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Antiquité versus art moderne Deux expositions sont consacrées à la Grèce, à Bruxelles. Deux visions différentes pour saluer la présidence hellénique de l’UE. P A G E 2

14-18 en couleurs La série «Apocalypse » renouvelle la vision de la Grande Guerre par la mise en couleurs des images d’archives. A voir dès le 18 mars sur France 2. P A G E 3

L’icône Walter Benjamin L’œuvre pluridisciplinaire du philosophe allemand, influent en France dans les années 1930, fait aujourd’hui l’objet d’une véritable reconnaissance. P A G E 7

Dans les rêves de Cro-Magnon Les grands mythes de l’humanité remontent au paléolithique. Un chercheur américain, Michael Witzel, a mis en évidence non seulement l’origine mais aussi les structures communes de ces récits fondateurs. Un vertigineux voyage dans le temps et l’esprit

ISABEL ESPANOL

Stéphane Foucart

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Le linguiste aurait retrouvé les bribes de nos premières histoires, qui peuplaient l’imaginaire d’«Homo sapiens» en Afrique semble des grandes mythologies dans une perspective historique. J’ai pris, pour les comparer, la théogonie grecque d’Hésiode, l’Edda islandais, le Popol-Vuh maya, mais aussi les mythologies de l’Egypte antique, de la Mésopotamie,du Japonou encorede l’Inde.Et une fois que l’on fait cela, on réalise à quel point ces mythologies se ressemblent, à quel point elles partagent une story line commune, un enchaînement d’une quinzaine d’éléments qui se retrouvent à peu près toujours dans le même ordre, depuis la création de l’Univers.» p Lire la suite pages 4-5

Cahier du « Monde » N˚ 21510 daté Samedi 15 mars 2014 - Ne peut être vendu séparément

TEL +33 1 70 48 92 92

i nous étions dans le siècle de Darwin, si le temps n’avait pas été accéléré par Internet et les réseaux sociaux, si un livre académique épais et compliqué pouvait encore secouer la grande actualité, celui de Michael Witzel aurait provoqué un formidableséisme.Descolloquesdepréhistoriens,delinguistes, d’anthropologues auraient été organisés en urgence. Des journalistes auraient été envoyés couvrir des séminaires savants s’achevant, façon bataille d’Hernani,enpugilatsdebarbesgrisesetdecrânesdégarnis.ProWitzel d’un bord, anti-Witzel de l’autre. Il y aurait eu des blessés, et peut-être des morts. Bien sûr, il n’en a rien été. The Origins of the World’s Mythologies, « Les origines des mythologies du monde» (Oxford University Press), a paru en janvier2013, et, hors de petits cercles de spécialistes, il est passé remarquablement inaperçu. Le projet et la théorie de Michael Witzel, professeur de sanskrit à Harvard (Massachusetts), sont pourtant d’une extraordinaire portée. Qu’on en juge: l’éminent linguiste dit avoir retrouvé rien de moins que les bribes de nos premières histoires, celles qui peuplaient l’imaginaire des quelques centaines d’Homo sapiensqui venaientde quitter l’Afriquede l’Est, voici 65 000à 40000 ans, avant de se répandre à la surface de la Terre. Deces légendes primordiales,ouplus exactementde ces représentations de l’homme et de l’Univers, dit Michael Witzel, il reste encore les échos dans les grandes mythologies du monde. La thèse est ambitieuse et fascinante:unepartdenosréflexesmentaux,lamanière dont nous nous représentons l’Univers, nous viendrait de cette époque où Homo sapiens ornait les parois de Lascaux ou d’Altamira, et avait pour seuls instruments des outils taillés dans l’os, le bois ou le silex…

«La lecture est épique, l’ampleur du projetest épique, et ce livre fera l’objet de discussions épiques – pour ou contre – pendant la prochaine génération au moins», estime le linguiste Frederick Smith (université de l’Iowa), dans une recension publiée en septembre2013 au sein de la Religious Studies Review. De fait, le projet, auquel Michael Witzel travaille depuis plus d’une décennie, est de colossales dimensions. « La mythologie comparée, précise celui-ci dans un entretien accordé au Monde lors d’un passage à Paris, a produit énormément de travaux depuis le XIXe siècle, mais ce qui n’avait pas été fait, c’est de comparer l’en-


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CULTURE & IDÉES

Puzzle grec

VU DE CHINE

Deuxexpositionsà Bruxellescroisent pièces antiques et art contemporain pour éclairer le mystère de l’identitéhellène au regard de la crise actuelle

Selon l’écrivain exilé Yu Jie, le PCC utilise des méthodes «mafieuses» pour éliminer les livres brûlots à Hongkong

Marie Zawisza

U

n vaisseau, peut-être celui d’Ulysse, vient d’accoster à Bruxelles: à l’occasion de la présidence hellénique de l’Union européenne, une exposition organisée par le ministère de la culture et des sports grec, « Nautilus. Navigating Greece», a jeté l’ancre depuis le 24 janvier au Musée Bozar. A son bord, des pièces archéologiques d’exception qui retracent l’histoire de l’art grec de 3 200 av. J.-C. au IIe siècle apr. J.-C. Celles-ci dialoguentavecdes artistescontemporains,comme si la Grèce, devenue la bête noire de l’Europe, n’avait jamais rompu avec Apollon, dieu de la lumière et des arts. Cette idée ne fait pas l’unanimité. A partir du 26 mars, dans le même musée, une autre exposition, intitulée « No Country for Young Men », proposera une vision radicalement opposée de ce pays en évoquant l’identité grecque qui s’est construite à travers la crise. « La plupart des artistes ne se tournentpas vers le passé mais se focalisent sur le moment présent et le futur, affirme sa commissaire Katerina Gregos. La Grèce contemporaine a très peu à voir avec l’Antiquité. » De cette confrontation entre deux regards antagonistes surgit, au cœur de la capitale politique de l’Europe, la question de l’identité du peuple grec. Que reste-t-il, aujourd’hui, en Grèce, de cette Antiquité, qui reste une référence pour la plupart des artistes contemporains? L’exposition « Nautilus » s’articule autour du thème de la mer. « Parce qu’elle permet l’échange des idées et des richesses, la mer a joué un rôle essentiel dans le développement de la civilisation grecque, explique l’archéologue Maria-Xeni Garezou, cocommissaire de cette exposition. Celle-ci a rendu possible la naissance de la démocratie, de la philosophie, du théâtre. » Le parcours s’ouvre sur une installation, Salt Testament - Chess Continuum, (« testament du sel-continuum des échecs ») faite de fils bleus lumineux et de projections de reflets marins, signée Aemilia Papaphilippou. « L’Antiquité est pour moi un code open source, un logiciel légué et modifié de génération en génération, poursuit Maria-Xeni Garezou. Notre identité comme notre culture ne sont pas fixées dans le temps : elles sont toujours à réinventer, dans un flux continuel. Etre grec n’est pas un stéréotype.» Dans la section suivante, des statues ou des vases aux fins décors marins témoignent de la naissance de l’art au sein des civilisations cycladique et minoenne. Face à eux, une image du photographe Spyros Staveris prise lors d’une fête à Lagada, en Icarie, où « commu-

« Les fragments archéologiques m’évoquent notre monde, fragmenté par les écrans, le zapping, et qu’il faut reconstituer » Alexandra Athanassiades

sculptrice

nient chaque année, dans une “transe” dionysiaque propre à la musique et à la danse icariotes, les “pèlerins” les plus disparates», comme un écho à la scène de fête forgée par le dieu du feu, Héphaïstos, sur le bouclier d’Achille dans L’Iliade. « J’ai été très ému de voir projetée la photo de cette fête estivale sur une vitrine contenant de petites coupes rituelles de l’époque minoenne, en terre cuite et toutes simples, qui rappellent les gobelets en plastique de nos fêtes », témoigne l’artiste athénien. Plus loin, dans la partie baptisée « Odyssées », les visages d’immigrés sur le point de regagner leur pays, photographiés par Leonidas Toumpanos, répondent aux images des voyages des Anciens sur la mer Egée. Quant aux fresques du Parthénon, elles trouvent un écho dans les sculptures de chevaux et de torses guerriers en bois flotté de l’artiste contemporaineAlexandra Athanassiades.«Les ruines, les fragments archéologiques me fascinent, témoigne-t-elle. Ils évoquent en moi ce monde fragmenté par les écrans, le zapping, dans lequel nous vivons et qu’il faut reconstituer.» C’est bien de cela qu’il s’agit : reconstituer une identité fuyante et fragmentaire. La Grè-

Les dirigeants chinois façon Coppola

Brice Pedroletti Pékin, correspondant

Y

« Salt Testament - Chess Continuum, 1989-2013 », d’Aemilia Papaphilippou. DR

Masque de théâtre grec en marbre (350-300 avant J.-C.). MUSÉE NATIONAL ARCHÉOLOGIQUE D’ATHÈNES

ce, placée sous le joug de l’Empire ottoman jusqu’en 1821, n’a pas connu la Renaissance européenne. « La question de l’identité grecque, tiraillée entre l’Antiquité, qui la rattache plutôt à l’Occident, et le passé byzantin, qui la rattache plutôt à l’Orient, s’est posée de manière conflictuelle tout au long du XXe siècle, observe l’historienne de l’art VanessaThéodoropoulou.LaGrèce continue à se poser ces questions, notamment dans les périodes de crise. » Dans les années 1930, artistes et poètes, autour du poète Odysséas Elytis ou du peintre surréaliste Nanos Valaoritis, se demandaient comment être moderne. Fallait-il se rapprocher des avant-gardes européennes et tourner le dos au passé et à la tradition, ou cultiver une spécificité grecque ? Le débat a ressurgi dans lesannées 1970.« La questionde l’identitégrecque est d’autant plus complexe que les Grecs ont toujours dû se positionner non seulement par rapport à l’Antiquité, mais aussi par rapport à l’Antiquité telle qu’elle est perçue par les étrangers, estime Nadja Argyropoulou, commissaire d’expositions indépendante. Cette période redécouverte par la Renaissance, une “idée” qui fut au cours des siècles fantasmée, glorifiée, mythifiée, interprétée par la psychanalyse, c’est à la fois une bénédiction et un fardeau.» Avec la crise, certains semblentvouloirs’affranchir de ce « fardeau». En 2007 a eu lieu la première édition de la Biennale d’Athènes, montée pratiquement sans subventions par la commissaire Xenia Kalpaktsoglou, l’artiste Poka-Yio et le critique Augustine Zenakos. Intitulée « Destroy Athens » (« détruire Athènes »), elle appelait à une réflexion sur les stéréotypes qui sous-tendent les constructions identitaires. La dernière édition, en 2013, s’interrogeait, elle, sur les solutions de sortie de crise. « De nombreuses rencontres et débats étaient organisés, observe Nadja Argyropoulou. Comme si le journalismes’immisçait dans l’art, qui devenait ainsi un miroir de la réalité au lieu de prendre du recul. Il faut dire qu’un folklore de la crise est né dans notre pays. » Entre l’Antiquité apollinienne et la crise, une troisième voie se dessine. Dans son expo-

À VOIR « NAUTILUS. NAVIGATING GREECE »

Jusqu’au 27 avril. et « NO COUNTRY FOR YOUNG MEN »

du 26 mars au 3 août. Musée Bozar, Palais des beaux-arts, 23, rue Ravenstein, Bruxelles. www.bozar.be

sition « Hell as Pavilion » (« l’enfer comme pavillon »), en 2013 à Paris au Palais de Tokyo, Nadja Argyropoulou revisite une histoire de l’art non pas apollinienne – comme « Nautilus» – mais dionysiaque, faite de crises, ruptures et convulsions. « Au centre de Délos, l’île d’Apollon, se trouve un temple dédié à Dionysos qui symbolise l’obscurité au cœur de la culture grecque, explique Nadja Argyropoulou. Aujourd’hui, tous les “ismes”, communisme comme capitalisme, se sont effondrés. Pour la première fois, il nous est impossible d’imaginer l’avenir. L’art grec, qui était marginal, démodé, devient de ce fait pertinent.» Les sculptures de Kostis Velonis jouent ainsi avec ironie sur les codes architecturaux de l’Antiquité.«Montravail, en adaptant la pratique archéologique de l’exposition de ruines et de reliques anciennes, vise à faire jaillir un sentiment de faiblesse, mettant en lumière la façon dont une ruine archéologique reflète la ruine naturelle de la vie humaine, explique-t-il. Mes œuvres fonctionnentcomme une parodie de l’idée romantique de l’état éternel, en révélant la possibilité de toujours recommencer à partir des restes, des débris de l’épave. On le ressent particulièrement en Grèce aujourd’hui, alors qu’on a fait naufrage. Pour moi, l’archéologie ne produit pas seulement du savoir, elle contribue à la construction de l’identité grecque. » L’Antiquité, en Grèce, ne semble pas évoquer un passé révolu. Dans un contexte de crise, elle pose au contraire la question de ce que signifie l’expression « être contemporain ». « L’avant-garde a 5 000 ans ! », aime à dire le surréaliste Nanos Valaortis, aujourd’hui âgé de 93 ans. Comme un mot d’ordre pour ces Grecs en quête d’une identité nouvelle. « Mon nom est Personne », avait dit Ulysse au Cyclope avant de lui crever l’œil et de prendre la fuite. A ceux qui lui demandaientqui l’avait blessé, le Cyclope répondait : « Personne. » Toujours en fuite, à la recherche de son Ithaque au moyen de l’art, l’identité grecque semble à l’imagede cetUlysseaux milletours…L’avantgarde, en effet, a des milliers d’années. p

u Jie est légèrement bègue et il parle toujours d’une voix feutrée. Pourtant, cet écrivain et intellectuel chinois, converti au christianisme et exilé aux Etats-Unis depuis 2012, est un chasseur de grands fauves. Son gibier préféré? Les dictateurs chinois. Après avoir brocardé les élans compassionnels du premier ministre, Wen Jiabao, puis décrit l’ancien président de la République Hu Jintao en « grand harmonisateur», dans deux livres qui sont sortis (en chinois) à Hongkong, il s’est attaqué à Xi Jinping, le nouvel « empereur rouge» qui gouverne la Chine d’une main de fer. Son ouvrage s’intitule Xi Jinping, the Godfather (« Xi Jinping, le parrain»). Pourquoi ce qualificatif? Parce que le président de la République chinoise, nous explique au téléphone l’auteur depuis Washington, a révélé lors d’une visite aux Etats-Unis qu’il aimait beaucoup le film de Francis Ford Coppola. « Comme il se prend un peu pour le parrain de la Chine, je trouve que c’est le nom qui lui sied le mieux, poursuit l’écrivain. Le Parti communiste chinois [PCC], dont il est le chef, ne fonctionne pas aujourd’hui différemment d’une organisation mafieuse.» Le brûlot de Yu Jie devait sortir en avril à Hongkong, où la censure chinoise ne peut s’exercer – le marché des livres chinois interdits en Chine y est florissant, ses lecteurs se recrutant parmi les millions de touristes chinois qui visitent chaque année l’ex-colonie britannique. Mais la police chinoise – et, qui sait, le personnage principal du livre – ont décidé d’agir: en octobre, son éditeur hongkongais, Yao Wentian, a reçu un coup de fil d’un ami de Shenzhen, la ville chinoise de la frontière, lui demandant de lui apporter des produits chimiques lors de son prochain déplacement en Chine. M.Yao, âgé de 73ans, s’est exécuté. Des agents des douanes l’ont interpellé, l’éditeur a été détenu pour contrebande, puis arrêté et interrogé sur ses publications par la sécurité d’Etat.

« Charbons ardents» La famille de Yao Wentian a d’abord tenté d’agir discrètement. En vain. Son fils, qui vit aux Etats-Unis, affirme que sa mère n’a pu lui rendre visite qu’une fois, en janvier, en contrepartie de 60000 yuans (environ 7000 euros). Des intermédiaires ont ensuite proposé 500000 yuans (près de 58800euros) pour sa libération. MoShaoping, célèbre défenseur de dissidents, le représente. Mais il peine à accéder au dossier d’accusation. Le sort de YaoWentian fait aujourd’hui scandale à Hongkong, où des milliers de gens sont descendus ces derniers jours dans la rue pour défendre la liberté d’expression: un journaliste a été attaqué au couteau par deux voyous, fin février, dans le plus pur style des triades, anciennes sociétés secrètes reconverties dans le crime organisé. Le livre critique de Yu Jie sur le premier ministre chinois, paru à Hongkong alors que l’écrivain vivait à Pékin, lui avait déjà valu d’être harcelé par la police politique. Alors qu’il écrivait sur son collègue et ami Liu Xiaobo, Prix Nobel de la paix 2010, Yu Jie avait été emmené dans un endroit isolé par des agents. L’un d’eux lui avait affirmé, raconte-t-il, qu’ils pouvaient l’« enterrer vivant » s’ils en recevaient l’ordre. De son côté, son éditeur, Yao Wentian, avait vu son ordinateur piraté au moment de la publication du livre sur l’ancien président de la République Hu Jintao. Depuis l’arrestation de son éditeur, l’écrivain a écrit une préface en hommage à ce « combattant de la liberté» dont le «champ de bataille» est l’édition. «A chacun de ses livres, le PCC marche sur des charbons ardents», écrit-il. Yu Jie a tenté de prendre un second éditeur mais ce dernier a jeté l’éponge après une menace téléphonique. Un troisième, nous assure-t-il, a pris le relais: un habitué des ouvrages « pointus» sur le PCC. Mais Yu Jie préfère ne pas citer son nom: le livre doit sortir dans deux semaines… p


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Soldats allemands emprisonnés par les Français durant la première guerre mondiale. Image colorisée extraite de la série « Apocalypse. La première guerre mondiale ». ECPAD

Le passé en couleurs Faut-ilmettrelesimagesd’archivesencouleurs?LesréalisateursDanielCostelleetIsabelleClarkeontopérécettetransformation dansleursérie«Apocalypse»surlapremièreguerremondiale, bientôt diffusée surFrance 2. Un procédé de plus en plus courant Daniel Psenny

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l semble bien loin le temps où l’Histoire se regardait en noir et blanc, à travers des images rayées, poussiéreuses et floues. A présent, à l’heure du tout-numérique, on imaginerait mal que les documentaires diffusés par la télévision ne montrent pas les couleurs de la vie – le rouge du sang des soldats morts au combat, par exemple, ou le bleu du ciel pendant les assauts. A l’occasion du centenaire de la guerre de 14-18, France Télévisions va proposer tout au long de l’année plus de trente-cinq films et documentaires pour commémorer ce conflit. Parmi eux, un nouveau volet de la série « Apocalypse », conçue et entièrement « miseen couleurspar l’historien Daniel Costelle et la réalisatrice Isabelle Clarke. En cinq épisodes d’archives, diffusés sur France 2 à partir du 18 mars, les deux auteurs racontent les débuts chaotiques du XXe siècle, pris dans le fracas des armes, les nationalismes exacerbés, la colère des peuples et l’affrontement des idéologies. Un succès d’audience (quasiment) assuré pour la chaîne publique qui, après les deux premiers volets de la série, « Apocalypse. La deuxième guerre mondiale» (6,5 millions de téléspectateurs pour chacun des six épisodes en 2009) et « Apocalypse. Hitler » (6,1 millions de téléspectateurs en 2011), compte bien, une nouvelle fois, attirer un public jeune grâce à la mise en couleurs des images, qui avaient été tournées en noir et blanc. Des séquences rares: au moment où éclate la première guerre mondiale, l’invention du cinématographe par les frères Lumière n’a pas 20 ans. Il existe donc peu de reportages filmés sur ce conflit. Il faut dire qu’à cette époque le travail des rares reporters de guerre, bloqués à l’arrière des tranchées par la hiérarchie militaire, était rude. Les caméras à pied étaient lourdes et inadaptées au terrain, les premiers amateurs de cinéma maîtrisaient peu la technique, la pellicule était rare et, bien sûr, le procédé de la couleur quasi inexistant. Faute de mieux, les preneurs d’images se contentaient de filmer les cadavres et faisaient « rejouer » la plupart des scènes d’assaut. De ces scènes, il reste quelques centaines d’heures d’archives audiovisuelles conservées dans les différents dépôts et cinémathèques à travers le monde (notamment l’Imperial War Museumde Londres,la Bundesarchivde Berlin ou l’Etablissement de communication et de production de la défense – ECPAD). C’est à partir de toutes ces archives audiovisuelles que Daniel Costelle et Isabelle Clarke ont monté leur série « Apocalypse» pour en faire un récit tel qu’on le conçoit au cinéma. Une histoire dans l’Histoire, qui permet de voir le passé en couleurs. « Le noir et blanc

est une sorte d’amputation, alors que la couleur c’est la réalité », disent-ils en chœur. « Nous sommes plus cinéastes que documentaristes », souligne Isabelle Clarke. « Nous racontons l’Histoire avec des personnages qui évoluent dans une construction cinématographique», poursuit Daniel Costelle. « Le but,c’est de serapprocherdesjournauxtélévisés actuels. Les images doivent être belles comme si elles sortaient de la caméra. Si l’on veutmontrerla guerre, il faut fairevoir le rouge du sang et sentir la sueur qui dégouline dans le cou des soldats », s’emporte Isabelle Clarke. Et d’ajouter : « De toute façon, il est impossible de prendre les images d’archives telles qu’elles sont, nous sommes obligés d’intervenir dessus. Nos documentalistes, qui n’ont pas le droit de dupliquer les originaux, les filment sur une visionneuse, et nous travaillons sur ce matériel un peu fantomati-

« Si l’on veut montrer la guerre, il faut faire voir le rouge du sang et sentir la sueur qui dégouline dans le cou des soldats » Isabelle Clarke

réalisatrice

que. Puis les archives, qui ont été nettoyées, recalées en raison du saut des images, voire recadrées pour passer du format 4/3 de l’époque au format 16/9 des écrans d’aujourd’hui, reviennent vers nous et tout s’illumine! » Se définissant comme « des archéologues audiovisuels qui trouvent un objet rare et le font briller », Isabelle Clarke et Daniel Costelle estiment que la « mise en couleurs » des archives – dont certaines se révèlent comme de véritables trésors – n’est « qu’un élément de l’Histoire». Le passage du noir et blanc à la couleur ne s’est pourtant pas opéré sans heurts. Il y a quelques années, il a même suscité débats et polémiques. S’agit-il d’une création artistique, d’un outil de véracité, ou d’une facilité technologique pour générer de l’audience ? En 2009, lors de la diffusion sur France 2 du premier volet d’« Apocalypse » (vu depuis par plus de 100 millions de téléspectateurs dans165 pays), plusieurshistoriens s’étaient élevés avec véhémence contre la colorisation de ces archives. Certains partisans de l’orthodoxie historique dénonçaient une « falsification» du réel, voireune « mystification», et accusaient la série de « véhiculer un discoursfranchementréactionnaire». «Coloriser, technique vieille comme le monde,n’est rien d’autre que maquiller», expliquait ainsi le philosophe et historien Georges DidiHuberman dans une tribune parue en 2009

À VOIR « APOCALYPSE. LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE »

Diffusion des deux premiers épisodes, « Furie » à 20 h 45 et « Peur » à 21 h 35, mardi 18mars sur France 2.

Diffusion des épisodes 3 et 4 : « Enfer » à 20 h 45 et « Rage » à 21 h 35, mardi 25 mars. L’épisode 5, « Délivrance», sera diffusé le 1er avril à 20 h 45 et suivi d’un débat animé par Marie Drucker. Apocalyspe.france2.fr À LIRE « APOCALYPSE. LA 1 RE GUERRE MONDIALE »

de Daniel Costelle et Isabelle Clarke (Flammarion, 256 p., 35 ¤).

dans Libération. « Plaquer une certaine couleur sur un support qui en était dépourvu, c’est ajouter du visible sur du visible. C’est donc cacher quelque chose. Le mensonge ne consiste pas à avoir traité les images mais à prétendre qu’on nous offrait là un visage nu, véritable, de la guerre, quand c’est un visage maquillé, “bluffant”, que l’on nous a servi », poursuivait-il. En octobre2011, après la diffusion d’«Apocalypse. Hitler» lui aussi mis en couleurs, le cinéaste Hugues Le Paige accusait Isabelle Clarke et Daniel Costelle de faire de « l’Histoire spectacle particulièrement racoleuse ». « Ce procédé me trouble, écrivait de son côté l’historien Benjamin Stora. Faut-il pour capter, motiver l’intérêt du spectateur, avoir recoursà la couleur ? Faudra-t-il,un jour, coloriser les archives des camps de concentration pour que le public puisse encore manifester de l’intérêtpour cetteséquencetragiqued’histoire ? » La question était d’importance. Dans la série consacrée à la seconde guerre mondiale, les réalisateurs avaient en effet pris le parti de ne pas coloriser les images de la Shoah, pour « ne laisser aucun doute sur leur authenticité» et pour que « personnene puisse y trouver matière à supercherie ». Au risque, avait soulignéGérard Lefort, journaliste à Libération, « qu’on les accuse d’avoir mis au point une hiérarchie du pire, de la couleur au noir et blanc ». Aujourd’hui, Benjamin Stora reconnaît avoir révisé son jugement. Spécialiste des guerres coloniales, il a réalisé en 2012, avec Gabriel Le Bomin, « La Déchirure », une série documentaire sur le conflit franco-algérien dontune bonnepartiedes archivesa été colorisée.« Lorsde la premièrediffusiond’“Apocalypse”, je craignais que l’archive ne soit rendue plus lisse et que ce soit une facilité pour attirer un public plus large, au détriment de la vérité historique. Mon jugement a évolué car il est évident qu’avec tous les nouveaux outils technologiques, si les historiens n’entrent pas dans le processus de colorisation, il se fera sans eux, et ce serait pire. » Isabelle Clarke et Daniel Costelle l’ont bien compris.Balayant le débatéthique des historiens, ils se sont emparés de ces archives audiovisuelles en s’entourant de conseillers historiques (Paul Malmassari et Frédéric Guelton) qui ont validé le travail de recherches d’une équipe de trois étudiants en histoire employés à plein-temps pendant un an. Durant de longs mois, ces derniers se sont documentés sur d’innombrables détails pour connaître la couleur des uniformes, des képis, de la gourde, des ceinturons, de la texture de l’herbe selon la saison. « C’est un véritable travail d’enquête, explique Daniel Costelle. Les sources sont croisées et vérifiées avec d’anciens autochromes, des articles de presse, des musées, des sites de collectionneurs.» Comme pour les deux premiers numéros

d’« Apocalypse», le fruit de leurs recherches a été confié au coloriste François Montpellier qui, avec son équipe de quatre personnes, a référencé chaque image, soit plus de 80 000 clichés pour les cinq épisodes. Il a mis ceux-ci en couleurs, et chaque nuance, même la plus infime, a été stockée dans une banquede données.Un travaila aussi étéréalisé pour retrouver les sons (chenilles des tanks, bruit de moteur des camions ou souffle des locomotives à vapeur, cris pendant les assauts, etc.). S’y ajoutent une musique originale et la narration du comédien Mathieu Kassovitz pour compléter le récit. « Avec la couleur, on comprend mieux une image, explique François Montpellier. Sans trahir l’original d’une archive, on peut retracer des contours, donner du relief et de la présence, et faire passer une émotion. La mise en couleurs est un étalonnage un peu poussé selon les détails que nous ont fournis les auteurs du documentaire», poursuit-il. « Dans le cadre des documentaires historiques, la question n’est pas la colorisation, mais de savoir où est la vérité dans la représentation, souligneFabrice Puchault,responsable des documentaires sur France 2. Isabelle Clarke et Daniel Costelle ont construit un récit, et leur point de vue n’est pas celui de deuxhistoriens maisde deux cinéastes.Ils tentent d’aller chercher une vérité à travers un point de vue, qui est la pierre angulaire de tout documentaire.» Il ajoute : « Les images d’archives – surtout celles de la guerre de 1914 – ne sont pas seulement le témoignage d’une époque, mais aussi celui d’une idéologie. Elles se lisent comme une grammaire de propagande. Il y a donc une légitimité à ne pas fétichiser ces images d’archives et à se réapproprier l’Histoire.» Une position reprise par l’historien JeanNoël Jeanneney, qui prépare un documentaire sur Jean Jaurès. « Il n’y a ni triche ni tromperie à coloriser les archives, affirme-t-il. Si je devais le faire, je l’indiquerais simplement par respect du téléspectateur.» D’autres producteurs se sont aussi lancés dans la mise en couleurs. Ainsi, le 8 mars, pour clore la Journée internationaledesfemmes,NajatVallaud-Belkacem, la ministre des droits des femmes, avait organisé à l’Elysée une projection d’Elles étaient en guerre, un documentaire à base d’archives entièrement colorisées. Coproduit parl’ECPADetlasociétéProgram33,ilseradiffusé sur France3 en novembre. L’Histoire n’a donc pas fini de reprendre des couleurs. Isabelle Clarke et Daniel Costelle travaillent déjà sur deux nouveaux volets qui devraient clore l’épopée « Apocalypse». L’un sera consacré à Staline, l’autre à la guerre froide, dont il existe de nombreuses archives en couleurs mais qui, avec le temps, ont perdu de leur éclat. Pour le coup, il n’y aura pas trop de « mise en couleurs », mais une restauration qui ne devrait pas susciter de polémiques. p


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Il était une fois les mythes C’est en utilisant la linguistique, la génétique des populations et l’archéologieque Michael Witzel a défini deux grandes familles de mythes. L’une règne sur l’Europe, l’Asie et les Amériques; l’autre sur l’Afrique,le sud de l’Asie et l’Australie

Suite de la première page

Cette structure narrativecommune, Michael Witzel l’a baptisée « laurasienne ». Le mot dérive d’un terme géologique, Laurasie : le nom du supercontinent qui regroupait l’Eurasieet l’Amériqueil y a quelque 200millions d’années. Cette trame laurasienne peut être esquissée à grands traits. Le monde est créé à partir du néant ou d’un état chaotique de la matière; émergentdeux figures divines,l’une masculine (le ciel), l’autre féminine (la Terre) ; le ciel engendre successivement deux générations de divinités secondaires ; s’ensuit un enchaînement de cycles au cours desquels le ciel s’élève, le Soleil apparaît, où les dernières générations de divinités usent d’une boisson d’immortalité puis se débarrassent – généralement par le meurtre – de leurs divins prédécesseurs. L’un de ces nouveaux dieux terrasse un dragon. Ce n’est bien sûr pas fini : les humains sont ensuite créés par volonté divine comme descendants somatiques d’une déité, puis se rendent coupables d’un excès d’orgueil,quileur vaut une vaste et meurtrière inondation. Un esprit « farceur » – le mot utilisé par les anthropologues anglophones est trickster, que Claude Lévi-Strauss traduisait par « décepteur » – apporte ensuite la culture aux rescapés : les humains prolifèrent, conduits par de nobles héros d’ascendance divine ou partiellement divine. C’est alorsle débutde la périodehistoriqueproprement dite, c’est le règne des hommes qui commence et se poursuit jusqu’à la destruction du monde. Unspécialistedemythologiegrecquetrouverait cette trame « laurasienne » relativement familière. On y entrevoit Gaïa (la Terre) et Ouranos (le ciel), on y distingue la victoire des dieux olympiens sur les Titans, ou encore le nectar et l’ambroisie. On voit aussi Apollon tuant le serpent – c’est-à-dire le dragon –, demêmequ’il n’estpastrèscompliquéde discerner, dans la grande inondation punitive, celle infligée par Zeus aux hommes de l’âge du bronze et à laquelle seuls Pyrrha et Deucalion,lefilsde Prométhée,réchappèrent finalement. Même la mythologie judéo-chrétienne, pourtant tardive et marquée par la révolution monothéiste, contient encore bon nombre d’éléments laurasiens. Dans la Genèse biblique, la création du monde ne commence-t-elle pas par la séparation du ciel et de la Terre ? N’y a-t-il pas notre bon vieux mythe du Déluge, avec Noé comme survivant ? N’y a-t-il pas aussi cette discrète référence à des divinités primordiales, apparaissant fugacement avec ce mot désignant des créatures divines et décliné au pluriel, Elohim, parfois utilisé dans le texte hébraïque et commodément traduit par « Dieu» ? D’ailleurs, malgré ces petits arrangements avec les mots, nombre de nos contemporains, monothéistes bon teint, entretiennent encore la vague croyance qu’il existe quelque part une communauté d’anges, sorte de déités secondaires. L’idée d’un affrontement entre divinités survit aussi dans la Bible, puisque l’un de ces anges finit vaincu, déchu, et n’est autre que Satan, l’esprit « décepteur » représenté sous l’apparence d’un serpent et qui incite Adam, par le truchement d’Eve, à croquer le fruit de la connaissance, faisant ainsi basculer l’espèce humaine dans l’état de culture… L’intervention de héros humains d’ascendance divine est une constante des mytholo-

gies laurasiennes. Le Gilgamesh mésopotamien, l’Héraklès grec, les jumeaux Romulus et Rémus, l’Ayu védique, les empereurs nippons,censésdescendreen droiteligne d’Amaterasu (le Soleil), ou encore les héros mayas Hunahpu et Ixbalanque peuvent tous être rapprochés. De même, d’ailleurs, que les patriarchesbibliques ou que Jésus,autant leader spirituel et politique que rejeton de Dieu. Aujourd’hui encore, nos mythologies modernes sont hantées par ce motif – celui d’un humain d’ascendance divine ou venu du ciel en sauveur ou en guide. Qui sont Jake Sully (le héros d’Avatar, de James Cameron), Clark Kent (dans le Superman de Jerry Siegel et Joe Shuster) ou Luke Skywalker (le héros de la saga Star Wars, de George Lucas), sinon des succédanés de la figure du héros laurasien? L’affrontementd’une divinité avec la figure du dragon est aussi largement présent – trop, selon Witzel, pour avoir été le fait d’emprunts successifs à partir d’une source récente unique. Dans la mythologie nordique, Beowulf triomphe du dragon ; en Egyp-

Aujourd’hui encore, nos mythologies modernes sont hantées par ce motif – celui d’un humain d’ascendance divine ou venu du ciel en sauveur ou en guide te, c’est le dieu Seth qui pourfend le reptilien Apophis ; en Mésopotamie, Mardouk tue Apsou ; dans le monde indo-iranien, c’est Indra, seigneur de la foudre, qui abat le serpent Ahi ; dans le shinto japonais, c’est Susanowo,dieu de la mer, qui débarrasseles hommes de Yamata-no-Orochi, le serpent à huit têtes ; en Chine, c’est la déesse Nuwa qui démembre le dragon noir… Car même en s’éloignant radicalement du fertile Proche-Orient, nous dit Michael Witzel, les chevilles du socle narratif laurasien sont toujours là, sous-jacentes, cachées dans la plupart des mythes de création, dans toute l’Eurasie et les Amériques,mais aussi en Afrique du Nord ou en Océanie septentrionale. Pour reconstituer la trame commune aux mythes de création rencontrés dans cette vaste aire géographique, Michael Witzel n’a pas comparé tout avec n’importe quoi. Il a utiliséla méthodedes linguistescomparatistes. Celle-ci consiste à opérer des comparaisons successives entre langues apparentées, pourreconstruirele vocabulaireet la structure de la langue dont elles sont issues. Comparez ex abrupto le français, le mandarin, le mayaquiché et le finnois, et vous ne parviendrez à rien ; comparez le français, l’espagnol, l’italienet le roumain,et vous aurezdes chances de retrouver le latin. Michael Witzel a procédé de manière analogue avec les mythes, en comparant successivement les grandes traditions mythologiques au sein de chaque grande famille linguistique. Il a également utilisé les données accumulées par l’archéologie et même les sciences du climat: il est ainsi, par exemple, possible de dater les traits communs entre les mythes amérindiens et eurasiens. En effet, les premières populations à coloniser les Amériques passent par l’actuel détroit de Béring, il y a 20 000 ans environ. A cette épo-

À LIRE « THE ORIGINS OF THE WORLD’S MYTHOLOGIES »

de Michael Witzel (Oxford University Press, 2013).

« APPARENTER LA PENSÉE ? VERS UNE PHYLOGÉNIE DES CONCEPTS SAVANTS »

sous la direction de Pascal Charbonnat, Mahé Ben Hamed, Guillaume Lecointre (Editions Matériologiques, « Sciences & Philosophie», 274p., 28 ¤). « MÉMOIRE CULTURELLE ET TRANSMISSION DES LÉGENDES »

sousla direction d’YvesVadé (L’Harmattan, 190p., 19¤).

que, en pleine ère glaciaire, le niveau de l’océan est plusieurs dizaines de mètres plus bas qu’aujourd’hui et le passage se fait à pied sec. Mais quelques milliers d’années plus tard, avec la déglaciation, l’océan reprend ses droits et sépare le Nouveau et l’Ancien Monde. Ainsi, les traits mythologiques présents des deux côtés du détroit ont de bonnes chances d’avoir été composés il y a plus de 20 000 ans… Ces idées sont explorées depuis de nombreuses années par des chercheurs comme Youri Berezkin (Musée d’ethnographie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie) ou Jean-Loïc Le Quellec (Centre d’étude des mondes africains et CNRS). Mais Michael Witzel est le premier à les pousser jusque dans leurs limites, en utilisant l’ensemble des savoirs accumulés par les sciences expérimentales. Ainsi, la génétique des populations– mais aussi les datations des sites archéologiques fouillés en Europe et au Proche-Orient – permet de dater la trame laurasienne autour de 40 000 ans. C’est en effet à cette époque qu’un petit groupe d’Homo sapiens, quelques milliers d’individus tout au plus, commence sa migration, depuis l’Afrique de

l’Est, vers le nord. C’est-à-dire vers l’Europe occidentale actuelle, avant de se diffuser plus tard vers l’est, vers l’Asie. Puis de coloniser les Amériques… La thèse, assez vertigineuse, est donc celle d’une origine commune des mythes de création de l’ensemble du domaine laurasien, remontant au paléolithique supérieur. A en croire Michael Witzel, ceux que l’on imagine volontiers grognant au fond de leur grotte en taillant des silex développaient surtout des histoires raffinées et complexes, liées dans unetramesibienficeléequ’elleaperdurépartout, malgré toutes les innovations sociales ou techniques des millénaires suivants. Partout? Pas tout à fait. Si tel était le cas, on pourrait croire, comme le psychiatre et psychanalysteCarl Jung(1875-1961) l’a proposéle premier, à une émergence spontanée des mêmes motifs, des mêmes thèmes. Selon Jung, les ressemblances frappantes entre mythologies s’expliqueraient par la structure mêmede la psychéhumaine.Des histoires identiques pourraient indépendamment apparaître, ex nihilo, un peu partout à la surface de la Terre. Si elle se vérifiait, cette théorie, dite des archétypes, rendrait inutile et parfaitement vaine la recherche, dans une


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Polyphème, un monstre paléolithique

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pas quittée. D’un côté, une vision dans laquelle l’Univers est soumis au même destin que les hommes, à la nécessité de naître sousles auspicesd’un couplepuis de subirla tragédiedu tempsquis’écouleet quile précipite vers sa destruction ; de l’autre, une vision dans laquelle l’Univers est plat et immanent, imperméable à la marche du temps,et existedetouteéternitésous lahoulette d’un haut dieu. Michael Witzel ne se risque cependant pas à proposer une story line caractéristique des mythologies du Gondwana. Celles-ci sont trop disparates, mal documentées car rarement écrites, leur pérennité étant tributaire du travail des rares ethnologues de terrain qui les recueillent. Mais à côté des différences – majeures – entre Laurasie et Gondwana, il y a aussi des traits communs. Comme, par exemple, la présence du dieu ou de l’esprit « décepteur» qui apporte aux hommes la culture. Ou, plus fascinant encore, l’omniprésence du déluge ou de l’inondation. Qu’ils soient

Fascinant, l’omniprésence du Déluge. La presque totalité des mythes de création contiennent cet épisode de punition des hommes

ISABEL ESPANOL

perspectivehistorique, d’origines mythologiquescommunes.Et lesquelque700pages des « Origines des mythologies du monde» n’auraient été que jeu de l’esprit. En bon scientifique, Michael Witzel a donc cherché à tester sa théorie laurasienne sur des populations issues d’une autre vague migratoire. Il faut, là encore, s’appuyer sur les sciences expérimentales, et en particulier la génétique. Celle-ci pose que l’une des premières populations d’Homo sapiens à s’être répandues hors d’Afrique a quitté le continent noir voici 65 000 ans environ et qu’elle n’est pas partievers le nord, versl’Europe.Arrivée au carrefour proche-oriental, elle a mis le cap à l’est et a suivi les rivages de la mer d’Oman et du golfe du Bengale, traversant ensuite les îles de la Sonde pour poursuivre et coloniser durablement l’Australie, la Tasmanie et une partie de la Mélanésie. Michael Witzel a colligé un grand nombre de mythes de ces régions et a constaté que les principauxéléments de la structure laurasienne en étaient absents. De même qu’ils sont absents des traditions orales d’une grandepart de l’Afriquesubsaharienne. Le linguiste américain a donné un autre

nom (lui aussi dérivé de la géologie) à cette autregrande airemythologique: le Gondwana. « Dans le Gondwana, au contraire de l’un des traits caractéristiques du monde laurasien, il n’y a pas de création de l’Univers, ditil. Les mythologies du Gondwana s’intéressent essentiellement à la manière dont les hommes évoluent. Il y a des variations : les hommes peuvent être façonnés à partir d’argile ou de bois, on rencontre également des animaux qui se transforment pour devenir des hommes… Mais toujours l’Univers est déjà là. » Autre grande vague migratoire, autres mythes : l’argument pèse lourdement en faveur de la théorie witzélienne d’unenracinementtrès anciendes mythologies actuelles. Ainsi se dessinent deux grands ensembles mythologiques. Deux mondes aux conceptions radicalement différentes. Une visionlaurasienne,conçuepar un petitgroupe de quelques centaines ou quelques milliers d’Homo sapiens partis coloniser l’Europe il y a 40 000ans pourse répandreensuite autour du globe ; une vision gondwanienne, plus ancienne, retrouvée dans la mythologie des populations qui ont quitté 25000 ans plus tôt l’Afrique– ou qui ne l’ont

issus de Laurasie ou du Gondwana, la presque totalité des mythes de création contiennent cet épisode de punition des hommes, coupables d’hubris aux yeux d’une ou de plusieurs divinités… Le motif d’un déluge tuant la plupart des hommes à l’exception de quelques-uns, survivant au sommet d’une montagne ou réchappant au désastre grâce à la construction d’une embarcation, est ainsi présent chezles peuplesaborigènes d’Australie. Quantité de variations autour de ce thème se retrouvent dans les traditions orales de l’ensemble du Gondwana. Pour Michael Witzel, ces éléments communs sont peut-être des mythes « pangéens », c’est-à-dire forgés de très longue date, bien avant les premières migrations hors d’Afrique de notre espèce (dont les premiers fossiles sont datés de 200 000 ans environ). Des histoires vieilles de 100 000 ans ou plus et dont chacun, au XXIe siècle, a en tête les grandes lignes… Bien sûr, la construction de Michael Witzel n’est qu’une théorie. Certains de ses pairs lui opposent déjà des contre-exemples, des exceptions. D’autres vont plus loin. Un anthropologue de l’université de Californie du Sud lui fait même un procès en racisme, l’accusantdechercherà segmenter l’humanitéen deux groupes.Personnalité d’une grande modestie, Michael Witzel présente surtout son travail comme une œuvre programmatique qu’il livre à la communautéscientifique.Sans fairemystère des objections qui ne manqueront pas d’être soulevées, le linguiste Frederick Smith conclut que « l’approche interdisciplinaire [de Witzel] a non seulement un avenir prometteur, mais elle parvient aussi à ce que l’on puisse enfin parler d’une science de la mythologie». p Stéphane Foucart

otre héros était donc coincé dans cette vaste grotte, au fond de laquelle se trouvaient quantité de chèvres et de moutons. Avec ses hommes, il y avait festoyé, ayant découvert sur place de quoi se restaurer plus que de raison. Et puis les choses s’étaient gâtées: le propriétaire, un monstre anthropophage pourvu d’un œil unique, était revenu. A la découverte des intrus, il avait manifesté une certaine mauvaise humeur, dévorant deux d’entre eux. Et pour ne rien arranger, il avait placé devant l’entrée de la caverne un énorme rocher… Dans la nuit, notre héros fabriqua un pieu et creva l’œil du monstre. Une série de ruses s’ensuivirent dont la dernière fut de s’accrocher sous un bélier afin de sortir : réduit à contrôler les allées et venues en passant sa main sur le dos de ses bêtes, le monstre ne s’aperçut de rien. On aura reconnu l’histoire d’Ulysse et du cyclope Polyphème, célèbre et jubilatoire passage du 9e chant de l’Odyssée. De ce mythe, il existe des versions dans les folklores et les traditions orales du Valais suisse, en Europe centrale, au Pays basque, en Russie, chez les Samis du nord de la Scandinavie, chez les Apaches et bien d’autres peuples amérindiens… Il en existe aussi des versions au Proche-Orient et ailleurs. A quelques variantes près, le cœur de l’histoire demeure inchangé. Qu’en déduire? Julien d’Huy, jeune enseignant et chercheur associé à l’Institut des mondes africains, a cherché le sens de cette diversité. Il a, parmi les premiers, eu l’idée d’appliquer à des corpus de mythes les outils d’analyse utilisés par les généticiens. Comme si chaque version d’un mythe était une espèce vivante pourvue d’un génome. Avec, comme analogue aux gènes, les « mythèmes » qui forment l’histoire (« il y a une grotte», « il y a un monstre», « le monstre n’a qu’unœil », etc.).

Des dizaines de versions Ainsi passées à la moulinette des algorithmes utilisés par Julien d’Huy, les dizaines de versions du mythe de Polyphème se regroupent en fonction de leurs ressemblances et donnent naissance à une sorte d’arbre généalogique. Résultat? « Ce qui est d’abord remarquable, c’est que l’arbre ainsi généré regroupe les versions d’une même région, explique M. d’Huy, qui a publié ses derniers résultats sur le sujet en 2013 dans la revue Nouvelle mythologie comparée. La version qui forme presque un groupe à elle seule et semble la plus ancienne est une histoire recueillie dans le Valais, en Suisse, dans laquelle un chasseur se perd dans la montagne et se retrouve chez un monstre, qui est le “maître des animaux”. En l’occurrence, ce ne sont pas des moutons mais des chamois. Comme Ulysse, le héros finit par s’échapper en se cachant sous l’un des animaux.» Par rapport à la version d’Homère, ces détails – mise en scène d’un chasseur et de bêtes non domestiquées – suggèrent une origine paléolithique du conte, imaginé par des populations n’ayant pas encore domestiqué de bétail. Thèse renforcée par le fait que le conte existe également en Amérique du Nord – le « maître des animaux» régnant alors plutôt sur des bisons –, où il y est narré par les descendants de populations passées d’Eurasie en Amérique, via le détroit de Béring, il y a quelque 20 000 ans. Soit 10 000 ans avant la révolution de l’agriculture… Le mythe de Polyphème aurait donc été composé en Europe, il y a plus de 20 000 ans. Un conte paléolithique, en somme… Mais la généalogie proposée par le chercheur suggère aussi que la plupart des versions actuelles qui circulent en Europe – y compris celle d’Homère – dérivent d’une version recomposée bien plus tard en Syrie, par des populations d’agriculteurs, «version qui a elle-même réinvesti la légende paléolithique», dit M.d’Huy. Avec quelques adaptations: le « maître des animaux» est devenu un berger, et les chamois ou les bisons, des moutons. Cette proposition de généalogie du mythe de Polyphème tombe bien: historiquement, la Syrie est l’un des grands foyers de domestication du mouton… p S. Fo.


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«Les politiques ont longtemps évité la question des spoliations» Pendantla guerre, 45000 œuvres d’art ont été volées en France par les nazis. Selon l’historienne Elizabeth Royer, les autoritésont beaucouptardé à retrouver la trace de ces biens Propos recueillis par Samuel Blumenfeld

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aleriste et historienne, ElizabethRoyerseconsacre, depuis 1996, à la recherche des tableaux volés sous l’Occupation par les nazis– elle a participé à la restitution d’une trentaine d’entre eux. Elle a fondé, en septembre 2013, HARP Europe (Holocaust Art Restitution Project), dont l’objectif est de mener des recherches sur les biens pillés, volés, vendussous la contrainte ou obtenus illégalement, notamment pendant la seconde guerre mondiale, et de mettre gracieusement les archives sur ces biens volés à la disposition des familles. Alors que ce dossierrevientdansl’actualitéàtraversl’affaire Gurlitt – la découverte par les autorités allemandes, en octobre 2013, de la plus grande collection d’art volé – et la sortie du nouveau film de George Clooney, Monuments Men, Elizabeth Royer raconte son travail de recherche. En France, 45000 œuvres d’art volées durant la guerre par les nazis, principalement à des familles juives, ont été restituées, à partir de 1947, à leurs propriétaires par la Commission de récupération artistique (CRA). Que sont devenues celles qui n’ont pas été réclamées? Aprèsla guerre,les propriétairesde certaines œuvres ne se sont pas manifestés. On imagine très bien pourquoi un propriétaire qui a survécu à la guerre et dont l’appartement a été pillé à la fois par les Français et les Allemands ne se trouve pas en mesure de prouver que tel meuble ou tel Utrillo est sa propriété. Dans les années 1949-1950, 2 000 de ces œuvres non réclamées ont été mises de côté au nom de leur « intérêt artistique ». Elles ont été classées « Musées nationauxrécupération » (MNR)et ventilées dans divers musées. Le reste (13 772 œuvres) a été mis en vente par l’intermédiairedesDomainesafinde récupérer des fonds. Il s’agissait, prétendait-on, d’œuvres de moindre importance. Il est actuellement impossible d’obtenir des détails sur ces ventes, notamment le nom des acheteurs. Les archives dorment sans doute quelque part – à Bercy, au ministère des finances peut-être… Que contiennent les archives du « fonds Rose Valland » qui sont au ministère des affaires étrangères ? Ces archives sont le résultat des cinq années d’enquête de la Commission de récupération artistique (1944-1949) et le fruit du travail de Rose Valland qui, durant l’Occupation, travaillait comme attachéede conservationau Musée du Jeu de paume, où étaient entreposées les œuvres pillées par les nazis. Après plusieurs déménagements, ces archives ont fini au ministère des affaires étrangères, où elles ont été quasi occultées jusqu’en 1995.Lapublication,en1996,dulivred’enquête du journaliste Hector Feliciano Le Musée disparu a créé un choc salutaire. L’auteur posait une question simple: plutôtquedelaisserpourrirlasituation,pourquoi ne pas se préoccuper activement de la recherche des œuvres volées? Le livre d’Hector Feliciano a-t-il contribué à un renouveau des recherches ? Il a prouvé qu’en faisant une enquête, par une démarche de recherche active, on pouvait obtenir des résultats. Le cahier photodu livre,qui montrait certaines de ses découvertes, était en lui-même un choc : y figurait pour la première fois la photo en noir et blanc de la fameuse Tête de femme de Picasso (1921, huile sur toile, 65 × 54 cm), volée au domicile d’Alphonse Kann pendant la guerre. Cette œuvre avait été récupérée par les Musées nationaux et placée en dépôt au Musée des beaux-arts de Rennes. En lisant ce livre, de nombreux ayants droit ont compris que les archives existantes, notamment celles du ministère des affaires étrangères, pouvaient leur permettre de réclamer des œuvres leur

ON EN PARLE

Péril climatique sur le patrimoine mondial

Le changement climatique, dont les effets s’exercent à long terme, ne menace pas seulement les êtres humains et les ressources agricoles, mais aussi les villes côtières et de nombreux joyaux culturels de l’humanité. Une étude signée par deux climatologues du Potsdam Institute (Allemagne), publiée le 4mars dans les Environmental Research Letters, estime que si la température mondiale augmente seulement de 1 ˚C dans le siècle, 40 des 759 monuments classés par l’Unesco comme appartenant au patrimoine mondial risquent de se retrouver menacés par la montée des eaux dans les siècles à venir. Or, la température a déjà augmenté de 0,8 ˚C depuis les débuts de l’ère industrielle. Comme de nombreuses prévisions tablent sur un réchauffement probable de 5 ˚C d’ici à la fin 2100, les auteurs de l’étude s’inquiètent: « Si nous ne limitons pas le changement climatique, les archéologues de l’avenir devront chercher nombre d’œuvres majeures de notre patrimoine culturel sous les océans.» Ils craignent ainsi pour la survie de Venise, mais également pour les centres-villes de Bruges, Naples, Saint-Pétersbourg, Istanbul et pour celle de plusieurs sites historiques en Inde et en Chine.

Maillol versus Richardson

Le 25 avril 1945, les Alliés découvraient dans la mine de Merkers, en Thuringe (Allemagne), la toile d’Edouard Manet « Dans la serre ». Image colorisée. A. COSTA/LEEMAGE

jet.Lamention« provenanceKann»apparaît d’ailleurs dans le catalogue des œuvres de Braque édité par Beaubourg en 1982, un an après l’achat, sans que personne ne s’interroge sur la légitimité de cette acquisition. Finalement, en 2005, après sept ans de procédure pénale, le Braque a pu rester honorablement dans les collections du Centre Pompidou moyennant le versementd’une indemnitéauxhéritiers.

appartenant. Un revirement politique, effectuénotammentaprès la publication en 2000 des travaux de la commission Matteoli sur la spoliation des juifs sous l’Occupation, a ensuite facilité les recherches. De plus en plus de dérogations ont permisaux chercheursd’accéder à certaines archivesqui étaientjusqu’alorsinterdites d’accès, même si certaines restent encore absolument fermées. Pourquoi les familles n’ont-elles pas réclamé leurs biens plus tôt ? Lesfamillesfaisaientconfianceaugouvernement pour veiller à leurs intérêts. La plupart ont pensé que ce qui n’avait pas été restitué avait été détruit. N’oublions jamais, en outre, que ces gens avaient beaucoup perdu. Quand l’occasion de réclamer leurs biens leur a été donnée, il leur a ensuite fallu prouver qu’ils leur appartenaient réellement. Quand les preuves résident dans des archives dont vous ignorez même l’existence, les démarches ne sont pas faciles… En dehors de ces œuvres classées « Musées nationaux récupération», y a-t-il des œuvres au passé « flou » ? Oui, bien sûr. Un exemple, et non des moindres: le célèbre tableau de Braque, L’Hommeà la guitare, avait été volé,comme bien d’autres, au domicile d’Alphonse Kann, à Saint-Germain-en-Laye, en octobre1940, mais il n’a jamais fait partie des listes « MNR » puisqu’on avait perdu sa trace avant l’établissement des listes à la Libération. Référencé par l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, l’organisation nazie chargée par Hitler d’orchestrer les spoliations) sous la référence « KA1062 », il apparaît en photo sur le mur de la « salle des martyrs » du Musée du Jeu de paume, qui abritait les œuvres volées. Il est ensuite répertorié par Rose Valland, qui signale par écrit, en 1942, à son supérieur hiérarchique, alors directeur des musées et résistant, que ce tableau appartenant à Alphonse Kann est sur le point d’être vendu ou échangé. Après la guerre, L’Homme à la guitare réapparaît dans la collection André Lefèvre. Il est ensuite exposé en octobre 1948 à Fribourg sans que l’on mentionne la provenance Alphonse Kann. Acheté par le marchand Heinz Berggruen en 1965, il intègre en 1981 les collections du Musée national d’art moderne - CentrePompidou.Al’époque,aucune recherche n’est faite sur les origines du tableau, alors qu’elles auraient naturellement conduit à mettre en lumière la spoliationdontsonpropriétaireavaitétél’ob-

Elizabeth Royer. DR

À LIRE « LE MUSÉE DISPARU. ENQUÊTE SUR LE PILLAGE D’ŒUVRES D’ART EN FRANCE PAR LES NAZIS »

d’Hector Feliciano (Austral, 1995, rééd. Gallimard, 2009).

Quel est l’intérêt de la France à masquer cette histoire ? Aucun, si ce n’est de cacher la poussière sous le tapis. Derrière ces spoliations, il y a l’histoire du régime de Vichy, celle d’une administration française partagée entre la collaboration et la Résistance qui, dans l’immédiat après-guerre, joue le jeu de la continuité. A-t-on, au-delà de la question des œuvres d’art, envie d’ouvrir les archives sur les immeubles ? De regarder ce qu’ont fait les notaires pendant la guerre? N’a-t-on pas peur de ce qu’on pourrait découvrir?Longtemps,leshommespolitiques, de droite comme de gauche, ont évité d’aborder la question des spoliations. Ils croyaient qu’ils n’auraient rien à y gagner, sinon des coups. Ils ont eu tort de s’en désintéresser: la vérité ressort toujours, en son temps. Et des coups, les institutions culturelles en ont quand même reçu, en accrochant des tableaux volés sur leurs cimaises! Avec le temps, les tableaux ne deviennent-ils pas plus chers à négocier, à rembourser et à restituer ? Evidemment.C’est unemauvaiseaffaire pour tout le monde, y compris pour le marché de l’art: c’est une grande injustice pour l’acheteur d’un tableau, parfois dans une vente publique, de se découvrir receleurmalgrélui et d’être forcé de restituer l’œuvre qu’il vient d’acheter! Aujourd’hui, la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, fait un véritable effort: elle a décidé d’aller chercher les propriétaires.La sénatriceCorinne Bouchouxest, elle aussi, très active et très au fait du problème des restitutions. Mais le Quai d’Orsay, qui détient la majorité des archives, reste toujoursmuet. Quel sera le sortde la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations, qui dépend du premier ministre, et qui reste la dernière instance de recours investie de cette mission? Faut-il la maintenir, voire la renforcer, afin de lui permettre de résoudre activement les problèmes des biens volés, ou la laisser disparaître? Dans les deux cas, il s’agira d’une décision éminemment politique, elle sera jugée comme telle. p

L’interdiction de publier des photos érotiques de Terry Richardson montrant l’actrice Laetitia Casta posant sur les statues de nus d’Aristide Maillol (1861-1944) du jardin du Trocadéro ne fait pas l’unanimité. Cette décision, prise le 17 janvier par le tribunal de grande instance de Paris, est assortie d’une condamnation de 100 000 euros pour le magazine Purple Fashion. Elle a été prise à la suite d’une plainte des ayants droit du sculpteur pour « atteinte au droit moral» et « contrefaçon». Le jugement affirme qu’en montrant Laetitia Casta « dans des poses explicitement érotiques voire sexuelles» le photographe a porté atteinte aux œuvres « empreintes de classicisme» du sculpteur. Par ailleurs, la signature de celui-ci n’étant montrée que sur deux photos sur cinq, le tribunal a retenu une atteinte « au droit à la paternité». Il a exigé que les photos soient retirées du site Purple.fr, alors même qu’elles font le tour d’Internet du fait de la célébrité internationale de Terry Richardson, considéré comme un des maîtres du « porno chic ». Ses travaux sont régulièrement exposés dans les plus grandes galeries et défendus par des journaux comme le New York Times. Rappelons que Terry Richardson fait la « une » du magazine Lui de février avec une photo du mannequin Kate Moss nue.

Daft Punk et Jay-Z en duo ?

Le morceau s’appelle Computerized et il fait le buzz sur Internet depuis le 10 mars, jour où il a été lancé sur YouTube. Il est signé par le groupe français Daft Punk, auréolé aux Grammy Awards de janvier, et par le célèbre rappeur américain Jay-Z, époux de la chanteuse R’n’B Beyoncé. Quand ce morceau a-t-il été composé ? Mystère… Les auteurs n’ayant donné aucune précision – ce qui est bien dans la manière des Daft Punk, les chanteurs casqués –, tous les critiques musicaux ont tenté de démêler le vrai du faux. Ainsi, le site musical américain Pitchfork, réputé pour son sérieux, a authentifié la collaboration, sans pouvoir en préciser la date. Quant au quotidien britannique The Guardian, il a retrouvé sur le site officiel des Daft Punk un article du 22 juin 2011, passé inaperçu, et annonçant Computerized. D’autres critiques, comme celui du magazine Rolling Stones, ont encore remarqué que la boucle musicale du morceau rappelle beaucoup celle de la bande-son du film Tron. L’Héritage (Joseph Kosinski, 2010) produit par les studios Disney, qui avait été composée par les Daft Punk. Ont-ils profité de leur succès international pour revivifier un vieux morceau? Ou s’agit-il d’un canular, si fréquent sur le Net, le titre étant, de l’avis du critique de Libération, assez fade ?

RECTIFICATIF

« L’amoral de l’histoire »

Contrairement à ce que nous avons écrit dans notre article intitulé « L’amoral de l’histoire» (« Culture & idées » du 8 mars), les deux dessins représentant une fille et un garçon ne sont pas de Christian Bruel, mais d’Agnès Rosensthiel (Les Filles, Editions des Femmes, 1976).


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Walter Benjamin, penseur culte Rejetépar l’université allemande,le philosophe et critiqued’art berlinois prit une part active à la vie intellectuelle française des années 1930. Aujourd’hui, son œuvre rejoint le programme des agrégationsde lettres et de philosophie

que de littérature. Traducteur de Benjamin avec Pierre Rusch et philosophede l’art, Rainer Rochlitz (1946-2002),dont les textes consacrés à Walter Benjamin viennent de reparaître aux éditions La Lettre volée (2010), stigmatise ainsi l’« appropriation sauvage » de Benjamin. « On cite toujours les mêmes mots, les mêmes textes, renchérit le professeur d’histoire des idées allemandes à l’université Paris-Sorbonne Gérard Raulet, éditeur en allemand du tome XIX des œuvres complètes chez Suhrkamp. La vénération en partie justifiée qui entoure le juif martyr encourage un essayisme à la limite du pastiche.»

Nicolas Weill

L

e 26 septembre 1940, à Port-Bou, non loin de la frontière espagnole, le philosophe et critique allemand Walter Benjamin, né à Berlin en 1892 et réfugié en France depuis la prise du pouvoir par les nazis en 1933, est découvert mort : il a ingurgitéune dose énorme de morphine. Cette fin tragique sur fond d’apocalypse européenne n’a cessé de peser sur la réception d’une œuvre restée en grande partie inédite du vivant d’un auteur inclassable. Aujourd’hui,cettefigure est pourtantdevenue omniprésente. Des philosophes Jacques Rancière ou Giorgio Agamben à l’historien d’art Georges Didi-Huberman, on ne compte plus les intellectuels européens qui font de Benjaminune référenceincontournable.Couronnement d’une cascade de rééditions, Walter Benjamin a connu, fin 2013, une panthéonisation de papier avec la sortie d’un Cahier de L’Herne qui lui est consacré, sous la direction de Patricia Lavelle. Outre ce volume qui rassemblela fine fleur de l’éruditionbenjaminienne, l’auteur a rejoint en 2014 le programme de l’agrégation de lettres modernes et de philosophie. Pluridisciplinaire par essence, l’œuvre de Walter Benjamin est difficile à enfermer en une seule catégorie. Dans le contexte de la Républiquede Weimar et de l’exil, elle a inventé son propre genre en menant un perpétuel exercice d’équilibriste entre la réflexion sur lesnouveauxmédias(laphotographie,le cinéma), la critique littéraire, la traduction (Proust ou Baudelaire) et la philosophie kantienne et marxiste. Parce que sa thèse d’habilitation sur L’Origine du drame baroque allemand (Flammarion, 1925) fut rejetée par l’Université, Benjamin dut renoncer à une confortable carrière académique, et les aléas de son existence contribuèrent à donner à son parcours une lueur singulière. L’originalité de sa démarche tient beaucoup à sa tentative d’irriguer le matérialisme par des notions empruntées à la théologie ou à la mystique juive, qu’il connaissait grâce à son ami, l’historien spécialiste de la Kabbale Gershom Scholem (1897-1982). Devenu marxiste, au grand dam de ce dernier, Benjamin pensait opposer à l’enthousiasme que suscitait le fascisme dans les années 1930 un messianisme sans Dieu ni Messie. C’est cette tentative de réenchanter la gauche dans ses plus sombres temps qui fascine encore. Rompant avec la rationalité sèche du socialisme scientifique à l’ancienne, il fut l’un des premiers à comprendre que la culture, la technique, les objets étaient des champs de bataille pour l’émancipation des « vaincus de l’histoire » et non de simples sous-produits des rapports de production. Si Benjamin est devenu une icône, c’est sans doute en raison du rejet qu’il a subi de la part de l’institution, et des violences qui ont euraisonde son génie solitaire.C’est aussiparce que ce Berlinois fut partie prenante de la vie intellectuelle de la France des années 1930. Il flânait dans la « capitale du XIXe siècle » qu’était à ses yeux Paris. Il s’était lié avec Georges Bataille et la libraire Adrienne Monnier – proche d’exilés comme James Joyce ou Ernest Hemingway – et fréquentait assidûment, non seulement la Bibliothèque nationale de la rue Richelieu, mais aussi cette forge de Vulcain de la modernité qu’était le collège de sociologie de Georges Bataille et Roger Caillois. Récemment, comme le fait remarquer l’un de ses traducteurs, Pierre Rusch, on a souligné son intérêt pour l’ethnologie, une discipline particulièrement florissante dans la France de son époque. Aujourd’hui, l’« aura» de Benjamin s’étend à des domainesqui ne relèvent pas forcément des compétences littéraires et philosophiques : l’urbanisme, l’architecture, la danse, la performancesportive,maisaussi la politique, notamment chez le trotskiste Daniel Bensaïd (1946-2010) ou chez le philosophe Michael Löwy. Signe de cette vénération, ses moindres effets, carnets d’adresses ou feuilles volantes font l’objet d’expositions fort bien mises en scène, comme celle qui eut lieu au Musée

Devenu marxiste, Benjamin pensait opposer à l’enthousiasme que suscitait le fascisme dans les années 1930 un messianisme sans Dieu ni Messie

Walter Benjamin, vers 1934. RUE DES ARCHIVES/SPPS

d’art et d’histoire du judaïsme, en 2012. Pour certains, le phénomène frôle l’adoration sectaire. L’écriture benjaminienne y est sans doute pour quelque chose, avec son style délibérément fragmentaire, souvent ésotérique, parfois aussi péremptoire que les maximesdeLaRochefoucauld.Son goûtpourl’usage sécularisé de notions théologiques, en particulier celle de messianisme, expose ses œuvres à toutes sortes de récupérations. Certains parlent même de « fétichisme » à propos de deux ou trois ouvrages sans cesse traduits et retraduits. C’est le cas de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, où Bruno Tackels, essayiste et dramaturge (auteur de Walter Benjamin, une vie dans les textes, Actes Sud, 2009) voit poindre une

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À LIRE « ENFANCE BERLINOISE »

de Walter Benjamin, nouvelle traduction par Pierre Rusch (L’Herne, 2012). « WALTER BENJAMIN SANS DESTIN »

de Catherine Perret (La Lettre volée, 2007).

théorie du numérique, mais aussi d’Enfance berlinoise ou de Sens unique, imprégné du surréalisme qui lui était contemporain. Après la chutedu communisme,c’estBenjaminque Jacques Derrida sollicitera pour régénérer le marxisme en panne, notamment dans Spectres de Marx (Galilée, 1993). Que pensent les spécialistes et les universitairesde ce« culte» ? AntoniaBirnbaum,philosophe à l’université Paris-VIII, auteure de Bonheur Justice Walter Benjamin (Payot, 2008), estime « qu’à un certain niveau le culte est inévitable». « L’œuvrede Benjaminest habitée par l’histoire », ajoute-t-elle. Mais beaucoup s’en agacent, d’autant plus que ce culte risque, selon eux, de voiler le caractère purement philosophique de l’œuvre, nourrie tant de Kant

Peut-être le phénomène tient-il à la pluralité des réponses possibles à la question de savoir qui était Benjamin – un philosophe ou un écrivain ? Pour Erdmut Wizisla, directeur des Archives Bertolt Brecht et des Archives Walter Benjamin à Berlin, il est « un passeur qui traverse les lignes, l’un de ceux qui, selon le motde son amie Hannah Arendt,“pensent poétiquement”. Si l’on se contente d’une vision exclusivement théorique voire scientifique de cette pensée, on en réduit considérablement la dimension.» Pour Gérard Raulet, il importe en outre aujourd’hui d’y voir clair dans les paradigmes de l’engagement politique benjaminien. « Si l’adhésion de Walter Benjamin au marxisme est très dure en 1934, son communisme a fait long feu et la stratégie du messianisme s’est révélée sans issue. Le message qui reste est celui d’un échec. » Seule l’étude patientedes manuscrits permet, selon lui, d’en reconstituer le puzzle. L’helléniste et philosophe Heinz Wismann, né à Berlin et vivant à Paris, a lui aussi joué un rôle-clé en organisant, en 1983, un grand colloque sur « Walter Benjamin et Paris ». Pour lui, en 2014, la parution du Cahier de L’Herne entérine une vision nouvelle quelque peu négligée de Benjamin, la dimension littéraire, mais dans le sens que lui donnera Roland Barthes, inséparable de la critique. « Les Français ont toujours été plus attentifs que les Allemands à cet aspect de Literat [homme de lettres] parfaitement assumé par Walter Benjamin. Benjamin est avant tout un poète intellectuel.» p

«Il avait une réelle sympathie pour la cause ouvrière»

ichael Jennings, professeur d’allemand à Princeton (Etats-Unis), dirige l’édition anglophone des œuvres de Walter Benjamin. Avec Howard Eiland, du Massachusetts Institute of Technology, il a publié, en janvier, une biographie du philosophe allemand, A Critical Life, « Une vie critique» (Harvard University Press). Comment la pensée de Walter Benjamin a-t-elle été reçue aux Etats-Unis ? La publication en 1969 d’une collection d’essais avec une introduction d’Hannah Arendt, puis la parution en 1980 d’essais de Susan Sontag sur Benjamin, ont donné le ton en le présentant comme un marginal malchanceux et mélancolique. Il a fallu beaucoup de temps pour se défaire de cette idée, même si elle a été très

vite combattue. Irving Wohlfarth, qui a enseigné et vécu à Paris, fut un pionnier en attirant l’attention sur la théorie de l’Histoire élaborée par Walter Benjamin. Avec The Origin of Negative Dialectics (Free Press, 1979) sur Theodor Adorno, Benjamin et l’école de Francfort, la philosophe Susan Buck-Morss en a, elle, proposé une lecture politique. La qualité de ce travail n’a pas empêché de renforcer l’idée selon laquelle il y a deux Benjamin, l’un inspiré par son ami Gershom Scholem (1897-1982), historien et spécialiste de la mystique juive, l’autre proche d’Adorno. Le premier Benjamin serait un métaphysicien, le second, plus engagé politiquement. Les années 1980 ont vu se développer un travail philologique qui a permis de dépasser ce clivage.

Quels sont les nouveaux sujets de polémique? L’inspiration chrétienne de son œuvre suscite de vifs débats, car certains y voient une tentative de minimiser le judaïsme de Benjamin. Udi Greenberg, un historien des idées, se montre néanmoins très affirmatif: selon lui, Benjamin en savait plus sur la théologie chrétienne que juive. Entre ces deux théologies, il y a de toute évidence un entrelacement. La présence d’éléments tirés du judaïsme ne fait pas de doute. Cependant, la mystique développée s’inspire non d’une connaissance approfondie de la Kabbale, mais de sources secondaires. Benjamin s’appuie notamment sur deux auteurs romantiques allemands, Franz Xaver von Baader et Franz Joseph Molitor, certes de grands connaisseurs de la Kabbale, mais qui en avaient une lecture christianisée.

Y a-t-il des aspects de l’œuvre qui vous paraissent insuffisamment abordés aux Etats-Unis? Les Américains ont tendance à dépolitiser l’œuvre de Benjamin, à prendre moins en compte les influences marxistes. Dans notre biographie, nous tentons de rendre compte de l’engagement politique de Benjamin. On tend à en faire une chose très abstraite, mais l’engagement de son frère et de sa femme en faveur des ouvriers est plus déterminant. Benjamin a partagé beaucoup de temps avec eux au cours des années 1920, participant à des assemblées et visitant des dispensaires ouvriers. Il avait une réelle sympathie pour la cause ouvrière et s’est mis à l’exprimer plus ouvertement dans les années 1930. p Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer


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Samedi 15 mars 2014

CULTURE & IDÉES

Les poilus racontés aux enfants Délaissantla représentationhéroïque et martiale de la Grande Guerre, des auteurs jeunesseillustrent la vie dans les tranchéeset à l’arrière en insistant sur l’humanitédes combattants IMAGES |

« C’était la guerre des tranchées », de Tardi.

« 14-18. Une minute de silence à nos arrière-grands-pères courageux », de Thierry Dedieu.

DR

SEUIL JEUNESSE

« On nous a coupé les ailes », de Fred Bernard et Emile Bravo.

« Sur la piste du soldat inconnu », de Sophie Lamoureux.

ALBIN MICHEL

ADOC PHOTOS

Philippe-Jean Catinchi

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n cette année placée sous le signe de la mémoire du premier conflit mondial, les auteurs de livres pour la jeunesse font bien mieux que reprendre l’imagerie d’Epinal qui a, jusqu’ici, porté la pédagogie traitant du carnage : par l’empathie dont ils font preuve, ils tentent de restituer la douleur des combattants, mais aussi celle de leurs proches. Ils rendent sensibles à la fois les silences et les fracas de l’époque. La Grande Guerre avait déjà changé d’habits grâce à Jacques Tardi. L’ombre du conflit planait sur les tribulations d’Adèle Blanc-Sec (Casterman, 1976-2007), mais avec C’était la guerre des tranchées (1993) ou Putain de guerre ! (2008-2009), le dessinateur avait dénoncé ce qu’il appelle l’« immonde tuerie ». Aujourd’hui, avec une glaçante splendeur, Thierry Dedieu prend le relais en livrant un 14-18 sublime d’épure et de force. L’artiste, qui a souvent évoqué la guerre dans ses albums, a hésité à se confronter avec le thème des poilus, dont les lettres le bouleversent toujours. Le centenairelui a donné del’audace. « Le challengeétait de se démarquerdu flot des publications de circonstance. De sortir du lot. » Son livre 14-18. Une minute de silence à nos arrière-grands-pères courageux (Seuil) s’ouvre sur un incipit sobre et cru. « Hélas, ma chère Adèle, il n’y a plus de mots pour décrire

« 14-18. UNE MINUTE DE SILENCE À NOS ARRIÈRE-GRANDS-PÈRES COURAGEUX »

de Thierry Dedieu (Seuil, 40 p., 18 ¤).

« ON NOUS A COUPÉ LES AILES »

de Fred Bernard et Emile Bravo (Albin Michel, 56 p., 11,50 €.).

« LE PETIT INCONNU AU BALLON »

de Jean-Baptiste Cabaud et Fred Bernard (Le Baron perché, 2010). « ON LES AURA ! CARNET DE GUERRE D’UN POILU »

de Barroux (Seuil, 2011).

« COMMENT PARLER DE LA GRANDE GUERRE AUX ENFANTS »

de Sophie Lamoureux (Le Baron perché, 2013).

ce que je vis. » Plus une ligne de Gustave, donc : l’écriture est suspendue par l’horreur. S’ensuitune série d’illustrationssaisissantes, faites au pastel dans des tons sépia, dénonçant l’atrocité de la guerre, la solitude, les peurs, les angoisses, les dommages et les morts. Il faut ouvrir l’enveloppe fixée sur la couverture pour trouver une lettre d’Adèle et comprendre que l’« arrière » vit, à sa façon, un enfer. L’illustrateur Barroux a, lui, trouvé au hasard d’une balade dans Paris un manuscrit qui avait été mis au rebut sur un trottoir. Il l’a récupéré et illustré avec une sobriété qui tient autantdu respect que de l’émotion. « On les aura ! », ce journal retraçant les cinq premières semaines d’un mobilisé anonyme, peu à l’aise avec l’écrit, est un roman graphique d’une efficacité crue. Et là encore la voix s’éteint, sans explication, sinon parce que l’effroi laisse aphone… Pour les lecteurs amateurs de précision, les documentaires étayés ne manquent pas : c’est le cas de 50 clés pour comprendre la Grande Guerre. 1914-1918, de David Dumaine (Flammarion jeunesse, « Castor Doc », 128 p., 8,60¤), ou de Comment parler de la Grande Guerre aux enfants, de Sophie Lamoureux (Le Baron perché, 2013). Ce qui ne les empêche pas de renouveler le genre. Avec une astucieuse enquête intitulée Sur la piste du Soldat inconnu (Actes Sud Junior, 122 p., 14,90 ¤), Sophie Lamoureux tente de dresser le portrait-robot du pensionnaire

de l’Arc de triomphe. A force de questions: « Quel état civil ? Quelle profession ? Comment a-t-il tenu ? A-t-il accepté son sort ? », c’est toute l’histoire du conflit qui est relue à traverssadimensionhumaine.Avecune iconographie capable de surprises comme de contrepoints. Le Soldat inconnu, cet individu obscur qui porte la mémoire de ceux qu’il incarne, n’a pas seulement été un « matricule» arrachéà son quotidienet à l’affection des siens : il est resté un homme qui rêve et tient par la force de ses projets.

Part irrationnelle d’espoir C’est ce qu’illustrentmagistralement Fred Bernard et Emile Bravo, en signant On nous a coupé les ailes (Albin Michel). En 2007, Fred Bernard avait déjà affronté le monde des tranchéesen illustrant Le Petit Inconnu au ballon(Le Baronperché,2010),unefable simple et belle sur l’absurdité de la guerre écrite par son ami Jean-Baptiste Cabaud. Il avait alors opté pour un strict noir et blanc perturbé par le rouge du ballon d’un gamin égaré entre les lignes de front qui n’avait d’autre urgencequede récupérersaballe.Pourirréelle que soit l’anecdote – la violence suspendue le temps qu’un enfant sauve son rêve d’innocence –, elle disait ce qui manque trop souvent à l’évocation de la guerre de 1914-1918: la part irrationnelle d’espoir qui maintient en vie. Devenu scénariste, Fred Bernard a composéun récitaussi inattenduque véridique,ins-

piréparlesfascinantsmodèlesréduitsd’avions de la Grande Guerre dont sa compagne a hérité d’un arrière-grand-père revenu du front. René, qui, depuis l’enfance, rêve d’imiter libellules et oiseaux, joue à la guerre avec ses frères et ses cousins. Porté par cette lumineuse fraternité, il se retrouve au front dès l’été 1914. Alternant les séquences de guerre et les souvenirs d’une jeunesse insouciante, Fred Bernard et Emile Bravo réussissent à faire régner sur les jours sombres de désespoir la magie de ces projets enfantins qui ont construit l’homme autant qu’ils ont sauvegardé le moral du poilu. Dans Spirou. Le journal d’un ingénu (Dupuis, 2008), Emile Bravo avait placé le jeune groom dans l’atmosphère délétère des années d’avant-guerre.Avec On nous a coupé les ailes, l’illustrateur reste sur la ligne de ce qui fit la fortune de sa série « Les épatantes aventures de Jules » (Dargaud) : il campe un personnage en devenir, dont les expériences construisent le tempérament. Retrouvant en puisant dans sa propre enfance le goût des jeux et des simulacres de combats entre amis, Emile Bravo insuffle à son héros l’énergie d’un ailleurs qui le soustrait au charnier. «S’enterrer et s’envoler», résume-t-il. Echapper à l’horizontalité qui ne débouche que sur la mort. Grâce aux rayons jeunesse des librairies pourles lecteursen herbe– et pourd’autres –, laleçonestclaire:sil’adversitépeutserespecter, se mesurer, elle se surmonte surtout. p


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