangereux. Il fait l’objet d’un rituel pour éliminer le risque de souillure... Ces lieux sont des endroits ambivalents et polysémiques où des êtres contradictoires comme le maléfique et le sacré se conver ssent mutuellement, échangent leurs statuts. Lors des cérémonies annuelles les jours hare (ensoleillés) se dis nguent des autres jours ke (ordinaires). Une a en on par culière est portée au passage entre le jour et la nuit. Dans l’architecture japonaise, le seuil entre le dedans et le dehors est une limite qui dépasse son caractère substan el pour prendre une valeur séman que. La sépara on symbolique entre les espaces sacrés et profanes qui s’opère grâce à un seuil qui fonc onne à la fois comme une fusion et une extension du lieu de l’architecture et du paysage extérieur. L’inten on construc ve du « mur » en tant que limite physique immobile, telle qu’elle a été conçue en Occident, est très rare dans l’architecture tradi onnelle japonaise. Et ce e concep on par culière du seuil est observable à tous les niveaux de la spa alité, depuis l’emmarchement jusqu’à l’organisa on totale du territoire.

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Un passage progressif dans le rapport au grand paysage Dans l’organisa on du territoire japonais, la délimita on entre zone urbaine et zone rurale est très floue. En effet la ville s’est fondée sur des rapports forts avec la nature. Dans la langue japonaise ancienne, il n’existait pas de mot pour ‘’ville’’. ⭪machi, mot aujourd’hui u lisé pour ville avait pour significa on un champ, une délimita on... Depuis l’an quité, de nombreux auteurs ont exprimé comme métaphore les montagnes environnantes comme l’enceinte d’une ville. Cela s’explique en par e parce que la ville japonaise n’a jamais bénéficié d’une enceinte à proprement parler ; mais aussi en raison de ce procédé d’implanta on de la ville, qui consiste à brouiller la dis nc on entre le construit et le naturel, ainsi qu’entre ville et nonville. Les maisons tradi onnelles possèdent la même typologie qu’elles soient rurales ou urbaines, ce sont des maisons légères en bois avec une faible hauteur. A défaut de se faire par la hauteur, la sépara on urbain/rural se fait alors par horizontalité. Ce sont des zones intermédiaires, des espaces-tampons qui perme ent d’allonger les distances et de proposer des espaces d’entre-deux. De plus, dans l’organisa on même du rapport au paysage depuis les espaces d’habita on des disposi fs sont u lisés afin de jouer avec les distances. Le shakkei est une technique paysagère u lisée afin de gommer la limite entre le jardin et son paysage environnant. On brouille les repères à l’aide d’un obstacle et ainsi la fron ère entre les deux disparaît visuellement. Il s’agit d’intégrer un paysage naturel, un monument ou tout autre élément environnant, et de faire rentrer cet «extérieur» à l’intérieur de la composi on du jardin. Cet obstacle va cacher tous les éléments qui se situent entre le jardin et le grand paysage, afin de donner l’impression que ce paysage est directement en contact avec le jardin. On parle alors d’emprunt de paysage au profit du jardin.

La technique du shakkei

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Les condi ons du shakkei selon Emmanuel Marès sont les suivantes 38 : la présence d’un jardin, la présence d’un paysage naturel ou ar ficiel à l’extérieur du jardin, une topographie de forme concave entre le jardin et le paysage emprunté et un obstacle (haie, mur) qui efface tous les éléments qui se trouvent entre le jardin et le paysage emprunté. C’est une technique paysagère, et donc une créa on de l’homme. Le rôle de l’obstacle est primordial puisque c’est grâce à cet élément que la sensa on d’éloignement entre le jardin et le paysage emprunté va disparaître. Un panorama donne accès à l’extérieur et offre ainsi une sensa on de profondeur et d’ouverture sur le lointain : il y a un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur. Au contraire, avec le shakkei tout s’inverse : on s’approprie le paysage naturel ou ar ficiel en vue depuis le jardin, le mouvement se fait alors de l’extérieur vers l’intérieur.39 Qu’en est-il au niveau de l’organisa on même de la maison ?

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Emmanuel Marès « Shakkei » dans Vocabulaire de la spa alité japonaise p. 407

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Ibid.

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La maison tradi onnelle A l’échelle de la maison tradi onnelle, le rapport intérieur/extérieur joue un rôle fondamental. Watsuji Tetsuro40 la définit comme « un espace intérieurement peu différencié, mais par contre fortement dis nct de l’extérieur. » En effet le dedans ޵ (uchi) est un intérieur qui symbolise et renferme, connu, convivial et pra qué ; qui s’oppose au dehors ཆ (soto) qui est le domaine de l’ombre, du mouvant et de l’indécis, où on ne s’a arde guère. Il y a en effet une faible différencia on interne dans la maison tradi onnelle japonaise : les pièces sont non séparées par des murs, mais par des parois en papier amovibles. Ces maisons sont par contre fortement dis nctes de l’extérieur avec toujours un espace vide entre celles-ci. Les japonais ont un rapport par culier avec cet espace, ils considèrent cet espace vide, cet entre-deux qui entoure la maison comme par e intégrante de la maison au même tre que le toit. Jacques-Pezeu Massabuau dans « La maison japonaise : d’un modèle d’organisa on spa ale au disparate fragmenté » (Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014), définit 5 caractères de la maison tradi onnelle : > un abri fragile et inconfortable la maison tradi onnelle est cons tuée de bois, avec une ossature fragile, dénuée de fonda ons et surmontée d’une toiture pesante. Viennent s’y ajouter les assauts de la nature, tels les typhons… Elle possède de larges ouvertures sur le dehors, ce qui induit une perméabilité constante aux chaleurs es vales comme aux fraîcheurs de l’hiver : inconfort physique aux saisons extrêmes. > une construc on uniforme La maison tradi onnelle japonaise est issue d’une standardisa on séculaire de l’espace à vivre. > le cadre rigide de la vie individuelle, familiale et sociale La maison et la famille entre ennent leur mutuelle tradi on et s’influencent au double niveau des comportements familiaux et des formes construites. Les cloisons de papier shoji séparant les pièces perme ent au son de se propager dans toute la maison, excluant toute autre in mité que visuelle entre les membres de la maisonnée. Les liens de voisinage s’ajoutent à ceux du sang pour inscrire fortement 40

Philosophe japonais cité par Augus n Berque dans Le sens de l’espace au Japon

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le lieu à vivre de chaque famille dans un espace qui les englobe sans heurt, mais à l’échelle du village, de la rue ou du quar er : il y a une stricte conformité avec un caractère hiérarchique. Le symbole en reste le tatami, na e de dimension uniforme qui cons tue le sol des pièces où l’on se ent, présente en toute habita on. > l’expression des valeurs collec ves Toute maison est une mémoire et l’habita on tradi onnelle exprime en tout lieux les valeurs religieuses (double culte shintoïste et bouddhiste), esthé ques (synthèse du goût na onal) et techniques (travail du bois, beau et spiritualité). La standardisa on a entretenu ces caractères d’une extrémité à l’autre du pays et créé un espace uniforme auquel répondent des a tudes mentales et des comportements semblables. > le modèle de l’organisa on spa ale La maison tradi onnelle est le symbole et le modèle d’une certaine concep on de l’espace habité : celui de la famille, de la communauté rurale et urbaine et du pays même. La totalité de l’espace occupé s’inscrit dans les mailles d’un réseau solide d’obliga ons et de dépendances mutuelles où s’exerce la fonc on de référence - le comportement est lui même standardisé. Un habiter authen que naît de l’équilibre harmonieux entre l’a tude ac ve que demandent les gestes de l’existence et une récep vité innée face au contrôle de l’espace vécu, relais des valeurs collec ves. Le premier espace d’entre-deux est appelé genkan, c’est l’espace d’entrée. C’est un espace qui fait le lien entre intérieur et extérieur, le lieu où l’on se prépare à entrer dans la maison et où on enlève ses chaussures. Cet espace si par culier est vraiment présent dans chaque habita on japonaise, que ce soit dans les maisons tradi onnelles ou les immeubles modernes, et même dans les restaurants, les musées, à l’école ou à l’université. Il se matérialise par une différence de hauteur, une marche, ou une différence de matériau au sol.

Exemples de genkan

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D’autres espaces d’entre-deux se trouvent dans les maisons : la plupart du temps de pe ts jardins, faisant entrer l’extérieur et la végéta on au cœur même de l’intérieur de l’habita on. «Au Japon, on préfère les espaces extérieurs pe ts et de taille humaine plutôt que de grands espaces publics.»41 De plus, la structure centralisée se retrouve à tous les niveaux, jusqu’à l’hibachi, le foyer japonais placé au centre de la pièce, avec une unique couverture pour la tablée. Le mot «maison» ᇦ (ié) possède en japonais le double sens : sociologique (foyer) et l’élément construit de la maison. Tous les seuils qui séparent le dedans޵ (uchi) et le dehors ཆ (soto), les séparent en les joignant, et se dis nguent à coup sûr d’une autre manière que nos dedans et dehors au plan des usages et des symboles. En effet la massivité et la durée de la maison française s’oppose à la japonaise en raison de sa permanence et de la sépara on physique du dehors plus franche. Cependant, l’absence des rites du déchaussage ou du lavage des mains tendent à estomper ce e dis nc on entre le dedans et le dehors. Ce e par cularité de l’espace japonais, les espaces d’entre-deux, par cipe d’une certaine temporalité. En effet il faut les parcourir pour ressen r ces lieux qui font le passage d’un lieu à un autre, et c’est le temps qui définit ce passage.

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Go Hasegawa Thinking, Making Architecture, Living p.89

Ci-contre : Croquis par Maurice Sauzet, extrait de Le sens de l’espace au Japon

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La concepƟon simultanée de l’espace-temps Watsuji Tetsuro, philosophe japonais, part du principe que l’existence humaine est liée à une expérience spa ale autant que temporelle.42 La corréla on entre l’espace et le temps se joue au niveau de l’espace parcouru, de l’espace vécu. Le corps percevant est en constant déplacement, en mouvement et induit ainsi une temporalité qui est soumise aux phénomènes de flux et au mouvement. Tout l’art de l’architecture consiste à me re en œuvre dans cet intervalle (la corréla on entre espace et temps), des règles de propor ons, d’équilibre et d’harmonie. Bergson parle de «temporalisa on de l’espace» et «spa alisa on de la durée», qui sont des réalités primi ves qui trouvent leur fondement dans la durée, dans le passage du temps lui-même. Ces par cularités de l’espace construit, telles que les dissymétries, décrochements, butées visuelles…, proviennent d’habitudes mentales. La spa alité japonaise offre au visiteur des irrégularités qui perme ent d’être là, de se situer dans un flux spa otemporel. En effet ces coudes et détours perme ent de ressen r le temps dans une autre mesure que les grands axes français, tels la perspec ve de Versailles qui fige l’espace dans le temps. C’est un rapport entre l’espace et le temps en opposi on entre ces deux cultures.

Concep on du temps : Impermanence❑ᑨ(mujo) , Flux ⍱ȡ(nagare) , devenirǿȠ(naru) et le ma ( 䯃 ) L’impermanence❑ᑨmujo est un concept bouddhique dont le sens originel est lié à la philosophie indienne : ce qui n’est pas constant, ou caractère périssable, de tout phénomène composé. Lors de son introduc on au Japon, l’accent est placé sur la no on d’éphémère. Deux autres éléments clés de l’organisa on du temps sont le flux et l’idée de devenir. En effet l’idée du temps est originellement liée à celle de dissolu on, de décomposi on. C’est la dissolu on de toute chose dans le temps qui passe, et la 42

Watsuji Tetsuro Fûdo : le milieu humain, CNRS édi ons, 2011

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tranquille cer tude que les mêmes choses adviendront de nouveau. C’est une croyance de l’existence qui se matérialise dans un monde flo ant, un mouvement perpétuel, un flux. Toute chose n’est que mouvement indéfini et imprévisible. Il y a une prise de conscience du temps spécifique au Japon car la nature s’exprime dans ses manifesta ons les plus impressionnantes (séismes, typhons, tsunami…) Mais en plus de ces phénomènes naturels, il y a également le trauma sme et la déflagra on des bombes atomiques pendant la seconde guerre mondiale. L’idée est qu’il n’y a pas de futur, que le futur est en lévita on. C’est le présentéisme qui prévaut. La no on de simultanéité est également très présente au japon, on peut prendre l’exemple du repas : qui est linéaire en France et simultané au Japon. En Occident, nous nous sommes enfermés dans une concep on linéaire du temps, en effet nous mesurons le passé par le souvenir et le futur par l’a ente. L’écoulement du temps est conçu comme un processus irréversible, d’un point de vue physique (dégrada on de la ma ère) et d’un point de vue philosophique. Il nous parait inconcevable de dessiner un schéma avec le cours du temps de droite à gauche, alors que c’est tout à fait possible au Japon. En effet au Japon, l’écoulement du temps est discon nu : il existe des phénomènes de saut dans le temps ou de flux et reflux. Le bouddhisme possède un concept de «temps-existence» qui signifie que notre existence ne peut advenir que dans un lieu et un temps donné, en rapport avec la phénoménologie. > Langue et espace-temps Certains termes japonais possèdent une corréla on entre spa alité et temporalité, ce qui indique des recouvrements entre une ‘’étendue spa ale» et une «étendue temporelle». Ce sont des termes qui s’opposent tels que (uchi/soto) (omote/ura) (naka, aida..) Ceux-ci structurent la langue et l’espace mais aussi les modes de pensée. Dans la langue japonaise, le locuteur se définit dans un rapport de distance rela ve par rapport à l’espace et au temps : «ici»ǨǨkoko et «là»DzǨsoko (rela vement proche) et «là-bas»ǗDzǨasoko (au loin). Ce e différence dans l’appella on exprime la rela vité de la place du sujet fortement présente au Japon. Ceci est à me re en rela on avec l’art des jardins ou le découpage de plans rapprochés, distants et éloignés, comme le procédé du shakkei, qui est l’effacement du paysage temporel et spa al abordé précédemment. Ces disposi fs prennent part au cycle des saisons et son éternel recommencement, et la cer tude que la nature est plus forte que les construc ons.

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> Le monde phénoménal Les japonais tendent à considérer le «monde phénoménal» comme seul absolu. Le monde phénoménal est un monde fait de composantes sensibles, de sen ment, que Augus n Berque définit comme suit : « Le lieu n’est fondamentalement rien d’autre que ce qui s’offre à la percep on de manière con ngente et concrète, dans un certain milieu, à un moment donné de l’histoire, et en fonc on de quoi le sujet s’adapte. » L’espace japonais est en rapport direct avec le sen ment de nature43, de réalité première. La ville est vue comme une «nature» supplémentaire. La flexibilité dans la morphologie des villes, l’adaptabilité à des condi ons naturelles complexes, la confusion apparente… par cipent à ce e idée de ville ancrée dans la nature et qui se fondrait même dans celle-ci. Toutes les choses de l’environnement, même construit, apparaissent comme indéfiniment entraînées dans leur rela on dynamique au «déploiement» de l’univers. La réalité, au Japon, n’est qu’un flux perpétuel : celui du monde historique et phénoménal. L’espace temps nippon exclut le dualisme sujet/objet et permet à la culture de mieux se projeter sur la nature. La ville devient actrice elle-même. > Le ma 䯃 Le ma est un élément construc f fondamental de l’expérience japonaise de l’espace-temps. C’est le facteur secret de l’organisa on de tous les autres types d’espaces. C’est un espacement, une ar cula on entre espace et temps. Il existe plein de défini ons, aujourd’hui possède le sens de «entre-deux» ou de «pause» mais à l’origine c’est un intervalle. Le ma est un espace chargé de sens, ce sont des zones libres, des vides au sein de la culture japonaise qui perme ent d’autres usages au sein de ces inters ces. Le ma est une dimension à la fois spa ale et temporelle. Au japon, il n’existe pas de dis nc on entre espace et temps avant l’époque de l’occidentalisa on. Les mots pour les désigner apparaissent aussi à ce moment là, et comprennent tous deux les caractères du ma䯃 : le temps ᱲ䯃 jikan = ᱲ ji (sens grec chronos) + 䯃 ma l’espace オ䯃 kûkan =オ kû (vide) +䯃 ma « L’homme occidental perçoit les objets, mais non les espaces qui les séparent. Au Japon, au contraire, ces espaces sont perçus, nommés, et révérés sous le terme de ma, ou espaces intercalaires. » 44 En occident on nous enseigne à percevoir et à réagir à l’organisa on des objets et 43

Voir plus haut chapitre sur la nature

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Edward T.Hall « La dimension cachée », p.99

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à imaginer un espace ‘‘vide’’. Le sens de ce comportement n’apparaît clairement que par opposi on à celui des japonais qui ont au contraire appris à donner une significa on aux différents espaces, à percevoir la forme et l’organisa on des espaces. Dans l’espace cela se traduit par exemple par les vides constants entre les maisons qui ne se touchent jamais que l’on a pu voir précédemment. Hall nous dit que les japonais ont un rapport par culier avec cet espace et qu’ils considèrent cet espace vide qui entoure la maison comme par e intégrante de la maison au même tre que le toit. Il ne faut cependant pas oublier que c’est aussi en raison des normes sismiques que les construc ons ne sont pas accolées. Ce qui pourrait également être expliqué par ce e idée de ma est la façon japonaise de se saluer. En effet on ne se touche jamais, la coutume et la règle est de s’incliner. C’est laisser un ma entre les individus et ne pas être trop proche. Ce e idée peut également se rapprocher avec celle de ne pas perdre la face en société, et de ne pas confronter l’autre directement. Ces inters ces perme ent également aux autres cultures de s’immiscer dans la culture japonaise. Le ma, dont on a vu toute l’importance, est un élément fondamental pour comprendre ce e concep on de l’espace-temps, qui peut nous sembler étrange tant elle diffère de la nôtre. La no on de patrimoine est également à reme re en ques on pour nos modes de pensée occidentaux, car il s’agit d’un renouvellement plutôt que de conserva on.

Saluta ons dans le genkan Croquis de Maurice Sauzet, extrait de Le sens de l’espace au Japon

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La no on de «patrimoine» au Japon Comme nous l’avons abordé, la culture japonaise ne conçoit et ne pra que pas dans les mêmes termes que nous le rapport du temps avec la ma ère. Seo Fumiaki, architecte, définit deux types de modes spa aux45 : un mode dynamique, qui est appelé processus infini, et un mode statique qui est l’objet fini. L’élément le plus stable dans la morphologie urbaine est le tracé des rues, qui est issu de l’histoire. Mais le rapport des acteurs à ces formes, et donc l’évolu on morphologique de la ville n’est pas du tout le même selon une culture de l’objet fini ou du processus infini. Les villes occidentales par cipent de l’objet fini et les villes japonaises sont empreintes de ce processus. En effet la ville «se donne pour périssable». On fait et défait dans la ville. On associe souvent ce e périssabilité de la ville aux bâ ments peu durables tels que les maisons en bois. Mais paradoxalement, le Japon possède les construc ons en bois les plus anciennes au monde et de plus, on con nue de faire et défaire la ville de la même manière même avec les construc ons en dur. «le Japonais comprend l’essence de l’éternel, c’est pourquoi il ne s’a ache pas comme nous à la permanence des choses. Il préfère habiter une maison neuve à une an quité»46 On s’a ache davantage à conserver les formes que la ma ère. Le rite de reconstruc on périodique (shikinen zotai) du temple d’Ise a lieu tous les 20 ans. Les bâ ments actuels, qui datent de 2013, sont les 62e à avoir été construits. Rite où périodiquement l’ancestral est ramené au présent, illustre une concep on du temps cyclique, foncièrement étrangère à la concep on augus nienne d’un temps théologique. Le rite (forme sociale accomplie dans le temps) étant ici inséparable de la réalisa on du temple (forme matérielle accomplie dans l’espace), Ise illustre également un espace-temps où les choses, indissociables de l’existence humaine, ne sont pas des objets. Au Japon le patrimoine est le sujet (les acteurs du rite) et non l’objet (le temple). En Europe les monuments défient la durée alors qu’au japon le temps raccorde les œuvres humaines à la nature, en raison de leur périssabilité et de leur incorpora on à la terre. En effet, il y a pourtant une chose qui dure dans la ville japonaise : la terre. Le droit nippon dis ngue la propriété du sol et celle des murs et celle du sol l’emporte sur celle des murs !

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Les théories de Seo Fumiaki sont expliquées par Augus n Berque dans Du geste à la cité

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Antonin Raymond Antonin Raymond : His work in Japan, 1920-1935 (Tokyo, 1936 Jonan shoin)

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Ce e concep on si par culière du patrimoine, est un de ces disposi fs qui montre une concep on de l’espace temps qui diffère de la nôtre. Mais qu’en est-il au niveau de l’architecture en elle-même?

La mise en scène de la rela on espace-temps dans les disposi fs architecturaux Toute architecture, par sa matérialité (déploiement spa al) et par son immatérialité (concepts..) équivaut à une mise en rapport du temps et de l’espace. > dans les tradi ons : cérémonie du thé et théâtre nô Beaucoup de disposi fs de l’architecture tradi onnelle japonaise relèvent d’une mise en scène de la rela on espace-temps : l’espace du pavillon de thé, le jardin, le théâtre nô ... La cérémonie du thé est un rituel : c’est une performance et une chorégraphie préétablie, qui joue à la fois sur le temps et l’espace, qui est délimité à la fois dans le temps et dans l’espace. La spa alité est une réduc on de l’espace qui vise à accentuer la sensibilité de nos sens, il y a un ordre préétabli pour chaque chose. Le théâtre nô est également extrêmement codifié avec une sépara on entre le monde de l’au-delà et le monde de l’ici-bas représentée symboliquement par un pont entre les coulisses et la scène. Celui-ci sert à la fois à relier et séparer, coupure et couture, espacement et distancia on. Dans ces scènes de nô se superposent et se cachent différentes strates de temps, différentes histoires. La ruine sert de lieu de mémoire. La no on de kûhaku est un lieu vide, une page blanche, un espace blanc dans l’a ente d’être rempli. C’est une no on esthé que centrale valable pour la calligraphie, la peinture, la poésie, le théâtre nô, l’art des jardins et l’architecture. Kengo Kuma à propos d’un projet pour une scène de théatre nô, où il effectue une réinterprétation contemporaine en faisant référence au modèle de la scène nô à ciel ouvert : «La dissolu on de la dis nc on entre la ma ère et le temps et la conversion de la ma ère dans le temps, ne sont pas des thèmes spécifiques de la mise en scène drama que du nô. Nous sommes, aujourd’hui, engagés dans un effort pour retrouver le temps. Jusqu’à présent le temps a été supprimé à cause d’un excès de ma ère. En éliminant la ma ère, nous pouvons restaurer le temps. En effaçant la ma ère, nous pouvons exciter le flux du temps.»47 Son travail s’ar cule à par r d’un espace blanc, de ce e no on de kûhaku. Ce e 47

Kengo Kuma “An -object : The Dissolu on and Disintegra on of Architecture”

Ci-contre : Scène de théâtre nô dans la forêt, Kengo Kuma & Associates Photography

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scène nô contemporaine qu’il réalise se dis ngue par le flo ement du plancher et de la toiture, détachés de tout contexte pour parvenir à une dissolu on progressive des murs. Cela conduit à un effacement de l’architecture mais aussi à une force immanente. L’immatérialité nous fait ressen r un passé lointain et la présence de l’écoulement du temps. > dans la maison tradi onnelle Dans la maison tradi onnelle et les rapports à l’espace au quo dien, les parois sont mobiles et les pièces polyvalentes. En effet, dans la pièce dans laquelle on dort, on replie son futon et on le range dans une paroi amovible. On peut alors y installer une pe te table sur laquelle on va manger en étant assis à même le sol… C’est un rapport au temps qui diffère, les objets et accessoires de la vie quo dienne viennent à la personne tandis que le décor change. > dans le système d’adresse Ce e différence dans le rapport espace-temps est présente également dans le système d’adresse u lisé : l’adresse ne se fait pas en suivant l’ordre de la rue comme c’est le cas en Europe, mais par lot et par époque, par ordre où les lots ont été habités. Au lieu d’être ordonnées dans l’espace, les maisons y sont ordonnées dans le temps et numérotées dans l’ordre de leur construc on. La logique n’est pas celle de l’observateur, mais bien de l’habitant, de l’espace vécu.

A toutes les échelles, les éléments qui font l’iden té du Japon se recoupent et s’assemblent afin de construire la complexité et la richesse de ses espaces. La culture spa ale japonaise opère une constante ar cula on entre l’analy que et le poé que comme entre le ra onnel et le sensible. De plus, comme nous l’avons vu, la spa alité fait sens lorsqu’on l’insère dans la produc on spa ale et dans le temps. Les différentes no ons abordées dans ce e par e sont essen elles afin de comprendre et d’appréhender l’espace japonais, et se retrouvent à tous les niveaux de la société : « Ma longue pra que des différences culturelles m’a convaincu que les lignes de forces qui les sous-tendent en profondeur, pénètrent en général les structures d’une société à tous les niveaux. » - Edward T. Hall.

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III – LA SPATIALISATION : ENTRE PERSISTANCE ET REMISE EN CAUSE



Les organisa ons spa ales reflètent les comportements sociaux, comme par exemple le principe de média on : les zone tampons, les intermédiaires… qui sont également valables dans le langage et le comportement social. Les éléments sociaux sont enracinés dans leurs lieux respec fs. En effet le groupe social s’iden fie au lieu physique qui le représente (comme la maison ou l’entreprise). Mais est-ce qu’aujourd’hui le Japon garde à l’esprit toutes ces coutumes et tradi ons de pensée et d’espace ou est-ce que l’occidentalisa on efface peu à peu ce e forte iden té japonaise ? Il s’agit ici d’étudier les transforma ons qui ont eu lieu depuis l’ouverture du Japon au monde ainsi que celles qui agissent encore actuellement sur la spa alité japonaise. Quels sont les éléments permanents qui restent ancrés dans la culture japonaise, et quels sont les éléments qui évoluent ou qui disparaissent? L’ar cle La grammaire de l’espace48 parle de « violence du processus d’industrialisa on, d’urbanisa on et de diffusion du capitalisme libéral au Japon ». Quelles sont les formes de résistance à ce processus? Chaque pays d’Occident a contribué et contribue, de façon plus ou moins spécialisée, à la modernisa on du Japon. Néanmoins, le pays gère sa modernisa on et ne suit pas toujours les proposi ons étrangères. Sans oublier que le tout est régi par le sen ment d’impermanence mujo, la fragilité du monde et l’importance de l’éphémère. En important des termes et des concepts de la philosophie occidentale, le Japon va en quelque sorte «inventer/composer» de nouveaux concepts, et faire émerger une concep on de l’espace typiquement japonaise. C’est un travail d’introspec on sur l’iden té nippone qui vise à interroger la construc on - voire la reconstruc on en miroir- d’une iden té nippone. Ainsi la projec on par les occidentaux, et/ou par les japonais eux-mêmes, d’une image du Japon s’appuie historiquement d’une histoire feuilletée, faite par une succession de «regards croisés’’ ou projec ons réciproques qui s’effectuent de part et d’autre de l’océan, entre Orient et Occident.

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Publié dans laviedesidees.fr le 23 octobre 2014 (à propos de : Le vocabulaire de la spa alité japonaise)

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L’hypothèse d’une hybrida on telle qu’on peut l’observer à l’échelle du langage ou de la religion peut-elle également se retrouver à l’échelle de l’architecture ? Une hybrida on entre moderne et tradi onnel ? Entre japonais et étranger ? La volonté de se moderniser et en même temps la conscience de la fragilité du monde et la volonté de garder ses principes et sa culture. Et quelle est la part de cet «étranger» dans le mécanisme de spa alisa on japonaise? Et s’agit-il d’une hybrida on, c’est à dire un mélange entre l’ancien et le nouveau ou s’agit-il plutôt de muta on, où le nouveau vient remplacer l’ancien modèle?

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Le processus de spaƟalisaƟon Comment fonc onne ce processus de spa alisa on ? À l’aide de quoi se nourrit le japon pour concevoir sa spa alité ? Il n’existe pas d’histoire générale de l’architecture japonaise car il y a une tendance à ne pas considérer le temps dans sa con nuité. L’architecture japonaise a commencé a être étudiée en tant que telle il y a seulement une centaine d’années. Donc dans l’histoire de l’architecture japonaise, le temps subit une segmenta on forcée, il est fragmenté, déconnecté, incohérence qui dérive du fait que le temps et l’espace ne sont pas clairement dis ncts. Il n’existe aucun texte théorique notable à propos de l’architecture tradi onnelle japonaise, c’est donc un savoir faire qui se transmet oralement, une méthode de transmission à travers des copies successives. L’exemple le plus parlant est celui que nous avons abordé précédemment, la tradi on shinto de la reconstruc on rituelle périodique du sanctuaire d’Ise.

L’u lisa on japonaise de la référence L’absence d’écrits sur l’architecture tradi onnelle au Japon ne met pas en valeur le caractère perpétuel de l’architecture. On n’hésite pas à copier ou a imiter, et les no ons de « copie » et de « goût » sont des exemples de ce e manière de penser. Pas seulement dans l’architecture d’ailleurs, comme on peut le voir pour les nombreux produits manufacturés qui ont été copiés par les Japonais et qui ont même parfois dépassé l’original. Le Japon fait et a toujours fait de nombreux emprunts : du même à l’autre, de l’ici à l’ailleurs, et du maintenant au passé. L’adaptabilité que nous avons abordé précédemment s’applique par culièrement à ce cas car les japonais savent adapter les mul ples références qu’ils empruntent, notamment au travers du concept du mitate.

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> Le mitate 㾻・ǻ La poésie joue un rôle primordial dans l’élabora on de la no on de mitate. En effet le premier sens du mot mitate désigne une figure de rhétorique apparentée à la métaphore, employée en poésie. La poésie associe l’homme au monde, l’intègre à la nature puis, par le recours entre autres au mitate, à la culture et l’histoire. Il s’agit d’associa ons codifiées entre faits naturels, moments et sites embléma ques, d’après un socle de références communes. Le mot 㾻・ǻ mitate, forme substan ve du verbe 㾻ǹ mitatsu (regarder pour es mer et choisir), 㾻・ǻȠ mitateru en japonais moderne (même sens : voir comme, assimiler à), se répand au cours de l’époque Edo. Ce terme couvre un large ensemble séman que ; il signifie « choisir une pros tuée » aussi bien qu’ « es mer une produc on de riz » . Il garde encore aujourd’hui le sens du diagnos c médical, acte progressif qui consiste à observer, puis juger pour déterminer.49 Ce qui importe ce n’est pas comment les choses sont réellement, mais comment elles sont perçues. A par r du principe de comparaison, une chose est appréciée dans son rapport avec une autre chose et en référence avec un autre registre. Mitate implique une interpréta on de ce que l’on voit, ce que l’on ressent, et une mise en rela on. C’est un processus créa f de recomposi on d’éléments mis en coprésence par un jeu de transferts d’images, de mémoires, d’un domaine vers un autre. S’opère une sorte de déconstruc on du monde et de recomposi on d’un univers hybride qui invite en retour à un décodage, à une interpréta on.50 L’ici et maintenant, l’ailleurs et d’autres temps, l’imaginaire du créateur et celui du promeneur sont mis en rela on et en mouvement par le procédé du mitate qui rend proches des lieux non seulement lointains mais aussi d’une tout autre échelle, voire inexistants en ce monde. Le mitate rapproche des espace-temps hétérogènes emboîtés dans un lieu où l’espace se dilate. Le principe du mitate est plus un emprunt qu’une copie. Il s’agit d’un procédé qui consiste à exprimer un sens propre par le biais de références. Ces emprunts, références au monde extérieur n’est pas un phénomène récent. En effet, tout au long de son histoire, le japon a procédé à des transferts de modèles urbains : la Chine pour les capitales de l’an quité, puis à par r de l’Europe ou des États-Unis pour les villes nouvelles. Ces transferts de modèles urbains étrangers sur le territoire japonais, ou plutôt l’accultura on de ces modèles sont empreints de ce principe du mitate, qui possède un rôle central dans l’esthé que japonaise. Il s’agit de symboliser le modèle pour ensuite l’appliquer au lieu.

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Sylvie Brosseau, « Mitate » dans Vocabulaire de la spa alité japonaise p.334

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Ibid.

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> Ville chinoise La ville japonaise est née au VIIème siècle du transfert volontaire d’un modèle : la capitale chinoise. Les formes urbaines ont été calquées sur le modèle chinois mais aussi les ins tu ons, le système de pensée ainsi que le système d’écriture. Les idéogrammes chinois sont en effet toujours présents dans le système d’écriture japonais, et les autres signes qui le cons tuent sont issus de ces mêmes idéogrammes. Ces villes nées de toutes pièces en référence à la Chine ont imprégné l’urbanité nippone. Lors des transferts de modèles de villes, l’objet du transfert est plus un modèle idéal qu’un modèle réel. L’exemple avec Heian-Kyô (Kyoto) construite en 794, basée sur le modèle de Chang’an (Chine)51(cf. illustra ons). Mais la ville japonaise s’est révélée être plus parfaite que son modèle : en effet elle répondait beaucoup mieux aux principes du site auspicieux de la sitologie chinoise. Donc ce n’est pas une copie de la ville existante, mais l’actualisa on d’un modèle de ville idéale. Aussi, certains objets subissent une schéma sa on supplémentaire en arrivant au Japon, une sorte «d’adapta on» au Japon. En effet certains éléments déterminants de la ville chinoise ont pu ne pas être reproduits, une allusion symbolique suffit. L’exemple avec le rempart, élément fondamental dans l’organisa on de ville chinoise : lors de l’adapta on de celle-ci au Japon, on fait simplement allusion au rempart par une porte et quelques mètres de mur de chaque côté. Ce e absence de rempart se jus fie car, comme nous l’avons vu précédemment, amoindrir la dis nc on entre la ville et son entourage ainsi qu’entre les ins tu ons humaines et la nature est une caractéris que essen elle de l’urbanité nippone. > Ville occidentale Dans un second temps, plus d’un millénaire plus tard lors de la créa on des villes nouvelles, on assiste à l’adop on de modèles urbanis ques occidentaux. Ces modèles sont u lisés pour leur efficacité matérielle plus que pour une conformité symbolique. Par exemple lors de la colonisa on d’Hokkaido, des modèles de villes américaines sont apparus. Mais on retrouve encore ce e adapta on du modèle au pays japonais : le quadrillage d’orienta on uniforme américain s’adapte lorsqu’il est transféré au Japon. À Sapporo, l›orientation du tracé des rues s›adapte au relief et à la nature environnante et prend une inclinaison N/NO-S/SE.

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Augus n Berque, Du geste à la cité – formes urbaines et lien social au Japon (Edi ons Gallimard, 1993) p.50 Illustra ons : extraites de Du geste à la cité – formes urbaines et lien social au Japon

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Rapport forme/substance Que transfère-t-on quand on imite une ville étrangère? Pas seulement les objets mais aussi les techniques, les ins tu ons et même les modes de pensée. Les problèmes de ces transferts est que chaque modèle est ancré dans son lieu respec f; cependant avec les exemples abordés précédemment on voit que ces transferts sont réussis car ils s’adaptent au lieu dans lesquels ils sont transférés. Ce n’est pas la société éme rice du modèle qui est allée imposer son habitat dans un autre milieu, mais au contraire, c’est la société réceptrice qui a d’elle-même réaménagé ses lieux centraux à l’image d’une autre centralité. Apparaît alors la no on de décentrement, car il y a un changement de sujet ou d’acteur de la ville. Ce décentrement pose le problème de la référence. Comment garder son iden té dans ce cas? Bien qu’en déclive (civilisa on copiée jugée plus élevée) le transfert n’est pas qu’une simple subordina on de la reproduc on à l’original. C’est la transla on de ce e déclivité même à l’intérieur de la communauté. Il s’agit du mécanisme de centralisa on par auto-décentra on : le moi collec f des japonais a renforcé son iden té par une référence posi ve à l’autre. Un tel transfert est possible car il y a une dévalorisa on de la substance par rapport à la forme. ce n’est pas la substance qui est transférée d’une ville étrangère à une ville na onale; mais bien les formes. la modélisa on de l’original le vidait de toute substance. En effet le rapport forme/substance est totalement différent. La logique occidentale prône l’iden té du sujet, et par là la substance alors que la logique japonaise est une logique contextuelle et privilégie la forme. La forme donne en par e la substance, quand on varie la forme, on ob ent la percep on d’un message différent. Un exemple très parlant est la cuisine japonaise où le nom des plats diffère en fonc on du contenant. Du riz dans un bol en céramique tradi onnel que l’on mange avec des bague es aura pour nomǩ伟 gohan alors que le même riz dans une assie e et avec une fourche e s’appelleraɱȬɁ raisu, issu de l’anglais «rice». Dans la pensée tradi onnelle du japon, les termes et concepts touchant à l’apparence ont une grande portée. Il existe dans la langue comme dans la philosophie une volonté de concevoir le monde comme un ensemble de faces réversibles. Ceci peut également s’observer dans le système d’écriture et l’immédiateté des idéogrammes kanji : qui sont un symbole ; l’œil voit la réalité sans faire le détour par le mot qui la désigne. Au japon cette faculté de visualisation déborde largement l’écriture, il y a un souci extrême d’aménager les choses en fonction de la vue, une grande priorité à l’apparence. Un autre exemple est la présentation des plats 82


dans les restaurants : tous les plats du menu sont en exposition en vitrine afin de pouvoir faire son choix, ce qui s’avère pratique lorsque l’on ne sait pas déchiffrer les caractères japonais ! (cf. photo ci-dessous) Tout ceci implique les dangers du formalisme mais comprend aussi des avantages : grâce à l’expérience collec ve, l’apparence peut impliquer la substance. Les japonais ont appliqué la pra que sociale de l’analogie par des comportements adapta fs afin de se moderniser. En effet, on peut considérer que l’occidentalisa on du japon est une grande métaphore : la forme, c’est à dire l’imita on, a donné la substance qui est la modernité ! Donc le respect des formes favorise l’acquisi on de la substance. C’est une adhésion symbolique et c’est toute la personnalité qui concrètement s’engage. Le rapport à l’autre, au Japon n’est ni rejet, ni imita on : le Japon introduit l’autre en son propre foyer en valorisant la civilisa on étrangère du fait même qu’il l’emprunte. Que s’est-il alors passé lorsque l’architecture occidentale a fait son appari on au Japon? Quels mécanismes ont été u lisés ?

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Les conséquences de l’occidentalisaƟon sur l’architecture L’arrivée de l’architecture moderne occidentale, la découverte de la tradi on > Qu’est-ce que la tradi on ? Le plus souvent, c’est la confronta on avec une culture étrangère qui nous révèle le sens intrinsèque de la nôtre. Pour la culture japonaise, c’est sa réouverture à la culture occidentale, à l’époque Meiji, qui lui a permis de mieux comprendre sa singularité. En effet l’époque Meiji a confronté le Japon à l’architecture occidentale : non seulement à ses bâ ments mais aussi à sa façon de regarder ceux-ci. Ainsi, le problème de l’inven on d’un terme japonais qui traduise le mot occidental «architecture», apparu à ce e époque, dévoile un aspect crucial de l’a tude japonaise à l’égard de la culture architecturale et construc ve : avant Meiji, il n’existait pas au Japon de terme qui corresponde au mot «architecture», de par l’absence de la no on même52. Le Ministère de l’ingénierie du gouvernement Meiji, qui avait alors autorité sur la construc on de bâ ments publics et la forma on des futurs architectes japonais, avait décidé de créer le mot䙐ᇦ zoka. Ce mot a une forte connota on technique : en effet il est cons tué de deux caractères : 䙐 (zo, tsukuru) signifie «fabriquer», «construire», «créer» et le secondᇦ (ka, ke, ie) signifie «maison». Donc l’architecture c’est construire + maison. Il est évident que les japonais du début de l’époque Meiji savaient bien que les occidentaux ne bâ ssaient pas que des maisons et que l’architecture au sens occidental ne traite pas que de construc on mais c’est cependant ces caractères qu’ils ont choisi pour la traduc on du mot architecture, ce qui en dit long sur l’idée que les Japonais se faisaient de l’architecture aux premiers temps de la réouverture du pays. La no on de «tradi on japonaise» a également été définie au cours de ce e même période. En effet comme la modernité est arrivée avec l’occidentalisa on, tout ce qui s’est construit avant l’architecture occidentale est architecture tradi onnelle : la défini on de la tradi on devant se lire en néga f de celle de l’architecture moderne 52

Nishida Masatsugu et Philippe Bonnin « Avant-propos : regards croisés sur la spa alité japonaise» dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014

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occidentale. La no on d’architecture japonaise ou de tradi on japonaise naît ainsi par ricochet, caractérisée avant tout dans son opposi on rela ve à l’architecture occidentale importée53. La tradi on est un objet culturel et dynamique et possède, en outre dans le cas du Japon, une colora on unique. Elle est ini alement définie par et par ellement pour les étrangers autant que les Japonais, et d’abord selon des méthodes européennes. Instrumentalisée dès sa créa on, la no on de tradi on s’avère par culièrement versa le, répercutant à la fois l’évolu on poli que du pays et les débats propres à l’architecture. La plus ancienne tenta ve de défini on de la tradi on architecturale japonaise a été écrite par Josiah Conder, américain. Il explique alors qu’il n’existe pas d’architecture au Japon, seulement un vaste répertoire décora f structurellement inapte54. Son écrit est totalement subjec f car il a pour but de légi mer son ac on au Japon : celle de doter le pays de structures modernes et résistantes. Les années 1890 posent la ques on de la rela on entre le Japon et le processus d’occidentalisa on en de tout autres termes que durant les deux décennies précédentes. En effet, des proposi ons extrêmes dans le processus d’occidentalisa on ont vu le jour : le philosophe Nishi Amane a proposé d’adopter l’alphabet romain et l’homme poli que Mori Arinori est allé encore plus loin en proposant d’adopter la langue anglaise. Ces excès conduisent le gouvernement Meiji à opérer un rééquilibrage, une réaction attendue de tout emprunt culturel. « Néga on ou opposi on à la culture empruntée, en apparence liée à une perte d’iden té, ce e réac on comme le suggère Donald Shively relève d’une instrumentalisa on du processus par les gouvernements successifs afin de renforcer l’iden té d’une na on encore naissante55.» On assiste alors à un phénomène de «na onalisa ons» qui concerne tous les domaines, et l’architecture en fait par e. Lors des Jeux Olympiques de 1964, c’est la consécra on de la montée en puissance du pays et le triomphe de l’architecture contemporaine japonaise qui a eint une reconnaissance interna onale. En 1984, Ito Chuta alors jeune architecte prône l’u lisa on du motᔪㇹ kenchiku à la place de䙐ᇦ zoka56. Il entreprend de revaloriser l’architecture japonaise. Il montre le système de propor ons, les structures construc ves dans l’architecture 53

Chris ne Vendredi-Auzanneau «Tradi on/Tradi ons de l’architecture japonaise» dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014

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Ibid.

55

Ibid.

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䙐ᇦ zoka est expliqué p.85 etᔪㇹ kenchiku p.89

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tradi onnelle japonaise qui sont loin d’être seulement décora ves comme le laissait entendre Josiah Conder. Dans ses projets, Ito Chita propose un référen el alterna f aux styles importés d’Occident. > L’architecture japonaise déjà moderne ? Un retour vers la «tradi on» À par r de la fin des années 1920, l’architecture japonaise sera défini vement abordée par les architectes selon un regard moderne. Bruno Taut, Walter Gropius, Frank Lloyd Wright et Antonin Raymond sont les premiers architectes occidentaux qui découvrent l’architecture japonaise. Bruno Taut, allemand qui séjourna au Japon entre 1933 et 1936, est considéré comme le «découvreur» des qualités modernes de l’architecture japonaise. Il souhaite res tuer la produc on contemporaine japonaise dans le contexte de la tradi on pour un public européen mal informé et proposer une cri que des réalisa ons récentes pour le bénéfice des architectes japonais. Le sanctuaire d’Ise, les pavillons de thé et la villa Katsura sont selon lui l’«incarna on classique de nos principes modernes» et résument à eux trois la tradi on architecturale japonaise57. Il a ribue ce e modernité à «l’éternelle beauté» de l’esprit de l’architecture japonaise. Ces modèles correspondraient en fait à des modèles architecturaux qui auraient pu servir la cause d’une culture impériale élégante. il dénonce la vulgarité du kitsch et l’ornementation surchargée des mausolées des Tokugawa à Nikko, qui est à l’opposé du modèle de beauté moderne, simple et épuré de la villa Katsura : «à Nikko l’architecture fait place à la décoration, tandis que la villa Katsura relèvede matériaux résolument architecturaux» L’occidentalisa on du Japon avait donné une grande importance aux points de vue étrangers et, selon Taut, le Japon était «encore plus violemment affecté par le carnaval de styles que l’Occident.» Il fallait donc revenir à une architecture plus essen elle. «Il y a cinquante ans, les Européens sont venus et nous ont dit : «Nikko est le meilleur exemple», et nous les avons crus; aujourd’hui Bruno Taut vient et nous dit : «Ce sont Ise et Katsura qui sont les meilleurs», et nous le croyons encore.»58 Après avoir découvert les doctrines de l’architecture moderne occidentale, la généra on d’architectes japonais diplômés pendant les années 1930 a été confrontée à un besoin de monumentalité et à un retour à une «tradi on» d’architecture impériale. Sous l’impulsion du na onalisme japonais, ils vont s’intéresser à l’architecture ancienne du japon : un «retour vers le Japon», vers «l’ancien et suscitant la nostalgie». Cependant les réponses vont être contrastées quant à la ques on de japonité. 57

dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, p.98

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Ito Chuta, p.177 de Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise

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Ceux qui souhaitent donner une apparence japonisante à tout prix à l’architecture ne re ennent que quelques éléments formels comme le toit à débordement. Les compé ons organisées pendant les années 1930 illustrent la manipula on de ces éléments regroupés autour de l’idée d’essence japonaise que tous doivent désormais posséder, sans que jamais personne ne se risque à en donner de défini on claire. Tous proposent la même autoreprésenta on du Japon comme un Etat-na on culturellement ancré dans le passé. Le pavillon japonais construit par Sakakura Junzo à l’exposi on de Paris en 1937 met un terme plus de cent ans de «copies et répliques» de bâ ments religieux anciens ou de temples bouddhiques chargés de représenter le Japon à l’étranger. En effet c’est la première fois qu’un toit plat remplace le toit courbé débordant avec lequel on représentait toujours le japon.

Dans la période d’après-guerre, Walter Gropius confirme dans ses écrits et ses conférences la convergence d’intérêts entre l’architecture tradi onnelle japonaise et l’architecture moderne contemporaine. Ce rela f déclin de l’intérêt pour la tradi on s’accompagne dans la deuxième moi é du XXe siècle d’un resserrement du corpus de la tradi on et sa cristallisa on en une poignée de bâ ments. Katsura : Tradi on and Crea on in Japanese architecture par Kenzo Tange, Walter Gropius et Yasuhiro Ishimoto devient un ouvrage incontournable pour les architectes formés dans les années 1960. Avec cet ouvrage se fige l’image de l’architecture tradi onnelle japonaise, celle que les architectes japonais voulaient alors montrer au reste du monde, comme si le palais de Katsura pouvait incarner à lui seul toutes les tradi ons japonaises.

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L’influence du mouvement moderne occidental > L’influence de Le Corbusier au Japon L’architecture moderne de Le Corbusier est devenue un modèle a suivre pendant la construc on du Japon moderne. Il y a en effet une similarité apparente des formes de l’architecture de Le Corbusier avec les formes de l’espace architectural tradi onnel japonais. Faire l’architecture ᔪㇹǮȠ (kenchiku suru) provient de creuser ᧈȠ horu) et dresser ᔪǻȠ (tateru). L’architecture japonaise est cons tuée d’une structure d’assemblage plutôt que de maçonnerie, et les principes de charpenterie tradi onnels et la composi on spa ale tradi onnelle japonaise ont de nombreuses affinités avec le système Domino de Le Corbusier. Une des par cularités de l’architecture japonaise est la flexibilité de la composi on spa ale intérieure, et sa capacité à s’étendre horizontalement grâce à l’addi on de bâ ments. On peut considérer que la vision acquise par Le Corbusier après de nombreuses années de recherche était déjà inscrite dans l’histoire de l’architecture japonaise en tant qu’une des propriétés de l’espace architectural tradi onnel59. La concep on du «mur» est différente selon les deux cultures occidentale et asia que, française et japonaise : en fonc on des matériaux de construc on, les percep ons, les mesures et les propor ons, les milieux naturels, les goûts, les législa ons du droit à la propriété. Mais aussi en fonc on de la percep on religieuse : le caractère temporel de la demeure des kami (divinités shinto) est symbolisé par la nature éphémère des barrières ou clôtures en bois au Japon alors qu’en Occident ce sont plutôt des remparts de pierres qui protègent l’espace éternel de la maison de Dieu. Ceci est à me re en rela on avec les techniques et méthodologies liées a l’expérience sensorielle et tac le de la construc on d’un mur : d’un coté l’entassement de briques (maçonnerie) et de l’autre le remplissage avec de la terre de l’espace entre les piliers de bois. «Même de nos jours, où la mondialisa on a tendance à faire disparaître l’architecture dans un espace informa que, les traces de l’histoire perdurent, grâce à la mémoire de l’expérience physique, elles con nuent à se manifester dans l’expression des disposi fs architecturaux»60. Le disposi f mur conçu par le Corbusier a eu une influence certaine dans l’architecture moderne et contemporaine au Japon. Des architectes japonais tels que Sakakura Junzo, Maekawa Kunio ou encore Yoshizaka Takamasa ont travaillé dans l’atelier de Le Corbusier, en contact direct avec le maître lui-même, et ils ont concré sé ce e 59 Sendai Shoichiro, «La no on de « mur » dans le disposi f de « façade »: le croisement entre Le Corbusier et les architectes japonais modernes et contemporains», chap 11 de Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise 60

Sendai Shoichiro

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influence dans la concep on de l’architecture moderne japonaise. Ce e influence se retrouve également dans le style d’Antonin Raymond, pour lequel Maekawa a travaillé après son retour de l’atelier Le Corbusier. De plus, Yoshizaka Takamasa a appliqué la structure domino ainsi que le disposi f du mur de Le Corbusier dans sa propre villa en 1955. Même si il n’a jamais travaillé chez Le Corbusier, on dit de Kenzo Tange qu’il est l’architecte japonais le plus proche de Le Corbusier. Isozaki est un architecte disciple de Kenzo Tange, et il refuse la japonité exprimée par l’œuvre de son maître. Il fait référence à la villa Savoye comme représenta ve d’une non-japonité, en effet il considère que les murs séparant l’habita on de son paysage environnant sont une sorte de formalisme. La généra on d’architectes suivant celle d’Isozaki interprète plus librement la concep on architecturale de Le Corbusier même si son influence reste toujours très évidente. Ito Toyo fait souvent référence à l’architecture de Le Corbusier comme par exemple la villa Nakano Motomachi, avec des rampes.. Il est à la recherche d’une constante fluidité (médiathèque de sendai)... L’ambiguïté de l’espace délimité par les «murs» corbuséens a d’abord exercé une grande influence, avant de tomber dans l’oubli chez les architectes contemporains japonais. > La nouvelle généra on d’architectes : une influence plus a énuée Dans la généra on des jeunes architectes qui suit celle d’Ito, personne ne semble préoccupé par les ques ons de tradi on ou de modernité en rela on avec l’œuvre de Le Corbusier, mais son influence s’exerce davantage au niveau d’une sensibilité spa ale. Par exemple la façade de la bou que Louis Vui on de Nagoya par l’architecte Aoki Jun présente au passant une apparence qui se modifie en fonc on du mouvement, grâce à un effet de moiré. Selon Aoki, ce e façade n’est pas un « mur » mais une sorte de « vêtement » qui n’a pas de fron ère ni intérieure ni extérieure... Aoki a poursuivi ce e recherche en s’inspirant du couvent de la Toure e, il a rendu visible l’espace créé par un intervalle entre la terre et des cubes blancs. Dans ce e situa on, l’espace créé par le mur (du cube) apparaît comme un vêtement. Dans l’architecture de SANAA, ce n’est pas seulement le mur mais aussi les poteaux qui sont traités de manière décora ve. La réalisa on de tels disposi fs de mur requiert des détails construc fs et des équipements techniques très perfec onnés, leur inten on n’étant pas de dépasser la modernité mais plutôt de créer la sensa on d’un espace qui se porte comme un vêtement- le «mur» étant ce vêtement décora f. Ce e concep on japonaise de la « décora on » est originellement très différente des concep ons européennes. Ce type de décora on symbolique n’est pas considéré comme un élément qui vient s’ajouter à la structure : la dis nc on entre la structure et la décora on n’est pas clairement définie.

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De plus, les bâ ments construits sur le territoire japonais par des architectes étrangers ne sont pas forcément toujours bien reçus par la popula on. Celui qui fait le plus de bruit actuellement est le projet de Zaha Hadid pour le nouveau stade de Tokyo pour les jeux olympiques de 2020. Les cri ques qui sont faites est que la forme ar ficielle ne ent pas compte du site environnant, des caractères de la ville actuelle. De plus, le site en ques on est très proche de MeijiJingu, qui est un temple shintoïste : endroit sacré, où le kami de la forêt réside. Le projet ne respecterai pas ce Dieu de la forêt en proposant une architecture trop ar ficielle, à l’encontre de la nature.

L’architecture contemporaine japonaise : une renommée interna onale Il existe de nombreux architectes japonais de renommée interna onale, connus et reconnus du grand public qui construisent au Japon mais aussi et surtout à l’étranger. Shigeru Ban, Kengo Kuma, Sou Fujimoto, Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa (de l’agence SANAA) sont quelques exemples de ces architectes qui perme ent la diffusion à l’interna onal de l’architecture japonaise contemporaine. J’ai choisi d’illustrer mon propos avec l’agence SANAA, plus par culièrement deux de leurs projets de musée, en raison de leur forte influence interna onale. En effet le Pritzker Prize, la plus pres gieuse récompense pour un architecte, leur a été a ribué en 2010, en raison du succès de leurs projets d’envergure interna onale, comme le Rolex Learning Centre à Lausanne, le «New Museum of Contemporary Art» de New York, le Louvre-Lens qui a ouvert en décembre 2012… et bien d’autres. Ce e même année 2010 Kazuyo Sejima a été nommée commissaire d’exposition de la biennale de Venise. De plus, leur travail me semble représentatif de l’architecture japonaise contemporaine aujourd’hui. Dans leur manière de concevoir, Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa adme ent avoir l’influence de l’architecture tradi onnelle japonaise malgré eux, même s’ils n’ont pas eux-mêmes vécu dans une maison tradi onnelle61. Leur travail est moderne, mais ne peut nier les influences japonaises : finesse des cloisons, fortes ouvertures sur l’extérieur, légèreté des bâ ments… Ce dernier point est dû surtout au risque de tremblements de terre au Japon. Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa disent avoir été étonnés de l’épaisseur des murs et de la lourdeur des portes en Europe.62 Leur architecture est légère, transparente. Le rapport intérieur/extérieur, la rela on 61 « Una conversacion con Kazuyo Sejima y Ryue Nishizawa : A conversation with Kazuyo Sejima & Ryue Nishizawa » Moshen Mostafavi (Revue : El Croquis (2011, II) n°155 p. 6-16) 62

Ibid.

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avec le paysage et le contexte environnant, la fluidité sont autant de facteurs très importants dans leurs projets. Le 21st Century Museum of Contemporary Art à Kanazawa est un cercle de 112,5m de diamètre qui crée un bâ ment con nu, sans sépara ons, comme une forme con nue sans aucune ar cula on. L’intérieur et l’extérieur nouent des rapports sub ls, invitant à une grande circula on et perméabilité entre les deux : il y a plusieurs entrées, et les visiteurs se croisent, venant de différents espaces qui comprennent de nombreux lieux d’échanges. L’espace environnant peut être expérimenté dans toutes les direc ons quand on marche autour du périmètre, la simple promenade dans ce e courbe vitrée de la façade extérieure permet d’avoir un panorama complet sur le site63. On peut librement choisir son cheminement et explorer sa propre expérience, dans un parcours de découverte à l’instar de celui des jardins. Le Hiroshi Senju museum est plus qu’un simple musée dédié à un ar ste, il s’agit d’une réelle et étroite collabora on entre le peintre Hiroshi Senju et l’architecte Ryue Nishizawa. Il s’agit d’un espace totalement décloisonné, rythmé par les pa os, le sol qui ondule selon le dénivelé et les œuvres exposées. Nishizawa amène la végéta on au cœur de l’exposi on, juxtaposant peinture et végéta on, par un jardin con nu qui crée un espace naturel qui envahit les pa os. Il y a un univers très poé que face à l’effacement de l’architecture qui laisse place à la nature et à sa confronta on avec les œuvres de Hiroshi Senju. Poésie, légèreté, interac on avec l’environnement et maîtrise parfaite des éléments architecturaux sont les maîtres mots de ces deux architectes. Sejima et Nishizawa accordent une importance essen elle à l’ouverture de l’architecture vers son environnement : une osmose entre le dedans et le dehors, entre le public et le privé, entre la végéta on et l’architecture. La nature semble entrer li éralement dans l’architecture. SANAA et les architectes japonais plus généralement proposent une architecture moderne spécifiquement japonaise, qui conserve les disposi fs spa aux mais de façon symbolique, minimaliste. On peut voir la conceptualisa on, la schéma sa on, la symbolisa on voir la miniaturisa on des disposi fs de la spa alité japonaise dans ces projets d’architectes japonais qui sont exportés à travers le monde. Ces architectes contribuent à exporter des grands principes tels que la fluidité dans l’espace, le parcours, les transparences, le rapport intérieur/extérieur...

63 Voir photo Ci-contre : Maison tradi onnelle, Kumamoto / 21st Century Museum of Contemporary Art, Kanazawa Le rapport à l’extérieur

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Cependant, il faut bien garder à l’esprit que ce sont uniquement des schéma sa ons de ces disposi fs, à l’instar de la schéma sa on des modèles de ville abordés précédemment. En effet l’architecture tradi onnelle et l’architecture contemporaine japonaise diffèrent, ne serait-ce que par les couleurs et matérialités : la pureté du blanc, lisse et minimaliste s’oppose au «chaos64» et plutôt sombre des intérieurs tradi onnels. Profondément intégrée dans l’esthé que japonaise, la no on bouddhique d’impermanence ❑ᑨ mujo va trouver un écho renouvelé dans la pra que des ar stes, architectes, designers et paysagistes contemporains. Les architectes contemporains se réfèrent directement à ces no ons d’impermanence et d’immatérialité mais aussi de légèreté et de fragilité. Dès les années 1980, Ito Toyo faisait de la no on d’éphémère un leitmo v de son architecture. Ban Shigeru réactualise une architecture modulaire et transportable faite à par r d’éléments préfabriqués et assemblés ; tandis que Kuma Kengo bâ un pe t édifice, dénommé Hojo-an cons tué d’éléments démontables et aimantés, dans l’enceinte du sanctuaire de Shimogamo à Kyoto . Ainsi le temps, faisant une boucle, se retrouve dans cet hommage à cet archétype de la légèreté et de l’impermanence. Les architectes contemporains restent donc par culièrement sensibles et a en fs à faire ressurgir dans leurs œuvres les ques ons de passage du temps, d’éphémère, de reconstruc on périodique qui sont intégrés dès le départ dans le processus de concep on. Si ces ques ons de cycle de vie des matériaux et de durabilité sont aujourd’hui, d’une manière interna onale, des ques ons fondamentalement d’actualité, la no on d’ «éphémère» apparaît comme une no on plus spécifiquement développée sur la scène japonaise. Ces exemples d’une architecture très minimaliste sont essen els pour la richesse architecturale japonaise mais restent occasionnels et ne sont pas représenta fs quan ta vement du type d’architecture que l’on peut trouver sur le territoire japonais.

L’occidentalisa on a modifié la concep on même de la no on d’architecture au Japon, et a bouleversé les disposi fs spa aux. Comment ce e influence au niveau de l’architecture agit-elle au niveau de l’espace vécu ? La par e suivante va expliciter ce qui fait le paysage japonais aujourd’hui ainsi que les modes de vie qui ont été bouleversés par la modernisa on du pays.

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voir p. 99

Ci-contre : Maison tradi onnelle, Kumamoto / Hiroshi Senju Museum, Karuizawa Fluidité intérieure

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Les conséquences de l’occidentalisaƟon sur l’espace vécu Modifica ons du paysage et de la société > Percep ons de la ville actuelle L’occidentalisa on a fortement bouleversé la société japonaise, et de ce fait, les formes spa ales. Dans les magazines d’architecture, on nous montre le Japon seulement par les œuvres architecturales des grands noms abordés précédemment. Cependant, le paysage urbain japonais dans son ensemble est tout autre, et beaucoup plus médiocre. En effet il est composé d’une superposi on de gra e-ciels mul formes avec cages d’escaliers apparentes et façades recouvertes de pe ts carreaux en céramique, revêtement le plus u lisé car il serait le moins cher et le plus simple à me re en place. Sur la photo ci-contre, voici la façade des locaux de l’agence de Toyo Ito : même les grands noms de l’architecture habitent dans ces «immeubles-carrelage»!

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Horiguchi Sutemi dénonce l’aspect non-naturel de la vie urbaine. «La vie urbaine a fini par déformer la tendance naturelle, le désir qui apparaît dès l’état primitif de l’être humain». La ville est artificielle, imparfaite, maladive.65 Une forte contradic on qui apparaît lors du parcours dans la ville est le rapport aux bruits. Des par es sont très animées : bruits incessants et innombrables, publicités aux néons clignotants (notamment les pachinko, «casino» japonais avec les machines à sous très criardes qui peuvent s’entendre depuis la rue), ce qui provoque des nuisances visuelles et audi ves, et quelques blocs plus loin un calme religieux se dégage d’un temple ou d’un quar er. Dans la morphologie de la ville on peut ainsi passer de l’un à l’autre Ce qui étonne c’est aussi le désordre, la confusion où se présentent objets et meubles (jamais ou mal rangés) ainsi que les plats servis à table sans progression préétablie. Mais aussi ce e confusion se retrouve jusqu’au langage, les mots à l’intérieur de la phrase où l’ordre des mots n’a pas une importance extrême. On prétend voir dans la langue japonaise des imprécisions, difficulté à exprimer des idées abstraites, des concepts... On parle même d’anarchie, d’un état de confusion du fait de l’absence de règles. Alors que c’est juste que la rela on est différente de l’homme aux objets, à son cadre de vie, à lui-même en tant qu’habitant, enfin à son langage. Le prétendu «vague» du discours (qui s’oppose au souci aigu de la correc on et de la précision du parler français) n’entraîne pas plus d’équivoques que dans tout autre langage, pourvu qu’on en connaisse les règles. Ce n’est donc pas une absence de règles, mais une différence dans celles-ci. L’occidentalisa on a donc modifié le paysage urbain et architectural ainsi que les percep ons de la ville. Cependant des disposi fs persistent comme le shakkei.

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Taji Takahiro «Le regard et la sensibilité de Horiguchi Sutemi», dans Vers une modernité architecturale et paysagère. Modèles et savoirs partagés entre le Japon et le monde occidental.

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> La persistance du shakkei ? La tradi on du shakkei n’a pas perdu de sa vitalité avec la modernisa on du Japon à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. En effet, la montagne Higashiyama joue un rôle prépondérant par la technique du shakkei dans tous les jardins créés à Kyoto par le maître jardinier Ogawa Jihei VII66. Et même plus récemment, l’exemple du jardin du musée Adachi67, où l’on a été jusqu’à créer une cascade ar ficielle de 15m de haut dans la montagne située en face du jardin, montre bien la pérennité de ce e technique.(photo ci-contre) Mais de nos jours, même les temples situés à l’extérieur des villes sont ra rapés par l’urbanisa on massive et les emprunts de paysage sont menacés. Le cas du temple Entsu-ji situé au nord de Kyoto est par culièrement parlant. Au début des années 2000, le quar er situé autour du temple est devenu une zone construc ble et les projets d’habita on risquaient de faire écran entre le mont Hiei et le jardin. Heureusement, le jorei daisanjyugo kyotoshichobo keikan sosei jyorei (30e arrêté municipal sur la créa on des panoramas et paysages de la ville de Kyoto) du 23 Mars 2007, entré en vigueur le 1er avril 2007, a permis de limiter la hauteur et la forme du toit des maisons à proximité des temples68 comme celui d’Entsu-ji qui se situent à l’intérieur de la ville de Kyoto. Ce e loi est le reflet d’une nouvelle façon de penser la protec on des sites historiques. On ne peut plus se contenter de protéger seulement un bâ ment ou un jardin. On commence à prendre conscience que c’est tout un ensemble, un environnement qu’il faut sauvegarder et qu’il est urgent de trouver un équilibre entre protec on du paysage et urbanisa on.

66 Ogawa Jihei VII (1860-1933) Emmanuel Marès « Shakkei » dans Vocabulaire de la spa alité japonaise p. 408 67

Jardin conçu dans les années 1970 dans la préfecture de Shimane par Nakane Kinsaku.

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Emmanuel Marès « Shakkei » dans Vocabulaire de la spa alité japonaise

Ci-contre : Adachi Museum of Art photography

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> Une hybrida on de «l’asseoir» au Japon À chaque culture correspond un mode de vie spécifique depuis l’habillement jusqu’aux usages à l’intérieur de la maison, en passant par les formes du mobilier domestique, et donc la manière de s›asseoir. En Chine, c’est dès le Xe siècle que l’assise sur chaise supplante celle au sol alors qu’au Japon le passage ne se fait que mille ans plus tard, au cours du XXe siècle, lors de l’occidentalisa on. La Chine n’a donc pas influencé le Japon pour sa manière de s’asseoir, mais en 1857, le shogun Tokugawa Iesada choisit d’affronter sur une chaise les négocia ons avec le consul général américain Townsend Harris. Considéré manifestement comme obligé pour accéder à la modernité, le pouvoir central impose l’usage de la chaise. Des mesures gouvernementales le généralisent, dans l’espace public entre 1871 et les années 1910, puis dans l’espace domes que privé, au cours des années 1920 à 195069. Cependant le japon a réussi à se démarquer à la fois de la Chine et de l’Occident car il possède une double pra que de l’assise, choisissant l’une ou l’autre en fonc on des circonstances. Dans l’espace public, la politesse impose le respect des coutumes de la culture étrangère d’influence dominante du moment, soit l’usage du siège jambes pendantes, chinois ou occidental. Seule l’in mité de l’univers privé autorise l’assise au sol. Pour les japonais, l’assise au sol possède un confort total, un sen ment d’aise et de liberté, y compris mental. Ils l’expliquent par la sécurisa on de l’ancrage au sol que procure le tatami. Les lieux publics sont en èrement conver s au plancher, à la chaussure et à la chaise dès les années 1930. mais ce n’est que depuis peu que la popula on les u lise pour de bon. Le passage est impulsé par la construc on, à par r de 1951, d’appartements par l’Office public d’HLM munis de cuisine avec tables et chaises. Au cours des années 1980, le marché du mobilier «à l’occidentale» ⌻ᇦާ yokagu supplante progressivement celui du mobilier tradi onnel઼ᇦާ wakagu70. De nos jours les deux manières de s’assoir coexistent sur un mode équilibré, mais la langue japonaise les dis ngue l’une de l’autre, à l’oral comme à l’écrit, par des termes spécifiques. ᓗȠsuwaru définit une position dans l’espace (au niveau du sol), et㞠᧋ǦȠkoshikakeru une posture du corps (les fesses posées).

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«S’asseoir au Japon : de la bienséance sans chaise» Anne Gossot dans Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise p.278

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Ibid.

Ci contre : Dîner à la résidence étudiante, Fukuoka / intérieur japonais, Osaka

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On assiste donc à une hybrida on en ce qui concerne la manière de s’asseoir au Japon. L’hybrida on va même jusque dans la concep on de disposi fs d’assise où il y a possibilité de s’asseoir des deux manières à la même table. Ce disposi f est par culièrement présent dans les restaurants. (cf. schéma)

Modes de vie au quo dien : L’évolu on de la maison individuelle Nous avons étudié en détail les caractères tradi onnels de la maison individuelle dans une précédente par e, et avons observé que l’espace à vivre affirme une unicité et une harmonie remarquable issue d’une inflexible autorité. Est-elle alors un frein à la modernisa on ? Cela ne peut être le cas en raison de ce qu’on le peut observer : le patrimoine qui n’est pas conservé et pas mis en valeur et ce goût prononcé pour tous les aspects de la modernité galopante. On peut définir deux étapes de la transforma on moderne de la maison japonaise, qui sont séparées par la deuxième guerre mondiale. > entre 1901 et la fin de la deuxième guerre mondiale Une mide modifica on s’amorce avec l’ajout d’une pièce «occidentale» qu’on réserve à l’invité. Toutes les autres pièces restent en tatami même dans la proliféra on de l’habitat pavillonnaire. Les maisons ne sont jamais join ves, et les rituels de passage intérieur/extérieur demeurent inchangés, avec le principe de l’emmarchement et du déchaussage. La division devant/arrière de part et d’autre d’un couloir central est fondamentale, et reste présente. 104


㾆 (fusuma), les châssis coulissants, demeurent mais sont doublés d’un vitrage lorsqu’ils donnent sur l’extérieur. Les toile es sont dis nctes de la salle de bains, qui est une des règles fondamentales de l’espace vécu. > entre 1965 et 1990 environ En 1965 c’est la reconstruc on du pays, avec la haute croissance et l’intensifica on de l’influence occidentale. La maison individuelle a toujours un étage, les maisons ne sont jamais collées et l’entrée sas entre la rue et l’intérieur isole toujours le dedans/dehors. la cuisine reste au nord, même lorsqu’elle est associée à une pièce de séjour. Cependant, le cloisonnement en dur ainsi que des portes remplacent les châssis coulissants. Les chambres sont soit planchéifiées, soit en tatami et le lit remplace progressivement les futons. Depuis 1980, on assiste à la dispari on totale du tatami dans les chambres à coucher dans les deux ers des nouvelles construc ons. Le tatami garde ses pouvoirs que dans une pièce différente où la famille retrouve parfois le cadre de l’ancienne sociabilité. Ce e évolu on s’effectue plus ou moins rapidement et varie qualita vement selon les régions et la situa on (rurale, périurbaine ou citadine) de la maison. L’appartement, qui abrite un nombre de plus en plus élevé de japonais a également une forte influence sur ce e évolu on, ainsi que l’aménagement intérieur de l’habita on privée de certaines réponses aux contraintes propres à l’habitat collec f. Les caractères qui demeurent encore aujourd’hui sont l’entrée avec emmarchement et le rangement de chaussures, la double orienta on avec au sud pièces de séjour et au nord les «lieux d’eau» (salle de bains, toile es et cuisine). Persiste surtout l’exigence de la clôture : mur, haie, simple haie de bambous limite toujours l’espace à vivre sur le dehors et bloque le regard. Enfin le recours à un charpen er, de moins en moins visible dans les métropoles, demeure omniprésent dans les villes et régions rurales, où l’on peut assister au spectacle des ossatures en bois blanc d’abord coiffées seulement du toit. Le panorama actuel de la maison individuelle présente ainsi côte à côte toutes les étapes de ce e évolu on.

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Reportage photographique de David M. à l’intérieur d’une maison tradi onnelle japonaise aujourd’hui. On peut voir que des pièces sont «à l’occidentale» et d’autres «à la japonaise». On obserbe une hybrida on à l’intérieur même de la maison. www.lejapon.fr

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Les caractères de la maison tradi onnelle en muta on L’évolu on de la maison individuelle est donc chaque jour plus rapide et désormais sans retour. Les caractères tradi onnels et fondamentaux sont en muta on, et expriment et entraînent une nouvelle manière d’habiter : une rela on différente du moi-habitant à son espace vécu. Jacques Pezeu-Massabuau parle d’un passage de «blocs de symboles» à «machine à habiter»71. Si l’on reprend les 5 caractères de la maison tradi onnelle de Jacques-Pezeu Massabuau abordés précédemment, voyons ce qu’il en est aujourd’hui. > un abri fragile et inconfortable Les matériaux de construc on évoluent vers des matériaux moins légers, en dur, mais pas forcément plus pérennes. En effet, la maison moderne a un aspect pérenne de l’extérieur mais les murs sont creux et les toitures légères... On considère la maison comme un bien d’usage à durée limitée, et le renouvellement fréquent permet la construc on hâ ve. C’est la concep on générale de l’objet maison qui explique ce e durée de vie qui va parfois seulement jusqu’à une trentaine d’années (contre environ cinquante ans pour une maison tradi onnelle en bois). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la durée de la maison moderne n’est pas plus grande, on peut alors considérer qu’elle reste fragile. Se transformant progressivement, la maison offre un espace désymbolisé mais plus confortable. Elle suscite un environnement différent, plus éloigné de la nature et des signes tradi onnels de la culture. > une construc on uniforme La fabrica on en série a pris le relais de l’ancienne standardisa on. De ce fait, à côté de la plaisante uniformité des habita ons de bois et papier, s’impose progressivement (bien qu’elle soit régressive au stade actuel) la cacophonie stylis que, formelle et chroma que des construc ons actuelles. Une anarchie généralisée, dénuée de syntaxe et souvent au goût des étrangers. Comme si le dehors, ce monde vague, imprécis où l’anarchie est tolérée, avait remplacé le dedans rela f que suscitait l’ancienne trame urbaine et ses architectures homogènes. Ce e société qui se veut toujours harmonieuse dévoile une certaine propension, jusqu’ici cachée, a une certaine anarchie. On peut également observer celle-ci quand on voit l’incompréhension des japonais devant nos règlements d’urbanisme, qui leur paraissent des a eintes à la plus élémentaire liberté : celle de se loger à sa guise. La construc on de la maison moderne n’est donc plus uniforme, et tend plutôt vers le disparate. 71

Dans «La maison japonaise : d’un modèle d’organisa on spa ale au disparate fragmenté», Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014

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> le cadre rigide de la vie individuelle, familiale et sociale On assiste à l’éclatement de la vie familiale et collec ve : les meubles de style européens, canapés plus lourds, chaises, meubles.. spécialisent de façon quasidéfini ve la fonc on de chaque pièce. Le lit ayant remplacé le futon (coue e que l’on déplie sur le tatami pour y dormir), ces pièces sont dédiées au sommeil. Et même si il existe toujours une pièce commune, mais rebap sée «living», là où l’on prend toujours ses repas ensemble, on s’empresse ensuite de regagner sa chambre qui devient l’asile d’une individualité de plus en plus affirmée. De plus, la ques on d’in mité évolue également. En 1965, le coucher collec f demeurait d’usage courant dans la plupart des régions, indépendamment du nombre de pièces et de la contenance de celles-ci. Cependant lorsque sont progressivement apparus le lit et les cloisons en dur, les membres de la famille sont le plus possible avec eux-mêmes. L’in mité familiale fait place à celle de l’individu bien que haies et clôtures protègent toujours fermement la première. Le cadre rigide de la vie individuelle, familiale et sociale laisse place à une poussée lente mais inexorable vers l’individualisme. > l’expression des valeurs collec ves Comme nous l’avons abordé dans les points précédents, l’expression de valeurs collec ves n’a plus le même sens dans la maison moderne. La pérennité des fonc ons et usages dans chaque pièce, l’anarchie dans la décora on et l’agencement ainsi que la tendance à s’isoler de plus en plus par cipent à la perte progressive de ces valeurs collec ves. > le modèle de l’organisa on spa ale On assiste à un nouveau modèle spa al pour le Japon : en tout pays, la maison et son agencement interne sont la réduc on mais aussi un modèle de l’organisa on spa ale du pays. La plupart des études sur le sujet retrouvent l’archétype de l’aménagement territorial dans les formes de la maison tradi onnelle, l’économie de son espace intérieur, ses normes esthé ques et jusqu’aux rela ons sociales qu’elle prescrit. Se pose dès lors la ques on de leur survivance à travers les nouveaux avatars de ce e demeure que suscite la modernisa on De ce e évolu on, la vic me majeure reste le tatami. Ce marqueur fondamental de la vie japonaise familiale et collec ve porte, on l’a vu, des conduites irréfutables et codifie depuis des siècles tous les comportements : individuels, rituels (comme la cérémonie du thé) et collec fs. A lui seul, il définit le dedans de la tradi on, l’extérieur étant les espaces où il n’existe pas. Sa dispari on progressive dans les habita ons individuelles et appartements réduit l’écart de cet espace intérieur ainsi déstructuré à un monde extérieur peu ou pas organisé. Ainsi ce dehors ཆ (soto) s’oppose ne ement moins au dedans޵ (uchi), même si la maison moderne a préservé en par e son caractère tradi onnel de la plateforme d’où l’extérieur reste

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ne ement perçu, mais que des obstacles conven onnels préservent les habitants d’être vus. Ce que l’on peut me re en opposi on à la maison française où les nombreuses fenêtres sont ouvertes aux regards. Ces obstacles conven onnels qui étaient des châssis translucides, des grillages de bois ou des rideaux de bambous on été remplacés par des rideaux ou persiennes mais gardent la même fonc on. Un vocabulaire du logement, jutaku yogo, est réalisé par un comité spécialisé de l’Ins tut japonais d’architecture entre juin 1941 et février 1943 . C’est un vocabulaire qui comporte une approche plutôt scien fique et qui a été publié dans la revue d’architecture kenchiku zasshi de l’Ins tut japonais d’architecture. Le logement n’est plus considéré comme un contenant (un bâ ment avec son programme) mais comme un contenu (des modes d’habiter sur lesquels il faut s’interroger). L’importance est donnée à l’habitat sur le logement. Ce vocabulaire réduit le logement à un espace abstrait et ra onnel dans lequel les fonc ons peuvent être séparées. Un modèle de logement où les fonc ons manger et cuisine sont affectées à une seule et même pièce et où les deux chambres à coucher, dis nctes de la cuisinesalle à manger, sont séparées entre elles par un mur plein servira et sert encore à loger des millions de salariés dans les grandes métropoles japonaises. Ceci aura évidemment pour conséquence de favoriser l’accéléra on la muta on des caractères tradi onnels de la maison individuelle. A ces différentes évolu ons que nous avons répertoriées, s’ajoute celle du bruit. En effet dans la maison tradi onnelle, tout fonc onne sans bruit, c’est le culte du silence. Pourtant, depuis 150 ans on assiste à l’arrivée d’un enfer sonore : machines high-tech ultra-sonores, appels et conseils, aver ssements superflus (par exemple la machine à laver qui parle..), informa ons puériles et répétées... A tout ces «gadgets» qui inves ssent quo diennement la maison chez la très grande majorité des japonais, viennent s’ajouter les bruits de la maison elle-même. Les japonais peuvent aujourd’hui par r en claquant la porte lorsqu’ils sont énervés! Jacques Pezeu-Massabuau parle de «meurtre du silence» dans les maisons modernes japonaises.

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C’est indépendamment de toute planifica on et par de constants réajustements que les éléments de ce e modernisa on se sont coulés dans le système tradi onnel, chacun apportant ses caractères propres et ses modalités d’applica on, qu’elle qu’en soit la cacophonie résultante. «C’est de l’a tude mentale des habitants vis-à-vis de leur espace privé et public que dépend le futur habiter des Japonais. C’est elle qui décidera de ses caractères et de ses priorités, car quoi qu’il en advienne, ce e évolu on de la maison, son agencement intérieur et l’habiter qu’il propose, con nuera d’exprimer à sa manière l’organisa on globale du territoire, son aménagement et la spa alité de ceux qui l’habitent.» 72

L’arrivée de l’occidentalisa on a totalement changé le rapport à l’architecture, la manière de construire les villes, jusqu’aux modes de vie et modes de pensée. Ceci est dû au fonc onnement du processus de spa alisa on, qui consiste en majeure par e à se nourrir au maximum d’emprunts venant d’ailleurs. Certains caractères de la spa alité japonaise ont subi une muta on, d’autres une hybrida on et d’autres la dispari on ou la persistance. On commence pe t à pe t à se rendre compte de la richesse de la tradi on japonaise, notamment en raison du tourisme. A grande échelle, on commence donc à agir pour conserver ces spécificités qui font toute la richesse et l’iden té du pays. Cependant dans les pra ques individuelles on s’associe encore beaucoup au mode de vie occidental, qui reste un modèle. Cela entraîne donc pe t à pe t une perte des caractères de l’habiter japonais.

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Jacques Pezeu-Massabuau, p.311 de Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise, 2014

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Conclusion Découvrir et vivre l’espace au Japon, c’est comprendre la culture, les modes de vie et parcourir les disposi fs architecturaux japonais. Au travers d’une démarche singulière qui consiste à prendre en compte la percep on de l’espace, les ressen s et le choix des mots dans l’u lisa on du langage, nous avons pu ainsi définir des concepts et clés de lecture. La lecture d’ouvrages majeurs a été essen elle afin de compléter ce e démarche. Le Japon possède un ancrage profond dans son territoire, ce qui induit des caractères et disposi fs dans l’espace qui sont propres à ce pays. Pendant longtemps, le Japon s’est renfermé sur lui-même et a donc développé une culture et une sensibilité au sein-même de son territoire, avec peu de contacts avec l’extérieur. De plus, l’espace et le temps se mêlent dans un flux con nu. Il y a un sen ment d’impermanence, dû à la fragilité du monde, et l’incer tude du monde futur, notamment après les catastrophes naturelles qui sont survenues. Des no ons et concepts propres et spécifiques à la spa alité japonaise sont donc présents tels que le ma, mujo, l’impermanence... Et des disposi fs spa aux singuliers tels que les détours, cheminements et espaces d’entre-deux... La spa alité est une clé de lecture de la culture japonaise car elle permet aussi de comprendre les liens des individus entre eux, la société et les modes de vies. On peut se poser la ques on si l’étranger est finalement celui qui parle le mieux de la spa alité japonaise. En effet les principaux auteurs qui ont produit des ouvrages sur le Japon ne sont pas japonais. L’image de la spa alité vue depuis l’extérieur serait donc plus définie ? La spa alité est la manière propre à un peuple de percevoir et u liser son espace. Les japonais ne s’extasient pas devant leur spa alité (d’ailleurs nous non plus, qui le ferait ?). En effet personne ne pense à la possible beauté de sa propre demeure. Cependant la spa alité, cet espace vécu tel que l’appréhende le sujet et non celui de l’observateur extérieur, considéré et mesuré du dehors, ne se montre guère à qui n’en par cipe pas, ne l’habite pas vraiment : c’est-à-dire selon une appartenance réciproque et comme sans y songer. C’est donc par ciper, vivre la spa alité qui permet de la comprendre et étranger ne veut pas dire spectateur extérieur.

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Une des par cularités de la spa alisa on est ce e no on d’emprunt et de copie, qui a été appliquée tout au long de l’histoire japonaise dans la construc on des villes et même des pensées. Ce qui nous permet de dire que le processus de spa alisa on japonais est issu d’une part d’une constante hybrida on de mul ples influences extérieures et d’autre part de son rapport par culier à l’espace temps. En effet le rapport à l’espace-temps, qui est assez complexe à saisir lorsque l’on est pas japonais, induit une concep on par culière envers le patrimoine architectural. Ce phénomène de sans cesse défaire et refaire la ville par cipe à une progressive perte des disposi fs tradi onnels. Si les bâ ments anciens témoins de ce e histoire et de ces valeurs et principes n’existent plus, quels sont alors les moyens de se souvenir ? La mondialisa on a permis l’ouverture et les échanges entre les différents pays. Les pays d’Occident ont contribué et contribuent, de façon plus ou moins spécialisée, à la modernisa on du Japon. Mais les influences vont alors dans les deux sens, on retrouve des jardins japonais partout dans le monde et les principes spa aux s’exportent. Cependant le processus d’occidentalisa on est par culièrement marqué au Japon en raison de ces no ons de copie et d’emprunt par culièrement fortes. L’occident a une telle image de modernité et de puissance, que les Japonais cherchent à avoir un style ves mentaire, un toit et un mode de vie qui s’y apparente plus que celui de leur tradi on et iden té propre. Pour se moderniser, le Japon s’est appliqué à copier l’occident de façon très intense, ce qui a provoqué un changement radical en très peu de temps. Les changements, les évolu ons que l’on peut observer ne s’appliquent pas en premier lieu à l’architecture. En effet c’est d’abord une modifica on des pra ques de l’espace, les changements sociaux et les pra ques individuelles qui induisent ensuite une modifica on de l’espace. La spa alité est ainsi mise en tension avec l’arrivée de l’occidentalisa on. Les pra ques ont changé, et les espaces à vivre également : pe t à pe t le cloisonnement induit plus d’in mité, mais provoque un individualisme de plus en plus marqué dans ce e société basée sur le groupe et la communauté en toutes circonstances. Les modes de construire ont amené une certaine perte de qualité architecturale et les nouvelles pra ques une certaine perte des valeurs tradi onnelles. Ce e Occidentalisa on massive du pays en quelques années a profondément bouleversé les codes et disposi fs architecturaux et certaines des par cularités de la spa alité tradi onnelle japonaise sont menacées, comme le tatami.

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La spa alité est composée d’une hybrida on d’influences extérieures, et à l’échelle plus réduite des disposi fs spa aux, certains ont subi une muta on, d’autres une hybrida on...La plupart de ces caractères ont tout de même tendance à s’a énuer peu à peu. Certains disposi fs ancrés dans la spa alité japonaise résistent au processus de modernisa on tel le genkan par exemple, qui trouve sa place même dans les bâ ments les plus modernes. Il y a quand même toujours une schéma sa on et une adapta on au Japon des proposi ons étrangères. Il est vrai que le Japon est un pays composé de mul ples contrastes. On parle toujours du contraste moderne/tradi onnel mais c’est beaucoup plus compliqué et plus riche que cela, et en ayant étudié les disposi fs et évolu ons de la spa alité on peut arriver à en saisir les nuances. Moderne et tradi onnel peuvent très bien cohabiter ensemble, de la même manière que le shintoïsme et le bouddhisme ou encore l’assise au sol et l’assise sur chaise, et tout cela est parfaitement naturel. Je ne pense pas qu’il soit possible d’assister à une dispari on des spécificités japonaises. En effet les japonais restent fiers de leur appartenance à un groupe, à une na on... Ils aiment revendiquer leur iden té. Il y a également actuellement une prise de conscience que le patrimoine japonais est très riche et important, notamment en raison de sa forte popularité au niveau interna onal. C’est cela qui par cipe à l’iden té du pays, et le Japon commence à le comprendre même si ce processus d’occidentalisa on est toujours très ancré dans l’image populaire. En effet le gouvernement commence à prendre des mesures pour préserver son patrimoine, sa tradi on et sa culture.

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Remerciements

J’adresse mes plus sincères remerciements à Fanny Gerbeaud et Patrice Godier, pour leur implica on et conseils avisés lors du suivi de ce mémoire. Je remercie également Yoshitake Doi, mon professeur pendant mon échange à l’université de Kyushu à Fukuoka, qui m’a donné de nombreuses références pour m’aider à comprendre la spa alité japonaise. Mio Ozawa et Rei Shiraishi, mes très chères amies japonaises qui ont su répondre à mes ques ons lorsque je n’étais plus sur place. Virginie, Clémence, Ariane et Mathilde pour leurs conseils et leur sou en, Et mes parents pour la relecture.

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Bibliographie

Ouvrages étudiés (par ordre de lecture)

- Nicolas Bouvier, Chronique japonaise (Edi ons Payot, 1989) - Junichiro Tanizaki, Eloge de l’ombre (Edi ons Verdier, traduc on René Sieffert, 2011) (première édi on de la traduc on par Publica ons Orientalistes de France, 1978) - Augus n Berque, Le sens de l’espace au japon : vivre, penser, bâ r (Edi ons Arguments, 2004) - Go Hasegawa, 㘳ǝȠǨǽǃᔪㇹǮȠǨǽǃ⭏ǢȠǨǽ(Thinking, Making Architecture, Living) (Contemporary Architect’s Concept Series 11, LIXIL Publishing, 2011) - Edward T.Hall, La dimension cachée (Edi ons du Seuil, 1966, traduc on 1971) - Augus n Berque, Du geste à la cité – formes urbaines et lien social au Japon (Edi ons Gallimard, 1993) - Jacques Pezeu-Massabuau & Louis Frédéric (avec la collabora on de Marie Mathelin, Françoise Denès et Nicole Delaine), Le Japon (Encyclopoche Larousse, 1977) - Chris an KESSLER & Gérard SIARY, France - Japon : histoire d’une rela on inégale (Texte paru dans laviedesidees.fr, le 12 septembre 2008) - Benoît Jacquet, Philippe Bonnin et Nishida Masatsugu, Disposi fs et no ons de la spa alité japonaise (Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014)

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Ouvrages étudiés par ellement :

- Jacques Pezeu-Massabuau, La maison, espace social (Publica ons Universitaires de France, Paris, 1983) - Tetsuro Watsuji, Fudo, phénoménologie du milieu (Edi ons Iwanami Bunko, 1979) - Augus n Berque, Le sauvage et l’ar fice, les Japonais devant la nature (Edi ons Gallimard, Paris, 1986) - Andre Sorrensen The making of urban Japan (Routlege 2002 - Augus n Berque, Ecoumène, introduc on à l’étude des milieux humains (Edi ons Belin, Paris, 2000) - Jacques Pezeu-Massabuau, La maison japonaise (Publica ons Orientalistes de France, 1977) - Philippe Bonnin, Nishida Masatsugu, Inega Shigemi & Augus n Berque, Vocabulaire de la spa alité japonaise (CNRS édi ons, 2014) - Benoît Jacquet et Nicolas Fieve, Vers une modernité architecturale et paysagère. Modèles et savoirs partagés entre le Japon et le monde occidental (Collège de France, Ins tut des Hautes Etudes Japonaises, Paris, 2013) - Chris ne Vendredi-Auzanneau et Kengo Kuma, Antonin Raymond. Un architecte occidental au Japon 1888-1976. (Edi ons A. & J. Picard, Paris, 2012)

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- Mémoire de fin d’études Suivi de mémoire : Fanny Gerbeaud, Patrice Godier


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