Le livre comme espace de projet

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SOMMAIRE Avant propos

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Etat de l’art

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Introduction : Des rapports multiples et divers entre architecture et imprimé

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L’imprimé : enjeux, usages et limites

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La page : espace et typographie

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Le discours : signe et message

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Le livre : objet et matière

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L’œuvre : sérialité et réédition

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Le médium : vers une dématérialisation ?

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Les publications : des espaces de projets

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Hétérotopie / utopie / dystopie : et l’architecture se mit à raconter le monde

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No Stop City

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Douze contes prémonitoires pour une renaissance mystique de l’urbanisme

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MAP : manuels de possibilités architecturales

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Quand l’architecture se raconte

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Le livre monde : SMLXL ou la bigness en format portatif

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Les médiums de Metacity / Datatown : de l’exposition au livre

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Yes Is More : de l’ambigüité du story-telling

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Conclusion : Vers une scénarisation du projet architectural ?

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Bibliographie

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Iconographie

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Annexe

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AVANT PROPOS

Le sujet de ce mémoire provient d’une interrogation personnelle à laquelle je me suis confrontée à plusieurs reprises au long de mon parcours universitaire. Il correspond aussi à une sensibilité personnelle, celle de ma formation de lettres commencée au lycée, continuée en hypokhâgne et arrêtée pour l’architecture. Ce mémoire tente donc de réconcilier ces deux univers. Le véritable point de départ est le travail que nous avons mené autour du livre d’Andrea Branzi Nouvelles de la métropole froide1, dans le cadre du D6 de Marc Armengaud de Février à Juin 2012. Notre entrée dans l’étude de ce livre était de s’interroger sur l’absence totale d’image de cette publication d’un des représentants des architectes radicaux italiens, dont pourtant l’une des caractéristiques est justement la réalisation de collages et d’images très marquantes. L’absence d’image dès lors, nous semblait un point de départ intéressant pour comprendre le projet de ce livre tardif d’Andrea Branzi. Publié à la fin des années 1990, le livre s’est donc éloigné des postulats des années 1960, Branzi s’est émancipé de Superstudio et des utopies négatives ; le livre s’interroge en effet sur l’essor de la technologie et de son entrée dans la vie quotidienne, sur la place de l’artisanat et des PME dans le tissu économique italien, ainsi que pose les prémices d’une conscience écologique de l’auteur, conscience qu’il développera notamment à travers son travail de designer. Le travail que j’ai développé en groupe à ce moment là est véritablement un prémisse en forme d’étude de cas des problématiques de je tente d’embrasser dans ce travail de mémoire. Notre sujet, Du texte à l’image, a en effet consisté à réfléchir à une manière d’illustrer les Nouvelles de la métropole : créer une banque d’image cohérente et justifiée, réfléchir à des procédés graphiques (travail sur la typographie, travail sur le 1

Andréa Branzi, Nouvelles de la métropole froide, Editions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1991 N.B. Pour toutes les traductions effectuées par moi-même, j’ai reproduit l’original en note de bas de page. 3


collage, le montage) d’insertion de l’image dans le texte, tout cela adossé à l’écriture de divers articles théoriques sur des sujets variés, comme la révolution typographique dans les années 1920, l’approche structuraliste de Roland Barthes et la sémiologie de l’image, l’histoire de l’édition, la question du médium et du message de Marshal Mac Luhan, etc..2 Pour la présentation finale de notre travail qui a eu lieu lors de la conférence d’Andrea Branzi dans l’amphithéâtre des loges à Malaquais, nous avons choisi la forme d’un film. Ce que ce travail m’aura permis d’expérimenter, c’est la variété des médias, le changement de sujet que le passage du texte à l’image à la vidéo fait subir au propos, la question de la réécriture, et finalement de l’évolution et la réadaptation d’un sujet dans le temps. Et c’est sur cela que je me penche dans le présent mémoire, réfléchir en quoi le livre est un objet propice au projet d’architecture, par ce qu’ils partagent d’instabilité dans leur états et dans leurs support. Parce que l’architecture, avant d’être un bâtiment, existe sous forme de projet, avec des matérialités autres, peut être, mais pourquoi pas équivalentes ? Plus récemment, en 16 mois passés chez BIG au Danemark, j’ai été confrontée jour après jour à ce que veut dire le « story-telling », ou comment orienter les projets dans une optique narrative très assumée, où chaque concept et idée nait d’une justification. Rien n’est gratuit, tout s’explique. Un mot d’ordre qui peut surprendre lorsqu’on connaît l’agence en surface, puisque les formes qu’elle produit sont souvent taclées de gratuites, simplistes, ou enfantines. C’est pourtant bien ce qui est à l’œuvre dans tous les projets et ce qui fait l’essence même de la démarche de cette agence : comment raconter l’architecture, comment la rendre grand public et donc comment en simplifier la complexité pour en saisir l’essence. Et à travers les jeux de formes, c’est essentiellement de mouvement dont il est question, et donc de scénarisation. Un projet est en puissance une chose mouvante, puisque diégétique. 2

Le travail de tout le groupe de D6 était posté sur un blog à cet usage. Le travail que nous avons fait sur l’illustration du livre est consultable ici : http://d6metropolefroide.wordpress.com/category/du-texte-a-limage/ 4


ETAT DE L’ART

Les enjeux de la relation des architectes à l’espace écrit ont fait l’objet de plusieurs réflexions de la part des architectes, des écoles ou des lieux de l’architecture. Un colloque notamment a été organisé à l’école d’architecture de Belleville en 2008 : Le livre et l’architecte. Il a évoqué sur trois journées les divers rapports entretenus : -

Enseigner / publier

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La culture de l’architecte

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Editer - diffuser le livre d’architecture

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Des livres pour construire

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Recueils d’images : 15e - 18e s

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Système des images

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L’architecte - auteur

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L’architecture du livre d’architecture

-

Medias

Les propos tenus à l’occasion de ce colloque ont été publiés dans un livre éponyme. Il embrasse très largement les différentes problématiques que l’on peut attacher à cette relation de la construction au papier : le système de catégorisation thématique définit des sujets autant variés que riches. Quand on parle de livre en architecture, on peut en effet parler d’analogie du livre à l’édifice, du travail de construction de l’ouvrage, ou encore des livres théoriques qui forment la bibliothèque de l’architecte ; mais il manque à ce travail une interrogation théorique et plus générale sur ce que le livre apporte à l’architecture en temps que medium, en temps qu’espace. Il manque la question de la scénarisation, il manque l’interrogation sur la nature de l’auteur. Il y a en effet dans ce livre une distinction théorie/pratique, parce qu’instinctivement on considère que le livre pose un propos, une idée, et qu’il est un outil au service de. Les seuls articles dont je me serre pour ce travail de mémoire sont celui Sonia de Puineuf, « Le livre comme édifice en papier – Zdenek Rossmann, un architecte typographe » et celui de Catherine de Smet « Le graphiste comme co-auteur du livre d'architecture ».

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Récemment, un livre est sorti sur le sujet des architectes auteurs : Raisons d’écrire, Livres d’architectes : 1945-1999, sous la direction de Pierre CHABARD et Marilena KOURNIATI. Ce livre, sous formes de chapitres études de cas, dégage à travers plusieurs livres d’architectes, Team X Primer de Alison Smithson, MetaCity DataTown de MVRDV, Learning from Las Vegas des Venturi, Les établissements humains de Le Corbusier, ou encore L’image de la ville de Kevin Lynch, les raisons qui poussent les architectes, théoriciens ou praticiens à écrire. Et l’ouvrage s’interroge donc pour finir sur les spécificités que prennent ces livres écrit par des architectes : des objets types, instables, qui deviennent au fil des éditions, des classiques. Il y a donc dans ce livre une interrogation latente sur la distinction théorie/pratique à partir de l’objet livre, et sur la validité d’une telle distinction.

Il existe beaucoup de documentation sur l’histoire de l’édition, sur l’architecture des livres, ou sur l’espace comme écriture et lecture, notamment dans le mouvement moderne. Il n’existe en revanche que très peu d’ouvrages qui se posent la question du livre comme projet d’architecture, du projet comme fiction. S’ils en effleurent parfois l’enjeu, aucun ouvrage ne semble pourtant aborder de front la question que je me pose dans ce mémoire. Le propos développé ici se penche donc plus sur la question 3

matérielle du livre-objet , peut être du livre patrimoine dans certains cas, mais donc de ces livres qui sont des monuments qui se dressent dans l’historiographie architecturale au même titre que se dressent le volume et la matière de la Villa Savoye ou de la Casa da Musica ; ces projets qui affirment tous que le livre est un geste architectural. C’est cette pratique élargie de l’architecture qui intéresse l’objet de ce mémoire.

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Objet typographique et/ou plastique formé d'éléments de nature et d'agencement variés. Le livre-objet est fondé sur de nouveaux rapports entre texte, support matériel et arts plastiques ; il constitue un ensemble plastique où se mêlent les suggestions verbales et visuelles, voire tactiles. La Prose du Transsibérien de Cendrars par S. Delaunay (1913) en est un des premiers exemples ; dans l'art contemporain s'est développée une forme de livre-sculpture, sorte de multiple. (Source : encyclopédie en ligne Larousse.fr) 6


INTRODUCTION Imprimer l’architecture ou comment faire projet par le papier

Le sujet de ce mémoire part d’un constat simple et d’une opposition sémantique : idées et matières, matières d’idées. Il cherche à s’interroger sur les relations que les projets d’architecture entretiennent avec l’architecture comme discipline théorique, donc plus généralement sur les relations entre théorie et pratique, et s’il existerait une pratique théorique ou une théorie pratique de l’architecture. Le point de départ de mon propos consiste à considérer l’architecture comme une discipline intellectuelle, cognitive, d’agencement de l’espace certes, mais surtout de prise de partie dans ces agencements d’espaces. Le projet, notion clé de la pratique de l’architecture, est une manière de se positionner sur un sujet face au reste de la profession. Car l’architecture a en effet souvent cherché à établir une vérité, à traduire un état du monde, à porter une vision de l’avenir ou du présent – à être une prise de parti. L’objet de ce mémoire ne portera donc pas l’étude de livres théoriques écrits par des architectes, se voulant porteurs d’une théorie de manière dissociée de la démarche de projet, mais plutôt sur des livres qui semblent être en eux-mêmes des projets d’architecture. Quel est le statut du livre d’architecture ? On voit déjà qu’il y a là un écueil, car il est aussi multiple et divers que le sont ses formes et ses usages. C’est également un enjeu linguistique : le papier, le livre, la publication, l’imprimé. Ce sont des termes que parfois j’emploierais en métonymie, l’un pour dire l’ensemble des sens regroupés dans les autres mots. Le papier, c’est l’idée d’un matérialité de l’objet qui permet de faire une analogie avec un édifice : la matière et la composition spatiale ; le papier, c’est aussi donc l’encre, le vide, le blanc, la couleur. Le livre est l’idée absolue d’une réalité close, qui endosse bien l’adéquation avec la notion de projet en architecture ; c’est un objet tangible. La publication est elle un terme plus vague qui englobe les articles, les autres médiums pour lesquels on ne peut parler de livre. Le terme d’imprimé, enfin, je

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l’emploie comme terme générique qui regroupe les différentes formes particulières du médiums, et les affirment en tant qu’actes créatif, en tant qu’espaces en papier. Le livre a paradoxalement été l’un des médiums privilégié des architectes ; paradoxalement, car le livre comme support d’un projet ou projet architectural même est loin d’avoir été théorisé. Le livre a souvent été un recours, une tierce voie, une manière de questionner les fondements de l’architecture, la nature de la construction, à des époques de mise en crise de la discipline. Le livre alors, dans les projets des architectes typographes des années 1920, ou des architectes designers des années 1960, constituait un medium porteur d’une force de création et de réinvention de la discipline, le support de remise en cause violente de tous les codes précédemment établis, avec la fragilité de la feuille, d’une présence au monde plane et fine. Se poser la question du livre en architecture pose tout de suite la question des architectures de papier. Ce terme, apparut pour la première fois pour décrire certaines expérimentations des avants gardes dans les années 1920, notamment les constructivistes russes, est une manière de parler de ces projets qui n’ont jamais été construits, mais qui pour autant le même poids dans l’histoire de la théorie architecturale.

Lorsqu’on s’intéresse à la publication dans le cadre de l’architecture, il est indéniable que cela amène à prendre en compte les projets non construits, les projets qui restent des dessins sans espace – mais est-ce vraiment sans espace ? Dès lors, l’architecture non construite, l’architecture sur le papier – pour ne pas dire de papier – ne fait plus référence à une époque datée, à des mouvements esthétique, mais bien à un état latent de l’architecture, à une part importante de ce dont il est en jeu dans notre métier. Le livre ici ne sera pas tellement considéré comme objet en tant que tel mais plutôt comme état du projet qui n’est pas encore un bâtiment : une histoire en puissance.

Aujourd’hui que les livres monographiques se sont multipliés, cela pose donc la question de l’usage fait de ce matériau dans la démarche de projet des agences. 8


Cela pose aussi la question de l’autopromotion, puisqu’une grande part des livres monographiques est contrôlée et commandée par les agences elles-mêmes, au point qu’elles font une publication régulière sur chaque projet, alors qu’auparavant, la publication monographique consistait vers soixante ans d’un ouvrage global 4

rétrospectif sur l’œuvre globale . Cela pose la question du devenir de ce médium, et aussi de son histoire et des divers usages qu’il a connu avant d’acquérir cette forme officielle de medium au service de la communication des agences.

Mais outre la prise en compte du livre comme medium de l’architecture, comme matériau support d’une idée, la démarche cherche à s’interroger sur la valeur de l’architecture comme élément narratif. L’imprimé dès lors n’est pas seulement un support mais le signe d’un changement du sujet même de l’architecture, qui tend à devenir une discipline de l’image, de la communication visuelle. Le livre en architecture est donc un paradoxe, puisqu’il semble ne pas parler d’espace. Mais pourtant, c’est bien le livre comme espace, symptôme d’une architecture devenue monde narratif, qui fera l’objet de ce mémoire.

En premier lieu, nous nous attacherons donc à tenter de décrire les aspects du livre, à travers ses différentes composantes, la page, la feuille, l’encre, le discours, l’objet, l’œuvre, le medium, ainsi que l’histoire de ses usages, ses emplois dans des milieux hors de l’architecture, comme le graphisme ou la littérature, et finalement les enjeux qui lui sont attachés. Puis nous étudierons comment l’imprimé a été utilisé comme espace de projets par les architectes, à travers plusieurs exemples qui semblent indiquer que c’est non seulement un medium adapté à la discipline, mais qu’il permet d’en élargir les limites en permanence par l’utilisation contestataire qui en a été fait. Puis nous nous attacherons à montrer en quoi ces dernières années, à travers l’étude de trois ouvrages phares produits par des grandes agences qui ont une certaine vocation théorique, OMA, MVRDV, et BIG, le livre semble témoigner d’une volonté de scénarisation de la pratique architecturale, d’une nécessité d’expliciter la 4

François Chaslin, « Les architectes, le livre et le design graphique », in Métropolitain, France Culture, émission du 17 juin 2012. 9


démarche, qui n’est évidemment pas étrangère à la nécessaire stratégie de communication plus globale dans laquelle se trouve projetée l’architecture ces dernières années.

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LE LIVRE : ENJEUX, USAGES ET LIMITES

De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de livre en architecture : les livres qui inspirent, les livres références, les livres d’histoire de l’architecture, les livres de théorie, les livres monographiques. Le livre est avant tout une matière : un grain de page, une couleur d’encre, une typographie avec empâtement, une justification du texte, une impression d’image à bord perdu, un titre, un propos, un poids. Le premier enjeu sera donc de définir ce qui fait l’objet de mémoire, le livre, par quoi il est constitué, et quelles sont les spatialités que permet ce matériau – le papier.

La page : espace et typographie

Nul art n’est plus voisin de l’architecture que la typographie. Henri Focillon

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La première caractéristique d’un livre, c’est son écriture, ou plutôt sa voix : la typographie donne une voix à un discours en lui donnant une spatialité, une dynamique, une texture, un timbre. Un texte devient son, justement par la manière dont l’encre est imprimée sur la page blanche, dont elle prend sens face au vide. Cette prise de conscience de la présence matérielle de l’immatériel, de l’espace dans le plan, est un moteur de la révolution de la typographie qui a eu lieu dans les années 1920. Les années 1920 sont en effet caractérisées par l’essor de nouvelles plasticités, notamment dans les arts visuels. Elles sont également le moment de la naissance de la typographie moderne, avec principalement le mouvement Nouvelle Typographie qui se développe en parallèle de la Neue Sachlichkeit, ou Neues Bauen6, et tissa bien 5

Cité par Sonia de Puineuf, « Zdenek Rossmann, un architecte typographe » in Le livre et l’architecte Jean-Philippe Garric, Estelle Thibault et Émilie d’Orjeix (dir.), Mardaga, 2011 6 La Nouvelle Objectivité, ou Nouvelle Construction, est un courant de l’architecture du milieu des années 1920 qui succède au Werkbund et à l'Expressionnisme de Peter Berhens et Henri van de Velde, en se faisant plus contestataire, sous l’influence du constructivisme russe, notamment de 11


évidemment de nombreuses relations et influences avec le modernisme français derrière la figure de Le Corbusier, ainsi qu’avec De Stijl et le constructivisme russe. C’est principalement en URSS et en Allemagne que se développe une nouvelle conception du langage, qui se fonde sur le dépouillement, la lisibilité optique et l'objectivité, et se traduit par l’emploi systématique de caractères sans empattement, l’asymétrie et la loi des contrastes présidant à l'organisation de la page, le refus de l'ornementation. Les principaux acteurs de cette révolution sont El Lissitzky (russe, 1890-1941), Kurt Schwitters (allemand, 1887-1948) qui fonde la revue Merz, et Jan Tschichold (allemand, 1902-1974), qui écrit en 1928 Die Neue Typographie et se fait le principal théoricien du mouvement. Dans la période de l’entre deux guerre, la situation économique est instable et pousse les architectes à étendre leurs champs d’intervention à la typographie. En effet, nombre d’architectes qui ne peuvent pas accéder à la commande diversifient leurs activités, entrainant ainsi une grande porosité et un important échange entre les disciplines : Peter Behrens est notamment célèbre pour son travail typographique pour l’entreprise AEG, El Lissitzky a une formation d’architecte, ainsi que Zdenek Rossmann, dont le travail fait l’objet d’un article de Sonia de Puineuf dans Le livre et l’architecte.7 Ce dernier a en particulier assuré la mise en page d’une édition de Ornement et Crime d’Adolf Loos. Rossmann met en page le livre entièrement en minuscules, pour donner l’impression d’un dépouillement extrême et faire un parallèle avec le propos même du livre qui pose tout effet d’ornement comme un crime. Les seuls éléments typographiques sont les lettres, et un disque noir pour séparer les paragraphes. Il n’y a aucune image, pour s’éloigner de l’expérimentation plastique qui est perçue par Rossmann comme un frein au progrès social. Ici, le livre est véritablement un enjeu social, un art accessible, qui se fait à la fois vecteur d’une prise de position et forme artistique assumée comme rationnelle. De plus, la manière dont est matérialisée la

l’école du VKhUTEMAS. Les principaux représentants sont Erich Mendelsohn, Walter Gropius, et Bruno Taut 7 Sonia de Puineuf, « Zdenek Rossmann, un architecte typographe » in Le livre et l’architecte JeanPhilippe Garric, Estelle Thibault et Émilie d’Orjeix (dir.), Mardaga, 2011 12


thèse de Loos montre une recherche de l’assimilation de la matérialisation à la théorie qu’elle porte.

Un autre ouvrage phare de ces années est Dia Gliosa, un recueil de poème de Vladimir Vladimirovitch Maiakovski, avec la mention de El Lissitzky comme « constructeur du livre » [annexe p.71]. Pour se démarquer de l'illustration traditionnelle, il combine les figures typographiques avec le texte, comme le poème combine les sonorités avec les idées. La recherche esthétique est partout dans ce petit livre, qui utilise par exemple des onglets pour séparer les pages. Les affirmations de El Lissitzky vont dans le sens de l’idée que le livre est un espace pénétrable, et puisqu’il est un médium largement accessible il constitue donc un espace d’action privilégié pour l’expression de la nouvelle plasticité de l’homme moderne. Cet ouvrage traduit les interrogations de cette époque qui se caractérise par un fort sentiment de révolution sociale des arts, un questionnement sur l’accessibilité de l’art pour tous, et postule l’art comme domaine du quotidien. Il établit par la suite des règles, Les Huit Points de la Nouvelle Typographie8, pour théoriser sa démarche : 1 – Les mots imprimés sont vus et non lus. 2 – Les concepts sont communiqués par des mots conventionnels et façonnés en lettres de l’alphabet. 3 – Les concepts devraient être exprimés avec un maximum d’économie — optiquement et non phonétiquement. 4 – La mise en pages du texte, régie par les lois de la mécanique typographique, doit refléter le rythme du contenu. 5 – Les clichés doivent être utilisés dans la mise en pages selon la nouvelle théorie visuelle : la réalité supernaturaliste de l’œil perfectionné. 6 – Les pages en séquence continue — le livre cinématographique. 7 – A livre nouveau, auteur nouveau ; encriers et plumes d’oies sont désuets. 8 – La page imprimée n’est conditionnée ni par l’espace ni par le temps. Il faut dépasser la page imprimée et le nombre infini de livres.

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Les huit points de la nouvelle typographie apparaissent dans l’article, « Topographie der Typographie », Merz, n.4, 1923

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Son travaille oscille entre les complexités abstraites du suprématisme de Malévitch, la démarche sociale et fonctionnelle du constructivisme de Tatlin, et le dynamisme et la vigueur du futurisme de Marinetti. Lissitsky s’en démarque en créant un « langage formel, universel et accessible à tous »9, avec une composition typographique dont l’impact et la clarté visuelle éveillent les sens du lecteur. Il reprend de l’abstraction picturale de Malévitch les principes de géométrisation et de tension spatiale [annexe p.67], mais a contrario de l’hermétisme abstrait de Malévitch, il se sert de moyens abstraits pour exprimer quelque chose de concret, avec des compostions simples et structurées. Sa démarche suppose selon ses propres mots, que « ce que la voix et les gestes communiquent au spectateur, l’image typographique doit l’apporter au lecteur.»10 Piet Zwart est une autre figure importante de la révolution plastique des années 1920, et son travail se situe dans la continuité totale des enjeux définis par El Lissitzky. C’est un designer industriel, typographe et photographe néerlandais, qui vécu de 1885 à 1977. Et bien qu’il soit architecte de formation, il est principalement connu pour son travail de typographe, qui a participé à changer les codes du métiers et à mettre en place l’esthétique très caractéristique de cette période : il utilise des couleurs primaires, des photomontages, des photogrammes, et des lettres sans empâtement. Il a travaillé pour plusieurs sociétés, notamment la NKF, usine de câble de Delft, et la Vickers House, société de revêtement de sol [annexe p.72-73]. Ses publicités jouent avec les lettres, les symboles d’imprimerie et les vides, ce qui entraine des compositions très graphiques dans lesquelles le mot, la couleur et la forme participent ensemble à l’élaboration du sens. Il est à la fois proche de l’esthétique des constructivistes, et particulièrement de El Lissitzky qui fait le même usage de la diagonale dans ses compositions, ainsi que de celle de De Stijl, notamment Theo Van Doesburg. Son travail a participé à révolutionner les règles traditionnelles de la typographie et à réaffirmer les signes comme pratiques artistiques. 9

Leering van Moorsel et Francine Achaz, « L'œuvre graphique de El Lissitzky », in Communication et langages, n°18, 1973 p. 65 http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1973_num_18_1_4008 10 Ibid., p.69 14


Ce que montrent ces différents exemples en s’interrogeant sur la valeur graphique du signe, c’est que les réflexions autour de la typographie portent en fait sur une réflexion plus large sur le statut du medium, et vont dans le sens d’une recherche de l’adéquation totale de la forme avec le contenu. Le signe porte le message.

Le discours : signe et message

Langage, arbres incandescents au feuillage de pluie, végétations d’éclairs, géométrie d’échos : sur la feuille de papier, le poème se lève comme le jour sur la paume de l’espace. Octavio Paz

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Après s’être intéressé aux pratiques expérimentales et artistiques de la matérialisation et de la spatialisation du texte, il me semble primordial de parler de sémiologie linguistique et visuelle. Le texte est en effet avant tout du signe.

La sémiologie, définit par Ferdinand de Saussure comme « une science qui étudie la 12

vie des signes au sein de la vie social » , comporte comme branche la plus aboutie et la plus complexe la linguistique. Celle-ci s’occupe en effet des signes particuliers qui composent la langue (à distinguer de langage, conception hétéroclite qui désigne toute forme de communication). La langue en effet est un système clôt qui constitue la partie sociale du langage, celle qui est déterminée collectivement par convention sociale en dehors de l’individu. Le langage est la capacité plus générale de l’homme à communiquer par un acte de parole. L’optique linguistique de Saussure développe une conception structuraliste du langage, qui considère la langue comme un système clôt de signes, constitués eux-mêmes de deux pôles significatifs : le pôle signifiant qui correspond à l'image acoustique d'un mot, constitué de morphèmes qui renvoient à des images, et le pôle signifié qui désigne le 11 12

Octavio Paz, Le feu de chaque jour, Poésie/Gallimard, 1986, p.144 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Seuil, 1972 [1916], p. 33 15


concept, c'est-à-dire la représentation mentale d'une chose. C’est la superposition des deux entités qui produit la signification, mais cette relation est déterminée socialement et donc totalement arbitraire et immotivée. C’est donc pour cela que le même signifié, l’idée d’arbre, n’a pas le même signifiant selon la langue que l’on parle : arbre, tree, Baum. Le langage est donc pour cela une réalité mouvante, et il ne peut y avoir de communication entre des personnes que s’il y existe entre eux une langue normée, conventionnée, signalétique. En tant que signalétique, la langue est totalitaire, puisqu’elle est monosémique. Le langage oscille donc entre une part d’informatif pur, social et conventionné, et une part d’expression, qui elle est individuelle, personnelle. Puisqu’il n’y a pas d’autre réalité que les mots, ces signes arbitraires, relatifs, et différentiels, il y a un jeu permanent du langage. Le langage est d’abord l’essai de la parole ; il est le seul endroit où l’on peut modifier les codes.

Le langage peut donc être un acte, une action. Le livre de John Longshaw Austin Quand dire c’est faire s’intéresse justement au langage comme acte. Il détermine en effet la fonction performative du langage : une phrase devient un acte qui accomplit une action ; l’exemple le plus courant est l’énoncé « Je vous marrie » qui par le langage accompli véritablement une action réelle. Mais plus que cela, tout énoncé peut être considéré comme performatif, puisqu’il a une répercussion quelle qu’elle soit ; la dessus, Austin fera une distinction entre l’acte locutoire (premier degré de l’énoncé), l’acte illocutoire (ce qu’il implique implicitement) et l’acte perlocutoire (sa conséquence physique et psychologique sur l’interlocuteur). Finalement, le propos du livre est de dire que « jamais nous ne percevons, en tout cas directement, des objets matériels ». Le langage est un élément médiant la relation sujet percevant/ objets perçus, la connaissance passe par une médiation. La médiation, c’est donc l’implication dans la communication d’un élément qui assure le transport de la signification. Il est donc intéressant de s’interroger au médium lui même, à la chose en soi. La sémiologie, comme étude des signes, s’est intéressée par la figure de Roland Barthes à la puissance de l’image. L’image est considérée comme un

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élément visuel, et donc appelle la réflexion autour de sa dimension de message visuel, donc de représentation visuelle. La question inaugurale de Roland Barthes dans Rhétorique de l’image : « Comment le sens vient-il aux images ? »

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correspond à la

question de savoir si les messages visuels utilisent un langage spécifique. En quoi est il différent du langage verbal ? Cette proposition s’inscrit dans un contexte plus large qui voit l’élargissement de la rhétorique premièrement pour le langage verbal à toutes les autres formes de langages : le son, le geste, l’image. Ainsi, à la fois les figures de style type métonymie ou métaphore peuvent s’adapter à la peinture ou au cinéma. Mais l’image n’est pas seulement un message visuel monosémique comme nous avons vu précédemment pour la langue, c’est une réalité hétérogène. Elle combine les signes/messages visuels avec des signes plastiques (couleur, forme, composition, texture) et avec des signes linguistiques. En s’appuyant sur l’analyse d’une affiche publicitaire Panzani [annexe p.74], Barthes propose une méthode d’analyse des images publicitaires pour extraire la matière informationnelle de l’image en distinguant une série de signes qui constituent les différents degrés de lecture de l’image : message plastique, message iconique, message linguistique. C’est leur interaction qui produit le sens. La rhétorique des images passe avant tout par la connotation, la faculté de l’image à renvoyer à une signification seconde à partir d’une signification première, donc d’un signe plein (Sé/St) provoquer des glissements perpétuels du sens. Signifiant

Signifié Signifiant

Signifié

Cela renvoie à l’idée qu’il n’y a pas d’information brute. Ce que cela révèle, c’est que ce n’est pas tant la qualité d’image d’un message visuel qui importe que sa qualité polysémique. Les images ne sont pas tant les choses qu’elles représentent que ce qu’elles arrivent à dire d’autre à partir de celles ci.

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Roland Barthes, La rhétorique de l’image, revue Communication, 1964, n°4, p. 47 17


La véritable force de l’image est avant tout de faire parti d’une relation de complémentarité avec le langage verbal, et de créer avec celui-ci de la polysémie. Il n’est peut être donc pas juste de parler de prolifération ou de civilisation de l’image qui se ferait au détriment d’une civilisation de l’écrit. L’image, même lorsqu’elle semble être produite pour elle-même et pour la puissance de sa présence au monde, est toujours accompagnée d’un texte, commentaire, légende, slogan, comme ces tableaux de Magritte dont les titres sont autant de glissements du sens premier que convoque l’image. Le texte joue alors un rôle d’ancrage de l’image, c’est à dire que leur interaction est liée au texte qui définit le bon niveau de lecture de l’ensemble du message. Il permet, par diverses fonctions, au texte de dire ce que l’image peut difficilement montrer. L’image ne peut pas représenter le temps autrement qu’en séquence, fixe ou animée. C’est donc souvent le texte qui assume l’incapacité de l’image à exprimer des relations causales ou temporelles. De plus, une part de la signification globale du message est liée à la nature même de son support : photographie, peinture, gravure, image de synthèse. Lorsqu’on parle de livre en architecture, un des aspects les plus intéressants à étudier est justement cette relation qui existe entre le texte et l’image. Le texte, ce qui explique, parfois de l’ordre de la simple légende, face à la présence du dessin ou de la photographie. Un livre d’architecte est en effet une sorte particulière de livre, où l’on raconte moins linguistiquement que visuellement, dans une sorte d’unité totale où signe, couleur, vide, participent tous d’une même construction de l’espace.

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Le livre : œuvre et objet

La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans. Jacques Derrida

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Il m’a donc semblé naturel de me pencher sur l’idée de livre-objet, c’est à dire d’œuvre totale où la forme et le contenu deviennent indissociables : les mots et les phrases sont des corps sur des surfaces blanches plus que des messages et des sens connotés. L’apparition du syntagme livre-objet15 date de 1936, avec les livres de l’écrivain George Hugnet : il ouvre à Paris une librairie indépendante pour vendre des livres d’un type nouveau ; ses créations répondent à une remise en question de la reliure d'art. Les premières expérimentation autour des matérialités du livre datent du futurisme, avec l’ouvrage Mots en liberté futuriste, tactiles, thermique, olfactifs, [annexe p.75], de Marinetti publié en 1919 qu’il présenta comme un « livre-machine », réalisé entièrement en fer blanc, puis avec Depero Futurista en 1927, [annexe p.76], un livre relié par deux boulons en aluminium, avec écrou et tige filetée. Apparaissent à ce moment des modifications dans la chaine traditionnelle du montage du livre, et le recours à la sérigraphie et au photomontage pour l’illustration. Ces deux exemples amorcent une des particularité des livres étudiés pas la suite dans ce mémoire, des livres à la paternité multiples, issus de collaborations entre des acteurs différents qui ne correspondent donc pas à la chaine traditionnelle de l’édition. Le livre objet tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est à dire comme une œuvre d’art en tant que telle, apparaît avec le surréalisme, avec notamment le concept de boite surréaliste 14

Jacques Derrida, « Force et signification », L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Points », 1967 [1963], p. 11. 15 Objet typographique et/ou plastique formé d'éléments de nature et d'agencement variés. Le livre-objet est fondé sur de nouveaux rapports entre texte, support matériel et arts plastiques ; il constitue un ensemble plastique où se mêlent les suggestions verbales et visuelles, voire tactiles. Dans l'art contemporain s'est développée une forme de livre-sculpture, sorte de multiple. Source : encyclopédie en ligne Larousse.fr 19


développé par Man Ray et Marcel Duchamp. Cette idée prend forme dans La boite en valise [annexe p.78], un œuvre qui regroupe 68 peintures et dessins de Marcel Duchamp, imprimés classiquement par héliogravure16, avec des objets en trois dimensions, dont certains de ses ready mades en taille réduite, et avec des notes manuscrites. L’ensemble est contenu dans une valise en carton rouge et en toile. Dans la lignée de cette œuvre, il conçoit à la demande d’André Breton le catalogue de l’exposition Le surréalisme en 1947, qui s’intitule manifestement Prière de toucher [annexe p.79]. Puis ce sont des groupes comme Fluxus avec la Boite de jeux, et des galeristes comme Claude Givaudan, avec ses multiples qu’il conçoit comme des « créations […] plus radicales encore, qui exploitent des techniques et des matériaux modernes comme supports de l'édition, assimilant le livre-objet à une installation. »17, qui mettent peu à peu en place le livre-objet que l’on connaît actuellement, qui deviendra dans les années 1970 le livre d’artiste lié au Pop Art et au développement de la sérigraphie aux Etats Unis. C’est également dans le monde de l’édition que l’on trouve des expérimentations sur la forme du livre. Cela annonce tout de suite la question de l’autorité de l’ouvrage, qui pose beaucoup de question notamment dans le monde du graphisme et de l’architecture. François Di Dio, crée Soleil Noir en 1963, une collection qui propose l’édition d'un même texte poétique associé au travail d'un ou plusieurs artistes reconnus avec l’aide de typographes et de relieurs. Enfin, outre le monde de l’art contemporain et des galeries, ce sera chez les écrivains eux mêmes que le livre sera définitivement mis à mal dans son identité et sa destination 16

L'héliogravure a été inventée en 1875 par Karl Klietsch. Le principe de l'impression en héliogravure est le même que celui de la gravure en creux du procédé artisanal de la taille-douce : les creux de la planche de métal sont remplis d'encre, la surface de la planche est essuyée et l'encre restant dans les creux est déposée sur le papier. Les formes d'impression sont très généralement des cylindres cuivrés, gravés en creux chimiquement dans le procédé traditionnel et actuellement par des procédés de gravure assistés par ordinateur et faisant appel aux technologies les plus avancées (laser, ultrasons). Source : encyclopédie en ligne Larousse.fr 17 Marie-Françoise Quignard, Dictionnaire encyclopédique du livre, Editions du Cercle de la Librairie, p. 796 20


première, celle de la lecture linéaire d’un discours. Dans les années 1960, les expérimentations des acteurs du Nouveau Roman, qui prônent une redéfinition de la littérature, s’en prennent effectivement au bouleversement de la trame diégétique, de l’unité du sujet, de l’unité de la narration, et de la forme même du livre. Michel Butor réalise par exemple Mobile en 1962 [annexe p.81], une œuvre caractérisée par une rupture de la continuité de la lecture, avec une composition fragmentaire de mots et de phrases. Il s’agit d’un récit de voyage aux Etats Unis ; au lieu de suivre l’itinéraire du voyageur, le livre préfère l’ordre alphabétique des Etats. Dans sa composition, qui évoque des calligrammes d’Apollinaire qui ne formeraient aucune forme reconnaissable, les mots repris et répétés forment un rythme et une mélodie de la non composition. Il joue avec la page blanche, le silence, et la matérialité du livre lui-même puisqu’il inclue des coupures de journaux et des inscriptions de pancartes. Le livre est défendu par Roland Barthes qui annonce que « ce que Mobile a blessé, c’est l’idée même du livre »18. Et d’ajouter que le principe de composition même, dans sa toute simplicité « insipide » alphabétique, une suite de phrases, de citations, d'extraits de presse, d'alinéas, de mots, de grosses capitales dispersées à la surface souvent peu remplie de la page, est justement le lieu où réside la prise de position de Micher Butor : « C'est en essayant entre eux des fragments d'événements, que le sens naît, c'est en transformant inlassablement ces événements en fonctions que la structure s'édifie : comme le bricoleur, l'écrivain (poète, romancier ou chroniqueur) ne voit le sens des unités inertes qu'il a devant lui qu'en les rapportant […] l'art sert ici une question sérieuse, que l'on retrouve dans toute l'œuvre de Michel Butor, et qui est celle de la possibilité du monde, ou pour parler d'une façon plus leibnitzienne, de sa compossibilité. »19

Jean François Lyotard, lui, compare Mobile à Prose du transsibérien, de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, qui fut publié en 1913 [annexe p.80]. Ce livre est en effet un des exemples les plus marquants d’une révolution du livre, spécifique par le fait qu’il s’agit d’une collaboration entre un écrivain et une artiste peintre. Plus qu’un livre, il 18 19

« Littérature et discontinu », in Essais Critiques, Paris, Seuil, 1962, p 176 Ibid. p 182 21


s’agit d’une bande verticale de deux mètres qui se replie en accordéon, formé à droite du poème de Blaise Cendrars, et illustré à gauche d’une aquarelle de Sonia Delaunay. Ces exemples semblent indiquer que le livre tend vers l’œuvre d’art. Cependant, une de ses principales caractéristiques est pourtant la sérialité : il serait donc une œuvre d’art particulière, celle que Walter Benjamin considère comme manifestation de la société des loisirs et du changement de la destination de l’art au XXe siècle, une œuvre à l’ère de la reproductibilité technique. La question de la sérialité industrielle, de la reproduction sans intervention de l’auteur mais par des procédés techniques automatisés est une interrogation fondamentale de l’art contemporain : la désincarnation de l'œuvre d'art, la perte de l’aura dont parle Walter Benjamin, a contribué par la suite à l'émergence de la performance.

L’œuvre : sérialité et réédition

L’auteur et le propriétaire de l’exemplaire peuvent dire chacun avec le même droit du même livre : c’est mon livre ! mais en des sens différents. Le premier prend le livre en tant qu’écrit ou discours ; le second simplement en tant qu’instrument muet de la diffusion du discours jusqu’à lui ou jusqu’au public, c’est-à-dire en tant qu’exemplaire. Emanuel Kant

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Il faut donc se pencher sur le caractère sériel et reproductible inhérent au livre. Cela permet, à partir de ce constat, de s’interroger sur son rapport au monde, celui d’un objet face à une conscience qui le vise intentionnellement, pour reprendre des terminologies kantiennes. Puisque la seule expérience que l’on peut faire d’un livre est celle d’un objet précis, d’une version, d’un exemplaire, d’une matière et d’un rapport au monde, chaque livre constitue une référence unique, dans l’espace et dans le temps. 20

Emmanuel Kant, Qu’est ce qu’un livre ? , éditions PUF/Quadrige, 1995 (1787) 22


«Un livre est l’instrument de la diffusion d’un discours au public, non pas simplement des pensées […] C’est là que réside l’essentiel, à savoir qu’il n’est pas une chose qui est diffusée par là, mais […] précisément un discours, et dans sa lettre même. »21 Kant distingue ici le discours, donc le contenu du livre, avec l’objet lui même, le contenant. Il réside dans cet énoncé la grande spécificité de l’objet livre, à savoir que le livre est à la fois un objet matériel et un discours immatériel. Et c’est justement pour cela qu’il semble être un médium prédestiné au travail de projet en architecture. La question de savoir ce qui dans un livre d’architecte relève de l’œuvre est donc une question qui prend son sens au regard de cet enjeu de paternité de l’ouvrage, puisque dans ce cas, le discours est-il si déconnecté de l’instrument de sa diffusion ?

Il est donc intéressant de s’interroger sur les rapports qu’entretiennent contenu et contenant et en quoi ses rapport changent en fonction des éditions. Le discours prend en effet des formes différentes selon les éditions, et cela pose la question de savoir si le discours lui même ne se trouve pas modifié selon la forme qu’il prend. Bien que le contrôle que possèdent les éditeurs sur l'apparence extérieure des livres puisse apparaître au premier apport secondaire, Theodor Adorno, dans Caprices bibliographiques, dévoile le lien étroit qui existe entre le livre et le texte. En modifiant l'apparence des livres, les éditeurs transforment inévitablement l'essence du texte littéraire. Lorsque Adorno dénonce la présence sur le marché de ces « livres [qui] n'ont plus l'air de livres »22, il témoigne précisément de la crainte que les changements physiques influencent le développement de la littérature contemporaine. Devant l'essor d'autres médiums, les livres, écrit Adorno, « ont honte d'être encore des livres »23. Le milieu de l'édition façonne le visage matériel des livres. La réédition serait-elle donc une réécriture ? Cette question trouve un exemple parlant dans l’histoire de la théorie architecturale avec Learning From las Vegas de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour. Cet ouvrage met en place dans son 21

Emmanuel Kant, Qu’est ce qu’un livre ? , éditions PUF/Quadrige, 1995 (1787) Theodor Ardono, « Caprices bibliographiques », dans Notes sur la littérature, Flammarion, 1984, p 249 23 Ibid. p 250 22

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déroulé une interaction entre le texte et l’image, un rapport entre texte et image au sein de l’œuvre et un rapport texte/image d’une édition à l’autre.

Learning From Las Vegas est un livre publié en fragments. En 1968, Robert Venturi et Denise Scott Brown publient un article dans la revue Architectural Forum intitulé « Une signification pour les parkings AP », qui connaît une diffusion rapide et lance une controverse assez rapidement. Les Etats Unis de ces années-là sont en effet divisés entre les héritiers de l’architecture moderne de la côte Est, et les postmodernistes de la côte Ouest. En 1972, la première édition de Learning From Las Vegas comme livre paraît aux éditions The MIT Press, et la mise en page est confiée à l’une des co-fondatrices de cette agence, Murielle Cooper [annexe p.85]. Le livre prend alors une symbolique différente de ce que cherchaient les Venturi, et reprend l’esthétique moderniste rappelant les publications du Bauhaus. Le livre n’est publié qu’en 1500 exemplaires ; la mise en page, très aérée et d’une grande qualité plastique, en fait aujourd’hui une œuvre de grande valeur. Dans cette édition, texte et image occupent des places équivalentes en quantité et en répartition. Les Venturi rejettent cette édition qui détourne leur propos initial ; ils estiment que la thèse du livre aurait davantage été mise en valeur sous la forme d’un petit manuel sans prétention. En 1977, paraît la deuxième édition, cette fois-ci plus fidèle aux attentes du couple dans son format et sa mise en page : la mise en page est plus chargée, les images sont davantage regroupées. Le rapport de proportion entre le texte et l’image est moins égal que dans la première édition, les deux aspects étant mis indépendamment en valeur. C’est justement cette métamorphose de l’objet qui marque l’histoire et explique la postérité de cet ouvrage : car c’est effectivement le discours qui s’est radicalisé par cette métamorphose physique, d’une étude de cas faite avec des étudiants devenant un manifeste du postmodernisme. Les deux éditions ont bouleversé la signification de ce projet éditorial ; la comparaison des éditions de 1972 et 1977 montre que la mise en

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page et les choix paratextuels produisent deux livres qui transmettent des significations distinctes dans leurs manifestations matérielles. 24 Ce livre est devenu un élément fondateur du postmodernisme comme mouvement, et un livre culte de la théorie architecturale. La leçon de las Vegas est de dire que, dans une société de la consommation, le rôle de l’architecture est de faire passer des messages : c’est donc une affaire de signe, de langage. Les architectes se mettent à écrire des textes, à produire des messages proches de statements artistiques qui les positionnent comme artistes et auteurs, tels que I AM A MONUMENT, présent dans le livre. Charles Jencks écrira d’ailleurs un article intitulé Meaning in architecture qui s’intéresse justement au type des messages et à la manière de les faire passer. Un des positionnements des architectes qui seront appelés postmodernes est de dire que si la façade moderne ne pouvait au mieux que dire la fonction du bâtiment, et donc être univoque, alors la façade post moderne, en dissociant le sens du signe peut assurer un pluralisme des messages à délivrer. La façade post moderne deviendra donc dans plusieurs projets de ces architectes un outil de communication (les showrooms réalisés par l’agence de James Wine, SITE, pour la compagnie Best en restent un des exemples les plus frappants). Cet exemple exprime bien l’une des caractéristiques importantes des livres d’architectes, celle de la grande instabilité de l’objet, et d’un certain processus de librification du livre25 qui en découle, avant de devenir un « monument », un classique. Les différentes éditions de ces livres, qu’il s’agisse de Learning from Las Vegas ou d’autres, leurs font connaître des changements fondamentaux dans le format, la relation texte/image, et les contenus, desquels résultent des livres très différents. La réédition est une réécriture, et le discours est sujet aux modifications du format, ce qui semble indiquer qu’il n’est pas nécessairement valable de continuer à faire une différence entre le contenu et le contenant. Il y a une adéquation entre les deux, il n’y a 24

C’est précisément l’évolution du discours par l’évolution de l’objet que Valéry Didelon étudie dans son ouvrage La controverse Learning from Las Vegas, aux éditions Mardaga en 2011. 25 Neologisme utilisé par Christian Topalov dans la postface de Livres d’architectes, sous la direction de Pierre Chabard et Marilena Kourniati 25


qu’un objet, qu’une matière, qu’une présence au monde. Il s’agit donc de s’interroger au-delà sur la dimension de medium du livre.

Le médium : vers une dématérialisation ?

Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice Victor Hugo

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On parle aujourd’hui beaucoup de mise en crise de l’objet livre par les nouveaux médias. Le livre permet historiquement un statut d’ « achevé », l’impression permet de le couler dans le bronze, de le figer en une attitude immodifiable jusqu'à la prochaine édition. La virtualisation du livre semble, à l’inverse, pouvoir favoriser sa mutation plus rapide, son instabilité encore plus grande, et donc mettre l’accent davantage sur le contenu et ses diverses révisions que sur le contenant. Dès lors, comment peut-on continuer à parler de livre, comme si l’on s’adressait toujours à un objet entier et physique ?

Il en est du livre comme il en est de l’architecture. Mario Carpo analyse, d’après des réalisations récentes et l’utilisation grandissante du paramétrique dans les projets d’architecture, les applications et les développements des technologies numériques qui ouvrent la voie à des variations infinies d’une production industrielle non standard. Il développe dans Pattern Recognition

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une remise en cause de la

tradition sérielle qui a été mise en place par la Renaissance avec le principe de l’imitation. « La conception et production numérique en série non-standard révolutionne le concept de sérialité et aussi la notion même de reproductibilité à laquelle nous sommes familiers depuis cinq siècles de culture mécanique. »

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Pour

lui le numérique est le cause et le symptôme d’une révolution de la culture visuelle : 26

« Ceci tuera cela », in Notre Dame de Paris, chapitre II, livre V, Gallimard, 2002 [1832] Cet essai a été publié dans Focus. Vol 3 de Metamorph. Catalogue de la 9e Biennale internationale d'Architettura de Venise en 2004, édité par Kurt W. Forster. 28 Idem. Texte intégral publié ici : http://architettura.it/extended/20060305/index_en.htm 27

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un monde algorithmique et normatif, et non visuel et répétitif. Les changements d’ordre digital de ces dernières décennies ont fait du processus de métamorphose un élément clé de la culture visuelle : l’accent est mis sur ce qui est changeant, non standard, dont l’aspect différentiel est l’unique valeur. Dès lors, y a-t-il réellement une mise en crise de l’objet livre ou à l’inverse un très grand potentiel de réinvention de sa forme et de son espace même ? Pour prolonger la célèbre citation de Victor Hugo, le numérique a tué le livre, le livre a tué l’édifice. Les media (pluriel de medium) se tuent l’un l’autre pour mieux se réinventent en permanence.

Le numérique ouvre la voie à un champs de possibles pour le livre : il assure l’infinité de l’espace, de ses modulations, et donc l’adéquation parfaite entre matière et contenu, ce dont Lazlo Moholy Nagy prédisait déjà l’avènement : « L’invention de la photographie et son développement, la machine à composer phototypique, l’introduction des publicités lumineuses, la continuité optique des films et les effets simultanés d’évènements perceptibles par nos sens (les mouvements des grandes villes) rendent possible et exigent un niveau entièrement différent dans le domaine optico-typique également. Le texte gris se transformera en un livre d’images chatoyantes et sera perçu comme une création optique continue (une suite cohérente de feuilles séparées). »

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Marshall McLuhan, dans Understanding Media, a établit une indistinction entre le medium et le message. Plus encore, il postule que « le médium est le message. » La distinction entre le medium et le message est similaire à la distinction sémiologique entre le signifiant et le signifié. Ce que signifient les medias, ce n’est pas tellement le contenu qu’ils transmettent mais c’est leur existence même, qui fait sens de l’état des technologies d’une société ; les medias comme interfaces humains sont donc des signes manifestes de l’état de la société qui les produit, et plus encore que de simple signes, ils en sont le moteur. Ils marquent une évolution, ils modifient profondément 29

Cité dans « Je suis un livre » de Catherine de Smet, in Pour une critique du design graphique, Editions B42, 2012, p 173 174 27


les codes et les valeurs sociales. C’est le medium et ses évolutions, comme il en est finalement pour le signifiant en termes linguistiques, qui bouleversent les codes établis pour étendre le champ de la réalité. « En réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » 30

Les medias, pour McLuhan qui les analyse dans leur état post industriel où l’électrique a remplacé le mécanique, constituent de véritables prolongements de l’homme, puisqu’ils sont l’expression la plus artificielle et donc la plus culturelle (à comprendre comme opposition à naturelle, donc à innée) de la société. Les technologies électriques sont en effet devenues des éléments normaux de la vie quotidienne, et donc ont instaurés une nouvelle ère de la révolution industrielle, ou la technique n’est plus violente, machinique et un peu monstrueuse, notamment dans ses métaphores animales (« le ventre de paris », « la bête humaine »), mais où elle est devenue douce, intégrée, presque évidente et intuitive.

Ce texte a fait l’objet d’une mise en page par David Carson, un graphiste connu pour son travail de modification de la forme classique du livre et l’intégration de procédés et d’esthétiques liés au numérique dans un objet matériel. Il est l’un des premiers à établir un travail de plasticien sur les typographies et les images pour mieux superposer les discours, et rompre avec l’idée de grille. Il utilise ce principe de métamorphose dans l’art graphique. Il met en place une perturbation du texte par la typographie, parce que les mots sont des entités avant tout visuelles, des images avant d’être du sens. Il pousse l’aspect visuel en avant, de la même manière que James Joyce poussait dans Ulysse le son et le rythme en avant du sens ; la typographie est une palette de couleur et de formes, qui se superposent aux photos détourées, découpées, et forme un amas de couches picturales, comme Joyce 30

Marshall McLuhan, « The medium is the message », in Understanding media, p. 37 28


amassait les mots et les phrases sans ponctuation durant des pages dans un mouvement infini. Le texte devient une série de calligramme, et renoue avec cet imaginaire d’une langue hiéroglyphe,

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mimétique, où le signe n’est plus arbitraire

mais provient d’une relation intrinsèque du signifiant et du signifié.

Ce texte est majeur pour l’étude de ce présent mémoire, puisqu’il postule une indistinction entre médium et message, entre matérialité et théorie. Le livre en effet ne doit pas s’étudier comme une adition d’un discours sur un support, mais comme un espace total, est en cela est un terrain approprié pour le projet architectural. Il permet peut être dans sa forme et dans son fond de matérialiser une idée, de la faire exister au monde comme un bâtiment.

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Typographie et rhétorique du lisible. Les créations de David Carson : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_03361500_2003_num_137_1_3216 29


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LES PUBLICATIONS: DES ESPACES DE PROJET ?

Le livre, en raison de ses nombreux dispositifs, semble donc être un espace prédéterminé pour le projet d’architecture. Mais quels sont les usages que les architectes ont faits de ce matériau ? Nous étudierons trois projets qui font un usage différent de l’imprimé en fonction du support : un livre, un article, une carte.

Hétérotopie / utopie / dystopie : et l’architecture se mit à raconter le monde

Tout est architecture. Hans Hollein

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Parler de livre en architecture connote en premier lieu la question des architectures de papier. Les architectes de papier sont nommés ainsi parce que le principal medium de leur production ne fut pas le construit mais l’imprimé. Ce terme désigne à la fois les avant-gardes des années 1920 (notamment les constructivistes russes), et les radicaux des années 1960. Il est intéressant de noter que dans les deux cas, les architectures de papier ont foisonnées dans des contextes de crise économique et de difficulté d’accéder à la commande. C’est donc comme mise en crise de l’architecture que s’est développé ce rapport à l’espace de la publication comme moyen de créer des utopies réelles, réelles puisque qu’existantes dans un medium, utopiques parce que libérées des contraintes de la vraisemblance et de la gravité. Les années 1960 et 1970 correspondent on le sait à un tournant de l’architecture, avec l’émergence de nombreux groupes d’architectes et de designers qui bouleversent la pratique et la signification du métier établis par les modernistes. A travers les projets des radicaux italiens et des néo avant-gardes anglaises et françaises, l’architecture devient un monde narratif. Le Monument Continu, Walkings cities, New Babylon, tous ces 32

Titre d’un article publié dans la revue autrichienne Bau, n°1/2, 1968 31


projets propulsent leurs architectes au statut d’auteur, l’architecte devient un raconteur d’histoires, un homme media qui fait de l’architecture un monde de communication. Les projets sont éminemment plastiques, par collages, importance des couleurs, des images pop. Cet aspect frappant des documents graphiques est caractéristiques de cette période qui s’efforcent de raconter d’autres réalités, d’inventer des alternatives, parfois pour mieux critiquer le réel : des lieux autres, des non lieux, des contres lieux, c’est à dire des utopies, des dystopies, des hétérotopies, ou des contre utopies. Entre eux, ils échangent en créant des mondes narratifs, comme le montre un des collages de Ettore Sottsass réalisé en 1974 pour répondre à Archigram et aux walking cities [annexe p.90] : une vue des walking cities ensablées, comme une allégorie de la ruine de la technologie, il ne peut pas y avoir de futur, sérieux ou drôle. Il est donc intéressant de se pencher sur divers projets de ces années 1960 1970, et principalement sur les manières dont ils sont communiqués au public puisqu’il s’agit de projets non réalisés. Le rôle alors que jouaient les revues, Domus, Casabella, AD, était prédominent puisqu’elles étaient le vecteur et le support premier de diffusion des projets des groupes radicaux. Pour autant, les revues elles-mêmes étaient loin de jouer le rôle d’étendard ou de porte drapeau de ces réflexions contemporaines nouvelles : j’ai participer à un workshop avec Elias Guenoun en septembre 2012 où nous avons réaliser un travail iconographique sur toutes les numéros parus entre 1960 et 1970 des revues présentes à la bibliothèque de l’Ecole Paris Malaquais, et compiler cette iconographie dans un livre sur l’image dans les années 1960 ; très étonnamment, nous avons du nous rendre compte de la prédominance évidente de l’architecture moderne sur tout le reste dans ces années-là.33 En conséquence, il est plus intéressant d’étudier le rapport au support écrit qu’ont les auteurs – architectes, plutôt que le rapport éditorial des revues à leur enjeu de promotion de l’architecture. A travers trois œuvres majeures, respectivement des trois grands groupes radicaux majeurs que sont Archizoom, Superstudio et Archigram, 33

Elias Guenoun, Culture visuelle de l’architecture dans les années 1960, ENSAPM, 7-11 février 2011 32


nous serons confronté au rapport, aux raisons, et aux avantages liés à l’utilisation de divers mediums de l’écriture. Un livre sans texte, 12 contes, une MAP.

No stop city - Archizoom Associati - 1969

A city without qualities designed for people without preordained qualities. Free, therefore, to express in an autonomous way its own creative, political and behavioral energies. Andrea Branzi

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No-Stop City [annexe p.91-92] est l’aboutissement d’un travail de recherche du groupe sur la ville, l’environnement et la culture de masse, effectué à partir de 1968 par le groupe italien Archizoom Associati. Il est publié pour la première fois dans le numéro 350-351 de la revue Casabella, juillet/août 1970, puis republié sous une forme différente dans la revue Domus, n°496, de mars 1971 ; à chaque parution, les textes sont modifiés. Les nombreux dessins sont republiés en 2006 sous le titre No-Stop City par Andrea Branzi, dans un livre d’images sans texte. C’est peut être ce qui rend le projet si intéressant : il exemplifie le poids qu’ont gagné dans l’historiographie architecturale ces années d’expérimentation, et la volonté d’analyse des composantes du mouvement radical et des thèses spécifiques à chaque groupe. C’est finalement très tardivement que le projet se réaffirme en tant qu’unité, donc véritablement comme projet, comme œuvre close ; Andrea Branzi affirme d’ailleurs dans un entretien du 21 février 2003 accordé au webzine Designboom que le projet qui l’aura le plus marqué et aura eu le plus d’importance dans sa carrière est bien No-Stop City. A la question quel projet vous a donné le plus de satisfaction, il répond : « Un projet qui a eu beaucoup d’importance pour moi, mais aussi pour ma génération, pour beaucoup d’artistes qui sont arrivés après, c’est le projet No-Stop City. Une métropole fluide, où le concept même de modernité ordonnée est transformée, vers l’idée d’une incontrôlable complexité d’un 34

Andrea Branzi, post script, in No-Stop City, Archizoom Associati, pp148-49 33


monde très diversifié. Aujourd’hui, je vois que ce type de scénario est apprécié, et partagé par les architectes contemporains les plus célèbres, qui reconnaissent dans le mouvement radical et dans le projet No stop City un évènement fondateur, qui a interrompu le développement d’une certaine culture de projet, pour devenir un exemple de la pratique du projet lui-même. »35 C’est effectivement la culture du projet que No stop City questionne et met à mal.

Archizoom est fondé en 1964 par quatre architectes, Andrea Branzi, Gilberto Corretti, Paolo Deganello et Massimo Morozzi et deux designers, Dario Bartolini et Lucia Bartolini. Le groupe florentin fait parti de la même mouvance de jeunes architectes récemment diplômés, qui en réaction à la frustration face à la stagnation de l’architecture contemporaine enfouie dans une répétition des mêmes codes modernistes et de la difficulté d’accéder à la commande, vont constituer ce mouvement des radicaux italiens. Archizoom, avec Superstudio et UFO, développe une critique ironique de la société contemporaine. Leurs premières productions sont des meubles inspirés du pop art, qui recourent à des motifs animaux, des formes et des couleurs kitsch, et se présentent comme des critiques du faux bon goût de l’époque. C’est principalement à la suite de l’exposition collective Superarchitettura organisée en 1966 conjointement avec Superstudio à la galerie Jolly à Florence, qu’Archigram va déployer toute sa spécificité. Ils écrivent alors en commun le manifeste du mouvement Radical : « La Superarchitecture est l'architecture de la superproduction, de la superconsommation, de la superimpulsion à la consommation, du supermarché, du superman et de l'essence super. »36 Après cela, Superstudio se proposera de réinventer une nouvelle architecture faite de nouveaux idéaux, alors qu’Archizoom se positionnera 35

« A project that was of great importance for me, but also for my generation, for many artists that came afterwards was the ‘no stop city’ project. A fluid metropolis, where even the concept of modernity within order changes, towards an idea of uncontrollable complexity and a world destined to a huge diversification. Today I see that this type of scenario is appreciated, shared by famous contemporary architects who recognize the radical movement and the ‘no stop city’ project to be a genetic event, which intercepted a development in the culture of the project, becoming an example within the project itself. » http://www.designboom.com/interviews/andrea-branzi/ 36 Manifeste conjoint pour l’exposition de 1966. Cité sur la page : http://ronan.kerdreux.free.fr/histoires06.html 34


dans une critique acerbe du consumérisme et du modernisme en les poussant à leurs limites les plus extrêmes. Archizoom imagine alors des modes de vie non conventionnels, conçoit le mobilier qui les permettrait, tente une destruction des dogmes fonctionnalistes ou issus du mouvement Moderne. No-Stop City, projet de ville radicale, sans limite, avec l'hypothèse d'une appropriation des habitants, est publié pour la première fois en 1970 dans la revue Casabella, sous le titre « Ville chaîne de montage du social, idéologie et théorie de la métropole ». Dans leur refus d’être des thérapeutes des sociétés postmodernes, ils portent à leur paroxysmes les thèses du mouvement moderne, et produisent « les images préventives des horreurs que l’architecture était en train de nous garder en réserve » (Andréa Branzi). Il s’agit donc d’une utopie critique fondée sur une vision réaliste du monde. C’est une ville sans qualité, non pensée, non dessinée, pure produit d’une modernité de la consommation, qui présente les caractéristiques spatiales d’un supermarché ou d’un parking, un intérieur neutre mais sans fin, qui devient le milieu de vie des habitants. Elle propose un schéma répétitif aux centres multiples, structure neutre, homogène, ouverte, et continue. Dans cet espace étale et non déterminé, il s’agit en fait d’un espace de liberté sans fin, aménagé de meubles habitables, utilisables selon les circonstances, et dans lequel l’individu peut réaliser son habitat comme une activité créatrice, libérée et personnelle [annexe p.91]. Les espaces intérieurs, éclairés artificiellement et climatisés, permettent d’organiser de nouvelles typologies d’habitation ouvertes et continues, destinées à de nouvelles formes d’association et de communauté. « Analyse radicale du projet d’architecture et de design, No-Stop City offre ainsi le modèle d’une ville immatérielle et sans qualité, vouée au seul flux continu des informations, des réseaux technologiques, des marchés et des services, consommant la disparition de l’architecture dans une pure « sémiosphère urbaine » et débarrassée de toute valeur symbolique. » 37 37

Cité dans la description du projet par le Frac Centre. 35


Face à l’échec de l’architecture, c’est le design qui est alors l’outil conceptuel fondamental pour modifier les modes de vie et le territoire. L'homme moderne doit être libéré des obligations de l'architecture comme système de représentation, car elle empêche toute action libre de l’individu. « Considérant l'architecture comme une catégorie intermédiaire d'organisation urbaine qu'il fallait dépasser, No-Stop City opère une liaison directe entre la métropole et les objets d'ameublement : la ville devient une succession de lits, de tables, de chaises et d'armoires, le mobilier domestique et le mobilier urbain coïncident totalement. Aux utopies qualitatives, nous répondons par la seule utopie possible : celle de la Quantité. »38 Une ville sans architecture permet de se libérer de l’échelle de l’entre deux intérieur/extérieur, technologie/nature, et de les faire se mélanger dans un même milieu. Il s’agit donc en fait d’un instrument d’émancipation, où dans un milieu neutre qui est le résultat d’une situation non pensée par l’homme, il y a des espaces de l’appropriation à l’infini. No-Stop City développe ainsi une variation sur le thème de la grille. « L’idée d’une architecture inexpressive, catatonique, fruit des logiques expansives du système et de son antagonisme de classe, était la seule architecture moderne qui nous intéressait. […].une architecture qui regarderait sans crainte la logique de l’industrialisme athée, dédramatisée, gris, où la production en série réalisait des décors urbains infinis. »39 Dans ces décors urbains infinis, l’homme se fait nomade, campeur, le mode de vie s’adapte à cette « Amazonie High-tech », la société se fait communauté. « Faire de l’architecture ne voulait pas dire uniquement faire des maisons ou, de façon plus générale, construire des choses utiles ; c’était s’exprimer, communiquer, débattre, créer librement son propre espace culturel, en fonction du droit de chaque individu à réaliser son propre environnement »

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L’homme est donc absolument libre, et sa

http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/archizoom-associati/no-stop-city64.html?authID=11&ensembleID=42 38 Andrea Branzi, cité dans la description du livre sur le site des éditions HYX 39 Andrea Branzi, post script, in No-Stop City, Archizoom Associati, pp148-49 40 Cité dans la description du groupe par le Frac Centre. http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/archizoom-associati-58.html?authID=11 36


liberté s’exprime dans son appropriation, et son comportement. Cette citation exprime bien à quel point le projet publié a une valeur autre qu’un bâtiment, en ce qu’il est un potentiel d’espace qui interroge par son existence la discipline architecturale.

Les douze villes idéales de Superstudio – 1971

We can live without architecture. Adolfo Natalini

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Superstudio est fondé en 1966 par à Florence par Adolfo Natalini, Cristiano Toraldo di Francia, Roberto Magris, Piero Frassinelli Alessandro Magris, et Alessandro Poli. Le groupe, comme Archizoom, se lance dans une critique de l’échec de la ville moderne à concrétiser l’épanouissement social et culturel des individus. Mais contrairement à ce que nous avons vu précédemment, ils tentent de trouver les voies d’une refondation philosophique et anthropologique de l’architecture. Natalini explique en 1971 « …si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l’architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société et de propriété, alors nous devons rejeter l’architecture ; si l’architecture et l’urbanisme sont plutôt la formalisation des divisions sociales injustes actuelles, alors nous devons rejeter l’urbanisation et ses villes… jusqu’à ce que tout acte de design ait pour but de rencontrer les besoins primordiaux. D’ici là, le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans architecture. » Le recours au photomontage est une spécificité de la pratique de Superstudio, notamment pour Le Monument Continu, présenté pour la première fois lors de l’exposition Trigon à Graz en 1969, qui exhibe des paysages naturels bruts, des océans, des villes, surmonté d’une grille tridimensionnelle blanche qui les colonise uniformément. Cette vision spectaculaire met en image l’idée d’une architecture absolument neutre, immuable, transcendant toute échelle. « Forgeant ces projections 41

Citation de 1971. 37


« dystopiques » sur le constat intuitif et réaliste d’une époque, Superstudio construit la représentation synthétique et critique d’une humanité entrée dans l’ère de l’image, du réseau et de la communication totale. » 42 C’est donc l’usage de l’image et le rapport que le groupe entretient aux images qui définit le travail de Superstudio ; il y a d’ailleurs un grand flottement du sens de ces images : évidement critiques, on peut néanmoins s’interroger sur la fascination qu’elles ont incité par la suite. Ces images ont plus valeur de matière à réflexion, de support à débat, en vue de repenser la ville et la manière de la produire, qu’un désir de mise en application tel quel, mais semblent jouer de cette double interprétation possible. En Décembre 1971, Piero Frassinelli publie les « Douze contes prémonitoires pour une renaissance mystique de l’urbanisme », dans le numéro 12 de la revue AD. « Superstudio évoque les visions de douze villes idéales, but suprême de 20000 ans de sang, de sueur, et de larmes versées par l’humanité ; port définitif de l’homme qui possède la vérité, enfin libéré des contradictions, des doutes, des équivoques, des indécisions ; définitivement et complètement arrêté dans la plénitude de sa propre perfection. » 43 [Annexe p.97 à 104] Voilà l’incipit de ce texte de Superstudio, qui en dit long sur le rapport à la satire et à la contre réalité dystopique comme critique de l’état du monde que met en œuvre le collectif italien. Dans ce texte, sont présentées douze villes idéales sous forme de contes prémonitoires ; le projet se tourne donc vers la forme la plus absolue, s’il en est une, de la fiction : le conte pour enfant. Il fut pour la première fois publié juste avant Noël, puis le texte a été reconfiguré sous forme de présentation slideshow multimédia l’année suivante, en 1972. Il est intéressant de noter que c’est également l’année de publication du livre Les villes invisibles de Italo Calvino.

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Aurélien Vernant, description sur le site du Frac Centre : http://www.frac-centre.fr/collection-artarchitecture/superstudio/monumento-continuo-64.html?authID=185&ensembleID=988 43 Piero Frassinelli, Superstudio. “Twelve Cautionary Tales for Christmas: Premonitions of Mystical Rebirth of Urbanism” AD 41 (1971): 737-742. 38


Douze villes imaginaires, douze fictions qui mettent en scène l’une après l’autre, avec plus ou moins de détail, les mécanismes invisibles de contrôle des individus mis en place dans les villes à l’aube de l’ère de l'électronique et de la mondialisation. Chaque ville idéale est une forme, une géométrie, qui contient en elle-même ses conditionnements sociaux, et constitue une sévère critique de la paralysie sociale, des rêves futiles et les infrastructures sociales débilitantes. Chaque fiction est une variation sur un thème, et recoupe des problématiques habituelles de l’architecture radicale : la grille, la cellule, le rapport du corps à la technologie, l’architecture comme une seconde peau, le spectacle, l’architecture bill-board, l’image et le médiatique ; les corps eux-mêmes deviennent des objets mobiles de l’architecture, une enveloppe autonome qui est à la fois habitée et habite le monde vivant. Les descriptions sont faites d’un texte, plus ou moins long, et d’une image qui illustre le propos.

1. Ville 2000 t. La grille – échantillon d’une ville infinie, qui existe comme état de fait. Les hommes vivent dans des cellules cubiques dont ils ne sortent jamais. Personne ne meurt de mort naturelle car le corps est entièrement maitrisé par des apports de fluides et vitamines grâces aux parois intelligentes. A part s’il s’agit d’un homme rebelle, auquel cas, le plafond l’écrase : la mort comme punition, comme régulation sociale. Alors, le mur paroi se fait placenta pour enfanter un nouveau citoyen. 2. Ville-limaçon temporelle. Le cylindre – forme linéaire qui met en évidence l’état naturel de finitude des choses et des hommes. La ville se construit en permanence en haut du cylindre, tandis qu’en bas elle se décompose. Les hommes naissent dans des cellules ouvertes, qui forment des rues en spirales et y restent jusqu'à leur mort. Chaque nouveau-né engendre une nouvelle unité/cellule, à mesure que la ville se construit. Les unités les plus basses hébergent donc des vieillards et sont faits de matériaux vétustes qui se décomposent. C’est donc la ville du temps qui passe, poussée à l’extrême. 3. New-York of brains. Le cube – forme finie, close, dérision sur l’idée de perfection. La forme la plus aboutie de la perfection est une déshumanisation, les cellules empilées ne contiennent que des cerveaux. Connectés ensembles par des câbles, tous les cerveaux constituent une forme perfectionnée, autonome, d’une société ; le groupe le plus intelligent possible, mais ironiquement totalement impuissant, puisqu’ils ne 39


peuvent que prévoir et comprendre le monde, sans pouvoir en changer la course. La situation succède à la désintégration de Manhattan, détruite ainsi que tous ses habitants par une explosion. 4. La ville astronef. La grande roue – aéronef en route vers un au-delà, situation d’une communauté mise en suspend qui s’autorégule et se répète de génération en génération, en attendant de trouver une nouvelle terre. La roue est la forme même de ce que se répète à l’infini, donc par extrapolation du provisoire, du temps suspendu. La société est régie par un système de reproduction et régulation en attendant, les hommes, allongés dans des sortes de cercueils dans des cabines, ne sont que des corps qui rêvent leur vie – la même pour tous. 5. The magnificent and fabulous Barnum Jr. City. Le chapiteau – dessous, on fait l’expérience d’un monde virtuel, qui se pose comme une sorte de monde catharsis fait pour les visiteurs, pour leur faire ressentir et vivre toutes leurs envies dans la peau d’un autre. Sous un univers et une esthétique du cirque, de l’architecture mobile temporaire, il s’agit d’une ville avatar du divertissement pur, proche de Second Life ou d’autre métavers (contraction de méta-univers). Dans ce monde parallèle, on prône l’irresponsabilité de l’espace de jouissance – tout le monde peut tuer. 6. La ville des hémisphères. La surface plane – les individus sont couchés dans des sarcophages répartis sur une grille dans un champ. Ils contrôlent des semis sphères qui volent au dessus, avatars d’eux mêmes. A nouveau, l’homme et son corps sont réduits à sa pensée. 7. La ville ruban à production continue. Le ruban – production continue d’une bande de ville : la forme questionne donc le rapport du neuf a l’ancien, et l’innovation permanente. Les habitants aspirent vers le mieux, le plus neuf. Déménager le plus souvent possible pour être dans les rues qui viennent d’êtres produites. Rôle des medias et de l’éducation qui forment les citoyens à cette course à l’élévation sociale permanente. 8. La ville à cône à gradins. La Pyramide – forme finie rigide et emblématique d’une société très organisée. Situation sociale héritée d’on ne sait où, qui est mise en évidence par la particularité de la narration : « on dit ». Discours interne. Un homme domine en haut : hiérarchie et mysticisme de l’origine de l’autorité. On ignore qui il est. Lieu de la lutte sociale pour l’ascension qui est impossible car pas de marches entre les étages. 40


9. La ville machine habitée. La grotte – une machine autosuffisante, on se déplace sur des tapis roulants mécaniques, dans un milieu clôt. Si l’on sort des sentiers battus, on tombe et se fait écraser dans les multiples rouages. 10. La ville de l’ordre. Le robot – dans une vraie ville faites de rues et d’immeubles, ce sont les hommes eux-mêmes qui sont modifiés et perfectionnés. La confection a dessein est ici celle des corps qui sont fait de boules de plastiques. 11. La ville aux splendides maisons. Le treillis métallique – course sans fin vers la hauteur. Tous

les habitants ont chacun la même parcelle de départ ; leur individualité

s’exprime en vertical. La société fonctionne sur l’aspiration de chacun à montrer sa richesse : l’ornement extérieur se fait grâce à des panneaux sérigraphies montés sur une structure en treillis, de plus en plus haut. 12. La ville du livre. Le hangar – c’est la ville du livre, celle où la loi n’est pas la même au dedans et au dehors du hangar : l’éthique morale face pratique des corps.

Ces textes sont donc douze récits fictionnels, poussés à leur extrême, de sociétés imaginaires qui expriment différents degrés d’angoisse et de critique à partir de caractéristiques réelles de la société contemporaine de Superstudio. La conclusion de l ‘article explique la raison de ce texte : il s’agit d’un test de personnalité, à la manière des tests psychologiques que l’on peut trouver dans les journaux, avec les réponses types « si vous avez répondu oui à 12, ou 9, 6, 3, 0 questions, quelle personne êtes-vous ? ». C’est bien le vertige de la prise de conscience que la fiction n’est pas si éloignée de la réalité que vise ce projet récit de Superstudio. « Dans un plus ou moins simple geste de frustration, Superstudio mit fin à l’architecture, et travailla de plus en plus dans un registre fictionnel. Ils pouvaient se permettre d’être malicieux, même visionnaires, parce qu’ils n’avaient ni commande ni clients. Lorsqu’en revanche à la fin des années 1970 le travail revint, ce fut la fin de Superstudio. »44

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« The point is, in more or less a single frustrated gesture, Superstudio had done away with architecture, and so increasingly their work became fiction. They could afford to be playful, and even to attempt to be prescient, because they weren't being commissioned to build anything. When, in the late 1970s, work started to come along, that was the end of Superstudio. » Peter Lang, Superstudio : Life without objects, 2003 41


MAP : manuels des possibilités architecturales

In such a moment as this, we can hardly leave our heads buried either in the sand or in our own armpits much longer. Not only are territory, food, air-time, building products, parking spaces or polar bears becoming scarce – but scarcer still is that oldschool commodity: IDEAS 45 Peter Cook

MAP [annexe p.92] est une publication dirigée par l’architecte David Garcia, qui fonda par la suite l’agence éponyme MAP Architects, basée au Danemark. Acronyme de Manual of Architectural Possibilites, l’objet de cette publication créée en 2009 est de faire dialoguer les disciplines de la recherche et de la science avec le projet architectural autour d’un thème unique par numéro. C’est une partie majeure de la production de l’agence ; pour chaque numéro, ils déterminent un thème, et à la suite d’une phase de recherche de trois mois, ils commencent à dessiner des projets qui y répondent. Le format du medium, choisi en conséquence, est celui d’un A1 recto verso plié jusqu'à faire la taille des cartes routières IGN. Au recto, des données graphiques présentent les caractéristiques « objectives » du thème abordé, alors qu’au verso, trois ou quatre projets proposent une réponse « subjective » et partielle à la question. Par ce format à l’opposé du « beau livre », qui crie la désacralisation du médium, et l’utilisation simple du recto/verso comme deux temps de lectures, il s’agit de multiplier les enjeux de communication, de mettre l’accent sur le contenu en brouillant le contenant : « Map n’est pas un magasine (il a seulement deux pages), et n’est pas un livre non plus (il est pulbié deux fois par an). Map est une affiche pliée (A1) où l‘information est d’un coté immédiate, dense et objective, et de l’autre architecturale et subjective. Map est un

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« Dans de telles circonstances, nous ne pouvons pas vraiment rester la tête enfouie dans le sol ou dans nos aisselles. Non seulement le territoire, la nourriture, l’espace temps, les matériaux de constructions, les places de parking ou les ours polaires sont devenus rares, mais encore plus rare sont devenues ces denrées veillottes : les idées. » Cité sur la page de la publication, http://www.maparchitects.dk/page-templates/mappublication/ 42


guipe pour des potentielles actions dans l’environnement bâti, une encyclopédie des possibles qui se plie, une topographie d’idée, ou un poster sur un mur. » 46 La publication se pose comme un véritable projet potentiel : il ne s’agit pas de détacher la théorie de la pratique mais bel et bien de marier totalement les deux dans une démarche de mise en question du monde réel par l’épuisement du champs des possibles. Tout ce qui est potentiel ou possible est contenu en puissance dans le réel. C’est aussi le matériau plié, non rigide, dans cet aspect non précieux, qui parle d’un certain rapport à l’appropriation de chacun. Le lecteur est amené à s’approprier la question soulevée, les projets présentés agissant comme des propositions relatives et non exhaustive : la porte est donc grande ouverte sur un questionnement de chacun, une réappropriation de la question. La publication ne propose pas une solution finie, close. Les projets présentés sont de diverses nature : certains sont pragmatiques, d’autres sont critiques, parfois même ironiques. Selon les sujets des numéros, les projets répondent à cette idée que l’architecture doit renouer avec le domaine du potentiel, de la spéculation, peut être parce qu’en s’échappant de sa matérialité et de sa lourdeur, elle renoue avec l’idée d’une mise en situation permanente, elle se fait versatile, changeante, donc plus en phase avec une conception contemporaine de la durabilité.

MAP est une création très particulière et inventive, qui utilise l’imprimé comme véritable espace de projet. En effet, chaque numéro est un travail de recherche, et les projets qui y sont présentés participent pleinement de cette idée. L’architecture se fait discipline, le projet participe à la dimension de recherche sur un thème. L’usage fait du medium est ici très particulier en ce qu’il ne s’agit pas en soit d’un medium, c’est à dire d’un vecteur d’une idée, mais bel et bien d’un outil de projet, d’un espace qui permet le 46

« Map is not a magazine (it only has two pages) and is not a book (it is issued twice a year). Map presents itself as a folded poster (A1) where information is immediate, dense and objective in one side, and architectural and subjective on the other. Map is a guide to potential actions in the built environment, a folded encyclopedia of the possible, a topography of ideas, or a poster on the wall. » Cité dans l’article de présentation de la publication sur http://www.archizines.com/MAP 43


projet d’un autre type. Il n’y a pas de séparation de théorie pratique, la théorie est ellemême une pratique de l’architecture. Cela rappelle la phrase d’Andrea Branzi, « Faire de l’architecture ne voulait pas dire uniquement faire des maisons ou, de façon plus générale, construire des choses utiles ; c’était s’exprimer, communiquer, débattre, créer librement son propre espace culturel, en fonction du droit de chaque individu à réaliser son propre environnement »

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Il

semble donc que le livre et l’imprimé soient essentiellement liés à une pratique expérimentale de l’architecture. Il est intéressant de noter que Peter Cook, ancien membre du collectif anglais Archigram, signe toutes les introductions. C’est donc dans la même veine que les projets évoqués précédemment que cette publication se situe : c’est la continuité de la tradition des années 1960 1970 de l’architecture de proposer une contre réalité, de projeter des potentialités autres, des alter mondes ; la nuance, c’est qu’à la démarche volontairement négative qu’avaient les radicaux italiens, elle postule une utopie positive. Il semble donc que soient les publications, quelles que soient leur forme, article dans une revue, livre, carte, parlent d’une relation et d’une tension entre discipline et métier. La dimension de recherche de l’architecture, donc discipline cognitive, est une des composante clé de la pratique de notre métier, notamment les jeunes agences, mais pas seulement. Une exposition sur laquelle j’ai travaillé eu la chance de travailler pendant plusieurs mois, faisait état de ces relations diverses des architectes à la recherche, In Vitro, qui a eu lieu en octobre 2013 à la Maison de l’architecture.

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Cité dans la description du groupe par le Frac Centre. http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/archizoom-associati-58.html?authID=11 44


QUAND L’ARCHITECTURE SE RACONTE La question de la discipline architecturale est fondamentale dans l’interrogation des relations qu’ont les architectes avec l’imprimé. Nous allons maintenant nous pencher sur des publications majeures de ces dernières années par des grandes agences internationales, qui ont toute une certaine considération pour la recherche et la théorie. OMA, MVRDV, BIG : comment leur rapport au livre est significatif d’un rapport contemporain au récit. C’est le processus, parfois même la sérendipité, qui est à la l’œuvre aujourd’hui dans la démarche de certains architectes. Le projet d’architecture est donc de plus en plus lié à son processus de conception, et celui-ci est de plus en plus explicité.

SMLXL ou la bigness en format portatif

Architecture is by definition a chaotic adventure. Rem Koolhaas

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Il existe aujourd’hui un bouleversement des pratiques des graphistes et des architectes, et les nouvelles technologies permettent une collaboration de plus en plus étroite des deux mondes. Plusieurs livres sont en effet co-signés, et sont donc des œuvres communes issues d’un partenariat égal, qui ont des effets dans les deux milieux conjointement.

Publié fin 1995, et réédité en 1997, SMLXL est issu de la collaboration active de Rem Koolhaas avec le designer graphique Bruce Mau. Celui-ci est en effet présenté sur la couverture comme co-auteur. Le graphiste est donc partie prenante de la conception du livre ; comme il l’exprime lui-même : « la paternité du livre est l’un des problèmes les plus difficiles dans ce projet […] distinguer mon travail de celui de 48

« L’architecture, par définition, est une aventure chaotique » Rem Koolhaas et Bruce Mau, SMLXL, 010 Publishers, Rotterdam, 1995, p.19 45


Rem dans le livre devient vraiment difficile. Au niveau des idées, le travail est celui de Rem, mais dans la synthèse du texte, de l’image et de l’architecture, on ne peut isoler la part de chacun ».

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Le choix d’affirmer le partage affirme le livre comme une

nouveauté dans le champ éditorial. Il existe toute une tradition des rapports de l’imprimé à l’architecture, en terme de mise en page, typographie, texte, organisation générale.

Ainsi, la matérialité du livre évoque ce dont il traite [annexe p.87]. Le titre notamment participe de cette fonction d’exposition du contenu : il pose la métaphore de l’architecture comme prêt-à-porter. SMLXL, en plus d’être le titre, dicte l’organisation interne des projets, qui sont classés selon leur taille. Mais cet ordre est mis en question par la présence d’un dictionnaire transversal aux quatre catégories, qui se pose comme structure autonome. L’ordre alphabétique s’ajoute au classement par taille et créé des interférences qui parfois produisent des paradoxes. Un index à la fin continue la structure formelle en colonne droite alignée sur le côté gauche du livre, et propose les références des citations présentes dans le dictionnaire. Et enfin, l’index est traversé par un autre dispositif de références, celui des images : les références s’entrecroisent donc selon le même système avec lequel les images s’entrecroisent avec les citations du dictionnaire. Mais cet apparent système très défini est en fait démenti par la présence sous les images de légendes, dans le corps même du texte.

Ainsi, l’organisation interne est manifestement corrompue et débordée par l’abondance des images. Car SMLXL pose véritablement la question du rôle de l’image dans le livre. Ce sont les images plus que le texte qui génèrent une forte impression de chaos de l’information, et qui assume ce rôle de contextualisation des projets.

Il existe deux registres d’images : certaines sont amenées par le propos 49 Cité dans Catherine de Smet, « Je suis un livre » in Pour une critique du design graphique, Editions B42, 2012, p.169 46


documentaire du livre, alors que les autres constituent un matériel illustratif autonome et indépendant aux projets. La mise en page propose donc ainsi un univers parallèle, posé dans un double mouvement d’amarrage ponctuel au discours développé autour des projets et d’autonomie propre. Ainsi, les photos d’archive, de presse, les cartes postales, les gravures anciennes, les images pornographiques, les publicités de catalogues de vente, les reproductions d’œuvres artistiques sont mises dans un mouvement auto-cohérent, qui génère un contexte aux projets évoqués. L’architecture de Rem Koolhaas est donc exposée dans son rapport au monde, rapport non linéaire et contingent caractéristique de l’époque postmoderne de la société de consommation. Cette mise en boucle des images propose une consultation non linéaire, et permet des lectures multiples. Cela relève d’une conception du livre comme espace cinétique : résonance et échos transversaux, rappels, continuités, reprises. Le travail du graphiste comme celui de l’architecte est un travail spatial.

La question du rôle autonome de l’image pose la question du bouleversement de la forme du livre même, qui ne doit plus se comprendre comme espace fini mais comme espace modulable à l’infini. Ce livre dont Laslo Moholy-Nagy avait prédit l’avènement, déjà mentionné auparavant : « L’invention de la photographie et son développement, la machine à composer phototypique, l’introduction des publicités lumineuses, la continuité optique des films et les effets simultanés d’évènements perceptibles par nos sens (les mouvements des grandes villes) rendent possible et exigent un niveau entièrement différent dans le domaine optico-typique également. Le texte gris se transformera en un livre d’images chatoyantes et sera perçu comme une création optique continue (une suite cohérente de feuilles séparées). »

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L’avènement de l’ère électronique annoncerait la disparition du livre et de l’imprimé. Mais le signe de SMLXL semble indiquer l’inverse : ce livre qui n’aurait pu exister sans l’informatique, affirme la conviction que la technologie, loin de tuer le livre, permet d’en renouveler la forme. Bruce Mau dans un entretien avec Ken Coupland, 50

Cité dans Catherine de Smet, « Je suis un livre », op. cit., p.174 47


Bruce Mau : Bookmaker, affirme : « Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est que la technologie appliquée au monde de l’image est en train de réinventer le livre, plutôt que de le tuer comme cela avait été prédit. C’est la que nous essayons de nous tenir, 51

dans ce moment de réinvention. »

La question de la monumentalité de l’ouvrage, de sa forme (son poids de 18kg et ses 1448 pages) et de son contenu (vingt ans de projets d’OMA qui n’avaient alors jamais été regroupés) est évoquée par la présence de Poodle, le caniche sculpture de Jeff Koons, qui rappelle son autre œuvre devenue symbole et signe du musée Guggenheim de Bilbao, le chien végétal Puppy. La monumentalité est donc interrogée ironiquement au détour d’une page : « la masse du livre s’élève et se met 52

en scène : Je suis un livre » . Et ne manque pas d’évoquer en parallèle « Je suis un monument » de Robert Venturi.

« Il y a dans cet ouvrage une grande flottaison du sens, au sens où l’entendait Barthes dans Rhétorique de l’image, et le rôle d’ancrage du texte par rapport aux images non documentaires est globalement assez faible. Le jeu infini de la combinaison des images entre elles entraine le contenu, donc le texte, dans un mouvement centrifuge. »

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Les images ne sont pas illustratives et asservies au propos, elles se

développent au contraire dans un mouvement propre, et se posent comme système de sens indépendant. Ce livre est donc un microcosme, une sorte d’œuvre prototypique des rapports que les architectures de Rem Koolhaas entretiennent au monde : l’architecture est à la fois omnipotente, sujet et objet central, et impotente, prise dans des contradictions violentes avec le contexte qui l’entoure. Le livre incarne entièrement dans sa forme, sa composition, son contenu, la théorie de OMA ; SMLXL est l’une des constructions les plus significatives de l’agence. Il est donc cohérent d’en parler comme un véritable 51

Cité dans Catherine de Smet, « Je suis un livre », op. cit. p.174 Ibid., p.181 53 Ibid., p.177-178 52

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projet, et non comme une simple compilation monographique. Le statut du livre comme espace de projet est ici entièrement assumé, notamment grâce à la collaboration avec Bruce Mau. Pour autant, cet usage est-il uniquement lié à la démarche propre de OMA, ou est-elle un signe plus large d’une récupération de tout medium qui permet la communication d’une agence ?

Metacity to Datatown : de l’exposition au livre

Metacity/datatown book is a film book, content and images are coming directly out of the film. The book was scripted like the movie. And intended to be read like a movie (middle part). The triptic main structure makes reference to a book or a play. Winy Maas

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Le livre majeur de MVRDV provient au départ d’une installation vidéo conçue par Winy Maas en collaboration avec Jan van Grunsven et Arno van der Mark, pour le Stroom Center for Visual Arts de La Haye. Cette installation vidéo devient itinérante : le livre paraît au moment de sa deuxième présentation, à la galerie Aedes East à Berlin, le 12 mars 1999. Le livre s’autonomise dès le départ de cette installation, et n’en reproduit pas réellement le contenu ; de même que les différentes versions de l’exposition ne sont pas les mêmes. Un film est ensuite créé par MVRDV et Wieland & Gouwens. Les matérialités successives que prend Metacity/Datatown [annexe p.86] expliquent le sens et le statut du projet. C’est la spécificité du livre par rapport aux autres corporalités de ce projet qui permet d’en comprendre l’originalité au sein du même type de publications architecturales. C’est d’ailleurs par le livre que s’est fait la postérité et la fortune critique de ce projet : une installation un peu confidentielle d’un centre d’art 54

« Le livre Metacity/Datatown est un livre film, le contenu et les images proviennent directement du film. Le livre a été scénarisé comme le film. Et pensée pour être lu comme un film (notamment la partie centrale). La structure en triptyque comporte une référence narrative ou théâtrale. » Enrico Chapel « Nouveaux medias et persistance du livre » in Livres d’architectes sous la direction de Marilena Kouriniati 49


s’est transformée en livre-manifeste. Pourquoi et comment ces démarches de visualisation sont devenues un livre ? Ce projet met en évidence l’hybridation des domaines : l’architecture et les arts visuels publics, la synergie aussi avec les technologies numériques. Si le recours à l’expertise graphique est courant dans l’édition des livres d’architectes, les porosités et les influences réciproques entre l’architecture, l’imagerie numérique et la vidéographie ouvrent des questions nouvelles. L’usage diffus de l’ordinateur impact les modalités de production des livres, de même que leurs formes et leurs contenus. Le livre comporte en effet peu de pages écrites : 24 sur 224. Le reste est constitué d’impressions de dessins, de photographies et de diagrammes. Cela semble témoigner d’une réduction de l’expression verbale face au visuel foisonnant. La structure est simple : trois parties, qui constituent en quelque sorte l’ouverture, le corps central, et la conclusion. Ce sont les relations entre ces parties et surtout les relations du livre avec son paratexte (écrits et images de l’exposition qui précède, remerciement, notes) qui fait l’intérêt de ce projet. A la place de la deuxième couverture se trouvent des images pleine page, des photographies de l’exposition, qui introduisent donc le lecteur volontairement dans l’espace du projet : les codes du livres sont dépassés. Les photographies affirment en effet un parcours dans l’espace et donc le caractère spatiotemporel du livre. La première partie, Metacity, constitue le diagnostique de la condition urbaine contemporaine. Elle est introduite par un texte court de quatre pages écrit par Winy Maas qui expliquent les diverses conditions de l’apparition de nouvelles dynamiques territoriales qui tendent à transformer le monde en une « metacity » : statistiques, construction de scenarii catastrophes, tableaux numériques, diagrammes, cartogrammes, photographies aériennes. La deuxième partie, Datatown, présente la maquette virtuelle de la ville telle qu’elle est exposée à la galerie de Berlin. Cette maquette est une illustration de l’état limite de la metacity, et si elle s’appuie sur des statistiques hollandaise, elle ne connaît pourtant « aucune topographie donnée, aucune idéologie prescrite, aucune représentation, aucun

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contexte. »

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Elle est constituée de pures données, dans toute leur matérialité

inquiétante. La troisième partie, Numbers, accueille les entretiens réalisés à l’occasion du colloque qui suivit l’exposition au Stroom Center. Elle constitue une sorte d’épitexte du livre, une conclusion. Metacity occupe 64% de la surface imprimée (143 pages), Datatown 18,3% (41 pages) et Numbers 8,5% (19 pages). Datatown est pourtant le véritable objet du livre comme elle l’a été pour l’exposition ; Metacity présente en effet plutôt le diagnostique nécessaire à son énonciation, et Numbers comporte des discours d’expert qui cherchent à la légitimer. Datatown s’ouvre sur un diagramme qui donne le nombre d’habitants au km2 dans les principaux pays du monde. Suit une introduction de Winy Maas, un tableau résumant les données de chacun des 25 secteurs de la ville et un diagramme métrique pour leurs surfaces relatives. Puis 6 séquences visuelles simulant les secteurs réservés respectivement à l’habitation, l’agriculture, l’absorption du CO2, l’énergie, les déchets et les eaux. Chaque séquence comporte des illustrations réalisées en grande partie par mapping. Selon des données statistiques, il y a une multiplicités de scènes urbaines et leurs postulats de production, consommation ou d’organisation du système bâti inscrits dans le scenario. Chaque image est assortie d’un commentaire et parfois associée au diagramme métrique. La mise en page est stricte et rationnelle : unité donnée aux doubles pages, opposition claire entre images de synthèse et images statistiques, usage uniformisé des couleurs, une seule typographie. Il y a dans ce livre une volonté évidente de clarté du contenu. Les double pages sont constituées par des illustrations construites par ordinateur et imprimées comme elles peuvent apparaître à l’écran, auxquelles s’ajoutent des diagrammes métriques librement juxtaposés ou surimposés, des arguments et légendes en haut de page. Ce travail est permis par l’application des techniques numériques aux arts graphiques. Ville hypothétique ou imaginaire, paysage de rêves ou cauchemar à venir, MC/DT est une simulation urbaine, et fait l’état des lieux des techniques disponibles à l’époque. 55 Enrico

Chapel, entretien avec Paul Ouwerkerk 18 fevrier 2010 51


Une structure narrative, sorte d’itinéraire de visite, organise les séquences, et fait que de la temporalité un élément structurant du livre. Le mouvement du sujet dans les différents secteurs importe plus que le plan réel de la ville. Le livre est en effet d’abord un film : il est construit comme tel, et doit être lu comme tel. C’est une narration faite par une suite d’impression écran ; les effets graphiques des zooms successifs des pages 82 à 93 mettent l’accent sur la multiplicité des points de vue : effets de séquenciation comme une pellicule de cinéma, effet de cadrage des images et de multiplication des points de vue qui offrent une vision mobile et multidimensionnelle de l’espace urbain. Le livre garde la trace de l’environnement de l’exposition, où l’espace urbain dématérialisé est reconstruit par des projections d’images sur des parois pour envelopper et immerger le spectateur. Le livre devient porteur de cet univers polysensoriel, un « livre filmique ». Ce livre est l’expression de l’architecture numérique, devenue un processus de transformation géométrique et de moins en moins un objet physique et statique. Il correspond à une théorisation de la pixellisation d’une architecture formée de paramètres/cellules écrans qui cristallisent informations, désirs, exigences et énergie, nouant des relations à toutes les échelles et dans le temps. La représentation de Datatown est une banque de données in progress, une architecture numérique événementielle qui intègre le mouvement et l’évolution de la forme dans sa représentation. L’occupation du terrain théorique et médiatique est aussi un terrain de lutte pour la commande. Le nombre important d’ouvrages publiés par MVRDV montre que la politique éditoriale de cette agence a une place majeure dans leur stratégie de communication et de visibilité médiatique : service de presse interne dans l’agence, nombreuses expositions, réseau social développé. Les projets éditoriaux sont dans la ligne directe des idées architecturales de l’agence : impressionner par la quantité, par la provocation, par les images. Le livre est d’ailleurs fabriqué à l’intérieur de l’agence ; cela parle d’une certaine hybridation des pratiques architecturales et éditoriales. Il semble de plus en plus que les architectes travaillent de la même manière leurs projets et leurs publications : mêmes outils, mêmes aptitudes, mêmes habilités. Les logiciels et les compétences graphiques utilisées tendent à devenir les mêmes. Ce mélange entre les 52


procédés de conceptions, et ceux de présentation indique que la communication devient aussi une part importante du discours théorique et du positionnement de l’agence. La visibilité est une démarche, un positionnement architectural. Le livre de MVRDV a pour ambition de sensibiliser sur les changements de l’univers global qui nous entoure et au changement nécessaire des pratiques de projets que cela impose. L’instabilité du medium, et le choix final du livre, racontent plusieurs choses. L’installation vidéo est provisoire, et ne peut atteindre qu’un nombre limité de personnes. Le livre permet une circulation plus large et plus diffuse dans l’espace. Il joue le rôle de caisse de résonnance et pérennise en même temps le projet de la « ville de données » qui, imprimée sur papier, peut être disponible et aisément accessible dans toutes les bibliothèques et les librairies d’architecture. « C’est important d’avoir un livre, on peut y mettre plus d’informations, plus de données que dans un film. […] L’image est très importante maintenant dans le monde. Les architectes doivent construire des images fortes. Ils ne peuvent pas s’en échapper. J’adore les images du film. Mais on a besoin d’ordonner tout cela, et le livre constitue une sorte de catalogue de la pensée […] De plus, ces deux objets ouvrent à deux types d’expériences différentes. Ils sont complémentaires. »56 Au moment et au sujet d’une dématérialisation de données, le choix du livre est significatif. Il parle d’une certaine redéfinition du travail de l’architecte. Le projet se tourne de plus en plus vers d’autres domaines, l’art, le cinéma, la vidéo, les expositions, les éditions. Le livre s’affirme comme geste architectural, dans toute sa complexité et sa contradiction, à la fois lieu d’expérimentation et lieu de communication.

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Enrico Chapel, entretien avec Paul Ouwerkerk 18 février 2010 53


Yes Is More : de l’ambigüité du « story-telling »

Rather

than

being

radical

by

saying

fuck

the

establishment, fuck gravity, fuck the neighbours, fuck the budget, fuck the context – we want to try to turn pleasing into a radical agenda. Bjarke Ingels

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Du 21 février 2009 au 31 mai 2009 se tient l’exposition Yes Is More au Danish Architecture Center de Copenhague. Un livre autoédité par l’agence BIG accompagne l’exposition. Elle est ensuite reprise en France au centre d’architecture Arc en rêve de Bordeaux du17 juin 2010 au 31 octobre 2010. Puis il paraît en novembre 2010 aux éditions Taschen. Le titre est emblématique de la posture de l’agence danoise Bjarke Ingels Group ; il fait l’amalgame de la célèbre phrase de Mies Van der Rohe « Less Is More » avec celle de Barack Obama lors de sa campagne de 2007, « Yes We Can ». Cette architecture slogan qui joue sur l’oxymore, c’est à dire la résolution d’éléments contradictoires, est significative de la pratique de l’architecture que prône l’agence danoise : une attitude vers le consensus, le positif, le plus et plus égal plus. C’est la première publication de la nébuleuse BIG, une agence très atypique qui connaît aujourd’hui un succès grandissant, où les méthodes, procédés, outils et concepts sont constamment remis en question et redéfinis. Le livre est donc une monographie sur 10 ans de projets de l’agence ; 35 projets sont présentés, dont la plupart ne sont pas réalisés. Le livre, ainsi que l’exposition, utilise le format et l’esthétique de la bande dessinée, selon eux pour utiliser des codes déjà établis d’un langage de narration. Car en effet, là où habituellement le rôle évident d’une monographie est de présenter des produits finis, Yes Is More présente un processus de travail. « L’idée est d’exposer la narration de comment l’architecture se fait derrière la scène, comment les idées prennent matière et les formes évoluent. L’architecture n’est 57

« Plutôt que d’être radical en disant fuck l’institution, fuck la gravité, fuck le voisinage, fuck le budget, fuck le contexte, nous voulons essayer de faire de la satisfaction un programme radical. » Bjarke Ingels Group, Yes Is More, Copenhague, Editions BIG Aps, 2009, p.14 54


jamais impulsée par un seul évènement, n’est jamais conçue par une seule personne, n’est jamais dessinée d’une seule main. Ce n’est pas non plus la matérialisation d’une seule volonté ou d’une pure idée, mais plutôt le résultat d’une adaptation perpétuelle à des multiples forces qui s’opposent dans la société. »58 C’est donc dans ce but que l’esthétique de la bande dessinée est utilisée : poser l’architecture comme un processus, comme une narration [annexe p.84]. Chaque projet est présenté dans une partie qui lui est propre, mais chacun est documenté de manière différente : il n’y a pas de grille de mise en page, pas de structure qui se répète à l’intérieur des parties. Bjarke Ingels est omniprésent comme un personnage de narrateur personnifié, qui commente les images, apparaissant au détour d’une page pour commenter l’un des aspects clés de la démarche. Les projets sont présentés par la mise en relation de mots, d’images et de diagrammes, avec les habituelles photos, dessins, maquettes et images de rendu typiques de livre monographiques ; ce foisonnement de matériel explique chaque démarche de projet, de l’idée de départ à son incarnation dans une forme, selon son degré d’achèvement. La structure de bande dessinée fonctionne bien dans cette combinaison de mots et d’images, de texte et de paratexte, d’épitexte, et de sous-texte ; en outre le type des images reproduites, notamment l’usage des diagrammes d’évolutions – ces vues en axonométrie aériennes qui ont fait la spécificité de l’agence, et qui résume les principales opérations d’un projet – affirment bien le projet comme une pure narration. L’agence a introduit cette manière de faire de l’architecture qui explicite sa démarche, qui fait du raisonnement le vrai projet, davantage que la forme finale ; et donc inventé une manière de présenter les idées qui les fait sembler comme la solution la plus intelligente possible, puisqu’elle provient d’un processus clair, logique et explicité. Les premières pages du livre posent la monographie comme le manifeste d’une « utopie pragmatique », présentée comme l’évolution logique de l’architecture vers un 58

« The idea is to expose the behind-the-scene story of how architecture happens, how ideas take form and shapes evolve. Architecture is never triggered by a single event, never conceived by a single mind, and never shape by a single hand. Neither it is the direct materialisation of a personal agenda, or pure ideals, but rather the result of an ongoing adaptation to the multiple conflicting forces flowing through society. » Texte introductif du projet sur le site internet de BIG : http://www.big.dk/#projects-yim 55


positionnement contemporain. La démarche BIG est alors introduite dans une dimension de manifeste populaire culturel. « Au cours de l’histoire, l’architecture a toujours été dominée par deux extrêmes opposés: une avant-garde aux idées extravagantes, inspirées de la philosophie ou du mysticisme, et les cabinets de consultants bien structurés qui construisent des cubes convenus et ennuyeux de grand standing. L’architecture paraît cloisonnée : soit elle est d’un utopisme naïf, soit d’un pragmatisme pétrifiant. Nous pensons qu’il existe une troisième voie, intermédiaire entre ces conceptions diamétralement opposées: une architecture utopique et pragmatique qui a pour objectif pratique de créer des endroits idéals d’un point de vue social, économique et environnemental. Chez BIG, nous nous consacrons à investir ce chevauchement entre radicalisme et réalité. » 59 C’est donc au regard d’une histoire de l’architecture que se place l’attitude de BIG. Face à l’héritage de Mies Van der Rohe, de Philip Johnson, de Charles Jencks, de Rem Koolhaas et de Barack Obama, chaque attitude explicité sur une page noire au commencement du livre, se pose l’attitude de consensus de BIG, qui prône la synergie et la réussite comme un manifeste. Cette utilisation ironique assumée d’une surmédiatisation, d’une posture, est tout de suite balancée par l’explication que cette culture du consensus est héritée d’une culture nordique particulière : « Peut-être c’est mon ascendance danoise, avec cette culture toute particulière du consensus, mais je ne peux m’empêcher de voir du potentiel dans l’harmonie et la synergie. Dans une ville, il y a une très forte tendance au conflit, mais ce conflit peut en réalité mener à quelque chose qui le dépasse. »60 Et c’est d’ailleurs cette démarche autopromotionnelle qui a fait la réussite de l’agence à ses débuts. Le premier projet qui projette Bjarke Ingels en une des journaux est une proposition spontanée, qu’il réalise en parallèle des élections municipales de 59

Bjarke Ingels Group, cité sur la page de présentation du livre par les Editions Taschen : http://www.taschen.com/pages/fr/catalogue/architecture/all/18509/facts.yes_is_more_une_ban de_dessinee_sur_levolution_architecturale.htm 60 « Maybe it's being from a Danish background, with the ultimate culture of consensus, but I always see the potential for synergy or harmony. When you have a city, there's a great potential for conflict, but that conflict can actually lead to something that takes us one step further. » Article de The Independant « Is maverick master builder Bjarke Ingels the world's smartest architect or just the craziest? », 11 juillet 2014 http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/architecture/is-maverick-master-builder-bjarkeingels-the-worlds-smartest-architect-or-just-the-craziest-9595291.html 56


Copenhague où le débat mentionnait la nécessité de construire 5000 logements sociaux en plus. Ingels se saisit de l’opportunité et propose un projet de logements sur un terrain vague de la ville : un gigantesque « perimeter bloc » qui laisse au centre l’espace vert libre, avec ses quarante terrains de foot (terrains de football à 11 et 7 personnes). C’est donc par les journaux et le grand public, dans le cadre d’une campagne politique, que se fait sa célébrité première. Et si l’on peut en reconnaître la brillance stratégique, cette attitude est exactement ce qui gène parfois. Par la suite, ce sont des promoteurs privés, avec une réelle envie de faire des projets novateurs dans le domaine du logement, qui viendront voir directement Bjarke Ingels et lui passer commande ; et lui permettre de réaliser les premiers projets marquants de l’agence. C’est le cas du projet de logements Mountain, qui témoigne parfaitement de cette volonté de l’agence de remettre en question le statut quo établit, et d’inventer de nouvelles typologies en dépassant les topologies existantes : à partir de conditions données - le programme, le site - le projet génère une nouvelle qualité. Grâce au positionnement du parking en escalier sous les logements, ceux ci bénéficient tous de la même orientation sud et d’espaces extérieurs généreux : et l’occasion d’inventer un de ces nouveaux oxymores « vertical suburbia ».Le rêve de l’habitat pavillonnaire avec jardin réconcilié avec la densité urbaine. Pour beaucoup, BIG est le signe de l’impact d’une logique marketo-publicitaire sur la pratique de l’architecture. En effet, ce livre qui se pose à la fois comme manifeste, comme prise de parti sur l’évolution architecturale, est aussi perçu comme un catalogue autopromotionnel qui fait suite à une exposition monographique. C’est dans cette ambivalence que se trouve toute la singularité de cette agence. Pourquoi donc ne pas saisir les outils de la communication dans une visée très simple de rendre l’architecture parlante au grand public ? Mais pour autant, la démarche se veut inscrite dans une historicité architecturale, puisqu’elle se postule comme le dépassement même de Rem Koolhaas ; au lieu de la révolution, l’évolution. C’est aussi bien plus profitable.

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Il est donc évident que l’usage que fond les agences du livre est très fortement lié à une volonté de médiatisation. Occuper l’espace du débat, c’est aussi accéder à la commande en se faisant connaître. Dès lors, le livre qui nous est évidemment paru comme un réelle espace de projet architectural, est à considérer dans ce sens qu’il est à la fois outils et finalité simultanément, dans un monde où la visibilité des agences sur le marché est de plus en plus problématique. Mais il reste un véritable outil de réflexion et d’expérimentation, et permet notamment dans les exemples de OMA ou de BIG, de remettre la démarche de l’agence et la posture intellectuelle en jeu au regard de toutes les productions foisonnantes de projets. Le livre est donc de plus en plus un espace privilégié pour les architectes.

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CONCLUSION Vers une scénarisation du projet architectural ?

En somme, le livre est un véritable espace de projet comme semble en témoigner plusieurs usages et plusieurs expérimentations faites par des architectes du médium. L’architecture ne s’arrête pas à la construction, à la maîtrise d’œuvre, mais peut prendre des voies tierces et porter un rapport au monde et à l’historiographie de l’architecture tout aussi fortement qu’un bâtiment. Davantage que de diagnostiquer que le terrain de projet des architectes s’étend de plus en plus à d’autres domaines que celui de la maitrise d’œuvre classique, et que le livre est un espace de projet naturel pour notre métier, les recherches de ce mémoire nous poussent à nous interroger si l’on ne connaît pas une période de scénarisation du projet, qui devient stratégie, prise de parti, manifeste. Et que l’écriture et la théorie sont des composantes clé de ce que l’on appelle le projet. Nous avons vu en premier lieu les enjeux de matière, texture, compositions qui caractérisent l’objet en lui-même. La typographie et la mise en page sont des éléments clés de l’espace de l’imprimé, les typographes des années 1920, les avant-gardes russes, allemandes, néerlandaises ou françaises, ont impulser l’idée que la page est un espace infini, une toile infinie du monde, un potentiel de possibles. Les jeux entre caractères, signes, couleurs, sont autant de lettres d’un vocabulaire spatial, qui convoque et attache du sens ; le message est donc un aspect complexe et fluctuant, comme l’étude de la sémiologie nous l’indique. L’objet du livre lui même est questionnant, en ce qu’il a été mis a mal au sein du monde littéraire comme une volonté de dépasser le mot et le sens clair, et de questionner la part d’indicible, de confus, de trouble qui se trouvait dans la société des années 1960 et se retrouve dans tous les arts. La mise a mort du livre, en tant qu’objet simple et complet, en temps que certitude, par les membres du Nouveau Roman, interroge sur sa postérité. D’autant plus que de nombreuses personnes ont annoncé la mort de l’imprimé avec l’avènement de la troisième révolutions industrielle, l’électronique. Et pourtant, comme nous l’avons vu,

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le numérique, loin de tuer le livre, permet d’en renouveler la forme ; le milieu de l’édition et notamment le graphisme a su tourner la menace en potentiel infini de renouvellement. Le livre est donc un espace non figé, un medium qui offre un espace libre d’appropriation et de création. C’est pour cela qu’il a été utilisé par de nombreux architectes comme alternative à la construction, à des périodes de crise de la discipline, comme nous l’avons vu en deuxième partie. C’est par la publication de projet « de papier », c’est projets non construits qui proposent souvent des alternatives au réel, des mondes autres comme potentiels de questionnements, des hétérotopies et des dystopies. Au moment où l’architecture se met réinterroger les héritages du passé, à remettre en question les certitudes, et à vouloir inventer une alternative et raconter le monde tel qu’il pourrait être, la publication, qu’elle prenne la forme d’un livre, d’un article, ou d’une carte dépliable, est l’espace privilégié pour ce faire. Comme nous l’avons vu, No Stop City ou les Douze Villes idéales de Superstudio, l’un avec des images, l’autre avec des mots, sont des projets phares de cette époque de néo avantgardes des années 1960 et1970. Mais encore aujourd’hui, à une période de crise écologique, le papier reste à la fois un outil et un espace fondamental pour permettre aux architectes de réfléchir à des alternatives ; c’est précisément le postulat de MAP, qui n’est pas tant une orientation éditoriale d’une agence qu’une partie prenante de son travail de projet. Simplement, ce n’est pas une commande, c’est un projet spontané, comme beaucoup d’agences le font parfois, mais un projet spontané récurrent, qui fait donc parti de l’activité quotidienne de l’agence de David Garcia. Nous avons ensuite étudié des publications d’agences internationales, qui ont une démarche de recherche et de questionnement de la discipline. SMLXL est un manifeste d’une manière d’appréhender le réel et la place de l’architecture au regard de tous les autres domaines de la société ; par sa composition et sa structure interne, le livre est presque un prototype d’une théorie, un mise en application, où l’abondance des images déborde la structure première de l’ouvrage – ce classement de grandeur - et met le contenu monographique en résonnance avec un contexte qu’il ne peut évacuer. 60


Le rôle du design graphique dans cet ouvrage pose lui aussi la question d’une certaine mise en crise de la discipline, et d’une nécessité de réinventer de nouvelles pratiques. Metacity/Datatown pose une question connexe mais permet aussi une nouvelle interrogation : un livre manifeste d’une vision de l’architecture dans un monde de données, qui perd de la valeur comme discipline technique. La spécificité du projet réside aussi dans la transformation de medium, et la volonté du livre d’être une traduction de l’espace de l’exposition et de la vidéo. C’est donc un livre où l’image est omniprésente, et déborde la page pour donner une impression cinétique de l’espace. Les agences ont de plus en plus cette volonté d’établir des prises de parties au regard de la discipline, puisque celle-ci est en crise. Il y a donc de nouvelles pratiques de l’architecture qui s’inventent, et notamment une forte volonté d’expliciter la démarche, de mettre en valeur le processus autant que la forme finale. C’est ce dont parle Yes Is More, ce livre qui pioche les codes et l’esthétique de la bande dessinée pour endosser une image de lisibilité et destination au grand public. Cette volonté de scénariser la pratique du projet, en mettant l’accent sur ce qui précède le bâtiment, est une attitude de plus en plus rependue, qui correspond certainement une vision contemporaine du rôle de l’architecte dans un contexte social. Cela n’est pas sans évoquer la pratique particulière de Luca Merlini « En tant qu'architecte, Luca Merlini, ne se contente pas de projeter et de réaliser ; il pousse l'exigence de son métier jusqu'à imaginer les possibles qui à chaque étape de la création se dressent comme des perspectives fantômes et imaginaires entre lesquels nous errons à la rencontre de mirages intrigants, qui stimulent et interrogent la pratique architecturale, mais aussi les éléments constitutifs de notre environnement social. « 61 Dans un entretien avec Suzie Passaquin et Charlotte Vuarchex pour Le courrier de l’architecte, il affirme que le projet dont il est le plus fier est le livre publié en 2010 Le pays des maisons longues [annexe p.93]. Un livre promenade, un livre trajectoire, qui 61

Résumé du livre Le pays des maisons longues, sur le site des librairies Eyrolles. http://www.eyrolles.com/Loisirs/Livre/le-pays-des-maisons-longues-et-autres-trajectoires9782940406135 61


met le cheminement de projet au centre, et parle de toutes ces scenarii qui gravitent autour d’un projet : Et d’ajouter : « Les plus beaux bâtiments que j’ai construits sont les livres. » 62 Ces derniers temps, on assiste à une recrudescence de l’intérêt pour le milieu de l’édition de certains jeunes architectes. C’est par exemple le cas d’une revue lancée le 21 juin dernier, au court de la deuxième édition du Salon du livre d’architecture, organisé par la Maison d’architecture en Ile-de-France, Pli [annexe p.94]. Le premier numéro, Hypertextualité, a ensuite été publié le 24 septembre par la librairie Volume. Cette revue fondée par Christopher Pierre Louis Dessus, avec Adrien Rapin, chargé de communication, Marion Claret, chargée de production, et Jean-Baptiste Parré, graphiste, a pour ambition de faire travailler ensemble designer graphique, éditeur et architecte, en interrogeant les similitudes entre les pratiques des architectes et les pratiques des éditeurs, pour favoriser les échanges interdisciplinaires. Pli témoigne d’une volonté très forte de questionner et d’approfondir le domaine de l’architecture, en l’inscrivant dans un dialogue avec d’autres disciplines. L’architecture réinvente ses codes de lecture et ses modalités d’expression. Et c’est justement ce défit auquel le métier d’architecte est confronté, d’autant plus en période de crise économique : ce n’est pas être seulement répondre à une demande – d’un client, d’un éditeur – mais réussir à postuler et réfléchir à des enjeux. Car le rôle de l’architecte est à nouveau aujourd’hui remis en question, et si la discipline ne veut pas se voir réduire à un aspect cosmétique, et à une pratique égotique et solitaire, il faut qu’elle réinvente une nouvelle interdisciplinarité dans laquelle elle aurait une voix qui sonnerait plus clair. Alors non, en débit de l’adage hugolien, le livre ne tuera pas l’architecture. Il la grandira.

62

Luca Merlini, entretien avec Suzie Passaquin & Charlotte Vuarchex, « Luca Merlini - 43 chemin des fleurettes, 1007 Lausanne », Le courrier de l’architecte, 13 novembre 2013 http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_4985 62


BIBLIOGRAPHIE / WEBOGRAPHIE

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• Design graphique CHASLIN François, « Les architectes, le livre et le design graphique », in Métropolitain, France Culture, 17 juin 2012 DE SMET Catherine, Pour une critique du design graphique, 18 essais FAUCHEUX Pierre, Ecrire l’espace, Robert Laffont, 1978 KUBOVA-GAUCHÉ Alena, MANIAQUE Caroline, DE PUINEUF Sonia, Architecture et Typographie, quelques approches historiques, Editions B42, 2011 KINROSS Robin, La Typographie moderne. Un essai d'histoire critique, Editions B42, 2012 RAND Paul , A designer’s Art, Yale University Press, 1985

• Architecture et publications CHABARD Pierre et KOURNIATI Marilena, Raisons d’écrire, Livres d’architectes : 1945-1999, Editions de La Villette, 2013 D’ORJEIX Emilie (dir.), Le Livre et l'Architecte, Editions Mardaga, 2011 DIDELON Valéry, La Controverse Learning From Las Vegas, Editions Mardaga, 2011 ROUILLARD, Dominique, Superarchitecture : le futur de l'architecture 1950-1970, Éditions de la Villette, 2004 VINEGAR Aron, I am a Monument, on Learning from Las Vegas, Mit, Cambridge, 2008

• Livres d’architectes BJARKE INGELS GROUP, Yes Is More, BIG ApS, Copenhague, 2009 BRANZI Andrea, No Stop City, Editions HYX, Orléans, 2006 CASTEX Jean, DEPAULE, Yves PANERAI, Formes urbaines : de l’ilot à la barre, 1977 et 1997 KOOLHAAS Rem et MAU Bruce, S,M,L,XL, Monacelli Press et 010 Uitverlag, 1995 KOOLHAAS Rem et &&&, Content, Taschen, 2004 MERLINI Luca, Le pays des maisons longues, Métispresses, Genève, 2010 64


SMITHSON Allison (dir), Team X Primer, 1962, 1965 et 1968 MAP Architects, Manual of Architectural Possibilities, David Garcia, 7 numéros, 2009-2014 VENTURI Robert et SCOTT BROWN Denise, Learning From Las Vegas, 1972 et1977

• Livres monographiques ARDENNE Paul, Manuelle Gautrand, architectures, texte de Paul Ardenne, Ante Prima et InFolio, 2005 ARDENNE Paul, Rudy Ricciotti by Paul Ardenne DE SMET Catherine de Smet et MÜLLER Lars, Vers une architecture du livre. Le Corbusier : édition et mise en pages 1912-1965, Baden, 2007

• Revues, maisons d’éditions PLI, revue annuelle d’architecture et d’édition. Premier numéro, Hypertextualité, septembre 2015. COLLECTIF, Back Cover FRENCH TOUCH, Annuel optimiste

• Webographie : Superstudio : http://www.cristianotoraldodifrancia.it/ http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/superstudio/ http://architettura.it/books/2003/200307003/ Archizoom : http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/archizoom-associati/ MAP : http://www.maparchitects.dk/page-templates/mappublication/ http://davidgarciastudiomap.blogspot.dk/2009/08/map-001-antarctica.html http://www.archizines.com/MAP

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ICONOGRAPHIE

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SuprĂŠmatisme Dynamique 57 Kasimir Malevitch 1916 67


Battez les blancs avec le coin rouge ! El Lissitzky 1919 68


Kleine Dada Soirée (Petite Soirée Dada) Theo Van Doesburg et Kurt Schwitters 1922 69


Arba’ah Teyashim (4 chèvres) El Lissitzky 1922 70


Pour la voix Maiakowski et El Lissitzky 1923 71


PublicitĂŠ pour Vickers-house Piet Zwart 1923 72


Trio Piet Zwart 1931 73


PublicitĂŠ Panzani Auteur inconnu 1960 74


Les mots en libertĂŠ futuriste Filippo Tommaso Marinetti 1919 75


Depero futurista Fortunato Depero 1927 76


La mariée mise à nue par ses célibataires, même Rrose Sélavy (Marcel Duchamps) 1934 77


La boite en valise Marcel Duchamps 1936 78


Prière de toucher, catalogue de l’exposition « Le Surréalisme en 1947» Marcel Duchamps 1947 79


Prose du TransibĂŠrien Blaise Cendrars et Sofia Delaunay 1913 80


Mobile Michel Butor 1962 81


Ecrire l’espace Pierre Faucheux 1978 82


La victoire à l’ombre des ailes Stanislas Rodanski et Jacques Monory (François Di Dio) 1975 83


Yes Is More Bjarke Ingels Group 2009 84


Learning From Las Vegas Robert Venturi & Denise Scott Brown 1972 et 1977 85


Metacity / Datatown MVRDV 1999 86


SMLXL OMA 1995 87


Vers une architecture Le Corbusier 1920 88


Walking Cities Ron Herron, Archigram 1964 89


La planète comme un festival Ettore Sottsass 1974 90


No Stop City Archizoom Assiciati 1968 91


No Stop City Archizoom Assiciati 1968 92


Luca Merlini Le pays des maisons longues 2010 93


Pli, revue d’architecture et d’édition Christopher Pierre Louis Dessus 2015 94


MAP David Garcia Studio / Peter Cook 2009 - 2014 95


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ANNEXE

Fasselini – 12 contes prémonitoires de l’urbanisme

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El Lissitzky - Les Huit Points de la Nouvelle Typographie

1 – Les mots imprimés sont vus et non lus. 2 – Les concepts sont communiqués par des mots conventionnels et façonnés en lettres de l’alphabet. 3 – Les concepts devraient être exprimés avec un maximum d’économie — optiquement et non phonétiquement. 4 – La mise en pages du texte, régie par les lois de la mécanique typographique, doit refléter le rythme du contenu. 5 – Les clichés doivent être utilisés dans la mise en pages selon la nouvelle théorie visuelle : la réalité supernaturaliste de l’œil perfectionné. 6 – Les pages en séquence continue — le livre cinématographique. 7 – A livre nouveau, auteur nouveau ; encriers et plumes d’oies sont désuets. 8 – La page imprimée n’est conditionnée ni par l’espace ni par le temps. Il faut dépasser la page imprimée et le nombre infini de livres

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Bruce Mau - An incomplete manfesto for growth

1. Allow events to change you. You have to be willing to grow. Growth is different from something that happens to you. You produce it. You live it. The prerequisites for growth: the openness to experience events and the willingness to be changed by them. 2. Forget about good. Good is a known quantity. Good is what we all agree on. Growth is not necessarily good. Growth is an exploration of unlit recesses that may or may not yield to our research. As long as you stick to good you’ll never have real growth. 3. Process is more important than outcome. When the outcome drives the process we will only ever go to where we’ve already been. If process drives outcome we may not know where we’re going, but we will know we want to be there. 4. Love your experiments (as you would an ugly child). Joy is the engine of growth. Exploit the liberty in casting your work as beautiful experiments, iterations, attempts, trials, and errors. Take the long view and allow yourself the fun of failure every day. 5. Go deep. The deeper you go the more likely you will discover something of value. 6. Capture accidents. The wrong answer is the right answer in search of a different question. Collect wrong answers as part of the process. Ask different questions. 7. Study. A studio is a place of study. Use the necessity of production as an excuse to study. Everyone will benefit. 8. Drift. Allow yourself to wander aimlessly. Explore adjacencies. Lack judgment. Postpone criticism.a 9. Begin anywhere. John Cage tells us that not knowing where to begin is a common form of paralysis. His advice: begin anywhere. 10. Everyone is a leader. Growth happens. Whenever it does, allow it to emerge. Learn to follow when it makes sense. Let anyone lead. 11. Harvest ideas. Edit applications. Ideas need a dynamic, fluid, generous environment to sustain life. Applications, on the other hand, benefit from critical rigor. Produce a high ratio of ideas to applications. 12. Keep moving. The market and its operations have a tendency to rein-

force success. Resist it. Allow failure and migration to be part of your practice. 13. Slow down. Desynchronize from standard time frames and surprising opportunities may present themselves. 14. Don’t be cool. Cool is conservative fear dressed in black. Free yourself from limits of this sort. 15. Ask stupid questions. Growth is fueled by desire and innocence. Assess the answer, not the question. Imagine learning throughout your life at the rate of an infant. 16. Collaborate. The space between people working together is filled with conflict, friction, strife, exhilaration, delight, and vast creative potential. 17. ____________________. Intentionally left blank. Allow space for the ideas you haven’t had yet, and for the ideas of others. 18. Stay up late. Strange things happen when you’ve gone too far, been up too long, worked too hard, and you’re separated from the rest of the world. 19. Work the metaphor. Every object has the capacity to stand for something other than what is apparent. Work on what it stands for. 20. Be careful to take risks. Time is genetic. Today is the child of yesterday and the parent of tomorrow. The work you produce today will create your future. 21. Repeat yourself. If you like it, do it again. If you don’t like it, do it again. 22. Make your own tools. Hybridize your tools in order to build unique things. Even simple tools that are your own can yield entirely new avenues of exploration. Remember, tools amplify our capacities, so even a small tool can make a big difference. 23. Stand on someone’s shoulders. You can travel farther carried on the accomplishments of those who came before you. And the view is so much better. 24. Avoid software. The problem with software is that everyone has it. 25. Don’t clean your desk. You might find something in the morning that you can’t see tonight. 26. Don’t enter awards competitions. Just don’t. It’s not good for you. 27. Read only left-hand pages.

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Marshall McLuhan did this. By decreasing the amount of information, we leave room for what he called our «noodle.» 28. Make new words. Expand the lexicon. The new conditions demand a new way of thinking. The thinking demands new forms of expression. The expression generates new conditions. 29. Think with your mind. Forget technology. Creativity is not device-dependent. 30. Organization = Liberty. Real innovation in design, or any other field, happens in context. That context is usually some form of cooperatively managed enterprise. Frank Gehry, for instance, is only able to realize Bilbao because his studio can deliver it on budget. The myth of a split between «creatives» and «suits» is what Leonard Cohen calls a ‘charming artifact of the past.’ 31. Don’t borrow money. Once again, Frank Gehry’s advice. By maintaining financial control, we maintain creative control. It’s not exactly rocket science, but it’s surprising how hard it is to maintain this discipline, and how many have failed. 32. Listen carefully. Every collaborator who enters our orbit brings with him or her a world more strange and complex than any we could ever hope to imagine. By listening to the details and the subtlety of their needs, desires, or ambitions, we fold their world onto our own. Neither party will ever be the same. 33. Take field trips. The bandwidth of the world is greater than that of your TV set, or the Internet, or even a totally immersive, interactive, dynamically rendered, object-oriented, real-time, computer graphic–simulated environment. 34. Make mistakes faster. This isn’t my idea — I borrowed it. I think it belongs to Andy Grove. 35. Imitate. Don’t be shy about it. Try to get as close as you can. You’ll never get all the way, and the separation might be truly remarkable. We have only to look to Richard Hamilton and his version of Marcel Duchamp’s large glass to see how rich, discredited, and underused imitation is as a technique. 36. Scat. When you forget the words, do what Ella did: make up something else … but not words. 37. Break it, stretch it, bend it, crush it, crack it, fold it. 38. Explore the other edge. Great liberty exists when we avoid trying to run with the technological pack. We can’t find the leading edge because it’s trampled underfoot. Try using oldtech equipment made obsolete by an economic cycle but still rich with potential. 39. Coffee breaks, cab rides, green rooms. Real growth often happens outside of where we intend it to, in the interstitial spaces — what Dr. Seuss calls «the waiting place.» Hans Ulrich Obrist once

organized a science and art conference with all of the infrastructure of a conference — the parties, chats, lunches, airport arrivals — but with no actual conference. Apparently it was hugely successful and spawned many ongoing collaborations. 40. Avoid fields. Jump fences. Disciplinary boundaries and regulatory regimes are attempts to control the wilding of creative life. They are often understandable efforts to order what are manifold, complex, evolutionary processes. Our job is to jump the fences and cross the fields. 41. Laugh. People visiting the studio often comment on how much we laugh. Since I’ve become aware of this, I use it as a barometer of how comfortably we are expressing ourselves. 42. Remember. Growth is only possible as a product of history. Without memory, innovation is merely novelty. History gives growth a direction. But a memory is never perfect. Every memory is a degraded or composite image of a previous moment or event. That’s what makes us aware of its quality as a past and not a present. It means that every memory is new, a partial construct different from its source, and, as such, a potential for growth itself. 43. Power to the people. Play can only happen when people feel they have control over their lives. We can’t be free agents if we’re not free.

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