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Juger l’art Qu’est-ce qu’une œuvre ? Quel est le statut de l’artiste ? Un livre raconte les procès, souvent savoureux, qui ont tranché ces questions depuis la Renaissance. P A G E S 4 - 5

La surprise ukrainienne Bruxelles comme Moscou se sont laissé dépasser par les événements en Ukraine, estime le politologue Jacques Rupnik. Entretien. PAGE 6

Faut-il tout publier ? La parution chez Gallimard des lettres échangées entre Paul Morand et Jacques Chardonne, deux écrivains antisémites, relance le débat. P A G E 3

Le privé fait-il le politique? Aux Etats-Unis, l’«affaire» Hollande-Gayet aurait provoqué une crise majeure. En France, on préfère s’interroger. Connaître la vie personnelle du président sert-il le débat public?

jeu médiatique. Il n’empêche: si Obama, mari et père de famille modèle, était pris en flagrant délit d’escapade chez une maîtresse, les conséquences dans l’opinion publique en seraient ravageuses. Scénario du reste très improbable, le président des Etats-Unis étant en permanence soumis à son service de sécurité. En France, on voit les choses autrement– tradition monarchique et héritage des Lumières obligent. Le chef de l’Etat expose une face publique aux électeurs, mais il a le droit de préserver son revers des regards. Sous la Ve République, le général de Gaulle incarna cette conception mieux que quiconque. Georges Pompidou la renforça par les textes : après l’affaire Markovic (le garde du corps de l’acteur Alain Delon retrouvé assassiné en octobre 1968), dans laquelle on tenta de compromettre sa femme, Claude, après aussi d’insistantes enquêtes journalistiques autour de sa santé, il fit voter la loi instituant l’article 9 du code civil garantissant à chacun le « droit au respect de sa vie privée » et de nouveaux articles du code de procédure pénale punissant les atteintes à ce droit.

Catherine Vincent

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’estdoncencélibatairequeFrançois Hollande va se rendre aux Etats-Unis, en visite d’Etat, du 10 au 12 février. Que penseront les Américains en voyant BarackObama recevoir ce président aux mœurs exotiques, dont ils ont suivi les péripéties sentimentales avec perplexité, pour ne pas dire effarement ? Seule certitude: ce « mélodrame» – ainsi l’a qualifié le New York Times, quand le pays de Feydeau parle de vaudeville – n’aurait pu se jouer outre-Atlantique sans provoquer une crise politique majeure. Pour avoir, en 1998, nié sous serment avoir eu des relations sexuelles avec Monica Lewinsky, Bill Clinton ne passa pas loin de l’impeachment de son second mandat pour parjure et entrave à l’exercice de la justice. François Hollande, lui, a laissé Julie Gayet démentir la rumeur qui, dès le printemps 2013, enflait sur Internet. Au risque d’être ensuite accusé de duplicité. Or, de quoi débat-on en France? Du respect de la vie privée, et de l’hypothétique intérêt des révélations du magazine Closer pour la bonne marche du pays. Pourquoice qui suscite ici tant de questions relève-t-il, là-bas, de l’évidence ? D’abord, un constat : quiconque se place sous les feux de la rampe ne peut plus espérer garder ses coulisses secrètes. Hyper-réactivité des outils de communication, fonctionnement de la presse (people comme d’information), intérêt bien comprisdes adversairespolitiques, curiosité de chacun : entre domaines public et privé, tout concourt à rendre la frontière plus poreuse. Découvrir notre président enfourchant son scooter comme un ado pour rejoindre subrepticement une autre en aura navré certains et réjoui d’autres. Dans tous les cas, la révélation nous aura distraits, et rappelé que derrière le chef de l’Etat il y a aussi un homme. Mais en quoi ce marivaudage nous aura-t-il éclairés sur la manière dont il gouverne ? Dont il décide de l’orientation à donner à nos impôts, à notre économie, à nos valeurs sociales? La réponse dépenddes circonstances, et surtout des pays. D’un côté, Latins et catholiques, pour qui les zones d’ombre peuvent être tolérées. De l’autre, Nordiques et Anglo-Saxons, à la morale plus protestante, pour qui une totale clarté est de rigueur. « Dans la vision anglo-saxonne et scandinave, la transparence est une vertu pour l’homme public, précise Nicolas Hervieu, juriste au Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux(Credof).En Scandinavie, l’idée qui prime est celle de l’honnêteté: du moment qu’un homme politique ne cache rien sur ses dépenses et sur sa vie privée, on ne lui reprochera pas une éventuelle liberté dans ses choix personnels. Les pays anglo-saxons, plus puritains, estiment que leurs élus doivent avoir une vie privée irréprochable, et proche si possible de la famille idéale.» L’exigence ne va pas sans une certaine hypocrisie: un homme politique ayant trompé son épouse, s’il fait repentance, peut revenir dans le Cahier du « Monde » N˚ 21480 daté Samedi 8 février 2014 - Ne peut être vendu séparément

« Dans la vision anglo-saxonne et scandinave, la transparence est une vertu pour l’homme public » Nicolas Hervieu

juriste au Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux

Dans ce mur érigé entre vie publique et vie privée, la première faille vint du pouvoir luimême. D’abord avec Valéry Giscard d’Estaing, qui, le premier, usa de son couple comme argumentélectoral.AvecFrançois Mitterrandensuite, qui, une fois sa double vie révélée, reprit la main sur sa mise en scène. Désormais, les brèches sont devenues béantes. Sous l’effet conjoint de deux éléments : la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a poussé à son paroxysme la mise en scène de sa vie privée à des fins électorales ; et l’avènement d’Internet et de l’information en continu, qui a forcé la communication politique à changer de nature. « Aujourd’hui,le chef de l’Etat est enpermanenceimmergé dans une bulle médiatique, qui fait que le moindredeses faitset gestesest surexposé,résume l’essayiste Christian Salmon. Faut-il en accuser les journalistes? Les hommes politiques eux-mêmes? En vérité, c’est un effet de système auquel chacun participe – grand public compris, qui tweete, commente et influence également la perception de l’ensemble.» STÉPHANE KIEHL

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CULTURE & IDÉES VU DE SARDAIGNE

Les plumes sardes face aux urnes

Photo de Mehraneh Atashi, extraite de sa série « Tehran’s Self-Portraits».

Les écrivains de l’île sont sceptiques face à la liste indépendantistemenée par leur consœur Michela Murgia

MEHRANEH ATASHI

Philippe Ridet Rome, correspondant

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L’art d’être iranien Exposésà l’Ecole des étudesorientales et africaines, à Londres, 29artistes explorent les contours de leur identité, à mille lieues de celle que cherche à promouvoir la République islamique Ghazal Golshiri

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Londres, envoyée spéciale

e la scène artistique iranienne, le marchévalorise essentiellement deux aspects : d’uncôté, l’art que l’onpourrait dire « inoffensif», d’inspiration traditionnelle persane ; de l’autre, celui d’après 1979, empreint de références islamiques et révolutionnaires. Pourtant, il existe en Iran une grande variété de créateurs qui travaillent à l’écart de ces courants. C’est pour présenter leurs œuvres, et la façon dont ils pensent la modernité de leur pays, qu’une exposition a été montée à Londres, sous le titre « Recalling the future. Postrevolutionary Iranian art » (« Rappeler l’avenir. L’art iranien post-révolution»). Organiséedans les locaux de l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) jusqu’au 22 mars, cette passionnante manifestation accueilleune centaine d’œuvresnon commerciales et expérimentales, explicitement ou implicitement politiques. Toutes explorent d’autresfaçons d’« êtreiranien», loin de l’identitéfigéeque chercheà promouvoirla République islamique. L’ensemble est réalisé par 29peintres,photographes,plasticiens,vidéastes et graphistes issus de différentes générations et vivant pour la plupart en Iran. Pendant les années de la guerre Iran-Irak (1980-1988),alors que les galeries d’art avaient mis la clé sous la porte, le photojournalisme constituait en Iran la seule forme d’art indépendant tolérée par le régime. Certains photographes, dont Kaveh Golestan, Bahman Jalali et Rana Javadi, choisis pour l’exposition de Londres, ont donc documenté d’abord la révolution,puisla guerre. Maisleurs imagestémoignaient déjà d’une ambition artistique et ouvraientla voie à l’art conceptuelqui se développera à partir des années 1990. Aujourd’hui, les arts plastiques ont de nouveaudroit de cité. Suivis par un très petitnombre d’amateurs d’art et d’intellectuels iraniens, ils ne sont pas dans le collimateur des autorités. Voilà pourquoi certaines œuvres de l’exposition avaient déjà été montrées en Iran, en dépit de leurs messages politiques. D’autres, en revanche, plus directes dans leurs critiques, n’ont jamais été vues dans ce pays. Parmi elles, l’installation Documentation, de la plasticienne Parastou Forouhar, 52 ans, pour laquelle l’artiste s’est inspirée de l’assassinat de ses parents. Figures importantes de l’opposition, Parvaneh et Daryush Forouhar ont été tués, en 1998, à coups de couteau dans leur maison à Téhéran. Sur l’un des trois murs qui composent son installation, elle a accroché des photos de leurs funérailles, ainsi que des articles de journaux faisant référence à leur mort, en anglais, allemand, français ou persan. Les deux autres parois sont tapissées d’une dizaine d’années decorrespondancesentrel’artisteet lesautori-

tés iraniennes ou internationales. Au centre du dispositif trône une photocopieuse grâce à laquelle les visiteurs peuvent reproduire tous les documents et les articles de leur choix. Quinzeans après,ParastouForouhar,installée depuis des années en Allemagne, considère que le dossier n’est toujours pas clos et que toute la lumière n’a pas été faite. Elle réclame aujourd’hui justice sans relâche, et à haute voix. L’installation Documentation s’inscrit dans cette logique: garder vivante la mémoire de ses parents et celle d’une des pages les plus sombres de l’histoire contemporaine du pays. « A la lecture de ces documents, en faisant des photocopies, le visiteur peut rompre avec cette identité idéaliste que veut véhiculer l’idéologie dominanteen Iran»,expliquela jeuneIranienne de Londres Aras Amiri, qui compte parmi les commissaires de l’exposition. Etudier et puis déconstruire, voire rejeter les identités imposées. C’est aussi ce qu’a fait le plasticien Shahab Fotouhi, 33 ans, en s’attaquant à deux éléments symboliques de la République islamique et de l’Iran : le drapeau et l’hymne national. Un an et demi après la révolution islamique, une représentation très moderne du mot « Allah », en forme de tulipe, a remplacé le motif du lion solaire placé depuis le XIXe siècle au centre du drapeau. Pour réaliser son œuvre Can I Speak to the Manager ? (« Puis-je parler au directeur ? »), l’artiste s’est procuré un document officiel de

À VOIR « RAPPELER L’AVENIR : L’ART IRANIEN POST-RÉVOLUTION » (« RECALLING THE FUTURE: POST REVOLUTIONARY IRANIAN ART »)

Ecole des études orientales et africaines (SOAS), à Londres. Jusqu’au 22 mars. www.soas.ac.uk/gallery

« Le visiteur peut rompre avec cette identité idéaliste que veut véhiculer l’idéologie dominante en Iran » Aras Amiri

commissaire de l’exposition l’Institut iranien des standards et des recherches industrielles qui dévoile les six étapes géométriques très complexes nécessaires pour produire ce motif. Il met en scène, en cinq dessins, tous les stades de la production, sauf la dernière, qui montre l’emblème dans son état final. L’artiste cherche ainsi à mettre en lumière les pesanteurs bureaucratiques de la machine officielle de production d’images dans la République islamique. En résidence en Suisse en 2008, l’artiste a ensuitetentéune expérienceintéressante: faire chanter le premier hymne national de la République islamique par une dizaine de citoyens helvétiques, en leur précisant qu’il s’agissait d’une ancienne berceuse iranienne. Ala fin,Shahab Fotouhia réuni tous lesparticipants, leur a expliqué le sens des phrases qu’ils avaient apprises et chantées sans les comprendre, et leur a demandé s’ils voulaient toujours faire partie de l’œuvre. Cette expé-

rience a été filmée et le résultat final est une vidéo intitulée Repeat after me (« Répétez après moi »), fréquemment interrompue par des séquences en noir correspondant aux passages où des participants ont préféré se retirer de l’expérience. Pour des Iraniens, cette vidéo paraît d’autant plus étrange que ce chant a été remplacé par un autre en 1990. Aujourd’hui, rares sont les jeunes Iraniens qui se souviennent toujours de ce premier hymne national. Autre relais d’expression et de propagation de l’idéologie pour le pouvoir en Iran : les grands murs couverts de peintures murales de leaders politiques, de martyrs de la guerre avec l’Irak, ou encore de slogans religieux ou politiques.Inspiré par cette vague d’images, le peintre Khosrow Hassanzadeh, 50 ans, a brossé le portrait de deux femmes prostituées, en utilisant la même esthétique. La texture grossière de ces deux toiles reflète le ton sombre et macabre du sujet : les deux tableaux ont été dédiés à seize prostituées enlevées et assassinées, entre 2000 et 2001, dans la ville sainte de Mashhad (nord-est). Contrairement à Khosrow Hassanzadeh, la photographeMehranehAtashi,33ans,n’entendait rien dénoncer, ni même évoquer la politique lorsqu’elle a entamé, en 2008, sa série Tehran’s Self-Portraits (« Les autoportraits de Téhéran»). Et pourtant, comme malgré elle, l’un des événements les plus politiques et les plus forts de l’histoire de l’Iran s’est incrusté dans son travail artistique. Mehraneh Atashi a commencé à se photographier en montrant des paysages de Téhéran à l’arrière-plan pour lutter contre la disparition des souvenirs de sa ville natale, où les gratte-ciel remplacent les immeubles anciens à une vitesse incroyable. Or quelques mois plus tard ont éclaté les manifestations contre la réélection contestée de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad, en juin 2009. L’une des images de Mehraneh Atashi la montre dans une avenue de Téhéran barricadée par des manifestants. Cette image estd’autantplus frappantequ’ellefaitface à un autre cliché, mettant en scène l’artiste dans le calme de la nuit. Toutes ces créations donnent une vision inhabituelleet stimulantedel’Iran contemporain. Elles sont financées notamment par le London Middle East Institute et l’organisation caritative Iran Heritage Foundation. Mais leur sortie du territoire n’a pas été facile, loin de là. Le transfert des œuvres depuis l’Iran vers le Royaume-Uni a même souvent été impossible par voie postale. « En raison des sanctions internationales[dans le butde dissuader Téhéran de poursuivre ses activités nucléaires], nous avons rencontré de nombreuses difficultés pour assurer les œuvres et les envoyer par des voies normales, se désole depuis Téhéran la galeriste Rozita Sharafjahan, qui est également commissairede cette exposition. La plupart d’entre elles ont été apportées par des voyageurs.» Cette exposition a vocation à faire le voyage dans d’autres villes européennes, et notamment à Paris. p

a candidature de Michela Murgia, à la tête d’une liste indépendantiste aux élections régionales de Sardaigne, le 16 février, divise les nombreux écrivains de l’île. Seul Marcello Fois, auteur de romans policiers, soutient l’auteure d’Accabadora et de La Guerre des saints (Seuil, 2011 et 2013) au nom de leur « vieille amitié». Ses autres confrères, tous plus ou moins partisans du candidat du Parti démocrate (gauche), lui refusent leur adhésion. Comme l’a souligné l’auteur de polars Giorgio Todde (La Folle Bestialité, Albin Michel, 2007), dans un article du journal Il Fatto quotidiano : « Ce n’est pas parce qu’un dentiste se présente à un scrutin que tous les dentistes vont voter pour lui. » Vieux militant communiste, Salvatore Mannuzzu (La Procédure, La Fille perdue, Plon, 1990 et 1995) tire à boulet rouge sur sa consœur: « Au mieux, je lui confierais l’administration d’une copropriété, ou quelques places pour les siens dans un conseil municipal, mais pas la gestion d’une région ou d’un Etat.» De son côté, le jeune Flavio Soriga (L’Amour à Londres &en d’autres lieux, Rouge inside, 2011) n’éprouve aucune « fascination» pour les revendications indépendantistes de sa consœur: «Je suis sarde mais je me sens mal à chaque fois qu’on me parle de patrie. » Autre auteur de polars, l’universitaire Luciano Marrocu votera également pour le candidat de gauche, malgré ses doutes. Ancienne militante de l’Action catholique, Michela Murgia, née à Cabras, sur la côte occidentale de l’île, en 1972, est entrée en littérature en 2006 avec Il mondo deve sapere («Le monde doit savoir»), livre issu du blog qu’elle a tenu sur son expérience de télévendeuse. Traduite dans une trentaine de langues, elle est aussi l’auteure de Viaggio in Sardegna («Voyage en Sardaigne»), paru chez Einaudi en 2008, qui décrit les régions les moins connues de l’île. Le même éditeur vient de faire paraître Sei per la Sardegna («Six pour la Sardaigne»), ouvrage collectif pour venir en aide aux victimes des inondations qui ont provoqué la mort d’une vingtaine de personnes en novembre2013.

Une région en crise Sa candidature à la présidence de la région, dirigée par la droite, n’est pas une tocade. Il y a un an qu’elle s’y prépare et une dizaine d’années qu’elle a épousé la cause indépendantiste. Un indépendantisme qu’elle veut dépoussiéré de ses relents nationalistes, revivifié par la transparence démocratique, la participation des citoyens et une économie qui ne soit pas seulement fondée sur le tourisme, le bâtiment et les bases militaires, au détriment des activités agricoles ancestrales de l’île. A-t-elle des chances ? En Sardaigne, la crise économique est plus vive encore que dans le reste de l’Italie. Nombre d’entreprises ont fermé et seuls 500 000 des 1,6 million d’habitants de l’île ont un emploi. Les heures de chômage technique ont augmenté de 500 % en 2013, soit le double de la moyenne du sud de l’Italie. Le gouverneur sortant dit « n’avoir peur que» de MichelaMurgia. Pour sa campagne, l’écrivaine dit avoir dépensé 70 000 euros, dont 30 000 proviennent de ses « économies». Un millier de personnes travaillent avec elle au sein d’une coalition de petites associations baptisée Sardegna possibile. Alors que la gauche a eu du mal à choisir un candidat et que le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo n’a pas trouvé le sien et a renoncé à se présenter en Sardaigne, Michela Murgia peut créer la surprise dans cette élection où 29 listes s’affrontent. « L’amitié et l’estime ne suffisent pas, relance pourtant Giorgio Todde. Si la Sardaigne était indépendante, il y aurait eu des millions de mètres cubes de béton en plus. Mieux vaut être contraint par les décisions de l’Etat. Le système n’est pas parfait mais cela vaut mieux que de dépendre des humeurs des politiciens locaux sans contrôle.» p


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Troublante correspondance Faut-iltout publier ? La parutiondes lettres échangéespar les écrivainsJacques Chardonneet Paul Morand, rempliesde propos antisémites et homophobes,pose la question. Réponses d’éditeurs

Jacques Chardonne devant sa maison de La-Frette-sur-Seine, dans le Val-d’Oise, en juillet 1955.

Paul Morand, à Paris, en 1968. HENRI CARTIER-BRESSON/MAGNUM

KEYSTONE/GETTY

Josyane Savigneau

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acques Chardonne (1884-1968) et Paul Morand (1888-1976) se sont écrit tous lesjours, de 1949à la mortde Chardonne – près de 3 000 lettres. Ils souhaitaient, si on s’intéressait encore à eux au XXIe siècle, que leur correspondance soit publiée « en l’an 2000 », selon Morand, « sous le titre Après nous le déluge ». Elle est conservée à la bibliothèque de Lausanne et le premier volume (sur trois), qui concerne les années 1949-1960, est paru à l’automne 2013. Pourquoi un si long délai ? En partie parce que Philippe Delpuech, qui a d’abord recopié à Lausanne, puis remarquablement édité et annoté ces lettres, est mort en 2005. Mais surtout parce que publier deux vieux collabos, antisémites et homophobes relance le débat sur l’éternelle question : faut-il tout publier? Chardonne – qui a fait le voyage des écrivains en Allemagne, en 1941, à l’invitation de Goebbels – n’a guère passionné les générations suivantes, bien que François Mitterrand en eût fait un de ses auteurs de chevet et qu’Olivier Assayas ait tiré de son œuvre un beau film (2000), adapté de la trilogie Les Destinées sentimentales (Grasset, 1934-1936). En revanche la figure de Morand – ambassadeur de Vichy révoqué à la Libération – a séduit ses cadets. Pas seulement ceux que Bernard Frank a désignés comme les « hussards». On relira avec bonheurle brillantMorandExpress, de Jean-François Fogel (Grasset, 1980), la préface de Philippe Sollers à New York (GF, 1988). Plus récemment, Pauline Dreyfus a consacré un roman à Morand, Immortel, enfin (Grasset, 2012) – il est entré à l’Académie française en 1968 seulement, le général de Gaulle ayant auparavant mis son veto. En 1968 justement, à la mort de Chardonne, Morand, privé de correspondant, ne pouvait se résoudre à cesser d’écrire quotidiennement. C’est ainsi qu’est né le Journal inutile, publiéen 2001 chez Gallimard et suscitant immédiatement la polémique. Curieusement, ce sont les tenants de l’interdiction du texte de cet antisémite et homophobe non repenti qui ont cité, donc diffusé, ce qu’il y avait de détestable dans ce journal – en contradiction avec leur volonté de ne pas voir de tels écrits rendus publics. D’autres, qui passent sans doute pour très mal-pensants aux yeux des premiers, ne pouvaient s’empêcher de trouver Morand aussi séduisant qu’insupportable, dandy aussi passionnant qu’exaspérant, et excellent écrivain, vif, précis, mordant, même lorsqu’il se parlait à lui-même. Comme le remarquait Fogel, bien avant qu’on puisse lire le journal, survivait en Morand « une

Europe très libre, refuge d’une aristocratie du plaisir, galante, gratuite, révolue». Il était facile aux lecteurs du Journal inutile d’imaginer que la correspondance Morand-Chardonne devait constituer un documentsur l’histoire littérairedes années 1950-1960 et qu’elle contenait aussi des propos odieux. C’est le cas, Chardonne, peutêtre avec une certaine hypocrisie, tentant toutefois de modérer Morand dans son antisémitisme en l’incitant à moins « penser par catégorie». Alors, après avoir publié le journal, pourquoi Antoine Gallimard, PDG de Gallimard et exécuteur littéraire de Morand, a-t-il attendu si longtemps avant de rendre publique la correspondance ? « D’une manière générale, je pense qu’il faut tout publier, en faisant des éditions critiques, en mettant en perspective, explique-t-il. Mais je dois avouer qu’en ce début de XXIe siècle, où l’on a d’un côté des conformistes qui pensent qu’on publie pour pouvoir laisser passer des propos antisémites, ce qui est stupide,et d’un autre,on l’a vu, des militants violemment xénophobes et homophobes, je me suis longuement interrogé. Certains plaidaientpour la suppressionde tel ou tel passage, d’autres pour une anthologie. Tout cela a pris du temps. J’ai décidé de ne rien censurer, et, dans le premier volume, si l’on ne trouve que 800 des 1 022 lettres de la période, ce n’est en rien une censure idéologique. » D’après Bertrand Lacarelle, qui assure désormais l’édition de la correspondance, « certaines lettres se répétaient, en raison de la lenteur d’acheminement du courrier. D’autres étaientvraimenttechniques.Chardonne,éditeur chez Stock, donnait beaucoup de détails infimes sur des questions éditoriales ». Est-ce parce que, désormais, toutrisque de se retrouver sur Internet, sans souci historique, sans appareil critique, que la plupart des éditeurs affirment avec force qu’il est nécessaire de tout publier ? Muriel Beyer, directrice littéraire de Plon, fera paraître dans quelques semaines des lettres d’Himmler à sa femme. Philippe Rey, qui dirige les éditionsqui portentson nom, estime qu’une société « ne peut grandir dans le déni des pensées et des propos des générations précédentes. Même les propos haineux– et l’on en trouve dans la correspondanceMorand-Chardonne – font partie de notre histoire, ont participé à leur manière, en creux et par répulsion, à la généalogie de nos valeurs d’aujourd’hui. Il ne faut pas avoir peur de les affronter». Olivier Nora, PDG de Grasset, se dit « radical » : « Il faut tout publier de ce que les écrivains voulaient publier (à titre posthume ou non). Le temps de l’esprit ne répond pas aux oukases de l’esprit du temps. La sensibilité d’une époque donnée ne saurait justifier la censure pour toutes les époques. La démocratie, c’est faire confianceà la vertu du débat.Le

soupçon se nourrit du secret qu’on lui oppose. Il faut tout montrer, et tout restituer dans son contexte. » Et de citer Montesquieu: « Là où il n’y a pas de conflit visible, il n’y a pas de liberté.» Olivier Bétourné, PDG du Seuil, apporte, lui, quelques bémols. « Oui, on peut tout publier pourvu que ce soit bien édité. On peut publierla correspondanceMorand-Chardonne, passionnant document d’histoire littéraire à en croire la critique, en prenant soin de

« Même les propos haineux ont participé à leur manière à la généalogie de nos valeurs d’aujourd’hui. Il ne faut pas avoir peur de les affronter » Philippe Rey

directeur des éditions Philippe Rey

À LIRE « CORRESPONDANCE 1. 1949-1960 »

de Paul Morand et Jacques Chardonne. Edition de Philippe Delpuech, préface de Michel Déon (Gallimard, 1160 p., 46,50 ¤). « MORAND-EXPRESS »

de Jean-François Fogel (Grasset, 1980). « IMMORTEL, ENFIN »

de Pauline Dreyfus (Grasset, 2012).

« LE SOUFRE ET LE MOISI. LA DROITE LITTÉRAIRE APRÈS 1945. CHARDONNE, MORAND ET LES HUSSARDS »

de François Dufay (Perrin, 2006, rééd. coll. « Tempus », 2010).

rappeler que cet échange engage deux écrivains collaborationnistes, antisémites, etc. Mais faut-il le faire ? Moi, publier les pamphlets de Céline,Mein Kampf ou Drumont, ce n’est vraiment pas mon mouvement spontané. Ce qui n’interdit pas à d’autres de le faire, dans les conditions que j’indique.» Chez Fayard, sous la direction de Fabrice d’Almeida, qui a pris la suite d’Anthony Rowley (1952-2011), une édition de Mein Kampf est précisément en préparation, édition scientifique, avec un comité éditorial composé d’historiens français et allemands. « Il ne faut pas sacraliser le passé négatif par une sorte de damnatio memoriae, estime Fabrice d’Almeida. Il ne faut pas vouloir un passé conforme à ce que nous sommes. » Pour ce qui concerne la correspondance Morand-Chardonne, la seule vraie question est celle suggérée par Olivier Betourné: estce vraiment un passionnant document d’histoire littéraire ? Est-ce fidèle à ce que Jean-François Fogel voyait chez Chardonne et Morand, « un humanisme froid, une façon ténue d’éprouver le fond de leur époque pardelà les vogues » ? Si l’on s’intéresse à la littérature et à l’esprit d’une époque, il est difficile de répondre non. On lit ce gros volume (1 160 pages) avec avidité, jour après jour. On veut savoir qui sera la prochaine cible de ceux que Jérôme Dupuis, dans L’Express, a qualifiés de « gentlemen flingueurs ». Les lecteurs ne s’y sont pas trompés. Le livre, très cher, près de 50 euros, a été tiré à 4 500 exemplaires. On a tiré de nouveau à 1 500. Et ce n’est pas pour se délecter d’une

vision géopolitique désormais largement réprouvéeque l’on se précipite sur cette avalanche de lettres. C’est, comme toujours si l’on aime les correspondances, pour se retrouver dans une sorte de machine à remonter le temps, avec deux hommes qui savent lire, ont de l’esprit, sont complexes et paradoxaux. Jean-François Fogel, toujours lui, a bien vu ce Morand, « M. Univers de l’amertume», mais aussi « un autre Morand, disruptif, allègre, tendu vers la novation ». Ils sont là tous les deux. Chardonne, plus sédentaire que Morand, est plus ouvert aux jeunes gens qui arrivent sur la scène littéraire. On voit ainsi la toute jeune Françoise Sagan. Quand elle épouse Guy Schoeller, en 1956, Morand s’amuse : « Sagan lit son avenir dans les rides de Guy Schoeller ; quelle merveilleuse perspective pour nous quand elle le trouvera trop jeune! » Bernard Frank commence à se faire remarquer. Mais c’est à Roger Nimier que Morand et Chardonne promettent un grand avenir (il mourra en 1962, à 36 ans). « Cher Nimier!, écrit Morand en 1956, je suis content depenserqu’enl’an 2000il diraà l’adolescence littéraire groupée autour de lui: “Dans ma jeunesse, j’ai connu deux vieux messieurs pittoresques et courtois, qui m’aimaient bien, en tout désintéressement”.» Pittoresques, certes. Courtois, pas toujours. Morand s’intéresse d’abord à Morand: les voyages, les voitures, la vitesse, le cheval. Il se décrit parfois comme « un gros frelon idiot et égoïste ». Il a un remède contre la vieillesse: « la nier ». Il s’y emploieavec panache. Il est toujours ailleurs,décrivant magnifiquementsa chambre à Tanger, ou, en Espagne, expliquant son goût pour le gaspacho, recette à l’appui. Bien sûr, tous deux s’entretiennent sur « le déclin littéraire de ce temps », ce que les écrivainsfont à toutes les époques.Ils s’énervent contre les éditeurs – refrain connu aussi. Mais ils sont plus vindicatifs qu’aigres, ce qui est réconfortant. Et ils ne se contentent pas de relire et de commenter les classiques avec pertinence, ils lisent tout, passant de Chateaubriand et Proust à Mauriac – leur meilleur ennemi –, François Nourissier, FrançoiseMallet-Joris, André Pieyre de Mandiargues – qu’ils apprécient – et bien d’autres. Seuls quelques esprits chagrins peuvent reprocher à Morand de détester, en 1960, La Dolce Vita de Fellini, qu’on est si nombreux à adorer encore. Pourquoi faudrait-il consentir à cet esprit du temps qui voudrait qu’on aime seulement ce qui nous ressemble ? Au contraire, en relisant JeanFrançois Fogel et cette phrase : « J’ai aimé Morand avec l’intuition qu’on ne peut pas tout rejeter des anciens », on attend avec impatience la suite de ce monument : 1961-1968, encore deux gros volumes. p


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Véronèse devant l’Inquisition

enise, 1573: la Sainte Inquisition se penche sur le cas de Véronèse, et d’un de ses tableaux monumentaux, une Cène dans la maison de Simon, peint pour le réfectoire du couvent San Giovanni e Paolo. « Sa notoriété était telle qu’il ne risquait pas le bûcher, mais on sent qu’il a beaucoup travaillé ses réponses. Il est très fin, mais en même temps il n’abdique rien de sa liberté artistique», remarque Marie-Hélène Vignes. Au dernier repas du Christ et de ses apôtres, le peintre a ajouté une foule de personnages, des bouffons, des lansquenets ivres, et un chien. Au tribunal qui lui

demande de décliner sa profession, il répond : « Je suis peintre, et je fais des figures. » A la question de cette profusion de personnages que ne mentionnent pas les textes bibliques, il rétorque: « Le tableau est grand et pouvait contenir de nombreuses figures», avant d’ajouter : « Nous, les peintres, nous nous accordons les mêmes licences que s’octroient les poètes et les fous… » On lui demande de remplacer le chien par Marie-Madeleine. Il refusera de retoucher son tableau et s’en tirera par une pirouette en le débaptisant, pour le renommer Le Repas chez Levi. p Ha. B. « Le repas chez Levi » de Véronèse (1573) PHOTO SCALA, FLORENCE, COURT. MINISTERO BENI E ATT. CULTURAL

« Untitled 3 (in honor of Harold Joachim) », de Dan Flavin (1977). ADAGP

L’art conceptuel selon les douanes britanniques

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n 2006, la galerie londonienne Haunch of Venison, qui avait fait venir au Royaume-Uni deux œuvres d’artistes américains, une vidéo de Bill Viola et une installation de Dan Flavin composée de tubes fluorescents, reçoit un courrier des douanes britanniques. Pour cette administration, il ne s’agit pas d’art, qui bénéficie d’un taux de TVA réduit, mais d’objets industriels, taxables à 20%. La galerie proteste devant les tribunaux, qui lui donnent raison en 2008. Or, en 2011, la Commission européenne à Bruxelles considère que, dans le travail de Viola, « les composants ont été légèrement modifiés par l’artiste, ce qui ne modifie pas leur fonction originale de lecteurs

vidéo et de haut-parleurs ». Quant aux Flavin, ils « ont les caractéristiques des appareils d’éclairage et doivent donc être classés comme appareils d’éclairage mural. Ce n’est pas l’installation qui constitue une œuvre d’art mais l’effet de lumière qu’elle projette». Ce qui fait dire à l’avocat de Haunch of Venison que ces œuvres, qui n’en sont pas quand elles sont éteintes, le deviennent lorsqu’on les allume. Une décision stupide, mais prise par des gens qui ne sont pas idiots : s’ils leur dénient la qualité d’œuvre d’art, ils entendent cependant calculer la taxe non sur la valeur du matériel (d’occasion) qui les compose, mais sur le prix des pièces en galerie… p Ha. B.

Des œuvres devant les juges Depuis la Renaissance, ce sontsouvent des magistratsqui ont décidé du statut d’une créationet donc de celui de l’artiste. Deuxpassionnées ont écrit un livre à partir de cespetites histoires de l’art qui font la grande Harry Bellet

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’est à Napoleon que la photographie doit d’être devenue un art aux Etats-Unis. Napoleon Sarony (1821-1896), pour être précis. A Broadway,dans le studio de ce Québécois installé à New York, les célébritésdéfilent pour se faire tirer le portrait. Il diffuse ensuite ces photographies ennombre, ce qui contribueà son enrichissement personnel et à la gloire de ses modèles. Parmi eux, Oscar Wilde, alangui devant son objectif en 1882. Un cliché d’autant plus célèbre qu’il est piraté, édité et vendu (à 85 000 exemplaires !) par des concurrents, la Burrow-Giles Lithographic Company. Sarony porte plainte, revendique son droit d’auteur et sa qualité d’artiste, puisqu’il a fait poser le modèle, choisi le costume, le décor et la lumière. Un premier jugement lui donne raison. Or Burrow-Giles conteste et porte l’affaire devant la Cour suprême, arguant de ce qu’unephotographieestun procédémécanique, chimique, et non un art. Le 17 mars 1884, la Cour suprême rejette ces

arguments et concède à Sarony le droit au copyright.En France, il faudra attendre un siècle et la loi Lang de 1985 pour que le droit confère à la photo le même statut. Voici l’une des nombreuses, édifiantes et souvent croustillantes histoires que Céline Delavaux, spécialiste de littératu-

Tout le droit s’est élaboré sur la jurisprudence, et notamment le droit moral de l’artiste re, et Marie-Hélène Vignes, avocate, passionnée de la propriété littéraire et artistique,racontent dans Les Procès de l’art (Editions Palette, décembre 2013). Un réjouissant ouvrage qui montre que, si les juges ne font pas l’histoire de l’art, ils y contribuent fortement. Marie-Hélène Vignes, qui a enseigné douze ans durant le sujet à l’université Paris-III, avait constaté l’absence de livre

en français sur la question. « Il en existe en Grande-Bretagne,comme The Trials of Art, de Daniel McClean [Ridinghouse, 2007], et aux Etats-Unis, notammentArt on Trial, de Laurie Adams [Walker & Co, 1976]. On y constate d’ailleurs que les juges sont souvent moins bienveillants là-bas à l’égard des artistes que chez nous. » Les juges français témoigneraient d’une certaine fascinationpour lesartistes,selon «une conception assez romantique». Et d’abord, qu’est-ce qu’un artiste? Pour l’historien d’art, la notion émerge avec la Renaissance. Pour les juges aussi, semble-t-il, comme en témoigne le procès le plus ancien décrit dans le livre : celui de Véronèse,quicomparaîtdevantle tribunal de l’Inquisition à Venise, en 1573, et déjà revendiquepourles peintresunstatut particulier. Quelque trois cent cinquante ans plus tard, le cas se pose de nouveau, mais à New York, en 1928. Brancusi parvient, non pas devant des moines dominicains, mais contre des fonctionnaires des douanes américaines, à faire reconnaître à ses bronzes un statut d’œuvre d’art. Une reconnaissance toujours fragile, comme en témoigne la mésaventure vécue, en 2006, par une galerie londonienne désireuse d’im-

porter une vidéo de Bill Viola et une sculpture lumineuse de Dan Flavin, laquelle sera classée en 2010 par la Commission européenne comme « appareil d’éclairage à fixer au mur »… Ce qui fait dire à MarieHélène Vignes : « Pour moi, on régresse.» C’est sans doute cette inquiétude qui a conduit Jacques Toubon, ancien ministre de la culture, mais aussi ancien ministre de la justice, à s’exprimer en mars 2009 devant les élèves de l’Ecole nationale de la magistrature de Bordeaux, à l’initiative d’un artiste, le sculpteur Olivier Blanckart. Il y dénonçait, comme l’artiste d’ailleurs, l’interprétation selon eux erronée que faisaient des juges bordelais du nouveau code pénal. Les organisateurs de l’exposition « Présumés innocents », qui montrait des œuvres un peu lestes au CAPC de Bordeaux, en 2000, étaient poursuivis sur plainted’une association. Les motifs : « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique» (au titre de l’article 227-23) et « diffusion de messages violents, pornographiques ou contraires à la dignité humaine susceptibles d’être vus par un mineur » (article 227-24). Après dix ans d’une procédure qui est allée jusqu’à la Cour de cassation, les organisateurs de


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« Oiseau dans l’espace », de Constantin Brancusi (1925). ADAGP

L’affaire des trois Poussin

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ujourd’hui conservé au musée des Beaux-Arts de Lyon, La Fuite en Egypte (1657), de Nicolas Poussin, a connu auparavant bien des tribulations. D’abord, parce qu’il en existe trois exemplaires. Le premier, une version conservée dans une collection américaine anonyme, est unanimement considéré comme une croûte. Le deuxième appartenait à Barbara Piasecka-Johnson (des produits d’entretien du même nom). Il lui avait été signalé (et sans doute vendu) par l’historien d’art Anthony Blunt, spécialiste mondialement reconnu, conservateur des collections royales britanniques et, on l’a su après, espion au profit des soviétiques.

Le troisième fut vendu aux enchères à Versailles en 1986, annoncé comme de « l’atelier de Poussin », appellation désignant copie contemporaine. Il fut mis à prix 80 000 francs, les enchères montèrent et les frères Pardo, marchands à Paris, en devinrent propriétaires pour 1,6 million de francs. Après des années d’efforts, ils firent reconnaître leur version comme la bonne. La vendeuse de Versailles s’en émut. Elle obtint, grâce à l’avocat William Bourdon, l’annulation de la vente, et céda le tableau pour 17 millions d’euros au musée de Lyon. Quand aux frères Pardo, il ne leur reste que leur belle intuition, et leurs yeux pour pleurer. p Ha. B.

« La Fuite en Egypte », de Nicolas Poussin (1656-1657). RMN-GP (MUSÉE DU LOUVRE) - R.-G. OJÉDA

l’exposition ont bénéficié du non-lieu, la cour rappelant qu’une œuvre de rechercheartistique ou de l’esprit peut « surprendre, interpeller ou choquer ». Elle ne sera jugée pornographique que dès lors qu’elle offre « une représentation grossière de la sexualité blessant la délicatesse et tendant à exciter les sens ». Encore faut-il rappeler que la pornographie n’est pas un délit. Elle le devient si elle est accessibleaux enfants, ce qui n’était pas le cas. Pour l’avocat d’un des prévenus, « la justice [a] protégé la liberté artistique ». Céline Delavaux et Marie-Hélène Vignes, elles aussi, rendent un hommage parfois fasciné au travail des magistrats, dans leurs « petites histoires de l’art et grandes affaires de droit » (le sous-titre du livre) : « Le juge n’écrit pas l’histoire de l’art, mais je crois qu’il a clairement contribué à la reconnaissancede l’art et des artistes, au statut de l’artiste dans la société et à l’importance, voire à la nécessité de l’œuvre d’art », observe Marie-Hélène Vignes. Elle rappelle qu’en France le droit d’auteur ne commence qu’à la Révolution. « On a eu deux décrets, en 1791 et 1793, qui pour la première fois donnent des droits, à l’époque simplement patrimoniaux, aux artistes. Et ces deux textes, très succincts, restent en vigueur jusqu’en 1957, date de la loi sur la propriété littéraire et artistique. » Entre ces deux dates et ces deux textes, tout le droit s’est élaboré sur la jurisprudence, et notamment le droit moral de l’artiste, « né de l’action des juges. Ils ont compris qu’il ne s’agit pas d’un bien comme un autre. Qu’on ne peut pas le vendre de la même manière qu’autre chose, puisqu’il reste intimement lié à la personne de l’auteur ». Et de prendre pour exemple le procès qui a opposé Jean Dubuffet à la régie

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Brancusi contre les Etats-Unis

ew York, 1928: Oiseau dans l’espace, sculpture en bronze poli de Brancusi, ne ressemble pas précisément à un honnête piaf. Pour les douanes américaines, ce serait plutôt un objet industriel, taxable à ce titre (40 % de droits), alors que la circulation des œuvres d’art est libre. Un procès fameux s’ensuivra (« Brancusi contre les EtatsUnis»), visant à reconnaître à l’Oiseau son statut d’œuvre d’art. « Des témoins sont venus appuyer les dires de chacune des parties,

racontent les auteures des Procès de l’art. Sur les conseils de Marcel Duchamp, Brancusi avait fait venir des artistes, des critiques, des conservateurs de musée. Et c’est sur la foi de ces témoignages que le juge a dit: “Je ne peux que constater l’existence d’une nouvelle école, qui fait de l’abstrait. Ce n’est pas à moi de vous dire si c’est de l’art ou pas, mais je constate que ceci existe. Et si je lis la loi, il n’est écrit nulle part que l’art doit ressembler à quelque chose de réel”.» p Ha. B.

Renault, au mitan des années 1970, à propos du Salon d’été : un ensemble monumental élaboré à la demande du PDG de la Régie, Pierre Dreyfus, mais si peu apprécié par son successeur qu’il le fit enterrer par des bulldozers. Dubuffet invoque alors son droit moral, codifié dans la loi de 1957 sur la propriété littéraire et artistique. Les avocats s’écharpent. Mais c’est un professeur de droit, Henri Desbois, qui posera le principe à son plus haut.

« Les minutes d’un procès, c’est une petite pièce de théâtre » Céline Delavaux

écrivain, co-auteure des « Procès de l’art » « Desbois était le pape du droit d’auteur, rappelle Marie-Hélène Vignes, et il apostrophe la régie Renault : “Enfin, tout de même, s’adresser à un artiste, ce n’est pas commes’adresserà n’importe quelfournisseur pour passer une commande! Ce n’est pas un prestataire comme un autre.” » Céline Delavaux témoigne, elle aussi, d’une réelle affection pour cette corporation des gens de robe, qui n’est pas la sienne : « J’ai découvert l’attention extrêmement fine que les magistrats portent aux œuvres, et la recherche d’arguments qu’un critique ou un historien d’art n’iraient pas imaginer. Dans l’affaire Bernard Buffet [un réfrigérateur peint sur toutes ses faces, dont son propriétaire voulait dissocier les panneaux pour les vendre séparément], la questionétait: peut-ondissocier cette œuvre de son support ? L’avo-

À LIRE « LES PROCÈS DE L’ART : PETITES HISTOIRES DE L’ART ET GRANDES AFFAIRES DE DROIT »

de Céline Delavaux et Marie-Hélène Vignes (Palettes, décembre 2013).

cat général va chercher des exemples dans l’histoire de l’art. Il cite ainsi un Delacroix où étaient représentés George Sand et Chopin, toile qui fut coupée en deux, Sand se retrouvant dans un musée et Chopin dans un autre : et l’avocat général de déplorer qu’on ait ainsi séparé deux amants ! Ces affaires, ce sont autant d’histoires. Les minutes d’un procès, c’est une petite pièce de théâtre.L’affaire Brancusi, par exemple, est une pièce littéraire à laquelle on n’a pas besoin de toucher. » C’est ainsi à une morte, et à des juges, que l’on doit l’acte de naissance du droit à l’image,dès 1858, date du décès de la comédienne Rachel. Un photographe avait réalisé un portrait de la défunte, qui a ensuite été dessiné par Frédérique O’Connell, le dessin étant lui-même photographié pour être diffusé à des centaines d’exemplaires par la maison Goupil. « Rachel est une des premières représentantes, avec Sarah Bernhardt, de ce qui est devenu le star-système, rappellent les auteures. Elle meurt jeune, de tuberculose, ce qui crée un émoi énorme. Lorsque la famille a vu que cette photo, initialement destinée à rester dans un cadre privé, était diffusée, ça l’a traumatisée. C’est à cette occasion que les juges inventent le droit à l’image. C’est une création purement jurisprudentielle, qui va fonctionner plus de cent ans. Cela n’a été acté en droit français que par une loi de 1970, au moment où se développe la presse à scandale.» Au fil du livre, on constate que la justice s’est intéressée à des formes d’art très diverses. Art « abstrait » (le cas Brancusi). Art « in situ » avec Daniel Buren (bon client pour les avocats, puisque présent dans au moins trois des affaires évoquées), mais aussi avec Richard Serra contre les Etats-Unis, une de ses sculptu-

res destinée à un lieu précis ayant été déplacée. Art conceptuel, si on peut ranger sous cette définition le conflit entre le plasticien Jakob Gautel et la photographe Bettina Rheims, la seconde ayant été très inspirée par une œuvre du premier au fronton d’une porte d’hôpital où il avait inscrit le mot « Paradis ». Relevait-elle du droit d’auteur ? Les juges ont décidé que oui.D’autres se sont penchés sur les installations : par exemple celle composée de serviettes hygiéniques par Hong-Yön Park, exposée à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, qui avait déplu aux membres de l’Association des amis de la Salpêtrière – lesquels l’avaient démontée sans trop de précautions. D’autres juges encore ont planché sur la performance : Alberto Sorbelli s’exhibant en travesti devant La Joconde, mais photographié par Kimiko Yoshida, l’un revendiquant la paternité de l’action, l’autre la maternité de l’image. Des affaires célèbres, d’autres beaucoup moins, mais toutes étonnantes et « souvent insolites, note Céline Delavaux. Un baiser sur une toile blanche de Cy Twombly [en 2007, la jeune artiste Rindy Sam a été poursuivie pour avoir embrassé avec du rouge à lèvres une toile conservée à la Fondation Lambert d’Avignon], les actions de Pinoncelli sur la Fontaine de Duchamp [le célèbre urinoir avait d’abord été rendu à sa fonction première, puis frappé à coups de marteau]… » Et MarieHélène Vignes de conclure : « Ce sont souvent de grandes questions philosophiques, esthétiques qui sont posées aux juges. Sauf que, contrairement aux autres professions qui en la matière peuvent gloser sans jamais se prononcer, eux doivent le faire en disant : “Oui, c’est une œuvre de l’esprit, non, ce n’en est pas une. Oui, il est auteur, non, il n’est pas auteur”.» p

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«Toutlemondes’estlaissédépasser parles événements en Ukraine» Le politologueJacques Rupnik décrypte les erreursde Bruxelleset de Moscou et plaide en faveur de l’élargissement,ce «succès méconnu» de l’Europe

ON EN PARLE

Grayson Perry ou l’art de provoquer

Vendredi 24 janvier, à Buckingham Palace, le prince Charles a décoré de l’ordre de l’Empire britannique le plasticien Grayson Perry. Lequel s’est rendu à la cérémonie habillé, selon ses propres termes, en « mère italienne de la mariée» – courte perruque blonde, robe bleu nuit, grand chapeau noir et escarpins vernis. « En tant qu’éminent travesti britannique, j’ai une réputation à tenir ! », a-t-il ajouté. Grayson Perry, lauréat du Turner Prize 2003, est connu pour ses poteries de formes classiques (urnes, vases), mais dont les décors abordent des thèmes surprenants, autobiographie ou critique sociale. Il s’était déjà présenté en « Claire », son double féminin, vêtu d’une robe vert pomme, lorsqu’il avait été accueilli en juillet 2013 à la Royal Academy of Arts de Londres. Grayson Perry y présentait une série de six tapisseries colorées de 4 m × 2 m, intitulée The Vanity of Small Differences. Elles montrent avec humour, jusque dans le détail, à quel point les goûts esthétiques au Royaume-Uni dépendent des classes sociales. Désormais reconnu dans le monde entier, l’artiste, qui enseigne à l’université de Londres, s’est aussi fait connaître en apparaissant à ses expositions dans des tenues de poupée.

Musées: le guide est dans la machine

Propos recueillis par Alain Salles

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acquesRupnik,professeurà l’Institutd’études politiques de Paris depuis 1982, est directeur de recherches au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Né à Prague en1950, il a été le conseiller du président tchèque Vaclav Havel de 1990 à 1992. Ce spécialiste de l’Europe centrale et orientale a notamment publié Les Banlieues de l’Europe (Presses de Sciences Po, 2007), ouvrage collectif en cours de réactualisation.

L’Union européenne (UE) a essuyé un échec au sommet de Vilnius, lorsque le président ukrainien a refusé de signer l’accord de partenariat oriental, fin novembre 2013. L’Ukraine s’est alors tournée vers la Russie, mais les manifestations ont repris à Kiev. La Russie a-elle gagné la partie ? L’histoire est loin d’être finie en Ukraine, mais tout le monde a fait des erreurs de calcul et s’est laissé dépasser par les événements. C’est vrai de Bruxelles, bien sûr, mais aussi de Moscou et de l’opposition ukrainienne. Les Européens étaient tellement certains de l’attrait que représentait l’Union européenne qu’ils n’ont pas vu venir la volte-face de la présidenceukrainienneet qu’ils ont malmesuré l’ampleur de la faillite économique du pays. Ils n’ont anticipé ni le refus de la présidence ukrainienne ni le sursaut proeuropéen du peuple. La Russie a vu que l’Ukraine était en faillite et que les propositions européennes n’étaient pas à la hauteur de la crise économique du pays. Le Kremlin a profité de cette vulnérabilité pour ramener l’Ukraine au bercail et il a presque réussi. Mais Vladimir Poutine et le président Ianoukovitch ont sous-estimé la société ukrainienne. Dans le raisonnement russe, il n’y a pas de place pour la société civile. Les Ukrainiens n’avaientcertespas envied’un modèleéconomique russe, mais ils auraient pu, à la rigueur, s’en accommoder. En revanche, ils ne voulaient pas de son modèle politique. C’est ce qu’ils ont vu arriver avec les lois autoritaires de janvier. Ils ont compris que le gouvernement leur proposait un modèle poutinien pour l’Ukraine et ils sont ressortis en masse dans la rue. Quant à l’opposition, une partie se radicalise et on ne voit pas pour l’instant apparaître une alternative gouvernementale plausible. Après l’échec du sommet de Vilnius, la réaction européenne a été faible. Une bonne partie des Etats membres ne s’accommodent-ils pas d’une Ukraine qui reste loin de l’UE ? L’Europe ne peut pas s’accommoder d’un tel camouflet: on va assister à un débat pour savoir qui a perdu l’Ukraine. L’UE a-t-elle manqué d’ouverture et d’ambition après la « révolution orange» de 2004? Nous n’avons pas transformé l’essai au moment de ce processus de démocrati-

sation qui se tournait vers l’Europe. La « politique devoisinage»,définieil yadixansparlaCommission européenne présidée par Romano Prodi, consistait en un rapprochement sans perspectives d’adhésion : elle permettait un accès partiel au marché européen, en facilitant la mobilité et en fournissant des aides pour l’économie. Le problème, c’est que l’industrie ukrainienne, tournée vers la Russie, est peu attirée par le marché européen. Les ministres de l’intérieur des Etats membres n’ont en outre pas vraiment eu envie de libéraliser les visas ukrainiens, et l’assistance financièreproposéeàl’Ukraineest restéelargementen deçà des besoins de Kiev. Le pouvoir ukrainien et la plupart des oligarques ont bien compris cela. Maintenant, que peut-on proposer, en dehors de notresympathiepour les manifestants? Comment améliorer notre offre ? En proposant une véritable perspective européenne? Cela semble improbable au moment où l’Union est recentrée sur ses préoccupations, où le noyau est en pleindoute. De plus,les opinionspubliques sont aujourd’huiréticentes à l’élargissement.L’échec du sommet de Vilnius montre les limites du partenariat oriental [le projet de rapprochement de l’UE avec des Etats de l’ex-bloc soviétique; sur les six pays candidats, seules la Géorgie, et la Moldavie ont signé l’accord]. Le programme minimal pour retrouver une influence serait de maintenir une ambiguïté sur la finalité de la politique devoisinage: sans promettreexplicitementl’adhésion, elle ne l’exclurait pas pour ceux qui sauront évoluer vers la démocratie et l’Etat de droit. Est-ce la fin de la politique d’élargissement de l’Europe ? Ondécouvreles limitesgéographiquesdupouvoir de démocratisation de l’Union européenne. Si le processus a fonctionné en Europe centrale, c’est parce que la promesse d’une adhésion au centre européen a favorisé la démocratisation et la stabilisation de la périphérie. C’était la théorie del’Europe-aimant,selonl’expressionduchancelier allemand Konrad Adenauer (1949-1963). La politique d’élargissement de l’Europe est le plus grand succès de l’Union, mais personne n’ose le dire : c’est le secret le mieux gardé en Europe. La moitié du continent s’est stabilisé de façon démocratique: on a vu à l’œuvre le transformative power de l’Europe. Cette logique est toujours en action dans les Balkans : les Serbes et les Kosovars ont accepté de se mettre à la même table. L’élargissement n’est pas populaire dans les opinions publiques européennes, mais personne n’a voulu expliquer le succès qu’il a représenté. En France, on s’est focalisé sur le plombier polonais ou le travailleur détaché. Au RoyaumeUni, la presse s’est déchaînée pour savoir comment arrêter les Bulgares ou les Roumains, et le premier ministre britannique propose de revenir sur la libre circulation. Il y a dix ans, la Grande-Bretagne n’a pourtant mis aucune restriction à l’arrivée des travailleurs de l’UE dont l’économie britannique a beaucoup profité. Mais la

Parc des Cheminots, à Kotovsk, en Ukraine. La statue de Lénine a été décapitée dans la nuit du 8 au 9 décembre 2013. GUILLAUME HERBAULT/INSTITUTE POUR « LE MONDE »

Jacques Rupnik. DR

À LIRE « LES BANLIEUES DE L’EUROPE. LES POLITIQUES DE VOISINAGE DE L’UNION EUROPÉENNE »

sous la direction de Jacques Rupnik (Presses de Sciences Po, « Nouveaux débats», 2007).

crise est arrivée et chacun, aujourd’hui, se replie. La question « qui paye pour qui ? » est devenue l’alpha et l’oméga de la politique européenne. Comment redonner une vision à l’Europe ? Il y a une issue à ce dilemme : l’émergence d’une Europe des cercles concentriques. Il faut refonder le cœur de l’Europe autour de la zone euroen la dotant d’instruments économiques et politiques. Ce premier cercle constituera le noyau fédéral de l’Europe. A côté de ce centre, il faudra constituer un deuxième cercle comprenant les autres pays de l’UE et qui pourra s’élargir aux pays des Balkans. Le troisième cercle sera celui des pays du voisinage, comme l’Ukraine, quiaurontvocation,ounon,àentrerun jourdans le deuxième cercle de l’UE. Ce troisième cercle sera le terrain privilégié de l’Europe comme puissance géopolitique. Cette Europe sera plus ouverte sur l’extérieur et moins contraignante à l’intérieur. Ce sera une Unionplus britannique,qui reposera principalementsur le marchéunique.Etantdonnéque personne ne veut se lancer dans l’aventure d’un nouveautraité,ce projet peut passer pardes traités intergouvernementaux entre les pays de la zone euro. On ne peut plus se contenter d’avancer en marchant, comme l’a souvent fait l’Europe: cela ne peut plus se faire sous la forme d’un arrangemententre les élites, il faut passer au stade d’une Europe politique. L’image des Balkans est mauvaise – c’est le cas pour la Bulgarie et la Roumanie, qui sont pourtant déjà dans l’UE. Est-il envisageable de faire entrer de nouveaux membres ? Le principal obstacle à l’européanisation des Balkans, c’est la balkanisation de l’Europe. Cette logique est à l’œuvre au sein même de la zone euro: à la fracture entre l’Europe de l’Est et celle de l’Ouest, s’ajoute celle entre l’Europedu Nord et l’Europe du Sud. La crise grecque a été un coup dur pour l’image des Balkans: les Européens ont découvertqu’unEtatmembredel’UEdepuistrente ans ne pouvait pas collecter l’impôt. On voit aussi des déchirures à l’intérieur des pays. C’est le cas en Espagne : la Catalogne ne veut plus payer pour le reste de l’Espagne. Mais c’est la même chose entre la Flandre et la Wallonie, l’Italie du Nord et celle du Sud, l’Ecosse et l’Angleterre. En 2014, nous célébrerons à la fois les dix ans de l’élargissement et la guerre de 1914-1918, qui a commencé dans les Balkans. C’est le moment de reconstituer l’Europe comme projet de paix. L’unification de l’Europe n’est pas finie. Le contraste entre la demande d’Europe à Kiev ou dans les Balkans et la déprime au sein de l’Union européenne est saisissant. Si on réussit la réforme du cœur de l’Europe, on peut parvenir à l’élargissement sans peur et, ainsi, répondre à ces peuples de notre périphérie qui attendent l’Europe, comme les manifestants de Kiev. Mais cela suppose un vrai leadership, qu’on ne voit pas chez les principaux dirigeants européens. p

Nous connaissons tous la géolocalisation extérieure, à la ville ou à la campagne, qui nous guide vers une destination de notre choix. Mais où en est la géolocalisation intérieure, celle qui nous aide à nous orienter dans un bâtiment, le Louvre par exemple, pour y trouver La Joconde ? Depuis deux ans, Google Indoor Maps propose de nous guider grâce aux applications pour portable et tablette. En France, l’application a noué des partenariats avec les aéroports d’Orly et de Roissy, de nombreux centres commerciaux et, déjà, quelques musées: à Paris, la Cité de la musique, la Cité des sciences et de l’industrie, la Géode et le Palais de la découverte. Prochainement, cette technologie de plus en plus sophistiquée accompagnera, grâce à des applications mobiles – sur des Audioguide ou sur des téléphones –, la visite de tous les musées qui s’associeront à Google Indoor Maps. Depuis fin 2013, le MoMA de New York propose ainsi des parcours guidés et commentés à chaque visiteur qui accepte de se voir prêter un iPod. Il peut trouver facilement les œuvres désirées (ou les toilettes), mais aussi prendre les tableaux en photo, les envoyer par mail chez lui ou à ses amis. Cette application sera bientôt téléchargeable, et permettra à chacun de découvrir le MoMA avec sa propre tablette ou son portable. Une nouvelle manière de visiter musées et expositions tout en restant connecté voit le jour.

Les lois de la contagion

L’exagération, l’hyperbole, l’emphase sont devenus monnaie courante sur Internet, que ce soit pour se mettre en valeur sur les réseaux sociaux et les blogs ou pour lancer des rumeurs et de fausses informations. Pour désamorcer cet usage de plus en plus répandu de l’outrance, le site Downworthy propose un plug-in qui remplace automatiquement les expressions outrées du Net anglophone par des formules plus calmes et « réalistes », afin d’éviter les incendies émotionnels inutiles. Non sans humour. Le plug-in changera par exemple « cela va vous exploser la tête » (« will blow your mind») par « cela va peut-être vous divertir un moment», ou encore « incroyable» par « péniblement ordinaire ». Mais cela suffira-t-il? Dans Contagious (Simon & Shuster, 2013), Jonah Berger, chercheur à la Wharton School (université de Pennsylvanie), a analysé 7 000 articles du Times en repérant les plus partagés sur le Net. Lesquels ont le plus de succès ? D’abord, les titres les plus chargés d’émotion, qui choquent ou qui touchent. Parmi eux, ceux qui sont positifs et joyeux l’emportent sur les sinistres. Ceux qui sont drôles sur les tristes. Mais encore faut-il, pour obtenir un gros succès, que l’histoire vaille le détour: le public apprécie par-dessus tout les récits circonstanciés. > Le site Downworthy: downworthy.snipe.net > A lire : « Contagious. Why Things Catch on », de Jonah Berger (Simon & Shuster, 2013).


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La tyrannie de la transparence Faireprimer le droit à l’information sur la protection de la vie privée: mêmedans une France réputéetolérante envers les frasquesde ses responsablespolitiques, l’idéefait son chemin Suite de la première page

Pour l’auteur de La Cérémonie cannibale (Fayard, 2013), un autre élément a changé la donne: la mondialisation. « Sous l’évolution des marchés, des institutions européennes, des agences de notation, l’homme politique traditionnel s’est vu petit à petit privé de ses attributs et de ses pouvoirs. D’où la nécessité, pour acquérir une valeur symbolique, de “performer” dans les médias. D’incarner une histoire, dans laquelledoivent être connectés des éléments privés et des éléments publics. Que serait le mythe Obama sans l’image de sa famille idéale, Michelle et ses deux filles ? S’il venait à tromper sa femme, si cela se savait, les répercussions qu’aurait cette transgression sur son électorat ne se situeraient pas sur un plan moral, mais sur la crédibilité du récit donné au préalable, dont le président est porteur. » Les candidats au pouvoir étant les premiers à se plier à cette « pipolitisation», il ne faut pas s’étonner du retour de bâton. Si les Français ont tellement débattu de l’« affaire » Hollande-Gayet, c’est peut-être que celle-ci venait percuter l’affirmation faite à Gala, en 2010, par le futur président : « Valérie est la femme de ma vie ». Mais c’est aussi, selon Anne Muxel, qu’elle est venue réveiller une tension spécifiquement nationale. Pour cette sociologue au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), l’hyper-médiatisation de la vie privée des chefs d’Etat « a notamment pour objet detenter d’atténuerlaperceptiontrès négative que les citoyens développent aujourd’hui à l’égard des élites politiques ». Or, affirme-t-elle, ce désir de proximité est contrecarré par la demande, de la part des citoyens, d’une plus grande séparation entre ce qui relève des gouvernants et des gouvernés. « Il y a toujours chez les citoyens français cette idée d’une fonction présidentielle sacralisée, d’un chef de l’Etat au-dessus de la nation, qui doit tenir un rôle extraordinaire par rapport à l’ordinaire de la vie des gens. Ce hiatus, caractéristique de notre pays, explique le débat que nous venons de vivresur lamanièredontil convientd’interférer dans la vie privée des hommes d’Etat. » Selon un sondage IFOP-JDD publié le 12janvier, 77 % des Français considèrent que sa liaison avec Julie Gayet est une « affaire privée qui ne concerne que François Hollan-

Les candidats au pouvoir étant les premiers à se plier à cette « pipolitisation », il ne faut pas s’étonner du retour de bâton de». La tradition tient bon, donc. Mais pour combien de temps ? En octobre 2007, au moment de l’annonce de la séparation de Nicolas Sarkozy et de son épouse Cécilia, ils étaient 89 %, selon un sondage similaire, à estimer que cela ne les regardait pas. En France aussi, l’exigence de transparence sur la vie privée des politiques gagne donc du terrain. Et l’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) semble aller dans le même sens. Coïncidence : le 14 janvier, alors même que François Hollande tenait sa périlleuse conférence de presse, la CEDH rendait un arrêt concernant un ancien premier ministre finlandais, Matti Vanhanen, empêtré dans une affaire de violation de vie privée. Celui-ci, alors qu’il était au pouvoir, eut en 2007, pendant neuf mois, une liaison avec une femme – laquelle publia ensuite une autobiographie décrivant leur histoire et leurs ébats sexuels. Après avoir porté plainte, Matti Vanhanen obtint gain de cause : l’auteure et son éditeur furent condamnés, et le livre retiré de la vente. Saisie de l’affaire, la Cour de Strasbourg, le 14 janvier, a conclu dans le même sens. Mais les termes du jugement sont moins simples qu’il y paraît. Ce qu’a condamné la Cour européenne, tout comme avant elle les juridictionsfinlandaises,ce sont les révé-

STÉPHANE KIEHL

lations concernant la vie sexuelle de l’ancien premier ministre: la violation, donc, de sa vie « intime ». En ce qui concerne sa vie privée, en revanche, les juges ont estimé que ce qu’en livrait son ex-maîtresse contribuait à un « débat d’intérêt général » du fait de la notoriété de la personne visée, de ce qu’elle relevaitde son« honnêteté» et de son «manque de jugement ». « Depuis sa création, la Cour européenne a toujours souhaité mettre en balance la protection de deux valeurs : la liberté d’expression d’une part, la vie privée de l’autre, précise le juristeNicolas Hervieu.Mais ces dernières années, elle a progressivement infléchi sa jurisprudenceen faveurdela libertéd’expression, dans la mesure où celle-ci est mise au service du droit à l’information du public. Tous médias confondus, la Cour estimant que toute restriction à la liberté journalistique dans la presse people rejaillirait négativement sur celle du reportage politique et du journalisme d’investigation. » Une évolution qu’il attribue en partie à l’élargissement du Conseil de l’Europe aux pays de l’Est, longtemps soumis à la censure et peu imprégnés de culture latine. Protection de la vie privée contre liberté d’expression: pour la CEDH, la contribution à un « débat d’intérêt général » devient donc un élément déterminantde la résolution du conflit. Mais comment déterminer ce qui, dans le comportement privé d’un élu, est susceptible d’éclairer la manière dont les électeursvoteront? Le créditqu’ils lui accorderont ? « Ce qui relève du débat d’intérêt général,c’est aussi, en partie, ce queles politiques décident d’en faire, constate Nicolas Hervieu. Si François Hollande met en avant sa vie de couple pour se faire élire, s’il célèbre sa victoire à la présidentielle à Tulle ou place de la Bastille aux côtés de sa compagne, leur relation relèvera du débat d’intérêt général, car il aura lui-même placé cet aspect de sa vie privée dans sa sphère politique. » Pasdedoute, la légèretéd’unSachaGuitry – « On s’attaque à ta vie privée? C’est que l’on ne trouve rien à redire à tes ouvrages » – n’est plus de mise. Même en France, où un nombre croissant de jurisprudences ont fait récemment primer la liberté d’expression journalistique. Et même en ce qui concerne l’undes aspectsles plus intimesde la vie per-

sonnelle, l’orientation sexuelle, comme en témoigne la décision rendue, le 19 décembre 2013, par la cour d’appel de Paris. L’affaire opposait Octave Nitkowski, qui a écrit Le Front national des villes & le Front national des champs (Jacob Duvernet, 2013), et un haut responsable du FN, dont il révé-

« Avec la loi de gravitation médiatique, la vie privée finit toujours par remonter à la surface » Christian Salmon

essayiste

À LIRE « LA VIE PRIVÉE DES CONVICTIONS. POLITIQUE, AFFECTIVITÉ, INTIMITÉ »

sous la direction d’Anne Muxel (Presses de Sciences Po, 185 p., 20 ¤). « LA CÉRÉMONIE CANNIBALE. DE LA PERFORMANCE POLITIQUE »

de Christian Salmon (Fayard, 2013).

lait une relation homosexuelle. En raison du statut de « personnalité politique de premier plan » de celui-ci, la cour a estimé que le droit à l’information primait sur le respect de ce pan de sa vie privée : l’évocation de son homosexualité et de la possible influence de cette orientation sexuelle sur la politique du FN, resté très discret en 2013 lors du vote sur le mariage pour tous, a été jugée « de nature à apporter une contribution à un débat d’intérêt général ». Est-ce à dire qu’un président, durant son mandat, doit mettre sa vie personnelle sous le boisseau ? Pour EmmanuelPierrat, avocat au barreau de Paris spécialisé dans le droit de l’édition, « n’avoir plus rien à cacher » et « faire don de sa personne aux citoyens » est leprix à payer pour devenirhommeou femme d’Etat. « La transparence est le corollaire de la démocratie parce qu’elle muselle le discours complotiste, affirme-t-il. Si on veut éviter qu’un Dieudonné passe son temps à parler du complot judéo-maçonnique, il faut afficher les couleurs. Pas forcément tout dire, mais renverser le principe. Celui-ci doit être la transparence, et les zones d’ombre sur le plus intime de la vie privée doivent constituer l’exception. Les liens avec l’Opus Dei doi-

vent être rendus publics, ceux avecla franc-maçonnerie– à laquelle j’appartiens – aussi. La vie privée des élus concerne les électeurs et les personnes avec qui on couche peuvent avoir une influencesur levote que l’on émet: la sexualité fait partie de la vie politique.» Moinsradicale,Anne Muxelne va pas jusqu’à penser qu’un homme d’Etat doit sacrifier sa vie privée. L’essentiel à ses yeux est de ne pas mentir, d’assumer ses propres actes. « Il y a désormais une telle défiance, une telle demande d’honnêteté des citoyens vis-à-vis des politiques que leurs transgressions ne peuvent pas être sans conséquences, même lorsqu’elles sont d’ordre privé. Si l’on veut se présenter comme honnête, on doit se démarquer de toute forme de duplicité », remarque-t-elle. Christian Salmon, lui, estime carrément que la vie privée des hommes politiques « n’a plus de sens ». Il la compare à un bouchondeliègedanslamer.«Vouspouvezplonger votre bouchon très profond et le maintenir sous votre pied, il y aura toujours un momentdedistractionoù il ressortira.Avec la loi de gravitation médiatique, la vie privée finit toujours par remonter à la surface.» Dans notre monde occidental, le droit à connaître le jardin secret des hommes et desfemmesde pouvoirsembledoncêtreérigé de plus en plus en valeur morale. Au risque d’en faire trop? « Décoder des personnalités publiquesà partir de critèresd’ordrepersonnel, cela peut être pertinent, affirme Anne Muxel. Les êtres ne sont pas totalement clivés, leur moi n’est pas divisé. Mais ce droit de regard, si légitime soit-il, peut conduire à des abus et à des déductions simplistes. Ce n’est pas parce qu’un homme hésite entre deux femmesqu’il ne saura pas choisir entre deux décisions politiques.» Incitant chacun à plus de dissimulation, unedictature dela transparenceauraitassurémentses effets perverssur la vie démocratique. En attendant, François Hollande a reprisla main : en annonçantofficiellement sa séparation d’avec Valérie Trieweiler, en se rendant sans aucune First Girlfriend à Washington, il a supprimé la tension qui l’écartelait entre légitime et clandestine – soit la seule chose, dans cette affaire, qui intéressait vraiment la presse people. Sa vie privée peut en partie le redevenir. p Catherine Vincent


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Samedi 8 février 2014

CULTURE & IDÉES

Une culture stupéfiante images |

Si la feuille finement dentelée de «Cannabissativa» s’affiche jusque sur le gilet de Rachida Dati, c’est notammentgrâce au mensuel américain«High Times»

Rachida Dati, invitée de « La Matinale » de Canal+ le 23 avril 2013.

Le premier album de Bob Marley and the Wailers, en 1973.

CANAL+

DR

Amsterdam par Gilbert Shelton, 1988.

Oliver Stone en couverture de « High Times » pour la sortie de son film « Savages » (2012).

En 1999, « High Times » fête ses 25 ans avec une feuille de cannabis.

GILBERT SHELTON

DR

DR

Frédéric Joignot

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e 23 avril 2013, l’ancienne garde des sceaux Rachida Dati fait scandale à la matinale de Canal+: elle porte un gilet dont le dos est orné d’une grande feuille de cannabis. Prise à partie, elle affirme qu’il s’agit d’eucalyptus, puis d’érable. Mais il s’agit bien de la fameuse étoile à sept branches, finement dentelées, de la marijuana. Depuis les années 1970, elle a été représentée sur d’innombrables tee-shirts, vêtements, bijoux, affiches, et se reconnaît au premier coup d’œil. Elle est l’une des images marquantes de la « cannabis culture ». Le mensuel américain High Times, qui bataille depuis quaranteans pour la dépénalisation et la légalisation de l’herbe, a beaucoupcontribuéà développercette stupéfiante culture. Lancé à New York en 1974 par le journaliste Tom Forçade, le journal était à l’origine un canular : il s’agissait de réaliser une parodie de Playboy en remplaçant les filles nues par des images d’herbe, accompagnées par des sujets sur les psychotropes. Depuis, High Times continue. Ouvrez n’importe quel numéro, vous y découvrirez, en double page centrale, la photo d’une feuille ou d’un plant de marijuana brillant de résine.Vous y trouverez encoredes reportages sur les plantations de cannabis au Maroc ou en Thaïlande et des gros plans sur de nombreuses variétés d’herbe à travers le

SUR LE WEB « HIGH TIMES »

Le site du magazine: www.hightimes.com

EN LIBRAIRIE Le magazine High Times ainsi que divers ouvrages sur le cannabis sont notamment en vente chez Thé Troc, 52, rue Jean-Pierre-Timbaud, Paris 11e, et chez Lady Long Solo, 38, rue Keller, Paris 11e.

monde (de la Bahia Black Head à l’Amsterdam Flame) ou des différentes sortes de haschich (du sombre Manali au libanais ambré). Car le cannabis, comme le vin, a ses appellationsetses terroirs,ses foiresinternationales et ses dégustations. C’est une véritable sous-culture,tant botaniquequepsychédélique, mais aussi musicale, littéraire, graphique,cinématographique,avectoutel’imagerie associée : pochettes du rock psychédélique, scènes de films – d’Easy Rider, de Dennis Hopper (1969), à Savages, d’Oliver Stone (2012) –, portraits d’écrivains consommateurs – de Baudelaire à Kerouac – ou de stars fumant– de Bob Marley au rappeurIce Cube. Des écrivains qui n’ont pas peur de parler des drogues participent à High Times, comme Charles Bukowski, William S. Burroughs, Truman Capote et Hunter S. Thompson. Venusdes comics underground,des dessinateurs au graphisme original les rejoignent. Parmi eux, des futures célérités comme Robert Crumb, Bill Griffith, Paul Kirchner et S. Clay Wilson. Figurede cettecontre-culture,GilbertShelton, le dessinateur de bandes dessinées américain qui a créé en 1968 les « Fabuleux Freak Brothers», trio de flemmards flamboyants toujours en quête d’un joint, se rappelle : « Le succès du journal a été immédiat. Ceux de la jeune génération fumaient pas mal à l’époque, tout comme les musiciens qu’ils écoutaient, comme Janis Joplin ou Jimi Hendrix.» Début 1980, High Times est diffusé à 500 000 exemplaires et rivalise avec les magazines Rolling Stones et National Lam-

poon. L’acheter, c’est défier la prohibition. Gilbert Shelton a travaillé trois ans pour High Times. Il raconte : « En 1988, ils m’ont envoyé en reportage à Amsterdam couvrir la “Cannabis Cup”, qui désigne la meilleure her-

« Le succès du journal a été immédiat. La jeune génération fumait pas mal à l’époque » Gilbert Shelton

dessinateur, collaborateur d’« High Times» be de l’année. Je devais goûter trente variétés en cinq jours. Le premier soir, j’étais fait! C’est là que j’ai dessiné cette vue d’Amsterdam sous un ciel de Van Gogh. » Pour Richard Cusick, l’actuel éditeur associé de High Times (dont la diffusion actuelle est de 140 000 exemplaires), l’image de la feuille de marijuana est devenue universelle parce qu’elle symbolise le droit à l’ivresse et la liberté de s’amuser : « Elle rappelle à beaucoup de gens leur jeunesse, quand ils étaient plus fous. Pour d’autres, elle représente une plante enivrante qui incarne notre connexion à la Terre. Pour moi, elle exprime

la liberté et la volonté de ne laisser personne se mêler de notre vie.» Selon lui, la feuille est devenue un des symboles de la culture pop enjouée et impertinentenée dans les années 1960 parce que l’herbe « a inspiré l’imagination des créateurs» : « Le roi du pop art, Andy Warhol, a posé en couverture de High Times. Bob Dylan a initié les Beatles à l’herbe, et cela les a renouvelés.Aujourd’hui, le cinéaste Judd Apatow écrit, allumé, des comédies sur des allumés, pour des allumés…» Antoine Perpère, commissaire de l’exposition « Sous influences, art plastiques et psychotropes» (qui s’est tenue à La Maison rouge,à Paris,en2013),nepartagepascetenthousiasme sur les vertus créatrices du cannabis. « Beaucoup d’artistes ont cherché à obtenir des états de conscience modifiée avec les psychotropes, mais la plupart disent que les œuvres produites sous l’effet d’une drogue sont décevantes. Il n’y a pas de chef-d’œuvre réalisé défoncé. » Feuilletant les derniers numérosdeHighTimes,ils’amuse:« Ilsmontrent surtout comment faire pousser l’herbe, où trouver des graines, où en acheter. C’est devenu très conso!» Il a raison. Depuis que, outre-Altlantique, 19Etats autorisentl’usagemédicalde lamarijuanaet que le Coloradoet l’Etat de Washingtonontlégalisésa consommation,la nouvelle imagerie de la « cannabis culture » tourne au business. High Times montre des bacs hydroponiquespour petits producteurs, des joints électroniques et des vaporisateurs d’herbe dernier cri. La contre-culture a gagné, place aux affaires. p


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