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Les « Phares » du surréalisme La fille d’André Breton, Aube, s’est dépensée sans compter pour créer une collection offrant un nouveau regard sur le mouvement. P A G E 2

Retour du psychédélisme Le groupe britannique Temples incarne la nouvelle passion pour le rock halluciné et la contre-culture californienne des années 1960-1970. P A G E 3

La censure hindouiste sévit En Inde, un livre de l’historienne américaine Wendy Doniger, The Hindus. An Alternative History, a été interdit. L’Etat laisse faire, les intellectuels se mobilisent. P A G E 7

Image extraite de « Se battre », de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana. ANDREA SANTANA

Etre pauvre, et se battre Quelles sont les stratégies quotidiennes pour survivre dans la précarité? Un documentaire français donne la parole aux démunis, offrant un regard nouveau et sans pathos sur un sujet auquel le cinéma s’est souvent confronté

Jacques Mandelbaum

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e battre. C’est à ce programme pugnace qu’invite le documentaire du même nom qui sortira, mercredi 5 mars, dans une vingtaine de salles françaises. Face à la précarité qui touche environ 13 millions de Français, le film adopte une approche et un ton inaccoutumés. Refusant tant la commisération que le militantisme, il nous montre comment des gens socialement au bord du gouffre

Dans« Se battre », on rencontre des gens de toutes origines, qui ont en partage la honte de déchoir, la hantise de tenir, l’angoisse de basculer

Lire la suite pages 4-5

Cahier du « Monde » N˚ 21498 daté Samedi 1ermars 2014 - Ne peut être vendu séparément

TEL +33 1 70 48 92 92

– qui pourraient être demain chacun d’entre nous – ontdécidé de s’accrocher,et commentd’autres, prodiguant leur générosité au sein des réseaux associatifs, ont décidéde les aider.Dans unepériode de crise généralisée,et dans unpays quesondageset études s’accordent à décrire comme le plus déprimé d’Europe, voilà un air qu’on n’était plus trop habitué à entendre. Les réalisateurs se nomment Jean-Pierre Duret et Andrea Santana. Ils ont tourné à Givors, une cité ouvrière de la banlieue lyonnaise dont la désindustrialisation a plongé une partie de la population dans un chômage et une précarité endémiques. On y ren-

contre, de fait, des gens de toutes origines, ethniques et sociales, de tous âges, qui ont en partage la honte de déchoir, la hantise de tenir, l’angoisse de basculer. Ils constituent une société à l’ombre de la société. Qu’un film aussi admirable, tourné avec les 70 000 euros avancés par la société de production Agat Films, ait été réalisé sans l’aide d’aucune télévision ni d’aucun distributeur en dit long sur la difficulté à faire de la pauvreté, du moins telle qu’elle est regardée dans ce film sans pathos et sans facilité, un sujet de cinéma. Entre les divers maux dont l’humanité s’accable, on sait que le cinéma a toujours préféré la guerre et sa cinégénie. La pauvreté, passion triste, plaie honteuse et soustraite au regard, a en revanche toujours relevé, pour cet art du divertissement, de la quadrature du cercle. Il n’a pourtant cessé de s’y essayer, avec plus ou moins de justesse, de décence,de réussite. L’histoire de ce regard serait celle d’un très long accommodement, du moins pour un cinéma de fiction tenu aux vertus de la distraction. On fête justement cette année le 100e anniversaire d’un personnage destiné à devenir l’archétype de la pauvreté au cinéma : le vagabond. Il s’agit bien sûr de Charlot, qui apparaît pour la première fois le 7 février 1914 dans un film d’Henry Lehrman intitulé The Kid Auto Race at Venice (connu en français sous le titre Charlot est content de lui). Dans cette bobine de sept minutes qui se déroule au bord de la piste d’une course de voitures pour enfants en Californie, Charlie Chaplin interprète un clochard faisant mille pitreries devant la caméra d’une équipe de cinéma venue filmer l’événement. Chassé à coups de poing et de pied, le héros revient cent fois, sans raison valable, narguer l’opérateur dans son champ de vision. L’argument est d’une belle finesse : il montre d’un côté que la place du pauvre est hors cadre, et de l’autre qu’il s’y invite par effraction, imposant par le rire un personnage appelé à devenir l’un des plus aimés de l’histoire du cinéma.


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CULTURE & IDÉES Aube Elléouët masquée, en 1960. En arrière-plan, l’écrivain Alain Joubert. DENISE BELLON/AKG-IMAGES

Philippe Dagen

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esurréalismeestpartout.Lesexpositions se multiplient depuis une décennie avec une telle frénésie que les prêts deviennent de plus en plus difficiles à obtenir, musées et collectionneurs privés se lassantd’envoyerleursœuvres d’unedestination à l’autre. Si cela fait longtemps que Salvador Dali est une star – il a tout fait pour cela –, Joan Miro, Max Ernst, René Magritte ne sont pas moinscélèbresdésormaisquelui, HenriMatisse ou Pablo Picasso. Leurs toiles se vendent de plus en plus cher, les files d’attente s’allongent devantleursexpositions,leurscataloguess’accumulent dans les bibliothèques. Il ne fait plus de doute que le surréalisme est le mouvement poétique et artistique du XXe siècle le plus largement connu de tous les publics. Aube Breton observe ce phénomène avec des sentiments mêlés. D’une part, elle ne peut que se réjouir de cette reconnaissance générale. D’un autre côté, elle ne la satisfait qu’en partie. Elle a donc décidé d’intervenir à sa façon, discrète. Aube Breton – Aube Elléouët de son nom d’épouse – est la fille unique d’André Bretonetdesadeuxièmefemme,l’artisteJacqueline Lamba. Elle est née le 20décembre 1935. Ses parents se sont rencontrés l’année précédente, le 29 mai. Breton est comme foudroyé par la blonde jeune femme de 24 ans, qui est ellemême curieuse de rencontrer l’auteur des Manifestes du surréalisme, le fondateur du mouvement et le poète dont elle a lu des œuvres. Dans L’Amour fou, écrit en 1937, celuici élèvera l’apparition soudaine de Jacqueline, « scandaleusement belle », à la hauteur d’une légende: le soir même, ils marcheront toute la nuit à travers Paris. Leur mariage a lieu le 14août 1934. Alberto Giacometti est le témoin de Jacqueline, Paul Eluard celui d’André. ManRay fait les photos, dont celle de Jacqueline nue, devenue elle aussi légendaire. L’enfance d’Aube se passe avec, puis bientôt entre ses deux parents, qui se séparent à New York, où l’Occupation les a forcés à s’exiler. A l’automne 1941, Jacqueline s’éprend du sculpteur David Hare et quitte André Breton pour une existence nouvelle, où elle se consacre à la peinture. Aube vit alors tantôt avec sa mère, tantôt avec son père, tantôt chez des couples amis, les Masson, les Tanguy. Mais de cette période, elle ne parle pas. A peine est-on entré dans son appartement parisien qu’elle prévient, pour éviter tout malentendu : « Je ne parlepasdemonpère.»Cen’estpasgrave,puisque ce n’est pas de lui qu’on est venu parler – pas directement du moins, car il est évidemmentimpossibleque sonnom ne reviennepas régulièrement. Le sujet de la conversation est Aube Breton elle-même, ou plutôt une partie de son existence: non sa vie d’artiste qui a fait du collage son mode d’expression, mais sa vie de productrice exécutive de films. Fondatrice d’une collection nommée Phares, son propos

« Il faut rectifier le regard porté sur le surréalisme et redire toute l’importance des femmes artistes » Aube Breton

productrice de la collection « Phares» est de rendre accessible l’histoire du surréalisme par l’image et le son. Chacun des quatorze Phares déjà parus se présente de la même façon: un coffretquiréunitun livreet un – parfoisdeux– DVD.Chacunportelenomd’uneou d’un artiste, d’une ou d’un poète qui a participé au mouvement. Et, chaque fois, le DVD contient un ou plusieurs films, dont un documentaire inédit signé par l’un des réalisateurs quitravaillentavec AubeBreton: FabriceMaze dans la plupart des cas, mais aussi Dominique et Julien Ferrandou, Tufic Makhlouf Akl, Peter Schamoni. Ils ont ainsi réalisé des portraits d’Yves Tanguy, Max Ernst et Marcel Duchamp, mais aussi de Leonora Carrington, Robert Desnos et Yves Elléouët, le mari d’Aube Breton. La collection est née « d’elle-même», dit sa fondatrice. En 1993, le Centre Pompidou lui demande l’autorisation de filmer l’atelier de sonpère,42,rueFontaine(dansle9e arrondissement de Paris), demeuré intact depuis la mort du poète, en 1966. Elle accepte, à condition que ce soit le réalisateur Fabrice Maze – ami d’enfance de Merlin Hare, le fils de Jacqueline LambaetdeDavidHare–quiensoitchargé.Letournage a lieu. Puis, plus rien ne se passe, comme s’il suffisait qu’existent des images de ce lieu,

VU DU ROYAUME-UNI

A Trafalgar Square, l’art prend place Vide depuis plus d’un siècle, la «4e plinthe» de la célèbre place londonienne devient un lieu d’exposition coté Eric Albert Londres, correspondance

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u haut de sa colonne, Horatio Nelson doit en cligner d’agacement de son œil valide. Surplombant Trafalgar Square, le vainqueur de la bataille du même nom, qui a battu Napoléon en 1805, fait désormais face à un… coq bleu géant. Depuis juillet2013, le symbole de la France le défie, glorieusement impassible. La sculpture, Hahn/Cock, est une œuvre signée par Katarina Fritsch. En la créant, l’artiste allemande n’avait même pas réalisé que le coq était un emblème français. Son idée était simplement d’installer un symbole masculin, pour souligner à quel point tout dans cette place du centre de Londres était emblème mâle: les énormes lions assis au pied de la colonne de Nelson, les deux généraux pleins de morgue, le roi George IV à cheval… Mais peu importe: les millions de badauds qui passent à Trafalgar Square peuvent interpréter le travail de l’artiste comme ils le souhaitent. Depuis 1999, les œuvres contemporaines se succèdent sur la « 4e plinthe». Son socle, qui occupe l’un des quatre coins de la place, offre une plate-forme unique aux artistes qui ont la chance d’y exposer leur travail. En plein cœur de la capitale britannique, en face de la National Gallery et de ses chefs-d’œuvre classiques, c’est un véritable rêve d’artiste.

L’Aube des surréalistes Pourla fille d’AndréBreton, Aube, une collection dédiée aux artistes issus du surréalismes’imposait. Elle évoque l’histoirede cette création des œuvres et des objets qui y étaient à touchetouche, disposés par Breton selon des affinités formelles et symboliques. Il faut attendre une décennie pour que le Centre Pompidou se soucie à nouveau du film qu’il avait commandé. «Il yavaitlesrushs,préciseAubeBreton,maisil fallait terminer le film, le monter, faire le son. Le Centre Pompidou n’avait pas l’argent nécessaire. Alors je m’en suis chargée, puisque j’en avais les moyens. Il est sorti en 2003.» Ces moyens, ce sont ceux qu’elle a retirés de la vente de l’atelier, en avril 2003, à l’Hôtel Drouot. En 2000, après la mort d’Elisa, dernière épouse de Breton, Aube hérite du fabuleux ensemblecomposéparsonpère.L’Etatsemontrant incapable de trouver une solution pour que l’atelier soit préservé dans son intégralité au prix d’un déménagementet d’une reconstitution, elle se résout à la dispersion. La vente, qui dure une semaine, est monumentale: un catalogue en cinq volumes, un travail d’inventaire scientifique de plusieurs mois, un engouement rarement observé et des estimations largement dépassées, puisque le produit total des vacations s’élève à 46millions d’euros – somme dont il faut retirer les montants des œuvres préemptées par le Centre Pompidou ou le Musée du quai Branly, qu’Aube et sa fille Oona décident après la vente de donner à ces institutions. « Le premier film, sur mon père, a eu beaucoup de succès. Comme c’était désormais possible, nous avons décidé, Fabrice Maze et moi, d’en mettre en chantier un deuxième, consacré à Jacqueline Lamba. Puis un troisième, parce quej’aipuacheterlesdroitsd’unfilmsur Robert Desnos, que j’ai intégré à celui que nous réalisions. Il n’y avait aucune idée préconçue à l’origine.Etje continue,puisqueje peuxcontinuer.» Aube Breton finance presque seule – « à 95 % » (les 5 % restants le sont par Séverine Gauci, responsabledelasociétédeproductiongrenobloiseSevenDoc)– la collectionPhares,dontla gestion est confiée à Seven Doc. « Je ne me suis jamais posé la question de la rentabilité. Ce n’est pas une entreprise commerciale, mais un travail de mémoire, à fonds perdus.» Pour chaque film, il faut un ou deux ans de recherches, examiner les archives, retrouver des images et

À LIRE ET À VOIR COLLECTION « PHARES »

(coffrets livre + DVD), consacrée aux artistes surréalistes. Parmi les 13 coffrets parus figurent « Yves Tanguy », « André Breton », « Marcel Duchamp», « Robert Desnos», « Leonora Carrington». 23 ¤ chaque. Liste des points de vente sur www.sevendoc.com

des témoignages. « Nous tenons à ce qu’il y ait autant de documents inédits que possible. Pour cela,jemereposesurlesspécialistesdusurréalisme, mais aussi sur le savoir immense de Marcel Fleiss », directeur de la galerie parisienne 1900-2000 et érudit à la vertigineuse mémoire. Tout cela a un coût. Aube Breton estime à 150000 euros le budget de chaque DVD, une large part de la somme étant absorbée par les rachats de droits d’images et de films. Chaque coffret est vendu 23 euros, «bien au-dessous de ce qu’ils coûtent, pour qu’ils soient accessibles aux chercheurs et aux étudiants». «Travail de mémoire», donc. Mais aussi travail sur la mémoire. «Je veux mêler à des noms très connus – Ernst, Duchamp – des surréalistes moins connus. On ne parle que de ceux qui sont aujourd’hui très recherchés par le marché. Les autresnebénéficientpasde lamêmereconnaissance, même si leurs œuvres ne sont pas moins intéressantes.» Il est vrai que Jacques Hérold ou Wifredo Lam, sujets de deux coffrets, ne jouissent pas d’une notoriété de premier plan. «Parmicessurréalistes,continue-t-elle,lesartistes femmesétaientnombreuses.Ma mère,mais aussi bien d’autres. Monpère les défendait et les exposait à l’égal des hommes. Mais c’était une attitude très en avance sur l’évolution de la société, qui n’a pas suivi. Il faut donc aujourd’hui rectifier le regard porté sur le surréalisme et redire toute l’importance des femmes artistes. » D’ores et déjà, Remedios Varo, Alice Rahon et Leonora Carrington sont dans le catalogue de Phares, et l’on apprend beaucoup en regardant les documentaires qui leur sont consacrés,tant le traitement par l’histoire a été inégalitaire à leur égard. « Nous allons poursuivre. Des films sur Dora Maar, Claude Cahun, Dorothea Tanning et Toyen sont en cours ou même presque achevés. Il faudra aussi en mettre un en chantier sur Meret Oppenheim, puis un aussi sur Unica Zürn.» D’autres noms, masculins ceux-ci, viennent vite dans la discussion : Benjamin Péret, Luis Buñuel et Roberto Matta du côté des célèbres, WolfgangPaalenouKurtSeligmannducôtéde ceux qui le sont moins et devraient l’être. « Et Giacometti, et Picabia… Le surréalisme a été une si grande chose…» p

Des œuvres remplacées tous les dix-huit mois Au milieu de XIXe siècle, on installait à Trafalgar Square, sur les trois premières plinthes, des sculptures à la gloire de la grandeur militaire du Royaume-Uni. La quatrième était prévue pour recevoir une statue équestre de WilliamIV… qui, faute d’argent, ne vit jamais le jour. Pendant un siècle et demi, le socle resta vide. Jusqu’à ce que la Royal Society of Arts obtienne, en 1999, la permission d’y ériger trois œuvres temporaires – à commencer par Ecce Homo, une sculpture néoclassique du Christ réalisée par Mark Wallinger. Le succès fut tel que, depuis 2005, la « 4e plinthe» est institutionnalisée. Une commission diligentée par la mairie choisit les œuvres exposées, qui sont remplacées tous les dix-huit mois. Cela a valu quelques-unes des créations contemporaines grand public les plus marquantes de ces dernières années. L’artiste britannique Marc Quinn a réalisé Alison Lapper Pregnant, un marbre d’une artiste née sans bras ni jambes, nue et pendant sa grossesse, qui a provoqué une intéressante réflexion sur la représentation des handicapés. L’Anglo-Nigérian Yinka Shonibare s’est amusé à mettre le bateau de Nelson dans une bouteille. Le HMS Victory, ainsi réduit à un simple jouet, perdait beaucoup de sa grandeur… Quant au petit garçon sur un cheval à bascule, Powerless Structures, Fig.101, réalisé par Michael Elmgreen et Ingar Dragset, il troublait le regard sur les grandioses statues équestres qui l’entouraient. La mairie de Londres donne ainsi carte blanche aux artistes pour se moquer de l’histoire de cette place. « Londres est la capitale culturelle et artistique du monde, et c’est la preuve de notre sens de la liberté», assure son maire, Boris Johnson, qui ne manque jamais une occasion de bomber le torse. Le 7février, les deux prochaines sculptures de la « 4e plinthe» ont été dévoilées. Les moqueries restent à l’ordre du jour. En 2015, un squelette de cheval sera exposé, avec les cours de la Bourse en direct attachés à la patte: la sculpture, réalisée par l’Américano-Allemand Hans Haacke, s’inspire de celle de WilliamIV initialement prévue sur place. L’année suivante, un pouce levé de 10 mètres de haut lui succédera. Avec ce clin d’œil au bouton « J’aime» de Facebook, le Britannique David Shrigley entend se moquer de l’ère des réseaux sociaux. En imposant leurs œuvres, lui et les autres artistes contemporains ont remporté la bataille de Trafalgar. Horatio Nelson n’a plus qu’à ravaler son orgueil. p


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Temples néopsychédéliques Ils sont de plus en plus nombreuxà faire référence aux groupesdes années 1960 prônant l’altérationdes sens. Tels les jeunes musiciens du groupe britannique Temples, qui incarnentce retour à un rockhalluciné De droite à gauche, Sam Toms, Adam Smith, James Bagshaw et Tom Warmsley, en juin 2013. DR

Stéphane Davet

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ambourin fleuri, guitares carillonnantes, harmonies polychromes tournoyant autour de nuages de claviers vintage aussi bouffants que leur brushing, les tout jeunes Temples font sensation en ressuscitant les vieux atours du rock psychédélique. Loin d’être un exemple isolé, ce quatuor anglais aux titres de chansons épicés de LSD (The Golden Throne, Colours to Life, Sand Dance, Fragment’s Light, Mesmerise…) témoigne de la fascination récurrente exercée par un des courants les plus chatoyants, inventifs et… datés de l’histoire de la pop. Au rythme d’un tourbillon kaléidoscopique, ils sont en effet des nuées à citer les groupes pionniers des années 1960 prônant l’altération des sens. Le plus étonnant étant sans doute que quelques-uns des disques les plus excitants de ces dernières années soient l’œuvre de ces jeunes disciples, qu’on pourrait croire coincés dans un certain passéisme. Après les albums enchanteurs de groupes ou de chanteurs comme MGMT, Cari-

Parmi les instruments ayant permis ces « trips » spatio-temporels, la guitare douze cordes fait office de tapis volant bou, Tame Impala, Jacco Gardner ou Jagwar Ma, c’est donc au tour de James Bagshaw (chant, guitare), Tom Warmsley (basse), Adam Smith (claviers, guitare) et Sam Toms (batterie) – les Temples, dont la moyenne d’âge est de 22 ans – de prouver qu’un peu de nostalgie ne nuit pas au tranchant d’une nouveauté, avec un premier opus, Sun Structures, sorti le 10 février, au sex-appeal rétrofuturiste. L’essence même du psychédélisme permet-elle à ces nouveaux adeptes d’apprivoiser mieux que d’autres l’obstacle rétro ? Si quantité de clichés de cette période du rock peuvent inviter au pastiche, ces hymnes tournoyants sont autant d’encouragements à la fantaisie et aux expériences sonores. Dans leur petite ville anglaise de Kettering (Northamptonshire),plus connue jusque-là comme ancienne capitale de l’industrie de la chaussure britannique que comme vivier pop, les membres de Temples ont d’abord grandi en enfants de leur époque. Au début des années 2000, les tubes préférés de leur préadolescence sont signés Franz Ferdinand ou The Strokes, groupes militant pour le retour des guitares. Difficile, quand on cède à l’excitation du rock, de ne pas prendre conscience d’une filiation ou d’un patrimoine. Ayant respectivement débuté leur apprentissage de la basse et de la guitare avant même l’âge de 10 ans, Tom Warmsley et James Bagshaw, les cofondateurs de Temples, se préoccupent vite de généalogie musicale. Curieux, entre autres, d’une bizarrerie nerveuse – I Had Too Much to Dream (1967, Last Night) – pondue par un groupe californien des années 1960, les Electric Prunes, le jeune Tom Warmsley se voit conseiller par son disquaire une compilation « Nuggets » (Original Artyfacts from the First Psychedelic Era 1965-1968), comme d’autres confieraient les clés d’un coffre au trésor. « J’ai écouté ce double album en boucle, confie le bassiste, et j’ai découvert l’univers de ces groupes apparus à la suite de l’explo-

sion des Beatles et des Stones et qui faisaient tout pour que leur son soit encore plus sauvage et étrange. » Conçue en 1972 par Lenny Kaye, jeune journaliste appelé à devenir plus tard le guitariste de Patti Smith, la compilation « Nuggets » avait, à l’époque, permis de redécouvrir les prémisses du psychédélisme et du rock garage alors que ces pionniers (The Seeds, The Magic Mushrooms, The 13 th Floor Elevators…) semblaient oubliés ou passés de mode. Souvent considérée comme un des guides du déchaînement punk et des revivals psyché-rock, cette série de compilationssert encore aujourd’hui de rite initiatique. Si autant de jeunes groupes multiplient actuellement les références aux aînés, c’est qu’Internet permet comme jamais de se replonger dans l’histoire de ces derniers. « Les recherches sur le Net, alternées

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À ÉCOUTER « SUN STRUCTURES »

de Temples (Heavenly Recordings/PIAS). En concert le 29 mars à La Maroquinerie, 23, rue Boyer, Paris 20e. Tél. : 01-40-33-35-05. Entrée: 19,80 ¤.

avec des échanges entre copains et la fréquentation des magasins de disques vinyle, nous ont permis de constituer notre jardin secret et de cimenter l’esthétique du groupe », analyse James Bagshaw, dont le fin visage de jeune premier évoque le David Bowie bouclé d’avant la gloire. Même désenclavés par la Toile, la petite ville de Kettering et son coin des Midlands ne palpitent pas de suractivité culturelle. La bande des Temples jure en avoir fait un atout. « Comme il n’y a rien d’autre à faire, nous nous sommes concentrés sur notre musique de manière obsessionnelle», précise James Bagshaw. D’une façon, là aussi, typique de leur époque, les jeunes gens ont façonné à la maison un univers sonore enfanté à la fois par l’informatique musicale et par une collection d’instruments et de matériel d’enregistrement millésimés. Dans une pièce aux dimensions de cagibi,

le chanteur-guitariste et son complice bassiste ont produiteux-mêmesun albumsonnant avec l’éclat de références historiques. Parmi les instruments ayant permis ces « trips » spatio-temporels, la guitare douze cordes fait office de tapis volant. « Son apprentissage a été douloureux, explique le charmant James, mais ses sonorités carillonnantes et ses effets de résonance provoquent des sensations dont on ne peut plus se passer. » Adoptée en 1964 par George Harrison, qui en fit un des éléments-clés de la période psychédélique des Beatles, en particulier dans l’album Revolver (1966), influence majeure de la bande de Kettering, la Rickenbacker douze cordes électrique a aussi été la signature sonore de Roger McGuinn, le guitariste des Byrds, groupe américain vénéré par les Temples. « Les chansons des Byrds étaient plus étranges, plus mystérieuses que celles des Beatles, estime James Bagshaw. Un hymne psychédélique comme Eight Miles High doit autant à la pop qu’au jazz de John Coltrane. » Comme leurs aînés, les jeunes Anglais aiment enrichir leur musique de références visuelles, littéraires et mystiques. Ancien étudiant en journalisme, Tom Warmsley cite en vrac une figure de la peinture romantique italienne, Francesco Hayez, les écrits fantasmatiques d’Aldous Huxley sur les psychotropes, les films expérimentaux de Kenneth Anger. Le quatuor dit s’inscrire dans une tradition anglaise, fidèle à un onirisme nimbé de rêveries et de comptines dont des artistes comme Syd Barrett, Pink Floyd, Donovan, Kevin Ayers ou Soft Machine se firent autrefois les chantres. Du rock d’outre-Manche,le groupea aussi hérité une obsession du style – de la pointe de leurs boots à celle de leurs tignasses – et une précision des refrains les rapprochantplus de l’efficacité pop que des digressions vaporeuses. Alors que plusieurs formations néopsychédéliques (Tame Impala, Mercury Rev, Spiritualized…) ont repris à leur compte un usage des drogues, en vigueur dans les années 1960, pour ouvrir à leur musique les « portes de la perception », il semble que Temples gère plus sagement son mode de vie. « Nous voulons absolument garder le contrôle de ce que nous composons et enregistrons, affirme James Bagshaw. Nos instruments, notre matériel et nos chansons sont nos seules véritables drogues. » p

De la Californie à l’Europe, un voyage halluciné

pparu en Californie au milieu des années 1960, avant que l’Europe – le Royaume-Uni en particulier – ne s’y intéresse, le rock psychédélique, s’il a connu son âge d’or grosso modo de début 1966 à fin 1973, n’a jamais vraiment cessé d’être une influence et une référence. En images et sons, il s’agit, à l’origine, de transcrire les effets qu’a sur la perception la prise de drogues hallucinogènes synthétiques (le LSD en tête) ou naturelles (le peyotl, le fameux magic mushroom). D’où les lettrages variés aux formes sinueuses sur les affiches des concerts et les pochettes de disques, ornées de dessins, peintures et photographies débordant de couleurs. Dans les studios d’enregistrement, des effets (échos, distorsions, réverbération, spatialisation…) transforment les sonorités des instruments et de la voix. Des instruments « exotiques», guère présents dans le rock (flûte, sitar, percussions variées, clavecin…), sont utilisés, ainsi que des appareils électroniques comme les premiers synthétiseurs ou le Mellotron. Quand la structure de la chanson ne suffit pas pour s’exprimer, les

compositions s’allongent, parsemées d’envolées plus ou moins improvisées. Du côté des textes, c’est aussi la révolution: ambitions littéraires, évocations mystiques, mondes féeriques, descriptions du « voyage » (« trip ») hallucinogène, appels à ouvrir sa conscience mais aussi à prendre des positions politiques et à changer le mode de fonctionnement de la société. Des centaines de groupes, dont un bon nombre sont restés confidentiels, avec des carrières éphémères, auront ainsi participé aux premiers états du psychédélisme. Avec quelques noms célèbres qui reviennent régulièrement. Aux Etats-Unis, ceux du Grateful Dead, de Jefferson Airplane, de Moby Grape, Quicksilver Messenger Service, The Byrds de 1965 à 1967, Love, Spirit… En Grande-Bretagne, Pink Floyd, dans ses premières années, Soft Machine, avec Kevin Ayers, Donovan, Cream, Hawkwind, la référence du space rock, toujours actif à ce jour… Gong en France, Amon Düül II en Allemagne en ont aussi écrit quelques pages glorieuses. « Le rock psychédélique, par sa nature, ne peut que perdurer, explique Philippe Thieyre, journaliste musical et

auteur de plusieurs ouvrages sur la question, dont les récents Psychédélisme, des USA à l’Europe (Editions des accords - Iro, 2006) et Les Années psychédéliques (Hugo & Cie, 2011). Ce n’est pas un genre strictement défini : il y a du blues, du folk, du rock, du jazz, de la country… Chacun peut donc s’en emparer. Il y a aussi, derrière, un état d’esprit utopique, une forme de contre-culture. On éclate tout mais avec l’idée d’un espoir, d’aller vers l’avant, un monde différent. »

Le LSD remplacé par l’ecstasy A Los Angeles, au début des années 1980, plusieurs formations vont se retrouver sous l’étiquette Paisley Underground, en référence à un motif végétal de tissu oriental. On retrouve l’influence psychédélique dans le folk et le rock de The Long Ryders, The Bangles ou The Three O’Clock, dans des citations évidentes aux sonorités psyché avec The Rain Parade ou Green on Red, dans l’envie de The Dream Syndicate de développer de longues improvisations, honnies par les punks et la new wave de la fin des années 1970.

A la fin des années 1980, direction la Grande-Bretagne. Lors des raves en plein air, les musiques électroniques répétitives servent de fond sonore aux danseurs au milieu de fumigènes, de projections d’images et de lumières stroboscopiques. Le LSD est remplacé par l’ecstasy. A Manchester, rebaptisé Madchester (mad signifiant « fou»), toute une scène mêle le rock classique, la dance et le psychédélisme (The Happy Mondays, The Stone Roses, 808 State…). Retour aux Etats-Unis, avec en point de mire The Flaming Lips. Le propos du groupe va de l’expérimentation sonore – il a notamment enregistré en 2011 un morceau d’une durée de vingt-quatre heures – à des chansons parfaitement pop. Depuis la fin des années 2000, ils sont régulièrement perçus comme les « parrains » de groupes néopsyché: The Polyphonic Spree, Animal Collective, Stardeath and White Dwarfs, Edward Sharpe and The Magnetic Zeros ou Tame Impala. Le succès dans les îles Britannique de Temples montre que le balancier va peut-être s’arrêter à nouveau sur l’Europe. p Sylvain Siclier


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Figurer la misère à l’écran

Michel Simon, dans « Boudu sauvé des eaux » (1932), de Jean Renoir. RUE DES ARCHIVES/RDA

Du pauvre «kid» américain à l’exclu chinois en passant par l’ouvrier italien,la dénonciation des inégalités est une inépuisablesource d’inspirationpour le cinéma

Suite de la première page

Cette ambiguïté inaugurale perdure tout au long de l’âge classique du cinéma. Le pauvreaméricain,quand il n’est pas miraculeusement « racheté » par un généreux donateur, obtient le plus souvent sa naturalisation hollywoodienne à la condition desetransformerdurantuneheureettrente minutes en nanti, par la grâce d’un quiproquo (de La Vie facile, de Mitchell Leisen, en 1937, à Millionnaire pour un jour, de Franck Capra, en 1961). En France, Jean Renoir réplique à Chaplin en invitant un Michel Simon impérial à tenir le rôle du clochard céleste, anar et lubrique, dans Boudu sauvé des eaux (1932). Exaltante exultation de la pauvreté. Pour le reste, qui appartient au réalisme poétique, Jean Gabin est la grande figure d’un petit peuple que le malheurrehausse, pour l’éternité, en héros de tragédie. Il faudrait aborder les rives lointaines du cinéma japonais pour trouver, dans l’art sec du mélodrame d’un Mizoguchi ou d’un Ozu, des tentatives plus réalistes de figurer la pauvreté à l’écran.

Jean Renoir réplique à Chaplin en invitant Michel Simon à tenir le rôle du clochard céleste Mais l’épouvantable onde de choc de la seconde guerre mondiale brouille les cartes. Un autre cinéma apparaît, qui se sent moins tenu au contrat fictionnel, au confort et à la décence de l’illusion. Sur le champ de ruines de l’Italie humiliée, le néoréalisme nous force à regarder en face le trivial désespoir d’un ouvrier, interprété dans les rues de Rome par un non-professionnel, dépossédé de son outil de travail par aussi pauvre que lui (Le Voleur de bicyclette, de Vittorio De Sica, 1948). Pier Paolo Pasolini prend la suite avec une rage blasphématoire (La Ricotta, 1963), tandis que la comédie à l’italienne fait de la misère le matériau d’une farce obscène et monstrueuse, à l’image de la société qui la produit (Affreux, sales et méchants, d’Ettore Scola, 1976). Les Italiens ne sont pas seuls. Partout danslemonde,denouvellesformesesthétiques émergent, qui accueillent la misère des hommes comme jamais la fiction ne l’avaitosé.AMexico,LuisBuñuelimmortalise les gosses des rues dans l’impitoyable Los Olvidados (1950). A New York, Lionel Rogosin tourne On the Bowery (1956) avec les estropiés de la mégalopole. Au début des années 1960 émerge la veine sociale du Free Cinema anglais, qui ouvrira la voie à un cinéaste comme Ken Loach. On assiste aussiàl’essorcinématographiqueducontinent africain, dont la pauvretésera l’un des thèmes majeurs – par exemple, dans le canonique Touki bouki (1973), de l’immense cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambety. La misère devient même le ferment

d’unepromessemessianiqueetrévolutionnaire, comme dans l’œuvre du Brésilien GlauberRocha,qui inventeà sonusageune « esthétique de la faim » : un cinéma pauvre en financements et rageur. On sait ce qu’il advint de cet espoir. Le triomphe du néolibéralismeetl’aggravationdes inégalitéssontdevenusaujourd’huiuneinépuisable source de révolte cinématographique. On constatecelle-ci dans le cinéma indépendant américain, avec des films qui évoquent une jeunesse sacrifiée, à l’instar de Wendyand Lucy (2008), de Kelly Reichardt, ou de Putty Hill (2010), de Matt Porterfield. Onla voiten AsiedepuisSaudade(2011),du Japonais Katsuya Tomita, jusqu’aux Chiens errants (2014), du Taïwanais Tsai Ming-liang, en passant par Touch of Sin (2013),duChinoisJiaZhangke,quinousprédisent l’apocalypse sociale. La France n’est pas en reste, avec des films aussi percutants que Bas-fonds (2010), d’Isild Le Besco, ou Louise Wimmer (2012), de Cyril Mennegun, qui rendent presque palpable la réalitédel’exclusion.Citonsencoretroiscinéastes, au style puissant mais radicalement différent, dont les œuvres sont autant de havres dédiés à ces invisibles peuplant les friches urbaines. On pense aux frères Dardenne en Belgique, à Pedro Costa au Portugal, à Aki Kaurimaki en Finlande. Par-delà les univers esthétiques, on constate dans toutes ces œuvres une même tendance à s’ouvrir au réel, par le recours au fait divers, l’étude documentée, l’emploi d’acteurs non professionnels, le style du tournage. En cela, cette fiction moderne se rapproche du documentaire. Celui-ci, en revanche, a de plus longue date une relation élective et frontale à la question sociale et à la souffrance des hommes. Très tôt, le genre a rapporté du sous-continent de la pauvreté des œuvres-chocs, engagées, qui ne dédaignent pas à l’occasion de pousser au noir une réalité déjà biensombre.Borinage(1933),duBelgeHenri Storck et du Néerlandais Joris Ivens, dépeint la misère noire des mineurs; Terre sans pain (1933), de l’Espagnol Luis Buñuel, cloueaupiloriunerégiond’Espagnedéshéritée ; Housing Problems (1935), de John Grierson, détourne une commande officielle en donnant la parole en son direct aux habitants des taudis londoniens. Aujourd’hui, les mêmes causes produisent les mêmes effets mais plus les mêmes réponses. Le documentaire nous révèle l’apparition d’un nouvel acteur de la pauvreté: le paria. Il estl’exclu solitaired’après l’atomisation néolibérale. On est ici au-delà de la pauvreté, de la cloche, de la marge, toutes notions impliquant un rapport dialectique à la collectivité. On est ici dans la rupture consommée avec le semblable, isolé dans les friches urbaines ou au fond des bois, le plus loin qu’il se puisse de la société. Cette nouvelle humanité tend avec douleur et orgueil vers la bête, le rebut,le déchet.C’est le caillouultime dans le jardin productiviste. Voyez L’Homme sans nom (2009), du Chinois Wang Bing, voyez Le Plein Pays (2009), d’Antoine Boutet, voyez Fading (2010), d’Oliver Zabat. Contrairement aux personnages de Sebattre,quise tiennentdansl’ordred’une réversibilité, ces exclus-là, nous le savons comme ils le savent, ne reviendront jamais. C’est toute la distance qui sépare le cinéma de la déréliction du cinéma de l’espérance. Les deux ont leur noblesse. p Jacques Mandelbaum

Enzo Staiola et Lamberto Maggiorani, dans « Le Voleur de bicyclette » (1948), de Vittorio De Sica. RUE DES ARCHIVES/COLLECTION CSFF

Valérie Nataf dans « Bas-Fonds », d’Isild Le Besco (2010). DR

La République face à la précarité Débatentre l’ex-ministredu logement Benoist Apparu et le sociologue NicolasDuvoux, qui ont tous deux vu le documentairefrançais «Se battre» Propos recueillis par Anne Chemin

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Benoist Apparu. DR

Nicolas Duvoux. DR

findeprolongerledébatsoulevé par le documentaire Se battre, de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, nous avons organisé un dialogue entre BenoistApparu, député (UMP) de la Marne et ministre du logement dans le gouvernement de François Fillon, et Nicolas Duvoux, maître de conférences en sociologieà l’universitéParis-Descartes (Cerlis), Sorbonne Paris Cité, et auteur du Nouvel Age de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques (Seuil, 2012). Vous avez tous deux vu le documentaire « Se battre ». Qu’en pensez-vous ? Benoist Apparu Ce film est nettement plus intéressant que les reportages traditionnels : il ne porte pas de jugement de valeur, il n’est pas larmoyant, il pose un regard essentiellement descriptif sur ce qu’est une vie dans la pauvreté. Il évoque ces tranches de vie sans forcément chercher les explications économiques, sociales et culturellesqui vontavec – il témoigne d’une réalité brute. Nicolas Duvoux Se battre est un film

très intéressant car il tord le cou à l’idée que la pauvreté est forcément associée à la passivité. On y découvre des gens qui ne cessentde se démener:ils se débrouillentcomme ils peuvent, sur le marché du travail et dans la famille, pour arriver à faire face à des situations extrêmement difficiles. On y voit aussi la grande hétérogénéité de la pauvreté: ce mot recouvre un spectre très large de situations familiales et sociales. Dans «Se battre», on constate que le travail ne protège plus de la pauvreté. Le nombre croissant de «travailleurs pauvres» a-t-il changé nos politiques publiques? B. A. En France, et c’est nouveau, travail peut parfois rimer avec pauvreté. C’est également le cas en Allemagne, où l’on observe, malgré un taux de chômage plus faible, une véritable explosion du travail peu rémunéré. Le modèle du salarié qui garde un emploi stable toute sa vie dans la même entreprise est probablement derrière nous : sur le marché du travail coexistent aujourd’hui ceux qui connaissent des ruptures de trajectoires professionnelles, ceux qui subissent toute leur vie une alternance emploi-chômage, ceux qui sont condamnés à vivoter autour de petits boulots et ceux qui sont totalement exclus de l’activité professionnelle. Cette situation pose


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« Affreux, sales et méchants » (1976), d’Ettore Scola. RUE DES ARCHIVES/COLLECTION CSFF

Charlie Chaplin et Jackie Coogan, dans « The Kid » (1921), de Charlie Chaplin. RUE DES ARCHIVES/BCA

aux responsables publics que nous sommes de redoutables problèmes, car la tradition réglementaire française consiste à se saisir de grandes catégories et à leur appliquer de grandes lois. Dans le domaine de la pauvreté, il faudrait, au contraire, arriver à individualiser nos réponses. N.D. Lefilmmontretrèsbienquelaprécarité, cette zone grise entre l’emploi et le chômage, caractérise désormais non pas des situations provisoires, mais des états durables. Parce que les entreprises font un usage massif du temps partiel et des contrats courts – ils représentent presque 80 % des nouveaux contrats –, les plus fragiles, c’est-à-direles bassesqualifications,s’installentparfoispendantdes annéesdansl’incertitude. Cette pauvreté laborieuse, on le voit dansle film,touche essentiellementlesfemmes, notamment parce qu’on pense encore qu’elles fournissent un salaire « d’appoint». En réalité,en raison desreconfigurations familiales, elles sont souvent isolées, elles ont des charges de famille et elles accumulentles difficultés. La pauvretélaborieuse fait apparaître la transformation radicale, en quelquesdécennies,du marchédutravail. Aujourd’hui, la France a deux problèmes à résoudre: le chômage, bien sûr, mais aussi la précarité. Un débat a émergé, ces dernières années, sur les contreparties que devaient fournir les allocataires des minima sociaux à la collectivité, notamment sous la forme d’un travail obligatoire et gratuit. Qu’en pensez-vous? B. A. Depuis quelques années, il y a, à gauche mais surtout à droite, une volonté de trouver un équilibre entre la solidarité – les droits – et la responsabilité – les devoirs. Il faut évidemment faire attention à ne pas porter un discours sous-jacent insinuant que les allocataires sont tous des paresseux. Il me paraît cependant légitime de leur imposer des devoirs. Parce que cela peut les aider à sortir de la précarité, mais aussi parcequ’ilfaut seposer laquestionde l’acceptabilité de cette politique. De plus en plus de personnesdisent refuserde« payer pourles feignants». Il ne faut pas laisser se développer ces discours sans y apporter une réponse,surtout dans une période de crise où chacun cherche des boucs émissaires. Imposer

À VOIR « SE BATTRE »

film documentaire de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, sortie en salles le 5 mars 2014. À LIRE « NOUVEL ÂGE DE LA SOLIDARITÉ. PAUVRETÉ, PRÉCARITÉ ET POLITIQUES PUBLIQUES »

de Nicolas Duvoux (Seuil, 2012).

des devoirs aux allocataires permet de faciliter l’acceptabilité de la solidarité. N. D. En mettant l’accent sur les « devoirs » des allocataires, on donne aux minima sociaux une importance financière qu’ils n’ont pas. Un rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale montre qu’ils représentent à peine 1 % de la richesse nationale, alors qu’ils couvrent un Français sur dix. La rhétorique sur les droits et les devoirs montre que la lutte contre la pauvreté s’est peu à peu effacée, au profit d’un débat sur le comportement des allocataires. Avec les discours sur le « cancer de l’assistanat », on est d’ailleurs bien au-delà de ce que vous appelez un « discours sous-jacent » sur la fainéantise : on essentialise le problème de la pauvreté, comme si certains faisaient délibérément le choix de la misère. Ces discours ont des effets dramatiques. A force de se sentir accusés, voire stigmatisés,les gens renoncentà demanderlesprestations auxquelles ils ont droit. Il suffit, pour s’en convaincre,de regarder les statistiques du non-recours: 35 % des personnes qui ont droit au RSA socle (l’ancien RMI) ne le demandent pas, 68 % des gens qui peuvent bénéficier du RSA activité ne font pas la démarche. On dit que ces gens abusent de la solidarité, en réalité ils y recourent peu car ils craignent d’être assimilés à ces assistés qu’on ne cesse de critiquer. Des devoirs sont-ils réellement imposés aux allocataires ? N. D. Il y a une dimension irréaliste dans ce discours sur les devoirs. Certains hommespolitiquesproposentdefaire travailler gratuitement les allocataires du RSA pendant sept heures. On peut en penser ce que l’on veut, mais il faut savoir que ce n’est pas faisable: il n’y a pas suffisamment d’offres dans les mairies. On constate d’ailleurs un sous-investissement des collectivités territoriales auprès des pauvres: depuis la création du RMI, dans les années 1980, elles doivent faire signer des contrats d’insertion aux allocataires, or elles n’ont jamais respecté cette obligation à plus de 40 % ! On blâme les allocataires en les accusant d’être passifs, alors que ce sont les collectivités qui ne font pas toujours leur travail. Il y a là une rhétorique extrêmement perverse.

B. A. Organiser une activité professionnelle pour les 2 millions d’allocataires du RSA est, je le reconnais, à la fois impossible et coûteux. Quand une collectivité territoriale prend en charge, pendant sept heures, une dizaine de personnes, il faut embaucher quelqu’un pour les encadrer, c’est très difficile. Je crois cependant qu’il faut continuer, dans le discours, à défendre cet équilibre des droits et des devoirs. C’est important pour ceux qui reçoivent l’allocation –ilspeuvent,entravaillant,ressentirunsentiment d’utilité –, mais c’est important aussi pour ceux qui financent ces allocations –ils peuvent l’accepter plus facilement. Que pensez-vous de l’idée, longtemps défendue aux Etats-Unis par les conservateurs, que les systèmes de solidarité créent de l’« assistanat », voire une « culture de la pauvreté » ? B. A. Je n’ai pas d’analyse globale, mais j’ai en tête quelques exemples. Je me souviens ainsid’une étudesur la ville de Reims qui soulignait que 50 % des bénéficiaires de l’allocation de parent isolé avaient des parents qui en avaient eux-mêmes bénéficié. Je me souviens aussi avoir entendu la présidentedes Restos du cœur de la Marne, à Châlons-en-Champagne, dire qu’elle voyait venir la deuxième, voire la troisième génération. Malheureusement,le schéma tend à se reproduire dans certains milieux sociaux. N. D. Il y a, en France, des quartiers dans lesquelsle chômage frappe 25 %, 30 %, 40 % de la population. Dans ces endroits,le sousemploi n’est pas un accident individuel mais une caractéristique qui concerne une grande partie de la population. Ce qui est important, c’est de garder en tête le sens dans lequel fonctionne la corrélation : ce n’est pas le manque de motivation qui conduit au chômage, c’est le chômage de longue durée et, surtout, l’absence totale de perspective d’emploi qui nourrissent le découragement. Comment lutter contre ces inégalités ? B. A. Ce qui me semble clair, c’est que la reproduction des inégalités liées aux territoires est l’un des enjeux majeurs des années à venir. Au cours de ses vingt premières années,un jeune qui vit à Bondy, en

Seine-Saint-Denis, bénéficie, en termes d’investissements publics, de sommes largement inférieures à un jeune qui vit dans le 6e arrondissement de Paris – je pense notamment aux dépenses éducatives. Sous prétexte qu’il y a quelques politiques discriminantes comme la politique de la ville ou les zones d’éducation prioritaire, les Français ont le sentiment qu’on fait un effort plus important pour ces quartiers que pour les autres. En fait, ce n’est pas du tout le cas, c’est même l’inverse ! Il faut donc procéder à une réorientation massive des dépenses publiques. N. D. Je suis tout à fait d’accord avec ce constat sur le différentiel d’investissement de la puissance publique, mais il est battu en brèche par des discours qui affirment, au contraire, qu’on est trop généreux à l’égard des quartiers de la politique de la ville. Le diagnostic sur le différentiel d’investissement a été fait par la Cour des comptesil y a plus d’un an : c’est désormais aux responsables politiques de prendre acte de ces données consensuelles et de bâtir des politiques plus égalitaires. « Se battre » montre des personnes qui ont l’impression de ne plus participer à la marche du monde. Comment lutter contre ce sentiment d’exclusion ? B. A. Le film montre très bien que ces gens ont envie de s’en sortir pour retrouver une certaine qualité de vie mais surtout une dignité : ils ont besoin de se sentir utiles pour eux-mêmes,pour leurs enfants et pour la collectivité. Le sentiment de honte lié à la précarité est majeur dans l’exclusion que ressentent ces personnes. N. D. Le sentiment d’isolement, qui est assez répandu dans la société française, est largement surreprésenté chez les personnes en situation de pauvreté, notamment chez les femmes.S’y ajoute – et là, les politiques publiques peuvent faire quelque chosed’immédiat– unsentimentd’infériorisationet d’humiliationquiestlié au fonctionnement des institutions. Les procédures des minima sociaux sont intrusives : les demandeurs doivent donner des renseignements sur leur couple ou leur épargne, par exemple. Elles sont en outre d’une telle complexité qu’elles éloignent des services sociaux ceux qui en ont le plus besoin. p


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«Lemodèlecolonialfrançaisalaissé l’Afriqueàl’étatdesquelette» Une cinquantained’années après les indépendances,les Etats du continentnoir n’ont pas réussi à construired’armées solides. Pourquoi? Entretienavec l’historien sénégalaisIbrahima Thioub Propos recueillis par Charlotte Bozonnet

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epuis 2011, l’armée française s’est engagée en Libye et en Côte d’Ivoire, puis au Mali et, endécembre2013,en Centrafrique. Le Monde a demandé son analyse des récentes interventions françaises sur le continent à l’historien sénégalaisIbrahima Thioub, spécialiste des systèmes de domination en Afrique, professeur d’histoire à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, au Sénégal, et chercheur associé à l’Institut d’études avancées de Nantes.

La France est engagée en République centrafricaine. Il y a un an, elle intervenait au Mali, une autre de ses ex-colonies. Ces interventions relèvent-elles d’un néocolonialisme? Les véritables questions derrière ces interventions seraient plutôt: pourquoi, cinquante ans après les indépendances, l’Afrique n’a-t-elle pas réussi à construire des armées capables de faire face à de tels événements? Comment expliquer la facilité avec laquelle des rébellions mobilisent de jeunes combattants? Pourquoi arrive-t-on si aisément à se procurer des armes sur un continent qui ne parvient pas à assurer une couverture universelle en matière de vaccination infantile ou de scolarisation? Le problème n’est pas l’intervention de la France mais ce qu’elle révèle des Etats africains: des Etats fragiles, inefficaces et incapables de mobiliser les populations pour défendre leur patrie. Quelles sont les origines de cette fragilité ? Au moment des indépendances africaines, la France a transféré le pouvoir aux élites les plus favorables à une continuation du système colonial.Aujourd’hui,les groupesau pouvoirrestent connectésàlaFranceparlapersistancedumodèle économique, fondé sur l’extraction des ressources naturelles. Ces ressources, non valoriséeslocalement,sontachetéesàunprixtrèsinférieur à celui du marché mondial. En échange, les élites africaines reçoivent une rente réexportée en Europe sous la forme de comptes bancaires ou de biens immobiliers. Pis, ces élites ont un modèle de consommation qui ne favorise pas la production locale. Tout cela laisse la population exsangue, et la jeunesse face à une alternative: rejoindre les rébellions, les mouvements djihadistes ou évangéliques, ou émigrer. Vous estimez qu’il y a une connivence entre la France et les élites africaines… Il y a une sorte d’alliance objective entre des entreprises européennes soutenues par leurs Etats, les élites au pouvoir en Afrique et les mouvements rebelles, djihadistes ou évangéliques. Même s’ils se combattent sur le terrain, il existe entre eux une connivence de facto qui exclut les populations de l’accès à des capacités de production et à des revenus. Cela crée une insécurité qui fragilise l’ensemble des Etats africains. Tant qu’on ne réfléchit pas aux causes profondes des crises, la France pourra intervenir tant qu’elle veut, rien ne sera réglé. Depuis les années 1960, les interventions de Paris dans son pré carré n’ont jamais résolu les problèmes. Elles n’ont fait que les reporter. Au Mali, il s’agissait d’arrêter d’urgence une attaque de djihadistes. Pouvait-on vraiment faire autrement? Ponctuellement, il n’y avait pas d’alternative. Maisc’estcepilotageàvuequin’estpasunesolution.Au Mali,tout lemondevoyait venirlacatastrophe. Depuis des années, la classe dirigeante récupère la rente fournie par les Etats européens pourunpartageoligarchiquedesressources,laissant la population démunie. Ce partage du gâteauétait telqu’il n’y avait même plusd’opposition politique. Ledeuxièmefacteur,enfaitunsimpledétonateur, tient à l’intervention française en Libye. Tout le monde savait que l’arsenal libyen allait être utilisé dans les conflits du Sahel, notamment les rébellions touareg. Les conditions étaient réunies pour qu’un pays de la région soit lacibled’uneattaque,surfonddelutteentrel’Occident et les islamistes. Ce fut le Mali. Paris a dû intervenir pour ses propres intérêts et sous peinedevoirlarégionbasculerdanslefondamentalisme religieux. Je voudrais rappeler que nous avonsdéjàvécucettesituation.AuXIXe siècle,l’islam s’était posé comme alternative aux régimes locaux ruinés et délégitimés par leur participation à la traite des esclaves. Les mouvements dji-

ON EN PARLE

Un pochoir de Banksy vendu 400000euros à Miami

Il faut parfois juste dix ans pour qu’une œuvre de « street art » passe en salle de ventes pour un prix à six chiffres. C’est ce qui est arrivé au Kissing Coppers de l’artiste de rue le plus célèbre d’Angleterre, Banksy, toujours insaisissable. Peinte au pochoir pour la première fois en 2004 sur le mur du pub Prince Albert au centre de Brighton, elle montre deux bobbies en tenue, enlacés, s’embrassant sur la bouche. En 2005, le graff avait été vandalisé, mais le barman, sunommé Jez, l’avait restauré puis recouvert d’un Plexiglas. En 2011, flairant la bonne affaire, le propriétaire du pub avait récupéré l’œuvre et l’avait envoyée à New York pour la mettre en vente, tout en laissant une copie sur son mur. Elle vient de réapparaître dans la salle de ventes Fine Art Auctions, à Miami, où elle a été vendue 575000 dollars (400000euros). Cette même salle avait fait parler d’elle le 22 février en mettant aux enchères un autre pochoir de Banksy découpé sur un mur londonien, Slave Labour; il montrait un jeune garçon s’éreintant sur une machine à coudre, et avait été mis en vente 500000dollars (375000euros). Banksy, qui milite pour que ses œuvres restent dans les rues, avait dénoncé l’opération. Pas cette fois. Quant au patron de la galerie, Frédéric Thut, il a déclaré: «Ce marché [du street art] a un potentiel incroyable. (…) Des gens sortis de nulle part achètent sans hésitation.»

Sur le Web, mais éphémère

Un membre des forces centrafricaines devant des soldats français de l’opération « Sangaris », à Bangui, le 8 février. ISSOUF SANOGO/AFP

hadistes étaient alors capables de les battre et d’unifier la région. Sans l’intervention de l’arméefrançaise,ElHadjOumar[fondateurdel’Empire toucouleur au début du XIXe siècle] aurait vaincu les régimes en place. Mais nous n’avons pas tiré les leçons de cette expérience. Comment expliquer que la France n’ait jamais réussi à construire une autre relation avec l’Afrique ? Cela tient au modèle colonial français, qui a investiaminimadanslescoloniespourenextraire le maximum de ressources au profit de la métropole. Cela a laissé ces territoires à l’état de squelettes.Ne reste alors plus que l’exercice de la violence entre les élites locales pour accéder au peu de ressources restant. Pour trouver protection, les populations adoptent une logique de clientèle ou de désertion. En Afrique centrale, les compagnies concessionnaires qui succèdent aux seigneurs de guerre esclavagistes ont pousséla violenceà l’extrême.Cette histoireexplique en partie la situation en Centrafrique. L’Afrique de l’Ouest fut, elle, soumise à une économie de traite. La main-d’œuvre forcée au travail produisait la spécialisation de chaque territoire: l’arachideauSénégal,le café etle cacaoen Côted’Ivoire. Ce modèle colonial a détruit le potentiel de production des pays. A la décolonisation, l’exploitation économique a perduré, de même que les relations politiques inégales. La France a installédesbasesmilitairespourmaintenirdesrégimes en place. Les politiques d’ajustement néolibéraldesannées1980-1990,enprivatisantlesecteurpublic,ontassombriletableau.Ellesontprovoqué une criminalisation des filières d’accès aux ressources. Les services publics mis à terre ont davantage exclu les citoyens des systèmes de redistribution. Pisencore,ladécolonisationculturellene s’est pasfaite: ona oubliéque laFrance et ces paysfaisaientpartiedumêmeempire.Ilfallaitdécoloniser l’Afrique mais aussi la France, car les idées à l’origine de la colonisation avaient pénétré en profondeur la société française, au point qu’elle a souvent un regard du XIXe siècle sur l’Afrique. Mais les élites françaises ne sont pas les seules responsables: avec leur modèle de consommation, les élites africaines, qui se soignent et font leur marché en Europe ou éduquent leurs

enfants aux Etats-Unis, condamnent l’Afrique à une dépendance économique et à une extraversion culturelle ruineuses.

Ibrahima Thioub. DR

À LIRE « L’HISTOIRE VUE D’AFRIQUE. ENJEUX ET PERSPECTIVES »

d’Ibrahima Thioub, in Jean-Pierre Chrétien (dir.), L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire (Karthala, 2008), p. 155-180. « L’AFRIQUE NOIRE EST-ELLE MAUDITE ? »

de Moussa Konaté (Fayard, 2010).

Ne pensez-vous pas que l’expérience du Mali a été un électrochoc, capable de faire changer les choses ? Ce n’est pas la première fois qu’on attire l’attention sur les dangers du néocolonialisme. Mais a-t-on la volonté d’attaquer sérieusement ce système ? Combien de fois a-t-on déclaré la guerre à la « Françafrique » ? Cela perdure, car il y a une conjonction de forces africaines et européennes qui ont intérêt au maintien du système. En Afrique, la politique semble se résumer à la lutte contre la pauvreté et la mal-gouvernance, comme si la pauvretéétait un être autonomecontre lequel onpourraitluttereninjectantdesressourcesfinancières. On oublie que la pauvreté est un rapport social,quirésultederelationséconomiquesetpolitiques. Tant qu’on ne modifie pas l’architecture sociale, le type de relations politiques qui gouvernent ces sociétés, rien ne changera. Comment sortir de cette relation mortifère entre l’Europe et l’Afrique ? Dans le contexte actuel, poursuivre cette relation est mortel pour les deux continents. Du reste, les pays émergents la perturbent en imposant une féroce compétition à l’Europe pour l’accès aux ressources africaines. La seule stratégie valide pour l’Europe est de pousser à un recentrage de l’Afriquesurelle-même.Il fautquel’Afriqueaitlescapacités de production pour satisfaire ses besoins en termes de nourriture, de soins, de formation. Il faut aussi qu’elle sorte de la logique mercantile dans laquelle l’Europe l’a maintenue pendant des siècles et qu’elle développe un système de production à la fois industriel, agricole, commercial performant. Avec la jeunesse de sa population, l’immensité de ses ressources naturelles, l’Afrique en a les capacités et elle peut le faire avec ou sans aide. En poussant dans cette direction, l’Europe relanceraitsapropreéconomie.QuandlesAméricainsont initié le plan Marshall, ce n’était pas parce qu’ils aimaient les Européens, c’était pour relancer leur propre économie. Si l’Europe ne pousse pas dans cette direction, elle sera vaincue par les émergents qui continueront de faire de l’Afrique cette terre d’extraction des ressources primaires. p

Elle s’appelle Shout - Here and Now («Criez - Ici et maintenant»). C’est la dernière application du Web éphémère, qui rencontre un succès croissant. Le principe de « Shoot», disponible sur Google Play et iTunes? Informer vos voisins de ce qu’il se passe de nouveau dans votre quartier, en temps réel. Un bar propose une happy hour? Un magasin lance des soldes ? Criez-le, faites un «shout». L’information restera quatre heures en ligne, puis disparaîtra. Cette manière d’échanger très vite se développe de plus en plus sur le Net. Ainsi l’application Snapchat – déjà 400millions de messages par jour – permet de s’envoyer des textes et des photos qui disparaissent après quelques secondes, sans laisser de traces. D’autres applications, comme Blink, Wickr ou Meetspace associent des textos, photos et vidéos qui s’autodétruisent aussitôt. Elles permettent de valoriser l’instant, d’envoyer des grimaces, des bêtises, des sextos, sans qu’ils soient archivés. Elles permettent, d’après leurs utilisateurs, plus de spontanéité et de drôlerie. D’autant que, à la suite d’affaires montrant que de nombreux directeurs d’école, parents et employeurs surveillent en permanence Facebook, les jeunes ont commencé de chercher un nouveau terrain de jeux électronique. On comprend mieux pourquoi les deux étudiants de Stanford, Evan Spiegel et Bobby Murphy, qui, en septembre2011, ont fondé Snapchat ont refusé, en novembre2013, l’offre de rachat par Facebook à 3 milliards de dollars.

Steve McQueen dans tous les lycées américains

12 Years a Slave, le film du réalisateur Steve McQueen, neuf fois nommé aux Academy Awards 2013 et inspiré du récit autobiographique de l’ancien esclave Solomon Northup (1853), va être distribué et discuté dans les lycées américains à partir de septembre, sous l’égide de la National School Boards Association (NSBA), liée au gouvernement fédéral. Le porte-parole de la NSBA croit au « potentiel éducatif» du film et parle d’une œuvre «pleine d’impact», qui raconte «une période honteuse de l’histoire de l’Amérique». Il ajoute: « Quand Hollywood est à son meilleur, le pouvoir du cinéma peut être transformé en un puissant outil pédagogique.» Associée aux éditions Penguin Books, la NSBA diffusera en même temps le livre de Solomon Northup. Le président de l’association, David A.Pickler, a expliqué qu’il était essentiel d’apporter aux élèves «ce témoignage fort des horreurs de l’esclavage», afin «d’assurer que cette page de l’histoire ne soit jamais oubliée et ne se répète jamais». De son côté, Steve McQueen a déclaré: «Depuis la première fois où j’ai lu 12Years a Slave, je rêvais qu’il soit lu dans toutes les écoles d’Amérique. Je suis extrêmement reconnaissant à la NSBA de faire de ce rêve une réalité.» > « 12 Yearsa Slave», deSolomon Northup (Michel Lafon, 300 p., 16,95 ¤). >« 12 Years a Slave », film de Steve McQueen, en salles.


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Manifestation d’hindous à New York lors de la parution de «Hindus. An Alternative History» en Inde en 2010. MOHAMMED JAFFER-SNAPSINDIA

Censure à New Delhi Les nationalisteshindous ont obtenu la mise au pilon d’un livre qu’ils jugentsulfureux. Les intellectuelsindiens s’insurgent,dénonçant les influencescommunautaires, de plus en plus marquéesdepuis vingt ans. L’Etat, lui, se dérobe Frédéric Bobin

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New Delhi, correspondant régional

ne cour d’école, un terrain de basket au ciment fendillé, des murs peints de dessins naïfs d’enfants jouant à la balançoire. C’est donc de là que le coup est parti. De cet établissement scolaire de Naraina Vihar, une banlieue du nord-ouest de New Delhi, que Dinanath Batra a orchestré sa campagne. Il y reçoit aujourd’hui les visiteurs curieux d’en savoir plus sur ce franc-tireur qui vient de faire souffler une rageuse tempête sur la vie intellectuelle en Inde. Septuagénaire au front haut et aux manières policées, stylo fiché dans la pochette de sa veste sans col, l’enseignant à la retraite travaille infatigablement à une cause : purger les livresdetoutcontenujugéattentatoireàl’idéologie nationaliste hindoue dont il est un ferventadepte. Tassédans le creux d’un canapé,il savoure sa dernière victoire avec un plaisir non dissimulé. Il est l’inspirateur d’une plainte qui a abouti, le 10 février, au retrait par l’éditeur Penguin India de l’ouvrage The Hindus. An Alternative History (publié aux Etats-Unis en 2009 et en Inde en 2010). Son auteure est Wendy Doniger, indianiste américaine réputée, professeure d’histoire des religions à l’université de Chicago. La décision de Penguin India a jeté la consternation chez les intellectuels libéraux en Inde et enflammé la controverse sur la menace grandissante d’une censure idéologique inhibant la production académique. La « plus grande démocratie du monde» ne tournerait-elle plus rond? Wendy Doniger est l’archétype de l’universitaire qu’abhorre Shiksha Bachao Andolan Samiti (Mouvement pour sauver l’éducation), un groupe d’études – à l’influence jusque-là confidentielle – dont Dinanath Batra estle héraut.Sanskritisterenommée, l’Américaine a traduit en anglais le chef-d’œuvre érotique Kama-sutra, ainsi que les classiques de l’hindouisme(Rig Veda,les Loisde Manu).Forte de ce solide bagage, elle s’essaie surtout à défricher des territoires inédits, croisant les disciplines. Elle va jusqu’à solliciter la psychanalyse pour jeter une lumière nouvelle sur le panthéon des dieux hindous. Et cela horrifie les puritains du Shiksha Bachao Andolan Samiti, qui ne voient en elle qu’une « femme obsédée par le sexe ». Parmi les motifs de courroux desgardiens du temple figuresa référence au linga du dieu Shiva, représenté par une pierre dressée, comme étant un phallus en érection – symbolisme pourtant admis dans toute la littérature sur l’hindouisme. L’approche novatrice de Wendy Doniger, insistant sur la richesse des traditions hindoues et la multiplicité des lectures dont elles ont fait l’objet de la part des minorités – bas-

ses castes, femmes, groupes vernaculaires –, est l’autre source de conflit avec les tenants de l’orthodoxie. Quand l’indianiste américaine écrit : « Il n’y a pas de canon hindou », Dinanath Batra et ses amis s’offusquent. La notion mêmed’« histoirealternative» que tente d’explorer Wendy Doniger est à leurs yeux une hérésie. « Il n’y a pas d’histoire alternative, nous explique Dinanath Batra. L’histoire ne change pas. » Pour toutes ces raisons, le groupe de M. Batra estime que l’universitaire de Chicagoa «insulté délibérémentet malicieusement les sentiments religieux des hindous » – une offense relevant du code pénal en Inde. La plainte avait été déposée en 2011. Moins de trois ans plus tard, Penguin India baisse les bras, sans même attendre le jugement d’un tribunal. Le 10 février, l’éditeur a conclu un accordavecM. Batra aux termesduquel il s’engage à retirer de la circulation en Inde les exemplaires de The Hindus. An Alternative History et à les mettre au pilon. Dans un com-

Depuis que « Les Versets sataniques », de Salman Rushdie, ont été proscrits en 1988, l’atmosphère n’a cessé de s’alourdir, mélange de crispations communautaristes et de pressions politiciennes muniqué où suinte l’embarras, la maison d’édition invoque sa « responsabilité morale de protéger [ses] employés contre les menaces et le harcèlement». Esquissant une timide justification, elle incrimine le fameux article 295A du code pénal indien sur les « sentiments religieux », qui « rend de plus en plus difficile pour un éditeur de maintenir les standards internationaux de liberté d’expression sans se placer délibérément hors la loi ». Le renoncement de Penguin India a provoqué un séisme dans les milieux intellectuels indiens. La révolte gronde. Dans une lettre ouverte à l’éditeur, Arundhati Roy, lauréate du Booker Prize et elle-même auteure maison, fulmine : « Nous sommes tous choqués par ce que vous venez de faire, cet accord avec un groupe inconnu de fanatiques hindous. Vous vous êtes humiliés vous-mêmes. » Trois autres auteurs publiés par Penguin India, Jyotirmaya Sharma, Siddharth Varadarajan et Omair Ahmad, ont demandé à l’éditeur de retirer leurs ouvrages du marché et de les envoyer au pilon par solidarité avec Wendy Doniger. Frustrés, deux lecteurs (potentiels) ont déposé plainte contre Penguin India pour « violation de leurs droits de lecteur ».

À LIRE « THE HINDUS. AN ALTERNATIVE HISTORY »

de Wendy Doniger (Penguin Books, 2009), non traduit en français. « ON HINDUISM »

de Wendy Doniger (Aleph, 664 p.). Parution prévue aux Etats-Unis en mars (Oxford University Press USA, 672 p.), non traduit en français.

Une pétition mise en ligne par Ananya Vajpeyi – essayiste et ancienne élève de Wendy Doniger –, forte de 3 500 signatures d’auteurs et éditeurs de dix pays, demande à Penguin India de reprendre le combat judiciaire là où il fut abandonné, afin d’aller jusqu’à un verdict de tribunal en bonne et due forme. Les réactions au sacrifice de The Hindus. An Alternative History sont d’autant plus amères que l’ouvrage n’est que le dernier d’une longueliste detitres censurés.Depuisque Les Versets sataniques de Salman Rushdie ont été proscrits en 1988, l’atmosphère n’a cessé de s’alourdir, mélange de crispations communautaristes et de pressions politiciennes. En janvier,Bloomsbury a ainsi retiré de la circulation The Descent of Air India – récit, par un anciencadre,de la déconfiturede cettecompagnie publique – après qu’un ex-ministre de l’aviation eut porté plainte pour diffamation. En 2012, l’ouvrage Jayalalitha. A Portrait, biographie de la première ministre de l’Etat du Tamil Nadu, a été interdit par un tribunal local au motif qu’il violait la vie privée de la dirigeante. L’éditeur, Penguin India, n’a pas fait appel. L’eût-il fait que cela n’aurait peut-être rien changé : même favorable, une décision judiciaire ne fait pas toujours la différence. Edité par Oxford University Press, Shivaji. Hindu King in Islamic India, de l’universitaire américain James Laine, avait été banni en 2004 par le gouvernement de l’Etat du Maharashtra sous la pression de l’extrême droite hindoue locale. En 2007, la Haute Cour de Bombay avait levé l’interdit, décision confirmée trois ans plus tard par la Cour suprême. Pour autant, l’ouvrage n’a pas réapparu dans les librairies, ces dernières craignant d’être attaquées par des extrémistes. « C’est décourageant, grince la critique littéraire Nilanjana Roy. Cela fait maintenant vingt ans que l’on vit ici avec ce sentiment d’être privé d’une atmosphère libre et ouverte au débat. La tendance à utiliser des lois restrictives comme un bâton pour faire taire tout désaccord devient alarmante. » Les « vingt ans» auxquelsfait allusionNilanjanaRoy correspondent à l’essor de ce qu’on appelle en Inde la « politique de l’identité» (identity politics), c’est-à-dire la montée en puissance des identités religieuses, ethniques ou sociales (dans les basses castes), dont le syndrome victimaire finit par anesthésier le débat. Pays d’une diversité vertigineuse, l’Inde s’est dotée d’un arsenal législatif – souvent hérité de l’ère coloniale britannique – visant à préserver la paix civile. La vigilance ombrageuse qui s’est dès lors installée sous prétexte de n’« offenser » les « sentiments » d’aucun groupe ne vaut pas que pour la vie littéraire : le cinéma, la peinture et les arts plastiques sont eux aussi placés sous haute surveillance. Dans la plupart des cas, la propension à policer l’opinionémane moins d’unecensure offi-

cielle que de raidissements communautaires. Mais l’Etat y participe de facto en laissant faire, souvent par électoralisme. Et chaque recul en appelle un suivant. « L’absence de riposte conforte un climat de peur, se désole S. Anand, fondateur de la petite maison d’édition Navayana, spécialisée dans les travaux de critique sociale. Et les extrémistes se sentent encouragésà s’attaquer à de nouvelles cibles.» Dinanath Batra, le censeur de Wendy Doniger, ne fait d’ailleurs pas mystère de ses nouvelles cibles après sa victoire du 10 février. « J’ai gagné une bataille, je veux maintenant gagner la guerre », nous prévient-il. Dans son viseur figure un autre ouvrage de Wendy Doniger, On Hinduism, publié chez l’éditeur indien Aleph. Tout comme le précédent, ce livre « insulte les sentiments religieux des hindous»,estimeM.Batra,qui annonceuneplainteimminente.«Pourun Etatqui sedéfinitcomme laïque et prétend protéger la liberté d’expression, il est temps d’entendre l’alarme qui sonne», met en garde Urvashi Butalia, fondatrice de la maison d’édition féministe Zubaan. Le sera-t-elle vraiment ? Nombreux sont les éditeurs qui appellent à la résistance. « Il faut mener le combat judiciaire jusqu’au bout, ne pas céder avant », lance V. K. Karthika, directrice d’Harper Collins India. Pramod Kapoor, patron de Roli Books, partage volontiers l’exhortation. Mais il pointe l’effet décourageant des dysfonctionnements de la justice indienne : « Le vrai problème, c’est sa lenteur à rendre des décisions. Une procédure judiciaire coûte beaucoup de temps et d’argent. Et le boulot d’un éditeur,c’est d’éditer des livres. Pas de s’épuiser dans les prétoires. » Habiles, les opposants à un ouvrage déposent souvent leur plainte dans un district de l’Inde profonde, afin de rendre la procédure plus laborieuse encore. Le combat vaut pourtant la peine d’être mené, estime Ananya Vajpayi, l’essayiste qui a lancé la pétition aux 3 500 signatures. « Quandl’affaire va jusqu’àson terme, le tribunal rend en général un verdict favorable à l’auteur de l’œuvre poursuivie, dit-elle. Ne partons pas du principe que les juges ne sont pas éclairés. » L’essentiel est donc de tenir la distance. Afin d’aider à cette endurance, Ananya Vajpayi appelle à réfléchir à des mécanismes de soutien aux auteurs et éditeurs, telles la mise en place d’un fonds d’assistance ou la mobilisation d’avocats bénévoles. L’ancienneélève de Wendy Donigerne veut pas croire que la démocratie indienne est autant menacée que certains Cassandre l’annoncent: « Je ne suis pas pessimiste, le socle de notre démocratie demeure malgré tout robuste. » Mais le combat est âpre, implacable. Dans l’école de Naraina Vihar, à New Dehli, M.Batra et ses équipes de lecteurs s’échinent à passer au crible des bibliothèques entières, afin de s’attaquer à la prochaine cible qui « insulterait » leurs « sentiments religieux». p


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Samedi 1er mars 2014

CULTURE & IDÉES

Bonsensaffiché images |

Depuis sa créationen 1947, l’Institut national de recherche et de sécurité délivre des messagesde prévention dans les usines et ateliers de France par le biais d’affichesau style inimitable

K Bernard Chadebec (1978).

k Bernard Chadebec (1971).

k Plagiat d’une affiche de l’INRS, par Cizo & Felder.

K Affiche de l’INRS

k Max Dufour

(anonyme, 2012).

(1954).

Frédéric Potet

C

’est un trésor graphique peu connu,saufdeceuxàquiilatoujours été destiné : les ouvriers, artisans, manœuvres et autres salariés exposés aux accidents du travail et aux maladies professionnelles.Tous, un jour ou l’autre, sont forcément tombés sur une affiche de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Organisme paritaire regroupant des employeurs et des salariés, cette association loi 1901 propage des messages de prévention etde sensibilisationdepuis 1947: « Portezvotre casque», «Protégez vos yeux», « Ne pulvérisez pascontrelevent»,«Nesurchargezpasleséchafaudages», «Dégagez les extincteurs»… La diffusiondecesrecommandationsen milieuprofessionnel a donné naissance à un style d’affiche familier et indémodable. Si des centaines de modèles ont été créés en plus de soixante ans par l’INRS, ceux-ci commencent juste à sortir des usines et des ateliersoù ilsétaient jusque-làplacardés.En 2012, unecompilationd’affichesa étépubliéeà l’initiative d’un éditeur de bandes dessinées indépendant, Les Requins marteaux. Une exposition en résulte aujourd’hui au Musée des arts et métiers, à Paris. Elle met en avant le travail de celui qui fut le « grand » affichiste de l’INRS,BernardChadebec.Sesréalisations,exécutées pour l’essentiel dans les années 1960 et 1970 – d’une simplicité extrême, tant sur le plan conceptuel que graphique –, ont marqué

À LIRE « TRÉSORS DE L’INSTITUT NATIONAL DE RECHERCHE ET DE SÉCURITÉ »

Compilation rassemblée par Cizo & Felder (Les Requins marteaux, 2012). À VOIR « DANGER ! TRÉSORS DE L’INSTITUT NATIONAL DE RECHERCHE ET DE SÉCURITÉ »

Exposition au Musée des arts et métiers. Jusqu’au 7 septembre. www.arts-et-metiers.net

JOUER Les commissaires de l’exposition du Musée des arts et métiers, Cizo& Felder, ont conçu et réalisé des plagiats des affiches de l’INRS. Celles-ci ont été mêlées aux vraies sur Lemonde.fr. Saurez-vous les retrouver ?

des générations de salariés. Et ce n’est pas fini : plus de la moitié du million d’affiches quel’INRSdistribuechaqueannée auxentreprises adhérenteset aux établissementsprofessionnelsqui en fontla demandedatent de l’époque Chadebec. Dans l’intervalle, la communication sur la prévention a considérablement changé. Plonger dans les archives de l’INRS revient à évoquer les mutations du monde du travail à travers une question récurrente: la responsabilité face aux dangers liés à l’activité professionnelle. Après la seconde guerre mondiale, les messages de sensibilisation étaient ouvertement culpabilisateurs: l’ouvrier se devait de « faire attention », sous peine de mettre en danger sa vie et celle de ses collègues, voire de plonger sa famille dans le malheur. « Ils t’attendent. Sois prudent», exhorte uneaffichede 1954signéeMaxDufourreprésentant une femme et deux enfants. A la mise en scène dramatique de l’accident va peu à peu se substituer une notion plus globale : le risque. Le graphisme se fait alors figuratif, l’humour s’invite sur les affiches. Cette période, Bernard Chadebec va la transformer en âge d’or. « Toujours réfléchir avantd’agir», fait-il direà un poisson devant un asticot accroché à un hameçon: cette affiche de 1971 sera le plus gros « succès» du dessinateur salarié de l’INRS, diplômé des arts appliqués à l’industrie. « Ce qui m’intéressait à l’époque n’était pas d’être réaliste, mais de stimulerla curiositédel’opérateursursachaîne afin qu’il prenne de la distancepar rapport à la réalité, se souvient aujourd’hui Bernard

Chadebec, âgé de 71 ans. Mes affiches étaient des intrus sympathiques, avec des formes amusantes et des couleurs vives, qui devaient attirerl’œil au milieu de cet univers complexe qu’est l’entreprise.» L’espritde Mai 68 flottait dans l’air, les arts graphiques se débridaient. « Les messages bienfaisants que véhiculaient mes affiches étaient surtout dépourvus de toute moralité, en opposition au paternalisme ouvrier dont nous sortions », poursuit l’illustrateur. «Défensedefumer»,clameraen1978uneaffi-

Après la seconde guerre mondiale, les messages de sensibilisation étaient ouvertement culpabilisateurs che de Chadebec représentant un éléphant orange et jaune aspergeant avec sa trompe la cigarette qu’il tient dans la bouche. Pieds nus sur des clous, des fakirs feront la promotion des semelles antiperforation. Des artistes de cirque moustachus recommanderont de ne pas jouer à l’acrobate dans l’atelier. Trente-cinq ans plus tard, le propos s’est adapté à un contexte professionnel chamboulé, où prévalent désormais les maladies:

cancers, dérèglements psychosociaux, troubles musculo-squelettiques… Renvoyer au salarié la responsabilité de ses malheurs n’a plusaucun sens. «A 80%, les accidentsdu travail sont aujourd’hui plurifactoriels, souligne PhilippeJandrot,directeurdéléguéauxapplications à l’INRS. Le comportement de l’individunereprésentequ’unepartmineuredescauses recensées. Nos messages sont du coup devenus plus conceptuels: le but est moins de sensibiliserdessalariés aux questionsde sécurité que d’encourager les entreprises à mettre en place des mesures de protection collectives.» L’une des dernières campagnes lancées parl’INRS,surlestroublesmusculo-squelettiques, décline ainsi volontairement des slogans non ciblés – « Attention au dos », « Trop lourd », « Trop de vibrations »… – adressés autant aux salariés qu’aux patrons. Reste l’impact de ces opérations de communicationsurlescomportements.Lemesurer est impossible. Si l’accrochage reste le médiumprivilégiépar l’INRS– soncatalogue rassemble 228 références d’hier et d’aujourd’hui –, les affiches de l’association ne sont plus réalisées par un studio graphique interne, mais par des illustrateurs extérieurs répondant à des appels d’offres. Le « style INRS » s’est fatalement dilué au passage. L’ombre de Bernard Chadebec n’a sans doute pas fini de planer sur l’institution. « J’ai bon espoir,confiePhilippeJandrot,quenoustrouvions un jour un graphiste qui soit, comme lui, capable de véhiculer des messages de manièreaussidépouillée,avec troistraits.» Et des pachydermes bariolés. p


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