Bulletin N° 7 Mémoire photographique champenoise

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Mémoire photographique Champenoise « Centre Régional de la Photographie de Champagne Ardenne » Villa Bissinger 51160 Ay Bulletin bisannuel

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L’emballage et l’expédition du Champagne : son évolution est visible dans le fonds Poyet. Façade d’un prestataire de service du Champagne photographiée le 15 mai 1935

N° 7 Décembre 2008 Parution du n° 8 le 1° juin 2009


Mémoire photographique champenoise Bulletin de l’Association loi de 1901

Centre Régional de la Photographie de Champagne-Ardenne Villa Bissinger 51160 Ay Editorial Ce numéro se doit de commencer par de nombreux remerciements. En premier lieux, l’organisation des permanences au local de l’Association, rue Clamecy à Ay , le deuxième samedi de chaque mois nous a fait passer d’une quinzaine d’adhérents à plus de quarante. C’est ce que j’appellerai le soutien « populaire », comme un réel encouragement à notre action. Donc un premier merci à tous ces adhérents que nous engageons à poursuivre leur aide en remplissant le bulletin d’adhésion joint à ce numéro pour 2009. Ensuite, à l’occasion de notre exposition de présentation du Fonds Poyet, nous avons pris le risque financier non négligeable d’éditer à 500 exemplaires un catalogue, sans la moindre aide de qui que ce soit au niveau de ce qu’il est convenu d’appeler les pouvoirs publics. Malgré celà, nous avons acquis des collaborations de qualité : notre grand photographe local, et de réputation internationale, Gérard Rondeau, nous a fait l’honneur de rédiger pour cet ouvrage une préface particulièrement émouvante que vous trouverez à la fin de ce numéro. Francis Leroy, notre histoirien local a lui aussi introduit notre exposition avec son regard si sensible et si juste. Enfin, dans une discrétion totale, le responsable de l’Imprimerie Imprim’eclair, Monsieur Lévêque, au delà d’avoir fait un travail d’impression remarquable de qualité, nous a fait des facilités de paiement exceptionnelles. Un grand merci à eux trois. Nous avons pu reprendre les actions Villages, et pour la dernière, à Oiry, le soutien de l’association historique locale, la Merlette, en la personne de son Président, M. Thiébeaux, en a permis le vrai succès. A lui aussi un grand merci ! Dans ce numéro, nous avons renoncé à toute la partie « actualité de la photographie » quasiment impossible à traiter en ne parraissant que deux fois par an. Déjà que l’information d’un quotidien se défraichit au jour le jour, nos annonces d’expositions hors région n’ont plus de sens, d’autant moins que toute information sur la photo apparait au jour le jour sur Internet. Notre prétention à un rayonnement régional est déjà bien ambitieuse, et nous y consacrons tous nos efforts ! Francis Dumelié.

Sommaire : - La vie de l’association. - D’hier et d’aujourd’hui : Vincelles 1938-2008 - Action village à Oiry - Le fonds photographique du Musée d’Epernay - Histoire de la photographie. Chapitre 7. Hercule Florence - L’histoire de la photographie vue par l’imagerie d’Epinal. - Les multiples inventions de la photographie (nouvelle rubrique) - La carte postale illustrée : procédés de fabrication (suite) - Emballage et expédition du Champagne dans le fonds Poyet - Trucages ou humour ? revenons en 1893 - Humour photographique (suite). - Gilbert Garcin, jeune photographe de 79 ans - Préfaces au catalogue de l’exposition « Le fonds Poyet, trésor régional » par Gérard Rondeau et Francis Leroy

Quelques cartes de photographes régionaux

p.2 à 6 p.7 p.8 à 11 p.12 à 14 p.15 à 16 p.17 p.18 à 20 p.21 à 24 p.25 à 27 p.28 & 29 P.30 à 32 p.33 à 25 p.36 à 38

Contacts : Présidence : Hubert Ballu : 06 08 85 13 20 Conservation du Fonds Poyet, tirages, bulletin, site : Francis Dumelié : 06 08 61 15 33 Actions Villages : Marie France Bannette : 03 26 57 04 74 Secrétariat ; Rachel Payan 03 26 56 36 80 site internet : http://fondsphotographiquepoyet.fr

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La vie de notre Association -

Le mot du Président Chers Amis

Dans le dernier numéro, je vous disais que nous ouvrions nos portes tous les deuxièmes samedis de chaque mois. Et bien nous l'avons fait et le succès ne s'est pas démenti et s'est même amplifié au fil des mois. Ce succès ne peut que nous encourager à continuer, il en va de même pour le taux de fréquentation du site Internet. Grâce à lui, nous nous faisons connaître de plus en plus et surtout mieux. Au fil des jours, le dépouillement des registres permet de satisfaire la curiosité de nos visiteurs. Ils ne viennent pas uniquement nous voir pour savoir si l'un de leurs ancêtres se trouve dans le fonds Poyet, mais les visiteurs nous apportent des documents photo comme des plaques de verre, tirages papier ou diapositives. Nous avons le sentiment de leur faire comprendre la valeur que peuvent avoir les photos qui comme le bon vin, prennent de la saveur en vieillissant. Mais nous ne restons pas cantonnés à ce simple exercice. Le CRPCA a participé aux fêtes Henri IV un peu submergé par le désir de tous ceux qui voulaient se faire tirer le portrait. C'est aussi la foire au matériel d'occasion de Cormontreuil où nous avons été invités et où nous avons été remarquablement accueillis par le président, Monsieur Tinois et son équipe, les contacts furent très fructueux. Nous sommes bien décidés à refaire ce salon. Il y a là des synergies à développer, c'est l'un des buts que nous nous sommes fixés. Enfin, une exposition sur l'histoire du fonds Poyet a commencé à tourner et un catalogue est mis à la disposition de ceux qui le désirent, sa vente permettra, nous l'espérons, d’ autofinancer ce projet. Autres interventions, celles faites dans les villages. La dernière en date, s'est déroulée dans la commue de Oiry. Là aussi un très bon accueil de l'association ….. et de son président…. Attachés à l'histoire de leur commune, ils nous ont permis d'ouvrir les boites et albums de photos des habitants. Fructueuse collecte qui permet à notre fonds de s'étoffer. J'en finirai en vous disant que tout ce travail ne se fera bien sans trouver de nouveaux bénévoles et si certains d'entre vous le désirent ils seront les bienvenus. Hubert Ballu - Les fêtes Henri IV Pour la première fois, notre local de la rue Clamecy a été ouvert au public les 5 et 6 juillet à l’occasion de fêtes Henri IV. De nombreux tirages issus du fonds Poyet ont été collés sur les colonnes du batiments et derrière le rideau de fer relevé, un cabine de prise de vues accueillait tous ceux qui souhaitaient se faire tirer le portrait... Une animation appréciée qui a permis d’enrichir notre fonds contemporain et faire connaître un peu plus notre association.

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- L’exposition de présentation du Fonds Poyet La Villa Bissinger a accueilli notre exposition du 18 septembre au 26 octobre. L’inauguration a eu lieu le 7 octobre, en présence de Monsieur Goutorbe représentant la Municipalité, occupée au même moment à une réunion intercommunale. Nous avons édité un catalogue mis en vente en librairie à l’occasion de cette exposition. Vous trouverez ci après quelques pages de celui-ci, et en particuler les très belles préfaces écrites par notre Historien local en titre, Francis Leroy, et par Gérard Rondeau, le célèbre photographe qui s’est découvert un lien avec le fonds Poyet, lien qu’il a exprimé avec beaucoup d’émotion... N’ayant pu obtenir la moindre subvention pour cette édition, nous comptons bien sûr sur vous et sur nos membres pour en assurer la diffusion. Vous trouverez un bulletin de souscription joint à votre bulletin d’abonnement. L’exposition sera itinérante, accueillie par les Communes qui en feront la demande. D’ores et déjà, elle sera présentée à la Médiathèque d’Epernay en février-mars 2009, et participera à l’inauguration de la nouvelle médiathèque de Cormontreuil en 2009. -

Foire au matériel photo, ciné et vidéo de Cormontreuil

Cette année, le clic clac club, organisateur de cette manifestation qui a lieu chaque année le dernier dimanche d’octobre, a mis un stand à notre disposition et nous a ainsi permis de faire connaître notre association, de diffuser le catalogue de notre exposition, ainsi que les bulletins pour lesquels nous faisons des retirages réguliers. Comme à chaque fois que nous « sortons », ce sont des rencontres passionnantes, et entre autres, nous avons eu l’occasion de parler longuement avec un ancien photographe dit « scolaire » que nous vous présenterons dans le prochain numéro de ce bulletin : un aspect du métier de photographe que nous ne -3 -


connaissions pas dans sa dynamique, même si le fonds Poyet comporte des centaines de photographies de classes des Ecoles d’Epernay.

- Action village à Oiry (par Jean Michel Thiébeaux, président de la « Merlette ») Répondant à une proposition du Centre régional de la photographie de Champagne Ardenne pour organiser une journée collecte de photos, l’association d’histoire de Oiry, « Merlette » a accueilli ses voisins d’Ay dans les locaux de l’ancienne école, le 11 octobre, puis les 8 et 9 novembre 2008. La « Merlette » créée en 1996 collecte les documents anciens dont les photographies du Pays. Tous les aspects de la vie du village, ainsi que tous les événements petits ou grands sont étudiés : depuis l’histoire de l’enseignement et l’évolution de l’école au village, l’arrivée du chemin de fer avec la création de la gare, la recherche de l’histoire de l’église (sans doute l’une des plus anciennes constructions de la commune), la vie à Oiry pendant la grande guerre jusqu’aux nombreux métiers exercés au cours du XX° siècle dans ce village tranquille, situé à l’écart de la route Epernay-Châlons. Le village s’est développé de façon spectaculaire dans les années soixante dix avec la création d’une zone d’activité industrielle et d’un lotissement qui fit doubler la population. C’est avec un grand plaisir que les oiryats ont apporté leurs trésors photographiques familiaux de la première partie du XX° siècle. Pour sa part, notre association a mis à disposition son stock de photos anciennes et l’inventaire photographique du patrimoine bâti de Oiry. Le samedi 11 octobre, jeunes et moins jeunes sont venus se faire photographier en famille ou avec les amis. Les 8 et 9 novembre, près de 200 personnes ont fréquenté l’ancienne école pour reconnaître qui un aieul, qui un ami aujourd’hui éloigné, qui des lieux autrefois fréquentés. Les portraits de oiryats réalisés avant 1936 par Jean Poyet cotoyèrent le temps d’un week-end les photos des jeunes générations. Ce fut une journée riche en émotions, particulièrement lors de la visite de Mme Peltier qui travailla jusqu’en 1950 chez Poyet et dont quelques photos prises par son employeur pour essayer les réglages de nouveaux appareils et la montrant à son travail furent projetées sur un écran... -4-


- Demandes de tirages de photos du fonds Poyet : Hormis les demandes recueillies lors des permanences, toutes ces commandes arrivent par le site internet à cadence irrégulière, mais cependant soutenue. Ainsi, nous avons livré à 26 familles différentes une centaine de tirages depuis le début de l’année, ce qui a représenté environ 1000 € de recettes bien appréciables. Puisque nous parlons gros sous, ces recettes nous ont permis de nous équiper d’un scanner très performant pour réaliser des numérisations de qualité, et d’un appareil de prises de vues numériques pour les numérisations courantes et les prises de vues extérieures...même si nous travaillons toujours avec nos ordinateurs personnels. A noter que nous avons fourni au Champagne Montaudon plusieurs images prises par Jean Poyet, qui ont été utilisées dans une nouvelle plaquette professionnelle. Le Conseil régional a aussi eu recours à nos documents pour la réalisation d’une plaquette sur l’économie sociale et solidaire, et nous sommes entrain de fournir à la Communauté de Communes d’Epernay des photographies du fonds Poyet qui participeront à la création d’un guide multimedia embarqué : simplifions : au départ de l’office de tourisme d’Epernay, les visiteurs pourront louer un

appareil fournissant imges et commentaires aux endroits adéquats, équipé d’un GPS. La technologie au service du tourisme...

N’est-ce pas amusant de penser que cet appareil de dernière génération, le comble du modernisme en somme, va être alimenté, entre autres, par des photographies réalisées il y a un siècle ? - Un don exceptionnel : Nous avons reçu le don de 6500 diapositives prises dans le monde entier par un couple de voyageurs infatigables habitant dans les environs de Reims. Un grand merci pour ce trésor documentaire retraçant leurs voyages depuis 40 ans.

- Du nouveau sur le Site Internet : Régulièrement, les fichiers constitués à partir des livres de l’entreprise Poyet sont mis à jour. A la demande générale, des galeries de photographies ont été mises en ligne. Si vous allez sur la page « conservatoire de l’image en Champagne », vous pourrez trouver la presque totalité des images du fonds Poyet concernant le Champagne présentées sous forme de galeries. Près de 1500 images sont disponibles actuellement. Le reste viendra peu à peu !

L’Assemblée générale de notre Association aura lieu le jeudi 5 février 2009 à 18 h 30 à la Villa Bissinger à Ay. N’oubliez pas de renouveller votre adhésion en renvoyant le bulletin joint à ce numéro. A sa troisième année d’existence, notre Association va renouveller le tiers de son conseil d’administration. Seuls peuvent voter, bien sûr, les membres à jour de leur cotisation au 31 décembre 2008.

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Les permanences du deuxième samedi de chaque mois au local de l’Association, rue Clamecy à Ay Depuis avril de cette année, nous ouvrons notre porte aux curieux du Fonds Poyet, chaque deuxième samedi du mois, de 10h à 12h, simples curieux, ou cherchant des informations sur la présence de leurs familiers dans nos fichiers, recherchant précisément une photo ancienne, ou désireux de partager leurs trésors... Ainsi avons-nous numérisé quantité de cartes postales anciennes, de photographies diverses, familiales ou événementielles. Beaucoup de dons, aussi, souvent seulement quelques photos, d’autant plus précieuses que les personnages y figurant sont identifiés. Un exemple : Madame Lagaude nous a offert quatre photos dont celle-ci, prise dans les années 40 dans les bas de Mutigny

Elle a pu identifier la plupart des personnes présentes dont l’avant dernière à droite, Andrée Fleury, mariée avec M.Petit est aujourd’hui agée de 88 ans et vit à Sanary. L’image elle-même est remarquable, caractérisant l’époque par les vêtement, les pratiques de vendanges en Champagne, et ce superbe paysage avec l’église de Mutigny en arrière plan. Combien de photographies aussi belles que celle-là, sont jetées chaque jour, instants à jamais disparus... Ces permanences sont aussi l’occasion de nouvelles adhésions. Ainsi sommes-nous passés d’une quinzaine d’adhérents à presque quarante ! Soutien moral et matériel qui comptent énormément pour nous... Chaque mois, Jean Batillet, journaliste à l’Union, ne manque pas d’annoncer nos permanence le vendredi qui les précède. Nous attendons votre visite... -6-


On dit que le monde change ! Un contre-exemple : l’entrée Est du village de Vincelles...dont la carte postale, éditée par Jean Poyet en 1938 faisait la couverture de notre bulletin n°6

L’arbre du premier plan a bien poussé (vous noterez que c’est bien le même...), mais à part ça, peu de changements : le poteau électrique du premier plan est maintenant en béton, accompagné d’un feu clignotant et d’un panneau de signalisation, une fenêtre ouverte dans la première maison à gauche. Un peu plus de crépis et moins de pierres apparentes, la route goudronnée. Bien peu de changement, en somme, en 70 ans...

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Une action village : Oiry Jean Michel Thiébeaux a donné en page 4 une présentation de cette action. Nous y revenons un peu plus en détails, ne serait-ce que pour communiquer notre « stratégie » et bien sûr dans le souhait d’être sollicités par d’autres communes. Première étape : récollement des photos concernant le village, portrait et plus exceptionnelement, vues d’extérieur. (c’était le cas pour Nanteuil la Forêt) Après la décision de conduire cette action à Oiry, nous avons fouillé dans nos fichiers et regroupé tout ce que nous avions sur Oiry entre 1903, date de l’installation de Jean Poyet à Epernay, et 1938, date à laquelle nous en sommes de la saisie des registres : 164 portraits dont la liste a été soumise à M. Thiébeaux. En effet, nous ne pouvions pas envisager de faire la numérisation de tous ces portraits, certains appartenant à des familles n’existant plus à Oiry. Une trentaine ont été retenues, numérisées, puis tirées en grand format : 30x40 cm. Deuxième étape : journée de collecte de documents auprès des habitants d’ Oiry le samedi 11 octobre, après que la population ait été informée par tracts. Et comme à chaque fois, des trésors. Ainsi cette photo de l’ancien vannier du village ou cette carte postale de 1947

Pendant qu’une partie de léquipe du CRPCA numérise les documents apportés, Guillaume Gellert, notre photographe, mitraille les habitants, individuellement ou en groupe. -8-


Troisème étape : l’exposition Les 8 et 9 novembre, présentation dans l’ancienne école d’une exposition qui juxtapose les portraits anciens, les documents récoltés, les portraits des habitants réalisés le 11 octobre

Et là, notre collectrice de mémoire intervient. Rachel Payan interviewe une habitante qui devant les photos anciennes présentées, évoque un temps révolu. (voir ci-après) Beaucoup d’émotion aussi, lorsque Monsieur Perchat découvre l’agrandissement d’une photo du mariage de ses parents en 1930. C’est avec beaucoup d’émotion que cette rencontre du passé et du présent est ressentie par le public, et ce qui nous surprend, c’est l’intérêt que des enfants et des adolescents portent à cette exposition abandonnant jeux électroniques et téléphones portables pour l’occasion...

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Quatrième étape : Réalisation des commandes de tirages : achat sur place ou commande, ce sont quelques dizaines de documents qui seront fournis par notre association aux habitant du village. Une opération qui a satisfait tout le monde semble-t-il, et qui sera suivie par d’autres au cours de l’année 2009...

D’une voix dans les aigus, un peu enrayée, aux intonations bien marquées, elle commente les photos avec une ancienne Oryate qui l’accompagne. Le jeu consiste souvent à resituer la personne dans le village où retrouver son prénom. Sous ses exclamations, contrastent les visages figés qui se balancent , suspendus à un fil par des pinces à linge, dans la salle de billiard. Pendant que Mr Perchat découvre les photos de mariage de ses parents, voilà madame Jardin qui tombe nez à nez avec le portrait d’une femme dont la jeunesse demeure suspendue à jamais sur le papier.

-------------------------------------------------Portrait de village, portrait d’une Oryate. ‘Rachel Payan’ Samedi 4 Novembre. Temps de bruine. A Oiry, dans la salle de l’ancienne école, à peine le déjeuner achevé, les premiers habitants arrivent le pas hésitant, le regard curieux. Entre les candidats aux portraits et les Oryats et Oryates venus découvrir quelques ancêtres mis en boîte par Poyet, Mme Jardin appelle mon attention. Il faut dire qu’on me la désigne aussi comme l’une des doyennes du village et qui n’a pas la langue dans sa poche !

« C’est ma mère, cette jeune femme ! Elle avait 16 ans, elle s’appelait Raymonde, Raymonde Boudaille». Sa voix expressive et le nombre de ses souvenirs me décident à lui proposer un rendez vous où elle pourrait raconter son histoire et la vie à Oiry. Guillaume, notre photographe attitré ne manque pas de lui tirer le portrait. Un portrait tout en douceur ! Le jour de l’entretien une de ses sœurs est aussi présente ce qui donne une dimension encore plus animée au témoignage. Colette Jardin est née en 1930 à Epernay, mais elle n’y reste que quelques mois. Ses parents préfèrent retourner à Oiry , d’où est originaire sa mère, pour qu’elle puisse y respirer le bon air. Son père est menuisier, sa mère sera lavandière, sur le tard, mais passera le plus long de son temps à élever ses enfants « on était à 6 tout de même ! » et s’occuper des tâches domestiques, ô combien

Madame Jardin saisie par notre photographe

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fastidieuses, à une époque où l’eau courante n’existe pas encore, la machine à laver encore moins. Laissant libre la parole des deux dames, les voici qui tentent de remonter le chemin des souvenirs à Oiry. « J’ai suivi ce qu’il y avait à Oiry parce qu’il n’y avait pas grand chose ! »

toujours « tu me ramènes un sucre d’orge aux amandes ! » ‘Y en a plus non plus de ça ! On n’en trouve plus, ‘y a plus ! Et bien vous auriez vu le monde fou au bal, on était serré comme des coings ! ‘Y avait un pick-up au bal» Et la voilà repartie à chanter : « Dis moi Léon pourquoi qu’tu me fais la tête ? Dis moi Léon, dis le moi oui ou non ! » Elle finit dans un fou rire partagé avec sa sœur. Elles avaient une belle petite commune « on était bien, c’était chez nous ». « Le dimanche, il y avait la JAC, la Jeunesse agricole catholique. Alors c’était organisé par monsieur le curé si on veut, puis y avait des dames qui nous prenaient et là on faisait des petites scènes, on se promenait , on chantait, on faisait même du théâtre à Plivot. Tous les ans, l’hiver, pièce de théâtre. Avec la JAC on faisait les coupes de la joie, ça c’était à chalons. On apprenait un chant et il fallait que tout le monde chante en même temps et fasse le même geste, c’était beau ça ! » A Oiry il y avait un familistère, le café de la mairie de Mme Toussaint et un café à la gare. Les boulangers, les bouchers, les fromagers, c’était du monde qui passait . Et quand les produits arrivent dans l’assiette cela donne des repas d’une grande simplicité. Un peu de fromage blanc de temps en temps et le soir une soupe parfois une tartine de confiture et au lit. « Mais il y avait aussi la panade ! Ah la panade ! On en a mangé de la panade ! Oui c’est des croûtes de pain, parce que les croûtes on ne jetait pas, on ne jetait pas de pain. Donc des croûtes de pain qu’on trempait dans de l’eau, c’était bien trempé et après on les faisait bouillir dans du lait. Si on avait du beurre, on mettait du petit bout de beurre, parfois des œufs et puis on mangeait ça, mais alors ma sœur elle n’aimait pas ça ! Mais ‘y avait rien d’autre ! C’était à la place de la soupe » Poursuivant la quête de ses souvenirs de jeunesse. Elle se rappelle de sa sœur qui

Enfin quand même sa sœur lui rappelle les fêtes. Sa mémoire s’envole alors quelques dizaines d’années plutôt : « il y avait la fête des mères, et puis des fois, on était habillé en fleur, deux par deux, et puis – elle se met à chanter – « Ah cueillez les blancs muguets, le muguet couleur de neige, venu avec les bleuets pour garnir le cortège ». Elle se lance dans une énumération des fêtes qui se tenaient au village dans son temps. « Alors on faisait par an, la Sainte Barbe, c’était les pompiers. … Ils faisaient Saint Eloi, la fête des agriculteurs mais nous on y participait pas. ‘Y avait la fête des mères, le 14 juillet …la fête-Dieu. Et puis ‘y avait « la fête ». Et la fête, c’était la fête, tout le monde invitait quelqu’un dans sa famille. ‘Y avait une boutique mais c’était la fête ! » « La fête », c’est celle du village. « On ne fait plus ça maintenant, ‘y avait, je vous mens pas, une boutique. ‘Y avait une boutique ! Et très rarement un manège. ‘Y avait pas la place. » La boutique de nougat, elle était tenue par monsieur Meyer. « Oh il faisait des sucres d’orge, avec des amandes, mmm ! La grand-mère me disait - 11 -


allait sur la rivière chevauchant des bottes de joncs jusqu’à Plivot. En ce temps là, les filles avaient alors pour tout maillot de bain une vieille jupe cousue dans l’entrejambe. Enfin, le plus souvent c’était en barque qu’il allaient faire un tour sur la rivière. Beaucoup d’habitants avaient des barques à cette époque-là. On allait à la pêche, on mettait des nasses qu’il fallait relever ensuite.

Alors monsieur Sablin, lui, il n’a pas voulu le tambour, il a pris une cloche. Puis il est tombé en paralysie et on m’a dit toi tu vas le faire…Un appariteur, il annonce les avis qui viennent de la mairie. Alors j’annonçais les crues de la Marne, Important ça, parce que tout le monde avait des bêtes dans les prés. Il fallait annoncer vite fait la crue de la Marne comme ça les gens savaient qu’il fallait qu’ils aillent chercher leurs bêtes. J’annonçais la venue du percepteur, parce qu’à cette époque le percepteur, il venait régulièrement à la mairie pour se faire payer les impôts. J’annonçais la caisse des incendiés de la Marne, j’annonçais toutes sortes de choses ! J’ai annoncé la mort de De Gaulle ! J’annonçais quand le boulanger ne pouvait pas faire de pain. Il prévenait le maire qu’il n’y aurait pas de pain. J’annonçais des tas de choses ! Alors, comment ça se passait, et bien j’avais mon papier de la mairie, mon vélo, mes sacoches. Je mettais ma cloche dans ma sacoche. Puis j’allais à vélo et je m’arrêtais par place. Alors je sonnais, je sonnais jusqu’à temps que les gens sortent et je récitais mon truc. »

Nous voilà revenu à l’histoire de Madame Jardin. Après le certificat passé à 14 ans, elle va quelques mois en école ménagère mais doit rapidement retourner garder ses frères et sœurs comme sa mère est opérée de la grande opération. Puis, cherchant du travail, elle trouve une place à la cartonnerie, une petite usine de boîtes à parfum, à Epernay, rue de la fauvette. Elle aimait faire ces petites boîtes. Mariée en 1957, elle met au monde un petit garçon quelques années plus tard. Elle continue quelque temps de travailler chez elle pour la cartonnerie, puis finalement se consacre à l’éducation de son enfant. Elle est ensuite employée par la commune de Oiry qui compte alors 300 habitants. Entre autres fonctions elle occupera celle d’appariteur et ce jusqu’en 1990 ! « Alors au début, moi quand j’étais gamine on a toujours connu ça, c’était le garde champêtre qui avec son tambour annonçait ce qu’il se passait dans la commune- Puis ça était un autre monsieur.

Ils sont nombreux les souvenirs téléscopants que déballe la mémoire laissée libre de s’exprimer. Pendant près d’une heure, Madame Jardin et sa sœur racontent ainsi ces détails du passé donnant vie à une époque révolue, au Oiry d’autrefois. Difficile sur le papier de rendre la richesse de l’oralité, ces petits extraits nous plongent toutefois facilement dans ce quotidien qui peut paraître pour certaines générations bien lointain.

Tous nos remerciements à Madame Jardin qui a bien voulu le temps d’une rencontre livrer ses souvenirs si vivants.

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Le fonds photographique Musée d’Epernay

du

par Jean-Jacques Charpy Conservateur du Patrimoine Musée d'Epernay Le département photographique du Musée d'Epernay est composé de deux parties distinctes. La première concerne la documentation d'archive sur ou autour des collections. La seconde comprend des tirages papier ou des négatifs qui composent une petite partie des collections municipales. Le fonds d'archives documentaire C'est lui qui fait appel aux techniques les plus modernes et ne comprend que des documents réalisés à partir des années 1930. Il est principalement composé de clichés numériques (environ 65 000) qui documentent la partie réalisée de l'inventaire informatique. Chaque objet a été photographié sous différentes incidences afin d'en révéler certains détails. Aux côtés de certains d'entre eux figurent même des clichés radiographies liés aux traitements de restauration. A cela s'ajoutent les archives photographiques des recherches archéologiques menées par les multiples donateurs. Elles sont souvent l'œuvre d'amateurs (André Loppin, Pierre Guillaume, Robert Doublet et de nombreux anonymes) mais nous renseignent sur l'état de certains monuments, sur des situations particulières de fouilles ou nous permettent de constituer un trombinoscope des acteurs de l'archéologie régionale. Deux d'entre eux méritent d'être cités. Le premier est l'abbé Pierre Favret pour qui les talents de photographe sont reconnus dès 1908 à l'occasion des fêtes de béatification de Jeanne d'Arc. On possède même certaines diapositives émaillées sur verre qu'il utilisait lors de conférences publiques. Le second est André Merlino, photographe dont le studio était installé rue de Reims à Epernay et qui a été l'un des premiers, sinon le premier localement, à faire des clichés aériens des fouilles (ex. VertToulon) d'André Brisson dès la sortie de la seconde Guerre Mondiale. A côté des

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photographes amateurs, le musée a utilisé les services et les talents de professionnels locaux qui, outre André Merlino déjà cité, sont essentiellement MM Christian Bedoy (1983-1992) qui officiait à Aÿ et depuis Patrick Guérin à Epernay. Ils ont à eux deux réalisé plusieurs milliers de clichés principalement sous forme de diapositives. Le fonds photographique de collection On peut le sérier en deux ensembles. Le premier est composé presque uniquement de tirages papier et rassemble des documents issus de plusieurs donations et d'achats récents, voire de documents de travail. Le second n'est constitué que de clichés réalisés par l'atelier Poyet d'Epernay. - Le fonds ancien de tirages

Fig. 1 : Mme Colin : photographie de cette centenaire de Montmort prise en 1888. (n° inv. 928.39.01.)

Sa constitution débute au tournant du 20e siècle par la création, au musée d'une galerie de portraits des Maires et Adjoints de la Ville (environ 10 tirages) puis, elle s'est trouvée complétée, entre 1930 et 1939, par une seconde galerie de portraits d'hommes liés au champagne (Edouard Werlé) ou de personnalités (Dr Albert Verron, chirurgien de l'hôpital d'Epernay


d'ailleurs signé J. Poyet cf. fig. 3). C'est à Edmond Henry, Conservateur et Bibliothécaire, que l'on doit cet enrichissement d'une cinquantaine de tirages photographiques. Le hasard de quelques donations a fait entrer d'autres tirages (ex ci-dessous fig. 2 ou fig. 5).

Plus récemment, on a acheté quelques reproductions du photographe agéen Franjoux dont une a été reproduite, il y a une dizaine d'année, aux Rencontres photographiques d'Arles : contrôle de gendarmerie dans un campement nomade à Aÿ (circa 1900). A l'occasion de deux expositions, le fonds photographique du musée s'est enrichi de trois tirages noir et blanc de Gérard Rondeau (Le piqueur, Place de la République et le café Konia de Bernon) et de deux cibachromes du photographe fribourgeois René Bersier. - Le fonds Poyet (fig. 4)

Fig. 2 : M Claude Chandon de Brialles. L'auteur du cliché, extrême fin 19e ou début 20e s. est Paul O'Doyé, photographe parisien probablement d'origine irlandaise dont le studio était installé 49, avenue Victor Hugo à Paris. (inv. 916.01.103bis) : ce superbe portrait, très révélateur fixe les traits du personnage : le collectionneur (les céramiques de biscuit de Wedgwood qui sont dans la vitrine ont été léguées au musée en 1916), le charme feutré de la bourgeoisie, l'homme élégant aux côtés "British", le dirigeant s'informant par la presse.

Ainsi trouve-t-on en 1928, un tirage d' E Labbé, figurant le portrait réalisé le 26 août 1885 à l'occasion du centenaire de Madame Colin (1785–1886), une habitante de Montmort (fig. 1). Issu des archives de l'abbé Favret, on trouve une série d'une cinquantaine de photographies aériennes de 14-18 illustrant les destructions de Reims, le front dans le secteur de Vouziers (Ardennes) ou encore l'utilisation des gaz sur le front de la Somme. Elles témoignent de la fascination des merveilleuses machines volantes qui animait l'esprit de l'ancien conservateur du musée d'Epernay. On peut ajouter une série de photographies positives et stéréographiques laissées par Arnold van Gennep, le fondateur de l'ethnographie moderne française dont la fille fut bibliothécaire à Epernay (1941-1972). - 14 -

On a gardé pour la fin l'acquisition, faite par "Les Amis du Musée" en 1990, d'un lot de quelque 600 clichés sur plaques de verre ou support souple provenant du fonds Poyet. Cet achat s'est fait auprès d'un particulier. Il se compose essentiellement de plaques relatives à l'activité champagne (C.I.V.C., Couvreur, Duminy, Gardet, Giesler, Gauthier, Felix Potin, …) et à des événements sportifs ou patriotiques qui se sont déroulés à Epernay ou dans la proche région (Ballon Ville d'Epernay, fêtes sportives, accident d'une jeune parachutiste, course automobile en vallée de Marne, vues aériennes d'Epernay, prises d'armes au Quartier Margueritte,…). C'est donc un fonds diversifié et témoin de l'activité ou d'événements locaux qui compose l'ensemble du fonds photographique du Musée d'Epernay. Il s'y ajoute des documents qui couvrent l'histoire nationale et qui pour certains ont participé à des expositions créées par des musées (exemple à Narbonne "Bon vent, vent mauvais" avec la photographie de l'utilisation des gaz sur le front de Somme) ou des manifestations internationales comme celle citée ci-dessus sur une demande amicale de Gérard Rondeau.

Timbre caoutchouc du studio Poyet.


Fig. 3 : Portrait de M. Charles de Cazanove, par Jean Poyet daté de 1903, ( n° inv. 934.28.03).

Fig. 4 : Portrait de l'abbé Favret, sans doute en 1931, à la suite de la remise de la décoration d'Officier d'Académie. Tirage original signé J. F. Poyet (non inventorié).

La signature de Jean Poyet en 1903, année de son installation.

Fig. 5 : Cliché (n° inv. 936.01.513) de Gustave Boscher daté de 1884 au plus tôt. Photographe parisien de studio, installé 40bis rue de Wagram. Il était photographe et peintre, membre de la Société française de Photographie de 1878 à 1894. Le portrait figure Jules Claine (1856 Les Essarts le Vicomte - 1939 Paris), explorateur puis diplomate. Peut-être que les deux hommes se sont rencontrés pendant leurs études aux Beaux-Arts de Paris ? Jules Claine a été nommé citoyen d'honneur de la Ville d'Epernay le 28 décembre 1936 pour le don de sa collection.

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Histoire de la photographie. Chapitre 7 Tout ne n’est pas passé en Europe ! Tout le monde sait à quel point la simultanéité des découvertes photographiques en France, en Angleterre et en Allemagne a été attribuée à un « contexte culturel et technologique » propice à cette ébullition inventive. Et pourtant, un individu totalement isolé de toute civilisation européenne, a sans doute été le premier utilisateur de la photographie dans le monde, inventeur solitaire et génial qui vivait au Brésil, Hercule Florence...

aventurier, scientifique, et inventeur. » Ainsi s’exprimait, à travers la traduction de Fernando de Almeida, Francisco A. Florence Neto, arrière-arrière-arrière petit-fils d’ Hercule Florence, en 2005. « Il révèle très vite un réel talent de dessinateur. Parti en 1824 au Brésil, il va participer comme tel à l’exploration de l’intérieur de cet immense pays, dans l’équipe de scientifiques du médecin et naturaliste allemand Langsdorf.

« Antoine Hercule Romuald Florence est né en 1804 à Nice. Orphelin de père avant ses quatre ans, il habita à Monaco durant quinze ans avec C’est à lui que l’on doit la plupart des sa mère et ses frères. documents dessinés de l’expédition, d’une Deux importants évènements changèrent la valeur inestimable pour l’anthropologie, trajectoire de sa vie: l’engagement dans la l’ethnographie, la zoologie, la botanique... » marine royale française et la participation à En 1830, il s’installe dans un village de la l’Expédition Langsdorff. province de Sao Paulo, isolé du monde, ce qui Il s’engagea dans la marine à dix-neuf ans l’amène à chercher un procédé d’impression comme apprenti matelot. Et, en avril 1824, dans pour publier ses découvertes sur la reproduction l’équipage du navire “Marie Thérèze”, il arriva des sons émis par les oiseaux, aucune à Rio de Janeiro et ensuite decida d’y rester. imprimerie n’existant dans sa province. En 1826, pendant les préparatifs de l’Expédition En 1832, il arrive à reproduire par exposition Scientifique dirigée par le Baron Von au soleil sur un support imbibé de sels d’argent Langsdorff, il logea à Porto Feliz chez le des étiquettes pour des médicaments, donc bien docteur et politicien Alvares Machado. C’est lá avant que Daguerre ne communique son qu’il connut Maria Angélica avec qui il se procédé de reproduction photographique. C’est maria em 1830, fixant ainsi sa résidence à d’ailleurs Hercule Florence qui le premier Campinas, dans l’état de Sao Paulo. utilise le mot de « photographie ». « Hercule fut, principalement, artiste, - 16 -


Dessin au crayon de Hercule Florence titré : « Equipement pour la photographie » 1837. Figure 3 : croquis de la camera obscura de Florence. Figures 1 et 2 : planches pour l’impression des exemplaires par contact, au moyen de la lumière. La planche, construite en bois, était orientée selon la position du soleil, au moyen de supports réglables. Sur la partie inférieure de la planche ; détail en relief servant d’appui à la plaque matrice (de verre) contenant le dessin. Entre la planche peinte en noir et la plaque de verre (servant de négatif) était placé le papier photosensible.

Dans sa recherche de substances destinées à rendre permanentes ses copies au chlorure d’or, il expérimente l’urine et l’eau. Il fixe ses épreuves au chlorure d’argent avec de l’hydroxyde d’ammoniaque. Bien que sa démarche soit tout à fait exceptionnelle, en apprenant la nouvelle de l’invention européenne, il envoie un communiqué à la presse de Rio de Janeiro dans lequel il déclare « ne contester la découverte de personne...parce qu’une même idée peut venir à deux individus » Ainsi, tout seul, loin de toute stimulation d’un groupe d’inventeurs travaillant sur le même sujet, il a participé à l’une des plus grandes inventions de ce siècle. Assez désabusé par son environnement culturel, il écrivit ceci en 1839 : « Dans un siècle où l’on récompense le talent, la Providence m’a conduit dans un pays où l’on n’en fait aucun cas. Je souffre les horreurs de la misère, et mon imagination est pleine de découvertes. Pas une âme ne m’écoute et ne me comprendrait. On n’estime ici que l’or, on ne s’occupe que de politique, commerce, sucre, café ou chair humaine. Je connais sans doute quelques grandes et belles âmes, mais celles-là, en très petit nombre, ne sont pas formées à mon langage, et je respecte leur ignorance. » Note : les citations de Hercule Florence sont extraites d’une communication de Boris Kossoy, chercheur au centre d’études rurales et urbaines de l’Université de Sao Paulo.

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Les multiples inventions autour de la photographie – Cette nouvelle rubrique de notre bulletin vous permettra de faire des découvertes étonnantes : ainsi ces deux premières inventions décrites bientôt, mais par la suite, tout comme nous avions évoqué dans le N° 4 de notre bulletin l’ancêtre du radar piégeur d’automobiliste datant de 1900, nous allons découvrir que le fameux photomaton a un ancêtre présenté pour la première fois à l’exposition universelle de Paris en 1889, que la photographie aérienne à l’aide d’un cerf volant date aussi de 1889, en espérant que ces procédés, oubliés ou devenus permanents vous intéresseront et vous surprendront... La photo magique

Dans les années 1880, on vendait chez les marchands de tabac ce petit objet, accompagné d’un paquet de papiers photographiques de la grandeur d’un timbre-poste. Si l’on place un de ces papiers dans l’intérieur du porte-cigarette, la fumée de tabac se trouve en contact avec le papier photographique. Quand on a fini de fumer, le papier photo laisse apparaître un portrait, ou une image quelconque qui s’est développée. Le procédé employé est fort simple : une petite photo préparée sur papier au chlorure d’argent, comme à l’ordinaire, est plongée dans une dissolution de bichlorure de mercure, ou elle blanchit et donc disparait. Le bichlorure de mercure transforme la photographie en partie en chlorure d’argent qui est blanc, donc invisible sur le papier. Les vapeurs ammoniacales contenues dans la fumée de tabac font noircir l’image en réduisant le sel d’argent... et l’image apparait « miraculeusement ». Ce principe a été découvert en Allemagne en 1840, et commercialisé par un Mr. Grüne, de Berlin, quelques années plus tard. Ce n’est ni plus ni moins que ce que nous appelons un « virage » que nous aurons plus tard l’occasion d’évoquer...

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Un Photo-tricycle ( paru dans la revue « La Nature » en 1884 ; texte de Gaston Tissandier) L’exercice du vélocipède est passé dans les habitudes, surtout en Angleterre, et le tricycle est aujourd’hui un objet courant d’utilité et d’agrément. Le perfectionnement que nous signalons aujourd’hui touche plus particulièrement le côté agrément de cet exercice.

Combien de fois n’est-il pas arrivé à un excursioniste de regretter de ne pouvoir fixer les paysages, les sites, les scènes curieuses qui se déroulaient sous ses yeux ? Ce qui était une impossibilité matérielle avec les procédés lents et compliqués du collodion sec ou humide est devenu aujourd’hui une chose simple grâce au gélatino-bromure. Il fallait donner une forme à cette alliance de la photographie et de la locomotion, et c’est ce qu’a fait M.D.Rudge & C°, en créant le phototricycle connu sous le nom de Coventryrotary, et que la figure ci-dessus permet de comprendre sans grande explication. La chambre noire est montée sur un joint sphérique universel qui lui permet de prendre toutes les positions et de venir

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embrasser le sujet à reproduire en quelques instants. Trois boites renfermant chacune 6 plaques de 12x16 cm sont à portée de la main et peuvent très rapidement se substituer l’une à l’autre, au fur et à mesure des besoins. On peut, à volonté, laisser l’appareil sur le tricycle ou le placer sur un trépied facilement démontable lorsque le point de vue le meilleur n’est pas accessible. C’est là une innovation qui sera fort appréciée des amateurs qui cultivent à la fois l’art du tricycle et celui de la photographie, et c’est ce qui nous a engagé à faire connaître à nos lecteurs une combinaison de nature à leur rendre quelques services.


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La carte postale illustrée. Procédés d’impression en 1908. suite de l’article paru dans le n°6 de notre revue.

Nous y avions abordé assez longuement la technique de la phototypie qui, malgré ses performances esthétiques incontestables, ne permettait pas d’imprimer en une seule opération l’image et le texte, celui-ci devant être « déposé » par une deuxième opération typographique dans la réserve prévue à cet effet sur l’image. A titre de rappel, voici une carte postale réalisée en phototypie sur laquelle les textes ont été imprimés en dehors de la zone de l’image.

Malgré un fort grossissement, la qualité de l’image reste exceptionnelle, le seul grain qui apparaisse étant celui du carton sur lequel l’image a été imprimée

La Photogravure : citons à nouveau l’article paru dans la revue Cosmos en 1908 : « On opère d'après une vue positive sur papier que l'on tire à nouveau sur une plaque au collodion en interposant entre l'objectif et la plaque un quadrillage très fin, gravé sur verre. L'image obtenue est composée d'une série de petits points qui correspondent aux vides du quadrillage. Le négatif sur collodion est ensuite pelliculé, et derrière cette pellicule est insolée une plaque de cuivre recouverte d'un mélange de colle de poisson, d'albumine et de bichromate d'ammonium dissout dans l'eau. Après insolation, on dépouille l'image à l'eau froide, puis à l'eau chaude, à nouveau à l'eau froide, et enfin dans l'alcool. Une fois sèche, on la cuit. On plonge alors la plaque de cuivre ainsi impressionnée dans une solution de chlorure ferrique ; cette solution attaque le cuivre dans les parties non recouvertes par l'enduit albumineux ; les blancs de l'original viennent alors en creux, et les noirs en relief. On tire une épreuve, et si elle n'est pas assez nette, on fait une nouvelle morsure après avoir nettoyé le cliché à l'essence de térébenthine pour enlever l'encre. Le cuivre est alors découpé et fixé sur un bloc de bois. On

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Emballage et expédition du Champagne dans le Fonds Poyet Une petite promenade en images qui nous montre les débuts (au moins en ce qui concerne l’activité photographique de Jean Poyet) avec cette prise de vue de 1907 à l’Union champenoise : paniers en osier et paille en vrac.

Machine à cercler : 5 mars 1924 chez Moët et Chandon

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Caisse pyrogravée en 1930


Papier de soie, paillons et caisses de bois pyrogravées dans ce chantier d’emballage du ChampagneDerouillat photographié le 29 janvier 1934

Caisses de bois et voiture à cheval pour apporter cette expédition du Champagne Montaudon à la gare d’Epernay, le 7 novembre 1934.

Ci-dessous, deux vues prises dans les Ets Crozat le 15 mai 1935, qui sont un bel exemple de l’art de Jean Poyet pour utiliser la lumière naturelle dans ses prises de vues.

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2 novembre 1936, le Champagne Graser, de Damery a abandonné les chevaux pour livrer son champagne à la gare de Reims en camion automobile...

21 septembre 1938, la COGEVI, à Ay, a abandonné la Caisse en bois pour celle en carton ondulé

Et de nos jours, la caisse en bois peut même finir en jardinière. On notera que cette prise de vue n’est pas de Jean Poyet...

Le panier d’osier n’est plus qu’un décor dès les années 1940

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Trucage ou humour ? Il est de notoriété publique que dès son invention, aussi bien le cinéma, avec Méliès en particulier, que la photographie, avec des techniciens moins connus, ont créé des trucages de toutes sortes, de bon ou de mauvais goût, à vous d’en juger... Les images qui vont suivre sont particulièrement intéressantes, car alors que déjà, en 1893, on maitrisait parfaitement l’héliogravure, on a ici recours au dessin et à la gravure pour reproduire des clichés. En effet, de nombreuses revues, fidèles à leurs dessinateurs et à leurs graveurs, ont continué à ne pas reproduire directement les photographies, et la photogravure n’est devenue vraiment universelle que vers 1900 sur tous les supports imprimés, nous privant d’ailleurs de ces merveilleux dessins comme ceux de Louis Poyet dont nous avons parlé dans le précédent numéro, et que nous évoquons encore dans celui-ci. Cette fidélité à une technique peut nous sembler bien conservatrice. On imagine mal actuellement une secrétaire tapant son courrier à la machine à écrire plutôt que par le biais d’un ordinateur ! Plus près de nous, Jean Poyet a utilisé des négatifs sur verre jusqu’à son décès en 1956, alors que les films souples étaient industrialisés depuis au moins quarante ans... Peut être la fidélité à l’habitude ? complètement le corps jusqu’au cou. Puis sans changer l’appareil de place, on a mis le cache de l’autre côté pour masquer la tête, et on a photographié le corps dans la deuxième position, en plaçant à côté, le personnage qui représente le bourreau. On aurait même pu, par une troisième pose, s’arranger de manière à ce que le bourreau soit la personne même qui est décapitée, ce qui aurait été le comble de la cruauté (ou du mauvais goût ?) C’est par le même procédé qu’est obtenue l’image suivante.

Le trucage consiste à utiliser un fonds noir naturel, obtenu par la porte ouverte d’une pièce obscure, combiné avec des caches habilement disposés dans l’intérieur de l’appareil, entre l’objectif et la plaque sensible, à trois ou quatre centimètres du verre dépoli sur lequel se forme l’image. Une première pose dans laquelle la tête était placée sur le billot, le patient couché horizontalement, et un cache occupant environ les 2/3 de la plaque, masquait

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Ont participé à la rédaction de ce numéro : Directement : Hubert Ballu, Jean Eric Billet, Jean Jacques Charpy, Jacques Damiens, Francis Dumelié, Rachel Payan, Jean Michel Thiébeaux. Indirectement (reprise de textes ou citations) : Francisco A.Florence, Pierre Galland, Francis Leroy, Gérard Rondeau, Gaston Tissandier. Coordination : Francis Dumelié. Merci de faire parvenir vos articles pour le n° 8 le 15 mai 2009 au plus tard par courriel à info@memoirephotographiquechampenoise.org. - 29 -


Un « jeune » photographe de 79 ans : Gilbert Garcin Photographe originaire de Provence, il a commencé à faire des photographies à la retraite en 1993. C'est après un stage à Arles qu'il découvre le photomontage en noir et blanc, où il se met en scène dans différentes situations, dans des paysages irréels pour la plupart. Il possède un style assez singulier : ses montages mettent en scène différentes situations qui ont en commun la dérision, l'absurde de la condition humanoïde et un humour qui rappelle parfois le théâtre de l'absurde, de Eugène Ionesco. Ses photos font écho à la mythologie et à la peinture. « J'ai, un jour, pris conscience que les situations que je ne vivrai pas, les rêves que je ne ferai pas sont innombrables. Il n'y a pas de raison à se résigner à cet état des choses.Aussi, je confierai mon effigie à des artistes et je leur demanderai d'intégrer cette image dans leurs oeuvres pour que soit conservé le souvenir de cette vie imaginaire » Gilbert Garcin « J’étais à la retraite, et je me suis dit : qu’est-ce que je pourrais laisser à mes petites filles… Je voudrais qu’elles aient un souvenir de leur grandpère...»

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« Gilbert Garcin se photographie et se met en scène dans différentes situations à la limite du réel. Ces petits décors qu'il bricole avant de les photographier en y plaçant son portrait génèrent des images presque vraisemblables. Avec humour et dérision, chaque scène nous raconte une possible aventure de Gilbert Garcin. « A l'heures des images virtuelles, Gilbert Garcin bricole de petites mises en scènes avec trois fois rien, de la colle, des ciseaux, quelques matériaux pauvres. Il multiplie les clins d'oeil, détourne les références. Il joue à être le sujet et l'objet de ses propres image. A se travestir ainsi dans un personnage omniprésent, à s'inventer d'invraisemblables aventures dans des décors surréalistes, Gilbert Garcin continue de rire de lui-même. La photographie devient l'image dont il est le héros, multipliant les épisodes d'une illusion comique sans cesse renouvelée. Dans cet autoportrait en forme de simulacres, le photographe regarde le photographe qui, peut-être, feint d'être photographe... »-citation de Gérard LE DON qui a rencontré Gilbert Garcin à l’occation de l’exposition intitulée simulacres, à Vitré. Sa technique Gilbert Garcin insiste beaucoup sur l’aspect « minimaliste » de sa technique. Son atelier, c’est sa table de cuisine, où il bricole ses mises en scène à base de carton, de colle, de photographies découpées, de sable, de pièces de Meccano. Pour la n° 162, il verse de l’encre de Chine dans un bol, puis de l’huile pour faire des « yeux » sur l’encre, et accroche une photo de lui au-dessus de manière à ce que celle-ci (et non son visage !) se reflète dans le bol. Les paysages qui servent parfois de fond aux mises en scène sont des diapos projetées sur le mur derrière la table. Gilbert Garcin nous a montré la petite maquette d’une dizaine de centimètres qui lui a servi pour composer la photographie de l’affiche : ce n’est pas « arts et innovations techniques » ! Je dirais que pour lui l’appareil photo est un outil banal, aussi peu « technique » que le crayon ou le pinceau. Pas de flash (« Je ne sais pas utiliser le flash »), pas de couleur. Dans le même esprit, il se prend lui-même comme seul et unique modèle — gratuit, facilement disponible ! Depuis peu, son épouse pose aussi et apparaît dans les mises en scène.Gilbert Garcin ne veut pas utiliser l’ordinateur, pour deux raisons en quelque sorte opposées. D’abord, il entend créer un effet de réalité, et cet outil n’est pas approprié : la tentation de l’ordinateur, c’est le fantastique. Dans ses photos, le sable est du vrai sable et les ombres que projettent les personnages sont vraiment leurs ombres, du moins celles de leurs silhouettes. Ses compositions doivent avoir l’air « d’exister pour de vrai », comme disent les enfants. Il crée une illusion sur la table, regarde dans le viseur, fait des essais, jusqu’à ce qu’apparaisse quelque chose qui fasse vrai. Il se dit alors « Je vais leur faire croire. » La deuxième raison, c’est que ses photos doivent garder un côté bricolé, imparfait. Ses titres Au départ, il ne donnait pas de titre à ses photographies : « Les titres m’embêtent ». Il essaie que ses images soient les plus « ouvertes » possible, et le titre oriente et ferme la lecture. A la rigueur, on peut faire des titres comme Magritte, sans lien avec ce qui est montré. Ce sont les meilleurs. Pour ma part, bien que je sois entièrement d’accord avec ce principe, j’aime beaucoup quand même certains titres évidents, qui « ferment » la lecture, comme par exemple « S’aimer » ; ils ramènent tellement, et brutalement, la poésie de la mise en scène au quotidien et à l’intime qu’ils font rire. C’est sa galerie qui lui a demandé de mettre des titres — et pas des numéros — pour qu’on puisse identifier les photographies. Il a en projet de publier ses œuvres avec, en regard de chacune, une liste de titres proposés par diverses personnes, enfants ou adultes. Quelques lignes seraient laissées - 31 -


au lecteur pour qu’il puisse compléter. Détail intéressant, me semble-t-il : s’il ne veut pas mettre de mots sur sa photographie « après coup », Gilbert Garcin compose en général à partir d’une phrase, et souvent d’une citation. Ainsi de la série des Sisyphe, qui illustre le célèbre « Il faut essayer de se représenter Sisyphe heureux » de Camus. Il faut que j’y réfléchisse, mais il me semble bien qu’il y a quelque chose en relation avec la question du titre. L’autoportrait et la dérision A la question : « Pourquoi vous représentez-vous toujours dans vos photos ? », Gilbert Garcin répond volontiers par l’argument du minimalisme, mais ajoute aussi : « Ce n’est pas moi. Il s’agit de créer un personnage. » Après divers essais (un bob…) qui ne fonctionnaient pas bien, il a trouvé l’idée du pardessus au cours d’un essayage systématique devant sa glace. Ce pardessus, qui appartenait au grand-père de Monique Garcin, lui donne l’air d’un M. Toutlemonde vaguement dérisoire, celui par exemple de M. Hulot auquel il fait plusieurs fois référence. Une connivence est ainsi créée avec le spectateur, qui est invité à se reconnaître dans le personnage. Un détail montre bien que celui-ci est une composition : sur certaines photos, il est formé de petits bouts rapportés — un visage d’il y a quatre ans, un bas de pantalon collé sous le pardessus. Les raccords sont retouchés à l’encre sur la figurine.Ce traitement de l’autoportrait interroge et tourne en dérision le médium photographique, depuis toujours lié au portrait d’ailleurs. Le photographe se met en scène dans des cadres, sur des affiches, multiplie à l’écœurement les portraits de lui-même et met en cause l’acte-même par lequel il crée. Ce qui ne va pas sans provoquer des réactions : « Revenez me voir quand vous ferez de la photographie », lui lance-t-on la première fois qu’il montre son travail. Pour autant, il ne veut pas se prendre au sérieux : il faut « rester dans le jeu ». L’ambitieux, 2003

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images de cette rébellion de miséreux . J’avais même imaginé d’en faire un livre. Je me souviens encore de certains détails : la foule massée sur la place de la mairie avec quelques messieurs en canotier et surtout des pancartes brandies devant l’appareil du photographe : A bas la fraude (AÿChampagne), A bas les fraudeurs (syndicat viticole d’Avenay). Cette photographie, je l’avais agrandie pour en faire une double page et je ne savais pas qu’elle était de Jean Poyet.

Et voici, à titre de mise en bouche pour l’acquisition du catalogue de l’exposition : « Le fonds Poyet, trésor régional », les préfaces écrites par Gérard Rondeau et Francis Leroy. Le reste est tout en images... Jean Poyet ou le chroniqueur infatigable de la rue Gambetta

Jean Poyet, après son apprentissage à Saint-Etienne, Caen et Paris, s’installe à Epernay en 1902. Il remplace un certain Delzor qui est mort, dit-on, empoisonné par des produits photo : autrement dit, la mort l’a fixé, l’expérience est peu banale...Il y restera jusqu’à sa mort, en 1956. C’est là que le studio du photographe prend tout son sens, chronique vivante du temps qui passe, mémoire de la ville d’Epernay et des dizaines de villages du vignoble. Chez le médecin (on disait le docteur à l’époque), il y a les consultations et les visites. Chez le photographe, c’est un peu la même chose : pour les premières, on vient à lui, et il officie dans son studio. Les clients photographiés, souvent anxieux devant l’appareil photo, sont impressionnés par le maître de cérémonie (car c’est une cérémonie). Jean Poyet, lui, est à l’aise, il est dans son élément, il a acquis des mécanismes. La lumière artificielle, la couleur du fond, les accessoires, la routine ou presque. Mais il sait qu’il est la mémoire du département, et souvent celle des petites gens, et que ses portraits seront souvent les seuls témoignages qui resteront d’une jeune fille ou d’un capitaine en exercice. En revanche, ses visites à lui sont ses sorties, c’est son terrain de jeu. On l’appelle dans les maisons de champagne, pour les vendanges ou le passage de célébrités : Joséphine Baker est un de ses meilleurs souvenirs de l’année 34, il a même réussi à l’emmener devant la statue du vénérable Dom Pérignon. On le prévient de l’effondrement d’une cave ou d’un accident de cabriolet. Une panne et un remorquage font encore événement. Une voiture automobile sur le toit, une portière à terre, et l’on pense forcément à Weegee, le photographe new-yorkais des faits divers. A qui donc pouvait bien appartenir cette conduite intérieure ? A-t-elle manqué un virage de la côte de Brugny ou a-t-elle servi à un casse dans les faubourgs d’Epernay ?

Dans mon bureau qui domine la vallée de la Marne, deux photographies encadrées sont posées à même le sol, debout contre le mur : ce sont mes arrière grands-parents, Terence et Mélanie Collard. Elles datent de 1937, je les ai récupérées à la mort de ma grand-mère Collin, au moment du partage, comme on dit.. Ces portraits me suivent - toujours laissés par terre, comme pour souligner leur séjour, passager - de maisons en appartements, de Roucy sur le Chemin des Dames à Reims, Place Royale, où ils étaient il y a quelque temps encore dans l’immense couloir d’entrée envahi de mes archives. Une manière d’emmener avec moi famille et origines. Térence Collard, tonnelier à Congy, est cravaté, sa chemise est blanche, le gilet sous la veste est boutonné jusqu’en haut, le regard est doux et la moustache rassurante. Mélanie, que l’on appelait Mannie, a l’air décidé, son front est haut, ses cheveux gracieusement tirés en arrière, les yeux sont perçants au fond de larges orbites. Ma grandmère Valentine et ma mère Antoinette lui ressemblent étonnamment. Les contours du portrait de Terence ont été masqués par le photographe au tirage, selon la mode de l’époque, donnant un fond blanc imparfait, contrairement à la photographie de Mélanie qui a été tirée telle que la prise de vue, gardant le décor gris du studio. La visite au 27 de la rue Gambetta avait dû être préparée et c’est certainement la seule fois de leur vie où mes aïeux ont revêtu leurs plus beaux habits : ils avaient décidé de faire le voyage à Epernay pour poser chez le photographe. Le legs de leur visage à leurs descendants.. Je les regarde régulièrement, ils me rappellent d’où vient ma famille. Une chose, une seule chose m’avait toujours échappé jusqu’à aujourd’hui : la signature du photographe, en bas à droite, horizontale sur l’une, disposée en oblique sur l’autre. Cette signature manuscrite est ainsi libellée, Jean Poyet, Epernay. Je vivais donc avec Jean Poyet sans le savoir ! J’avais déjà eu il y a quelques semaines une semblable surprise. Feuilletant le projet de ce catalogue, j’étais tombé sur une page de manifestations à Aÿ en 1911. Alors, les photographies des révoltes des vignerons champenois, c’était donc lui ! Jean Poyet, déjà ! Au début des années 80, j’avais fouiné dans les bibliothèques, les mairies, chez les collectionneurs : j’avais couru toute la Champagne pour trouver des

Mais Jean Poyet est en même temps l’Eugène Atget d’Epernay : il recense, à leur demande, les commerces et leur personnel ; il s’attache alors à la composition de la photo :Poyet joue avec le triporteur pour la confiserie Darenne, accentue avec malice la pause affectée de ces messieurs de la maison de vannerie Lucien Mailliu, il aligne volailles et dames en tablier blanc devant la vitrine des gibiers de la Veuve Clausier.

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Et puis Jean Poyet est curieux : il sait qu’il doit rendre compte pour l’histoire (et le mot n’est pas trop fort) des événements , et on n’en manque pas dans cette première partie du siècle.. Il surprend le reflet de la tour de Castellane lors des crues de la Marne de 1910, il est en première ligne pendant les révoltes de vignerons de 1911, il suit jour après jour, heure par heure les passages périlleux sur un pont bombardé en septembre 14. Il est un homme pressé, il court d’un endroit à l’autre, repassant par son studio où il sait en même temps se faire Officier de l’Etat Civil : les bébés, les mariés, les morts, les communiants les militaires et les classes de filles ou de garçons n’ont pas de secret pour lui. Page 37 du catalogue, deux images devant un même pressoir vertical, mais différentes en tous points : à Rilly en 1921, chez la maison Lemoine, Jean Poyet est au fond du pressoir. Depuis un moment, il attend que la lumière arrive de la rue et lui permette de traduire cette ambiance si particulière des vendanges, les hommes au travail dans un contre-jour avantageux, les pièces de bois pour récolter les moûts, les « mannequins » (entendez les paniers) remplis des raisins de la « Montagne de Reims » (du pinot noir à coup sûr). Tout y est organisé, la lumière est belle et Jean Poyet est dans son univers.. Chez Hazard, à Monthelon en 1934, nous sommes à la fin des vendanges. Il s’est dit qu’il fallait prendre les pressureurs tous réunis avec les femmes (les filles) qui préparent ou servent les repas, les celliers à grandes tablées côtoient souvent les pressoirs. La photo est vite organisée, peu importe l’équilibre des lignes ou des lumières, c’est du frontal. Poyet est directif, il n’est pas facile d’arrêter ces gaillards (l’un a encore le manche prêt à la retrousse – des marcs), tous semblent un tantinet sceptiques, le patron a l’air boudeur,ou incrédule en tout cas. Mais c’est une image pour l’histoire : elle dit les rapports humains, elle raconte le port de la moustache, de la casquette et des bretelles. Bien sûr, Jean Poyet a noté que seul le patron avait les mains dans les poches de son pantalon. Là, c’est le temps des vacances, un dimanche certainement. Notre photographe est à Veules-lesRoses en 1906, ou sur la plage de Wimereux en 1907, mais on le sent moins présent. Il profite de la mer, et ne fait que quelques clichés souvenirs. A Cayeux en 1908, en revanche, il a l’intention de « faire des archives », mêlant les pêcheurs aux estivants. Mais certainement trop peu de temps pour boucler un vrai sujet. En dehors d’être l'archiviste des petites chroniques sparnaciennes, Jean Poyet aime à pratiquer le portrait avec les siens. Une de mes images préférées est la photographie de sa fille Marguerite, prise le 29 mai 1898. L’enfant est dans les bras de sa mère, raide dans un lange qui attrape la lumière. Il bâille mais on pourrait imaginer qu’il crie, la jeune femme est dans l’ombre, douce et bienveillante ; ses mains aux longs doigts fins sur ce bébé cylindre

nous laissent à penser qu’elle est peut-être pianiste. Cette image est belle, elle permet à chacun de nous de rêver, d’imaginer sa propre histoire, chaque élément y est à sa place, elle est une vraie photographie. J’aime aussi la photo de Benoit, le jeune frère de Poyet, attendri et surpris par l’appareil de son aîné. Ses yeux sont clairs, il porte une fillette sur les épaules. Le rire de celle-ci est franc et photogénique, mais je regrette un peu son regard tourné vers une personne chargée de l’amuser. Dans l’image prise le 10 avril 1921, Jean n’a rien laissé au hasard : il a installé sa fille et sa femme aux deux extrémités, laissant les hommes, lui et son fils, au milieu. Marguerite, la fille, a le regard et le cou volontaires, Fernand le garçon ne peut encore cacher son air d’adolescent. Berthe, son épouse, semble être coutumière des séances photographiques de son mari. Elle semble le respecter, et comprendre ses manies de celui qui « organise ». Quant à Jean, car c’est pour nous le personnage central, il apparaît très élégant, le coude posé avec habitude sur le dossier de sa chaise : Poyet sait que son profil gauche accentue son air de dandy. Etre photographe dans la capitale du champagne est un privilège. Mais en photographie, il n’y a pas de sujets mineurs : petits métiers, remise de décorations, cours d'immeubles, accidents, devantures des boutiques, chaque image participe à la compréhension d’une époque. Quant aux portraits de tous les anonymes qui ont fait le voyage jusqu’au studio de Jean Poyet, ils constituent un inventaire précieux de la Champagne de cette première moitié du XXème siècle. Aÿ, l’autre capitale du champagne, a eu la belle idée d’accueillir le Centre Régional de la Photographie de Champagne Ardenne. Il est important que celui-ci ait perçu l'intérêt documentaire d'une telle collection. Ainsi on se souviendra de Jean Poyet comme du chroniqueur infatigable de la rue Gambetta. Gérard Rondeau Juin 2008

Jean Poyet : apologie de l’ordinaire De nombreux photographes, à partir de l’invention des pionniers : Niepce, Daguerre…. se sont servi de leur appareil, d’abord lourd et encombrant mais avec des définitions remarquables (je songe aux séries de cartes postales du début du siècle dernier, travaillées dans des profondeurs de champ que le progrès de l’optique n’a guère jusqu’ici dépassées !) puis avec l’évolution de l’usage et les aménagements du progrès, plus souple, plus prompt à l’emploi, plus propre à capturer l’immédiateté, comme le savaient faire, mais avec d’autres outils, les peintres japonais tels Hiroshige ou Utamoro. Mais il y eut aussi d’autres photographes qui nourrissaient de moindres ambitions. Jean Poyet est de ceux-là. Professionnel avéré, reporter familier, il fait penser à ces honnêtes hommes qui fondaient leur

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travail sur les valeurs, je dirais intrinsèques, de l’artisanat. Jean Poyet possédait à fond son métier ; il l’exerçait de façon quasi métronomique, sans brusquerie, sans esbrouffe, sans provocation, patiemment, régulièrement, j’allais dire rituellement. Si nous nous placions sous l’angle de l’originalité pour apprécier l’œuvre de Poyet, nous pourrions estimer qu’elle reflète une constante banalité : celle du quotidien, celle de l’ordinaire. Avec une pointe de localisme, dont pourraient se gausser ceux qui, comme les alouettes, sont attirés par l’apparence – et dans ce mot il y a aussi la racine de l’apparat - par le contenant, au risque d’être déçus dans la découverte du contenu. Mais pour ceux qui s’intéressent à l’histoire locale, les tenants d’une histoire globale, fût-elle régionaliste, l’oeuvre de Jean Poyet est une véritable mine de Salomon. D’autant – et cela conforte l’intérêt que l’on peut avoir pour son œuvre – que Jean Poyet a été LE photographe du siècle passé de l’histoire d’Epernay, la capitale du champagne dans laquelle il a vécu la majorité de son existence ! D’autant qu’il poursuivait l’œuvre de ses prédécesseurs (les Delzor, Bonvallet, Legée, Poujet, Lemercier, Durand) et ne souffrait guère de concurrence, ses contemporains s’appelant Paulus ou Franjou à Aÿ, et plus près de nous les Merlino, Roché, Schillinger, et encore Delavaud, Nicaise, Person, Guérin… En d’autres termes, à travers l’immense fonds, recueilli pour la plus grande partie par Francis Dumelié qui ce faisant, est devenu un véritable sauveteur de l’histoire locale, nous pouvons suivre l’évolution du XX°siècle sparnacien. Il suffit de citer les photos prises aux environs du 10 septembre 1914 quand les Allemands quittent la ville, qu’ils ont occupée une petite semaine, pour se porter au front de Reims. Ou encore la construction de l’église Notre Dame, que les Sparnaciens de l’époque s’obstinaient à appeler « la cathédrale d’Epernay ». Je regrette d’ailleurs que les rares photos que nous conservons dans les fonds iconographiques de notre Service, illustrant la visite de Raymond Poincaré, président de la III° République, à Epernay pour inaugurer l’hôtel de ville et remettre la croix de Guerre à la Ville le 8 février 1920, aient été prises par un autre photographe que Jean Poyet. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les photos de manifestations ultérieures, telles l’inauguration du collège de Garçons en 1923 ou encore celle du monument aux morts de la Grande Guerre, l'année suivante. Nous avons là « la patte » du photographe, qui fait toute la différence. Et pour l’historien attentif qui essaie de remonter le passé d’une ville, quelle somme peut représenter une pléiade de photographies d’époque ! Ainsi peut-on retrouver le visage des notables d’alors, des maires biens sûr tels Jean-Remi Chandon-Moët, Maurice Lévy (qui organisa le concours du plus beau bébé d’Epernay !), mais aussi des personnages haut en couleurs, dans leurs actions, dans leur savoir-faire, tels Maurice Cerveaux, le patriarche du Conseil municipal durant plusieurs mandats, associé aux frères catalans Barris, quand la bouchonnerie était encore prospère, et Emile Moreau, le prophète de la viticulture, prédisant

la teneur des futures vendanges… Quand les dizaines et dizaines de photos de famille s’amoncelaient dans son commerce de la rue Gambetta, l’ancienne rue du Chemin de fer, Jean Poyet pour varier son art mais aussi la commande, se transformait en reporter et fixait sur la gélatine des plaques de verre, puis sur des pellicules souples, ces instants précieux, parfois magiques, que constituaient la Semaine du champagne, avec sa journée des Muses, telle compétition sportive, tel Congrès professionnel… Il mémorisait aussi pour le futur des sites industriels, commerciaux et viticoles : l’école de viticulture expérimentale, fondée par Raoul Chandon, plus connue sous le nom de « Fort Chabrol », par allusion au constructeur du bâtiment ; le travail en caves ; les grands commerces d’antan ; les ateliers de construction et de réparation des Chemins de fer de l’Est (dont il fit une « série »). Sans oublier les « événements » tels les inondations de 1910, réplique provinciale de celles de la capitale ou encore la révolte des vignerons de 1911, avec ces clichés de régiments entiers occupant la capitale du champagne ou ces vignerons révoltés, affrontant les forces de l’ordre de l’époque ou brûlant des maisons de champagne, à Aÿ et ailleurs, brisant leurs réserves, clamant leur désespoir… Et tant d’autres événements, grands et petits, historiques ou familiaux, qu’inlassablement, méticuleusement, Jean Poyet fixait sur la pellicule… S’il fallait choisir quelques photos parmi les 100 000 clichés recueillis, la tâche s’avérerait difficile. Bien sûr nous aurions une préférence pour les clichés de Joséphine Baker, reçue en princesse de l’art en 1934 chez Moët & Chandon, la grande maison de champagne d’hier et d’aujourd’hui. Et qui reviendra en 1939 chanter à Epernay et Reims. Mais les centaines de bambins ne dépareraient certainement pas… Il y a toutefois un trait curieux chez cet homme placide, dans sa vie et dans son oeuvre : sa fascination pour les automobiles de l’époque, surtout quand elles sont accidentées. Etait-ce la nouveauté de ce moyen de transport ? La beauté luxueuse de certains modèles, telles les Bugatti ? Ou la crainte de mourir en voiture, Jean Poyet les photographiant en une sorte d’exorcisme ? En 1956, après avoir fixé sur une pellicule, un dernier bambin, Jean Poyet s’éteignait doucement, ayant consacré sa vie au service de la photographie. Francis Leroy, Directeur des archives municipales d’Epernay

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Vous trouverez jointe à ce numéro, la couverture du catalogue de l’exposition accompagnée de quelques pages : un surplus d’ impression qui nous permet de vous en faire cadeau...

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