Danse avec les normes - MFE - Péron Jean-Baptiste

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Danse avec les Normes Péron Jean-Baptiste mémoire de fin d’études



SOMMAIRE p.7

INTRODUCTION

p.17

PARTIE I

p.55

PARTIE II

p.119

PARTIE III

p.211

PARTIE IV

p.283

CONCLUSION

p.287

BIBLIOGRAPHIE

Un monde normal

Une définition par la négative

Philosophie du concept de Norme

Normes et espace



INTRODUCTION



C’est une maison banale. Un heptaèdre presque pur, étrangement coiffé de tuiles provençales au milieu d’une petite plaine vallonnée de Lorraine. Rien d’extraordinaire. Ceint d’une haie de thuyas sombres récemment taillés à l’aide d’un taille-haie électrique, elle est en retrait de la rue, où plutôt de l’allée goudronnée qui la relie à la route principale. Quelques parcelles viabilisées constituent son voisinage direct, ainsi qu’un champ entouré de barbelés où paissent quelques vaches noires et blanches. La façade principale de la maison répond à sa volumétrie pure et simple. Le garage sort en avant vers la petite allée de gravier qui rejoint l’allée principale. Deux fenêtres en PVC de dimensions différentes et répondant à la norme ISO®/ TC 162, avec un vitrage de certification CEKAL sur la qualité thermique TR et acoustique AR3, se présentent entre le garage en avant et la porte d’entrée en PVC également. La porte de H 2150 x 900 mm correspond aux normes de sécurité A2P AR, elle imite les rainures du bois et est de couleur “chêne doré” ; plusieurs moulures viennent décorer l’ensemble selon des motifs géométriques autour d’une petite fenêtre en demi cercle qui peut faire office de judas. Derrière cette porte, une grande pièce. Traversante, elle est éclairée par une fenêtre sur le mur d’entrée et une porte-fenêtre sur le mur opposé. La porte-fenêtre de H 2150 x 900 mm en PVC permet de voir des champs au loin depuis la pièce traversante. Elle donne également accès sur le jardin de gazon fraîchement tondu, où une petite cabane préfabriquée en sapin verni abrite les outils et les meubles extérieurs. Au fond du jardin, des fils barbelés tendus séparent le terrain domestique du domaine agricole. Une statue en stuc proche du style romain trône au milieu de la pelouse un peu tachée par la pollution et les pluies acides. La pièce est en forme de L. A gauche de l’entrée un mur est percé d’une baie occupée par une porte en bois vitrée. Le mur à droite de l’entrée, correspondant au mur pignon, est borgne pour respecter l’article du code civil sur les servitudes de vues sur le voisinage, mais cela a également facilité la construction et ainsi réduit les coûts. 9


Les murs sont peints en blanc pour souligner la luminosité de l’espace, le sol quant à lui est recouvert de carreaux en grès émaillé blanc de 447 x 447 mm. Un canapé en cuir noir et deux fauteuils de même facture siègent près de l’entrée face à un téléviseur à écran plan fixé sur le mur pignon. Une table de quatre places en bois et ses chaises standardisées en bois et acier forment une salle à manger à coté de la porte fenêtre. La pièce fait ainsi office de salon/séjour/salle à manger et est connectée directement à une cuisine en retrait, celle-ci est ouverte sur l’espace, seulement séparée par un petit bar en bois aggloméré avec deux chaises hautes en acier. La cuisine comprend 8 modules en bois aggloméré de 800 x 600 x 600 mm avec un plan de travail en béton ciré, l’ensemble joue sur des teintes grises et rouges. Les éléments d’électroménager nécessaires sont intégrés dans les modules, à l’exception notable du grand frigo américain. La surface 9 m² de la cuisine excède le minimum usuel décrit dans l’Article R1-1-1. Malgré les meubles déjà décrits, la grande pièce semble vide; quelques portraits et cartes postales sont accrochés au mur, côtoyant l’écran plat et les quelques bibelots posés sur deux étagères qui regroupent les livres et les DVD de l’habitant. La grande pièce, d’une surface équivalente à 30 m², est reliée par un couloir aux autres pièces de la maison. La porte en bois vitrée permet l’isolement des parties privatives. La première pièce du couloir est un bureau de 3,3 x 3 m ; son occupation actuelle est temporaire, elle peut servir dans le futur à l’aménagement d’une chambre supplémentaire ou simplement de débarras. La deuxième pièce est une petite salle d’eau, malgré le caractère privé de la commande et de la construction, ses dimensions et son agencement respectent les lois d’accessibilité. La douche est ainsi de grandes dimensions et le lavabo est coincé entre celle-ci et le mur de la façade. Ce mur est percé d’une une fenêtre de 600 x 750 mm au vitrage dépoli. La dernière pièce est une chambre de 12 m² avec un lit deux places de 1400 x 2000 mm avec une couverture grise, une fenêtre oscillo-battante à deux vantaux de 1250 x 1000 mm. Une maison normale. Les parcelles voisines sont occupées par des maisons plus anciennes, construites entre les années 1960 et 1970, elles peinent aujourd’hui à trouver acquéreur 10


après le décès de leurs propriétaires respectifs. Les murs pignons sont couverts d’ardoises blanches pour favoriser l’étanchéité, leurs donnant une apparence reptilienne. La plupart des maisons sont organisées selon des préceptes aujourd’hui dépassés. Le rez-de-chaussée est en général semi enterré et est occupé par un garage et différents espaces techniques. Sur ce socle prend place la partie principale de la maison, un grand escalier de béton carrelé donne accès à l’entrée et au balcon. Symbole des trente glorieuses et de la volonté d’accéder à la propriété, ces maisons sont aujourd’hui autant de vestiges des ambitions passées. Les parcelles nouvellement viabilisées côtoient ainsi ces maisons ainsi que des récentes réalisations, contemplant tranquillement au loin la petite ville carte postale de lourdes fermes accolées. Cette maison n’est qu’une description imaginée d’une réalité, un inventaire froid des nouvelles caractéristiques de l’habitat contemporain. Grandissant chaque année un peu plus dans les campagnes autour de villes. Ainsi selon Élisabeth Pélegrin-Genel «Chaque année 100 000 hectares de prairies et de champs disparaissent à jamais. Tous les six ans, c’est l’équivalent d’un département qui se couvre de rocades, parkings, voies ferrées, aéroports et bien sûr pavillons… Et chaque année 50 000 à 60 000 hectares sont achetés pour satisfaire la demande des urbains en équipements de loisirs.»1 Le mot cancer est souvent employé pour qualifier ces nouveaux espaces endémiques à notre époque. Le cancer est une maladie qui se traduit par une anomalie d’une cellule reproduite à une échelle anormalement grande au sein du corps et pouvant entraver son fonctionnement ou simplement provoquer la mort du patient. Les zones pavillonnaires sont-elles le cancer de la ville ou simplement une traduction spatiale d’un temps nouveau ? La question de ce mémoire démarre là, face à cette maison, cette construction, peut-être même de cette architecture. Méprisée par le temps et les critiques, les études à son sujet sont légion et sont liées directement à l’interrogation que suscite ce phénomène. Mais la pulsion primaire, l’origine ou 1. in Des souris dans un labyrinthe, Élisabeth Pélegrin-Genel, p.34

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le commencement, notions chères à Georges Canguilhem, de ce phénomène ne sont-elles pas à trouver dans une autre analyse que celle des chiffres et des faits ? Nous osons croire que l’architecture, et la construction en général, traduisent les aspirations humaines contemporaines à leurs créations. Livre ouvert sur la pensée sociale, économique, technique et culturelle, l’espace est la concrétisation d’idées nouvelles, de traditions et d’un ensemble de données qui en font sa richesse (ou sa pauvreté). De cette idée généraliste et personnelle découle une question forte. Cette maison, décrite en préambules traduit elle son temps ou ne serait ce alors qu’une maladie infamante de l’espace contemporain, ce cancer tant décrié. Ou bien simplement un symptôme, d’un mal plus large, ou simplement d’une idée plus large. En d’autres termes, cette maison normale est-elle normale ? Les quartiers entiers, sortis de terre depuis les trente glorieuses, sont-ils normaux ? Car la vraie question se pose alors, qu’est-ce qu’une architecture normale ? Du normal, ressort alors une autre notion forte mais également sujette à un grand débat, essentiel, auquel se confrontent à chaque instant les artisans de la conception spatiale : celui des normes. Le normal découle-t-il des normes ou ne serait-ce pas l’inverse. Et quelle est l’origine de cette aversion profonde des professionnels de la spatialité sur ce sujet ? Les normes sont omniprésentes aujourd’hui, que ce soit dans la conception architecturale, comme dans la vie de tous les jours. À l’instar des maisons/pavillons, pléthore d’études, d’articles et d’analyses prennent appui sur ce sujet sensible. Celui-ci est sensible car il révèle bien l’importance de la traduction spatiale des aspirations de la société, chère à notre vision de l’architecture. L’architecture est le symptôme et le soin aux maux de nos sociétés pourrait dire un idéaliste. Nous préférons dire alors, l’architecture normale est le symptôme et le soin aux maux de nos sociétés. Ainsi, à travers ces brèves pensées sur l’espace contemporain, nous pouvons dégager une vraie problématique qui a servi dans la rédaction de ce texte. L’architecture n’est-elle pas malade de sa normalité ou 12


pis encore de sa normativité ? Mais plus encore que sont les normes si présentes au quotidien et dont la notion semble échapper, de quelle mouvement profond découlent-elles ? Que traduisent-elles ? Les problématiques sont légion, recoupant des champs d’analyse larges mais en tenant ces simples questions comme cœur de la réflexion, nous pouvons proposer une exploration des normes à partir de cette petite maison, jusqu’à notre société actuelle. Cette étude ne se veut pas comme une affirmation théorique profonde ou une réponse claire à un sujet précis, mais plus comme une tentative de description d’un phénomène, de ses origines, de son commencement et de sa finalité pour en comprendre les enjeux et servir d’appui à la pratique spatiale et sociale. Nous ne prétendons donc pas répondre à l’ensemble de ces questions, ni compiler l’ensemble des réflexions sur le sujet, travail fastidieux et finalement inutile s’il ne se donne que comme accumulation pure, mais comme une tentative d’éclaircissement d’une problématique pour se placer dans la continuité d’une recherche et finalement s’appuyer sur celle-ci pour composer avec elle dans une pratique architecturale. Ainsi dans cette perspective, cette étude s’appuiera d’abord sur la compréhension de l’effet des normes en milieu urbain, domaine sensible et au cœur de nos recherches pour en saisir le réel impact et la teneur même des normes sur la construction. La maison normale, décrite en introduction pourrait et sera une sorte d’idéalité formelle de l’analyse de l’action dans un premier temps avant de s’attacher à comprendre les autres facettes, moins évidentes et mises en avant par les études, des normes en milieu urbain. Normes techniques et sociales seront ainsi disséquées révélant une partie de leur essence, de leur lien et par là même de la valeur transcendante de la notion de norme à son domaine d’application. Balayant l’intérieur et les matériaux jusqu’au schéma urbain et les idéalités plus générales de la ville, cette première partie se définit autour d’un regard, d’une pratique de l’espace et d’une analyse des écrits sur la ville contemporaine pour définir à partir des symptômes généraux le normal et par là même les normes. Les deux sont bien 13


évidemment liés mais ne sont pas pour autant deux notions égales, ce que s’attachera à prouver l’analyse de l’urbain. Cette exploration sensible et physique à la recherche de l’essence des normes et du normal au cœur de la construction nous permet ainsi d’embrayer sur une analyse étymologique par la négative des normes. En effet, la simple analyse du mot norme ne permet que de donner un aperçu limité sur son identité et il nous semble plus judicieux, à travers la description de plusieurs notions jugées trop souvent synonymes de normes et du normal de dégager à la manière d’un sculpteur le cœur même du sujet. Entreprendre la description de tant de notions peut s’avérer arbitraire mais la récurrence de terminologie dans les études et les discours contemporains nous a amené à prendre ce parti pour une plus grande clairvoyance du sujet. Ces termes choisis avec soin sont présents dans l’ensemble des domaines d’action des normes et du normal et feront écho à la première partie par un approfondissement étymologique et réflectif sur des notions centrales dans la conception spatiale mais surtout sociale. Ce travail linguistique ébauché nous permet alors de tenter une définition des normes, les origines étant clairement dégagées et les confusions linguistiques écartées. La définition n’est pas le terme exact, signifiant simplement une description stricte d’un signe, nous nous placerons alors davantage dans la continuité de la pensée de Canguilhem et de Foucault pour dégager une analyse plus approfondie des normes, du normal, du pathologique et des actions qu’elles produisent et de leur commencement. Vaste travail que de se placer dans la continuité de ces auteurs, mais essentiel pour comprendre la réelle implication de notions aussi communes que le normal et les normes. La quatrième partie sera un retour en arrière sur la première analyse, à ceci près, que les analyses précédentes nous dégageront la vérité de l’action des normes et de leur implication dans un schème global que nous pouvons appeler société. Loin de donner une théorie générale des normes, nous nous attacherons à souligner, sous la lumière des analyses précédentes, les véritables enjeux qui sont au cœur de la norme et du normal. Transcendant le simple domaine architectural 14


pour décrire l’espace, l’homme et la société et émettre une hypothèse globale sur les liens tissés entre ses notions tout en soulignant les diverses réflexions sur le sujet émises par les architectes, les penseurs d’espace et de la société. De l’espace à la politique à l’espace, cette partie se pose comme l’affirmation, à travers la mise en avant des réalités de la norme, d’une vision différente sur celle-ci. Ces quatre parties à géométrie variable peuvent sembler se recouper en de nombreux points, et les redondances être inévitables, mais la normalité ne peut se voir et se comprendre qu’avec plusieurs regards. Une simple analyse de détail ne suffirait à comprendre, mais reste centrale pour un travail global, celui de comprendre le monde, la société et l’homme dans sa normalité, sa normativité et finalement ce qui en font des notions centrales et fondamentales.

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PARTIE I Un monde normal



Un monde normal, une affirmation forte et polémique au vu des débats actuels. Le normal a pris une valeur forte à notre époque sans que personne n’arrive à définir clairement ce qui en fait son essence. Utilisé comme slogan politique tout comme antagonisme commercial, le normal est partout. Pour paraphraser de nombreux auteurs, qualifier d’anormal une situation ou se référencer à la normalité supposée d’un être ou d’un fait est une situation quasi-quotidienne de chacun d’entre nous. Poser la simple question de sa qualification soulève de nombreux problèmes, entre la glorification romantique de l’anormal, du courbe et la volonté ferme de rester dans un ordre fort où rien ne sort. Paraphrasant par là même l’introduction de Les Maladies de l’Homme Normal de Guillaume Le Blanc, nous tentons de montrer l’importance de la question dans le contexte architectural, urbain et social. Pour comprendre les enjeux d’un monde finalement normal, conception largement critiquée et critiquable, il faut déjà en explorer les contours avec un regard et une analyse précis. Le normal ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval oserons-nous dire. Étrange affirmation que de souligner la fragilité du normal face à l’analyse et finalement sa difficulté à être cerné. Nous le vivons au quotidien, parfois l’éprouvons mais pourtant personne ne se revendique clairement comme normal, vivant une vie normale dans un monde normal. Redondance de normalité que cette exposition de l’impossibilité de définir par une simple analyse ce qui est normal. La relativité de cette notion, et finalement son abstraction, impose une exploration profonde, continue, assidue, croisant différentes expériences, et par là même le ressentiment de différents espaces, pour donner un portrait robot de ce qui n’existe qu’en philosophie et en linguistique, cet homme normal et plus encore cet espace normal. Dans cette recherche sans autre but que celui d’éprouver le quotidien et le social, la pratique de l’espace, en tant que concepteur mais 19


plus encore en tant que promeneur, nous a amené à saisir quelques pistes pour dévoiler la vérité de cette abstraction qu’est le normal. La première des données auxquelles nous nous sommes confrontés fut bien sûr les liens sociaux, mais dans l’expérience de la vie, ces expérimentations ne furent qu’une étape dans l’histoire. La vraie première confrontation fut alors celle des normes techniques, terme barbare qui soulève le cœur de nombreuses personnes. Car au-delà de leur dimension industrielle, c’est bien leur action dans le temps et dans les vies que nous avons pu ressentir à chaque confrontation avec l’espace, sa conception et sa réception. De là une certaine envie d’en explorer les contours, de la chambre au monde, projet ambitieux en soi que nous résumerons de la manière la plus adéquate pour servir notre étude. De la maison à la ville devrions-nous dire. De l’intime au public. Une exploration sensible, confrontée au processus de production des normes techniques. Comme une manière d’exposer clairement une origine sensible à la norme et son résultat dans nos quotidiens. Partant de la maison à la norme, en passant par les rues, cette brève vision du monde normal et par là même normé, s’achévera sur l’analyse des origines des normes aujourd’hui, comme un retour en arrière sur une promenade, un coup d’œil sur une carte après l’errance pour trouver le sens à nos recherches et nos idées. Cependant, ces descriptions et ces visions d’espace ne seront pas un rapport scientifique, une accumulation de données propres à notre époque, mais un récit, des récits, des histoires imaginées qui pourraient être vraies, notre histoire ou celle d’un autre. Juste les histoires d’un espace vécu ou vaincu, la conclusion de chacun lui étant propre, nous laissons maintenant apprécier ces histoires d’espaces qui sont le propre de nos vies, loin des fastes ou non mais toujours celles d’un temps éprouvé entre les murs. « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. »1 1. in Espèce d’espaces, Georges Perec, p.34

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Une maison normale Vivre le pavillon

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La chambre sent encore la colle. Le réveil sonne mais la place à côté de moi est déjà vide. Par les trous du volet automatique, je vois quelques rayons de soleil. La chambre est petite, le passage autour du lit me permet cependant de me faufiler entre la table de nuit et le radiateur pour ensuite esquiver les cartons non déballés: j’habite MA maison. D’aucun dira qu’elle est différente des autres, le quartier s’est fait durant les dernières années apparemment, peu de temps avant ma mutation. Pas eu le temps de réfléchir, dans l’urgence, avec les fonds nécessaires, il était plus judicieux de faire construire à 40km de mon travail que de louer, je n’en pouvais plus des voisins. Puis les gamins ont un jardin pour s’amuser, finis les ennuis à se déplacer en bus pour les récupérer dans un centre aéré, là, nous pourrons profiter. Les volets automatiques, c’est quand même bien, au début je critiquais mais c’est parce que je n’en avais jamais eu, là la télécommande me donne comme maître de la lumière. Adieu dieu, la télécommande est mon instrument ; le chauffage, la ventilation et même les glaçons du frigo, je suis le maître de la machine, la machine-maison. Je n’y comprends rien mais c’est si bien. Bon il faut l’avouer, ça sent encore le neuf, un peu comme quand mes parents ont eu leur petit pavillon, près du village. Ça sentait le plâtre et la peinture, nous, avec mes frères et sœurs, on courait dans l’escalier de l’entrée. Papa était fier, la voiture pouvait enfin dormir à l’abri, faut dire que sa voiture, il en avait bavé pour l’avoir. Du coup toute la maison se posait sur le garage, dédiant le sous-sol, qui était plus le rez-de-chaussée, à la technique. Là, la voiture, là, machine à laver. À l’étage une petite entrée où je lançais toujours mes chaussures pour basculer les autres. Et à chaque fois, je me faisais gronder, surtout adolescent en rentrant de soirée, la chambre de mes parents était directement derrière le mur de cette entrée. Ma chambre juste derrière la leur était coincée entre eux et le salon où le fauteuil magistral du père régnait en face de la télévision. La cuisine 23


donnait sur ce salon par une porte coulissante, maman y faisait nos petits plats et tous nous nous pressions autour de la petite table en tek. Je ne suis pas nostalgique, aujourd’hui maman a du mal à monter les marches et la voiture a depuis longtemps déserté le garage. Je ne ferai pas la même erreur, moi j’ai du goût. Les fenêtres sont à double vitrage et j’ai même fait installer un puits canadien dans le jardin. Vivre au rez-de-chaussée bien isolée, voilà la clef. Cette maison, nous l’avons désirée depuis longtemps quand, dans ce quartier résidentiel, ces abrutis du dessous recevaient chaque nuit. Les gamins ne s’en relevaient que fatigués et énervés. Mais là finies les emmerdes, j’ai planté une haie. De cette espèce de ronces qui poussent dense, du genre impénétrable. Le gazon n’a pas encore fière allure, le terrain a dû être terrassé pour créer un sous-sol, mais au vu des champs alentour, la terre grasse aidera bien vite à faire de ce chaos une jolie moquette verte. L’entrée est un peu cachée du coup par rapport au portail mais bon, ce terrain c’est le mien, ou plutôt le nôtre, fini l’ascenseur, fini le bruit, seule la tondeuse à gazon pourra m’ennuyer mais bon tant qu’elle saura se taire quand je dors. Ma femme a commencé à apporter une touche personnelle à notre chambre, une photo de nous jeunes est accrochée en face de la couche. L’odeur de colle imprègne vraiment l’espace, le papier peint que nous avons collé est encore frais mais c’est vrai qu’une couleur claire apporte de la lumière. Le carrelage est un peu froid mais bon. Déjà 6 heures, je dois me bouger vers la salle de bain. Le couloir est encore silencieux et sombre, je ne vais pas allumer le néon, il grésille comme pas deux à cause d’une mauvaise connexion. Je ne voudrais pas réveiller les gosses maintenant. La salle de bains et déjà chargée de serviettes, le sèche-cheveux traîne près du lavabo. L’air est humide, elle n’est pas partie il y a longtemps en même temps. Elle a laissé la petite fenêtre fermée, elle devait être en retard. Le carrelage est trempé, la ventilation marche encore par à-coups. La douche à l’italienne, large, participe également à rendre encore plus humide la petite salle de bain. Sur les toilettes, quelques vêtements jetés à la va vite, la machine à laver est pleine et le panier dans la chambre, elle devait 24


vraiment être à la bourre. Il faut dire qu’en choisissant la campagne, enfin d’avoir un petit bout de campagne privée, on s’est éloigné de nos emplois, elle encore plus mais un petit sacrifice vaut bien d’avoir un chez soi loin des autres. Et chaque enfant a sa chambre, un luxe quand on en a trois, trouver un F5 c’est pas simple même avec deux salaires. Elles sont petites mais amplement suffisantes, même si un lit y tient difficilement et que les cloisons nous livrent toutes leurs terreurs nocturnes. Je plains celui qui ne peut avoir son chez soi, celui qui est dépendant d’un autre, ici, entre ces murs blancs, peut-être un peu compacts, nous pouvons créer notre chez nous, on a déjà changé le papier peint et mis nos bibelots de vacances. Des vieux meubles des grands-parents, nous n’avons gardé qu’une commode, lourde où sont posées quelques photos. J’aimerais changer le carrelage pour du parquet mais c’est pas ça niveau ménage.La cuisine est large, six modules si j’en crois le cuisiniste, ça me parle pas mais bon ça laisse de l’espace pour cuisiner, j’ai déjà bricolé un petit bar derrière les modules, ça fait moderne, c’est sympa à côté de la porte-fenêtre qui donne sur ma future terrasse. Le café vite avalé, il me faut filer. La porte du garage est derrière un petit placard d’entrée, et donne sur un large espace, où j’ai garé ma voiture. J’en ai rêvé de garder ma voiture à l’abri, qu’elle dorme dans la maison pour la tenir à l’abri. Ce week-end j’emmène tout le monde chez grand-mère, mais là je dois y aller, c’est encore l’aube mais bon à une heure du boulot je dois me dépêcher. Je dois quitter mon choix de vie pour aller travailler. Quitter mon domaine, celui où les gosses pourront jouer normalement et moi, attendre sereinement de revenir ce soir pour dormir et profiter de ce qui n’a pas de prix, ma maison. Cette feuille blanche, propre, sans corne sur les bords, où entre les lignes, nous pourrons écrire nos vies sans sortir de la marge, sans s’oublier dans la folie de la vie et maîtriser nos envies sur le plâtre de nos murs. Une feuille blanche, parfaite pour ma famille pour développer son identité son indépendance, quatre murs, un toit et une nature à nous, loin des tumultes des histoires et d’une vie partagée, un rempart sécurisé pour aimer, haïr et mourir. 25



Un logement dÊcent Concevoir l’habitat



«De cette énumération que l’on pourrait facilement continuer, on peut tirer ces deux conclusions élémentaires que je propose à titre de définitions : 1. Tout appartement est composé d’un nombre variable, mais fini, de pièces; 2. Chaque pièce a une fonction particulière. Il me semble difficile, ou plutôt il me semble dérisoire de questionner ces évidences. Les appartements sont construits par des architectes qui ont des idées bien précises sur ce que doivent être une entrée, une salle de séjour (living room, réception), une chambre de parents, une chambre d’enfants, une chambre de bonne, un dégagement, une cuisine et une salle de bains. Mais pourtant, au départ, toutes les pièces se ressemblent peu ou prou, ce n’est pas la peine d’essayer de nous impressionner avec des histoires de modules et autres fariboles, ce ne sont jamais que des espèces de cubes, disons des parallélépipèdes rectangles ; ça a toujours au moins une porte et, encore assez souvent, une fenêtre ; c’est chauffé, mettons par un radiateur, et c’est équipé d’une ou de deux prises de courant (très rarement plus, mais si je commence à parler de la mesquinerie des entrepreneurs, je n’en aurai jamais fini). En somme, une pièce est un espace plutôt malléable.»1 Le bureau, un ancien appartement d’une résidence de pierre centenaire dans le ban de l’ancienne ville. Banal en soi, il tourne encore le dos à l’histoire récente, préférant les reflets d’or de la ville aux réverbères de xénon de la banlieue. Entre chien et loup, les néons, commencent à crépiter au-dessus de mon écran. Il faut finir l’esquisse, la conception doit s’achever au plus vite, les délais ne nous permettent pas de nous étendre indéfiniment sur d’autres questions que celles du logement décent. Qu’est-ce qu’un logement décent, nous avons tous pratiqué des espaces, dormi dans une chambre trop étroite ou un canapé trop large, nous avons trouvé aussi le balcon d’un hôtel plus agréable que nos 1. in Espèce d’espaces, Georges Perec, p.34

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terrasses, mais tous nous cherchons un logement décent. Dans mes mains, sur un temps qui réduit comme peau de chagrin, glisse le trait de pixel qui définira les limites d’une vie à l’autre. Instant poétique en soit s’il n’était qu’un simple geste. Habiter n’est pas qu’une question de ressenti, aujourd’hui il se calcule, du mur à la moquette, un inventaire infini d’acronymes barbares. Néologismes pour initier, ce sont les fruits d’une nouvelle utopie née des cendres de l’âge d’or. L’ère glorieuse du fusain et du calque. Le papier crissait sous les assauts du charbon et un morceau de ville naissait du néant. La feuille blanche était une carte, le noir du trait large, un monde intérieur. De la masse jaillissait l’espoir d’une vie nouvelle, tracée, à la pointe du confort moderne et des attentes contemporaines. Les grues se lançaient à l’assaut du terrain sur leurs rails et l’esquisse d’hier, ce trait pur, abstrait, devenait une façade, un plan. Dans cette disposition quasi-mystique, l’architecte cherchait la connivence parfaite entre le rationnel et l’irrationnel, il fallait construire, montrer la grandeur de l’industrie et bâtir des barres où l’unité du pays et de sa technique offriraient un air nouveau. L’histoire, elle, restait dans les noms de ces traits de fusains, comme un rappel du passé, simple, brut, un signe tout au plus. La vie allait se créer, suivant les idées de quelques éclairés ou du moins devait s’accoutumer de la réussite de la paix. Les bulldozers plutôt que les chars ? Il ne faut pas être utopiste, mais l’espoir caressait l’échine de la société et promettait d’offrir un sourire à chacun, enfin l’eau courante et les toilettes privées. Le logement populaire, nauséabond, exigu, se mutait en de vastes espaces blancs avec une chambre pour chacun, parfois même un balcon, qui dans ces tours allongées, offrait un regard entier des nouveaux quartiers. Il était normal de construire vite, avec quelques errements techniques et une priorité à la rentabilité, les habitants s’habitueraient à ces nouveaux espaces, ils n’avaient plus rien ou rien de mieux. Mais les idées ne sont parfois pas faites pour être réalisées, à grandes échelles, en n’en suivant que quelques grandes lignes, et la révolution 30


de modules lourds préfabriqués a dû s’arrêter. Les journaux aiment titrer sur le résultat d’une politique volontaire mais ils n’en comprennent pas toujours les conséquences. Il leurs faut un responsable, la dichotomie manichéenne du bien et du mal paraît plus simple pour expliquer les problèmes qu’une analyse des réalités. Même moi, je tombe souvent dans un idéal où l’erreur n’est que le fait d’une personne. La chute de l’utopie a entrainé une révolution invisible dans la conception du logement, et c’est nous, ces techniciens de l’espace comme le décrivait Adolph Loos, qui en prenons conscience. Bien sûr, notre esprit critique légendaire sur le travail d’autrui nous a donné une piste, mais c’est bien le combat de tous les jours, en première ligne, face à la réalité et les murs dessinés, que nous comprenons les nouveaux enjeux. Le fichier se charge, sans ornement, de traits multicolores entre isolations et murs porteurs, je bois une gorgée de café, un stagiaire s’en va. L’utopie n’atteint pas les yeux fatigués. Une nouvelle utopie, peut-être, une utopie silencieuse, invisible, discrète qui met à mal chacun d’entre nous pour le bien collectif aux dires de quelques-uns. Cinquième projet de HLM que nous prenons en charge, l’opération, assez classique se veut révolutionnaire elle aussi, comme si faire le tour de la question apportait de nouvelles réponses. Le fusain est depuis longtemps dans l’armoire des classeurs, entre les idéaux et l’esthétique. Un vieux plan masse trône encore au-dessus de la porte, comme une icône, pour nous rappeler d’où nous venons. C’est la troisième nuit que nous restons à analyser les plans, la conception se doit d’être rapide mais les investisseurs veulent une belle image. Les ordinateurs tournent à plein régime, l’un conçoit l’intérieur d’un appartement, l’autre les couloirs et le dernier se charge, à l’aide d’un paramètre, d’assembler l’ensemble pour une cohérence logique. Il ne faut pas cependant se leurrer sur la liberté éventuelle du passé, les contraintes existaient, sinon l’homme n’aurait jamais cherché à se 31


couvrir d’un toit et de s’entourer de murs, mais la pression a changé de forme dans sa nouvelle utopie. Oui Il s’agit bien d’une utopie. Celle du logement décent, graal déjà présent dans le fichier ouvert entre chien et loup. L’Homme d’aujourd’hui se sent pollué dans sa vie, envahi et ne trouve plus les solutions à ses problèmes que dans une nouvelle voie à tracer. Nous suivons parce que même les techniciens de l’espace aiment une chambre fraîche l’été et chaude l’hiver. Dans cette utopie égocentrique, le changement global pour le confort personnel, la première ligne ne peut plus être un simple trait de fusain. Trop grossier, trop libre, trop limité peut-être dans son utilisation, trop radicale. Beaucoup aujourd’hui se plaignent de la limite de leur créativité, mais finalement, c’est peut-être simplement la radicalité qui a été supprimé pour laisser place à l’uniforme. Le fichier se charge de traits, la nuit est tombée. Ma tasse vide, je me retrouve seul dans le bureau, moi, les normes, et le décent. Le fichier se charge de traits et de sens, les mots s’estompent, les acronymes chargent. PMR, les toilettes sont trop petites, le couloir se réduira, la cuisine devient kitchenette. Magie des acronymes qui transforment l’espace par leur simple évocation, la nuit n’efface pas la magie. La totalité des logements seront accessibles aux personnes à mobilité réduite, il ne faudrait pas qu’une personne handicapée soit aidée par un autre pour se déplacer chez ses hôtes, puis nous sommes tous des handicapés potentiels, alors pourquoi oublier ce que nous sommes, ou serons au nom d’une chambre plus grande. Je suis cynique, la nuit passe et les mots s’estompent, les traits s’affinent, il faut finir pour lancer des images à la fin de la semaine. Les murs ont bougé, maintenant la fenêtre tremble. RT 2012, déjà obsolète mais encore leitmotiv de la construction contemporaine. Dans ces appartements réduits, les murs grossissent pour se parer de leur manteau de laine minérale, ou de polystyrène si le budget est serré. La fenêtre devient épaisse, doublée et objet technique. BBC et HQE, frères alliés de la nouvelle utopie accompagnent 32


RT 2012 dans le dessin de façade. Pas encore boîte de béton, l’appartement se pare contre tout éventualité pour oublier les contraintes qui l’ont fait, l’extérieur n’est plus qu’une vue et une source de lumière quantifiable, mais attention le «Décret n° 2006-361 du 24 mars 2006 relatif à l’établissement des cartes de bruit et des plans de prévention du bruit dans l’environnement et modifiant le code de l’urbanisme» veille à ce que l’on n’oublie pas de laisser le bruit de la ville hors du nid. Ce qui justifie un triple vitrage à notre fenêtre épaisse. Technicien de l’espace. Théoricien de surface. Gestionnaire des flux. Il serait stupide de se plaindre davantage, les contraintes sont inhérentes à la construction et chargent chaque pierre d’un sens propre à l’ensemble. Les libertés du fusain ne sont qu’un souvenir où la technique semblait être l’outil d’une utopie, avant que celle-ci ne deviennent utopie mais la vraie question que je me pose, seul, une tasse de café de nouveau pleine, face à cet écran orthonormé selon des axes X et Y, est de savoir si j’aimerais habiter dans cette chambre, y coucher, entre ces murs doubles et ses fenêtres muettes, est-ce un logement décent ? La conception m’a emporté dans diverses directions qui sont propres à ce moment de grâce où l’on peut croire encore au pouvoir du fusain, mais dans l’application des règles, sa normalisation, devient-il plus décent qu’une idée folle?

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Une capitale banale Arpenter la ville contemporaine



«Une ville : de la pierre, du béton, de l’asphalte. Des inconnus, des monuments, des instituions. Mégalopole. Villes tentaculaires. Artères. Foule. Fourmilières?»1 Quand les termes «la capitale» sort de la bouche du voyageur, il est aisé de s’imaginer un ensemble d’institution monumentales où se glissent d’élégants politiciens et responsables du monde. L’image de Paris, décortiqué par Walter Benjamin dans son œuvre traduit bien les traces assez indélébiles d’une ville bourgeoise dans l’esprit du touriste. Le touriste était à la base un voyageur anglais parti faire le grand Tour, passant par les villes italiennes de la renaissance, il glanait son inspiration pour se construire une idée et un idéal. Ou simplement une expérience du monde pour mieux le comprendre dans les futures responsabilités qui l’attendait. Dans les capitales il goûtait au faste de la vie politique locale et découvrait la culture d’une autre société réunit autour de ses lieux de pouvoir. Entre histoire et pouvoir, son parcours l’amener à constater la grandeur passée dans les pierres, et les jeux politiques dans les velours des palais. La capitale, ville relative à la tête selon son étymologie. Là où encore aujourd’hui le pouvoir semble s’exercer, espace de représentation et de rencontre. Dans la lignée des touristes du XIXème siècle, notre périple nous a amené à fréquenter différentes villes, mineures souvent, oubliées parfois et quelque fois, une capitale. Le mot capitale évoque bien souvent chez les habitants ruraux un sentiment de crainte et de fascination, on monte à la capitale, pour réussir où trouver la solution à ces problèmes. Ombre mythique de Paris sur les esprits, c’est presque par hasard qu’il m’a été donné de vivre dans une autre capitale. 1. in Espèce d’espaces, Georges Perec, p.117

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VARSOVIE, WARSZAWA, WARSAW De Varsovie, je n’avais que quelques images floues. Celles données par l’histoire bien sur, mais encore celles d’une lointaine Europe centrale, de la plaine des Sarmates entre vieille Europe et Russie. Confus jusque dans mes références quant à la Pologne, mon expérience m’a amené par hasard à découvrir la Vistule et la vieille ville reconstruite. Le hasard est une donnée capitale dans la rencontre de Varsovie, dans sa visite et son appréhension. Sorte d’errance à mon insu, écho involontaire aux dérivistes, j’ai pu ainsi appréhender la ville avec un regard nouveau et comprendre les enjeux qui sont à l’origine de ce mémoire. Une capitale banale. Banal, qui est dans le ban du château sous sa juridiction, termes médiévales pour qualifier la basse justice comme les habitants et habitations sous la juridiction d’un château, il semble former un oxymore avec la notion de capitale, qui s’appuie sur l’idée de centre, de tête et de cœur. Cette oxymore n’est pas née d’une provocation ou d’un jugement de valeur quand à la qualité spatiale de la ville. Non. Il est la conclusion d’une analyse dans l’errance des caractéristiques physiques de l’urbain et des conflits qui en découlent. Promenade urbaine La nuit, la lumière des réverbères fait oublier le ciel de Pologne pour colorer d’un orange international les rues et les noctambules. La nuit est un espace propice à la découverte des lignes de tension de la ville. Sur les bords de la Vistule se pressent les jeunes en fin de semaine, la consommation d’alcool est tolérée sur la petite plage de sable et sur les marches en contrefort de la route le long du fleuve. Dans les autres rues, les bâtiments de l’ère soviétique côtoient parfois quelques ruines d’avant guerre, plus de 80% de la ville a été rasée en 1945, laissant une place de choix pour l’expression d’un nouveau régime. Les logements collectifs communistes se suivent alors, encadrant fermement les vestiges d’un passé encore douloureux. 38


La vieille ville vibre sur des accents étrangers, reconstruite entièrement par la force de vivre en 1955, elle est classée au patrimoine mondial de l’humanité et attire ainsi par ses pierres remontées les regards des touristes avides d’histoire. Cette vieille ville est le centre d’un douleur historique, celle d’une identité polonaise, de définir le normal d’un pays déchiré entre trois nations durant 300 ans avant de subir les projets d’annihilation du IIIème Reich. Identité et cultures s’affrontent dans l’histoire des pierres. Mais de la fierté retrouvée, il ne reste parfois qu’un goût amer, celui de visiter une autre pièce du musée globale. Dans le flot des touristes internationaux, j’ai foulé aussi les pavés polonais, sans pour autant sentir les vrais enjeux d’une normalité, la vie au musée n’est qu’une illusion une image tronquée qui fausse l’analyse des véritables enjeux C’est au centre, avec le palais de la culture que j’ai vu le normal, les normes s’affrontaient. Monstre de pierre et de béton néo-classique version Stalinienne, c’est ici que mon errance s’est confrontée aux normes. «On a cherché à produire une mentalité collective qui devait prendre pour norme la mégalomanie […] Le remodelage architectural des villes allemandes donnait en même temps que les monuments gigantesques, destinés à signifier avant tout la personne isolée son insignifiance, un cadre à la propagande pour les manifestations de masse dans les défilés […] alors que le remodelage était déjà en soi un geste de propagande. La soumission de la volonté individuelle et le renoncement à celle-ci comme objectifs étatiques se manifestent dans l’architecture.» Ce que révèle Albert Speer de sa conception spatiale du IIIème Reich, illustre les motivations profondes d’une architecture totalitaire. Le questionnement sur les liens entre le politique et le construit ont 1. in De la compacité, Miguel Abensour, p.56

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été au cœur de mes recherches et ont initiés cette étude des normes. Les cheminements théoriques trouvaient alors une illustration dans les concrétisations à Varsovie. L’esprit totalitaire de l’architecture du palais de culture est évident, de même que la destruction systématique, méthodique de la vieille ville. Mais s’arrêter à une simple constatation de la présence de ces œuvres, formelles et informelles, de l’affirmation d’un pouvoir totalitaire sur l’espace, n’est qu’une partie de l’ensemble des questionnements sur les enjeux et le rôle des normes. STALINE & LIBESKIND C’est au centre, avec le palais de la culture que j’ai vu le normal et les normes s’affrontaient. Car plus qu’un symbole ou un signe de compacité, il est l’objet des passions. En découvrant les alentours de cette icône communiste (étrange expression mêlant culture orthodoxe et soviétique), il est clair que la pression intrinsèque à ce lieu est définitivement liée au normal. D’un côté, l’expression la plus totale d’une norme mégalomane, tentant de faire des foules, et de la culture, un objet compact où l’expression individuelle est niée au profit de la transcendance des foules. De l’autre la profusion de tours et de projets récents aux formes étranges. Courbes, tours sculptées, parfois les deux, compositions de volumes se basant sur le verre et l’acier. Bref un centre ville comme un autre concentrant tour de bureaux et centres commerciaux géants ; mais la proximité directe avec l’une des « sœurs »* stalinienne et l’histoire de ce site rend plus clair la lutte engagée entre les différents systèmes normatifs. Car la norme mégalomane, cède là à une autre folie normative. Celle des buildings de verre et les temples du commerce. Et mon errance se trouve vite pris dans un vent de folie, entre les dimensions titanesques de chaque building, imposant de sa masse, ou de son excessive transparence, une sensation étrange. L’espace est souvent vide, ou du moins le paraît tant la place du défilé (Plac Defilad) est grande et uniquement dévolu aux voitures et aux bus. D’ailleurs, ces caractéristiques font souvent délaissé le centre 40


(Centrum) aux touristes qui s’empressent vite de rejoindre les rues reconstruites et de fuir cet espace entre mégalomanie et pouvoir. Vers des magasins aux façades vitrés, vers des restaurants typiques franchisés et vers une idée de la ville fantasmée. Tournant le dos à l’Histoire mais aussi aux gestes architecturaux contemporains qui luttent avec Staline, et l’une des « sœurs » de Moscou, pour symboliser, face à cette nouvelle icône, le renouveau polonais dans l’économie de Marché. Chaque matin, je dois me faufiler entre ces deux expressions, entre le verre et la pierre, observant l’un et l’autre. La masse de la pierre et la transparence du verre exprimé dans des proportions symboliques. Car si dans l’errance, j’ai pu noté des anecdotes et des détails, c’est bien ce rapport de force entre l’Histoire, l’identité, le totalitarisme et le libéralisme qui est palpable. D’expérience, chaque ville majeure, à l’exception des villes musées peut-être, suivant une dynamique particulière, se cristallise aujourd’hui dans la distinction entre son passé et son présent, jouant sur une dichotomie schizophrénique de conserver en changeant, de bouger en restant, bref en opposant deux directions et s’affirmant comme expression spatiale des normes étatiques, économiques et finalement sociales. La nuit à Varsovie, les sirènes de police et d’ambulance sonnent comme ailleurs, seul les discussions apportent une musique propre au pays, laissant dans la langue les seuls caractéristiques d’une identité menacée. Dans la nuit, les réverbères aux lumières oranges font oublier les distances, seuls sont éclairés différemment les monstres d’acier et de béton, laissant bars, échoppes et logements dans noyé dans cette atmosphère de xénon et soulignent qu’aujourd’hui. La ville se normalise, des façades vitrées certifiés ISO ou CEN au plan d’urbanisme. L’errance est mondiale, les capitales banales, les normes partout.

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Petite histoire d’une norme Créer la référence



«Qu’est-ce qu’une norme? Une norme est un document qui définit des exigences, des spécifications, des lignes directrices ou des caractéristiques à utiliser systématiquement pour assurer l’aptitude à l’emploi des matériaux, produits, processus et services.»1 «D’après l’AFNOR, il s’agit «d’une donnée de référence résultant d’un choix collectif raisonné en vue de servir de base d’action pour la solution de problèmes répétitifs.»[…] Il ressort, en effet, que : -la norme est une spécification technique, se présentant sous la forme d’un document, qui définit et détermine les caractéristiques de biens, services ou processus ; -elle est accessible au public et fait l’objet de publications officielles ; -elle résulte d’un choix collectif : elle est établie avec les consensus et l’approbation de toutes les parties intéressées participant à sa création ; -la norme sert de base d’action pour la résolution de problèmes répétitifs : elle est destinée à des usages communs et répétés et doit comporter des solutions à des problèmes techniques, ou commerciaux qui se posent entre partenaires économiques, scientifiques, techniques et sociaux.»2 Le monde se normalise et se normalisera encore demain. Marche nécessaire du temps, ce fait cristallise les passions des hommes chaque jour un peu plus. Pris dans son quotidien face à la norme, inconsciemment et consciemment, il ne comprend pas l’origine ni le commencement de cette entité ordinaire qui modifie sa vie chaque jour. 1. extrait de http://www.iso.org/iso/fr/home/standards.html 2. in Normalisation, Certification : Quelques Éléments de Définition, Agnes Grenard, in Revue d’économie industrielle. Vol.75 1er trimestre 1996 pp.45-60

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La norme est un produit, nous le fabriquons. L’ISO, la CEN ou l’AFNOR, tous s’allient dans la production et la fabrication de normes. De tous temps, la norme a été produite, fruit de confrontation entre les artisans et les hommes, les origines de celle-ci remonte au début même de la production humaine. Certains processus, ou manières de faire, peuvent avoir été à l’origine d’une norme technique ; un des exemples pouvant être cités reste celui de la brique, module parfait adapté à la main de l’homme pour construire, où encore ces tuiles provençales moulées sur les cuisses des femmes. Mais nous pensons davantage nous placer dans la lignée de la Révolution Française et l’une de ses créations les plus remarquables : Le Mètre étalon. Grande révolution dans les échanges, les rapports à l’espace et aux hommes surtout. Son histoire n’est pas linéaire et trouve ses origines dans les recherches anciennes d’une harmonisation des mesures. A partir des travaux de 1670 de l’abbé Mouton puis de Christiaan Huygens à la recherche d’une règle universelle à appliquer, la Révolution Française a établi le mètre comme unité nationale dans le but fort de montrer un renouveau de la France, laissant obsolète l’ancienne unité basée sur le roi et ses sous multiples de 12, les pouces. Il faut préciser que dans cette révolution normative, l’harmonisation semblait essentielle tant les diversités locales étaient grandes et empêchaient un échange efficace et pragmatique. La France d’alors utilisait de nombreuses unités différentes, du pied au journal (distance parcouru par un ouvrier agricole en une journée) en passant par le galopin. Cette adoption, bien que basée sur de nombreuses recherches antérieures, est aussi un fait international. En effet, voulant fixer une unité de mesure universelle, la France révolutionnaire envoya des délégations dans les puissances de l’époque afin de fixer définitivement cette unité. Cette petite histoire du mètre, de sa vision universelle de la mesure, semble être la préhistoire de la formation contemporaine des normes. Dans la continuité de d’Alembert et de Diderot, les savoirs se de46


vaient d’être partageables, et l’égalité était primordiale. Mais les données actuelles ont changées et les processus de fabrication des normes ont mutés avec leur temps. De l’abbé Mouton à la norme ISO 80000, les temps et les besoins ont changés. L’AFNOR, association loi 1901 française de normalisation, ouvre la production de normes à l’échelle nationale en 1926, obtenant en 1939 la possibilité de délivrer le sigle NF aux produits respectant ces directives. Au lendemain de la guerre, l’AFNOR participe, avec d’autres institutions normatives nationales, à la fondation de l’ISO, international standardization organization. Cette organisation a pour objectif de faciliter les échanges à l’aide de normes élaborées en son sein et de définir une direction pour la production et les procédures liées à la mesure et la production. La procédure de fabrication des normes est précise et s’attache à ne laisser aucun acteur lié à celles-ci hors du processus. Elle traduit clairement les grandes aspirations de notre temps, loin de l’improvisation, la logistique et la gestion sont des maîtres mots. Ce processus s’est affiné avec la montée en puissance du commerce international, l’AFNOR se plie peu à peu aux directives de la CEN qui suit l’ISO. Les schémas de fonctionnement de chacune de ces organisations se recoupent, et ce bref texte tente d’en ébaucher les grandes lignes pour comprendre la petite histoire des normes techniques. La transparence est une donnée primaire dans la conception de normes, mais la profusion de projets normatifs rend quelque fois plus difficile la compréhension de la mise au point des normes. De plus, le caractère normal de la norme et la confrontation quotidienne avec celle-ci empêche d’imaginer la production de normes comme celle d’une organisation précise aux objectifs clairement définis. La norme technique est entrée dans les mœurs et dans les principes de la construction sans pour autant que les artisans de l’espace s’interrogent vraiment sur le sens et l’histoire des dimensions qu’ils dessinent ou manipulent chaque jour. 47


L’histoire d’une norme suit un processus simple que nous allons tenter de raconter avec le point de vue d’un expert de l’ISO : La norme ne naît pas d’elle-même, ou du moins officiellement, beaucoup de pratiques ont été normalisées d’après les usages et parfois la normalisation n’a pas fait cesser certaines règles antérieures. Non, nous créons la norme à partir d’un besoin. Ce besoin, c’est le marché qui le défini, je sers l’échange par la définition de ce qui doit être échangé. Nous nous réunissons huit fois par année, travaillant au sein de comité technique (TC) ; chaque comité technique se consacre à un domaine précis. J’ai la distinction d’appartenir au comité ISO TC/59 consacré à la normalisation du bâtiment et du génie civil, et plus précisément au comité des exigences de performance relatives aux portes et fenêtres (ISO/TC 162). Notre comité, une fois réuni, aborde les nouvelles requêtes de normalisation apportées par les industries mais aussi par les états. Là, les nouvelles directions de travail sont soumises à un vote. Le consensus démocratique est au cœur même de l’élaboration des normes, le marché demande, nous votons pour y répondre. De la vis, du clou, de la fixation, du verre, du plastique, de l’acier, du processus de calcul thermique, de résistance du bâtiment, de mesure et de langage, toute norme subit d’abord un vote pour en élaborer l’importance et ouvrir une voie d’étude. Si le consensus valide la requête un groupe d’experts, terme je l’admets assez vague et trop utilisé, se réunit au sein d’un groupe de travail qui proposera un premier projet sur le sujet. Suivant mon exemple, de définir la norme ISO 2776:1974 Coordination modulaire -- Dimensions de coordination des portes extérieures et intérieures, un premier projet de définition de ces dimensions a été défini, puis soumis à l’examen du comité technique référent. Ce projet formulé et retravaillé en conséquence est alors présenté au secrétaire général de l’ISO, s’en suit alors un nouveau consensus au sein même du comité technique. Ce vote amène alors le projet aux yeux de toutes les délégations nationales de l’ISO, et des organismes de normalisation pour commenter et juger le projet afin d’en améliorer l’ensemble. Toujours 48


dans mon sujet de travail, la question du dimensionnement normal à donner au tableau d’une porte extérieure, pouvant être modifié de quelques millimètres pour en affiler l’efficacité thermique ... etc. Le consensus est ainsi central dans l’élaboration de la norme, du début de l’étude à la validation comme projet potentiel mais c’est le vote, principe démocratique transcrit au sein de 215 comités techniques qui vient clore le destin d’une norme. En effet, envoyé à chacun des membres de l’organisation, le projet doit récolter 75% de votes positifs pour être validé comme norme technique. Mais attention même une fois approuvé, celle-ci n’est pas définitive, la principale caractéristique de la norme est son dynamisme, s’adaptant à toute situation, malléable à souhait pour servir de référence intelligente à la construction des échanges et des biens. Ce bref récit indique bien la valeur démocratique et surtout internationale du processus de fabrication de la norme technique. Celle-ci encadre la production, la mesure et les échanges humains. Attention à ne pas confondre avec certains textes trop souvent qualifiés de normes techniques, telle la loi du 11 février 2005, qui impose, après formation d’un comité d’expert au sein de l’assemblée, d’un ensemble de règles, de prescriptions, mais aussi de normes. Bien entendu l’état peut acheter les normes pour les mettre en marche au sein de son appareil productif car la norme technique, même si elle est le fruit d’organisme à but non lucratif, est un produit, qui suit la commande, le besoin pour vendre un objet, et par là même une application au consommateur. L’importance du consensus au cœur de la norme, illustre bien la convergence de sa formation, dans le domaine technique (et aussi politique dans le cadre de la loi sur les personnes à mobilité réduite), cependant, dans la revendication de transparence, la fabrication de la norme semble nous indiquer une collusion entre industrie, technocratie et organisation internationale, et par là même une certaine confusion sur les notions de normes et de standards. Où commence l’un et s’arrête l’autre. 49



Conclusion Imaginer le normal



Ces quatre textes peuvent être caricaturaux, stéréotypés, mais ils n’en sont pas moins utiles à la compréhension du normal. Ils ne se posent pas en vérité absolue ni en problème pur exposant un à un les caractères qui l’animent. Ce sont des récits sensibles, vécus ou imaginés, tentant de remettre une impartialité dans l’analyse du normal. De tous temps, la normalité a été caricaturée, exagérant les traits propres à une classe sociale, à un groupe social ou même à un individu pour le classifier. Or, cette analyse sensible, étayée seulement par notre expérience, et par l’expérience partagée d’une vie, nous semble être un pas essentiel pour comprendre les aspects profonds de la normalité. Il serait inconcevable dans ce type d’étude de se poser en juge, en victime de la norme ou encore comme détracteur profond d’emblée, introduire un jugement de valeur individuel ne serait que raconter sa propre vision de la normalité, nous espérons ici avoir évité ce piège en offrant différentes histoires, symptomatiques, symboliques plutôt, de la vie dans l’espace normal. Que nous soyons l’habitant de la Suburbia décrite par Bégout, un architecte aux prises avec les normes, un étudiant à Varsovie ou simplement une norme, tous nous apportons une pierre à l’édifice de cette étude et finalement contribuons à révéler la nature profonde de la norme. Bien entendu, dans le cadre de notre problématique, les récits pris sous différents points de vue illustrent bien les forces internes à la norme qui expliquent un questionnement sur sa maladie ou son bien-fondé, mais dans cette visite, ce premier pas de danse avec les normes, nous sentons sa présence dans le quotidien, dans le réel et finalement l’étreignons pleinement pour la sentir dans sa perfection et ses défauts. Errance littéraire au cœur du quotidien, nous entrons dans la cadence, formant un couple d’abord avant de s’élancer vers d’autres partenaires dans un second temps. Battant la mesure de cette étude notre partenaire premier s’éloigne pour se révéler dans son absence. 53



PARTIE II Une défintion par la négative



«Il n’est pas facile d’écrire sur la normalité sans s’exposer au double danger d’une défense exagérée du droit, du sain, du conforme ou d’une valorisation romantique du courbe, du bizarre et du difforme.»1 «Ce livre part précisément de cette conviction qu’il existe plusieurs allures de vie. Il existe plusieurs normalités. Pour pousser le raisonnement à la limite, il faut dire que la normalité n’a de sens que subjectif.»2 Etrange promenade entre le pavillon et les bureaux de l’ISO ; la norme se ressent, se voit, se révèle mais échappe encore à une définition claire. Ainsi, ce que révèlent les récits précédents, c’est que la norme est protéiforme, et le normal est présent sous de nombreuses expressions qui semblent parfois contradictoires. Comme le souligne Guillaume Le Blanc dans son introduction, le normal n’est pas aisé à saisir, et une ambivalence dans son étude en empêche parfois une critique impartiale. C’est pourquoi dans cette danse avec les normes, un pas important doit être fait pour en comprendre le sujet. Plus qu’une recherche formelle et académique, c’est une quête du sens, et par la même de la vérité, qui nous importe dorénavant. La vérité passe par la compréhension de notre langage, pour en comprendre les limites et la signification des mots qui composent notre vocabulaire. Abusivement, normal est utilisé en permanence dans aujourd’hui sans que son sens en soit débattu. Notions vieilles comme le monde, elle ne sont plus débattues sans une altération de leur sens initial.

1. in Les maladies de l’homme normal, Guillaume Leblanc, p.7 2. op. cit. Guillaume Leblanc, p.9

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Le normal recouvre beaucoup de champs de recherches, comme l’a illustré le début de notre étude par l’appréhension sensible d’espaces contemporains à différentes échelles, il est essentiel de centrer le coeur du sujet pour continuer davantage son analyse. Une simple définition littérale n’aurait suffit à éclairer l’importance du concept, donnant stricto-senso un verdict et un jugement simple et limité de la norme et du normal. L’origine est une notion fondamentale dans l’histoire des sciences, dans sa recherche s’illustre les fondements de la compréhension des théories. Chercher l’origine du normal semble utopique mais avec une étude étymologique, cela prend sens. Comme dit plus haut, il ne faut pas cependant s’en tenir à une seule et simple définition et ainsi définir une méthode. Celle-ci peut donc s’apparenter à une étymologie par la négative. Par cela, nous entendons définir et chercher l’origine de nombreux termes proche des termes norme et normal. La liste est composée de mots et d’adjectifs qui recoupent notre étude et qui serviront de base pour la poursuite de cette analyse. La liste n’est pas exhaustive et le choix présenté ici et arbitraire, mais nous pensons, pour avoir rencontrer ces mots de manières récurrentes, que ceux-ci sont pertinents et nous permettront à terme de définir la norme. Cette étude étymologique, s’organisera à plusieurs niveaux d’analyse pour s’achever, analysant tour à tour le domaine juridique, social, industriel ou quotidien. Ces ensembles s’entremêlent dans les points communs qu’ils entretiennent avec la norme et le normal, régissant l’ensemble de la société selon des niveaux différents mais pourtant partageant la même dynamique. En abordant, ces thèmes, une définition plus exacte des normes pourra être faite et permettre ainsi son analyse ultérieure. La création humaine et le langage ne suffisent parfois pas à décrire nos émotions et le sens de nos vies, mais en comprendre les origines permet parfois de mieux voir, de se faire une idée plus juste de ce qui nous entoure et fait de nous des êtres humains. 58




LOI

nom féminin Etymologie Du latin legen, accusatif de lex (« loi »). Lex «Lex est la loi écrite, en opposition à usus (« coutume, loi coutumière »), elle est donc postérieure à l’introduction de l’écriture. Le mot est avec legere au sens de « lire », dans le même rapport que rex avec regere. De même que chez les peuples sémitiques la loi c’est l’écriture, chez les Romains lex c’est la lecture. Certaines locutions consacrées se rapportent à ce sens particulier : legem figere est un terme technique qui nous montre la loi gravée sur le bronze ou sur le marbre, et affichée au forum.»1 La loi c’est ce qui est écrit. La loi c’est ce qui est lu. La loi est écrite par un autre, celui qui dirige, qui gouverne notre société. La loi est écrite pour décrire ce qui est de l’ordre du légal, et la limite où nous virons à l’illégal. Dans son origine se détache clairement son essence, elle est un récit sur le bien et une prescription sur nos actes Elle devient, de par son caractère de récit, une référence et gagne par là même une dimension symbolique forte dans la culture qui la crée. 1. l’étymologie de chaque notion est issu d’une étude croisé des sites suivants: http://fr.wiktionary.org/ http://www.larousse.fr/ http://www.cnrl.fr/ http://www.littre.fr/

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Dimension symbolique tout d’abord du passage de l’Humanité de la Préhistoire à l’Histoire, elle illustre le pouvoir nouveau investi dans les signes créés pour lier les hommes. L’écriture. Dimension symbolique ensuite par la mise en place d’une nouvelle transmission du savoir, de la morale au-delà De la tradition orale, des us et coutumes pourrions-nous dire. Elle incarne ainsi le passage d’une caste mystique qui savait lire dans les sons et dans la nature à une caste technique qui sait. Qui sait écrire, écrire la loi. Qui sait lire, lire la loi. La loi serait-elle l’une des premières créations écrites de l’Humanité après les textes sacrés. Ainsi, le plus vieux texte législatif datant de 1750 avant J.C a été découvert récemment. L’écriture permet de transmettre les exigences d’un seul à un groupe, par l’intermédiaire de la technique, définie ci-après, dépassant alors le rôle du chaman et du discours, l’abstrait prend le pas sur l’imagé et définit l’homme non comme individu mais comme le sujet d’un rapport de pouvoir prédéterminé par la loi. Selon les traditions religieuses, celui qui écrit est un être supérieur à notre condition, celui qui sait et qui a transmis une part de son savoir par l’écrit. Torah, Bible, Coran, les livres sacrés, écrits selon la tradition par de la main de Dieu sont les meilleurs illustrations de cette sacralisation et par la même du lien qui lie la loi à l’écriture. Un rapport d’autorité s’impose à celui qui lit finalement, ou celui qui entend la lecture ou l’écho lointain des lois inscrites dans le marbre du forum romain, comme sur les papiers imprimés. La loi n’est pas la norme et ne définit donc pas le normal, mais une relation particulière lie les deux. «Les lois (…) s’imposent à l’ensemble des normes réglementaires.»1

1. extrait de http://www.legifrance.gouv.fr/

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«Les normes peuvent soutenir la réglementation qui relève des pouvoir publics et dont l’application est imposée en étant citées comme documents de référence. Seules 2% des normes sont d’application obligatoire.»1 En s’imposant de droit à un système de normes, les lois jouent sur un autre champ d’action. Elles s’appliquent grâce aux normes, cellesci étant liées de manière immanente aux hommes, dépassant le cadre fixe et transcendant de la loi. La loi définit les limites de l’action humaine, non pas dans un terme de possible, il est possible de voler, ou de tuer, mais en termes de possibles tolérés. Les limites sont claires, stables, immuables, inscrites dans les registres officiels. Instrument du pouvoir, elle est le récit des actions d’une civilisation et n’agit sur nous que par l’intermédiaire de normes mises en place. Les normes ne sont pas les lois, la différence peut paraître subtile dans notre environnement hyper législatif mais elle est fondamentale. La loi écrite, connue, décrit ce qui est toléré, forme une sphère précise d’autorité. Elle peut être modifiée cependant, mais cette transformation et son application dans nos vies quotidiennes impliquent une action lourde du pouvoir pour redéfinir la limite de la législation. Comme un rempart à l’époque médiévale elle définit le cadre du toléré, et s’acharne à combattre l’ennemi extérieur qui ne se situe pas dans son carcan d’action. «Le mur est l’inscription spatiale de la loi parce qu’il veut interdire le passage d’une manière définitive.»2 L’ennemi extérieur n’est plus une armée en marche, mais ce qui est autre, un autre non défini par la loi, cet autre devient une métaphore celle de l’illégal. 1. extrait de http://www.afnor.org/ 2. in Histoire politique du fil barbelé, Olivier Razac, p.148-149

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La loi immuable sert de référence alors, mais est incapable de stopper les illégalités voir même les tolérer. Le jeu normatif qui s’applique à une société se situe généralement dans le cadre de la loi mais souvent la transgresse au nom de la survie, de l’identité. Bien sûr la lecture et l’écrit implique plusieurs niveaux de compréhension et d’interprétation et la forme même du langage est une limite à la loi, mais dans sa forme elle tolère quelques écarts, sans non plus en faire une part propre de son essence. We can’t, we must Cependant, nous retrouvons cette idée d’impossibilité de passer outre la loi dans le cadre scientifique où la loi se trouve en postulat absolu d’une théorie, conséquence directe d’un concept ; elle vient définir les domaines du possible et de l’impossible. Prenons pour exemple la loi de l’attraction universelle, définie par Newton, elle est une vérité considérée comme acquise, sans que nous ne puissions l’outrepasser. Bien sûr, l’absolu de ces lois n’est que relative à son acceptation par tous et elles sont sans cesse remises en cause par les progrès scientifiques, par exemple avec les lois de la relativité que la physique quantique ne cesse de remodeler, ou même la tectonique des plaques qui, bien que dans sa forme générale reste semblable, ne cesse d’évoluer. Comparer les deux types de lois n’est pas un exercice délicat d’un passage d’un domaine à un autre différent, mais une réalité qui chaque jour s’affirme. L’exemple le plus probant de conflit entre les lois reste celui qui anime la théorie de l’évolution et de la création où deux positions par rapport à une loi s’affrontent pour définir les vraies limites et le récit de la vie. En effet, c’est dans un conflit entre la loi écrite, sainte, celle de la Bible et une loi scientifique, que l’essence même de la notion prend forme. Nous pouvons y voir dans ce conflit la rencontre entre deux limites, deux lois inconciliables car jouant sur deux domaines différents mais qui se recoupent en ce point précis : l’évolution. Impossible de concilier une idée moyenne, notion totale64


ment étrangère à l’idée de limite, elles s’affrontent en se niant et en revendiquant une position d’absolu au détriment des autres, croyances et faits s’annulent à la lecture des limites sacrées au détriment parfois de l’expérience. Malgré sa transcendance, la loi est création formelle, une conception abstraite et dominante du pouvoir qui décrit le bien et le mal, ou dans un registre moins mystique, le légal de l’illégal, le possible de l’impossible. Elle est la création que d’une entité symbolique supérieure à l’individu et qui produit des nouveaux jeux de normes dans son application. Nous pouvons considérer, en utilisant le terme création, que la loi est un produit volontaire de l’humain, création ex nihilo de limites. Limite franche de la moralité comme des actes, elle est un repère pour le jugement de valeur. Elle est une héritière des conceptions religieuses de jugements suprêmes des actes de nos formes réelles, elle se transpose peu à peu, depuis la révolution copernicienne vers des concepts scientifiques qui viennent définir le vrai du faux. La loi n’est alors qu’une affaire de dichotomie transcendantale de nos jugements, plaçant simplement dans le courroux de la justice ou sa protection selon nos actes. Nous pouvons douter de son caractère fixe est transcendant, de la métaphore du rempart entre un intérieur, et un extérieur hostile, avec la nouvelle agitation législative que connaissent les régimes actuels. Mais cette perpétuelle transformation implique une mécanique complexe, mobilisant l’ensemble de l’appareil d’Etat, le gouvernement pour la mise en place de nouveaux textes. La réactivité actuelle aux faits divers n’est qu’une facette d’une nouvelle dynamique interne à nos sociétés que nous analyserons ultérieurement. Seulement, et pour conclure sur la loi, il est important de souligner une nouvelle fois son caractère symbolique, transcendant et immuable ; mais aussi de souligner encore la possibilité de sa non-application, ce qui permet la survie d’un groupe social mais aussi pour éviter l’absurde. Par absurde nous entendons l’application illogique de lois qui vont à l’encontre du corps social comme de la survie d’un groupe ; il faut nuancer cepen65


dant car l’Histoire nous offre de nombreux exemples d’un absurde des lois qui furent respectées au détriment du peuple et de la société. «D’une façon générale les différents illégalismes propres à chaque groupe entretenaient les uns avec les autres des rapports qui étaient à la fois de rivalité, de concurrence, de conflits d’intérêts, et d’appui réciproque, de complicité : le refus de payer certaines redevances étatiques ou ecclésiastiques n’était pas forcément mal vu par les propriétaires fonciers ; la non-application par les artisans des règlements de fabrique était encouragée souvent par les nombreux entrepreneurs; la contrebande - (…) - était très largement soutenue.» p.100 Surveiller et Punir Michel Foucault D’une façon plus prosaïque, nous citerons l’exemple de la loi du 26 brumaire an IX. Toujours en vigueur jusqu’en 2012, «cette loi - la loi du 26 brumaire an IX - précise que « Toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la Préfecture de police pour en obtenir l’autorisation ». Cette interdiction a été partiellement levée par deux circulaires de 1892 et 1909 autorisant le port féminin du pantalon « si la femme tient par la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval .» , elle fût abrogée le 31 mars 2013 après des décennies de non application, ayant une position symbolique forte à sa création, et peut-être même une justification vis à vis des normes de l’époque avant de devenir absurde aujourd’hui, ne devenant qu’un mur symbolique sur l’égalité des sexes sans plus de sens que sa propre existence dans le cadre législatif. Soulignons ici que la loi n’est pas la norme, ainsi la loi sur les Personnes à Mobilité Réduite désigne souvent par métonymie l’ensemble des normes qui viennent modifier l’espace du logement, du musée et en général de la ville. Mais la loi n’est que le texte descriptif qui définit les exigences à appliquer, les contraintes, et par la même l’ensemble des normes qui doivent s’appliquer à l’espace pour lui permettre l’ac1. in Surveiller et Punir, Michel Foucault, p.100 2. extrait http://www.senat.fr/questions/base/2012/qSEQ120700692.html

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cès à l’espace. Normes techniques d’abord mais aussi tentative d’instituer des normes sociales pour l’égalité au sein d’une société entre personne handicapées et non handicapées. Les lois absurdes et absolues sont certainement nombreuses mais sont symptomatiques du rôle transcendant et symbolique du texte sur la société et, comme Foucault le souligne, de la mise en place d’un autre système de relation ou l’illégalisme est la norme pourrions-nous dire. Le fait du prince, à l’époque classique, tenait de son pouvoir à légiférer, et d’une organisation interne des non respects de la loi s’est mis en place, soulignant son caractère de référence, mais pas d’absolu au sein de la vie quotidienne. Ainsi, comme nous pouvons le voir, la loi est une facette du pouvoir, instrument et traduction littérale des gouvernements. Le pouvoir est central dans l’étude des normes sociales, juridiques mais aussi en quelque sorte, techniques.

POUVOIR

nom masculin

Etymologie de Posse composé de potis et sum, littéralement «je suis maître de». Le pouvoir est au coeur de la norme. La norme est au coeur du pouvoir.

Le pouvoir c’est la loi et la norme, ces deux dernières étant liées intimement tout en se différenciant comme nous venons de le voir plus haut. La norme n’est pas encore définie mais la loi, par ses caractéristiques propres, montre une transcendance qui la différencie profondément des lois. Mais ces différences, souvent ignorées par les philosophes comme par les théoriciens du droit, ne sont que secondaire 67


face à la question principale qu’elles soulèvent, la nature du pouvoir. Qu’est-ce que le pouvoir ? Nous n’avons pas prétention de répondre d’un trait à une question philosophique fondamentale par une simple définition, mais nous souhaitons apporter un peu de lumière quant au sujet cité pour affiner une définition de la norme. Cette interrogation sur la nature du pouvoir normatif et sa relation à la loi, Pierre Macherey la pose en introduction de son essai De Canguilhem à Foucault : la force des normes, sous cette affirmation : «Puissance et pouvoir, potentia et potestas pour parler le langage de la philosophie classique désignent en effet deux types d’action ou d’intervention différents, et même opposés : la dynamique de la puissance et immanente, en ce sens qu’elle présuppose une complète identité et simultanéité de la cause à ses effets, qui sont alors dans un rapport de détermination réciproque ; alors que la référence à un pouvoir implique une transcendance, réalisée par le moyen d’une antériorité de la cause par rapport à l’effet, d’où résulte aussi qu’il doit y avoir plus dans la première, qui le commande, que dans le second, relégué au rang d’une conséquence simplement dérivé.»1 Puissance et pouvoir, synonymes s’il en est dans de nombreux écrits mais pourtant bien différents. Pourtant, la subtilité du langage, l’étymologie, impose de faire une distinction dans l’exercice du potentia et du potestas. Cette citation recoupe l’analyse précédente de la loi, de son caractère transcendant et finalement de l’écho que nous pouvons trouver dans les lois au pouvoir. Cependant, Pierre Macherey introduit ici le début d’une problématique que nous serons amenés à traiter plus tard, à savoir l’immanence des normes et leur attachement à la puissance ; mais il introduit également une définition brève du pouvoir, soulignant sa transcendance, son caractère de référence affilié à la tradition, ou plutôt dans la position particulière du pouvoir quant à son anticipation des faits. Dans cette affirmation, Macherey 1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.9

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soutient également la mise en place d’un nouveau rapport entre la puissance et le pouvoir, reléguant ainsi, selon nos termes, le pouvoir dans sa dimension symbolique mais aussi, et cela est fondamental, dans une relation directe et dérivée de la puissance. Le potestas signifie étymologiquement l’état de maître, potentia signifiant étymologiquement l’action de maîtrise. Je suis maître de. Le pouvoir se résume à ça. Ou plutôt : Je suis maître de grâce à ma maîtrise. J’ai le pouvoir parce que j’ai les moyens, les forces de l’appliquer. Enfin, en d’autres termes: J’ai le pouvoir, je peux faire des lois, parce que je peux les faire appliquer. Le potestas s’applique alors à l’entité, du prince à l’assemblée, qui peut, au sein d’un ensemble, déterminer les lois, les écrire et les faire appliquer. Définissant une relation asymétrique entre le tenant du pouvoir et la société. Une relation dominant dominé, hiérarchisée et hiérarchisante, qui prend au cours des siècles, des formes différentes selon les cultures. De la monarchie à la démocratie en passant par une société matriarcale de type tribale. Profondément attaché à l’idée de société et de politique affiliées, le pouvoir est une conception abstraite qui anime la civilisation et définit les hiérarchies humaines. Son implication dans la vie est essentielle, il va de soi que cette affirmation ne nous apprend rien de nouveau, mais sa portée réelle est nulle si nous ignorons la puissance. Il serait tout de même caricatural de limiter le pouvoir à son aspect symbolique, reprenant le rôle de l’écrivain de la loi au sein des sociétés peut-être. Mais une grande partie de son aura tient dans les rituels qui lui permettent de rester en place. Ainsi, et pour revenir à un sujet plus concret, l’architecture, les lieux du pouvoir bénéficient toujours d’un 69


traitement particulier et entretiennent l’idée de puissance du pouvoir. «D’un point de vue historique, patrimonial et politique, les palais de la République perdurent de siècle en siècle. Immuables, il génèrent des comportements codifiés.»1 Traduisant peut-être une tradition, mais surtout une inscription spatiale et dans le temps du pouvoir, dépassant le simple cadre du présent et du prosaïque, de l’ordinaire pour encadrer avec force l’exercice du pouvoir. Certains ministres vont même jusqu’à demander leur mutation dans des ministères aux murs plus anciens pour correspondre avec leur idée du pouvoir. De plus, Élisabeth Pélegrin-Genel continue: «La dimension symbolique est indéniable, les signes d’une hiérarchie patents. L’Assemblée nationale ou le Sénat, les jours de justice pourraient-ils se suffire dans un cadre ordinaire débarrassé de la présence des huissiers en tenure? Pour avoir été un jour tirée au sort dans une cour d’assises, j’ai pu mesurer l’importance du rituel et le poids de l’aménagement pour «soutenir» l’action.»1 Le pouvoir est alors symbolique mais clairement présent à travers son «action», tout en soulignant la position hiérarchique de la justice dans l’appareil d’Etat, dans le régime politique. Rituel et symbolique sont alors liés à l’exercice du pouvoir. Le fait du prince est extraordinaire comme le pouvoir. Cette relation à la symbolique confirme donc le caractère finalement second du pouvoir par rapport à la puissance. Ainsi, la norme n’est qu’un moyen d’application des lois et du pouvoir pourrions-nous affirmer, sans prendre en compte la souplesse du normal face à la lourdeur législative. Lourdeur législative régulièrement pointée du doigt aujourd’hui par l’amalgame entre pouvoir et puissance et la symbiose nouvelle de la loi et de normes comme nous 1. in Des souris dans un labyrinthe, Élisabeth Pélegrin-Benel, p.52 2. op. cit. Élisabeth Pélegrin-Benel, p.52-53

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l’avons déjà montré précédemment. Comme nous l’avons montré, le pouvoir est transcendant, mais son application et surtout son exercice ont été fluctuants au cours de l’Histoire, sa fonction première reste mais sa forme évolue. Arrive alors la notion de régime politique. Régime politique qui exerce le pouvoir et dont l’étymologie éclaire d’un jour nouveau l’idée de pouvoir et des liens qu’il lie avec la société.

REGIME

nom masculin

Etymologie Emprunté au latin regimen Regimen De rego avec le suffixe -men. Rego De l’indo-européen commun reg (« droit, juste, roi ») Les idées « diriger » et « commander » sont deux idées voisines que le verbe regere exprime l’une et l’autre : regere sagittas, regere exercitum. L’idée de direction se trouve, par exemple, dans rectio, celle de commander dans regnum. Le régime politique est un Ensemble d’institutions, de procédures et de pratiques caractérisant un mode d’organisation et d’exercice du pouvoir ; les institutions et le personnel politique en place.1 Cette définition semble hélas trop centrée sur le domaine constitutionnel, nous lui préférons alors cette brève définition donnée par Miguel Abensour dans De la compacité : «Nous entendons régime, non pas au sens étroit -le sens juridique ou constitutionnel - mais au sens large, “la façon de vivre d’une communauté pour autant 1. extrait de http://www.larousse.fr/

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qu’elle est déterminée essentiellement par sa forme de gouvernement”.»2 D’après cette définition, le régime est la traduction d’un vivre ensemble sous un pouvoir, comment s’organise la communauté pour choisir son maître, comment définir les lois et donc, son mode de gouvernement. Mais cette définition omet de s’appuyer aussi sur l’étymologie de régime pour en comprendre les ressorts internes. Tout d’abord, le régime s’apparente, avec regimen, au gouvernement, mais surtout à la personnification primitive du pouvoir, le roi. D’ailleurs, la formation de régiment s’appuie sur le verbe regere et le suffixe -men qui forme ainsi un substantif à l’action de régner, le régime, c’est le règne. Mais outre cette relation intime entre l’idée d’un ensemble du pouvoir organisé autour du roi, c’est surtout l’étymologie de regere et l’indo-européen reg qui montre une fonction interne du régime, c’est la traduction de reg par droit. Nous retrouvons d’ailleurs cette étymologie au mot Roi, illustrant la référence à une direction, une qualité, avant de définir outre mesure une position sociale ou un attribut du pouvoir. Nous pouvons donc affirmer, qu’étymologiquement, un régime est un ensemble qui cherche à donner une direction à une communauté, à la diriger, à travers l’exercice du pouvoir. Le pouvoir reste alors une notion abstraite transcendante, traduite par une organisation concrète des pouvoirs au sein d’une société et la formation de gouvernement.

1. in De la compacité, Miguel Abensour, p.20

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GOUVERNEMENT

nom masculin Etymologie De gouverner avec le suffixe -ment. Gouverner Du latin gubernare. Infinitif de guberno. Guberno Apparenté ou emprunté au grec ancien κυβερνάω, kybernáô (« tenir le gouvernail »). κυβερνάω De νάω, νάω

náô (« naviguer ») et, peut-être, κυβαία, kubaía (« navire »).

Variante de νέω (« flotter »), voir aussi ναῦς, naús (« navire »). κυβαία

Le mot est proprement un adjectif féminin, sous-entendant ναῦς, naûs (« navire »), qui dérive de κύβη, κύμβη (« barque »). Le mot gouvernement, par son étymologie encore une fois, recoupe cette idée de donner une direction, un sens à un ensemble, à une population. On retrouve d’ailleurs régulièrement l’allégorie du bateau dans les journaux et les magazines. Cette métaphore du gouvernement comme le chef d’un navire, perdu dans les eaux troubles du chaos et de l’anarchie, illustre bien l’idée de pouvoir, et de son organisation, avec un gouvernement au sein d’un régime. Notons cependant que le gouvernement désigne l’ensemble des acteurs physiques qui le compose ; c’est également une notion temporaire, correspondant au temps de l’exercice du pouvoir. De plus, aujourd’hui, le gouvernement désigne, en France du moins, l’ensemble des ministres choisis par le premier ministre et le président, mettant en avant une relation de sujétion au régime et par là même au pouvoir. Le gouvernement est ainsi l’ensemble physique pourrions-nous dire, des acteurs physiques, des entités assujetties, qui exerce le pouvoir au nom du régime. Les formes de gouvernements sont bien entendus différentes, mais 73


la notion même de gouvernement se retrouve dans tous les régimes politiques, traduisant une donnée forte de l’organisation du pouvoir, qui s’appuie toujours sur des acteurs physiques pour exercer le pouvoir. Soulignant par là même la transcendance du pouvoir et la nécessité d’intermédiaire en le maître (posse) et le navire (κυβαία) qu’est la société. Le gouvernement est-il l’aspect technique du pouvoir, sa traduction formelle pourrions-nous dire? Nous laissons en suspens cette affirmation. Pour finir sur le régime et le gouvernement, notons alors la permanence du gouvernement dans l’exercice du pouvoir mais aussi la polyvalence du régime qui peut être totalitaire, punitif, économique, etc. mais qui traduit toujours l’exercice du pouvoir vers une direction, avec un dogme intérieur qui définit le droit sur le pouvoir. Cette affirmation vient alors étayer l’idée d’expression du pouvoir à travers les lois mais aussi l’existence, liée au régime et donc au gouvernement, d’un système qui met en action la volonté d’un régime à suivre une direction prédéterminée. Ouvrons ici une parenthèse, nous avons cité ci-haut la notion de régime totalitaire. Il est essentiel d’ouvrir cette brève parenthèse car l’utilisation de ce terme, en référence à la grande catastrophe de l’expérience totalitaire du XXème siècle, semble parfois être abusive et utilisée à des fins de propagande. Il est clair que l’action du pouvoir, sa puissance, agit sans cesse sur nos vies de chaque jour est vient définir une part de notre identité, mais est-ce bien cela que le totalitarisme? Il est important de souligner cette utilisation abusive car un glissement sensible de l’analyse pourrait étayer l’idée que les régimes actuels sont de vagues parents, voire des descendants directs, du totalitarisme moderne.

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TOTALITARISME

nom masculin Etymologie Le mot est créé par les militants antifascistes dans les années 20 (mais n’est attesté que depuis 1937). Ce concept est ensuite retourné par Mussolini qui en fait le symbole de son régime et de la modernité. L’étymologie ne semble pas nous apprendre grand-chose mis à part son lien équivoque avec le fascisme. Rappelons ici brièvement l’origine de cette critique antifasciste, réutilisée par la suite par les fascistes eux-mêmes, désignant le fait que ces régimes tendent à interagir dans la société de manière totale, prenant en coupe la production industrielle comme l’éducation, pour former un tout commun, suivant les mêmes règles et la même direction. Nous pouvons cependant signaler l’étymologie de total, éclairant d’un jour nouveau la réelle nature du totalitarisme.

TOTAL

adjectif Etymologie Du latin médiéval totalis, dérivé de totus (« tout »). Totus De tot (« autant de ») auquel il sert de comparatif avec le sens de « aussi grand, aussi considérable ». Pokorny en fait le participe d’un verbe toveo du radical indo-européen commun tu (« enfler, foule ») qui aurait signifié « rassembler, entasser », radical qui, avec un infixe différent donne tumeo (« enfler ») La notion de foule semble sortir de son étymologie traduisant une certaine dynamique d’un régime total. Nous nous tournons alors vers l’analyse du totalitarisme de Miguel Abensour qui se place dans la continuité de Hannah Arendt. En effet, dans De la compacité, Miguel 75


Abensour qui analyse l’architecture hitlérienne nous révèle ce qui fait du régime nazi1 un régime totalitaire : «Les lectures de Canetti ne nous livre-t’elle donc pas un point de rencontre entre architecture et régime totalitaire, dans “l’effet de compacité“, dans la compacité même, c’est-à-dire dans la constitution d’espaces compacts ayant pour caractère distinctif de faire disparaitre les intervalles, ou même de réduire les charges de distance, de les abolir?»2 Interrogation forte, soulignant la volonté du totalitarisme, outre de former un ensemble total du pouvoir3, de supprimer la notions d’individu au profit de la foule. Ce qu’il confirmera dans les lignes suivantes: «Et à la compacité, forclusion de tout espace intercalaire et du même coup de tout espace politique d’invention et de la liberté, s’opposerait le poreux ou la porosité qui, grâce à un tissu lacunaire ouvrirait un ou des espaces de liberté ou plutôt des espace où se célèbreraient les noces de la liberté et du jeu.»4 Le totalitarisme est alors la formation d’un tout unique, une foule pour faire référence à l’ouvrage de Gustave Lebon La psychologie des foules, manipulable par les émotions, réduite à l’état servile au profit d’un pouvoir étatique visant l’éternel, Miguel Abensour dit alors que : «Le monumental engendre l’illusion de l’éternel et de l’immuable.»5 Soulignant que le totalitarisme ne cherche son expression que dans ce rapport de pouvoir frontal, où le monument éternel vient sceller le pacte éternel de domination sur les masses, et la fin de l’individu. Par 1. Nous pouvons étendre au régime totalitaire fascisme et communisme stalinien 2. in De la compacité, Miguel Abensour, p.38-39 3. Comme une préparation à la guerre totale, un conflit où tous sont impliqués 4. op. cit. Miguel Abensour, p.59 5. op. cit. Miguel Abensour, p.59

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là même, le totalitarisme charge l’imprévu comme une expression du pouvoir de décision individuel et acte contre l’ensemble : «À propos de la ville de Naples, en 1928, W. Benjamin et Asja Lacis dressaient comme un contre portrait de l’architecture totalitaire, affiné au point d’en envisager la dimension temporelle, c’est-à-dire, le refus du définitif et le choix de l’imprévisible.»1 Cette parenthèse trouvera son importance dans la suite de notre étude, trouvant des échos similaires à chaque confrontation contemporaine avec l’explosion législative. Nous verrons alors que, malgré les points communs, c’est une dynamique complètement différente qui anime les régimes contemporains. L’existence du gouvernement au sein d’un régime pour l’exercice du pouvoir ramène à une réalité concrète cet exercice, au champ des relations humaines dans la société, la politique. Car pour bien comprendre la norme et le normal, il faut comprendre également son aspect politique.

POLITIQUE

nom féminin, nom masculin, adjectif

Etymologie Du latin politicus, issu du grec ancien πολῑτικός, politikos, composé de πολίτης (« citoyen ») avec le suffixe -ικός. πολῑτικός De πολίτης πολίτης

(« citoyen ») avec le suffixe -ικός.

Citoyen, civil ou plus généralement, habitant de la cité

1. in De la compacité, Miguel Abensour, p.59-60

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Le politique, ou la politique décrit la vie du citoyen, ou de manière plus large, la vie dans la ville à partir d’un assemblage d’individu. La politique est ce qui permet l’existence et le renouvellement d’un pouvoir, définissant, à travers ses différentes techniques, la façon dont le pouvoir doit s’exprimer, mais aussi quelle direction la société doit prendre. Il est indéniable que la norme est un outil éminemment politique, dans sa forme juridique comme sociale, elle devient un outil pour l’échange entre les hommes et gagne par la même une valeur politique. Les lois aussi, surtout dans les démocraties, ont une valeur éminemment politique avant d’être parfois juridique. L’exceptionnelle réactivité aux faits divers et la rédaction de loi en fonction ne traduisent-elles pas une volonté de flatter l’opinion publique plutôt que de légiférer au plus juste ? Comme nous l’avons vu précédemment à travers les mots de Foucault, les lois et l’exercice du pouvoir n’est pas égale en fonction des classes et des individus traduisant un système d’illégalisme au sein du pouvoir législatif. Ce système d’illégalisme est un écho à la politique. Affirmation polémique, mais comment expliquer alors les flatteries et autres réalités politique : jeu des réseaux, des soutiens, trafic d’influence pour ne citer que les aspects les plus négatifs des illégalismes, ainsi que le défi lancé par certains au pouvoir, à travers l’idée de révolution, de changement, pour placer le politique. En des termes simplifiés, la politique est l’art de mettre en relation les habitants de la cité pour accéder au pouvoir et ainsi aux lois. La cité peut être considérée aujourd’hui comme un écho au village mondial, mais elle prend tous ses aspects à partir même d’une relation de pouvoir entre les hommes. Voire même à partir d’une relation entre humain. Création purement humaine de relations et mise en place d’un système où les formes de gouvernement ainsi que les actions à suivre se déterminent au fil des échanges. Finalement, la politique se trouve dans les échanges humains les plus élémentaires ; sans pour autant caricaturer jusqu’à limiter les relations humaines à la politique, mais elle trouve son expression la plus forte dans la société. 78


SOCIÉTÉ

nom féminin Etymologie Du latin societas (« union, association »). Societas De socius (« uni, associé, partagé ») avec le suffixe -etas. Socius : De sequor (« suivre ») qui donne aussi secta (« ligne de conduite, manière de vivre, conduite, principes »). Sequor De l’indo-européen commun sek(« suivre ») qui donne le grec ancien ἕπομαι, hepomai (« suivre, obéir »). L’étymologie nous révèle deux sens forts de la société ; l’un admis, montrant que la société est une union de différentes entités, ou plus simplement d’êtres humains, au sein d’un même ensemble nommé société ; le second est plus intéressant car il fait remonter aux origines même de l’idée d’union sociale, celle d’une hiérarchisation des rapport de cet ensemble par rapport à une autre entité, la société c’est ce qui suit, mais aussi seconde. Mais que suit-elle que seconde-t-elle ? Nous pouvons affirmer qu’elle suit un pouvoir, qui lui permet la cohésion, ou simplement une entité transcendante à la simple relation entre les différences. La société est donc l’union de chacun autour d’un pouvoir et d’une direction. Théâtre de la politique et socle du pouvoir, la société est la raison même des lois, et finalement de la philosophie. Car l’union des forces humaines permet à la science et aux relations humaines d’être un moteur pour la création d’une civilisation. Nous avançons alors l’idée que le fonctionnement de la société, qui suit un pouvoir, implique la mise en place non seulement d’un gouvernement, mais plus généralement, au sein même de l’association des individus, d’un ordre.

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ORDRE

nom masculin Etymologie Du latin ordo (« rang, rangée ; classe de citoyens, succession ; distribution régulière »). Le sens d’« ordre religieux » fut premier. Le sens d’« arrangement logique » apparaît en 1155. Ordo Le Dictionnaire étymologique latin explique : « ordo est proprement la rangée, ordine « en rang, par série ». Les autre sens sont tous déduits de l’idée de rang : ordinare « mettre en rang », « arranger, mettre en état ». De l’indo-européen commun ar (« ar-ranger ») qui donne řád (« ordre, rang ») en tchèque. L’ordre est induit par la société et le pouvoir. L’ordre organise la société selon les lois L’ordre organise plutôt la société selon le pouvoir. L’ordre est la rangée. Division unitaire d’un ensemble, où chacun à sa place, son rapport de force avec l’autre rang, l’autre. Une unité rangée dans un ensemble pour un fonctionnement général de la société, unité définie par un pouvoir qui dirige les rangs, les organise, les définit. Mais aussi un pouvoir entre chacune des unités. L’ordre est l’organisation physique d’unités au sein d’un ensemble pour le rendre plus homogène, uniforme et stable, soumis aux directives d’un pouvoir. Chaque chose a sa place dans un tout, l’ordre le définit. C’est un lointain écho à la volonté de classement de l’homme de chaque chose dont Lévi-Strauss apporte une analyse fondamentale. 80


«Tout classement est supérieur au chaos ; et même un classement au niveau des propriétés sensibles est une étape vers un ordre rationnel.»1 L’ordre est un classement d’unités dans les rangs d’une société. Il est la première étape de la formation d’une culture, d’une Histoire d’une société. Nous pouvons penser que le classement est antérieur à la création de loi. Primitif, il est la base de la formation de la science mais surtout de l’histoire et du langage. En effet, c’est à partir de ce classement, cet ordonnancement des entités naturelles, que se sont créés les premiers signes de l’écriture, les idéogrammes mésopotamiens ou égyptiens pour créer un nouveau système d’échange, de communication et finalement un nouveau rapport entre les hommes. «Comme la science (bien qu’ici encore, soit sur le plan spéculatif, soit sur le plan pratique), le jeu produit des événements à partir d’une structure : on comprend donc nos sociétés industrielles ; tandis que les rites et les mythes, à la manière du bricolage (que ces mêmes sociétés industrielles ne tolèrent plus, sinon comme «hobby» ou passe-temps), décomposent et recomposent des ensembles événementiels (sur le plan psychique, socio-historique, ou technique) et s’en servent comme autant de pièces indestructibles, en vue d’arrangements structuraux tenant alternativement lieu de fins et de moyens.»2 L’ordre est une structure donc, sur laquelle s’organise les rapports et les échanges au sein de la société, classant, qualifiant, assemblant les hommes et leur capacité pour créer une structure plus complexe et finalement une malléabilité et un potentiel créateur de la société pour s’adapter au pouvoir, au changement de régime et même à deux nouvelles lois. L’ordre est une étape essentielle dans la création d’une civilisation, d’une culture malgré son aura négative souvent perçue. Il est une transition entre la Préhistoire et l’Histoire, écho à l’émergence 1. in La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss, p.28-29 1. op. cit., Claude Lévi-Strauss, p.49

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de l’écriture considéré également avec le même statut. «Sortir de l’âge d’or, c’est mettre l’accent sur ce qui justement était refusé dans le mythe : le chaos de l’erreur.»1 L’ordre présente aussi sa limite, d’après Macherey, avant l’ordre et la société, l’Homme vivait dans un âge d’or, où l’abondance était naturelle et l’identité humaine non nécessaire, il vivait dans l’innocence primitive de la Nature. L’émergence des premières relations et associations humaines l’ont peu à peu éloigné de cet âge d’or. Dans cette perte de la simplicité primitive et de la fusion avec la nature, l’homme, en perdant son innocence a perdu aussi sa croyance, son classement primitif pourrions-nous dire, pour entrer dans une nouvelle ère de culture qui refuse le mythe de peur de se tromper, s’inventant cependant toujours d’autres histoires et jeux pour maintenir cette nouvelle création post âge d’or, l’ordre dans la société assujettie. L’ordre est un classement pour comprendre le monde, pour mieux interagir avec lui, pour mieux le dominer. L’ordre social est une création artificielle nécessaire au fonctionnement de la société humaine, comme il l’est dans les sociétés animales, avec la meute de loup, la fourmilière etc. pour définir une hiérarchie, une distribution des pouvoirs - nous entendons par là la faculté d’échanger et d’influer une personne de son rang, et d’établir une relation de sujétion avec elle - au sein d’un groupe. L’ordre naturel définit la chaine alimentaire par exemple, l’ordre social, l’importance d’un personnage par rapport à un autre ou, pour reprendre les analyses marxistes, l’appartenance d’une personne à une classe socio-économique précise.

1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.58

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ORDINAIRE

adjectif Etymologie Depuis l’adjectif du latin ordinarius (« rangé par ordre »), lui-même de ordo (« ordre »). Des analyses précédentes découle une confrontation directe avec un synonyme récurrent du normal, de l’ordinaire. Après avoir exposé le sens et l’essence de l’ordre, il est clair qu’ordinaire est une qualification liée à son substantif. Ordinaire c’est ce qui est dans l’ordre. Ordinaire c’est ce qui est dans le rang, à sa place, sans anomalie possible, présent là où il doit être. Sans vraiment décrire plus la qualité de l’objet, ou du sujet, ordinaire souligne simplement que celui-ci n’est pas remarquable par une position incongrue quant à un ordre ordinaire. «Cette honnêteté ordinaire s’exprime sous la forme d’un penchant naturel au bien, et sert de critère du juste et de l’injuste, du décent et de l’indécent. […] L’homme ordinaire n’a pas besoin de se tourner vers certaines autorités pour agir moralement. Il possède en lui-même une faculté sensible qui précède toute norme conventionnelle. À rebours de toute déduction transcendantale à partir d’un principe, la common decency est la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal.»1 Bruce Bégout dégage parfaitement ce qu’est l’ordinaire dans son analyse sur ce dernier, dégageant un attachement simple à un certain ordre au sein même des classes les plus populaires - son analyse porte en effet majoritairement sur les classes ouvrières anglaises au lendemain de la seconde guerre mondiale à travers le regard d’Orwell. L’ordinaire, c’est ce qui attache, au regard de sa propre conception de 1. in De la décence ordinaire, Bruce Bégout, p.17

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l’ordre, ce qui est bien de ce qui est mal, sans référence à la loi, ces classes sociales se dirigent d’elles-mêmes, au sein de la société, vers ce qu’il lui semble correspondre au bien grâce à la common decency. Cet attachement interne à un ordre qui rend l’ordinaire si prompt à suivre la voix de la décence, hors de l’anomalie -même si au regard de la loi cet ordinaire peut paraitre dans les limites. Notons par ailleurs la qualification extraordinaire souligne l’aspect étranger à l’ordre établie de l’objet ainsi qualifié. Il n’est pas une erreur, une anomalie, seulement présent en dehors d’un système préétabli. L’existence extraordinaire n’est pas cependant une gêne à la société, son emploi qualifie le plus souvent l’action, la qualité d’un fait ou d’une entité ordinaire dépassant ses qualifications et propriétés initiales. L’exemple le plus probant est l’existence de séances extraordinaires dans les instances législatives et politiques, mais aussi dans les associations, qui malgré leur qualification sont compris dans une structure défini d’action de la société. Ordinaire et extraordinaire s’organisent autour de l’ordre, formant une structure complexe où chaque élément prend place et communique l’un avec l’autre. Ainsi un autre système se met en place entre les hommes pour respecter l’ordre. Les lois sont transcendantes à l’individu, formant les limites entre l’intérieur d’une société et l’extérieur hostile, illégal. L’ordre se base sur la loi, la défend mais se développe sur un système interne pour assurer sa pérennité, la règle.

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RÈGLE

nom féminin Etymologie Du latin regula (« règle, équerre, loi »). Regula Mot composé de regulo et -a. De rego (au sens étymologique de « aller droit, faire aller droit ») avec le suffixe -ula. Rego : De l’indo-européen commun reg (« droit, juste, roi ») Étrange écho que la règle fait au régime, mais ce n’est pas par hasard que nous exposons maintenant cette notion. Mais il est important de faire la nuance entre le régime et la règle qui, malgré des similitudes étymologiques sûres, ne jouent pas sur un même niveau de jeu. La règle est une manière de se comporter, d’échanger, et d’organiser que la loi ne fait que décrire, la règle se place à un niveau d’interprétation directe, où se confrontent chacunes des unités d’une société pour vivre ensemble. Système interne à la loi, elle ne tolère pas l’écart, cherchant à faire tenir l’ensemble, droit, stable pour maintenir l’ordre. «Pour vivre en société, l’homme édictent des règles communes d’intérêts général. Ces règles sont celles de la vie sociale et l’homme les expérimente en les confrontant à la réalité : si elles sont bonnes et utiles pour tous, il les applique, mais si, à l’usage et pour la bonne harmonie du groupe, ce n’est pas le cas, il les modifie ou les retire.»1 Bouchain souligne ici l’intérêt des règles et leur confrontation avec le réel pour établir une cohésion de groupe et un respect dans son sein. La règle se confronte à l’usage et trouve sa valeur dans celui-ci. La règle s’applique partout où il y a action, directement, édictant les limites du toléré pour le fonctionnement en commun d’activi1. in Construire autrement, Patrick Bouchain, p.33

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tés codifiées et quotidiennes. Les règles ne définissent pas non plus l’ensemble de notre quotidien, se limitant aux actions en communs la plupart du temps, semblables aux lois, mais si différentes par leur essence. Transcendances de la loi toujours, et immanence des règles mais toujours immuables, stables, elles définissent une limite à nos actions et nos sociétés.

LIMITE

nom féminin Etymologie Du latin limes (« lisière, bordure »). Limes Apparenté à limus (« oblique ») et limen (« seuil »). Limus De l’indo-européen commun lei (« glisser, glissant ») qui donne lime Limen De lio (« verser ») avec le suffixe -men : c’est proprement une « traverse ». Apparenté au grec ancien λέχρις, lekhris, λοξός, loxos, en latin à ob-liquus, limus. La limite est le chemin de traverse au-delà du champ des possibles. La limite est là où, d’un terrain stable, ordonné, nous glissons vers l’extérieur. La création de la limite correspond-t-elle à la création de l’ordre social ? Nous pouvons imaginer que oui que l’ordre a créé la limite, puis les lois, faisant sortir de l’âge d’or l’Humanité pour créer la civilisation. La limite ne se vit pas comme un trait clairement défini, une droite de points mathématiques, mais comme une zone de transition, glissante, dangereuse, fatale parfois, où nous nous plaçons. L’analogie avec la limite biologique est nécessaire car elle souligne la souplesse des limites et la prise de position dangereuse que fait 86


l’être en s’y plaçant, à la limite s’exprime pleinement tout le potentiel biologique et psychologique au risque de glisser, de tomber, de sortir du champ idéal de vie et de se blesser voire de mourir. La limite légale incarne le potentiel maximum qu’il est permis d’exploiter, au risque de tomber dans l’illégal, de quitter le domaine de l’ordre et de la loi. De plus, il est couramment admis qu’il est possible de repousser ces limites jusqu’aux confins de l’adaptation, du possible, avec la limite biologique, surpassant les limites admises conventionnellement pour survivre ou accomplir un acte de force ; il est de même avec les limites sociales, où certains se mettent aux marges de l’acceptable pour palier à un ordre strict, à une règle absurde et se repositionner dans l’ordre. Dans notre analyse étymologique émerge souvent ce concept de limite, qu’elle soit scientifique, juridique ou économique, la limite anime souvent les débats quant aux réelles possibilités d’un système politique ou économique. Cependant, malgré l’importance de la question d’outrepasser les limites au sein d’un système, une notion importante émerge, synonyme d’ordinaire, elle n’en est pas moins nuancée aujourd’hui dans son usage courant. Synonyme également de normal, le banal décrit une conception proche de l’ordinaire et rentre pleinement dans le champ d’étude ouvert par la loi.

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BANAL

adjectif Etymologie Dérivé de ban avec le suffixe adjectival -al. Ban De l’ancien bas francique ban (« loi dont la non-observance entraîne une peine ») apparenté au vieux haut allemand ban « commandement sous menace de peine, défense, juridiction et son domaine », au vieux norrois ban (« défense, interdiction »), ban en anglais - tous dérivés du verbe germanique bannan (« parler publiquement sous le contrôle d’une autorité », « commander ou défendre sous menace de peine ») remontant au radical langues indo-européennes bhâ- (« parler » voir for et fandus « parler, permis » en latin, fabuler en français, hablar, « parler » en espagnol, etc). Du serbo-croate бан, ban probablement d’origine avare, le mongol a bayan (« riche, propriétaire »). Le banal est ce qui est dans le ban. Le banal est ce qui est dans l’ordre du ban. Le ban est une unité spatiale de sujétion, sujétion sous le giron d’un seigneur. Le seigneur, à l’époque médiévale, avait le pouvoir de basse justice, régulant les crimes de droits communs tel le vol, le non-respect des règles. Son étymologie traduit une importance primordiale dans la parole et donc l’échange immanent ; la parole de tradition liée à l’usage et aussi à l’interdit communément admis sous le giron du représentant du pouvoir. À noter que l’organisation du pouvoir durant la haute antiquité s’organisait en seigneuries organisées autour de mottes castrales, de positions défensives contrôlées par le pouvoir de la force. Le banal définit donc des limites, physiques, celles du ban où s’applique la force du pouvoir, comme réglementaire, en essayant de faire fonctionner la vie commune d’une communauté organisée autour du 88


château. De nos jours, banal et ordinaire semblent synonymes, et la nuance n’est que relative, mais au vu des étymologies respectives, nous pouvons comprendre l’importance de la différence entre le banal et l’ordinaire, le ban et l’ordre. L’ordre est géométrique, relatif à un classement, à un arrangement strict des uns et des autre alors que le ban désigne les limites d’une juridiction partagée en commun. Il est immanent, partagé par la basse justice* au sein d’une communauté spatiale restreinte. Ouvrons ici une parenthèse sur une notion abordée précédemment, celle du commun.

COMMUN

adjectif

Etymologie Du latin communis formé du préfixe com- (avec) et d’une racine dérivée du substantif munis. Munus Comme munia (« offices »), de l’indo-européen commun mei (« changer, échanger »), dont les dérivés (voir monnaie, municipalité, immunité, etc.) se réfèrent aux échanges de biens et services dans une société selon les lois et les règles établies. Préfixé avec co-, il donne le latin communis (« commun, public ») et le vieux haut allemand gamains, gemein en allemand. Le commun est ce qui nous lie, ce que nous échangeons pour former une communauté. La société en commun. Le commun forme des échanges entre les hommes et les organes du pouvoir pour la création d’une nouvelle société. L’échange, la relation entre deux entités est au coeur du commun, mais également une notion d’obligation, d’asymétrie de pouvoir. En effet, munis signifie 89


devoir, mais aussi service ; le commun est alors un devoir, un service d’échange entre tous, entre tous les éléments d’un ensemble, soulignant la sujétion à un pouvoir, sur un niveau supérieur au banal et différent de l’ordre dans ce sens où l’ordre se base sur un classement et le commun sur une relation. Ainsi la société lie politique et ordre au sein d’un régime. Limite, règle, ordre, loi, toutes ces notions recoupent l’idée de normes sans pour autant la définir. Cet ensemble de dispositifs et de concepts recoupe les domaines juridiques comme biologiques, l’analyse étymologique permet de comprendre comment les analogies prennent naissance avec l’application de concepts religieux au social par exemple. Pour continuer cette analyse étymologique, ayant pour but de dégager les différences entre normes, normal et de nombreux concepts similaires, nous allons embrayer sur l’idéal, l’utopie et le progrès comme notions de directions choisies par un système politique. Comme nous l’avons déjà souligné que le gouvernement, ainsi que le régime, aspirent à diriger les foules et les individus en se basant sur les lois. Il est cependant essentiel de comprendre qu’une autre notion anime chaque régime politique, celle d’un idéal.

IDEAL

adjectif Etymologie Du latin idealis (« idéal »). De idea (« idée ») avec le suffixe -alis. Idea Du grec ancien ἰδέα, idéa apparenté à visus, visio en latin. apparenté à ὁράω De l’indo-européen commun ver« observer », « faire attention ») ; apparenté au latin vereor. Le verbe est hétéroclite, l’aoriste est suppléé par εἴδω (latin video) ; le futur par ὄψομαι (latin opinor, opto), voir ὄψ, ὄκνος. 90


L’idéal, chaque politique le revendique pour changer la société ; à travers l’évolution des lois. Cependant, nous remarquons que idéal, est l’adjectif d’idée et qu’idée s’est avant tout liée à un système de signe. Mieux encore, en remontant l’étymologie, nous pouvons constater qu’une idée, et donc l’idéal d’une société, n’est qu’une forme, une forme observable. L’idéal ne serait qu’une image, une formation mentale qui tend à servir de modèle, à une société, formant un système, une structure de signes autour d’une image désirée pour la société et le régime. Une autre signification tend à faire de ἰδέα un principe général servant à une classification, retournant par là même à la notion d’ordre. Une idée est une classe, une sorte, une qualification de chaque élément dans un ensemble cohérent dans sa nouvelle forme imagée. L’idéal est observable, formation mentale d’une image parfaite de l’existant où le réarrangement des signes et des significations permettent la mise en place d’un système plus efficient et par là même plus parfait. L’idéal est souvent qualifié comme une abstraction, mais son étymologie trahit la forme initiale qu’il prend à partir de la pensée vers la création d’images. L’aspect extérieur primant sur l’essence même de sa qualité, son abstraction n’est que mentale et sa traduction physique limitée à son simple caractère spécifique. La société, et par là même le pouvoir, se nourrissent d’idéaux pour diriger et formater le régime en fonction d’une idée, d’un idéal ; l’idéal prend ici sens comme un ensemble d’idées structurées entre elles pour l’amélioration d’un système. L’idéal est lié à l’immanence, fruit d’une observation continue du présent et des échanges humains, dans l’optique de changer l’ensemble. Il est également intimement lié aux théories politiques qui s’en nourrissent pour changer le régime, la société et l’ordre mais aussi pour accéder au pouvoir sans avoir à créer ses images. L’abstraction mentale limitée, par la communication de signes et de métaphores, en 91


permet la compréhension par tout le monde sans engager clairement la formation directe d’un autre système. L’idéal est une fonction centrale des échanges politiques et humains, définissant peut-être une part des directives politiques et dirigeant implicitement la dynamique du pouvoir vers la concrétisation d’un système d’idées. Cependant, dans son expression la plus extrême et détachée du jeu politique, l’idéal peut former une abstraction mentale encore plus forte que celle présente dans les échanges humains. Ne visant pas à sa concrétisation réelle, il s’impose en modèle et peut parfois animer la société pour la réalisation partielle d’images nouvelles au sein de l’ordre établi. Nous voulons parler à présent de l’utopie, intimement liée à l’idéal malgré son caractère purement abstrait. Devons-nous la considérer comme l’absolu de l’idéal? Non, l’utopie est clairement détachée de l’observation pour former un autre.

UTOPIE

nom féminin

Etymologie De l’anglais utopia, mot inventé, en 1516, par Thomas More dans son livre Utopia construit avec le préfixe grec οὐ- ou- de sens privatif et noté à la latine au moyen de la seule lettre u, et τόπος, topos (« lieu »), signifiant donc « (qui n’est) en aucun lieu ». L’utopie n’est pas un lieu, l’utopie n’existe pas. L’utopie c’est un idéal rêvé, oxymore délicat entre l’observation imaginé et le phantasme allégorique d’un autre impossible. Bien entendu, l’utopie anime la théorie politique est tend parfois à servir de référence, mais son application est impossible tant son caractère profond est détaché du contexte où il prend forme. Il est important de souligner ce caractère particulier aujourd’hui 92


pour décrocher l’idée tenace que l’utopie est réalisable. Le système des normes prend parfois, et nous le verrons ultérieurement, une dimension telle qu’il est considéré comme l’avènement d’une utopie égalitaire, mais ce serait nier la part importante de la réalité. En un mot, l’idéal pourrait être qualifié de projet alors que l’utopie n’est pas de la même dimension, elle n’est pas projet parce que sa description est coupée des réalités et ainsi détachée de l’observation, elle a une forme finie et ne définit pas de direction. En effet, sa direction est arrêtée et sa réalisation impossible dans une dynamique politique et les limites d’une société tant elle est un autre. Un autre lieu, un ailleurs rêvé et inaccessible, où s’expriment les idéaux du présent dans leur forme absolue sans former un idéal parfait et une direction pour la société. Les premières allusions à cette utopie remontent au XVIème siècle avec l’oeuvre de Thomas Moore, Utopia prenant le parti clair de décrire son rêve pour la société présente et non l’avenir de celle-ci. Cette distinction faite, il faut comprendre aujourd’hui la dynamique qui anime la société, entre utopie impossible et l’idéal contemporain. Les deux trouvent leur sens dans le progrés, il est un idéal et un chemin vers cet autre monde inaccessible.

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PROGRES

nom masculin

Etymologie Du latin progressus. Progressus De progredior (« avancer, progresser »). Progredior De gradior (« marcher, avancer ») avec le préfixe pro-. Gradior Apparenté à gradus (« pas ») Gradus De l’indo-européen commun ghredh (« marcher, avancer ») qui donne aussi grallae (« échasses »), grit (« cran ») en anglais, le vieux-slave грѧсти, gresti, le russe грести, gresti (« ramer, ratisser »). Le progrès, c’est aller de l’avant, marcher vers l’avant. Le progrès est un mouvement permanent de recherche et de production pour résoudre les principaux problèmes de la société civile. Le progrès c’est croire à la conservation d’une dynamique économique, sociale, jusqu’à l’avènement d’un idéal. Issu en grande part des révolutions newtoniennes mais aussi de la Révolution Française, où les élites bourgeoises ont pris peu à peu la place de la classe dirigeante. Le changement de régime met au centre du processus le commerce et le développement économique et scientifique. Bien entendu, l’histoire du progrès est beaucoup plus complexe et nous ne nous proposons pas restituer l’ensemble des dynamiques qui ont permis son avènement, mais nous partons du postulat qu’aujourd’hui, et depuis le XVIIIème siècle, le progrès, la croissance industrielle sont les moteurs de la société, comme une promesse d’un mouvement vers un monde meilleur. Citons ici la critique de Canguilhem sur le progrès analysée par 94


Pierre Macherey. «L’un des derniers textes publié par Canguilhem, consacré à «La décadence de l’idée de progrès», explique la formation de cette idée, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, à partir du principe cosmologique de conservation qui est une loi d’astronomie newtonienne, ce qui le conduit à formuler l’hypothèse suivante : «L’assimilation de l’idée de progrès à un principe de conservation permettrait d’en expliquer la décadence autrement que par un retour imprévu d’irrationalisme.»1 Cette critique souligne l’analogie entre les grandes avancées scientifiques du XVIIIème, et le progrès. Comme nous l’avons déjà écrit précédemment, c’est la convergence entre cette dynamique scientifique et les révolutions bourgeoises qui ont défini plus clairement son aspect actuel. C’est la production qui devient centrale, production scientifique et industrielle, pour changer l’ensemble de la société. Cet idéal est une des raisons des premières émergences de la norme comme absolu à suivre dans la société, la technique et la production demandent une harmonisation pour une meilleure efficacité. Nous aborderons ultérieurement cet aspect, tout en développant la problématique du progrès car il est au coeur de la mutation d’un régime politique classique à notre régime. Les dynamiques sont profondes, et l’idée d’une conservation de celles-ci au sein d’une accumulation et d’une mutation positive des connaissances et des biens est centrale dans l’analyse des normes. Cependant, nous devons avant d’aller plus loin continuer cette exploration des normes pour en dégager encore des points de confusion et mettre sous à jour les véritables intentions du projet normatif. La technique ressort alors maintenant, liée au progrès, elle est la concrétisation de l’artificiel comme solution aux problèmes naturelles, sociaux de l’Humanité.

1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.122-123

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TECHNIQUE

nom féminin

Etymologie Du latin technicus, issu du grec ancien τεχνικός Du grec ancien τεχνικός, tekhnikos (« technique, industrieux, habile »). dérivé de τέχνη, tékhnê (« art, industrie, habileté ») τέχνη

De l’indo-européen commun tecp (« travailler le bois, le tissu ») qui donne aussi τέκτων, téktôn (« charpentier »), τέκμαρ, tékmar (« borne, but ») ; en latin texo (« tisser »), tignum (« poutre »), en tchèque tesat (« tailler le bois »), tesar (« charpentier »). Le progrès, c’est la technique. Du moins c’est une production artificielle - au sens non naturelle, faite par l’homme donc- qui vise à une augmentation constante des capacités pour une meilleure compréhension et interaction avec le monde. La technique est l’artificiel, ou du moins l’intervention humaine pour la formation d’un autre élément à partir d’une ressource naturelle. Son étymologie est basé sur le travail du bois, première matière travailler par l’homme avec la pierre, le bois au coeur de la construction - rappelons que l’étymologie d’architecte est basé sur le grec ancien ἀρχιτέκτων, arkhitektôn (« maitre-charpentier »), autrement dit, en considérant les dérivés de l’étymologie de technique, l’architecte est le maître de la technique, du travail du bois, de l’artificiel pourrions-nous dire. La technique fait écho à la création des lois et à sa transcendance, premier pas de l’homme dans la mutation de son environnement, passage du bricoleur mythique, qui classait son environnement pour le maîtriser, à l’ingénieur qui invente de nouveau moyen à partir de l’ordre établi. Transmise par l’éducation, la technique n’est pas innée et fait partie intégrante de la culture d’une civilisation, d’une société. 96


Elle est le pouvoir individuel de l’homme sur la nature, grandissant au fur et à mesure pour devenir le travail de l’homme sur l’homme. Fascinante, mythique, elle devient aussi inquiétante dans sa mutation liée au progrès à la fin de l’artisanat au nom du progrès. Instituée comme paradigme d’une solution aux conflits humains, elle prend une part de plus en plus prégnante dans la vie ordinaire jusqu’à la menacer au nom du progrès. «[…] prévaut continuellement chez Orwell l’idée que “l’horreur instinctive que ressent tout individu sensible devant la mécanisation progressive de la vie“ (EAL IV, 104) ne relève pas d’un simple archaïsme sentimental, au fond petit-bourgeois, mais va de pair avec une défense nécessaire de la quotidienneté vivante elle-même : Seule notre époque, l’époque de la mécanisation triomphante, nous permet d’éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique. Certes, il s’agit là plus d’une réaction instinctive que d’un jugement raisonné, mais celle-ci possède, pour Orwell, une légitimité. C’est que la machine élimine, selon lui, ce qu’il y a d’essentiel dans l’homme, à savoir le labeur, la peine et la souffrance. Même lorsque le progrès technique maitrisé rend “la vie plus douce et plus sûre“ (WP, 219), ce que Orwell admet volontiers, il dépossède l’homme d’une part fondamentale de son expérience : l’épreuve de la réalité. C’est pourquoi, comme il l’écrit avec amertume, “l’aboutissement logique du progrès mécanique et de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal“ (WP,226), une pure conscience sans corps ni travail, un “effroyable gouffre“ de mollesse et d’impuissance.»1 Dans cette citation de Bégout, citant Orwell dans la décence ordinaire, nous comprenant que la technique devient une inquiétude à l’ordre alors qu’elle est érigée comme solution à l’amélioration de l’ordre voire même une partie fondamentale de sa constitution par 1. in De la décence ordinaire, Bruce Bégout, p.107

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l’intermédiaire des sciences humaines qui viennent définir le bon du mal selon des études scientifiques, au-delà de l’expérience du quotidien. La réalité devient secondaire, comme la nature n’est plus qu’une donnée - citons pour le moment l’attrait de la géo ingénierie face aux problèmes contemporains. L’expérience n’est utile qu’à faire évoluer la technique et les hommes à servir la technique. Cela n’est qu’une hypothèse, que nous développerons ultérieurement, mais qui illustre, avec cette exploration étymologique, l’évolution d’un modèle classique de la politique et du pouvoir, sous l’impulsion des idéaux, d’un absolu transcendant divin à un mythe de la technique. La technique est le support où s’expriment les normes en particulier, normes industrielles, de construction mais aussi esthétiques. Recadrant un instant l’étude sur l’architecture, nous pouvons ouvrir une nouvelle analyse étymologique quant à la création urbaine, architecturale qui encadre le pouvoir, la société, l’ordre et le commun. «L’architecture, ainsi abordée, ne serait donc pas un instrument des arcanes de la domination (arcane dominations) mais serait elle-même partie prenante d’une nouvelle figure de la servitude volontaire.»1 Miguel Abensour souligne la participation implicite de l’architecture dans les systèmes politiques de la domination, dans le cadre ici d’une analyse de l’architecture totalitaire. Il ne faut pas cependant négliger le rôle de l’architecture dans les démocraties contemporaines, la maîtrise de l’espace est clairement un fait politique entre lois et normes, et une volonté d’écrire dans la pierre la puissance d’un régime. Les normes sont souvent présentes dans la conception, spécialement aujourd’hui avec l’inflation normative dénoncée, mais sont une partie prenante du progrès et de sa coordination avec la technique pour créer un idéal. Souvent utilisées pour décrier cette dynamique 1. in De la compacité, Miguel Abensour, p.23

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interne, les normes subissent un amalgame récurrent avec les principales notions qui animent la création artificielle. Tout d’abord celle du style architectural, pour continuer à approfondir le sujet qui anime cette étude, qui bien souvent est mal comprise, infiltré par la technique et finalement profondément influencé par les normes. Le style est bien entendu complètement différent du normal et du normé mais se retrouve bien souvent diminué dans son essence par l’usage courant et abusif du mot style pour qualifier jusqu’au moindre pavillon.

STYLE

nom masculin Etymologie Du latin stilus ( « tige de plante », « pieu », « poinçon », « stylet pour écrire », d’où « manière d’écrire ») qui a donné stylus par faux rapprochement avec le grec ancien στῦλος (stylos) (« colonne, pilier »). Le style est une manière de créer, de s’exprimer, d’inscrire sa marque dans le temps. Le style est un caractère, un ensemble de caractère qui appartiennent à une même tendance, une mode comme nous dirions aujourd’hui. Le style est ce qui inscrit dans le temps la continuité d’une pensée unie autour d’une tendance commune. Citons ici le style gothique, le style roman, mais encore bien d’autres, à chaque époque son style et finalement à chaque société ou philosophie de groupe son style. Son étymologie indique le rapport à l’écriture, donc à l’idée de loi, définissant les tendances transcendantes nécessaires à définir un style. Le style définit un ordre architectural. Un ordre architectural est un ensemble de disposition dans le dessin, la composition et les pro99


portions d’un projet. Pourquoi parler du style dans cette exploration étymologique? Parce que l’Histoire de l’architecture, mais aussi politique - ne parlons pas parfois de style politique? - s’organise sur les tensions internes de la société et de ses contraintes pour exprimer sa nature propre. «Quelques projets donnent à lire leur côté «développement durable» à travers une forme d’expression caricaturale, où les effets de signe prévalent par rapport à l’efficacité technique recherchée.»1 Monique Eleb, dans son étude du logement contemporain souligne ce nouveau style, sans même le désigner, qui prend une part de plus en plus importante dans la conception architecturale moderne. Le style est un ensemble de signes organisés en un ordre précis. Le style est une loi définie au cours du temps, par la tradition, impliquant directement ou non une manière de concevoir l’espace ou la politique.

MANIERE

nom féminin

Etymologie Substantivation de l’ancien adjectif manier (« adroit », « habile ») Dérivé de manus la main Ainsi le style est inscrit dans le temps, mais la manière est propre à chacun. La manière c’est faire travailler sa propre main selon son idée. La manière est au style ce que l’individu et à la société. Attachée à la production individuelle d’un individu ou d’un groupe 1. in Entre confort désir et normes : Le logements contemporain, Monique Eleb - Philippe Simon, p.65

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social, la manière traduit la technique d’un ensemble restreint, sa tradition mais aussi son usage. Chacun a sa manière et trouve sa propre direction dans l’ensemble des possibilités, dans les champs des possibles définis par la loi, les limites de la société. La manière, bien qu’influencée par ces données reste indépendante du style et de la société pour caractériser l’individu au sein de la création. Cependant, manière et style s’influencent toujours mutuellement, interférant dans l’évolution de l’un et de l’autre, fabriquant l’histoire et mettant la création humaine aux marges de la société, proposant un modèle dynamique à la statique du régime. La dimension humaine, corporelle de la manière traduit son individualisation alors que le style s’étend sur le temps historique, mais aussi spatial, d’une culture donnée. Cette dimension spatio-temporelle donne au style, et dans une moindre mesure à la manière, une dimension historique se plaçant dans l’accumulation historique pour proposer un modèle qui tend à l’idéal. Détachons maintenant l’idée de modèle et de mode.

MODE

nom féminin Etymologie Du latin modus (« mesure »). Modus De l’indo-européen commun med (« mesurer, conseiller ») dont sont aussi issus, en latin, meditor (« méditer »), en grec ancien μέδομαι, médomai, μῆδος, mêdos (« conseil »). La mode est la mesure. La référence pour qualifier la création, le social. 101


Ce qui suit la mode est mesuré, quantifié par rapport à une référence prédéterminée qui définit la valeur d’un objet et d’un sujet. Elle sert d’estimation à l’ensemble d’un groupe social au sein d’un style. Le groupe social adopte sa manière de suivre la mode au sein d’un style. Le rapport entre les trois se hiérarchise ainsi, le style, au sens étymologique, s’inscrit dans le temps et définit un ordre. De cet ordre naît une mesure qui permet une adaptation au sein de cet ordre, la mode. Et entre la mode et le style, la manière se déploie pour affirmer une identification, une symbolisation différente de la mesure centrale, de la référence. Forme physique et sociale s’inspire alors de ce système pour déterminer l’individualisation dans le corps social suivant une même mesure dans l’ordre, dans le style, dans la société. La mode est variable selon le temps, s’adaptant aux exigences en modifiant sa mesure et ainsi se caractérise par une souplesse et une flexibilité au sein d’un ordre pré établi. Tant le style est établi dans l’histoire par la convergence d’idéaux - faits propres à une culture où se rencontrent plusieurs sujets - définissant son ordre au fur et à mesure - comme le style gréco-romain, défini au cours des siècles, passant de l’ordre dorique, au ionique puis au corinthien - autant la mode est déterminé au sein d’un style par un sujet, un objet, un fait qui influence temporairement la mesure et par là même les différentes manières de s’adapter au sein de la société pour vivre sa différence. Le style admet les errances et les expérimentations pour faire évoluer son ordre quand la mode définit une mesure ferme qui se pose en référence absolu d’un temps donné. La forme évolue, mute, se plie aux exigences mais reste toujours la traduction sincère des lignes de tensions qui ont impliqué sa création.

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FORME

nom féminin

Etymologie Du latin forma (« ensemble des caractéristiques extérieures de quelque chose ») Forme Selon le Dictionnaire étymologique latin, de la même famille de mots que firmus (« ferme »), frenum (« frein »), fretus (« appui, support »). L’idée commune contenue dans ces mots est celle de « tenir ». Comparez avec le substantif français tenue. Ces mots latins sont issus de l’indo-européen commun dher (« tenir ») qui donne le sanscrit dharati (« tenir ») et dharma (« loi »), le lituanien dereti (« convenir, se mettre d’accord »), le tchèque darit (« réussir »), drzet (« tenir »). Le grec ancien μορφή, morphê (« forme ») semble être le même mot ayant subi une métathèse. La forme c’est ce qui se tient. La forme se définit selon un moule, un appui. D’ailleurs le mot fromage est issu de forme qui signifie alors moule à fromage. Former c’est faire tenir. Le style, l’ordre, la manière tous viennent jouer un rôle dans la forme, viennent la former. La forme est abstraite aussi, dans sa conception mentale, sorte d’idéalité formelle pour reprendre les propos de Louis Kahn. Forme est un concept abstrait de représentation mentale de l’espace, partageant une disposition générale commune, ou plutôt un diagramme mental qui permet une organisation spatiale lors de la conception d’un projet. De la forme au lieu. La forme, malgré sa conception mentale, mute avec les styles et les modes pour définir finalement le lieu. Le coeur du sujet dans l’architecture est cette convergence de la forme au lieu, du style et de 103


la technique, se positionnant par rapport à la société pour définir le cadre de son application. La forme est-elle politique? Elle est du moins un acteur essentiel de la culture et de la formation d’un esprit de groupe, d’une société au sein d’un régime. Elle peut traduire, comme dans le cas de l’architecture totalitaire, un absolu politique et devenir un instrument dans la composition hiérarchique d’un régime. Dans le cas de l’architecture contemporaine, la politique s’exprime plus finement pour mettre en avant l’individu dans un groupe donné. La forme est alors contrainte ; par la politique, d’une manière indirecte, visant à satisfaire la société et surtout le régime en place ; par la mode et la technique, qui modulent les possibilités et la mesure esthétique et physique de la forme.

CONTRAINTE

nom féminin

Etymologie Du latin constringere qui donne constrain en anglais et costringere en italien. Constrigo De stringo (« serrer ») avec le préfixe con-. Stringo De l’indo-européen commun ster (« ligne, rayure ») dont est aussi issu strangulo (« étrangler ») via le grec ancien, Strang en allemand, strike en anglais. La contrainte est l’étranglement, le resserrement d’un sujet, d’un objet par une force extérieure. La contrainte forme la forme pour créer le lieu, l’homme, la société. La contrainte est une action directe, de forces, sur ce qui tente d’interagir avec elle. Elles sont définies par le contexte, comme les contraire naturelle 104


mais aussi par la loi et le style, la mode, l’esthétique. La norme est-elle une contrainte? Il faut nuancer, d’après nous, ce propos communément admis, la norme n’est pas que contrainte et la limiter à ce simple rôle serait ignorer une grande part de son essence. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette hypothèse ultérieurement. La contrainte est donc une limite, nuançant avec celle-ci qu’elle ne tolère pas l’écart. La contrainte est action, la limite est statique. La contrainte étrangle l’objet pour le modifier à ses exigences. Privons nous cependant de cantonner la contrainte à un rôle négatif, une action de violence, physique, menant à l’étouffement des possibilités. «Quel est donc l’imbécile [...] qui traite si légèrement le sonnet et n’en voit pas la beauté pythagorique ? Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense.» La forme est contraignante et contrainte par l’ordre du sonnet, mais c’est bien cette limite, cette difficulté qui donne le caractère particulier à l’oeuvre. Sans contrainte il n’y a pas d’art, il n’y a pas de forme. Notons ici présent que la forme citée par Beaudelaire est une forme idéale d’écriture du sonnet qui lui donne son aspect final. En s’obligeant à suivre les caractères du terrain pour l’architecture, de la métrique en littérature, et de la nécessité pour la vie, les contraintes modulent selon un ordre et une forme idéale l’ensemble de la création et par là même lui donnent un caractère apparenté à la culture, à une civilisation. La contrainte oblige mais sert de terreau à la beauté, selon Beaudelaire, la contrainte en étranglant permet de libérer les potentiels de l’objet dans la lutte pour la différence. Dans l’étouffement des exigences extérieures ressort la volonté de vivre et de dépasser la simple nécessité. La contrainte oblige à se surpasser, à dépasser la forme pour créer une solution idéale et transcendante aux forces qui l’ont faite exister. 1. in lettre à Armand Fraisse, Beaudelaire

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OBLIGATION

nom féminin

Etymologie Du latin obligatio (sens identique), dérivé de obligo (« obliger ») de ligo (« lier ») avec le préfixe obLigo (Verbe) De l’indo-européen commun leig (« lier »), apparenté au grec ancien λύγος, λυγόω ObPréfixe des mots pour former une idée d’opposition, d’obstacle. L’obligation est se lier à un objet, une sujet, une loi, un groupe, un monde. L’obligation forme une avec la contrainte et la règle un système complexe de relation et de domination. Nous avons placé l’analyse de l’obligation après la contrainte car il nous semble qu’elles forment un ensemble cohérent distinct de la loi et la règle. En effet, la contrainte semble être l’action extérieure s’appliquant sur le sujet alors que l’obligation est l’action du sujet sur l’extérieur au service d’un pouvoir. Car l’obligation est d’abord le lien, s’opposant au libre arbitre, du sujet au pouvoir, au régime à la société. Elle implique la nécessité d’agir en fonction d’un pouvoir pour sa continuité, mettant en place également un système de relation et d’interaction contraint, certes, mais pour le bien de tous. La contrainte s’exerce sur la création, l’action, tandis que l’obligation dirige l’action pour en permettre une efficience complète sur le corps social et le régime. Une nouvelle relation de sujétion, et de domination, liée à l’inacceptation de tous des devoirs pour avoir des droits. L’obligation est une oeuvre du quotidien, direction d’un bon fonctionnement du système.

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QUOTIDIEN Etymologie Du latin quotidianus. Quotidianus/Cottidianus De Quot et Dies

nom masculin

Le quotidien, c’est la répétition des jours Le quotidien, c’est ce monde que nous vivons sans le voir Toute une philosophie du quotidien a été faite par Bégout montrant son importance dans l’ordinaire. «Le réel est avant tout ordinaire, car le quotidien en constitue le noyau.»1 S’attacher à comprendre le quotidien est finalement résumer l’ensemble des analyses qui ont été faites précédemment, dans le silence des jours ordinaires se crée le réel, se forme les idéaux. Normal et quotidien se confondent régulièrement, comme si la répétition éternelle des mêmes situations, des mêmes obligations avait une valeur de normalité et que le programme de chaque jour était une norme absolue de la vie des Hommes. Or, le quotidien est aussi cette matrice au potentiel infini de rencontres imprévues de perturbations momentanées qui lui donnent une forme variable, tant abstraite que physique, n’ayant pour nécessiter que de constituer notre réel, notre confrontation avec le monde. Le quotidien n’a rien de normal, ni de normé, sauf s’il tombe dans les excès, car le quotidien est finalement cette inconnue éternelle qui est l’avenir, le présent et la rencontre sublime des contraintes et des aspirations humaines. 1. in De la décence ordinaire, Bruce Bégout, p.8

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Pour recentrer sur notre étude, l’architecture du quotidien n’a pas de style défini, elle est à la fois historique et future, monumentale et infime, forte ou faible mais jamais vraiment normal. Cette non normalité du quotidien, l’errance romantique comme la dérive post moderniste l’ont bien comprise. Rien n’est plus ordinaire et extraordinaire que la rencontre impromptue d’une inconnue au coin de la rue, sans référence, sans raison autre que le hasard. Bien entendu, le quotidien est souvent qualifié de normal quand la redondance des actions et des décisions y prennent une part majeure, mais ce n’est pas pour autant qu’il atteint le concept de normalité et ainsi de référence. Le quotidien est aussi cette faculté de ne jamais être le même en fonction des jours, comme une maison ne sera jamais perçue à chaque instant de son existence. Fait d’habitudes, d’obligations, il se déroule dans les limites du temps en se basant sur la société pour s’épanouir ou se détruire, bref il est l’existence même du réel et de sa confrontation avec l’individu. Le normal échappe au quotidien, et pourtant encore trop souvent le quotidien devient normal sans qu’il n’en ait le sens ni la fonction. Se basant sur la répétition et l’idée que le normal surgit d’une majorité de fait, un amalgame récurrent se fait entre normal et répétition recoupant la quotidienneté et les habitudes qui la composent.

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HABITUDE

nom féminin

Etymologie Du latin habitudo (« coutume »), composé de habitus et -udo Habitus De Habeo et -Udo Habeo De l’indo-européen commun ghabh (« prendre ») avec un glissement de sens causatif ou résultatif : « j’ai pris > je possède ». À ne pas rapprocher de l’allemand haben, de l’anglais have, « avoir », mais de geben et give, « donner ». -Udo -u, suffixe formateur d’adjectif avec le sens de « qui possède », « qui est caractérisé par ». Une habitude c’est prendre. Une habitude c’est avoir pris pour donner. Formation d’un rythme quotidien, en s’accaparant les rites et les obligations, les petits riens qui font l’individu. L’habitude c’est peupler son quotidien de ses propres règles, de ses propres bornes, de son propre ordre pour le faire sien. L’étymologie nous indique clairement cette hypothèse, formée à partir de la racine Habeo, qui donne to have en anglais, elle souligne l’appropriation, et le théâtre des habitudes n’est autre que la répétition de nos actions sur le temps. D’ailleurs, Habeo a donné également habiter. Une habitude, c’est un moyen d’habiter son quotidien. Une habitude, c’est un moyen d’habiter le réel. Une habitude peut devenir une tradition, une borne, puis servir de terreau à la formation d’une manière, puis d’une mode et d’un style. Habiter le quotidien c’est recréer son réel pour en faire une création dans la répétition, une habitude banale. La tradition transmet les usages et se forment dans les habitudes. 109


USAGE

nom masculin

Etymologie Dérivé de User avec le suffixe -age. User De l’indo-européen commun qui signifie « prendre avec soi » représenté par le grec ancien οἴσομαι, oisomai, futur supplétif de φέρω, phérô (« porter »), d’où le sens latin de « faire usage de » L’usage est la relation d’un sujet à un objet. Faire usage c’est user le sens d’un objet pour en faire sien, pour profiter de son produit et finalement interagir. Définir et analyser l’usage c’est se remettre en position d’égal avec l’objet, c’est comprendre la valeur apportée par l’interaction entre les hommes et leur quotidien, leur technique. Position imminente absolue, sans valeur de transcendance, l’usage est une relation de réciprocité qui apporte à chacun des intermédiaires. L’usage du quotidien fabrique les habitudes et par là même la valeur. L’usage n’est pas normal puisqu’il est individuel, ou du moins lié à un groupe limité d’intervenants qui échangent, valorisent et s’entraident pour apporter une signification à un signe. Sans usage, le monde n’a de valeur que de signes et ne possède pas de sens. L’usage c’est la force du bricoleur qui utilise une pierre pour en faire un outil, l’usage est la transformation d’un monde en un autre lui apportant une histoire, une valeur et un sens.

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VALEUR

nom féminin

Etymologie Du latin valor, dérivé de valere (« être fort ») Valere De l’indo-européen commun wald (« être puissant ») dont est issu le germanique waldan et l’allemand walten, le tocharien wado (« roi »), dans les langues slaves, le russe власть, le serbo-croate влада / vlada, le tchèque vláda (« gouvernement »). La valeur est de donner une force à ce qui n’en avait pas. Donner de la puissance à un objet, un homme pour changer la hiérarchie. La valeur donne également une possibilité de classement, d’abord abstraite, elle crée, au fur et à mesure de l’élaboration d’un système de valeurs. Ce système permet d’évaluer de mesurer l’utilité, la qualité d’un objet/sujet pour le placer dans l’ordre et finalement dépasser. La force et la puissance données par la valeur lui permettent de rentrer dans un système d’échange ou chaque objet, s’évalue et rentre dans un classement. Il est important de souligner son abstraction, liée parfois à l’usage, mais souvent à une valeur symbolique, comme le mètre qui trouve sa valeur, initialement, dans une subdivision de la circonférence terrestre, et aujourd’hui dans une estimation de distance parcouru par la lumière dans un temps donné. La valeur est une abstraction car elle se base sur une idée, une fabrication mentale pour la qualifier puis enfin de la quantifier. La norme n’est pas une valeur mais s’appuie de manière importante sur ce système abstrait d’échange d’objet/sujet pour répondre à ses besoins, ses actions. Notons ici que la valeur est transcendante à l’objet et définie par un extérieur, personne ou société, pour le faire interagir dans le quotidien, la valeur fluctue peu pour rentrer de manière pérenne, permettant de favoriser les échanges et d’entretenir la technique et le progrès. 111


La valeur permet de comprendre l’échange et d’abstraire finalement l’objet à sa réalité pour redéfinir un système d’échange où se mesure chaque objet.

MESURE

nom féminin

Etymologie Du latin mensura. Mensura De l’indo-européen commun met dont sont issus le grec ancien μέτρον, métron (« mesure ») emprunté en latin sous la forme metrum A tout objet sa mesure. La valeur est donnée par la mesure, la puissance et la force d’un objet sortent de sa confrontation à la mesure, à la mode si nous suivons notre analyse étymologique. L’importance de la mesure dans les décisions et la mise en valeur des objets tiennent à son pouvoir de déterminer la hiérarchie, d’instituer un système de classement, d’ordre partageable entre tous. Cependant, malgré sa conception scientifique, pour le mètre - dont l’étymologie se base sur le grec μέτρον le mesurela détermination de la mesure est arbitraire, définit un ordre, donne un sens à la valeur et donc, permet de donner un sens, une force d’échange à un objet à un sujet au sein de la société. La mesure se retrouve dans tous les échanges et permet la bonne conduite des échanges, même si la quantification de plus en plus progressive des entités de la société en réduit la signification à une estimation chiffrée, voire à un signe, le chiffre. La mesure se présente comme un système ouvert, prêt à estimer les plus grands objets, comme les plus petits, et permet un examen des valeurs de chacun des objets selon une échelle. La mesure examine mais ne sert pas de modèle dans son essence, nous pouvons l’utiliser à bon escient, avec la juste mesure, ou pour présenter la conséquence d’un examen d’une entité qu’engendre celle-ci sur son environnement, 112


avec «dans la mesure où», ou finalement pour qualifier une action, un fait qui dépasse l’entendement, un acte outre mesure, dépassant la mesure classique pour entrer dans un système d’échelle disproportionné. La mesure n’est pas un modèle, elle permet de le définir, de lui donner une valeur, de le quantifier, de le rapporter à une valeur géométrique pour le rendre fort, puissant, apte à influencer la production, le standard.

STANDARD

nom masculin Etymologie De l’anglais standard, issu de l’ancien français estandart, estandard (« étendard, enseigne de guerre »), de l’ancien bas francique *standhard « stable, fixe »; le passage au sens de « modèle, étalon de mesure (d’abord de monnaie ou de poids) » reste obscur. À partir de cet emploi le terme a pris les sens de « modèle, exemple » et « niveau, valeur moyenne de référence » De plus, l’étendard était quelque chose de fixe et d’immobile durant la bataille, ce qui va à stand ; enfin l’anglais signifie à la fois étendard et étalon [de mesures], ce qui ne paraît se concilier qu’avec une racine analogue à celle qui est dans étalon lui-même. Ces raisons font pencher la balance du côté de stand. Le standard est fixe, symbolise le modèle, droit, haut comme le drapeau des batailles du l’ère franque. Basé sur l’étendard, le standard en reprenant la notion de modèle - au sens étymologique de mesure également - à cette différence près que le standard n’est pas la mesure, il est une valeur fixe, presque un signe, comme un drapeau dans la bataille, qui indique les camps opposés. Nous pouvons considérer le standard comme ordinaire, mais ce serait ignorer que le standard occupe une position particulière de modèle au sein de l’ordre, il n’est pas spécialement destiné à occuper le rang, mais à servir d’étalon au objet/sujet. 113


Le standard prend son sens particulièrement dans le domaine industriel, de la production économique. Le standard sert de modèle, du plus petit minimum commun à atteindre par la machine industrielle pour satisfaire les exigences et les besoins. Le standard, fixe, qui se tient debout, selon son étymologie, devient le modèle de production. Notons cependant une nuance subtile entre standard et normal, et par là même entre standardisation et normalisation: «Il est ainsi possible d’apporter une distinction spécifique entre deux notions pourtant voisine, que sont la normalisation et la standardisation. […] Le standard (par imitation du terme anglais) renvoie aux notions de mesures et d’étalon. Il constitue un modèle unique de référence pour chaque produit. En revanche, la norme, ceint que s’appuyant sur la description de caractéristiques techniques, ne supprime ni les particularismes, ni les spécificités du bien.»1 Cette citation précise la subtilité séparant le terme standardisation de normalisation et ainsi, par extension de la comparaison, la subtilité entre standard et normal. Le standard ne tolère pas la définition d’une individualité car il s’impose comme un modèle fini de ce qui doit être fait. Il est l’étalon qui permet de régler la machine industrielle pour la création à la chaine du même objet. Le standard, même si la standardisation se base sur l’élaboration d’un règlement, favorise la création d’un objet selon un modèle, suivant le fixe, comme le soldat suit le drapeau dans la bataille. Le standard est une sculpture, une forme quasi définie par la mise en place, conjointement avec la réglementation, d’un processus standardisé pour réduire au minimum le particularisme de chaque objet, offrant un résultat égal, sans autre promesse que celle d’un modèle offert à tous. De cette dernière analyse, nous pouvons enfin aborder la norme. Ces différentes errances étymologiques ont permis de dresser un 1. in Normalisation, Certification : Quelques Éléments de Définition, Agnes Grenard, p.46

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portrait de la norme sans jamais être clairement définie, comme le portrait d’un fantôme, un fantôme dont nous comprenons le profil par l’analyse de ses proches, des terrains où ils exercent. De l’absence de la norme dans les définitions se crée un manque dans l’ensemble cohérent formé par la société, l’industrie, la science et finalement le quotidien. Qu’est-ce que la norme? C’est ce qui fait le lien entre tout ce qui a été défini, ni loi, ni standard, elle est un concept polymorphe, passée de la science à la société, faisant un mouvement permanent, qui se défini ainsi:

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NORME

nom féminin

Etymologie Du latin norma (« équerre, règle »). Norma : Norma est proprement une sorte d’équerre qui servait aux agrimensores. II est devenu ensuite un terme signifiant « règle, principe ». Comme la plupart des mots désignant des instruments scientifiques, il paraît emprunté du grec ancien γνῶμα, gnôma (« marque ») ou γνώριμος, gnôrimos (« connu ») dont les Romains ont fait groma (par un changement de /n/ en /r/ analogue à celui de /n/ en /l/ dans pulmo). De là gromatici (« les arpenteurs »), et degrumare (« arpenter »). Norma est probablement une autre altération du même mot. Il est apparenté à nosco (« prendre connaissance de, étudier, apprendre » d’où « approuver, agréer, admettre »), à gnarus. Laissons ici G. Canguilhem complétait cette étymologie: «Quand on sait que norma est le mot latin que traduit équerre et que normalis signifie perpendiculaire, on sait à peu près tout ce qu’il faut savoir sur le domaine d’origine du sens des termes norme et normal, importés dans une grande variété d’autres domaines. Une norme, un règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, la disparate s’offrent, au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger. Concept polémique, en effet, que celui qui qualifie négativement le secteur du donné qui ne rentre pas dans son extension, alors qu’il relève de sa compréhension. Le concept de droit, selon qu’il s’agit de géométrie, de moral de technique, qualifie ce qui résiste à son application de tordu, de tortueux ou de gauche.»1

1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.177

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Nous nous proposons alors de compléter cette définition, laissant Canguilhem initier cette problématique, dans la partie suivante de l’analyse de la norme, laissant cette étude étymologique former un moule, la forme négative de la norme tout en apportant un regard nouveau sur notre environnement, et finalement le normal. L’étymologie souligne les nuances entre des concepts souvent considérés comme synonymes ; cependant, ces nuances permettent de comprendre le réel impact des normes sur la société, son rôle dans la science, l’industrie et finalement dans la vie en général.

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PARTIE III Philosophie du concept de norme



Vivre l’espace, premier pas de danse avec la norme, récit d’une confrontation quotidienne avec elle, sensible et physique, prise au corps sensuelle et permanente d’un regard au cœur du monde contemporain. Comprendre celle-ci en faisant un pas loin d’elle, sentir son absence et finalement sa présence dans tout un système qui va de la loi au corps, esquissant un profil dans le contact avec les origines de chaque participant. Le troisième pas est un retour au corps, reprise physique pour étreindre notre problématique, l’architecture normale est-elle malade de sa normalité ? Une fois encore, dans cette analyse, l’architecture ne sera qu’un fond, un élément lointain qui se manifestera ponctuellement. Il est essentiel que celle-ci s’éloigne dans ce pas de danse pour laisser place à une histoire du concept de normes, remontant le fil des études pour comprendre sa totalité et finalement sa présence dans le corps spatial. Pour cela, il est essentiel d’attaquer le cœur du problème pour continuer la danse, comprendre le réel impact de la norme dans la vie humaine. Ainsi, une étude des œuvres de Canguilhem, Foucault et Macherey est plus que nécessaire si ce n’est essentielle. Les trois sont liés intellectuellement car Canguilhem fut le professeur de Foucault et Macherey étudia les deux auteurs pour placer leurs travaux dans la continuité de sa propre étude de Spinoza. G. Canguilhem est donc la pierre angulaire de l’analyse des normes et du normal. En 1943, il soutient sa thèse de doctorat en médecine, Le Normal et le Pathologique, présentant de grandes innovations dans la considération sur le problème qui servent encore aujourd’hui de référence quant aux recherches en philosophie sur le norma. Premier pas dans la compréhension du normal, ce texte est une analyse des 121


problématiques médicales, et donc biologiques ; comment qualifier le normal, l’expérimenter, et finalement comment le définir. Cette première introduction au monde des normes par Canguilhem est complétée en 1963 par les Nouvelles Réflexions Concernant le Normal et le Pathologique, édité aujourd’hui conjointement avec Normal et Pathologique ; Canguilhem y transfère sa réflexion sur les normes biologiques au social, ouvrant par là même une grande voie pour la compréhension de la problématique du normal. Son influence sur le sujet est majeure tant est si bien que Foucault, qui fut son étudiant, se place dans la continuité de celui-ci pour définir sa propre pensée. S’éloignant de l’attrait de Canguilhem pour l’histoire des sciences, des concepts et des théories, Foucault reformule l’histoire naturelle d’institution et de phénomènes communs pour montrer l’impulsion moderne du pouvoir depuis le XVIIIème. Nous nous sommes penchés uniquement sur son travail historique de l’évolution du système punitif du XVIIIème à la date de parution car le sujet d’analyse historique recoupe pour beaucoup le cœur de notre sujet. Cette analyse historique, plaçant des institutions face à leur origine et à leur fonctionnement en fonction du temps permet de saisir l’influence de la Révolution et par là même de l’émergence du système normatif. Cette analyse vient compléter les œuvres de Canguilhem dans la mesure où elle nous offre la possibilité de voir l’application progressive d’un nouveau système de pouvoir qui fait écho à celui décrit succinctement dans l’étude du médecin philosophe. Quant à Macherey, il réussit à souligner la convergence des deux auteurs précédents pour faire saisir la vraie dynamique qui a animé ces derniers, volontairement ou non, à savoir la force des normes. Son analyse des œuvres, confrontée à sa connaissance de Spinoza, offre un éclairage supplémentaire pour nous aider à définir les normes, le normal et l’action d’un système normatif pour enfin saisir l’étendue de son organisation dans la société actuelle. Pour cela, nous nous proposons de découper notre analyse en plusieurs questions qui, pour la plupart, trouverons l’écho à l’analyse de la partie précédente, venant démontrer le particularisme du normal 122


en philosophie, biologie, industrie et société. Fort d’une connaissance étymologique précise et d’un savoir sur l’organisation sociale et légale d’un groupe, la norme se révèle dans un pas de danse intense, avec les textes d’auteurs magistraux, pour continuer ce corps à corps et répondre partiellement à cette problématique contemporaine du normal malade de sa normalité.

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La norme a-t-elle une valeur ?



«Le Dictionnaire de médecine de Littré et Robin définit le normal comme suit : normal (normalis, de norma, règle) qui est conforme à la règle, régulier. […] Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande est plus explicite : est normal, étymologiquement, puisque norma désigne l’équerre, ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, donc ce qui se tient dans un juste milieu, d’où deux sens dérivés : est normal ce qui est tel qui doit être : est normal, au sens usuel du mot, ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d’un caractère mesurable. Dans la discussion de ces sens, il est fait remarquer combien ce terme est équivoque, désignant à la fois un fait et «une valeur attribuée à ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement d’appréciation qu’il prend à son compte». On souligne aussi comment cette équivoque est facilitée par la tradition philosophique réaliste, selon laquelle toute généralité étant le signe d’une essence et toute perfection étant la réalisation de l’essence, une généralité en fait observable prend valeur de perfection réalisée, un caractère commun prend valeur de type idéal.» Une équerre. Une équerre quotidienne. Qui danse autour de chacun pour définir le normal. La norme est une équerre. Il est étrange de partir de cette citation pour introduire le travail de Canguilhem sur le Normal et le Pathologique, mais pourtant c’est bien dans cette explication du sens de la norme, du sens communément admis qui fonde les premières interrogations d’une étude concrète sur le normal. Le sens usuel de normal ne traduit pas en effet sa réelle portée dans nos vies dans les domaines d’application où nous pou1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.76

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vons le retrouver, car le normal est présent chaque jour, et finalement, bien que sa présence soit une référence pour chacun, c’est son absence même qui en donne sa valeur. Le normal communément admis - et nous choisissons avec soin nos mots - n’est qu’une illusion linguistique qui par diminution du sens initial du concept de normes, s’applique chaque jour pour juger, généralement par la négative, les actes, les faits et les objets qui nous entourent. Canguilhem souligne bien cette équivalence aujourd’hui admise qui s’inspire des croyances réalistes. Celle-ci affirme que la récurrence d’un fait, d’un acte, d’un caractère en prouve la vérité et que finalement c’est dans la moyenne que se trouve la véritable essence d’un terme. C’est ainsi, en se basant sur l’émergence de la médecine moderne du XVIIIème jusqu’à nos jours que Canguilhem analyse le rapport que nous avons avec le normal. Cette volonté de détruire les fondements communément admis sans remise en cause fondamentale lui permet de remettre en cause la vérité de la vie et de la définir autrement, cet extrait d’ailleurs prouve les limites d’une conception classique du normal comme uniquement ce qui est régulier, suivant la règle, mais quelle règle. La vie biologique suit-elle des règles ? Par qui sont-elles définies ? Cette simple définition, trouvée dans le dictionnaire de médecine de Littré contemporain à la rédaction de son essai, soulève bien des questions auquel elle ne peut répondre et ni la conception usuelle du normal. Le normal se définit alors dans ce sens par un jugement de valeur, mais un jugement individuel, ou institutionnel. «L’article du Vocabulaire philosophique semble supposer que la valeur ne peut être attribuée à un fait que par «celui qui parle», c’est-à-dire évidemment un homme. Nous pensons au contraire, que le fait pour un vivant de réagir par une maladie à une lésion […] traduit le fait fondamental que la vie n’est indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est polarité et par là même position inconsciente de valeur, bref que la vie est en fait une activité normative. Par normatif, on entend en philosophie tout jugement qui apprécie ou 128


qualifie un fait relativement à une norme, mais ce mode de jugement est au fond subordonné à celui qui institue des normes. Au sens plein du mot, normatif est ce qui institue les normes.»1 Dans la continuité de sa critique de la définition primaire de la norme, celle esquissée par le dictionnaire médical comme par le dictionnaire philosophique, Canguilhem démonte soigneusement les idées reçues pour montrer la véritable essence de la norme. Elle est avant tout considérée comme une prise de position, de qualification puis de quantification d’un fait par un autre, l’homme juge la norme, mais il souligne que la normalité n’est pas dans le cadre de ses normes. En effet, il n’est pas normal d’être normal mais il est normal de réagir à la maladie. Nous irons même plus loin, en prenant l’exemple des bacilles pathogènes et des parasites qui trouvent leur cadre normal d’existence dans notre corps, nous donnant pour paraphraser Canguilhem, une autre allure de vie. La vie n’a de normal que sa normativité, c’est-à-dire sa capacité à établir ses propres modes de fonctionnement selon les conditions qui l’accueillent, il n’y a pas une valeur absolue à la vie. Bien entendu, cette analyse recoupe pleinement le champ du biologique mais, nous le verrons par la suite, la biologie comme science est fondamentale pour comprendre l’être humain, car depuis l’évolution scientifique, grâce à Darwin entre autre, l’être humain n’est plus considéré dans une grande majorité comme une création divine, de même que l’étude attentive des sociétés animales retirent les spécificités jusque-là attribuée uniquement à l’homme - citons le rire, la mode* un article récent fait allusion à un groupe de chimpanzés se mettant un brin d’herbe dans l’oreille sans d’autre raison qu’esthétique, le mot semble bancal dans cette description; cette caractéristique ne se retrouve dans aucun autre groupe de chimpanzés étudié. La saisie du sens de normal à travers le biologique en permet une compréhen1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.77

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sion philosophique. Son champ d’application est aussi large qu’est le champ de jugement de l’homme, cette coïncidence n’en est pas une car, le normal est avant tout une qualité donnée par l’homme en interaction avec le fait ou l’objet ainsi jugé. Cependant, l’erreur commune est de croire que le normal n’est qu’uniquement jugement, le normal se définit dans le silence rompu. En effet, l’adjectif normal est essentiellement utilisé pour qualifier négativement un fait, une entité ; le normal n’est donc pas un jugement absolu seulement une idée de manque profond à son état stable, à une notion propre que nous pouvons nommer le droit. Seule finalement est normale la vie en soi car, dans l’état pathogène comme stable, elle se maintient dans son existence par l’adaptation normative dont elle est capable. «Quand on sait que norma est le mot latin que traduit équerre et que normalis signifie perpendiculaire, on sait à peu près tout ce qu’il faut savoir sur le domaine d’origine du sens des termes norme et normal, importés dans une grande variété d’autres domaines. Une norme, une règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, la disparate s’offrent, au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger. Concept polémique, en effet, que celui qui qualifie négativement le secteur du donné qui ne rentre pas dans son extension, alors qu’il relève de sa compréhension. Le concept de droit, selon qu’il s’agit de géométrie, de moral de technique, qualifie ce qui résiste à son application de tordu, de tortueux ou de gauche.»1 Étayant davantage le sens de norme dans son extension d’analyse sur le normal, Canguilhem propose un nouveau point de vue sur le normal en philosophie, fort de l’analyse précédente. Ayant décrit l’aspect normatif du biologique et donc sa puissance même de créer, en fonction de ses conditions, une définition du droit, une danse autour 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.177

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de l’équerre pour en permettre la survie ; il souligne le partage de cette notion dans de nombreux domaines, ce qui lui permet de généraliser sur le sens même du normal, normalis et de norme, norma. La norme est une règle qui sert à faire droit, nous préférons parler d’équerre. La règle, analysée précédemment semble dans son essence même différente de la norme malgré une convergence d’idée ; l’équerre semble à même de mieux définir la norme par son action principale, celle de rendre perpendiculaire par rapport à quelque chose, la norme ne se pose pas en référence du droit, comme une règle pourrait le faire, mais bien comme référence par rapport à un existant, une exigence. La norme est ce qui nous fait droit dans un cadre. Par droit nous entendons, sans anomalie, sans aspérité, lisse dans un système qui nous permet alors de manifester l’ampleur de nos capacités dans la limite normative adoptée. Cangulihem continue en formant le verbe normer et, plus couramment utilisé, normaliser. La normalisation est une procédure aujourd’hui institutionnalisée, AFNOR en France, qui cherche l’harmonisation des productions. La normalisation est aussi ce processus, dépendant des lois, d’application législative d’une description dans les actes et sur les hommes. Citons encore ici la loi PMR qui se manifeste par une volonté d’égalité face à l’accès des espaces et qui prend la norme comme instrument pour s’appliquer. Normaliser, c’est se référer à un droit, une équerre pour rendre une vie adéquate à notre volonté. C’est également faire disparaitre les anomalies pour donner un corps uni, sans «indéterminé hostile», sans imprévu. La norme vitale qu’établissait la vie en fonction des contraintes, plaçant ses limites de son possible, de sa possibilité de rester fidèle à son propre droit, devient une norme sociale et juridique malléable mais cherchant à homogénéiser le corps social sur lequel elle agit pour en supprimer les anomalies et rendre droite, normale la société. L’équerre ne comprend pas l’imprévu, la résistance à la norme et vient alors le qualifier de «tortueux», de «gauche». Soulignons ici le verbe utilisé pour définir une part de l’action de la norme : elle «qualifie» et non quantifie, elle est une qualité avant d’être une qualité. 131


Nous serions tentés de dire jugement de valeur, mais l’ambiguïté du terme, à travers son étymologie et son usage courant dans le domaine mathématique, ne permettrait pas de définir clairement la norme, car pour nous, celle-ci n’a de valeur que subjective, dépendant de cette référence qu’elle détermine en son corps, la valeur numérique n’étant que secondaire, elle n’est pas objective en soi. La norme est une équerre. Elle rend droit ce qui ne l’est pas ou sinon le rejette comme anomalie, reprenons ici la définition que donne Canguilhem d’anomalie: «Le Vocabulaire philosophique de Lalande contient une remarque importante concernant les termes anomalie et anormal. Anomalie est un substantif auquel actuellement aucun adjectif ne correspond, inversement anormal, est un adjectif sans substantif, en sorte que l’usage les a couplés, faisant d’anormal l’adjectif d’anomalie. Il est exact en effet que anomal, […] est tombé en désuétude. Le Vocabulaire de Lalande expose qu’une confusion d’étymologie a aidé à ce rapprochement d’anomalie et d’anormal. Anomalie vient du grec anomalie qui signifie inégalité, aspérité ; omalos désigne en grec ce qui est uni, égal, lisse, en sorte que anomalie c’est étymologiquement anomales, ce qui est inégal, rugueux, irrégulier, au sens qu’on donne à ces mots en parlant d’un terrain. Or, on s’est souvent mépris sur l’étymologie du terme anomalie en décrivant, non pas omalos, mais de nomos qui signifie la loi, selon la composition a-nomos. […] Or le nomos grec et le norma latin ont des sens voisins, loi et règle tendent à se confondre. Ainsi en toute rigueur sémantique anomalie désigne un fait, c’est un terme descriptif, alors que anormal implique référence à une valeur, c’est un terme appréciatif, normatif ; mais l’échange de bons procédés grammaticaux a entraîné une collusion des sens respectifs d’anomalie et d’anormal. Anormal est devenu un concept descriptif et anomalie est devenu un concept normatif.»1 Donc oui, la norme a une valeur, mais sa fonction première est de corriger l’objet normé selon sa valeur, une danse contre l’équerre. 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.81

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L’anomalie est l’inégal, le rugueux, antonyme omalos, l’uni, le lisse, c’est une description qualitative, donnant une valeur. Mais par glissement étymologique, confusion des origines souligné ici par Canguilhem, l’anomalie se rapproche du nomos, la loi, changeant le sens profond d’anomalie. De plus, l’anormal en devenant par l’usage l’adjectif d’anomalie, devient un moyen de décrire un objet, dans sa rugosité et inégal, perdant la notion de jugement de valeur qu’adopte finalement anomalie. Anomalie en s’alignant sur nomos et son sens voisin de norma, bien que différent comme nous l’avons vu précédemment, adopte un point de vue normatif sur l’objet qu’il qualifie. D’un point de vue descriptif, l’anomalie devient un jugement par rapport à la norme. Donc oui, la norme a une valeur, l’anomalie étant une position par rapport au système normatif, jugeant, examinant le rapport à l’équerre pour qualifier ce qui ressort des limites de la norme. L’anormal finalement devient alors un groupe bâtard de descriptifs dénué de connexion avec la norme, propre à chacun et au récit, loin de la loi écrite et de la norme induite. Cette confusion sémantique et étymologique souligne bien la difficulté de définir la norme et le normal car la convergence, au sein même du domaine biologique, et par extension social, de plusieurs notions proches et entretient une confusion entre description et valorisation. La norme attribue une valeur en définissant un rapport entre sujets, entre objets.

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Le normal existe-t-il ?



Le normal est ce qui est dans les normes selon la définition, mais est-il vraiment réel. L’anormal a perdu sa valeur pour devenir descriptif, hors d’un système normatif il prend sens dans le récit et non dans un jugement, trop attaché à l’aspect, au caractère et non à une référence. Il semble logique alors de s’interroger sur le normal, est-il réel, ou plutôt existe-t-il dans un système normatif ; système défini par la vie et par extension par la société en général. Le normal ne serait-il finalement, comme l’anormal, qu’une description d’une situation hors du système normatif ou est-il encore attaché à ce dernier ? Soyons clair, le normal, usé chaque jour, est souvent utilisé pour qualifier son absence ou l’incompréhension du locuteur, de l’écrivain, de l’humain quant à une autre existence que la sienne - bien entendu nous pouvons l’utiliser pour nous qualifier mais cela met en jeu un autre système psychologique d’autojustification de son existence et finalement de sa différenciation au sein de la société par son allégeance totale - or, pour notre questionnement présent, il s’agit d’en faire l’essence et d’essayer de comprendre son sens. Canguilhem, toujours à partir du domaine biologique, affirme que le normal, du moins du point de vue médical c’est la santé : «La santé, dit Leriche, c’est la vie dans le silence des organes.» (73, 6.22-3). Inversement, la «maladie, c’est ce qui gêne les hommes dans l’exercice normal de leur vie et dans leurs occupations et surtout ce qui les fait souffrir.»1 Le silence des organes, l’absence. La santé c’est ne pas entendre son corps en mouvement ; un mouvement permanent, continuel, qui sans bruit, permet à la vie de s’épanouir et de construire une autre 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.52

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possiblité de vie sur ces bases. La vie dans son déroulement trouve alors une perturbation, appelée ici maladie, qui vient rompre le silence pour engendrer un nouveau système où le silence se mue en souffrance, en conscience de son existence par l’absence du normal. Canguilhem alors développe cette idée : «A prendre ces formules à leur sens plein, elles signifient que la notion vécue du normal dépend de la possibilité d’infractions à la norme.»1 Le normal semble alors n’être qu’une conception abstraite qui se révèle par son absence. Dans la confrontation directe avec l’équerre, en redéfinissant ses principes normatifs par la confrontation avec un agent nouveau, forçant à la réorganisation interne de la vie, l’existence considérée normale vole en éclats pour donner une nouvelle valeur à la vie. Or pouvons-nous qualifier le normal uniquement par ce silence des organes, ce silence est-il une base de normalité. Nous pensons que non et pour des raisons très simples, le silence peut cacher un mal intérieur, un danger silencieux qui, dans le cadre biologique, peut prendre la forme d’un micro-organisme ou même d’un cancer en attente. Le normal semble alors n’être qu’une illusion, car il semble également lié à une position immuable de référence ultime détachée de la réalité du quotidien. La norme ne supporte pas l’immuable et la vie se charge chaque jour de faire muter ses exigences à une existence, changeant ainsi le concept de normal. Ce dernier n’est pas alors une existence en soi mais un jugement relatif à une illusion de justesse par rapport à une équerre mouvante. En effet, c’est dans la pathologie et l’expérience que se manifeste d’abord le normal, donnant lieu à un attachement à un autre passé dans son absence. «Nous pensons avec Goldstein que la norme en matière de pathologie est avant tout une norme individuelle.»2 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.52 1. op. cit., Georges Canguilhem, p.72

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Cette affirmation met à mal encore un peu plus l’existence du normal comme une vérité absolue, car le normal n’est qu’une appréciation personnelle, un placement dans un système normatif issu d’une sélection individuelle de normes à appliquer à sa propre existence, une définition personnelle des exigences à apporter à son existence. Le normal finalement ressenti dans son absence et sa mise en difficulté par l’expérience de la vie est une donnée relative. Comment alors en faire une notion généralisée, s’il est une seule position individuelle dans un ensemble hétéroclite, mouvant, dynamique, où chacun, dans sa conception de la santé, est finalement complètement relatif et abstrait. Notons ici qu’aligner la notion de normal à la moyenne et donc à une valorisation numérique est une croyance réaliste que la vérité s’affirme dans la majorité, comme un fait divin. «Lorsque Ey, approuvant les vues de Minkowski, déclare : «La normal n’est pas une moyenne corrélative à un concept social, ce n’est pas un jugement de réalité, c’est un jugement de valeur, c’est une notion limite qui définit un maximum de capacité psychique d’un être. Il n’y a pas de limite supérieure de la normalité», il suffit de remplacer psychique par physique pour obtenir une définition assez correcte de ce concept de normal que la physiologie et la médecine des maladies organiques utilisent chaque jour sans suffisamment se soucier d’en préciser le sens.»1 Ainsi détournons l’aspect mathématique, du normal, il n’est pas une valeur numérique, mais un attachement à un système de normes et donc l’inscription dans le normatif. Au risque de nous répéter ainsi, Canguilhem soutient que le normal n’est pas une définition de la vie mais un concept abstrait échappant à toute tentative de sens car il n’est pas relatif à une généralité mais à un ensemble de particularismes qui en font finalement une anomalie dans le système normatif. Rien n’est normal, le normal n’est que le fait de le chercher à placer 1. op. cit., Georges Canguilhem, p.72

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son individualité singulière dans un système complexe, la moyenne n’est qu’une illusion de définition qui illustre simplement le partage de mêmes conditions d’expressions de la vie par un groupe d’individus, elle n’est pas vérité seulement conséquence de l’adaptation de chacun à ces conditions. La norme est une équerre, le système normatif un ensemble de normes qui définit le normatif qui par métonymie et usage courant devient le normal. Utilisé généralement comme un caractère commun, général, le normal est en contradiction avec la fabrication de son concept et finalement rentre dans le domaine de l’abstrait, d’une idéalisation, au sens d’image, d’une valeur partagée par tous et finalement par l’individu même avec sa position dans le système normatif. Continuant ainsi, Canguilhem remet en cause la valeur du normal, comme une référence: «Dans la mesure où des êtres vivants s’écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des inventeurs sur la voie de nouvelles formes?»1 La notion de type, corrélatif avec la moyenne souligne que l’anormalité n’est pas une mise à mal de la normalité mais simplement une redéfinition de son caractère en vue d’une adaptation future. Nous voyons bien ici l’influence de Darwin et la mise à mal des principes divins dans la conception d’une théorie du normal et finalement de son impossibilité à définir comme valeur absolue. Le perpétuel placement par rapport aux normes biologiques de la vie en permet son extrême modularité et adaptation qui ont permis le développement, à partir d’une chaine de composé organiques, de définir une pléthore de types vivants adaptés chacun à son environnement tout en étant capable de muter pour suivre l’évolution de celui-ci pour permettre la survie. Les anormaux, ou décrit tels quels, ne sont finalement qu’un placement 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.88-89

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audacieux, inédit dans le système normatif pour ouvrir de nouveaux champs de vie dans les limites du possibles. Le normal ne serait-il pas cette capacité à se redéfinir en permanence et finalement d’échapper à une valorisation stricte et l’émergence d’une référence ? Car il se base sur un système de références pour permettre un placement au sein du système normatif comme une voie à suivre ; ce qui, au vu de l’analyse précédente, ne crée finalement qu’un type statique incapable de vivre autrement que dans le silence de ses organes, piégé, sans expérience, et finalement condamné à ne jamais connaitre que ce silence sans pouvoir éprouver son caractère de normalité. «Un vivant est normal dans un milieu donné pour autant qu’il est la solution morphologique et fonctionnelle trouvée par la vie pour répondre à toutes les exigences du milieu. Relativement à toute forme dont il s’écarte, ce vivant est normal, même s’il est relativement rare, du fait qu’il est, par rapport à elle normatif, c’est-à-dire qu’il la dévalorise avant de l’éliminer.» C’est cette notion du milieu, déjà esquissée jusqu’à maintenant, qui fait du normal un concept aussi fort, du milieu dépend la vie. Un milieu particulier impose à la vie de modifier ses normes et ses exigences pour se conformer aux contraintes d’un environnement, bref la vie tend à se stabiliser, suivre une voie droite dans un milieu courbe, moulant sa forme aux caractères propres et particuliers de chaque lieu, de chaque individu et finalement en fonction de soi. En biologie, la milieu correspond à la case écologique qui s’organise dans un ordre naturel et donc soumet à ses contraintes les occupants de celui-ci. Au risque de nous répéter, le normal devient alors cette seule capacité d’adaptation à un milieu, prenons pour exemple l’adaptation des animaux cavernicoles, nous pouvons affirmer avec certitude qu’ils sont normaux en leur milieu, en cela qu’ils ont adapté une forme 1. op. cit., Georges Canguilhem, p.91

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unique mais non généralisable à l’ensemble car chaque type a adopté une forme variable et, malgré des convergences certaines, uniques à leur espèce : il n’y a pas de normal en soi autre que l’adaptation d’un individu à son milieu selon un placement individuel dans l’ordre des possibles. Être normal, c’est être unique et adapté. Cette notion du milieu vient étayer davantage l’illusion de la normalité d’un corps et souligne la polyvalence des corps à se placer dans des systèmes normatifs indépendants mais qui permettent à chaque corps d’être normal à son milieu, droit, comme une droite normale à l’autre est perpendiculaire à celle-ci. «On nous accordera d’abord que la détermination des constantes physiologiques, par construction de moyennes expérimentales obtenues dans le seul cadre d’un laboratoire, risquerait de présenter l’homme normal comme un homme médiocre, bien au-dessous des possibilités physiologiques dont les hommes en situation directe et concrète d’action sur eux-mêmes ou sur le milieu sont évidemment capables, mêmes aux yeux les moins scientifiquement informés.»1 Ainsi, dans l’illusion du normal, beaucoup de chercheurs ont cherché à déterminer ce normal comme une vérité de l’homme. L’homme qui a façonné son milieu semble exempt de cette adaptation de son milieu, et la recherche de l’homme modèle, l’homme normal, l’homme référence, dans la lignée des recherches mystiques et des études sur la proportion parfaite, encourage à l’analyse dans les expériences et les estimations la définition de normes physiologiques. Cette recherche d’une norme par l’expérience et le jugement de chacun apporte un ensemble disparate, fondé sur la seule perception d’un groupe de la véracité de leurs normes, de valeurs absolues où doit se situer le fonctionnement optimal de l’organisme, donner une santé parfaite où s’épanouisse dans le silence des organes, entre les équerres de la justesse physique, la vie humaine et définit alors le graal des physio1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.105-106

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logistes : l’homme normal, celui à partir duquel un jugement est possible, celui qui parfaitement adapté à sa vie ne connait pas l’expérience de la maladie, de l’absence du normal. Mais cette illusion tombe face à la réalité des chiffres et de sa confrontation en dehors du cadre expérimental. L’homme des laboratoires n’est qu’une carcasse réduite à ses minimums vitaux, basée sur l’équivalence de ses capacités à la valeur estimée des normes physiologiques, une carcasse moyenne, médiocre qui, en oubliant l’importance fondamentale de l’expérience de la vie, n’est qu’une idée faussée des références à suivre. Le normal n’est alors qu’une illusion, un concept abstrait inatteignable et qu’il est non souhaitable d’atteindre au risque de se couper de l’expérience de la vie, de former une vie hors sol, sans milieu, sans intérêt peut être. Non le normal n’existe pas comme concept général ; seul son caractère d’adjectif est réel, affirmant son attachement à un système de normes et une tentative de se placer correctement au sein de celui-ci pour permettre un épanouissement complet de la vie dans son milieu, il est normal de tendre au normal mais pas de suivre le normal comme référence ultime au risque de s’attacher à une illusion et de réduire ces normes jusqu’à ce que la contrainte devienne insupportable. Être normal c’est prendre une position ferme et individuée au sein d’un ensemble au détriment de son adaptation et finalement révéler une pathologie dans sa croyance profonde de la justification de sa normalité. Le normal est immuable dans un système dynamique et donc n’existe pas autrement qu’en tant qu’adjectif à la norme.

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La norme est-elle une contrainte ?



Face à l’impossibilité du normal se pose une question fondamentale : la norme est-elle une contrainte à la normalité, et finalement estelle une contrainte ? Dans le domaine biologique, la norme est définie comme étant conforme à son milieu et permettant l’épanouissement de la vie en son sein, plus qu’une limite elle est une référence que nous pouvons outrepasser en fonction de nos besoins pour révéler pleinement le potentiel de notre organisme. Dans ce sens, elle n’est pas une contrainte, seulement une ligne de conduite que l’organisme tend à suivre pour profiter du maximum de son potentiel. Il semble absurde de penser la norme comme une contrainte car elle est une valeur où la vie s’épanouit là où la contrainte étrangle les possibilités. La norme se pose comme une référence, une valeur optimum pour adaptation de son action, mesurée, dans un milieu. Cependant l’adaptation de la forme d’un ensemble de nombres prédétermine un ensemble de caractères quantifiés. Cette caractéristique peut en effet s’apparenter à une contrainte, mais ce serait nier la souplesse de ce système qui ne se pose pas en limite mais comme une référence pour permettre à la vie son épanouissement le plus complet. Ce qui s’apparente comme contrainte est une sujétion volontaire à un système et son élévation au rang d’ordre. Cette mise en avant d’un ordre subjectif en fonction d’un système normatif s’apparente à la mise en place d’un pouvoir et donc d’une dichotomie entre le possible et l’impossible. Or, la norme se présente plus souvent sous la forme d’une entité définissant une valeur, obligeant une relation particulière à la valeur, à la mesure, elle n’est contraignante que parce qu’elle oblige en quelque sorte une estimation évaluée. Cette estimation pose problème dans les principes mêmes de son élaboration qu’en est-il du particularisme individuel mis en avant précédemment en prouvant l’inexistence d’un normal par essence ? Entre obligation et contrainte 147


la subtilité est fine, l’étymologie nous a apporté précédemment un début de réponse sans pour autant offrir une vision applicable au domaine des normes stricto sensu. Canguilhem analyse l’évolution du système normatif comme une réaction physiologique de survie normal, soulignant la normativité de la vie. Cette réaction est une obligation car elle est nécessaire au risque d’engendrer une difficulté de l’organisme à survivre dans un nouveau milieu, à une nouvelle exigence extérieure ou intérieure. Il situe cette obligation d’adaptation comme notion centrale à la santé, ce qui définit son pouvoir à remettre l’organisme dans une position favorable : «La réduction plus ou moins grande de ces possibilités d’innovation mesure la gravité de la maladie. Quant à la santé, au sens absolu elle n’est pas autre chose que l’indétermination initiale de la capacité d’institution de nouvelles normes biologiques.» La santé c’est la possibilité d’instituer de nouvelles obligations, de suivre de nouvelles normes dans un univers restreint. Cette première affirmation nous permet de définir plus clairement la différence entre obligation et contrainte. La contrainte est extérieure au système normatif, venant du milieu, de l’individu même parfois, obligeant une réorganisation de son ordre interne pour la survie du sujet à cette mutation du milieu. Le système normatif, perpétuellement dynamique, se mute en un nouveau système pour augmenter ses potentiels dans un univers restreint, de la norme découle la norme, suivre la norme permet d’en redéfinir les actions pour s’adapter au mieux à la contrainte. Bien entendu ces considérations se placent dans l’analyse du système normatif qu’est la vie, dans le domaine biologique ; mais en initiant cette affirmation, nous pouvons étendre la réflexion au social.»1 «Chaos et âge d’or sont les termes mythiques de la relation normative fondamentale, termes en relation telle qu’aucun des deux ne peut s’empêcher de virer à l’autre. Le chaos a pour rôle d’appeler, de provoquer son interruption et 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.127

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de devenir un ordre. Inversement, l’ordre de l’âge d’or ne peut durer, car la régularité sauvage est médiocrité ; les satisfactions y sont modestes - aura mediocritas - parce qu’elles ne sont pas une victoire remportée sur l’obstacle de la mesure. Où la règle est suivie sans conscience d’un dépassement possible toute jouissance est simple. Mais de la valeur de la règle elle-même peut-on jouir simplement? Jouir véritablement de la valeur de la règle, la valeur du règlement, de la valeur de la valorisation, requiert que la règle est soumise à l’épreuve de la contestation. Ce n’est pas seulement l’exception qui confirme la règle comme règle, c’est l’infraction qui lui donne occasion d’être règle en faisant règle. En ce sens, l’infraction est non l’origine de la règle, mais l’origine de la régulation. Dans l’ordre normatif, le commencement c’est l’infraction.»1 Chaos et âge d’or, champs mythiques où s’expriment les premières relations de l’homme à son environnement. Les deux opposent deux visions antithétiques d’un monde idéal, où plutôt d’une utopie dans son sens étymologique, où l’homme nourrit une relation stéréotypée avec son milieu. Par stéréotypée, nous entendons radicale présentant une hypothèse à son paroxysme pour illustrer une réflexion sur les normes. Le chaos, sans ordre ni règle, fait écho aux premiers temps de l’humanité, imaginée, une anarchie nouvelle que nous pouvons retrouver régulièrement dans les romans post-apocalyptiques où l’homme, face à un nouveau départ, se réapproprie son milieu à partir d’un chaos évident. Dans le chaos, l’homme cherche un ordre, un classement, rappelant la réflexion de Levi-Strauss sur la pensée sauvage et sur la création d’un classement, d’une structure pour comprendre son environnement. Du chaos naissent les normes ; Guillaume LeBlanc fait un report du sentiment d’anormalité du chômeur ou de l’émigré qui se retrouvent dans une société où le système normatif ne peut les accepter, le sentiment d’anormalité se déplace vite dans la formation d’un nouvel ordre, d’habitudes afin de redéfinir sa position dans l’ordre 1. op. cit., Georges Canguilhem, p.179

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social. Du chaos naissent les normes ; l’ordre émerge peu à peu à travers les relations qui se nouent à travers l’adaptation de l’homme à son milieu. Première étape de la formation d’un système normatif pour un épanouissement de la vie au cœur du chaos. L’âge d’or lui est une situation où l’ordre parfait ne laisse pas de place à l’imprévu au retord, classant chaque chose sans remise en cause. Mais dans cet âge parfait, d’ordre absolu, la contrainte d’une classification étroite, étouffante, ne permet pas la mise en place d’une normalité individuelle et amène à la formation d’un système normatif qui dépasse les normes communément admises dans l’âge d’or pour favoriser l’expression personnelle. L’individu dans la contrainte redéfinit ses normes, jouit de la règle en la transgressant, comme pour sentir son individualité dans les limites du toléré, se plaçant dans l’étranglement de l’ordre pour se sentir vivre et être dans la société. Il semble qu’un paradoxe se dresse, mais dans la confrontation avec les utopies, l’être humain ne se satisfait d’une radicalité pour créer son propre système normatif du chaos pour vivre et de transgresser l’ordre pour jouir de son individualité, les normes comme transgression et rapport immanent à son environnement, incapable de se comporter selon un ordre général. Cependant, dans l’ordre normatif parfait, c’est le dépassement des normes communément admises qui lui donne sa force, en contrepoint de l’individualisation des systèmes normatifs. La norme comme expression personnelle mais aussi comme obligation à un ordre, étrange oxymore qui pourtant forme un système cohérent entre l’individu et la société. «Ni pour Canguilhem ni pour Foucault, les normes ne présentent comme des règles formelles s’appliquant de l’extérieur à des contenus élaborés indépendamment d’elles, mais elles définissent leur allure et exercent leur puissance à même les processus au cours desquels leur matière ou objet se constitue peu à peu et prend forme, d’une manière qui dissout l’alternative traditionnelle du spontané et de l’artificiel […].»1 1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.10

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Nous aimons particulièrement cette analyse de Macherey, en introduction de son étude, qui refuse d’admettre que les normes soient fixes, ou même formelles et définies de l’extérieur. Au contraire, il les décrit comme une puissance qui se crée dans l’interaction entre le sujet et son milieu ; elle est puissante, interagissant au cœur même du processus qui forme le système normatif. Profondément immanente, car appropriée par un individu et admise comme vérité par celui-ci, elle permet une appropriation de son environnement et une interaction avec l’extérieur à partir de son acceptation comme norme. De plus, en décrivant le processus d’assimilation de la norme et sa distinction avec une idée formelle, Macherey montre que celui-ci n’est ni spontané ni artificiel, mais entre les deux, comme une production naturelle de repères artificiels, abstraits. Cette idée confirme les deux postulats présentés précédemment que sont le chaos et l’âge d’or ; l’assimilation de normes n’est ni totalement naturelle ni totalement artificielle, elle est un processus relationnel avec son milieu entre nature et artificiel mêlant les deux pour créer un système normatif où peut s’épanouir la vie, l’individu, la société. Ainsi la norme se différencie de la contrainte par son processus d’assimilation qui est interne aux relations que lie le sujet à un autre médium. Qu’elle soit sociale, biologique ou technique, la force de la norme est au cœur des relations des hommes à leur environnement, ne contraignant pas dans le sens d’une opposition ferme, étranglant les possibilités, mais comme une obligation interne, décrivant une direction à suivre au sein d’un système normatif déterminé, accepté par l’individu. Contrainte et obligation, similaires et différentes, l’obligation forme un obstacle mais dans le lien qu’elle crée et la façon qu’elle a de diriger les décisions, au contraire de la contrainte qui, ferme et fixe, n’oppose que sa présence et empêche simplement d’emprunter une décision.

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Principe normatif de la vie .



Mais si la norme n’est pas fondamentalement une contrainte, elle est une obligation, une création dans un processus d’assimilation en vue d’adapter le corps à son milieu. Analysons maintenant le principe normatif de la vie, déjà évoqué à plusieurs reprises précédemment il faut ouvrir une analyse rapide sur cette théorie pour en comprendre les ressorts intérieurs. «La vie n’est donc pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle est débat ou explication (ce que Goldstein appelle Auseinandersetzung) avec un milieu où il y a des fuites, des trous, des dérobades et des résistances inattendues.»1 Le principe normatif tient de sa capacité à définir ses normes, ses obligations, ses exigences sur son existence, son «droit», au fur et à mesure de son évolution et de son histoire. Une histoire qui n’est pas linéaire au contraire, elle refuse la géométrisation et une conception mathématisée de son déroulement, elle est le fruit du hasard, de la convergence d’imprévus et d’expériences négatives. Dans un contexte d’imprévu, la vie se doit de parer à toutes éventualités, n’éprouvant aucune improvisation, et prépare dans un ensemble de système normatif, des possibilités de mutations pour répondre à chaque sollicitation. Maladie ou désorganisation interne, la vie impose un nouveau système normatif réduit, laissant l’expression de la vie réduite entre des normes modifiées pour perpétuer la vie malgré les modifications de milieu. Principe dynamique de réaction et d’adaptation, la vie met toute sa 1. in Le normal et la pathologique, Georges Canguilhem, p.131

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capacité à répondre à chaque nouvelle contrainte. «À l’encontre de ce principe de la prévalence du statique sur le dynamique, il faut soutenir l’idée que la vie n’est pas un donné, une cause, mais un produit, un effet ; ou plutôt il faut avancer, dans une perspective dynamique, qu’elle est de moins en moins un donne mais de plus en plus un produit. C’est précisément ce qui permet de penser une normativité des normes qui détache celles-ci d’un modèle mécanique de normalité. Les normes qui ordonnent la vie, au sens d’une vie devenue ou rendue humaine, ne sont pas préétablies ou préconstituées mais elles s’élaborent au fil du même processus antagonique qui fait et défait les formes de cette vie humaine ; car, par une sorte d’action en retour, les effets que produit ou contribue à produire l’action de ces normes interviennent dans le processus de leur propre production, dont ils dessinent et infléchissent l’allure générale.»1 La production des normes, production de la vie? Oui, la vie est intimement liée à ses normes, elle en est le produit car sans elles, la vie ne serait pas possible, incapable de s’adapter à l’expérience du quotidien, tombant dans les excès et dépassant sa limite jusqu’à finalement s’annihiler en tant qu’existence. Dans cette confrontation avec le quotidien, la souplesse de sa structure de ses normes lui permet de se reproduire chaque jour qu’importent les conditions. La valeur mouvante de l’adaptabilité des êtres, perpétuellement réévaluée par les contraintes extérieures mais aussi par la production interne de la vie de nouvelles exigences. Elle n’est donc pas une donne, une donnée de base autour de laquelle se forment ses principes d’adaptation, elle fonctionne à partir de son produit, celui du processus d’adaptation, la propre condition de sa continuité. Dans cette perpétuelle dynamique découle un processus d’examen perpétuel de l’équerre de la vie, mouvante et toujours remise en cause. C’est ainsi, avec ce processus dynamique, qu’il faut considérer la vie comme un principe normatif en mouvement, impossible à prédéter1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.131

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miner, établissant son normal, dans le sens que nous avons défini, temporaire réfute complètement l’établissement de données précises universelles d’une norme normale si nous pouvons le dire. L’impossibilité de déterminer la véritable valeur des normes empêche à nouveau la définition de la normalité, mais aussi de valeurs fixes comme références universelles. Il faut voir dans cette impossibilité de déterminer un aspect positif de la norme toujours en production et réévaluation, donnant une souplesse pour l’expression de la vie et de son caractère. L’essentiel des analyses précédentes prend position sur une norme biologique, il est évident que dans le cadre de notre étude, celle-ci ne révèle que partiellement la vérité des normes, leur force et leur action sur la société et finalement l’être humain, ce qui transparait également dans ses créations. Un embrayage, pour reprendre un terme de projection architecturale, est nécessaire pour passer du biologique au social ; cette simple opération permet d’ouvrir un champ plus large d’application du concept de normes.

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Du biologique au social, une rĂŠfĂŠrence active la norme .



Car du biologique au social, la norme ne s’applique pas de manière identique. Les principaux traits d’identification de la norme ont déjà été dessinés, et son immanence et son intégration dans un processus interne de production d’adaptabilité de la vie s’élargit à l’individu. L’individu s’adapte en effet à un système normatif social, similaire en apparence à une structure biologique, Canguilhem soutient la différenciation importante à faire entre les deux systèmes tout en permettant un rapprochement entre ceux-ci «Nous dirons autrement - certainement pas mieux, probablement moins bien - qu’une société est à la fois machine et organisme. Elle serait uniquement machine si les fins de la collectivité pouvaient non seulement être strictement planifiées mais aussi être exécutées conformément à un programme. Sous ce rapport, certaines sociétés contemporaines d’économie socialiste tendent peut-être à un mode de fonctionnement automatique. Mais il faut reconnaître que cette tendance rencontre encore dans les faits, et non pas seulement dans la mauvaise volonté d’exécutants sceptiques, des obstacles qui obligent les organisateurs à faire appel aux ressources de l’improvisation. […] Dans le cas de la société, la régulation est un besoin à la recherche de son organe et de ses normes d’existence. Dans le cas de l’organisme, au contraire, le fait du besoin traduit de l’existence d’un dispositif de régulation.» Car la tentation est grande de comparer la société à un organisme, un pas que franchissent souvent par ailleurs les théoriciens d’une architecture organique. Bien sûr les convergences de concepts entre organisme naturel et la société humaine peuvent sembler incarner une 1. in Le normal et la pathologique, Georges Canguilhem, p.187-188

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vérité et ainsi une nouvelle analyse de la relation de l’homme avec son milieu. Bien entendu, nous avons également usé de cette analogie pour expliquer quelques concepts et théories en comparaison avec la biologie, mais il semble évident que la nature et la société opèrent sur le même acteur, l’homme dans notre cas, sur des échelles de créations complètement indépendantes ; la société est artificielle quand la l’homme peut être considéré, dans un âge d’or primitif comme naturel. Cet homme aujourd’hui naît dans un environnement fabriqué, produit et artificiel, nous pouvons le qualifier, pour reprendre une formule de Foucault, d’homo oeconomicus, inscrit dans un système de valorisation complexe et de production interne de normes. Cependant, il serait également absurde de considérer la société comme une production complètement artificielle, elle dépend également de tensions biologiques indépendantes d’une direction créatrice planifiée, des aspirations qui ne se gèrent pas dans les règles. D’ailleurs, pour permettre sa pérennité, la société s’appuie sur les forces vitales de tous pour créer une dynamique apte à répondre aux exigences et aux imprévus. La société se place entre machine planifiée et réglée1 et l’organisation de l’ordre social en organes distincts, analogue au corps et à la biologie. Pour reprendre Canguilhem, la société n’est ni organisme, ni une machine ; ainsi, le déplacement de concept entre le biologique et le social entraîne ainsi un renversement des exigences primaires des normes. Autant dans la biologie, la régulation, la recherche de repères, et donc pourrions-nous dire des limites à l’existence optimale, est la traduction d’un besoin d’adaptation à son milieu et donc finalement un produit de la vie même pour assurer sa continuité dans le temps. En d’autres termes, la vie peut continuer si elle produit un dispositif de réglementation délimitant son possible. Autant la société définit ses règles, les limites entre chacun pour assurer son existence, comme un besoin primaire pour assurer son exis1. nous pouvons prendre pour exemple emblématique, les ex-républiques socialistes de l’est avec les grands plans quinquennaux entre autre

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tence. Nuance subtile, il est vrai, mais essentielle, car dans la société, la régulation est primaire, elle cherche à définir ses organes, ses groupes sociaux, ses repères et sa notion du droit dans les règles qu’elle se définit. C’est un besoin primitif pour permettre l’épanouissement. Tandis que la simple existence de l’organisme traduit l’existence innée, immanente et permanente d’un système de règles et de normes dynamiques dans son sein. La société est donc le produit d’un artificiel et d’un naturel, il semble incohérent de soutenir l’une de ces caractéristiques au détriment de l’autre car ce serait nier une grande part de la réalité humaine. Inscrit dans l’ordre naturel, l’homme est un composant de l’ordre naturel par sa nature propre d’organisme, comme le groupe social rejoint le concept primitif de composition d’individus pour une meilleure chance de survie, cependant c’est un organisme qui a modifié son environnement jusqu’à en faire une création purement humaine, adaptée à ses exigences. Malgré l’artificialité de notre cadre, la nature est toujours présente, sensible - Mike Davis étudie avec soin l’écologie urbaine dans son oeuvre Dead Cities, montrant que l’artificialité de la ville est une illusion, un mythe où se nichent de nouvelles adaptations des organismes vivants qui colonisent l’urbain - nous abordons ici l’urbain mais la société se déploie dans d’autres cadres plus informels mais toujours en suivant les pulsions humaines, sa folie, son absurde et finalement son opposition à une création totale. Macherey soutient cette idée d’une vie humaine entre nature et artificiel, une position finalement entre Chaos et Âge d’or. Une position où la réglementation et donc le système normatif se met en place entre l’homme, les hommes, la société et son environnement. «Ce que nous appelons d’un terme syncrétique «la vie humaine» - et en un sens toute vie est devenue humaine, dans la mesure où l’ordre humain s’est tendancieusement imposé à la plus grande partie de la nature vivante à laquelle il a imposé ses formes de régulation et de contrôle, l’exposant du même coup aux possibilités de dérèglement et d’erreur attachées à ces formes -, se trouve ainsi à la 163


confluence de deux modes de déterminations dont les unes sont biologiques et les autres sociales, la question étant alors de comprendre comment s’effectue l’articulation entre ces deux sortes de principes.»1 La vie humaine finalement n’est pas que celle relative à l’être humain, elle est devenue universelle, formant un système complet entre l’artificiel et le naturel, un ordre nouveau où tout s’inscrit dans une réglementation artificielle, s’exposant aux dangers immanents à une réglementation et à un dérèglement complet des relations par la mise en place de règlements en contradiction avec les exigences naturelles, du biologique au vital se créent un nouveau système s’articulant autour de l’homme lui donnant un impact gigantesque sur son environnement et finalement sur le genre humain. Ordre humain, entre machine planifiée et imprévue des réactions humaines, changement de la nature, l’ordre humain est à la fois fragile et fort, toujours solide est apte à s’adapter mais finalement si dépendant de ses règles qu’elles peuvent devenir des contraintes et faire s’effondrer le système. «S’il y a quelque chose de commun dans l’action des normes vitales et des normes sociales, c’est précisément ce fait essentiellement négatif : ni les unes ni les autres ne sont en mesure d’offrir des modèles d’existence préfabriqués qui porteraient en eux-mêmes, dans leur forme, la puissance de s’imposer ; mais elles sont des paris ou des provocations, qui n’ont réellement d’impact qu’à travers l’appréhension de l’anomalie et de l’irrégularité, sans lesquelles elles n’auraient tout simplement pas lieu d’être. C’est la raison pour laquelle l’expérience de normativité, sur le plan de la vie individuelle comme sur celui de l’existence sociale, suppose, dans la mise en oeuvre de ses formes d’organisation, la «priorité de l’infraction sur la régularité», c’est-à-dire le primat de valeurs négatives sur des valeurs positives.»2 1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.130 2. op. cit., Pierre Macherey, p.138

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Finalement, malgré des divergences évidentes entre normes sociales et biologiques, les deux systèmes se placent dans un même ordre. Il est évident que cet ordre humain n’est pas absolu, total, et qu’un ordre social et un ordre biologique ont une existence, mais l’impact de l’artificiel, de la création humaine, a amené les deux ordres à se confondre parfois, définissant l’homme selon l’homme, biologiquement adapté à l’homme et socialement réglé à vivre dans sa société. Macherey complète son analyse précédente ici en revenant sur les normes, et souligne alors l’une des véritables convergences des normes vitales et sociales. Déjà exprimée précédemment en se basant essentiellement sur les normes vitales, la convergence entre biologique et social se tient dans l’impossibilité du normal comme référence. Les normes des deux systèmes normatifs ne sont que des repères, admis par un jugement externe et interne, elles ne peuvent définir par leur valeur, un être humain prédéterminé, elles obligent seulement pourrions-nous dire. Dans cette puissance des normes, c’est l’infraction au repère qui vient former l’individu au sein d’un système normatif. Les normes sont impuissantes à offrir une existence normale, et finalement utopique, de l’individu. Elles n’agissent qu’en obligeant l’anomalie, l’individu à s’adapter à sa valeur sans pour autant en déterminer complètement la forme. La norme ne se ressent que lorsqu’elle est mise à mal, lorsque la normativité de l’individu l’oblige à ressentir la valeur normative. Les systèmes sociaux et vitaux convergent alors dans leur action, leur action à valeur négative, malgré que la détermination des règles dans les systèmes respectifs soit différente et finalement que leur portée et les besoins qui y sont liés soient différents.

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Action de la norme .



Nous avons initié précédemment l’action des normes, mais quelle est-elle ? Nous avons déjà souligné le lien à l’obligation que la norme entretient dans son opposition à la contrainte formelle. La norme ne trouve son domaine d’action lorsqu’elle se trouve remise en question, non pas par son absence, mais par sa remise en question par l’intermédiaire d’une mutation du milieu et des exigences qui en découlent. Son action est ambigue comme nous l’avons perçu à travers le texte précédent où une valeur négative ressort du système normatif. Une valeur négative car elle n’offre pas de solution déterminée à une normalité tout en exigeant l’individu à y tendre. Mais résumer l’action de la norme à la simple détermination d’une solution n’est qu’un des aspects de la normativité, celui plus couramment ressentie du fait de son omniprésence dans la prise de décision individuelle. «Comme celle a déjà été indiqué, selon qu’on privilégie le modèle juridique ou le modèle biologique de la norme, on pense l’action de celle-ci : soit négativement et restrictivement, comme l’imposition, par définition abusive, d’une ligne de partage traversant et contrôlant, dans la forme d’une domination, un domaine de spontanéité dont les initiatives sont censées préexister à cette intervention (qui, après coup, les ordonne, en les contenant comme une forme capte un contenu en lui imposant ses formes d’organisation) ; soit positivement et expansivement, comme un mouvement extensif et créatif qui, reculant progressivement les limites de son domaine d’action, constitue effectivement lui-même le champ d’expérience auquel les normes trouvent à s’appliquer. Dans ce dernier cas, on peut dire que la norme «produit» les éléments sur lesquels elle agit, en même temps qu’elle élabore les procédures et les moyens réels de cette action, c’est-à-dire qu’elle détermine l’existence de ces éléments du fait même qu’elle entreprend de la maîtriser.»1 1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.75

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Macherey l’illustre parfaitement dans son propos, l’affirmation d’une norme négative est limitée à son caractère d’obligation mais ce serait nier la véritable force des normes que de ne se satisfaire que d’une négativité de la norme. Bien entendu, l’aspect courant et commun que l’on connait de la norme semble nous imposer une vision, une direction qui n’est pas sans rappeler une contrainte. La norme se place non plus comme référence mais comme absolu de domination dans sa relation avec l’individu et n’offre pas véritablement sa vérité. Elle est négative selon beaucoup de nos contemporains lorsqu’elle est simplement considérée comme un modèle déterminé, suivi comme tel, alors qu’elle est incapable de montrer une vérité quant à la normalité. Elle se contente de se placer dans un système dynamique normatif, modulant sa référence en fonction des exigences, son action n’est donc pas foncièrement négative. Ce serait plutôt l’assujettissement absolu à un ensemble de normes dans l’optique de se déterminer comme normal à son milieu - donc parfait, suivant le modèle naïf d’un homme à l’âge d’or parfaitement adapté à son milieu et qui donc peut le comprendre, en vivre et finalement le dominer - qui s’avère négative. Le négatif de la norme est son application par les hommes et non son action. Son action est de chercher sans cesse une référence optimale aux exigences totales pour répondre parfaitement aux besoins dans un ordre biologique ou social. Dans ce processus dynamique, la norme produit de nouvelles formes offrant de nouvelles possibilités au sein des règles sans jamais l’établir. Elle tente une optimisation des potentiels permanents pour maitriser leur existence et également se refondre. La norme est une référence active qui, immanente, agit directement au coeur des processus d’adaptation et favorise un modèle ouvert plutôt qu’un modèle contraint et déterminé. Mouvement déterminé et déterminant, la limite fluctue en permanence, molle et ouverte, pour permettre, par la mutation des valeurs normatives, une ouverture du champ des possibles dans la réglementation sociale, la loi et la nature.

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«Si la norme n’est pas extérieure à son champ d’application, ce n’est donc pas seulement, comme nous l’avions déjà montré, parce qu’elle le produit ; mais c’est parce qu’elle s’y produit elle-même en le produisant. Pas davantage qu’elle n’agit sur un contenu qui subsisterait indépendamment d’elle et en dehors d’elle, elle n’est en elle-même indépendante de son action, qui se déroulerait extérieurement à elle, dans une forme qui serait nécessairement celle du partage et de la scission. C’est bien en ce sens qu’il faut parler de l’immanence de la norme, par rapport à ce qu’elle produit et au processus par lequel elle le produit : ce qui norme la norme, c’est son action.»1 Limite interne du champ des possibles, la norme est intériorisée, individualisée. Son action diffère de la loi par l’assimilation personnelle d’un système de normes au cœur de chaque individu. Nous parlons bien entendu en priorité de la norme sociale bien que cette considération recoupe également le domaine du biologique par la détermination du bien personnel en fonction de références éprouvées ou rencontrées. La norme agit au cœur de chacun dans sa relation avec son environnement, elle produit la forme selon sa valeur sans en interdire un dépassement. Elle n’est pas indépendante ou transcendante à son champ d’application mais bien immanente. Elle produit la forme, une seule forme, celle qui suit la norme. Celle de l’individu qui se conforme à la valeur des normes, celles-ci obligent à un rapprochement de ce que l’individu considère comme étant le droit, convergeant vers les valeurs normatives pour en extraire la puissance et le faire sien. L’individu se norme à son milieu, et par cela il l’intériorise, il se définit par rapport à son contexte et ses contraintes et fait de son existence une illustration de ce qu’il considère comme normal. Mouvement dynamique permanent, par la remise en cause de la vérité des normes admises, l’individu ne cesse de redéfinir ce qu’il considère comme étant sien, sa norme et finalement son système normatif. Quand Macherey parle de l’action de la norme, il souligne la dy1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.90

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namique immanente de production d’une forme en fonction d’un milieu, une production permanente car non contraint par une limite ferme. Cette limite, sans cesse repoussée par un processus interne, devient une idée. Une idée d’impossibilité d’une forme fixe, car la confrontation avec le réel, le quotidien, empêche une solution arbitraire et stable, mais oblige à une souplesse de réaction et d’adaptation. La norme intériorisée alors agit en se remettant en cause. Les limites molles d’une norme suivie ne prouvent seulement que de la possibilité de faire d’une valeur honnie une valeur de référence. La norme se norme en agissant, elle devient une valeur immanente seulement dans son action. Rappelons que l’action de la norme est alors de chercher un système normatif pour offrir le maximum de possibilités dans le champ d’application, dans le champ des possibles. En agissant, la norme est puissance, agissant au cœur des hommes, de l’individu pour créer une nouvelle relation avec son environnement, son milieu, sa société. «C’est donc que le pouvoir ne se définit pas nécessairement par la domination. Que le pouvoir prenne historiquement la forme de la domination, cela peut bien sûr se produire, mais c’est quelque chose de tout à fait circonstanciel ; et le type de société qui se constitue à partir d’un pouvoir de cette sorte se trouve alors déstabilisé dans son principe même. Vivre en société, selon des normes, ce n’est pas substituer un droit rationnel à celui de la nature, bien au contraire ; mais c’est gérer et réguler le mêmes rapports de force qui déterminent, à partir du jeu libre et nécessaire des affects, l’ensemble des relations interindividuelles.» Le pouvoir est symboliquement transcendant, processus de domination par la hiérarchisation des corps et des êtres. En classant dans un ordre les hommes selon leur potentiel d’action, le pouvoir détermine les rapports entre les uns et les autres. Avec la mise en place d’un système normatif d’abord interne puis institutionnalisé, ce sont ces rapports qui changent, prennent une autre dimension. 1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.94

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Comme nous l’avons vu, la société est une organisation des corps sociaux entre nature et artificiel - ou selon une dichotomie nature et culture. Or, dans la société selon les normes, le pouvoir transcendant ne peut plus s’appliquer selon son caractère classique, sur la possibilité d’interdire et d’autoriser à un corps social sa volonté, mais bien dans la mise en place d’un système de relation, de régulation de gestion. Avec les normes, la société passe du droit personnifié par le souverain au droit personnel et à sa gestion par la communauté. Car les gestionnaires et les régulateurs ne font qu’endiguer la puissance de la norme pour diriger son action vers le bien social. Par bien social nous entendons clairement le droit, faisant fi de l’anomalie pour former un tout uni où chaque élément composant son tout peut trouver son expression personnelle dans un système normatif. L’action des normes n’est pas de limiter mais d’obliger à une direction, de pousser sans cesse ses limites d’application pour créer un système normatif efficient. Ce système, individuel, n’est pas prédéterminé ni prévisible. L’action des normes est de donner à son expression une interdépendance avec les autres tout en marquant une possibilité d’écarts à la référence. Loin d’effacer complètement le tortueux et le gauche, l’équerre s’assouplit pour en faire une référence et ainsi permettre au champ des possibles de s’agrandir au sein d’une société autodéterminée en permanence par la dynamique normative, et par les normes choisies par les individus.

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Formation d’un système normatif .



Car en étudiant la norme, et son omniprésence actuelle, il faut bien comprendre que l’émergence d’un tel concept n’est pas innée ; bien que la norme ait été présente dès les origines de l’Humanité. Les normes vitales mais aussi sociales à travers les relations que nous pouvons imaginer au sein d’un petit groupe d’hommes - d’une tribu par exemple - nous nous reportons à l’étude de Levi-Strauss, La pensée sauvage, pour étendre plus amplement la formation de structure au sein d’un groupe dit primitif est donc la mise en place d’un système d’acquis et de normes pour le bien du groupe. Mais l’émergence à une échelle étatique, et donc la mise en place d’institutions par le pouvoir pour donner sa puissance à la norme, a contribué à la formation d’un système normatif dépassant le cadre de l’individu et du groupe. «Mais le terme même de normal est passé dans la langue populaire et s’y est naturalisé à partir des vocabulaires spécifiques de deux institutions, l’institution pédagogique et l’institution sanitaire, dont les réformes pour ce qui est de la France au moins, ont coïncidé sous l’effet d’une même cause, la Révolution Française. Normal est le terme par lequel le XIXème siècle va désigner le prototype scolaire et l’état de santé organique. […] Réforme hospitalière comme réforme pédagogique expriment une exigence de rationalisation qui apparaît dans l’économie sous l’effet du machinisme industriel naissant, et qui aboutit enfin à ce qu’on a appelé depuis la normalisation.»1 Les institutions en question sont issues de la Révolution Française et d’une volonté de rationaliser la société, d’égaliser les groupes sociaux mais surtout de favoriser l’échange à travers une réflexion sur le commun, sur le normal. Bien entendu le normal n’est qu’un 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.175

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concept abstrait mais il est devenu central dans les deux institutions fondées après la Révolution Française : l’école et l’hôpital. L’attention jusqu’alors négligée au corps, considérant l’individu comme sujet seulement dans la transgression de la loi, devient maximale après la Révolution. Les processus qui sont à l’origine de la réforme hospitalière sont bien entendu, comme ceux de l’école, beaucoup plus anciens et la fabrication de sa théorie soumise à une histoire tortueuse, mais son commencement en tant qu’outil de pouvoir se situe à la fin de l’absolutisme royal et au début des réformes révolutionnaires. Le normal, jusqu’à cette époque négligé, devient primordial, un objectif à atteindre pour harmoniser la santé et l’éducation de la population afin d’en tirer le maximum et de la faire entrer pleinement dans le processus industriel. Rationaliser les hommes pour rationaliser la société, c’est une action normative qui se met en place, un système institutionnalisé du soin des corps et de la formation des esprits. Il semble que cette volonté de normalisation s’accompagne de l’émergence du machinisme industriel, comme pour rendre le corps social complet apte à participer à l’effort. Pour comprendre ce commencement de la normalisation, il faut saisir que la Révolution Française est d’abord l’émergence de la bourgeoisie marchande comme maître de l’Etat, le triptyque Noblesse/Clergé/Tiers Etat explose pour se recomposer autour de la force de production. En effet, la bourgeoisie a pu atteindre le pouvoir grâce au système mercantile et à la production, dépassant le modèle classique du pouvoir par la force ou les croyances, c’est la production et donc l’industrie qui permettra d’améliorer la société vers un idéal. L’idée de progrès, corrélatif à la convergence du savoir et de la production, émerge alors pour dépasser les clivages traditionnels. Normaliser, c’est progresser. Mais aussi suivre la norme, c’est montrer l’élévation du genre humain pour le faire entrer en production, produire l’homme selon les normes étatiques, économiques au nom du progrès.

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«En fait, au XVIIème siècle, la norme grammaticale c’est l’usage des bourgeois parisiens cultivés, en sorte que cette norme renvoie à la norme politique, la centralisation administrative au profit du pouvoir royal. Sous le rapport de la normalisation, il n’y a aucune différence entre la naissance de la grammaire en France au XVIIIème siècle et l’institution du système métrique à la fin du XVIIIème siècle. Richelieu, les conventionnels et Napoléon Bonaparte sont les instruments successifs d’une même exigence collective. On commence par les normes grammaticales, pour finir par les normes morphologiques des hommes et des chevaux aux fins de défense nationale, en passant par les normes industrielles et hygiéniques.»1 Outre la norme vitale, et les normes sociales communes, l’usage de la norme s’est généralisé au cours de l’époque classique. En effet, la création d’une académie française est une des origines du système normatif généralisé. D’un concept vital mais surtout social, les bourgeois de l’époque classique ont abordé la problématique du langage pour homogénéiser les échanges mais aussi harmoniser la communication en élaborant, avec l’aval de Richelieu, donc du pouvoir centralisé, un système orthographique et de grammaire pour aligner les particularismes sur le pouvoir central. La normalisation des échanges est une étape du passage d’une norme sociale à une norme politique. En alignant les langues sur l’élite intellectuelle, le pouvoir en fait une référence et un instrument politique pour supprimer les oppositions ou l’émergence d’autres systèmes en parallèle du système centralisé. La norme oblige ainsi à suivre les directives d’un pouvoir par son application immanente au langage. Les écarts sont admis, encore aujourd’hui les fautes d’orthographe ne nuisent pas à la compréhension, mais sont devenus un élément pour un examen des valeurs de l’auteur. L’orthographe tente de faire de l’écrit un objet droit, fidèle à la vision étatique et élitiste qui régit l’élaboration des règles. La norme ne produit qu’un normé sur un objet dynamique. Elle reste cependant mouvante, l’académie française exerce toujours pour appréhender les changements linguistiques et l’évolution du langage 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.181

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et donc de l’écrit. La normalisation des pensées autorisent le développement d’idées dans le seul cadre de ses normes mouvantes. L’autre exemple cité par Canguilhem concerne la mise en application du système métrique en lieu et place d’une pléthore de mesures aléatoires. La mesure de référence était ainsi le roi, montrant celui-ci comme la référence parfaite au-dessus de la normalité. Le changement de référence, d’une norme divine et intouchable à une norme scientifique - récemment réévaluée encore à une distance parcourue par la lumière en un temps donné - est symbolique de l’émergence, avec la Révolution, d’un système normatif pour harmoniser et égaliser les échanges. La norme et sa puissance sont alors en marche pour aligner les individualités sur leur valeur, prenant place dans le langage, puis les distances et enfin la production industrielle. La norme, dans sa capacité à anticiper les changements, en se produisant d’elle-même dans un milieu donné, devient ici un outil contre l’improvisation, tentant de réduire celle-ci à son maximum, pour favoriser les relations, les échanges et finalement créer dans un système normatif, une nouvelle société basée sur les préceptes de l’échange et de la valeur des corps et des biens. «La définition de normes industrielles suppose une unité de plan, de direction du travail, de destination du matériel construit.»1 Abordons maintenant ce qui semble être la continuité logique de la norme comme instrument de pouvoir, la normalisation industrielle. Comme nous l’avons dit précédemment, la norme cherche à réduire à son maximum l’improvisation en réduisant les possibles écarts. Chemin inverse de la norme vitale, elle devient un outil d’homogénéisation toujours plus précis pour réduire les écarts et tendre à une production efficace et ordonnée. Le système mis en place n’est pas qu’une simple volonté d’effacer l’imprévu, il anticipe également les besoins 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.181-182

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en exigeant une nouvelle organisation du travail où l’atelier d’artisan devient une usine, ou l’œuvrier devient ouvrier. Les particularismes sont sacrifiés, où tolérés tant qu’ils se situent dans le système normatif. Il est une prise de position dans un ensemble. Dans cette inscription de la norme industrielle comme schéma absolu de la production, l’aspiration collective à la création est canalisée dans une structure divisée en unités précises et qui définit clairement la place de chaque individu, chaque machine pour créer un processus, une machinerie humaine et mécanique pour la réalisation du projet de Progrès. En délimitant précisément les rôles de chacun dans ce système, l’œuvre devient plus efficace, moins aléatoire et plus à même de faire profiter à tous les fruits du collectif. La production de nécessité sans plan précis, suivant un schéma de demande passe à une réponse à un besoin anticipé ou non, comme une norme anticipe une nouvelle exigence par son immanence et son dynamisme. «La co-relativité des normes sociales : techniques, économiques, juridiques, tend à faire de leur unité virtuelle une organisation. Du concept d’organisation il n’est pas aisé de dire ce qu’il est par rapport à celui d’organisme, s’il s’agit d’une structure plus générale que lui, à la fois plus formelle et plus riche, ou bien s’il s’agit, relativement à l’organisme tenu pour un type fondamental de structure, d’un modèle singularisé par tant de conditions restrictives qu’il ne saurait avoir plus de consistance qu’une métaphore.»1 Le système normatif prend alors toute sa puissance, normalisant sur des références établies les valeurs à donner à chaque individu. En liant les différents types de normes au sein d’un nouveau système, différent du système interne qui élabore les normes vitales et sociales, le pouvoir crée une organisation pour reprendre l’expression de Canguilhem. L’organisation n’est pas un organisme, les formes sont évidemment différentes, l’unité d’un organisme étant absolue quand l’organisation se base sur les forces de tous sans pour autant mourir de 1. op. cit;, Georges Canguilhem, p.184

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la disparition d’un de ses membres. Cependant, il est évident que les deux concepts convergent dans la même direction, c’est une structure de normes qui vient définir le rôle de chacun, déterminer sa normativité tout en tolérant les écarts pour concentrer les force de production et de création à la continuité de la société. Canguilhem insiste sur la métaphore que constitue l’organicisme de l’organisation, faisant écho à son analyse de la société comme la rencontre des nécessités humaines et mécaniques, entre culture et nature. L’organisation est clairement devenue un concept moteur dans l’idéal contemporain, devant gérer l’évolution d’un système normatif pour limiter la place à l’imprévu et maximaliser l’anticipation des besoins de la société. La métaphore est toutefois utile pour souligner le passage d’un système normatif biologique à un système normatif généralisé à la société. «Définir l’anormalité par l’inadaptation sociale, c’est accepter plus ou moins l’idée que l’individu doit souscrire au fait de telle société, donc s’accommoder à elle comme à une réalité qui est en même temps un bien.»1 Comment alors définir l’action de la norme dans un tel système. Se limite-t-elle à sa production dynamique d’adaptation et d’élargissement du champ des possibles ou son action dans les domaines industriels, juridiques et économiques change-t-il ? Son action positive de définir les champs des possibles de l’humain semble se retourner contre l’individu au profit du corps social. Les normes sont bien entendu assimilées individuellement mais le processus de production centralisé, institutionnalisé, ramène l’évolution normative à définir le normal social au détriment de la normalité individuelle. Dans cette optique, l’anormal, comme description d’un fait, d’un corps ou d’un individu, devient une anomalie incompatible à la société. Malgré son caractère, cette entité ne peut entrer dans le jeu des normes et se retrouve nié dans sa propre norme au détriment d’une norme supé1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.215

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rieure, la norme sociale. Ne pas suivre le système de normativité, c’est finalement se mettre dans de nouvelles normes, plus individuées, et donc incompatibles à la machinerie humaine et à sa gestion. Dans cette affirmation, Canguilhem souligne la notion d’inadaptabilité sociale et donc d’une mise en opposition avec un système, une société qui définit la réalité dans ce qui lui semble être le bien. D’où les problèmes ressentis par les chômeurs dans une société de production qui mise sur le travail comme insertion dans le système et comme norme sociale d’intégration. Pour conclure sur la formation du système normatif, Foucault nous offre une description de son fonctionnement: «Ce vaste dispositif établit une gradation lente, continue, imperceptible qui permet de passer comme naturellement du désordre à l’infraction et en sens inverse de la transgression de la loi à l’écart par rapport à une règle, à une moyenne, à une exigence, à une norme.»1 Le système normatif se base sur un dispositif de graduation, d’évaluation discrète, immanente qui place les individus non sur une limite mais face à une référence. Le système normatif modifie la perception de l’individu et de son placement dans la société ; d’un individu isolé jugé sur la transgression d’une limite abstraite, c’est l’écart par rapport à la référence qui est jugé. La norme se pose en absolue référence en remplaçant la loi est en définissant les limites de l’adaptabilité humaine et donc sa vérité. S’écarter des normes en société, c’est finalement par métaphore comme s’écarter de ses normes vitales : c’est mettre à mal sa survie, son potentiel pour entrer dans un nouveau système normatif, la maladie pour les normes vitales, l’exclusion pour les normes sociales. Ce ne sont plus des actions mais bien un positionnement individuel qui est jugé, ou plutôt examiné pour qualifier de la valeur d’un 1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.175

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être humain. Son tort n’est plus de s’être tourné vers l’illégalisme, mais d’avoir erré loin de la norme, de danser loin de l’équerre. Cette évolution dans le système pénal est caractéristique d’un passage au système normatif. C’est comme un écho lointain à l’oeuvre d’Albert Camus, L’étranger, où l’accusé se retrouve jugé de ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère et non plus pour meurtre. Ou mieux encore dans l’oeuvre de Kafka, La métamorphose, où l’écart à la norme se fait monstrueux sans que l’individu ne perde son humanité, son propre système normatif et où il finit, pourtant, exclu de sa normalité, de la société. Le texte de Foucault nous montre bien que la loi si puissante jusqu’au XVIIIème laisse peu à peu place au système normatif. La loi est transcendante, instrument du pouvoir au sens propre, la norme est immanente, instrument de puissance.

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Du pouvoir Ă la puissance .



L’émergence du système normatif au cœur de la société se traduit par un passage du pouvoir à une puissance. Ce point précis mérite une analyse. Le pouvoir et la puissance sont liés linguistiquement et déjà, nous avons esquissé les principales différences entre ces deux notions, mais la mise en place à l’échelle globale de ce passage traduit une évolution majeure dans les sociétés «La relation de la technique à la consommation introduit dans l’unification des méthodes, des modèles, des procédés, des épreuves de qualification, une souplesse relative qu’évoque d’ailleurs le terme de normalisation, préféré en France en 1930, à celui de standardisation, pour désigner l’organisme administratif chargé de l’entreprise à l’échelon national. Le concept de normalisation exclut celui de l’immuabilité, inclut l’anticipation d’un assouplissement possible.»1 La technique, la consommation, le progrès en fond. Canguilhem rappelle les principaux processus de la normalisation dans cette citation et la dépendance de ces processus à un organisme administratif. Ce qui donne une importance à cette affirmation de mise à plat des pratiques au même niveau, d’unification des processus, de l’émergence du modèle et donc de la mesure dans la production au détriment de l’objet de son histoire, de la demande. Le besoin et la consommation devienne primordiaux pour répondre au système normatif, et pour y répondre la norme remplace la norme. L’usage est réduit à sa plus simple forme, répondant avec exactitude au besoin qui finalement n’est qu’abstrait puisqu’il est un pari sur l’avenir en quelque sorte. De la tradition et de sa transmission immuable, la société et le système normatif renouvellent le besoin en permanence, nécessitant la 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.183

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conception de nouveaux domaines d’application pour répondre à une demande pléthorique de nouvelles exigences. Le nouveau rôle de la norme dans la société, entre production et relation, se place au cœur de la structure gouvernementale. Elle devient un objet politique, attachée à la société dans sa forme industrielle comme juridique, redéfinissant en permanence l’équerre en fonction des exigences et niant un caractère fixe. La loi, inscrite dans le temps et dans la pierre, devient un objet obsolète incapable de suivre l’évolution de ce nouveau groupe social formé autour d’une référence, d’une idée de normalité et finalement bien loin de se juger sur le passage d’une limite. Le légal et l’illégal ont toujours une valeur, bien entendu, mais le système normatif vient en complément, et parfois en supplément, de la loi pour diriger les hommes et les biens. La normalisation refuse l’immuable, elle refuse de s’enfermer dans la pierre pour suivre les hommes et finalement toujours avoir pouvoir d’action sur lui, une puissance. Nous avons déjà abordé la question de la puissance et du pouvoir, mais dans le cadre d’un système normatif, il est essentiel de revenir sur cette citation de Macherey : «C’est cette idée que j’ai essayé de donner explicitement forme en choisissant pour titre au présent volume La Force des normes, une force que je choisis d’interpréter dans les termes d’une «puissance» plutôt que dans ceux d’un «pouvoir» des normes. Puissance et pouvoir, potentia et potestas pour parler le langage de la philosophie classique désignent en effet deux types d’action ou d’intervention différents, et même opposés : la dynamique de la puissance et immanente, en ce sens qu’elle présuppose une complète identité et simultanéité de la cause à ses effets, qui sont alors dans un rapport de détermination réciproque ; alors que la référence à un pouvoir implique une transcendance, réalisée par le moyen d’une antériorité de la cause par rapport à l’effet, […].» 1 Puissance immanente, l’action de la norme est quotidienne. La puissance de la norme finalement, c’est sa capacité à ne jamais 1. in La force des normes, Pierre Macherey, p.9

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être immuable, à s’adapter à chaque contexte, chaque contrainte pour en faire son domaine d’application. La norme c’est le potentiel, perpétuellement en alerte, capable d’anticiper pour mieux s’adapter, la norme danse dans son milieu, sans jamais se fixer. Elle dirige, oblige sans interdire, elle est une force permanente, intériorisée dans sa forme primaire et aussi actuelle. Il n’est pas normal de ne pas tendre à la normalité. Elle se crée dans son action, gagne sa valeur en l’appliquant alors que la loi, le pouvoir n’est qu’une limite ferme, incapable d’agir autrement que par sa présence, dépassé par le mouvement des corps, limité dans sa limite à ne simplement que figurer dans le paysage comme une ligne d’interdits, de défendus que la norme peut considérer comme référence acquise voire même comme une direction souhaitable. L’immuabilité du pouvoir et la lourdeur de son appareil symbolique empêche une véritable coercition avec les sujets de sa domination, sa puissance n’est que dans l’application d’un jugement et finalement limitée au rituel. La norme s’applique au quotidien, contrairement à la loi qui juste l’exception, l’interdit, la norme réfère et appelle à nos idéaux pour comprendre les écarts comme une inadaptabilité à un système normatif, la société. «C’était l’effet, dans les rites punitifs, d’une certaine mécanique du pouvoir : d’un pouvoir qui non seulement ne se cache pas de s’exercer directement sur les corps, mais s’exalte et se renforce de ses manifestations physiques ; d’un pouvoir qui s’affirme comme pouvoir armé, et dont les fonctions d’ordre ne sont pas entièrement dégagées des fonctions de guerre ; d’un pouvoir qui fait valoir les règles et les obligations comme des liens personnels dont la rupture constitue une offense et appelle une vengeance ; d’un pouvoir pour qui la désobéissance est un acte d’hostilité, un début de soulèvement, qui n’est pas dans son principe très différent de la guerre civile; d’un pouvoir qui n’a pas à démontrer pourquoi il applique ses lois, mais à montrer qui sont ses ennemis, et quel déchaînement de force les menace ; d’un pouvoir qui, à défaut d’une surveillance ininterrompue, cherche le renouvellement de 189


son effet dans l’éclat de ses manifestations singulières ; d’un pouvoir qui se retrempe de faire éclater rituellement sa réalité de surpouvoir.»1 Le pouvoir ne peut se manifester que dans son excès, dans sa superbe en n’appliquant, à l’époque classique, l’étendue de sa vengeance que sur le corps qui l’a trompé. Dans ces catharsis punitive, le symbole et la forme du rite servent d’image et finalement de limite illustrées aux sujets du légal. Le pouvoir est au-dessus du corps humain, de l’âme aussi, il est l’office du jugement divin sur terre dans sa forme classique, capable d’annihiler complètement une existence, qui n’est pas importante dans ce système, pour prouver l’étendue de ses capacités. Une relation de domination absolue, de refus de la valeur de l’individu en comparaison avec le système de pouvoir se met en place. Le corps est le support où s’écrit et se lit la loi, immuable. La transgresser c’est devenir son ennemi, passer le mur de sa tolérance pour être menacé finalement par toute la force que le pouvoir représente. La survie n’a que peu de valeur, comme l’individu finalement, qui ne doit simplement qu’obéir et respecter l’interdit comme une limite infranchissable. Le pouvoir est immuable, distant, transcendant à l’existence, seulement capable d’annihiler le transgresseur pour en faire la vitrine de sa force. Le pouvoir n’évalue pas, il juge et son jugement fatal déclenche le rite d’exposition, de domination par la négation du corps, d’allégeance à sa nature. Le pouvoir transcende l’homme et se manifeste en surpouvoir. La torture et le supplice étaient une part de la manifestation de sa transcendance à l’époque classique, avant la Révolution. «Le fonctionnement juridico-anthropologique que trahit toute l’histoire de la pénalité moderne n’a pas son origine dans la superposition à la justice criminelle des sciences humaines et dans les exigences propres à cette nouvelle rationalité ou à l’humanisme qu’elle porterait en elle ; il a son point de formation dans cette 1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.69

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technique disciplinaire qui fait jouer ces nouveaux mécanismes de sanction normalisatrice. Apparaît, à travers les disciplines, le pouvoir de la Norme. Nouvelle loi de la société moderne? Disons plutôt que depuis le XVIIIème siècle, il est venu s’ajouter à d’autres pouvoirs en luis obligeant à de nouvelles délimitations ; celui de la Loi, celui de la Parole et du Texte, celui de la Tradition. Le Normal s’établit comme principe de coercition dans l’enseignement avec l’instauration d’une éducation standardisée et l’établissement des écoles normales ; il s’établit dans l’effort pour organiser un corps médical et en encadrement hospitalier de la nation susceptibles de faire fonctionner des normes générales de santé ; il établit dans la régularisation des procédés et des produits industriels.»1 Du surpouvoir à la puissance. De l’éclat des supplices à la discrétion de la domination, une dynamique progressive se dévoile. La justice, instrument divin basé sur l’aveu, la reconnaissance de l’erreur par l’accusé, se mue en organe d’enquête, d’information de la recherche de la vérité. Le pouvoir s’effrite pour laisser place à la connaissance. De la connaissance émerge la discipline. La discipline trouve son origine aux confins du XVIIème et XVIIIème siècle, époque où, pour parer aux grandes évolutions militaires, des traités d’organisations du corps d’armée et de tactiques sont publiés. Fi de l’armée de conscrits, des mercenaires et des brigands, l’armée du moyen âge massive, suivant les grandes épopées chevaleresques s’effondre pour mettre en place une armée de professionnels, de soldats formés à l’usage des nouvelles techniques et à la tactique. Pour appliquer avec le plus d’efficience ces nouveaux dispositifs, les pouvoirs mettent en place la discipline. La discipline règle l’ensemble du quotidien, anticipant le lendemain pour permettre la formation d’un soldat efficace. Du soldat au prisonnier, et finalement au citoyen, la discipline devient un leitmotiv moderne. La prise en conscience de la valeur des corps dans un système de production engendre une mutation du pou1. op. cit., Michel Foucault, p.215-216

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voir qui jusque-là s’exprimait dans la négation du potentiel du corps. La société mercantile, organisant une nouvelle structure de domination sur le corps, ne peut nier sa valeur au système productif. «Il n’est pas un seul moment de la vie dont on ne puis extraire des forces, pourvu qu’on sache le différencier et le combiner avec d’autres. De la même façon on fait appel dans les grands ateliers aux enfants et aux vieillards ; c’est qu’ils ont certaines capacités élémentaires pur lesquelles il n’est pas nécessaire d’utiliser des ouvriers qui ont bien d’autres aptitudes ; de plus ils constituent une main d’oeuvre bon marché ; enfin s’ils travaillent, ils ne sont plus à charge de personne.»1 Car la vérité du passage du pouvoir à la puissance se trouve là. La société mercantile, l’idéal du progrès où science et économie apportent une nouvelle orientation à l’homme, ne peut se priver de la moindre force productive. Issu de la formation d’un régime bourgeois, la puissance s’exprime dans une retenue du pouvoir, dans la mise en place d’une discipline pour palier à la transgression. La norme, définie par la discipline, est admise, immanente, mobile en fonction des exigences, l’obéissance ne se fait plus par la crainte mais par la nécessité, nécessité de participer à l’effort d’une société à son amélioration à son dépassement et finalement à la concrétisation d’un idéal à travers le progrès. Dans cette citation extraite de Surveiller et Punir, Foucault souligne la nouvelle dynamique qui anime les corps, ils sont une partie intégrante d’un système normatif apportant par la croissance de la production, du marché, le bien-être à tous et finalement un moyen de se placer dans l’ordre. L’ordre est économique et l’illusion d’une chance et d’une égalité face au pouvoir diminué entraîne une admission de la puissance, une référence permanente à une norme. Une danse avec l’équerre pour profiter des bienfaits de l’effort des corps, une danse où les corps ont une valeur, une danse où chacun se conforme autour de la valeur pour devenir une pièce de la machine humaine et mécanique. Une danse permanente. 1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.194

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La vie n’est plus indéfinie, indépendante et sous le coup d’un pouvoir excessif, elle est une valeur dans un système normatif que la société ne peut nier. Le corps réticent doit devenir droit, se pliant à la norme institutionnelle, à la norme biologique de la société, à la norme sociale des valeurs ajoutées.

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Discipline, prison, biopolitique .



La société ne peut se permettre de perdre les corps, la société ne peut se permettre de perdre une valeur dans son projet de progrès. Comme nous l’avons vu, la discipline émerge du processus militaire d’usages des corps dans leur potentiel maximal ; la discipline, de son application immense sur le corps des armées, prend peu à peu racine dans le pouvoir classique, la connaissance de l’humain et la naissance de l’industrie au XVIIIème viendront confirmer que le corps a une valeur et que le pouvoir est limité. Avec le processus disciplinaire, le système normatif supplante le pouvoir classique, redistribuant les rôles et les symboles. «Tout se passe comme si le XVIIIème siècle avait ouvert la crise de cette économie, proposé pour résoudre la loi fondamentale que le châtiment doit avoir l’»humanité» pour «mesure», sans qu’un sens définitif ait pu être donné à ce principe considéré pourtant comme incontournable.»1 L’économie dont il est question ici, c’est une économie de pouvoir, de manifestation dans le supplice d’un surpouvoir. La remise en cause d’une exposition du pouvoir dans l’annihilation du corps de l’individu émerge avec les considérations philosophiques contemporaines et la montée en puissance de la bourgeoisie. Le pouvoir tombe en décalage entre sa réalité et sa manifestation. Peu à peu s’esquisse un châtiment humain, ou du moins ayant l’humain comme référence. Un châtiment normal en somme, où l’humanité du supplice doit se mesurer selon l’homme. Foucault souligne que dans les prémisses de ce système, c’est bien la question de la norme qui est prépondérante, et de l’impossibilité de 1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.89

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la déterminer pour trouver un juste châtiment, une alternative à l’exposition des corps marquée par la loi. La loi ne peut alors plus s’appliquer comme un fait transcendant, punissant avec force le transgresseur puisqu’elle ne peut plus se conformer à son propre pouvoir mais à l’humain qu’elle juge, au condamné. L’humain comme mesure s’oppose à la loi dans un système de domination, donnant une autre valeur au corps, à la punition, comme une prémisse des normes juridiques et du système normatif. «Si la loi maintenant doit traiter «humainement» celui qui est «hors nature» (alors que la justice d’autrefois traitait de façon inhumaine le «hors-la-loi») la raison n’en est pas dans une humanité profonde que le criminel cacherait en lui, mais dans la régulation nécessaire des effets de pouvoir. C’est cette rationalité «économique» qui doit mesurer la peine et en prescrire les techniques ajustées. «Humanité» est le nom respectueux donné à cette économie et à ses calculs minutieux. «En fait de peine le minimum est ordonné par l’humanité et conseillé par la politique».»1 Cette humanisation du châtiment et finalement du condamné, replace l’illégal dans les champs des possibles humains. Une position certes illégale mais tolérée dans certaines conditions, mais ce que Foucault exprime ici, c’est que le criminel ne se place plus comme un ennemi de la société, un danger à réprimer par la force armée, mais comme un écart à la nature humaine, et donc par là même à la norme. C’est en suivant son caractère d’humain qu’il a fauté. Comme Foucault le souligne, ce n’est pas pour autant un retour de l’humanisme qui a poussé à considérer l’humain selon les normes qui le font plutôt paraître comme un ennemi de la loi, c’est par simple économie du pouvoir. Pourquoi économiser le pouvoir ? C’est une simple question de mutation des rapports de domination, l’émergence au sein de la société d’un groupe social puissant hors du schéma classique. En s’empa1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.109

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rant du pouvoir, en l’influençant, la classe sociale marchande ne prend pas le risque de s’exposer aux excès d’un pouvoir royal, concentrant les rancœurs et finalement les erreurs. De plus, conscient de la valeur politique comme politique du corps humain, il adopte une économie des signes, des corps marqués troquant la démesure du supplice pour une pudeur judiciaire où l’homme a valeur d’homme. L’humanité n’est alors qu’une couverture à la valorisation d’un système juridique et normatif autour de l’homme. L’homme comme mesure certes, mais non par moralité mais plutôt par efficacité. La discipline sculpte les corps de l’intérieur, faisant assimiler au cœur un système normatif comme le châtiment s’adapte à l’homme, le sanctionnant d’un écart à la référence, en modifiant son exposition et son application sur l’homme. Les normes et le système normatif placent l’homme en référence, mais quel homme ? Un homme dans le système entièrement consacré à la machine humaine. « Reconstruction de l’homo oeconomicus, qui exclut l’usage de peines trop brèves - ce qui empêcherait l’acquisition des techniques et du goût du travail, ou définitives - ce qui rendrait inutile tout apprentissage.»1 HOMO OECONOMICUS L’homme des normes dans le système normatif. La discipline le forme, l’adapte à la machine et le rend potentiellement apte à entrer dans le système. La punition, elle, tâche de normaliser l’homme, pour en faire un être modèle, en refondant ses principes pour l’orienter à sa tâche future. Les peines s’adaptent au corps, à sa valeur, la peine doit être effective, former le corps dans un système normatif pour tirer de sa réhabilitation une force de production. L’homme se produit alors, même après ses erreurs, le système normatif qui l’a vu naître le reprend, le reforme, demandant suffisamment de temps pour punir le condamné en le conformant à l’homo oecono1. op. cit., Michel Foucault, p.144

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micus. Le pouvoir n’est plus dans la destruction, dans la marque mais dans la constitution de corps homogène tout entier dévoué, formé à servir sans contrainte, obligé seulement par leur attachement aux normes, à un système normatif. «Techniques minutieuses toujours, souvent infimes, mais qui ont leur importance ; puisqu’elles définissent un certain mode d’investissement politique et détaillé du corps, une nouvelle «microphysique» du pouvoir ; et puisqu’elles n’ont pas cessé, depuis le XVIIème siècle, de gagner des domaines de plus en plus larges, comme si elles tendaient à couvrir le corps social tout entier.»1 La formation d’un système normatif remet ainsi en cause l’attribution du pouvoir, le syncrétisme de la domination dans la personne royale. Les normes s’emparent d’une part du pouvoir, réduisant l’impact symbolique, incarné par excellence par le supplice, pour élaborer un système de micro-pouvoir. Une microphysique du pouvoir, déplaçant les décisions d’une personne à un groupe social, à des organes administratifs qui répartissent complètement la puissance du pouvoir d’une transcendance absolu à une immanence des normes. La norme gagne alors de plus en plus de domaines, du langage à l’industrie, détruisant le pouvoir absolu pour une valorisation commune. La mise en place de techniques, reproductibles, améliorables illustre bien que le pouvoir classique s’effrite au profit de la connaissance, de la science et finalement d’une possibilité de chacun - bien entendu si celui-ci fait partie d’un groupe social disposant d’un accès suffisant à la connaissance - d’accéder à une domination. Celui-ci en connaissant les techniques, peut comprendre la formation de l’homme, du système normatif et finalement jouer avec lui pour en améliorer les compétences. Des techniques émerge le règlement, l’examen en deux mots, un système de normes où s’étalonne l’homme. «La minutie des règlements, le regard vétilleux des inspections, la mise sous 1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.163

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contrôle des moindres parcelles de la vie et du corps donneront bientôt, dans le cadre de l’école, de la caserne, de l’hôpital puis de l’atelier, un contenu laïcisé, une rationalité économique ou technique à ce calcul mystique de l’infime et de l’infini.»1 Discipline, châtiment, normalisation au nom d’une rationalisation économique de la société met en place un contrôle de la vie sous tous ses aspects pour ne pas perdre la valeur du corps. Le corps devient un investissement social soumis à un examen permanent pour en redéfinir les contours, la normalité. De la naissance à la mort, il est le produit d’un système qui admet les écarts à la référence tant que l’homo oeconomicus reste inscrit dans un système normatif de production industrielle et économique. Foucault souligne que le contrôle se fait de l’infime à l’infini, la société, au nom du progrès, de la science laisse la transcendance s’estomper, Dieu disparaître pour montrer l’humanité comme référence à l’humain, l’homme comme étalon, comme produit de l’homme. Les règlements s’affinent, les équerres normatives se démultiplient, valorisant des domaines de plus en plus restreints, infimes, plaçant dans un calcul mystique, œuvre de l’homme mais aussi de la société, précisant la valeur de chaque caractère humain. Les corps dociles se plient à ce calcul, à une rationalité totale qui donne un sens à l’infini comme à l’infime. «On voit ainsi comment une norme technique renvoie de proche en proche à une idée de la société et de sa hiérarchie de valeurs, comment une décision de normalisation suppose la représentation d’un tout possible des décisions corrélatives, complémentaires ou compensatrices. Ce tout doit être fini par anticipation, fini sinon fermé. La représentation de cette totalité des normes réciproquement relatives c’est la planification. En toute rigueur l’unité d’un Plan ce serait l’unité d’une unique pensée. Mythe bureaucratique et technocratique, le Plan c’est le vêtement moderne de l’idée de Providence. Comme il est assez clair qu’une assemblée de commissaires et une réunion de machines ont quelque mal à se donner pour une unité de pensée, 1. op. cit., Michel Foucault, p.165

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il faut bien admettre qu’on puisse hésiter à dire du Plan ce que La Fontaine disait de la Providence, qu’elle sait ce qu’il nous faut mieux que nous.»1 Le calcul mythique d’un système normatif, la norme comme valeur absolue d’une perfection, ou sinon d’une normalité à atteindre. Canguilhem montre que le système normatif est une idée de la société comme un ordre de valeurs. L’ordre de la loi, c’était la transmission d’un pouvoir héréditaire, dont le bénéficiaire devait assumer la responsabilité pour exercer. Le pouvoir non comme mérite mais comme dû. En normalisant, le système forme un tout gigantesque, englobant pour reprendre les mots de Foucault, l’infime et l’infini. Dans cette optique de formation de plus en plus fine d’un système normatif, une planification se dessine, anticipant tout imprévu pour permettre la pérennisation de la société, son mouvement perpétuel pour un contrôle plus parfait. Quand Canguilhem aborde le plan comme une version moderne de la providence, nous préférons parler de progrès planifié. La croyance en la norme, c’est le mythe d’une gestion sociale par des sages, des moyennes. Le progrès c’est croire à un accroissement des productions industrielles et scientifiques rendant chaque jour l’être humain plus proche de la perfection, ou pour le dire encore une fois, de sa normalité. Le progrès c’est la promesse que le futur d’une société qui produit tend à résoudre l’ensemble des tensions qui lui sont propre. Le plan est une illusion d’un ensemble de norme qui tend à prédéterminer l’humain dans l’optique de le formater pour son bien. Le système normatif de partage du pouvoir explose pour conformer finalement l’individu à un modèle universel, la figure du roi comme pouvoir individuel est alors dépassée obsolète, le pouvoir est dans la norme, dans cette normalité impossible, dans un système de domination éclaté et réparti sur chaque individu d’une société. 1. in Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, p.183-184

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«On comprend que le pouvoir de la norme fonctionne facilement à l’intérieur d’un système de l’égalité formelle, puisque à l’intérieur d’une homogénéité qui est la règle, il introduit, comme un impératif utile et le résultat d’une mesure, tout le dégradé des différences individuelles.»1 La force du système des normes tient dans sa capacité à faire tendre le corps social à un modèle sans jamais annihiler l’individualité. Il gère les tensions humaines pour les faire tendre à un absolu inatteignable. Semblable à une figure géométrique qui tend à zéro se rapprochant chaque fois un peu sans jamais pourtant l’atteindre. Cette caractéristique du système normatif rappelle ce nouveau concept de domination qu’est la biopolitique. D’une loi transcendante, gérant les limites, la biopolitique agit au cœur même des hommes grâce à l’action des normes, à l’attachement que les individus lui portent. La biopolitique est une explosion du pouvoir classique en une multitude de micro-pouvoirs qui appliquent des références à tous les corps sociaux, à tous les individus sans pour autant les homogénéiser, sans réduire leur possibilité d’adaptation, de différenciation. Au contraire, en limitant les anomalies, elles valorisent le moindre aparté, la moindre variation dans le système normatif, lui donnant même une valeur de norme. «Au cœur des procédures de discipline, il [l’examen] manifeste l’assujettissement de ceux qui sont perçus comme des objets et l’objectivation de ceux qui son assujettis. La superposition des rapports de pouvoir et des relations de savoir prend dans l’examen tout son éclat visible.»2 Pour finir sur la discipline et la biopolitique, il faut parler du rôle déterminant de l’examen dans un système normatif. L’examen est immanent sans ce système, permanence d’évaluation pour permettre un 1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.216 2. op. cit., Michel Foucault, p.217

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placement dans l’ordre. Dans l’examen, chacun se place comme juge, garant d’un idéal individuel au cœur du système normatif. La société ne s’organise plus autour de la figure du souverain, mais dans un rapport d’examen perpétuel entre les individus d’un même groupe. Plaçant sur une échelle d’écarts possibles, positifs ou négatifs, les individus, géométrisant les rapports sociaux par rapport à la norme, à l’équerre et finalement à l’idéal de l’homme dans le progrès. L’homme devient une part de la machine économique et sociale, valeur en estimation constante pour son épanouissement et l’augmentation de sa capacité.

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Conclusion De la philosophie à la société



Dans cette analyse croisée des réflexions de Canguilhem, Foucault et Macherey, la norme révèle sa véritable forme. Devenue omniprésente avec le passage d’un pouvoir souverain à la biopolitique, elle forme un tout, une valeur absolue qui imprègne chaque décision humaine. Il est évident, et nous l’avons montré, que les normes ne sont pas de même type, que leurs principes sont parfois différents, mais leur inscription dans un schéma global de gestion et d’anticipation en font une entité fondamentale dans la société du progrès, la société planifiée, notre société. Revenons sur le concept de biopolitique esquissé par Foucault dans ses œuvres et analyse. «Le concept de biopolitique a été introduit par Michel Foucault dans ses cours et ses livres des années 1970, à partir des notions de politique et de vie (bois), pour manifester un lien selon lui nouveau, aujourd’hui, entre ces deux notions. Si la politique est l’ensemble des relations de pouvoir entre les hommes, celles-ci passaient traditionnellement, selon Foucault, par l’institution d’une autorité transcendante dont le critère était le droit souverain de tuer ou de laisser vivre. Or, cela se transformerait depuis la fin du XVIIIème siècle, non seulement en abandonnant cette transcendance souveraine, mais en la remplaçant par une action directe du pouvoir sur les vivants et entre eux, par le travail et l’économie, le corps et la médecine, la discipline et le droit, non plus donc par le droit de faire mourir, mais par celui de contrôler la vie et d’agir sur elle, individuellement et collectivement (dans ces «population»).»1 Les normes sont un instrument de contrôle. Dans la mise en place d’une nouvelle relation politique qui fait fi des traditions classiques, du souverain et de la loi, la biopolitique instaure le contrôle et l’examen 1. in 100 mots de la philosophie, Frédéric Worms, p.85

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de la vie comme une donnée essentielle du pouvoir. Jusqu’alors menacé de mort par la transgression libre dans sa vie dans les limites de la tolérance, l’individu a évolué en une valeur essentielle à la force de travail, évalué en permanence pour en éviter les défiances, les défis à l’état. Le système normatif est aujourd’hui partout présent, contrôlant et évaluant sans cesse les individus pour les placer dans l’ordre économique, social. Cette mutation de la société se traduit alors dans l’espace, dans notre rapport à l’espace. Ce pas de danse autour de la norme, des travaux de Canguilhem, de Foucault et de Macherey, nous permet de comprendre tous les aspects de la norme, du normal et finalement de l’émergence du système normatif. Ce qui ressort particulièrement de la norme est son immanence mais surtout son importance politique. La politique est au cœur de la norme, passant de la biologie au social, le normal devient un fait politique qui dirige les hommes avec leur consentement.

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PARTIE IV Normes et espace



Dernier pas de danse autour de la norme. Les analyses précédentes nous ont montré, dans les récits d’espaces, dans l’étymologie et dans l’étude philosophique des normes, l’émergence d’un système normatif au cœur même de la société. L’allégorie de la danse trouve son sens avec ces analyses prenant différents points de vue, valsant avec les différentes facettes de la norme pour en souligner les principales caractéristiques. Dans cette danse à quatre temps, abordons maintenant l’action des normes, et leurs conséquences dans l’espace : car comme nous l’avons affirmé, l’architecture se base sur les lignes de forces internes à la société qui la commande, traduisant dans l’espace la vérité du pouvoir, de la société, des relations entre les hommes. De la ville à la chambre, la norme agit de l’infime à l’infini. L’espace biopolitique s’étend à tous les domaines, du privé au public. D’ailleurs la biopolitique remet en cause les différences mêmes du public et du privé ; le pouvoir ne s’applique plus de manière statique avec la figure du souverain, du monarque du roi, mais entre chaque individu, empiétant davantage sur les aspirations personnelles jusqu’à même les définir. Car la norme est avant tout individuelle, admise par l’homme comme une référence de valeur, dansant autour de l’équerre à la recherche de particularisme, toujours dans le moule normatif mais au défaut personnel. L’analyse de Canguilhem, Foucault et Macherey nous a permis d’éclairer les principes de cette nouvelle relation de pouvoir et de son application à travers la discipline, la technique et finalement tout un espace de contrôle. «Plus vous étoffez la réglementation en imposant dans les textes une isolation performante, plus vous stimulez une inflation des technologies, la mise en place de machines de plus en plus puissantes et 213


sophistiquées qui consomment à tout va énergies et métaux rares pour se réguler.» affirme Rudy Ricciotti dans son livre L’architecture est un sport de combat. Cette affirmation est idéale pour résumer la pensée critique actuelle sur les normes, concentrée sur les réglementations techniques et finalement sur la réduction des possibles en architecture. Mais se contenter de cet aspect du système normatif, c’est nier l’évidence d’une organisation de la société dont les normes techniques ne sont qu’une part infime. D’autres normes régissent la conception spatiale, ne se limitant pas à définir des surfaces ou des profils types pour répondre à un projet, non, les normes se retrouvent de la demande à la réception est même dans la fabrication d’un idéal spatial. Cette dernière analyse, ce pas de danse final, s’intéresse à l’influence du système normatif dans l’espace, de la ville à la chambre, reprenant par là même les récits de la première partie sous un autre angle pour comprendre la norme et danser avec elle dans l’exercice de la conception spatiale.

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L’espace de la Biopolitique, contrôle et sécurité des corps .



Les changements de rapports avec l’émergence d’un système normatif ont complètement fait muter l’architecture et l’urbanisme qui découlent de la société, de l’organisation. Mettant en avant une nouvelle gestion des corps, de leurs valeurs dans un système bourgeois de production industrielle, la société se doit de gérer efficacement les flux et les corps pour leur intégration dans ce système normatif. Comme nous l’avons vu le contrôle trouve son origine dans la valorisation des corps et dans leur intégration dans le système de production. La norme devient le cœur du système des examens, mais s’appuie corrélativement à une mise en place d’une nouvelle pénalité comme nous l’avons vu à partir de l’étude Surveiller et Punir de Foucault. Dans cette nouvelle pénalité, les peines sont allégées, adaptées à la valorisation du corps. «Adoucissement des crimes avant adoucissement des lois. Or cette transformation ne peut être séparée de plusieurs processus qui la sous-tendent ; et d’abord, comme le note P. Chaunu, d’une modification dans le jeu des pressions économiques, d’une élévation générale du niveau de vie, d’une forte croissance démographique, d’une multiplication des richesses et des propriétés et «du besoin de sécurité qui en est une conséquence».»1 Quand Foucault parle d’adoucissement des peines, il parle du recadrage du crime. Le crime n’est plus la transgression de la loi, du transcendant mais un écart à la norme, celle de la propriété. Les corps étaient avant cela la propriété du régime, de l’état, sans que leur valeur ne soit considérée dans le jeu du pouvoir. L’éclat du supplice exprimait l’infériorité du corps et donc de l’individu par rapport à l’ordre 1. op. cit., Michel Foucault, p.91

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établi. Dans la translation des crimes, suite à l’émergence de la valorisation du corps, les crimes majeurs ne sont plus ceux contre le corps dirigeant, crimes de lèse-majesté, régicides, mais ceux qui s’accaparent la valeur d’un autre corps ou, par l’assassinat, ceux qui élimine une valeur au sein du système. Dans cette organisation valorisante des corps, les crimes se concentrent sur la propriété et le champ économique. Rappelons encore que la révolution est le fait d’une bourgeoisie éclairée qui possède les corps et les systèmes productifs. La propriété bourgeoise dépasse la propriété de la noblesse de l’Ancien Régime ; en effet, dans le système classique, le possédant avait des devoirs visà-vis de sa propriété en devant assurer la défense et la justice sur son territoire, dans son ban. Dans l’émergence du système normatif, la norme criminelle n’est plus une offense au roi par le meurtre ou le vol, mais un écart par rapport à la valeur, un rapt de la valeur d’autrui. Le nouveau système se basant sur l’économie des propriétaires, il se doit de prendre les devoirs de la noblesse, d’appliquer la propriété comme un absolu et ainsi d’assurer la sécurité de celle-ci. Les normes séparent le pouvoir armé du citoyen, en font une donne étatique d’assurance de la continuité du progrès. La sécurité et le contrôle des flux et des échanges deviennent centraux dans la pérennité du système. De ce fait nouveau des répartitions des richesses et des responsabilités ressort alors une nouvelle organisation de la pénalité, du contrôle par rapport à la norme. Implicites, et admis par tous comme garants de son futur bien-être, la sécurité et la surveillance, et donc l’examen normatif sont au cœur de l’ordre. Comment organiser alors une société régie par des impératifs de sécurité, complètement différente de l’ancien régime où la loi ne s’applique que dans la mort, laissant la vie détachée du jugement et finalement non contrôlée. «S’il est vrai que la lèpre a suscité les rituels d’exclusion qui ont donné jusqu’à un certain point le modèle et comme la forme générale du grand Renfermement, la peste, elle, a suscité des schémas disciplinaires. Plutôt que le partage mas220


sif et binaire entre les uns et les autres, elle appelle des séparations multiples, des distributions individualisantes, une organisation en profondeur des surveillances et des contrôles, une intensification et une ramification du pouvoir.»1 La convergence des nouvelles pressions économiques et finalement sociales ont permis la création d’une nouvelle organisation de gestion des individualités. D’abord appliquée à la prison et à son concept emblématique, le panopticon, elle vient peu à peu s’immiscer comme modèle à la gestion sociale, à la nécessité d’examen et d’application de la norme. La norme, même admise par l’individu admet des écarts ; l’admission de normes individuelles peut amener l’individu à dépasser la référence sociale, il faut alors surveiller les corps pour les empêcher de sortir d’un ensemble économique et juridique, éviter les écarts majeurs pour sauver la propriété. Pour cela, Foucault met en relation deux grandes tendances de gestion des maladies. En effet, le criminel est considéré comme malade, en tant qu’individu aux normes réduites et différentes et finalement en écart par rapport à la référence établie, qui sert de base à la surveillance des corps. Le modèle s’inspire de deux grands types de gestion de maladie, celui de la lèpre, et celui de la peste. Dans la gestion de la lèpre, les individus malades sont mis à l’écart de la société, dans des territoires isolés, en exclusion, où sont recréées des sociétés autonomes en parallèle. -L’Ordre est un essai cinématographique de Jean-Daniel Pollet qui présente l’organisation d’une léproserie grecque et sa gestion en parallèle de la société. -, récréant un ordre en marge d’un ordre. La lèpre, entre hérédité et contagion, nécessite une mise à l’écart face au corps sain pour exclure la manifestation de la maladie au sein de l’ordre sans pour autant palier à l’origine du mal. Éloigner le mal sans en couper la racine. Les léproseries sont la récréation d’un monde de malades loin du corps sain. Dans la gestion de la peste, le mal n’est pas visible, isolable, avant la découverte de l’origine bactériologique, la gestion se faisait à partir 1. in Surveiller et punir, Michel Foucault, p.231

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non d’un isolement physique, loin de la société, mais dans une individualisation de l’isolement au sein même de l’ordre. Le mal est invisible, potentiellement présent partout, nécessitant un contrôle permanent de l’avancement de la contamination. Il faut alors séparer les corps, les séparer hermétiquement les uns des autres pour appliquer sur les individus pour juger leur santé, appliquer le pouvoir de vie et de mort à travers la maladie. Isolement et surveillance, lèpre et peste, convergent alors pour séparer les anormaux du corps social dans les prisons. Dans cette optique, le modèle de la peste semble s’imposer comme analogie à l’application du système normatif, surveillant les individus en marquant leur potentiel d’entités uniques au sein d’un ensemble, leur potentiel d’entités potentiellement malades dans le corps social. La gestion des anormaux se déplace peu à peu du corps pénal à la société pour éviter les écarts à la norme, assurer la pérennité du système. «Si le barbelé devait être un symbole, ce ne serait pas celui de la violence politique dans sa dimension barbare et archaïque mais plutôt celui de cet entrelacement proprement moderne entre la désolation et la production, l’abandon et l’efficacité, le meurtre et la surprotection. D’un côté, il est objet agressif et effrayant dont les pointes blessent la chair pour produire une exclusion brutale. Mais de l’autre côté, il est cette innovation technologique majeure permettant une efficience des délimitations de l’espace indispensable à la biopolitique.»1 Après avoir éclairci l’histoire de l’organisation biopolitique, et des convergences entre les modèles de gestion des malades, il faut comprendre la transposition physique du système normatif, de son contrôle dans l’espace. C’est dans son analyse de l’histoire politique du barbelé qu’Olivier Razac que révèle l’un des caractères de la société biopolitique et les instruments du pouvoir. Le barbelé est un instrument de la gestion des corps, illustrant parfaitement la répartition du pouvoir vers les corps. Bien que symbole 1. in Histoire politique du fil barbelé, Olivier Razac, p.141

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des grandes catastrophes modernes, il est aussi un instrument de gestion des flux, une technologie de délimitation invisible. Développant l’analyse du nouveau pouvoir à travers sa manifestation spatiale, le barbelé semble s’ériger comme manifestation du système normatif dans l’espace. «La virtualisation indique que l’on passe de la nécessité de fixer des frontières à celle de suivre des mouvements. La gestion de l’espace qui consiste à consolider un territoire ne suffit plus lorsqu’il s’agit essentiellement de maîtriser des flux. […] Le souverain gouverne par la loi - fixe, transcendante et négative - quand la biopolitique gouverne par la norme - mobile, immanente et productive. Le mur est l’inscription spatiale de la loi parce qu’il veut interdire le passage d’une manière définitive. Son immobilité témoigne de la dimension sacrée du lieu dont l’accès est interdit. Le barbelé est une manifestation spatiale de la norme dans la mesure où il permet de redistribuer segmentations spatiales en fonction de l’évolution des exigences fonctionnelles d’un lieu.»1 Le pouvoir n’est plus dans la limite ferme, dans un univers clos et délimité par des murs, le pouvoir se matérialise, se fluidifie poussions nous, s’adaptant au corps et au mouvement. Dynamique et souple, il perd sa dimension symbolique pour devenir commun, présent à chaque instant et garant de la sécurité. En rendant infini l’univers, avec la disparition du mur comme concrétisation du pouvoir, le pouvoir se virtualise, donne l’illusion de transparence. Cette transparence est une donnée essentielle dans le nouveau système normatif car elle permet, sous la fausse hypothèse de montrer la vérité à tous et d’assurer l’égalité, de contrôler en permanence les écarts à la norme, les affronts à la propriété, les changements physiques et psychologiques. Dans cette évolution vers une plus grande dématérialisation des limites, voire de leur disparition, l’espace ne perd pas pour autant sa signification car, malgré une visibilité supérieure sur l’ensemble du territoire, il n’en est pas moins défini, divisé en fonctions. 1. op. cit., Olivier Razac, p.148-149

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Le contrôle gère les flux et non les limites, les limites viennent s’inscrire dans le système normatif de l’individu, de la société sans même la matérialiser. Le barbelé est alors un ancêtre cohérent du contrôle spatial des flux. À son origine, il servait uniquement à contrôler le bétail, à délimiter les terrains de ranch, mais dans ce rôle de délimitation psychologique - la bête une fois blessée par la barbe ne s’y frotte plus, marquée par la limite sans pour autant la cerner distinctement - il devient déterminant dans la conquête des grandes plaines, repoussant rapidement les limites de la propriété au détriment des sociétés indiennes libres. Sa souplesse et son efficience en ont fait un outil idéal non de délimitation ferme, mais de lignes virtuelles mobiles, réduisant l’espace sauvage à un ensemble d’appropriations, finissant d’effacer la distinction entre la nature et la culture. La nature devient une propriété, une culture ceinte de fils souples, malléables et hérissés de barbes. Dans cette appropriation, chaque nouvelle propriété prend une valeur productive, un sens dans le système normatif, entre dans le système de production et de contrôle de la société. Cette segmentation spatiale de la nature en fait un artéfact, un produit qui doit entrer dans la société et apporter sa contribution à l’espace. Ce segment surveillé accueille les individus normaux, dans le sens adapté à la fonction, et non plus au milieu corrélatif. La vie n’est plus une donnée aléatoire comme la nature, l’ère de la carte prend le pas sur le territoire. Les barbelés sont alors comme des lignes, aux marches des propriétés, toujours en mouvement car la propriété est un droit mais pas transcendant, il est immanent et ne donne pas de pouvoir autre que sa production. «[…] la vidéosurveillance, finalement mise aux normes d’après les standards britanniques (…), dissipera totalement les derniers refuges d’intimité de notre vie quotidienne. Les normes de sécurité aéroportuaires vont vraisemblablement fournir le modèle de régulation des foules dans les malls, les rues commerçantes, ou encore lors des événements sportifs.»1 1. in Dead cities, Mike Davis, p.61

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Lorsque les murs tombent, reste l’espace, infini. Mais l’infini ne signifie pas pour autant la libération des corps de la limite mais plutôt une évolution vers un système où la contrainte physique se réduit pour entrer dans le domaine de la psychologie. Ne pas entrer dans un espace privé ou interdit ne se fait plus uniquement par la construction d’une muraille autour du lieu, mais par la mise en place d’une norme, d’une référence à l’interdit. La répartition spatiale des usages, des usagers est une science alors qui autorise le mouvement tout en impulsant sa dynamique et sa direction, aller hors des sentiers battus, c’est s’exposer à l’anomalie et finalement à la mise en danger du système normatif. Car de l’adhésion de tous dépend la pérennité de la société, admettre les écarts n’est qu’une hypothèse qu’il faut récuser ou intégrer le plus rapidement possible. La norme reprend son caractère dynamique en perpétuel mouvement, mais malgré sa souplesse, les écarts importants ne peuvent être tolérés par la société, et finalement par l’ensemble des corps qui la composent. La virtualisation du pouvoir initiée par le fil barbelé s’accentue, s’accélère, pour s’adapter aux corps. Le pouvoir devient omniprésent dans l’espace, imprégnant les lieux, les villes, le monde. La sécurité de la propriété est la conservation de la normalité et donc finalement la biopolitique entraîne une gestion de l’espace constante que le fil barbelé ne peut complètement remplir ; inspirée de la gestion de la peste, la surveillance, mais aussi la formation d’un corps de police dans la ville, prend alors une place importante au sein de l’espace contemporain, dans le système normatif, dans la biopolitique. Les corps doivent être examinés pour maintenir la référence à la normalité, l’idéal de progrès. La surveillance s’organise alors à partir de la police, d’un examen permanent entre un organe de l’état et la société puis, avec le progrès, se dématérialise encore davantage. Le pouvoir devient de plus en plus invisible, et pourtant de plus en plus présent, se plaçant entre chacun d’entre nous, toujours présent. Les progrès de la technologie ont ainsi amené un degré supérieur dans la surveillance : la vidéosurveillance. Le pouvoir est limité à la simple possibilité d’examiner à travers la technique. Tout le monde devient un malade potentiel, une anomalie 225


possible, et tout le monde est examiné en permanence par l’œil froid de la technique. Lorsque Mike Davis parle de la dissipation de la vie intime, il faut également comprendre que c’est l’individu même qui sacrifie sa vie intime aujourd’hui, l’exposant pour montrer sa position, son particularisme au sein d’un ordre, du système normatif. La transparence et la surveillance constante, admise, aimée et détestée. Si vous n’avez rien à cacher, vous pouvez tout montrer. C’est le nouveau leitmotiv de la dynamique spatiale qui anime la ville, consommer doit être surveillé, s’amuser doit être surveillé. Les individus doivent rester dans la norme, faire preuve de soumission en acceptant le sacrifice du privé, l’intrusion dans leur individualité d’un pouvoir de plus en plus virtuel, numérique. Dans cette optique, c’est l’apogée du verre comme matériau de prédilection, le verre c’est se montrer sur la ville, montrer son individualité, sa présence et finalement accepter la surveillance comme une donnée vitale à sa sécurité. La ville se quadrille d’objectifs numériques, fournissant une masse infinie d’informations - rappelons ici qu’information vient du mot enquête - sur le quotidien des hommes «normaux» et parfois s’enregistrent sur les terminaux des centres de surveillance quelques crimes, ou plus encore, quelques écarts à la norme, d’affront à la propriété, d’atteinte à la référence et au pouvoir.* Ouvrons ici une parenthèse sur le contrôle et la normalisation de l’espace public ; assimilable à une appropriation d’un bien public, il met en place un contrôle par les usagers entre les usagers de la possibilité d’accès à l’espace public. Nous voulons souligner que cette appropriation se normalise sur une dichotomie homme femme sur le modèle d’une domination par la violence d’un corps sur un autre, comme pour souligner la norme admise au sein de l’espace public. Comme nous l’avons vu, le système normatif s’appuie sur l’émergence d’une classe bourgeoise qui tend à la propriété plutôt qu’à l’héritage. Dans cette nouvelle dynamique de production de biens, la société doit protéger les acquis et former spatialement une structure de 226


pouvoir immanent, une structure de puissance donc, souple et invisible, comme pour souligner la norme dans l’espace. Les grands palais laissent place à l’usine ou mieux encore à l’autoroute. Chacun se retrouve référencé à une valeur, l’ouvrier, unité de travail ou automobile sur l’asphalte des deux fois trois voies. L’autoroute propose une allégorie finalement idéale de l’application des normes sur l’espace, chacun y est résumé à quatre roues, différencié par les particularismes de leur véhicule et soumis à un ensemble de normes, le code la route. Elle est une création moderne, un monument à la mobilité permanente ne tolérant plus l’arrêt, le fixe tout en obligeant à suivre une direction prédéterminée. La référence à l’autoroute est délibérée car soumise également à une surveillance permanente, elle est un nouvel idéal de la société, une facette moderne de la biopolitique où l’expression individuelle se limite à un habitacle standardisé, soumis à un corpus de normes. De plus l’autoroute introduit une évolution majeure, celle de l’égalité dans la consommation de kilomètres, celle de l’utopie de la voiture, et finalement l’évolution de la société de propriétaires à celle de la consommation.

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La société de consommation, la culture volée .



La société de la consommation est l’évolution logique d’un système normatif et de propriétés. La mise en place de normes comme dispositif de pouvoir, l’émergence de la production et la convergence de la science et de l’industrie pour former un idéal de progrès ont peu à peu modifié les rapports traditionnels entre les hommes, ses liens avec sa création sa culture. L’économie et la production se retrouvent au centre des équilibres de pouvoir, elle semble, au fur et à mesure de son évolution, pouvoir offrir grâce à la production, une réponse aux problèmes humains. Le concept de besoin est développé et fait écho à la norme ; le besoin est une manière d’anticiper les tensions internes des humains en évaluant la production sur celui-ci. Donnée fondamentale et finalement abstraite, le besoin devient une récurrence de plus en plus importante du système normatif, couplé à la surveillance, il permet de compléter le schéma de la biopolitique en assurant la gestion des envies, des désirs et finalement des pulsions des hommes. Sa traduction dans l’espace est particulière et se détache en fin de compte de la première ville normée, le Paris haussmannien. Cette qualification de l’espace haussmannien comme un espace normé trouve son sens dans une conception de l’espace comme devant permettre plus facilement l’échange. Le percement des grandes avenues, le code de l’urbanisme et le style haussmannien finissent de compléter le schéma pour affirmer que Paris, au XIXème, fut une expérience du système normatif. Celui-ci se basait alors sur la bourgeoisie et sa codification de l’espace, prenant pour référence les acquis de cette classe sociale pour créer la ville. À l’époque contemporaine, la référence n’est plus celle d’une classe de grands propriétaires et d’acteurs majeurs de l’économie, mais elle trouve sa valeur par rapport à la classe moyenne. Evolution liée à la multiplication du bien et à l’accès par une grande 231


partie de la population aux biens produits, la classe moyenne incarne aujourd’hui encore le paradigme de la normalité. Inscrite parfaitement dans le système normatif, la référence à la classe moyenne, et à la consommation qui lui est profondément liée, ont modifié les forces internes de la société et donc de l’architecture. «Tout ce qui passe ainsi par la technique et par l’immense possibilité de diversification de la technique, ouvre sur une écriture automatique du monde, et il en est de même de l’architecture livrée à toutes ses possibilités techniques - et je ne parle pas seulement de matériaux et de construction, mais également de modèles.»1 Baudrillard parle de l’élaboration de l’architecture à partir de la technique, de sa diversification et des potentiels immenses qu’elle offre. Pour comprendre l’impact de plus en plus fort de la technologie dans l’architecture, analysons d’abord le rôle prépondérant qu’elle a joué dans l’élaboration du système normatif et surtout de la société de consommation. Point de convergence entre la connaissance et la production, la technique accompagne le progrès dans la mise en place d’un système normatif puis d’une société de la consommation. La technique empiète au fur et à mesure sur tous les domaines de la société pour accompagner les nouvelles relations de pouvoir. La technique devient inhérente à chaque étape de décision et de construction de la société. De la norme biologique et sociale, la société s’appuie sur la référence technique pour encadrer et gérer la société. Géométrisation, statistiques, conception technicienne des espaces et des hommes, la technologie empiète de plus en plus sur le développement des orientations de l’humanité. La manifestation en architecture est manifeste aujourd’hui, la technique est prépondérante, répondant à tous les nouveaux défis de la société. La technique, se complexifiant davantage au fil du temps, affine ses applications à tous les domaines de création ; entrant de plus en plus dans le quotidien, pour répondre à toutes les exigences 1. in Vérité ou radicalité en architecture, Jean Baudrillard, p.30

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contemporaines. Ces exigences et ces contraintes se centrent sur des domaines de plus en plus infimes pour répondre à des problématiques infinies. Réchauffement climatique, écologie, égalité de tous dans l’espace, la conception spatiale devient une performance technique, d’avant-garde et d’exposition des possibilités de l’ingénierie. La technique dépasse le projet, formant une allégorie de la norme sur le pouvoir. Le mur se dématérialise pour prendre une valeur, une utilité. Les murs de verres, photovoltaïques, vitrage ultra haute performance deviennent des composants assimilés à la qualité spatiale. Cependant, dans ce système technique, et malgré les possibilités toujours plus étendues de la technique, la création est contrainte par la forme technique. Adoptant seulement un choix dans un ensemble de possibilités prédéterminées, faisant analogie au placement dans un système normatif, l’architecture se limite à un ensemble de solutions standardisées s’assimilant, pour reprendre la formule de Baudrillard, à une écriture automatique de l’espace. La consommation se décrit comme la création d’un individu, et également de la ville, comme un choix dans un système de références de normes. Ces références, dans la société de consommation, se calquent sur la production technique qui malgré ses différentiations reste un produit standardisé, et fabriquent, par la convergence de différents choix dans l’éventail des références, des modèles qui tendent à devenir eux-mêmes des normes. La différentiation entre un modèle et une norme se place dans le processus d’application de la référence, le modèle constitue une base répétitive contrainte alors que la norme tend à homogénéiser la production. Ainsi la technique amène l’architecture à réduire ses ambitions spatiales, d’expression culturelle pour devenir un produit de la société de consommation. Ce caractère devient central dans l’architecture quotidienne, l’architecture de consommation en d’autres termes, où l’originalité se limite à un particularisme, tendant parfois au kitch - Baudrillard en donne une description claire dans Système des objets, comme une individualisation acculturée, ramenant l’expression culturelle à un signe - dans une expression spatiale limitée à la performance technique, à la reproduction d’un modèle. 233


«Or nous y sommes. L’architecture est aujourd’hui vouée en grande partie à la culture et à la communication, c’est-à-dire à l’esthétisation virtuelle de toute la société. Elle fait office de musée de conditionnement d’une forme sociale appelée culture, de besoins immatériels qui n’ont d’autre définition que leur inscription dans d’innombrables édifices à vocation culturelle.»1 L’architecture quotidienne se résumant à l’expression d’une performance technique, à une construction en fin de compte où seuls s’expriment quelques signes de différenciation, l’architecture dite culturelle reprend la volonté d’expression de la société. Dans l’organisation de la biopolitique et de la société de consommation, l’architecture, celle qui s’écrit parfois avec un grand A, devient une marque de distinction de la société dans la conception d’édifices innovants et ambitieux. L’esthétisation de l’homogénéisation de l’urbain devient une norme. L’architecture grandiose, celle des images et des magazines, se pose comme processus de valorisation d’un système normatif ; une mise en avant de la puissance de la technique et de l’économie dans une société de consommation. L’architecture devient une publicité, un signe, une compétition à la performance cherchant à communiquer la puissance du progrès dans une concrétisation souvent audacieuse, originale, refondant les modèles pour s’inscrire en norme de la réussite spatiale. Pourtant, dans les exploits constructifs, la culture est souvent limitée à la fonction du bâtiment, ne traduisant que quelques fois les tensions internes d’un groupe social, d’un pays ou d’une ville. Bien entendu, le contexte sert souvent, mais il devient une excuse à la création d’objets, de gadgets finalement qui ne trouvent leur justification que dans leur existence - les exemples sont nombreux et leur sélection délicate, nous ne nous posons pas en juge de la qualité spatiale de ces créations mais seulement en critique des tensions internes qui en ont permis la construction. Dans la pratique, l’exercice de l’architecture exceptionnelle se ré1. in Vérité ou radicalité en architecture, Jean Baudrillard, p.34-35

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sume à la fabrication d’une compilation d’images liées parfois à leur contexte mais prenant bien souvent en référence la performance avant de comprendre la culture. Nous dressons ici un portrait caricatural et radical des icônes poussant çà et là à travers le monde - notamment dans les villes proches des gisements d’hydrocarbures comme Bakou et bien évidemment les villes du Golfe Persique - qui englobent dans une dynamique globale le choix politique de la construction couteuse d’happening architecturaux. Ces événements, car ils se situent souvent dans un temps donné - les exemples du pavillon hollandais de MVRDV ou plus encore des sites olympiques grecs et chinois sont particulièrement éloquents - ne sont pas exempts de qualité spatiale mais leur origine s’appuie sur une esthétisation d’un monde homogène à une stratégie de communication qui vient en contrepoint de la ville normée, de la ville planifiée illustrée par les zones suburbaines et les grandes opérations urbaines. Cherchant dans l’icône la rédemption d’une culture annihilée par la technique et le système normatif, la société de consommation se base sur ces modèles pour s’exprimer et finalement voiler la réalité de la ville quotidienne, la ville moyenne. «C’est le drame de l’architecture contemporaine que ce clonage à l’infini du même type d’habitat sur toute la planète, en fonction de paramètres de fonctionnalités, ou, encore d’un certain type d’architecture typique ou pittoresque. Le résultat final étant un objet architectural qui non seulement ne dépasse pas son projet mais qui ne dépasse même plus son propre programme.»1 La ville moyenne se contente alors d’une position teintée de particularismes au sein d’un ensemble de possibilités. Normée plus que standardisée, elle permet les écarts mineurs tout en reproduisant le même modèle sur l’ensemble des territoires. La notion de paramètre développée ici par Baudrillard est intéressante à tout point de vue ; c’est en effet une variable mathématique, géométrique qui adapte à 1. op. cit, Jean Baudrillard, p.38

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son contexte le modèle. Le paramètre tend à devenir une donnée de plus en plus essentielle dans la conception architecturale contemporaine, créant des projets à partir d’un algorithme programmé, alignant des modules définis selon un schéma mathématique. L’architecture paramétrique permet la variation autour d’une création d’un même style, d’une même griffe architecturale - Citons par exemple l’architecture de Zaha Hadid - L’établissement d’algorithme ramène l’architecture à une opération mathématique estimant chaque valeur, chaque surface pour optimiser le résultat à l’aide d’une variation du module ou de la forme. Le particularisme devient aussi une donnée quantifiable, la valeur de l’habitat ne se détermine donc plus à une qualité spatiale, une histoire mais par un examen qui replace les caractères de la construction par rapport à un schéma géométrique et de surface. Le paramètre tend à devenir une donnée de plus en plus essentielle dans la conception architecturale contemporaine, créant des projets à partir d’un algorithme programmé, alignant des modules définis selon un schéma mathématique. L’architecture paramétrique permet la variation autour d’une création d’un même style, d’une même griffe architecturale - Citons par exemple l’architecture de Zaha Hadid L’établissement d’algorithme ramène l’architecture à une opération mathématique estimant chaque valeur, chaque surface pour optimiser le résultat à l’aide d’une variation du module ou de la forme. Le pittoresque vient parfois ajouter une valeur supplémentaire en donnant un signe d’attachement au territoire, bien que les tuiles provençales en Lorraine posent un problème dans ce cas, à une culture sans pour autant qu’il soit fondamental dans la conception de la construction. Dans le propos de Baudrillard, nuançons cependant le terme clonage ; en effet malgré la parenté évidente de l’architecture et de la construction avec l’industrie, le terme clonage semble exagéré et infondé. Le clonage est la reproduction à l’identique, d’un organisme existant, or les objets architecturaux ne se placent pas dans le même domaine d’application que la biologie, pour des raisons évidentes, mais aussi parce que les objets architecturaux sont une production 236


inhérente au système normatif. Contrairement au biologique, l’architecture est une création qui, malgré la reprise de mêmes modèles de normes, admet les écarts pour créer à chaque fois une différente disposition spatiale. Cependant, admettons que l’urbain devienne de plus en plus homogène, similaire d’un pays à l’autre créant des corps semblables mais toujours différents grâce à des nuances subtiles. L’architecture du quotidien se place complètement dans un système normatif, se contentant de répondre aux besoins et à une caractérisation mathématique au lieu de répondre au projet, au programme ; se contentant de juxtaposer les modèles et les réponses préconçues dans un univers de contrôle, de normes se contentant d’un écart minimum à la référence comme différenciation. L’architecture n’est plus une expression, une interprétation des forces internes au lieu et à la société, mais une variation sensible autour du modèle. La ville devient un ensemble de modèles nuancés dans leur position normative, incapable de créer une histoire, de révéler un commun autrement que dans la croyance d’une norme comme solution. «L’architecture ne construit plus, dans sa forme ambitieuse, que des monstres - en ce qu’ils ne témoignent pas de l’intégrité d’une ville, mais de sa désintégration, non de son organicité, mais de sa désorganisation.»1 Comme nous l’avons dit, l’expression dite culturelle des exploits des starchitectes internationalisées ne vient former que des monstres, du blob à la tour phallique pour résumer grossièrement, dans des gestes architecturaux. La signature est plus importante que la culture, la variation autour d’un modèle surenchérissant à chaque fois l’expression du singularisme et de la technique au détriment du programme et en fin de compte de la ville. Mais ce fait, couplé à l’émergence mondialisée d’un suburbain infini, d’une autoroute aux aires habitées, vient traduire finalement la perte du repère urbain dans la société de consommation. La disparition du mur comme outil de pouvoir ab1. in Vérité ou radicalité en architecture, Jean Baudrillard, p.59

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solu et donc de la limite au profit du contrôle des flux laisse la ville classique exsangue, désuète voire obsolète. Nous pourrions même voir dans la gentrification et la réappropriation des villes la même dynamique qui entoure les objets anciens. Baudrillard dans Système des objets souligne la réappropriation des outils anciens pour en détourner l’usage initial et en faire un signe, un rappel évident de ce qui est perdu comme pour fonder un mythe sur l’avant, la création dans un univers bouleversé. De cette perte d’utilité du mur découle un processus de destruction de l’urbain comme valeur et fondement de concentration des pouvoirs. La ville n’est plus qu’un rassemblement d’individualités et de corps. La virtualisation du pouvoir rend la ville obsolète car la concentration des pouvoirs n’étant plus effective, la forme urbaine n’a plus de sens. Dans ce sens, les nouvelles formes de construction traduisent le dépassement du modèle classique, l’inscription dans la tradition d’une architecture se mue alors en danse autour de la référence, une variation sur le thème de la norme. Entre l’architecture quotidienne homogénéisée et les architectures iconiques, la ville perd sa forme traditionnelle, la ville ceinte dans des limites autour d’un système centralisé de pouvoir. Le système normatif et la biopolitique mettent la mobilité, la gestion des flux, le contrôle et donc l’application des normes au cœur de la ville, changeant le rapport à l’habitat et à la transmission du patrimoine. Cependant, comme Baudrillard le souligne, cette nouvelle organisation des corps ne tend pas à une organicité, rappelant par là même la critique de Canguilhem sur l’hypothèse d’une société analogue à un corps biologique, mais plutôt à la disparition des schémas classiques et à la juxtaposition de références dans des pans de territoires de plus en plus larges ; l’organisation tend alors à la désorganisation. Certes une désorganisation abstraite, jamais les réglementations n’ont été aussi présentes (PLU, CAUE, etc.), mais qui est visible dans la disparition des repères urbains, dans la désintégration de la ville. La référence n’est plus dans les repères culturels, mais dans un culte de l’efficacité, de la technique, du progrès, d’une internationalisation des échanges. La disparition de la culture amène les particularismes à 238


prendre une place prépondérante dans la conception sans pour autant nier la référence. La nuit de Varsovie est la même qu’à Sao Paulo, éclairée par les néons oranges et rythmée par les sirènes de la police. «Mais tout laisse à penser que nous continuons irrésistiblement d’avancer vers une indistinction de la culture et de la vie, vers une dénégation par la culture même de ses traits distinctifs, et les multiples tentatives d’acclimatation des oeuvres, et de l’architecture, en particulier, à la banalité sociale des comportements vont toujours dans ce sens.»1 Car du système normatif à la société de consommation, la première victime est la culture. La tradition est étymologiquement la transmission d’un savoir à travers les âges, formant dans l’échange une discussion entre les générations autour d’un style, d’un type de construction pour en adapter les caractères aux contraintes nouvelles. Avec le progrès, la tradition est rejetée comme un archaïsme, un défi à la supériorité de la technique et de la référence scientifique. Nous ne nourrissons pas ici un discours nostalgique, mais plutôt une critique sur la disparition de la tradition dans la société de consommation ou plutôt, son reclassement dans le kitsch et plus généralement le folklore. Limitée à un ensemble de signes, de particularismes, la tradition est niée dans sa fonction première d’échange. Le traditionnel n’est qu’une image consommée sans que ne soit comprise la réelle implication de son application, mais comment pourrions-nous reprendre un schéma de transmission, d’acceptation d’une transcendance quand la norme semble apporter une référence à chaque programme, une réponse quantifiée apte à être consommée ? La valeur de la norme et la référence ont enlevé à la transmission d’un savoir l’appropriation de la création pour la construction de modèles hors de l’échange. Nous partons du postulat que la culture se base sur l’échange, sur le commun d’une société en relation avec son 1. in Vérité ou radicalité en architecture, Jean Baudrillard, p.62

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histoire ; la norme se pense au futur, dans un mouvement continu de possibilité de moduler le standard pour en faire une différenciation. Le système normatif se plaçant dans la lignée du progrès, et donc de la croissance scientifique et économique, il se situe dans le présent et dans le futur, offrant immédiatement une référence, une norme, à consommer dans l’espace. Gérer l’espace s’anticipe et ne peut qu’apporter la construction pour palier au défaut de la ville. La ville en perpétuelles construction et extension s’appuie sur la technique pour répondre à ses besoins, présents ou futurs, en se référant à la technique et à un système de signes qui permettent la compréhension de l’espace. La culture n’est plus dans l’échange de savoirs, mais dans celui de modèles ; la culture n’est plus la création de nouveaux modèles de nouvelles significations, transcendant leur origine, mais dans une réinterprétation du quotidien, une variation sensible du banal pour l’ériger comme icône. Les différentes tendances et modes actuelles illustrent bien cette confusion entre la culture et la vie. Certaines modes poussent la culture de réinterprétation du quotidien qu’elles se fondent en ellesmêmes devenant de subtiles variations de pensées sur les mêmes thèmes, consommant les signes. Citons pour exemple la naissance, à l’origine basée sur un constat ironique des tendances contemporaines, du normcore ; cette tendance, basée sur une analyse ironique des modes actuelles, place le normal au statut idéal pour montrer la différenciation à travers l’ironie. Les signes sont interprétés mais leur sens est admis, la norme est toujours puissante, seule la danse autour d’elle permet la différenciation. Ainsi, la société de consommation issue du système normatif réduit la culture à un placement dans un système normatif, dans un système de référence, dans un système de signe. « Lorsqu’il a vu la tour sud du World Trade Center s’effondrer sur ses milliers de victimes, le fils d’un de mes amis s’est écrié : “Ça n’est pas réel comme les choses réelles sont réelles.“ C’est exactement cela.»1 1. in Dead cities, Mike Davis, p.48

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L’anticipation du système normatif et de la culture du besoin cherche à réduire au maximum l’improvisation, mettant en place un Plan pour la société. L’improvisation est limitée à une simple adaptation d’une référence à l’aide d’outils géométriques. Palier à l’imprévu se résume alors à ramener le problème au système normatif, chercher un modèle qui puisse offrir une solution prédéterminée aux problèmes nouveaux. Mais l’imprévu ainsi dompté n’empêche pas les catastrophes. Les catastrophes sont une mise à mal du système normatif et une remise en cause de la société de consommation et des valeurs qui l’animent. En effet, elles mettent à mal les valeurs établies pour montrer la relativité de tout le système. Lorsque Mike Davis parle des attentats du 11 septembre, il souligne l’impact sur la perception du réel et de l’imaginaire. La société de consommation formate autour de modèles la conception de la réalité, enlevant la culture, mais aussi la perception de la fragilité du système. Baudrillard développe cette idée dans Société de Consommation où le système se renouvelle dans l’illusion de sa pérennité, de sa capacité à anticiper, faisant consommer la violence hors de son contexte pour réduire la mort à un signe. La réduction des émotions, des sentiments et de la perception du monde à un système normatif et finalement de signes empêche la compréhension de la réalité autrement que dans les schémas préconçus. Mike Davis ouvre ainsi une description forte de la société de consommation comme un rejet de la réalité et de sa réduction à des faits quantifiables et finalement vidés de leur essence. Dans sa dynamique, nous avons pu voir comment la société de consommation gère les espaces, les hommes mais aussi la conception de l’espace. Le premier produit de ces dynamiques internes et la fabrication à une échelle inédite dans l’histoire de l’Humanité, d’une structure spatiale mondialisée. Parfois appelé le village planétaire, la ville mondiale est le produit des normes mais aussi son moteur.

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La ville mondiale, la refonte des espaces .



Ce que nous appelons la ville mondiale est le produit d’une société de consommation. L’espace de la biopolitique se manifeste dans le contrôle permanent, la répartition des corps par la gestion des flux, en complément de cette surveillance permanente, la société de consommation vient créer une répartition physique des fonctions et des corps, d’une organisation spatiale infinie sur le territoire comme nous l’avons vu précédemment. Dans ces dispositifs spatiaux, émerge alors la ville mondiale. Le terme ville est obsolète, se contentant de designer les objets anciens qui furent auparavant le cœur des pouvoirs et de l’habiter, mais reste idéal pour définir la mise en place sur tout le territoire d’une géométrisation d’une planification qui trouve ses racines dans la ville. L’expression village planétaire est récurrente pour désigner les effets de la mondialisation et donc de la mise en place de système normatif à l’échelle internationale, mais le terme village est associé à un regroupement de villageois autour de l’agriculture, d’une mono-activité spécifiée, or il semble évident que la mondialisation ne fait pas du monde un village, mais une ville, concentrant les activités économiques au sein d’un environnement artificiel. La ville mondiale concentre les principaux processus de création de la société de consommation que nous pouvons retrouver partout dans le monde. Au sein de celle-ci se développent les mêmes typologies spatiales et dispositifs confirmant l’avènement d’un style de la norme au niveau mondial. Le style des normes apparait analogue au style international car les deux se basent sur une production industrielle et donc standardisée pour palier à l’improvisation de la construction traditionnelle et gérer les chantiers en planifiant les livraisons. Cependant, le style international est complètement basé sur la technique et profondément ancré dans les idéaux du XXème siècle 245


et leur attachement au progrès. La dimension technique prime sur la création mais l’usage tend seulement à se normaliser avec le style international. Nous pensons que c’est avec le post-modernisme que l’architecture se définit peu à peu autour d’une autre norme que la norme technique. La prolifération d’architecture de modèles en lieu et place d’une discussion sur la typologie et le sens de l’espace amène à la création d’une nouvelle entité : la ville mondiale. La consommation trouve là le paroxysme de son expression spatiale, explosant les discussions théoriques pour se concentrer sur les particularismes et les écarts à la norme. «Car le projet initial du libéralisme économique européen, échafaudé il y a près de deux siècles, qui vise la dissolution des institutions traditionnelles au profit du seul déploiement des «libertés individuelles», et le règlement des pratiques politiques sur les seules lois du marché - un projet interrompu selon le grand économiste hongrois [Karl Polanyi] par trente ans de guerre civile européenne (1914-1945)-, ce projet à Dubaï n’a pas même été nécessaire : pas de tradition à dépasser, pas de libertés individuelles à réguler, pas de sujets politiques à canaliser, mais un néant axiologique et spatio-temporel d’où procèdent le génie entrepreneurial et la frénésie consommatrice, dans une indifférence totale à ce que le modernisme européen nomma la «chose publique». C’est ainsi qu’aucun rictus, aucun ressentiment, aucun clivage intime ne vient assombrir à Dubaï, comme il le font encore à Barcelone ou à San Francisco, les visages des humains consommant.»1 C’est dans le sable du désert que naît la ville mondiale. Rien ne prédestinait le sable à disparaitre sous le béton. Dubaï est sortie du néant en quelques décennies, devenant l’allégorie parfaite de la ville mondiale, la ville des oxymores, la ville de la consommation frénétique et du contrôle permanent. En vérité, la seule véritable richesse de Dubaï est dans la possibilité de consommer, dans l’exposition permanente des richesses consom1. in Le stade Dubaï du capitalisme, Mike Davis, p.60-61

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mables, dans la ville consommable, sorte de parc d’attraction et défi technique permanent. Cette citation de Mike Davis vient révéler clairement les contours du projet normatif. La dissolution de la transcendance du pouvoir et du refus de la transmission comme valeur essentielle ont permis de mettre en place une nouvelle relation entre les corps où l’individu et sa force de travail sont libérés de l’interdit de la loi pour être obligés par la norme à tendre vers le marché. Car c’est bien le marché qui anime les origines du système normatif, et la croyance en l’abondance de la production capitaliste comme solution absolue au problème humain1. Ainsi guidée par les classes propriétaires et non héréditaires, la ville devient mondiale, liée intimement au marché, à ses lois, mais le projet interrompu au cours du XXème siècle en Europe (et partiellement au États-Unis) prend sa forme la plus radicale dans des contextes où l’économie capitaliste permet une concentration des biens dans un espace restreint et sur une durée relativement courte, d’abord ressentie en Asie, avec Hong Kong et Singapour entre autres, la ville mondiale trouve sa forme absolue dans les villes du golfe persique, inondées des capitaux du monde entier et créer quasiment ex nihilo des villes mondiales. Dubaï a dépassé le modèle du Paris Haussmannien car Dubaï, dont seulement un pourcentage restreint de la population est issu du pays, n’est pas perturbé (du moins dans l’immédiat) par des problèmes politiques internes, par l’aspiration de ses concitoyens à la liberté puisque même la population est finalement un produit géré comme une entreprise. La ville mondiale réduit l’humain à une donnée, à un passant consommateur. Son droit se limite à respecter les distinctions spatiales et à consommer et pour cela, Dubaï constitue un formidable champ d’exploration de la ville mondiale car elle n’est pas dans le même processus historique qui a animé l’Europe et le monde occidental ; libérée des contraintes de la tradition républicaine ou humaniste, la ville 1. Par ailleurs la révolution américaine n’a-t’elle pas commencé suite à une imposition sur le thé ?

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mondiale s’exprime dans son essence la plus pure entre désert et mer. La ville mondiale n’est pas une utopie d’égalité où la norme gomme les différences pour un meilleur épanouissement, non elle joue au contraire sur la réduction des possibilités d’écarts à la norme pour les mettre en avant et se vendre en se mettant en spectacle. «Pareilles extravagances [projets à Dubaï] n’auraient fait sens, dans le modèle du capitalisme bourgeois, qu’à la pointe d’une société normée et pondérée, en récompense d’une vie de labeur et de probité, ou à la marge d’un conformisme patiemment imposé : autrement dit, pour justifier dans ses efforts et, à contrario, dans sa culture de la modération, une classe moyenne majoritaire et travailleuse que tout le reste, des médias aux stars d’un jour, a pour but de divertir. Au contraire, ce que Dubaï nomme avec fierté ses «modes de vie hyper haut de gamme», du 4x4 au palace, du yacht au safari, de la discothèque VIP à l’accessoire de mode dernier cri, ne se détache sur le fond d’aucune normalité, dans le décor le plus morne d’aucune classe moyenne, mais vient en supplément, accessible directement au parvenu comme au rentier, à l’émir comme à l’émigré occidental surpayé, sans avoir à passer pour cela par la case moderniste de la middle class.»1 Le spectacle, la société du spectacle. Bruce Bégout dans Suburbia fait une histoire de la pensée de Debord et de l’internationale situationniste pour la comparer avec la ville contemporaine. Les convergences sont éloquentes et révèlent le cheminement fait par la société vers un absolu. Comme nous l’avons vu, le passage d’un système normatif primaire, au lendemain de la Révolution jusqu’à la moitié du XXème siècle ont initié une mutation profonde de l’espace. Le spectacle et le divertissement deviennent de plus en plus présents au sein de l’urbain jusqu’à finalement ne former que des parcs à thèmes reliés entre eux par des autoroutes. Dans la pensée de Debord, la Révolution et la fin des classes doivent se faire 1. in Le stade Dubaï du capitalisme, Mike Davis, p.58

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par une refonte de la ville, la construction d’un urbain des émotions. En développant l’idée, Bégout montre les convergences de plus en plus probantes entre l’urbain et le parc à thème situationniste. Leurs dynamiques internes sont bien entendu différentes mais tendent vers un résultat similaire. Des villes musées aux villes nouvelles, la ville mondiale prend une forme d’organisation spatiale qui délimite en zones les activités et les fonctions. Pour arriver à ce point, les sociétés occidentales ont dû passer par un processus politique d’augmentation du niveau de la vie et de la formation de la classe moyenne. Cette classe moyenne est un produit du système normatif en Occident, elle est d’ailleurs souvent considérée dans son évaluation comme un indicateur de développement économique - Baudrillard souligne les errements de ces estimations en les assimilant à une magie blanche «La comptabilisation de la croissance ou la mystique du P.N.B. Nous parlons là du plus extraordinaire bluff collectif des sociétés modernes. D’une opération de «magie blanche» sur les chiffres, qui cache en réalité une magie noire d’envoûtement collectif. Nous parlons de la gymnastique absurde des illusions comptables, des comptabilités nationales. Rien n’entre là que les facteurs visibles mesurables selon les critères de la rationalité économique - […] À ce titre n’y entrent ni le travail domestique des femmes, ni la recherche, ni la culture - par contre peuvent y figurer certaines choses qui n’ont rien à y voir, par le seul fait qu’elles sont mesurables.» - mais elle constitue aussi un frein à la folie démesurée dans la conception des monstres spatiaux ; le contexte et l’opposition à une «tradition» ou plutôt à une norme plus modeste car attachée à la classe moyenne, empêche le déroulement technique de l’expression dans sa totalité, montrant sa puissance. Mike Davis affirme que c’est la classe moyenne dans son attachement au conformisme et à une vie normée, autour de la notion du droit qui définit l’évolution du système normatif en Occident, nous pouvons aussi associer cette création d’une nouvelle classe avec la démocratie où le bien de tous est une priorité politique en vue de la conquête du pouvoir. Or Dubaï dépasse ces clivages et ce processus 249


historique de répartition des biens pour assurer la pérennité du système, l’absence finalement d’une population autochtone, ou son isolement dans la richesse ont permis l’expression d’une ville spectacle démesurée sans contraintes autres que la technique et finalement une ville comme expression du processus normatif au plus proche de son aboutissement. En effet, supprimant les classes pour ne faire apparaître que la richesse, Dubaï se dégage du problème de l’architecture quotidienne pour créer une architecture des records, mais dans ces records, chaque élément est mesuré soigneusement, agencé pour maximaliser les effets et finalement procéder à un contrôle permanent des voyageurs et des visiteurs dans une ville dédiée à la consommation. Dubaï ne se place pas hors du système normatif mondial, non, il prend seulement une position au sein de celui-ci qui lui permet de nier le social pour exprimer pleinement la force de l’industrie, la force des processus normalisés et célébrer la consommation comme un absolu, un paradis sur terre, limité à ceux qui ont accès par la force du travail. Mais finalement, en niant le classe moyenne, Dubaï nie le travail dans son sens classique, la ville mondiale n’est qu’une vitrine à la gloire de la technique et de l’abondance, repoussant au loin les processus négatifs liés à l’industrialisation excessive. Dubaï forme avec les bidonvilles un ensemble finalement beaucoup plus intime qu’il n’y parait, l’un est l’autre sont interdépendants dans leur formation et leur création - la majorité des travailleurs pauvres en activité à Dubaï provient de pays pauvres à l’aide de publicité trompeuse sur le paradis dubaïote -. Les deux sont le fruit d’une libéralisation complète des lois du travail pour la création de force de travail et pour une valorisation des corps des espaces à l’échelle mondiale1. L’architecture n’est plus alors qu’un agencement spatial autour des divertissements, de la consommation. 1. Mike Davis expose comment au cours des années 70, la banque mondiale crédule a cru qu’en donnant le droit de propriété aux habitants des bidonvilles, ceux-ci s’intégreraient dans la ville grâce à la force créatrice des gens sans moyen. Une fois la libéralisation des terrains faite, souvent des terres possédées par l’Etat lui-même, un processus de spéculation sur ces terres pauvres se forme chassant peu à peu les habitants initiaux pour les remplacer par des habitants plus riches, rasant les bidonvilles initialement stabilisés pour les déplacer plus loin, les remplacer par de vastes opérations immobilières.

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Cette tendance se retrouve aussi dans une moindre échelle dans les opérations mondiales dites culturelles où les œuvres d’arts sont exposées comme des produits à consommer, ou encore dans les malls où les produits sont exposés comme des œuvres d’art. La culture historique s’effrite et laisse place à la consommation réduisant à des signes l’ensemble des expressions humaines. «Dans la “grande ville américanisée“, au contraire, la quête de l’utopie bourgeoise d’un environnement totalement sûr et calculable a paradoxalement engendré un sentiment d’insécurité radicale (Unheimlichkeit). Bien sûr, “là où la technique a, semble-t-il souverainement vaincu les frontières de la nature […] le coefficient de danger connu, et à plus forte raison inconnu, a augmenté proportionnellement“. Ceci est dû en partie au fait que les systèmes technologiques interdépendants de la métropole - comme les Américains l’ont découvert à la fin de l’été 2001 - sont devenus “simultanément très complexes et très vulnérables“. Plus profondément, la grande ville capitaliste est “extrêmement dangereuse“ parce qu’elle domine la nature plus qu’elle ne coopère avec elle. […] L’Étrangeté consiste précisément en ce “néant” [la non-intégration à la nature] qui se tient derrière le monde mécanisé.»1 Consommons dans la ville mondiale, dans ces temples créés ex nihilo pour dépasser la ville musée, ne pas s’encombrer d’une histoire à magnifier, mais la créer à partir de signes. Le système normatif devient un impératif dans la conception de ces nouveaux centres de consommation. Il permet la gestion du milieu par la technique, la norme biologique immanente à l’homme se délite alors pour fabriqué l’homme bionique, mi-corps mi-machine, la norme technique prend la pas sur l’imprévu. Dans cet univers normé, la nature ne trouve plus sa place, elle est un ennemi de l’artificiel, un artéfact obsolète qui parfois contraint l’expansion de la ville mondiale. Sanctuarisée parfois, elle n’en reste pas moins valorisée, dominée et finalement nié dans sa 1. in Le stade Dubaï du capitalisme, Mike Davis, p.52

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propre identité1. Réduite à un ensemble de signes, la nature n’est plus qu’une abstraction, une absence au sein du système technique mis peu à peu en place par le système normatif. De là une grande incompréhension de l’Humanité par rapport à la nature. En mettant au cœur de la société la référence du progrès, la nature même de l’homme, sa biologie et sa relation à l’environnement ont été détruites. La transmission d’une adaptation à son milieu n’étant plus à même d’offrir les solutions idéales par rapport à la technique qui offrait le confort sans pour autant dépasser les modèles, certes plus restreints, de l’architecture vernaculaire. Mais dans ce sacrifice volontaire sur l’autel de la technique, la ville a perdu la certitude d’une adaptation à son environnement, se limitant dans l’adoption de modèles normatifs à un ensemble de donnée anticipées mais finalement réduite face à la Nature. Un sentiment d’insécurité, finalement similaire à celui qui entraîne la surveillance de la propriété, commence à croître face à la Nature. L’application de normes ne peut offrir qu’une capacité de réaction limitée et finalement assez fragile. La catastrophe n’est pas normée et dans l’explosion momentanée du système, l’ensemble tangue, se fragilise et montre que la réalité normée du quotidien n’est qu’une illusion, comme l’est la consommation et révèle que dans la domination par la technique se cache la non-intégration de la nature au monde mécanisé. Les normes offrent un point de vue de la nature autour de références qui avec le temps s’apparentent à un absolu de connaissance, mais dans cette domination du point de vue normatif, se crée un sentiment d’étrangeté face à la Nature sauvage indomptée et finalement crainte. La technique de domination devenant plus complexe et étendue, sa fragilité s’accentue donc également. Le climat est dominé dans les supermarchés et récemment, Dubaï a lancé le projet de la plus grande galerie commerciale du monde, climatisée, niant le contexte et la nature en créant un petit monde de fraîcheur au milieu du désert. Mais les conséquences d’une maîtrise 1. - récemment une tendance a émergée, celle d’estimer la valeur de la nature, pour la replacer dans le système normatif non comme un ennemi mais comme un potentiel à valoriser, à consommer. -

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localisée du climat et de la consommation d’énergie dans le seul but de souligner la puissance du système sont majeures et incontrôlées mais également totalement niées. Le changement climatique se réduit finalement dans le quotidien à l’application de nouvelles normes sans que le fondement du système ne soit remis en cause, les défauts de la technique sont soignés par la technique. Les villes se parent alors de nouveaux labels, de normes parfois extravagantes, toujours plus prégnantes dans l’espace, mais plus qu’une conséquence, l’excès normatif n’est que la continuité d’un système normatif, qui produit la norme dans son action et se renouvelant en permanence. La crise est perpétuelle est finalement justifie l’application de la technique dans une échelle toujours plus grande et complexe, elle est la réponse qualifiée à l’ensemble de la société, redéfinissant les modes de productions et de gestions de corps. «[…] L’homogénéisation creuse le schisme qui sépare l’espace de la norme des lieux dont elle se retire. Comme toute position d’une valeur est position d’un sans valeur, l’exception confirme la règle : le ban est la contrepartie structurelle de cette gestion du territoire. Le dénuement des délaissés exhibe la domination dont l’espace est l’instrument. En ces lieux désarticulés, expropriés de tout usage, la destruction du travail de l’histoire et de la nature trahit la violence que l’homme impose «pacifiquement» à l’homme, sous couvert de rationalité, d’efficacité et de rentabilité.»1 Une île des Maldives est entièrement peuplée des déchets de la consommation. L’image est forte mais elle n’est rien d’autre qu’un espace du système. Dénoncée comme une anomalie du système, elle n’en est que l’incarnation négative, la part sombre où plutôt éclairée d’une réalité technique. Le mythe du progrès a si bien imprégné les consciences que la moindre innovation se présente en révolution, en utopie parfaite, niant complètement les contraintes et l’impossible application à la réalité. 1. in Construire autrement, Patrick Bouchain, L’impensé de la ville écrit par Patrick Degeorges - Antoine Nochy, p.172-173

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Nous vivons une ère de révolution permanente, chaque jour apporte son lot quotidien d’innovations techniques sensées remettre de l’ordre dans le système. Ces révolutions consomment à chaque fois un peu plus, se basant sur la croissance, répondant avec la technique aux limites de la technique. Le mythe de la science providentielle ou plus simplement du progrès nous amène à penser à un avenir meilleur, mais les poubelles continueront de s’entasser à Thilafushi. Cette île devient une icône de la production d’espaces résiduels à l’échelle mondiale, dans l’homogénéisation technique des espaces habités, ou plutôt consommés, émergent en contrepoint de la ville mondiale des résidus spatiaux. Ces résidus souvent décriés sont corrélatifs au système normatif, la juxtaposition de modèles arrive difficilement à créer une cohésion entre eux, un urbain, d’ailleurs ce n’est pas leur véritable fonction. Dans ces espaces autres, les hétérotopies de Foucault, le système normatif montre non ses limites, mais la production négative du mythe technique. Ces lieux sont partout, dents creuses, parkings, le suburbain la nuit aussi, mais sont corrélativement liés à la norme. L’impossibilité d’homogénéiser l’ensemble de la ville1 et l’origine de la création de ces hétérotopies sans usage et donc sans valeur. Mis au ban, dans le sens d’une mise en orbite autour du centre sans jamais y interférer, ces lieux sans signification révèlent le travail de destruction d’une logique biologique sous le couvert d’une planification urbaine. La ville mondiale se crée alors sur ce système normatif de l’espace à la gloire de la technique et l’autre, le résidu de planification, l’intersection de deux variantes. Dubaï même illustre la ville mondiale avec sa segmentation en quartiers aux activités prédéfinies, normées, reliés entre eux par des autoroutes, niant la présence des ouvriers, des espaces techniques. Et ce qui se révèle à l’échelle d’une ville, se traduit dans l’organisation spatiale d’un pays, du monde2. La consommation met en place une convergence des modèles dans la présentation de 1. placer deux objets côte à côte ne crée pas un nouvel objet, seulement un système désarticulé 2. Il y a aujourd’hui plus de 25 millions de kilomètre de routes dans le monde aujourd’hui, combien de terrepleins centraux, d’aires de stationnement, de bande d’arrêts d’urgences, de ronds-points ?-

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la production, artistique et industrielle, faisant de leur exposition un spectacle à la gloire du progrès et parfois mettant en scène, à travers l’objectif d’un appareil ou l’écran d’une télé, le contrepoint de l’abondance qui existe dans les autres espaces. La perte d’espace devient une référence pour qualifier et valoriser un autre espace. Pour finir sur la ville mondiale, rappelons encore une fois qu’elle se caractérise par une juxtaposition de modèles normés, technique sur l’univers infini du territoire ; les traits s’affinent mais oublient que la carte, la géométrie n’anticipe pas la nature et la création d’autres espaces pour répondre aux contraintes du progrès. Vivre la ville mondiale, c’est vivre le mythe de la consommation et accepter la substitution de la technique à la tradition, de la culture par le calcul, de l’usage par la norme.

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Un logement dĂŠcent .



«L’inhabitable : l’architecture du mépris et de la frime, le gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux. L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste. L’inhabitable : le parqué, l’interdit, l’encagé, le verrouillé, les murs hérissés de tessons de bouteilles, les judas, les blindages. L’inhabitable : les bidonvilles, les villes bidons. […] On est prié de dire son nom après dix heures du soir.»1 Georges Perec dresse un portrait par la négative de l’habité, de l’habitable. L’habité n’est pas une question de surface ni de valeurs, ni de signes mais c’est autre chose. Cette autre chose Henri Gaudin la décrit comme une œuvre en soi, une œuvre de soi : «Comment serait-elle [la maison] un objet fonctionnel, la maison, alors même que nous nous reconnaissons en elle ? Comment s’identifier à un objet ? Elle n’est pas une chose. C’est un sujet presque. Bref, une œuvre. Il y a quelque chose d’étonnement mystérieux dans la maison qui, tout en étant durable, permanente, solide, ne peut qu’être un miroir de nos ”entortillures” (un mot de Montaigne).»2 L’habité est une donnée sensible, ou plutôt une abstraction personnelle de son espace. Pourtant, comme nous l’avons vu avec le processus de formation de la ville mondiale, le logement se norme peu à peu, tendant à devenir un standard. Ouvrons une parenthèse sur l’étymologie du mot logement ; basé 1. in Espèce d’espaces, Georges Perec, p.176 2. in Des souris dans un labyrinthe, Élisabeth Pélegrin-Bel, p.176

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sur le mot loge, il a pour origine le francique «laubja» qui signifie «abri de feuillage», désignant la matérialité de l’habité avant de désigner son action, l’étymologie de maison semble plus à même de recouvrir le sens de l’habité. Maison vient de l’indo-européen commun «men» qui signifie rester, séjourner et par métonymie signifie finalement le cadre où l’individu reste. Nous voyons là se dessiner la distinction entre le cadre et l’action, la technique et la culture pourrions-nous dire en généralisant la comparaison. Ainsi, quand nous abordons le thème d’un logement décent, nous parlons bien entendu du cadre, des murs et de leur conception. L’habité devient une donnée réduite à un ensemble de formules mathématiques, allant en contrepoint de sa nature propre, mais utile quant à la conception d’espaces. Pour aborder l’influence du système normatif dans la conception du logement et finalement de l’habité dans sa réduction mathématique, nous nous référerons à l’analyse minutieuse de Monique Eleb et Philippe Simon qui étudient l’évolution de la construction dans le temps. Ainsi, nous pouvons voir émerger au cours des années 1990 et 2000 un système normatif de plus en plus prégnant dans la conception des espaces, réduisant le champ des possibles pour palier par les techniques aux problèmes inhérents à la société. «Dans les cahiers de prescriptions ou les documents programmes, certains maîtres d’ouvrage produisent une suite de restrictions censées élever la qualité. Ces prescriptions s’ajoutent à la stratification des normes du logement qui s’imposent à l’architecte et finissent par produire un logement qui en est directement issu, donc un «logement réglementaire», adapté à on ne sait plus quel mode de vie, ligoté par des injonctions liées le plus souvent à des questions financières et constructives.»1 Pour comprendre comment le logement tend à devenir un standard, une position ferme dans le système normatif, il est important 1. in Entre désir confort normes : le logement contemporain, Monique Eleb - Philippe Simon, p.13-14

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de comprendre la genèse d’un logement. La répartition entre la commande et l’œuvre est essentielle car la commande suit la demande et donc le besoin ; or, comme nous l’avons vu précédemment, le besoin est un concept abstrait qui vient anticiper les demandes des usagers, ou plutôt des consommateurs. La réduction du logement à l’application de modèles standardisés s’appuie sur les nécessités économiques qui régissent le besoin et la consommation ; la question de l’habité rejoint ainsi la tradition et l’usage, qui se trouvent réduit à la simple mise en place de signes qui n’ont plus de signification autre que le rappel d’une image. Habiter un logement revient ainsi à vivre dans des données estimées comme références absolues du bien-être et du confort. L’application aveugle d’un système normatif traduit une volonté de qualité à travers une quantification précise des espaces, mettant un point d’honneur à créer un modèle normatif où tous les espaces ont une fonction et finalement une valeur. Le logement tend alors à devenir un standard mais surtout à contribuer à l’avènement d’un nouveau style architecture, inscrit dans le temps, le logement réglementaire. Les règles de composition, de proportion bien que basées sur la géométrie trouvent leur sens dans un rendu sensible de l’esthétique et du fonctionnement, elles permettent cependant une réinterprétation totale de l’ordre pour changer les formes et diversifier les possibilités de la construction. En appliquant les systèmes réglementaires et les normes, le logement n’est plus un jeu autour de la composition et d’une inscription dans la ville, une rédaction inédite basée sur la pensée antérieure, mais devient un examen d’application des dimensions prescrites pour la création d’un cadre de vie. Monique Eleb souligne que ces normes, ces références ne sont plus basées sur une culture, une manière d’habiter, un rapport direct des corps sur la matière, mais sur une estimation moyenne, scientifiquement définie, et souvent influencée par des critères qui n’ont de rapport qu’avec la technique et la consommation. Le vrai défi d’un projet de logement n’est plus de modifier les usages et l’art d’habi261


ter, mais de créer des espaces rationnels ou la dimension économique prend une part importante. Entre la construction et le financement d’un projet, il s’agit de créer un rapport efficace pour investir le moins possible, et finalement proposer une possibilité de logement au plus grand nombre. Car dans cette dynamique économique de création de logements, l’un des aspects fondamentaux avec la production de valeurs ajoutées et de pouvoir offrir au plus grand nombre un logement considéré comme normal parce que normée, une base d’égalité pour tous d’accès au standard. Les partages de logements et moyens alternatifs sont encore mineurs dans le parc immobilier et la culture de l’habiter laisse place à une consommation d’espace ready-made où l’habitant n’a qu’à poser ses bibelots pour l’écarter de la norme. La notion d’égalité dans la conception des normes en logement est primaire mais se fonde davantage sur l’égalité devant l’investissement, la possibilité de tous d’accéder à la propriété d’un standard, d’un espace aux miniums requis. «N’y a-t-il pas une forme de mauvaise conscience de la société (face aux handicapés, aux personnes âgées, aux laissés-pour-compte, etc.), qui aboutit à des lois, des règlements et préconisation techniques, rarement liés, il faut le souligner, à l’évolution ordinaire des modes de vies? Pour améliorer ou mieux partager, c’est d’abord la prescription technique voire l’interdiction qui prime. Les conséquences de ces contraintes récentes sur les projets ne sont pas forcément visibles.»1 L’égalité devant le standard, devant l’achat d’un bien. Il faut réduire les coûts pour favoriser l’accès au logement. Le logement devient un bien individuel, un signe de son identité plutôt que le cadre de l’intimité. Les traditions de partage d’un logement par plusieurs générations sont remises en cause, créant dans les zones rurales de nombreuses ruines mais aussi dans le cœur des vieilles villes. Mais dans cette inflation législative, l’accès au logement se recadre 1. in Entre désir confort normes : le logement contemporain, Monique Eleb - Philippe Simon, p.47

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aussi autour d’un accès pour tous à un logement individuel. Comme si vivre sa différence seul était le seul moyen de s’épanouir, de danser autour du standard malgré ses différences, comme solution à la diversité humaine et à son intégration dans le système normatif. Quand Monique Eleb parle de mauvaise conscience de la société, elle ne parle pas d’une prise en considération humaniste de l’Etat face à la détresse des anormaux, mais plutôt d’une mauvaise conscience de chacun face au refus de partage, d’entre-aide au sein d’un système d’individualités, de positionnement des personnes par rapport à la norme, chacun ne prenant pas le temps de s’occuper d’autre chose que de sa propre existence. En délégant à la norme le soin de s’occuper des anormaux, les individus se dégagent d’une culpabilité, celle de l’abandon dans la société de consommation de la tradition et des valeurs humaines au profit d’une norme établie. La loi se présente alors comme dernier recours à l’aide, et la mise en place d’une nouvelle stratification de normes au sein du système normatif n’est pas pour l’égalité de tous dans une société, mais le signe que les anormaux peuvent s’autogérer sans intervention autre que celle de la norme. Les techniques s’affinent alors, définissant portes et fenêtres au détriment de l’habiter et de l’usage, pour égaliser les chances de tous et surtout séparer les corps d’une entre-aide, les corps se séparent dans des standards sacrifiant une possibilité supplémentaire de singularité au nom de leur individualité. Pour les anormaux, la consommation se présente comme providence, comme une solution idéale d’indépendance et finalement de solitude. La consommation déplace les problèmes en les enfermant dans des considérations égalitaires et dans des standards. Le corps social se délite, les normes répondent aux individus, les contrôlant les fixant autour d’une référence. La loi pour l’accès de Personnes à Mobilité Réduite aux établissements recevant du public commence aussi à contraindre les formes, permettant de moins en moins d’écarts sans pour autant se poser comme un dogme absolu. Elle influe dans les moindres détails du projet, dans son dessin sans pour autant assumer son rôle, elle se pose 263


en garante de l’égalité de tous, en garante d’une société solidaire où les individus sont séparés hermétiquement dans un ensemble de normes, réduits à une donnée mathématique de dimension et d’estimation. Ainsi, nous voyons dans les logements aux normes la disparition des entrées qui limitent la manœuvre d’un fauteuil, l’élargissement des couloirs, des chambres et surtout des pièces d’eau au détriment bien souvent des espaces collectifs, le salon et la cuisine. La production du standard à grande échelle réduit la possibilité de chaque appartement au nom d’une égalité devant l’offre mais pas dans l’appropriation. L’auteure relève également des critiques de la part de personnes à mobilité réduite qui dénoncent la diminution des espaces au profit d’une accessibilité souvent subtile dans les espaces. La contrainte passe de l’usage à la conception modifiant complément les rapports de l’habitant à son domicile, lui enlevant une partie de son histoire pour lui offrir une feuille blanche, sans faute, qui ne laisse place finalement qu’à peu de variations pour l’habitant. Le logement tend à devenir une cellule moulée sur un corps hypothétique, sur une norme abstraite, un normal absent d’une maison où les erreurs et les errements de la conception deviennent une part de l’identification du corps à son espace. La loi PMR réduit les possibilités de création typologique, Monique Eleb donne l’exemple de la disparition future du duplex inversé qui pourtant proposait une solution nouvelle à l’étalement urbain, pour engendrer la création de standards, de modèles où l’égalité devant l’offre devient prioritaire. «La production architecturale ordinaire a également intégré ces contraintes, mais de manière plus discrète, sauf parfois en termes d’annonce de la part des maître d’ouvrage et des politiques. Ainsi l’exemple de la première opération annoncée comme BBC par l’OPHLM (Office public d’habitation à loyer modéré) de Seine-Saint-Denis, conduite en 2010-2011 par l’Atelier TGTFP. […] Pour cette opération, l’OPH93 annonce avoir mené «une recherche de performance énergétique poussée, permettant d’atteindre la labélisation BBC» mais les moyens mis 264


en œuvre sont de l’ordre de l’ordinaire.»1 Autre grand leitmotiv contemporain, la conception de bâtiments écologiques, d’un logement en cohérence avec son contexte. Il semble bien ironique de constater la prolifération de labels et de normes pour qualifier l’espace et son intégration au contexte. Cette intégration est soumise à l’examen permanent de l’application d’une norme vouée à être modifiée dans les années qui suivent la construction. Monique Eleb affirme que l’architecture ordinaire, quotidienne plutôt, commence à ressentir l’influence des normes techniques dans leurs formes, là où les monstres des grandes villes se défient avec des rapports gigantesques de leur efficacité technique, le recours à des matériaux innovants sensés incarner une révolution dans la construction et l’établissement d’un modèle universelle. Dans cette course à la performance, du respect des normes comme absolu, l’architecture ordinaire se fait encore discrète, n’ayant pas souvent les moyens de rivaliser avec l’exposition technologique des icônes de l’architecture, entre machine et organisme. Face à cette prolifération d’exigences écologiques, seules quelques opérations se font une publicité de leur respect des normes* - mais la mode est aujourd’hui à la création de logements ultra haute performance -. Notons par ailleurs que le processus de labélisation est, comme les normes, établi par des établissements indépendants et même parfois privés, la course à la labélisation s’apparente alors à une volonté de tendre à l’optimal, de posséder une marque, un signe qui permet de comprendre la qualité par un rapport à une référence vendue. Mais cette illusion de la qualité par la performance technique et la labélisation qui s’en suit n’est finalement qu’une mise en place de signes sur le standard pour souligner la qualité du processus normatif. Monique Eleb cite en exemple un projet de l’OPH93 qui a travaillé à l’obtention d’un label BBC, revendiquant une recherche poussée, tout en n’utilisant finalement que les moyens déjà proposés pour répondre 1. in Entre désir confort normes : le logement contemporain, Monique Eleb - Philippe Simon, p.55-56

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à ces exigences. La labélisation ne crée pas de nouvelles solutions, elle applique simplement de nouvelles contraintes qui viennent parfois en contrepoint avec les normes existantes et qui souvent sont résolues par un recours aux solutions déjà existantes, mais elle identifie un modèle comme étant de qualité pour l’ériger en standard. Le logement labélisé se résume alors à un signe distinctif qui n’apporte pas foncièrement une solution globale au problème réel qu’est le gaspillage d’énergie. La technique répond à la technique ; la technique et la consommation ont poussé peu à peu la société dans le gaspillage, pour palier à ce fait, la technique a recours à ses nouvelles évolutions, consommatrices d’énergie et de matière, suivant par là même l’idée de progrès. Citons ici l’exemple des panneaux photovoltaïques souvent présentés comme une solution idéale, une révolution énergétique, malgré un coût de production élevée, un impact environnemental important et encore sous-estimé dans leur fabrication et leur recyclage. La technique répond par la technique par translation d’une solution moribonde à une solution qui n’a pas encore trouvé ses limites. Les normes et les labels favorisent la création d’objets technologiques souvent dénués de contact à la réalité au nom de l’écologie mais ne portent pas sur les comportements et la consommation. Nous ne critiquons pas toutes les normes techniques, mais seulement le processus qui fait entrer ces normes comme signe d’une qualité. Elles annihilent les mutations de l’habité en préservant le standard, les solutions préfabriquées au détriment d’un usage, d’une adaptation des comportements dans un espace. La réduction de la qualité à un système normatif, un système de signes vient alors modifier jusqu’à la conception du logement qui devient alors une expression de la technique au lieu de devenir le support de nos vies. «Quelques projets donnent à lire leur côté «développement durable» à travers une forme d’expression caricaturale, où les effets de signe prévalent par rapport à l’efficacité technique recherchée.»1 1. in Entre désir confort normes : le logement contemporain, Monique Eleb - Philippe Simon, p.65

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Cette réduction technique devient caricaturale quand elle vient créer un ordre normatif, oubliant le véritable projet qu’est le logement. Dans cette course à la performance et à la labélisation, les signes deviennent plus qu’une indication, ils sont un gage de qualité, une certification de la normalité et finalement de la qualité de l’individu au détriment de son usage. Les logements ainsi conçus peuvent souvent se réduire à des façades habitées, c’est-à-dire à des parois percées de fenêtres éclairant des dalles. La conception s’acharnant à donner un sens à la labélisation, elle dénie simplement la fonction première du logement, de l’architecture ordinaire pour se ranger au côté des monstres culturels qui paradent dans leur technologie de pointe. L’efficacité se résume encore une fois à la technique, l’intelligence de l’habitant n’a plus d’importance, le bien doit être prêt à être consommé dès sa livraison, l’individu ne doit pas changer pour s’adapter, faire de ce local sa maison, juste l’utiliser comme un signe et consommer son existence entre les murs double épaisseur ultra haute performance. Vivre ne devient plus un acte fondateur de la qualité d’une maison, mais seulement une succession de consommation de solutions préfabriquées offrant le confort, ou plutôt la conformité au système normatif qui définit la quantité. L’architecte se transforme en thermicien, réduisant l’impact du monde sur le confort personnel, réduisant les contraintes relatives à l’habité au choix de la moquette ou du mobilier Ikea. « Aujourd’hui, les bâtiments doivent être «standard» : ils sont faits pour tous et pour personne, et si un habitant ou un groupe le transforme, dès qu’il s’en va, on le remet dans son état d’origine, comme si toute trace était sale et honteuse.»1 Patrick Bouchain exprime ici la vraie dynamique qui anime la mise aux normes des logements et leur forme de plus en plus standardisée. L’usage est réduit, la vie limitée et finalement l’expression se concentre 1. in Construire autrement, Patrick Bouchain, p.57

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désormais sur une collection de signes. Le logement contemporain, dans sa forme la plus normative, ne propose plus d’espace à la vie mais simplement un minimum requis considéré comme étant de qualité. Mais ce que remarque ici Patrick Bouchain concerne le nouveau rapport à l’habiter qui se fait dans la société de consommation : la disparition de l’usage et de la transmission d’une manière de vivre. Il faut comprendre ceci dans le cadre de la société de consommation et de son impossibilité d’offrir autre chose qu’une référence, un signe. Ce signe ne peut se permettre de devenir symbole ou signification avec son histoire, ses anomalies, il doit être une donnée nouvelle sans tache dans un monde homogénéisé. L’écart à la norme est personnel et personne ne souhaite récupérer l’anormalité d’un autre, le lien est brisé, les logements fossilisés. Tout doit être propre, lisse, apte à être consommé sans avoir à penser à l’essence véritable du lieu et à son histoire. Le logement devient une page blanche qui refuse la tradition et le dialogue, l’expression est individuelle et la définition de sa position dans un système normatif est un acte personnel coupé de la réalité et des liens. Pour continuer dans cette idée de l’importance de la propriété, il suffit de se référer aux photos d’annonces immobilières, mais aussi de projets architecturaux. Dans celles-ci, la présence de l’habitant se limite à son minimum, quelques bibelots repartis dans la pièce, des livres, bref à une réduction de signes consommables qui caractérisent l’individu dans le modèle. La cuisine photographiée est toujours propre, les légumes rangés, les couteaux dans le tiroir, la vie se réduit à une fleur sur la table laissant alors le spectateur consommer la possibilité d’appropriation du lieu, d’en faire le cadre de sa vie en oubliant la présence de l’habitant, en niant l’usage et la vie dans l’appartement. Monique Eleb passe en revue l’évolution du logement collectif, mais il semble évident que ces dynamiques de signes sont aussi visibles dans la construction de pavillon. L’attrait particulier de l’habitat individuel rentre en effet complètement dans les dynamiques qui favorisent la fabrication de standards ; la consommation d’un espace en main propre et son appropriation limité à un système de signes 268


traduisent parfaitement les tensions qui amènent encore aujourd’hui une grande part de la population à désirer vivre son individualité sur sa propriété, en sécurité et loin des autres. Le pavillon offre une possibilité d’individualisation du modèle supérieur à l’appartement tout en le plaçant au ban de l’organisation spatiale. Ainsi, l’habité se réduit peu à peu à son espace personnel, son pavillon et ses particularismes, des tuiles provençales à la statue dans le jardin, coupé des autres par une limite, comme un écho au pouvoir classique. Les pavillons sont l’illustration parfaite de l’application de micro pouvoir créant des propriétés soigneusement cachées derrière des haies ou des clôtures, où une collection de signes, en commençant par les plus évidents, le pavillon et la voiture, viennent définir l’individu dans le système normatif. Si le pavillon reste attaché, c’est qu’il se place dans un système de références admises par tous définissant la maison comme quatre murs et un toit en pente, il devient un signe évident d’appartenance à un système culturel où la tradition se limite à un attachement à l’objet ancien, une forme classique* - le pavillon trouve son origine dans la qualification d’un édifice au plan carré en marge d’un château -. Cette forme souligne l’individualité de l’habitant avant de correspondre à des exigences du milieu, elle devient un support de différenciation sur le standard, l’individu habite la même forme que ses voisins mais lui l’habite en mieux avec son système de signes personnel. Habiter, c’est collectionner des signes dans l’inhabitable géométrique. Le logement décent, c’est une figure géométrique pour tous mais non pour un.

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Usage, une autre conception possible .



Mais comment alors dépasser la consommation de signes pour concevoir une architecture de qualité. Les normes et les réglementations se mutent en contraintes de plus en plus pressantes, dirigeant le projet vers une forme standardisée pour répondre à un corpus d’exigence rendant le produit consommable. De nombreuses initiatives ont vu le jour pour redéfinir le logement, l’architecture comme une possibilité de dépasser la norme, le standard et ainsi de recréer l’urbain dans un univers clos. Ces initiatives se nourrissent parfois de tradition mais souvent se limitent à une intervention ponctuelle, comme un pansement sur une hémorragie. Nous ne nous proposons pas d’apporter une solution préfabriquée, une nouvelle norme, mais seulement d’explorer quelques nouvelles possibilités de danser avec la norme. «Et il y a là, je pense, quelque chose de séduisant pour les architectes euxmêmes, d’imaginer que les édifices qu’ils construisent, les espaces qu’ils inventent, sont le lieu de comportements secrets, aléatoires, imprévisibles, poétique en quelque sorte, et non seulement de comportements officiels comptabilisés en termes de statistiques.» Baudrillard dresse un portrait séduisant de l’usager, celui d’un individu capable d’improviser et de réinterpréter la composition pour en faire son lieu. Nous avons jusqu’à présent pris pour parti de prendre l’individu comme le produit radical du système normatif mais ce parti volontaire, tachant de montrer les dynamiques internes à la société contemporaine, n’est qu’une caricature qui malheureusement s’exprime parfois. Nous avons vu que le normal n’existait pas et qu’il était une valeur propre à chacun qui tend à suivre le système normatif, 1. in Vérité et radicalité en architecture, Jean Baudrillard, p.26-27

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mais toujours il est un positionnement particulier dans l’ensemble. Ce qui est séduisant dans le propos de Baudrillard est de comprendre la part d’imprévu, d’incalculable qui est toujours présente dans l’individu. Nous ne parlons pas d’imprévu comme d’une catastrophe mais plutôt comme d’une alternative au comportement normé, conforme et attendu. C’est toujours une surprise de voir les chemins imaginés être dépassés par une logique commune qui révèle un potentiel, et parfois des erreurs, insoupçonnés. Cette nouvelle dynamique, différente de celles imaginées, suit parfois un chemin normatif, comme par exemple la mise en place de portail sur les îlots ouverts de Portzamparc dans l’opération urbaine du Haut de Forme, réduisant les potentiels d’un projet. Cependant l’appropriation de l’espace conçu peut parfois aller en contrepoint de l’usage imaginé. Il faut essayer de s’appuyer sur ces dynamiques pour concevoir différemment dans les normes et, pour revenir à notre métaphore, offrir une nouvelle danse autour de la norme, sans s’en écarter pour finalement s’en jouer. Ce processus n’est pourtant pas tout le temps admis, comme dans le cas du musée d’art contemporain de Varsovie conçu en 2007 à la suite de premier concours internationale en Pologne. «Things changers when the «Bilbao effect» - the impetus given to Basque city by the presence of Gehry’s new Guggenheim - percolated throughout the media into the minds of the decision-makers. If there was a single name in the media that deserves praise for carrying out the educational chore, it would be that of Dariusz Bartoszewicz, Gazeta Stoleczna’s lone architecture correspondent. It was he who, for many years, publicized any local visits by starchitects, interviewed them, and reviewed their designs.»1 Revenons à la genèse du projet. Nous avons déjà brièvement présenté Varsovie dans la première partie de notre étude en la présentant justement comme une capitale banale, une partie de la ville mondiale. C’est dans ce contexte de ville mondiale qu’il faut comprendre les 1. in Conflicts, Politics, Construction, Privacy, Obsession, Marcel Andino Velez, p.85

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origines du concours, mais aussi dans une volonté de refaire l’histoire selon les normes internationales et de gommer l’affront de décennies de communisme et de domination étrangère. Ce processus d’identification et d’individualisation reprend ainsi les codes du système normatif pour contrecarrer l’expression de la norme mégalomane de Staline. Le site du concours se situe en effet au pied de l’une des huit sœurs ; les huit sœurs sont huit tours commandés par Staline au lendemain de la guerre mondiale pour écrire sa puissance dans la pierre à travers un mélange de styles architecturaux. Construites essentiellement à Moscou, la huitième est un «cadeau» fait par le petit père des peuples à la Pologne pour symboliser l’union autour de Staline de la Pologne. Notons par ailleurs que Staline hésita à construire une autoroute ou un ensemble de logements modèles* - Des logements modèles seront finalement construit plus tard en périphérie de Cracovie, Nowa Huta, autour d’une usine de métallurgie pour contrer le pouvoir intellectuel et montrer la force d’un processus de normalisation de la société- pour ce symbole. Dans les ruines de Varsovie au lendemain de la guerre, le Plac Kultury et Nautki, le palais de la culture et de la science se dresse sur la société assassinée d’avant-guerre. Le progrès comme propagande. Ainsi, en lançant ce concours international, la ville tente d’effacer l’affront d’une norme individuelle pour se placer dans un processus similaire à celui de Bilbao. La construction d’une performance architecturale pour créer une icône de la nouvelle société dans une ville nouvellement capitaliste. Passé de phénomène à modèle, le musée de Frank Gehry introduit une dynamique mondiale de reconnaissance des villes par la construction de projets ambitieux, faisant écho à la ville mondiale précédemment analysée. Dans ce contexte, le résultat attendu devait être conforme à ce non-conformisme formel qui vient envahir les villes du monde entier avec ses performances et former une identité nouvelle à l’urbain. Le résultat fut cependant une surprise qui illustre bien la lutte du système normatif dans son organisation et finalement son assimilation par les corps comme règle. 275


«Daniel Libeskind, a member of the jury (who himself designed a 230-meter-high residential tower currently under construction in Warsaw), said the winning project didn’t conform to his aesthetics, but it had «some sort of inner power and passion.»1 C’est en effet Christian Kerez qui remporte le concours avec un projet d’architecture sobre, aux lignes épurées, loin du dessin exubérant de Gehry ou de Zaha Hadid. Contrairement à la recherche d’une performance technique ou formelle, Kerez crée un projet basé sur un questionnement sur l’esthétique, le programme et le projet. Finalement un projet que certains qualifieront péjorativement de normal, or, c’est bien dans sa forme épurée que le projet se place hors normes, comme une anomalie pourtant lisse. En défiant les codes établis de la composition d’un musée, d’un espace culturel qui se donne à voir, Kerez crée un écran de béton humble, pour offrir une meilleure lisibilité des oeuvres. De plus, la présence iconique et écrasante de la tour de la Culture a poussé Kerez à ne pas surenchérir dans les signes, les images et finalement créer un univers saturé d’images dans un espace déjà marqué par l’histoire. «Obviously, one may doubt if such thing as «pure architecture» actually exists. The Warsaw Museum conflict was very much about the iconic dimension of today’s architecture : iconic meaning not only the properties ascribed to spectacular buildings by critics such as Charles Jencks, but also fundamental sense of the word «icon» - i.e. an image. Architecture has recently found itself so much in the public eye because of its disseminations through the mass media, which reduces it to a two-dimensional image, vulnerable to the tricks of the elaborate arts of photography and digital rendering.»2 Le parti pris par l’architecte va à contrecourant de la dynamique 1. in Conflicts, Politics, Construction, Privacy, Obsession, Marcel Andino Velez, p.85-86 2. op. cit., Marcel Andino Velez, p.90

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normale, celle d’un système normatif qui trouve dans ses excès architecturaux la présence de sa puissance et finalement ne donne à lire que des signes. En refusant l’iconisme contemporain, Kerez remet le projet au cœur de la conception, cherche à penser l’architecture entre construction et émotion et tout cela en adéquation avec son environnement. L’image de son projet a été critiquée, comparée souvent à un supermarché de banlieue, montrant par là même que les processus d’assimilation des formes architecturales empêchent une lecture claire de ce qu’est l’espace. L’espace ne se limite pas à une production d’images sensées résumer la vérité du projet, l’espace se vit, se prend au corps. Ce projet vient en contradiction avec les processus normatifs qui animent la production mondiale, production mondiale à deux échelles, celle du quotidien, étouffé par les normes et donnant à consommer un ensemble de signe, et celle monumentale mettant en avant la performance et finalement la production d’icônes et de signes à l’échelle internationale. Il présente au contraire la possibilité d’aller vers la qualité en échappant à l’examen, à la référence en se plaçant plutôt dans une réinterprétation des forces du site, de son histoire. Les procédés semblent simples car ils prennent appui sur l’essence même de l’architecture mais dépassent les principes du système normatif pour proposer une interprétation humble et de qualité à la ville, en faire un élément de son fonctionnement, un espace et non une image. Le projet déchaînera les passions à Varsovie, semblant être un affront à la norme qui veut que la ville gomme son passé par une performance iconique, mais Kerez à force de persuasion démontrera la vérité de son procédé qui remet l’architecture et l’espace au cœur du jeu. Cet exemple est symbolique de la relation entre l’architecture et le système normatif et illustre bien la domination de la production architecturale par les images, les rendus et les effets visuels, une architecture de magazine. Nous n’irons pas jusqu’à présenter le projet du musée d’art contemporain de Varsovie comme une référence une norme car il n’a pas vocation à l’être, c’est plutôt le processus de conception, sa connexion avec le contexte, l’histoire, ses liens avec la 277


rue qui peuvent inspirer pour composer avec les normes, panser ses plaies et finalement changer la dynamique de la surenchère qui secoue le monde entier, se battant à l’aide d’édifices toujours plus grands, plus fous mais toujours plus inadaptés à l’humain, à l’usage à la vie. Des œuvres de fiction, d’images au cœur de la ville qui phagocytent leur contexte et créent des hétérotopies par leur juxtaposition. L’humilité, la poésie et l’expression esthétique limitées à un dessin de structure suffisent dans le cas de Varsovie à créer un espace, un projet qui dépasse son programme pour son intégration dans la ville et l’enrichissement du contexte urbain1. «Pourquoi s’inquiéter de cet état et de la dilution des villes alors que le monde n’est plus qu’un village planétaire et que les gens se déplacent sans cesse, par la voix, l’image ou tout le corps, le long des innombrables lignes qu’ils créent pour se relier, que ce soient les routes, les couloirs maritimes et aériens ou le réseau Internet. Nous sommes aujourd’hui dans l’état d’origine de l’humanité, en marche. Si certains voient dans la fin de la ville la fin de la civilisation et le retour à la barbarie, j’y vois l’inverse, le début de l’être autonome comme manifestation du tout petit.»2 Le point de vue adopté par Kerez est critique mais ne se propose pas comme un changement révolutionnaire dans la manière de concevoir la ville, il propose seulement d’introduire une retenue, une intelligence du projet et non de céder à la tentation de la performance toujours séduisante. Il ne critique pas non plus la société en tant que telle, la position de critique implique de comprendre les formes et les organisations pour en faire un jugement, et non un examen. Le système normatif est en place, la société de consommation omniprésente, mais plutôt que de nourrir un discours rétrograde ou fondamentalement opposé à la norme, il faut nourrir de nouvelles façons de concevoir, d’amener le projet à se dépasser et à dépasser les obli1. Notons que le projet a fait l’objet de nouveaux concours dans les années précédentes, montrant la résistance de la norme et la nécessité de la mise en place d’une démarche parallèle à celle des franchises internationales d’architecture de l’image. Le projet actuel semble moins ambitieux dans ses dimensions et n’est toujours pas commencé aujourd’hui. 2. in Construire autrement, Patrick Bouchain, p.18

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gations qui l’étranglent. Le projet doit danser avec les normes pour se jouer d’elles et faire émerger une nouvelle possibilité en leur sein. Une nouvelle vision de l’univers qui s’appuie sur des décennies de juxtaposition de modèles pour créer une nouvelle entité. Patrick Bouchain se place directement dans cette critique de la société actuelle, il ne la voit pas comme la concrétisation d’un mal absolu mais comme une nouvelle de l’humanité sans cesse en formation. La ville mondiale est là et l’apparition du numérique dans la vie domestique engendre un nouveau flot de flux et va modifier profondément les rapports à l’espace et à l’humain* - il est d’ailleurs étonnant de voir la lenteur des normes sur ce sujet, la structure familiale décomposée et recomposée offre, en parallèle à l’entrée du numérique dans les foyers, une autre vision de l’habité que les architectes et même les législateurs n’ont pas comprise. La cuisine ouverte comme répartition interne des tâches reste de mise quand l’ordinateur ne trouve pas encore sa place ailleurs que dans un coin, la chambre, à quand une maison numérique?- . Bouchain rappelle que finalement la seule vraie révolution faite par la société est un retour à un nomadisme permanent, un nomadisme d’autoroute entre supermarché et building, mais un mouvement permanent des flux d’informations, d’échanges et de voyageurs. Dans cette manifestation de la fin de la ville, sa muséification pour les passants, la norme vient homogénéiser la société comme nous l’avons vu mais aussi mettre l’accent sur les particularismes de chacun. Aujourd’hui encore, nous l’avons vu, la plupart de ces particularismes se résume à l’appropriation de signes mais ceux-ci peuvent pertinemment prendre une nouvelle forme, celle d’une expression individuelle et d’une nouvelle culture. Les petits riens de l’autonome deviennent la richesse du futur. Dans le logement et les bâtiments publics ces petits riens se résument finalement à l’usage. «On ne demande jamais l’avis de l’utilisateur sous prétexte qu’il n’a pas la capacité de le donner ; comme c’est un métier perçu comme plus technique qu’artistique, il faudrait être un technicien pour donner son avis. […] Laisser l’architecture ouverte pour que quelqu’un qui s’en sert prenne sa place et la transforme 279


est une manière de faire participer l’usager à la transformation de l’œuvre et de lui permettre, par ce travail, d’en faire une critique positive. Par son apport constructif, il faut retrouver cette liberté grâce à laquelle tout créateur prend le risque de produire quelque chose d’inattendu.»1 Car dans la conception d’espaces, il faut remettre l’accent sur celui que le système résume trop souvent à un ensemble de données de statistique, l’usager. Pour parer la standardisation et les obligations normatives, il faut jouer sur les possibilités d’écarts et faire entrer l’utilisateur, l’usager ou l’habitant dans une appropriation de ces écarts, en faire une création collective et donc culturelle pour dépasser le modèle voire même le transcender. En rapportant un sens à l’appropriation, en substituant les plans préconçus et la disposition du mobilier, nous donnons à l’usager une possibilité de s’exprimer autrement que par un système de signes. Bouchain nous offre alors la solution pour lutter contre l’homogénéisation, celle du retour de la transmission celle d’un retour sur l’usager celle d’une formation dans un sens au cœur des signes.

1. in Construire autrement, Patrick Bouchain, p.81

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CONCLUSION



La danse s’achève maintenant. Prenant les normes au corps, s’élançant vers elles dans un mouvement permanent, elle nous a permis de cerner ce concept aujourd’hui si présent : la norme. L’allégorie de la danse n’est pas innocente car la réflexion autour du normal ne peut se faire dans une simple analyse de faits, de chiffres et de conséquences. Le normal est partout présent mais si souvent absent. Nous l’avons vu dans les premières lignes de notre travail que sa signification est différente suivant les regards de chacun. L’habitant du suburbain, l’architecte sous la lumière de sa lampe, le promeneur dans la ville ou le concepteur de la norme, tous abordent une position différente quant à la norme, mais chacun suit son rythme, entend la cadence et finalement trouve un sens à sa propre existence. Vivre la norme comme un humain est une condition primaire pour comprendre la réelle implication de celle-ci dans notre quotidien, souvent dénoncée par les chantres d’une nostalgie parfois injustifiée ou par les révolutionnaires mal inspirés, le normal n’est qu’une idée incomprise du sens véritable qu’il décrit, celui de notre société, celui de nos corps pris dans une danse infinie, permanente entre les références. Car vivre la norme, c’est avant tout trouver sa liberté dans le rythme défini du quotidien, comme le danseur s’éloigne et se rapproche de son partenaire pour créer, pour sentir, pour vivre. Dans cette première partie qui nous a ouvert les portes d’une maison pavillonnaire si souvent décriée comme un mal absolu, nous avons pu remettre au coeur de l’analyse ce qui en fait un objet si particulier malgré les effets qu’il engendre, celui de pouvoir habiter un chez soi, de créer sa propre vie dans le cadre d’une liberté définie. Un tango sensuel sur les limites d’une parcelle viabilisée, entre technique et confort sans s’occuper du reste qu’est la terre ou la culture. Criti285


quer la norme en ouvrant un nouveau point de vue sur sa relation avec l’affirmation d’un soi et d’un droit à la différence nous a permis d’aller plus loin dans ce corps à corps sans pour autant tomber dans une critique acerbe et partiale de la réalité que le normal crée. Bien entendue, adopter uniquement ce point de vue serait commettre une erreur inverse, celle de la poétisation du quotidien, du rien, de l’anodin peut-être mais plus encore de la recherche d’un sens autre à une réalité plus complexe. C’est pourquoi, en ayant déjà balayé les possibles errances intellectuelles, qui s’opposent sans fond à la norme dans l’espace, nous avons recentré le discours sur l’architecte et le promeneur. Ces deux témoins sont en contact direct avec la norme, dans une autre danse parfois étouffante. Alors qu’elle se fait discrète, dans le petit pavillon, sans jamais réellement disparaître, elle apparaît plus directe, brutale dans la confrontation avec la conception de l’espace et son avènement au niveau mondial. La dynamique est la même, et l’architecte dans son bureau se confronte à ce qui fabriquera la ville où erre le promeneur contemporain, entre façades isolées et vitrines éclairées. Ces danses différentes sont autant d’explorations qu’il y a de points de vue différents sur la norme, toujours placée comme une référence mais échappant à une estimation universelle. C’est pourquoi pour compléter le tableau et brosser un portrait fidèle du concept de norme, le premier pas de notre étude s’achevait sur la naissance d’une norme technique et aussi sur sa production dans un organisme qui vend les normes marquant là une première caractérisation essentielle pour comprendre. Mais si l’allégorie de la danse semble pertinente, c’est bien dans le mouvement qui mène d’une exploration sensible et fictionnelle à une définition par la négative de la norme. Car passer de la confrontation physique à un effeuillage étymologique ne peut se faire que dans une découverte rythmée de la réalité de son partenaire ; une découverte de sa réalité par la confrontation avec des notions semblables. C’est ainsi que dans le deuxième pas de danse autour de la norme, nous avons analysé la loi, la société et tout ce qui est concerné par les normes ; 286


et de cette danse, un premier portrait a été esquissé, peignant d’abord le fond pour finalement épouser les contours de la définition de la norme et de son sens aujourd’hui d’après son origine étymologique. Ainsi, la norme se dégage des amalgames dont elle est la victime, mettant au même plan son action, la normativité, sa qualité, le normal, avec ceux d’une loi, du commun, du banal, du quotidien. Les notions sont originellement différentes mais pourtant regroupées dans chaque critique sur les normes. Dans cette définition par la négative, l’absence de la norme a permis d’esquisser la réalité normative et sa différenciation avec la loi, la règle mais aussi le standard ; ainsi, elle s’impose comme une référence à valeur d’obligation, permettant de définir la valeur d’un fait, d’un geste, d’un corps, en fonction de sa propre existence. Loin de dépasser le sujet sur lequel elle porte, elle fait corps avec lui pour le former, le faire muter vers une direction, vers la référence. Immanente et permanente, c’est alors qu’elle prend, étymologiquement parlant, la forme d’une équerre mobile qui définit le droit, qui n’est pas le droit pénal, mais une conception large d’évaluations de valeurs au sein d’un groupe. Une fois ce deuxième pas effectué, loin de la norme, un rapprochement était nécessaire pour étreindre le problème à nouveau et dévoiler, avec l’aide de Canguilhem et Foucault, la réalité philosophique de la norme et ce qui en fait un concept si particulier dans la société contemporaine. Car la norme est centrale dans la conception du monde, la considérer présente uniquement sous forme technique et comme une contrainte spatiale est simplement ignorer qu’elle est l’instrument d’une dynamique beaucoup plus large qui prend racine dans les grands bouleversements politiques historiques jusqu’à aujourd’hui. Ce troisième pas permet un meilleur positionnement vis-à-vis de la norme car il la replace comme un objet philosophique clair, comme une valeur de plus en plus présente dans la société, comme une valeur qui par sa simple présence vient définir le normal du pathologique. Mais dans cette définition, le normal se révèle être absent, ou du moins il n’est qu’une conception abstraite du droit inatteignable et seulement admise par le corps qui juge le normal comme tel ; relatif 287


à chacun d’entre nous, il n’est pas normal et finalement seul l’écart, la maladie lui donne une existence. Mais ce qui émerge de ces réflexions sur le sujet, c’est l’application à une échelle dépassant les domaines premiers où la norme s’exprime clairement, la norme est désormais omniprésente, et le passage d’un pouvoir transcendant fixe à une biopolitique a donné à la normalisation tout son sens. L’homme n’évolue plus dans sa création, son évolution, mais dans une modulation autour de la référence, une danse autour de l’équerre. Il vient se placer dans un système normatif de gestion des corps et des idées pour donner un sens à sa vie. La transmission devient secondaire, optionnelle et replace sans cesse les corps face à la référence plutôt qu’à l’histoire, la référence est fabriquée, calculée dans un système où l’économie, la science et l’industrie s’allient pour définir un optimum commun à tous et pourtant détaché de la réalité de chacun. Dans cette émergence de la norme comme instrument de pouvoir, où l’économie et l’idéal de progrès deviennent centraux, le corps devient le terrain politique non plus dans son annihilation mais dans son dressage, dans la suppression des anomalies. Ce troisième pas de danse, au corps à corps montre la réalité de la norme comme celle d’une évaluation permanente des corps dans un système pour la concrétisation d’un idéal voire d’une utopie au détriment des identités les plus retorses. C’est ainsi qu’en introduisant ces réflexions, nous avons introduit le dernier pas de cette étude pour revenir sur l’espace dans sa plus grande dimension et de sa relation aux normes. Passant du modèle économique au logement, la norme s’exprime comme un moyen efficace d’expression préconçue pour l’épanouissement de chacun dans le système normatif, parfois au détriment du contexte, de l’autre ou plutôt dans l’ignorance des conséquences d’une formalisation homogénéisante de chacun. Car le cœur du problème normatif ne se situe pas dans l’explosion législative qui vient définir de plus en plus précisément les corps et les gestes, mais dans l’attachement singulier de chacun à ces références, sans en comprendre la réelle portée. Dans ce système normatif où chacun danse suivant ses propres normes, aucun n’admet la relativité de son existence dans sa normalité et finalement 288


n’admet sa réelle maladie. Car concevoir un monde pour tous et finalement pour personne remet tout le monde face à sa propre anomalie, et la traduction spatiale de cette société ne fait que cristalliser les réalités. L’espace de la ville, l’espace de chacun se normalise au détriment de son propre usage, limitant à un système de signes l’appropriation du bien, réduisant l’humain à une image lisse sur laquelle s’accrochent quelques écarts mesurés. Le pavillon devient le symbole du suburbain, ceint de boîtes métalliques commerciales et lié au reste du monde par des autoroutes. La ville mondiale se transforme en une liaison de bulles indépendantes, de petites îles perdues dans la fluidité des réseaux et des corps. Mais de ce constat, nous avons tiré la force d’une autre conception, loin d’une complainte sur la réalité oppressante de la normalisation forcenée de l’espace contemporain, celle d’une nouvelle politique, car il s’agit bien de politique, de transmission. La transmission permet de ne plus simplement se placer dans la danse, mais de créer ses propres pas. L’usage, le savoir, la volonté de participer et la responsabilisation de chacun face à ses engagements dans la société, avec les autres sont parties intégrantes de la transmission. Car ce qui transparaît dans l’étude des normes est qu’elles ne sont qu’une référence produite par l’application première d’une norme, se placer dans un système normatif, c’est se placer dans la dynamique normative et en permettre le développement. Il n’y a pas de fatalité, juste une réalité qu’il faut transcender et discuter. «L’architecture actuelle s’occupe de la maison, de la maison ordinaire et courante pour hommes normaux et courants. Elle laisse tomber les palais. Voilà un signe des temps.»1 Voilà un signe du temps, l’architecture d’aujourd’hui ne s’expose plus que dans les palais à la gloire de la consommation. Monstres de verre et d’acier, l’architecture s’exprime dans l’expérimentation, la 1. in Vers une architecture, Le Corbusier, p.1

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technicité et les projets records en oubliant sa fonction première, celle d’habiter. Quand Le Corbusier décrivait ce signe du temps, les processus d’industrialisation prenaient une part de plus en plus importante dans la construction montrant par là même la possibilité de dépasser les problèmes classiques et d’apporter un minimum commun idéal à chacun, la norme était en marche ; d’abord technique, elle est devenue avec les fonctions de chaque pièces et l’hyperspécialisation de cellesci, essentielle et centrale pour répondre à un minimum d’exigences communes de plus en plus détaillé, si bien que l’architecture a fui le normal. Mais cette constatation mérite d’être nuancée, l’industrialisation et la normalisation de l’habitat normal n’ont pas fait fuir l’architecture de l’ordinaire, elles lui ont simplement donné un aspect plus homogène propre à répondre aux exigences de tous mais donc finalement de personne. L’architecture normale n’est pas malade de sa normalité, elle tend simplement à limiter les écarts et finalement à s’affirmer comme normale alors qu’elle n’est une expression, un positionnement dans le système normatif influencée par le milieu, l’architecture est toujours dans la maison ordinaire même si elle y est réduite à son expression la plus simple, la plus proche de l’équerre normative. Mais c’est par cet écart que nous pouvons trouver une force d’expression et finalement une alternative. «Dans un ouvrage fondamental, L’Homme et la Matière, André Leray-Gourhan écrit que «la grande héroïne de l’humanité, c’est la main» : c’et la pensée qui donne l’impulsion à la main, mais c’est la main qui agit, matérialise l’expression de la pensée, transforme les choses et façonne le monde. Si l’on nie ce lien entre la main et la pensée, le travail manuel est séparé du travail intellectuel, et la main n’est plus qu’une simple force de travail.»1 Car la norme impose une danse, un positionnement du corps et donc une action, un mouvement, elle ne s’applique que dans son ad1. in Construire autrement, Patrick Bouchain, p.89

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mission au sein de soi, au sein du corps, au sein de l’espace. Ce rapport permet de trouver l’alternative dans l’usage, la remise en avant d’une transmission de culture, de savoir, de références même autrement que par la confrontation directe avec la norme. Quand Patrick Bouchain parle de la main sur le chantier, il déplore la disparition du manuel au détriment du calcul, de la machine, de sa disparition comme entité particulière qui a fait de l’homme, l’Homme. Le processus normatif a réduit nos mains à une simple interface, un simple outil alors qu’elles sont bien autres choses, elles sont l’affirmation d’une appropriation des objets, du monde par les sens pour lui donner un sens. Il faut y voir une ouverture sur la possibilité de vivre la norme autrement ; bien que la puissance technique soit de plus en plus forte, elle n’empêche pas la réalité des corps et des constructions de s’affirmer dans les relations physiques, simples et quotidiennes qui donnent une valeur aux actes, aux hommes. La main devient la base d’un accaparement de la norme en son sein, de remodeler sa forme pour la faire sienne, de la transmettre. Remettre l’usage au coeur de l’espace plutôt que de se référencer sans cesse à un calcul, dépasser les modèles législatifs pour définir de nouvelles relations à l’espace, et par là même modifier les conceptions classiques du logement, de la rue, de l’espace, voilà une solution possible. Bien entendu son application réelle implique de nombreux problèmes ; nous nous sommes bien gardés de compiler l’ensemble des normes du bâtiment dans un classement chiffré qui finalement serait illusoire tant la norme est fluide, privilégiant la dimension philosophique et sémantique de la norme pour élaborer une possibilité de la dépasser en comprenant son fondement, sans pour autant offrir une solution préfabriquée à chaque norme. Ainsi, nous avons pris le parti de n’aborder la norme que comme concept général pour mieux la cerner et vivre avec. Vivre la norme c’est comprendre qu’il n’y a pas de solution fixe, que tout se passe dans un mouvement cadencé et calibré. Une danse avec les normes. Une danse dans son milieu avec les normes. Un positionnement du corps entre des façades BBC pour caricaturer, de l’espace entre les chiffres. La transcender c’est l’accepter pour en 291


jouer, produire sa propre norme pour ouvrir à un nouveau champ de possibles ; la norme n’est pas une fatalité, elle doit être acceptée et comprise comme une référence mais pas comme un absolu. Ce que Patrick Bouchain introduit dans son analyse est la possibilité de dépasser le standard en remettant l’usage au cœur du projet, en comprenant son imperfection et finalement sa transcendance par rapport à une base commune, comme une richesse dans la ville qui vient par son existence créer la rue, la ville. Le vrai travail aujourd’hui n’est plus d’affiner la technique pour répondre par la machine aux besoins de la machine humaine, mais il est d’accepter l’imperfection du modèle, ses limites et parfois son absurdité, pour replacer l’humain au cœur de l’espace, l’espace comme émotion et non plus comme surface. Peupler les trous, les espaces de l’imperfection qui sont légion dans le suburbain, rechercher dans la décence ordinaire l’expression d’un autre possible se présentant comme les solutions à l’homogénéisation et la normalisation du monde car répondre aux problèmes de la norme ne peut se faire qu’en la redéfinissant, en la discutant, en faisant d’elle un objet personnel, défini par un ensemble et non plus par un autre. La norme ne doit plus être la réponse absolue, l’instrument politique d’une réponse globale à un problème particulier, adapté à sa seule existence, mais elle doit devenir un intermédiaire entre les corps, suivant sa propre force à se créer dans son action, pour changer peu à peu les corps, les usages, les besoins et finalement le monde. La danse se termine sur ce nouveau pas esquissé qui présente une nouvelle possibilité de bouger entre les références, de chercher un nouveau partenaire pour dépasser son cadre premier, et entraîner le reste dans une danse nouvelle pour se jouer de l’équerre institutionnelle et fabriquer son propre droit. C’est dans la recherche de ce nouveau droit que vient alors se recréer une architecture propre à répondre aux aspirations humaines, un architecture normale inspirée. La valse se termine ainsi, le rythme s’efface et nous laisse ici, face à ces nouvelles possibilités de droit, une pratique de l’espace à réinvestir, un espace à conquérir en permanence pour que corps et espace renouent dans un corps à corps émouvant, personnel et dynamique. 292


La norme ouvre un champ d’application gigantesque, l’exploration nous a permis d’en comprendre le sens et la vérité, dans cette danse, le prochain pas déjà esquissé doit nous amener à comprendre comment en jouer, par une connaissance pointue du système normatif, et l’expérimentation d’un autre possible, de la norme à l’expérience, un lien se crée qu’il reste alors à développer.

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BIBLIOGRAPHIE Références



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