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Multifacette Danseur et chorégraphe apprécié pour ses pièces multimédias spectaculaires, Philippe Decouflé explore aujourd’hui des formes légères. P A G E 2

Les excuses des repenties de Mao D’anciennes élèves d’un lycée de Pékin se sont excusées publiquement auprès de leurs professeurs rescapés de la Révolution culturelle. P A G E 7

Birkin, la fraternelle Entretien avec la chanteuse et actrice, qui parle de l’importance de son amitié avec la photographe Gabrielle Crawford, auteure d’un livre de photos sur elle. P A G E 3

Les girafes du zoo de Vincennes n’ont pas quitté leur enclos durant les travaux de rénovation. MANUEL COHEN/EPICUREANS

Faut-il encore des zoos? Le parc zoologique de Vincennes, qui rouvre le 12avril, a été rénové pour tenir compte du bien-être animal. Une tendance de fond qui n’empêche pas les critiques contre ce type d’établissements Catherine Vincent

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« Pourquoi refuser à la nature une aide comme celle des parcs zoologiques ? » Pierre Gay

Bioparc de Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire) « Une espèce hors de son espace n’est qu’une ombre, car toute la morphologie et le comportement de l’animal sont adaptés à son milieu. Un lion à qui on livre des kilos de viande de supermarché dans la brouette d’un zoo n’a rien à voir avec le lion à l’affût de sa proie dans la savane africaine », affirme-t-il dans l’ouvrage pour enfants qu’il a dirigé, Un autre regard sur les zoos. Président d’honneur de la Fondation droit animal, éthique et sciences, le professeur de médecine Jean-Claude Nouët fustige, quant à lui, le rôle de « préservation » dont se prévalent nombre de zoos occidentaux. Lire la suite pages 4-5

Cahier du « Monde » N˚ 21522 daté Samedi 29 mars 2014 - Ne peut être vendu séparément

TEL +33 1 70 48 92 92

ne volière de près de 1 500 mètres carrés et de 11 mètres de haut, 179 espèces animales réparties dans cinq entités géographiques, plus de deux ans de travaux et un investissement de 167 millions d’euros : le parc zoologique de Paris, plus connu sous le nom de « zoo de Vincennes », va rouvrir, après cinq ans de fermeture. Le 12 avril, le public découvrira ce parc de loisirs entièrement rénové. Pensé, paysagé, végétalisé. Un zoo du futur, enfin, proposant une rencontre avec le monde sauvage digne de son époque ! Mais déjà des voix s’élèvent et perturbent la fête. Fallait-il rouvrir le zoo de Vincennes ? Plus généralement : alors que la captivité des animaux sauvages fait grincer des dents de plus en plus militantes, est-il raisonnable d’ouvrir encore des zoos ? Renoncer à ces sanctuaires du vivant qui jouent un rôle croissant dans la sauvegarde de la biodiversité ? Absurde, répondent en chœur tous leurs directeurs. « Pourquoi refuser à la nature une aide comme celle des parcs zoologiques ? Nous avons des populations captives très menacées dans leur milieu d’origine. Si on peut réintroduire leurs petits dans la nature, tant mieux. Si ces populations peuvent faire fonction d’ambassadeurs, tant mieux. La captivité, ce n’est pas l’idéal, mais on peut en faire quelque chose d’utile », affirme Pierre Gay, dont le Bioparc de Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire) s’est lancé, il y a près de vingt ans, dans la conservation des espèces. « La population humaine atteindra bientôt 8 milliards d’individus, la pression urbaine ne cesse d’augmenter : il est donc primordial de conserver un contact avec la nature. Quand on

sait que les parcs zoologiques – tous lieux et qualités confondus – accueillent chaque année plus de 600 millions de personnes, on mesure le potentiel de sensibilisation à l’environnement que cela représente », renchérit Colomba de La Panouse-Turnbull, directrice générale déléguée du parc et château de Thoiry (Yvelines). Argument que balaye Franck Schrafstetter, président de Code animal – une association militant contre la détention des animaux par les cirques et zoos –, pour qui la présentation d’un animal en captivité n’offre « aucun intérêt pédagogique ».


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CULTURE & IDÉES VU DE MOLDAVIE

Le rêve européen des Moldaves La Moldavie veut resserrer ses liens avec l’Europe. De son côté, l’Union libéralise l’octroi de visas dans ce pays proche de l’Ukraine Mirel Bran Bucarest, correspondant

« Octopus » (2010), de Philippe Decouflé. Au centre, l’un des danseurs fétiches du chorégraphe, Christophe Salengro. LAURENT PHILIPPE/DIVERGENCE

Decouflé, l’aphrodisiaque Eclectiqueet joueur, le chorégraphe et danseur très aimé du public ose aujourd’huides formes courtes ou légères.Radiographie d’un succès Rosita Boisseau

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aradoxe ambulant, léger et grave, discret et grand public, le chorégraphe Philippe Decouflé balade son talent sur les plateaux depuis le début des années 1980. Cette figure effervescente de la danse contemporaine française ne se contente pas de faire perdurer son excellente réputation, par le biais de ses spectacles multimédias. A 53 ans, il ose les petites formes théâtrales, comme cette performance, Marcel Duchamp, présentée au Théâtre du Rond-Point, à Paris, en janvier, ou commelesinstallationsoptiquesquisontàl’affiche du festival Exit, à Créteil (Val-de-Marne). Avec toujours le même élan pour l’exploration, la même gourmandise pour les effets spéciaux qui transfigurent l’ordinaire. Si la vie est un leurre, autant en tirer un merveilleux mirage. Ce qu’opère depuis trente ans cet amoureux du réel et de l’illusion. Il existe une potion aphrodisiaque qui convertit les spectateurs, petits et grands, à la danse contemporaine : celle de Decouflé !

À VOIR « MICRO-MACRO »

Installations de Philippe Decouflé, dans le cadre du festival Exit. Maison des arts, 1, place SalvadorAllende, Créteil (Val-de-Marne). Entrée: 5 ¤. Tél. : 01-45-13-19-19. Jusqu’au 12 avril.

Ladanse, mais encore?

Bien avant que la mode n’en fasse une tarte à la crème spectaculaire, Decouflé a toujours mélangé les arts – et ses pinceaux –, croisant sur sa palette la danse avec le cirque, le cinéma, les accessoires, la musique live… De Codex (1986),

« Je ne me considère pas comme un grand chorégraphe. J’ai plutôt une vision globale du spectacle et je me sers de toutes ses composantes, sans hiérarchie… » Philippe Decouflé

l’un de ses premiers « tubes», une pièce sur fond de mélodies hawaïennes, à Octopus (2010), sortilège tentaculaire entre revue érotique, défilé de mode et numéro de magie, il se rapproche de son rêve de spectacle total. « Je ne me considère pas comme un grand chorégraphe, précise-t-il. J’ai plutôt une vision globaledu spectacleet je me sersdetoutessescomposantessanshiérarchie…» Ce grand mix s’inscrit dans une logique. Le mouvement ne peut suffire à cet homme qui, enfant, se gavait de bande dessinée et rêvait de devenir clown «parce que c’est le grand improvisateur, celui qui sait tout faire, acrobatie, musique, magie», déclarait-il au Monde en 2005. Il a 13 ans lorsqu’il commence son apprentissage sous l’enseigne du mime Isaac Alvarez. Deux ans après, encouragé par son meilleur «supporteur », sa mère, Lucille (disparue en août 2013), il intègre l’école de cirque d’Annie Fratellini, tout en enchaînant les cours de danse, classique, jazz… « Bingo », lors d’une audition, il accroche

l’œil d’Alwin Nikolais (1910-1993), directeur du Centre national de danse contemporaine d’Angers.Ila18ansetferasonmieldelaleçond’artisanat lumineuse de Nikolais, expert en fusion de danse, de costumes-sculptures et de projections d’images. Pour preuve: les pièces de Decouflé articulent de mirifiques kaléidoscopes. « C’est uneesthétiquede l’enluminure,analyseFrançois LePillouër,directeurdu Théâtrenationalde Bretagne, qui le programme depuis la fin des années 1980. Ses volutes, ses courbes, se retrouvent dans sa sensualité et son ironie. Et si l’écriture chorégraphique est décriée par certains, cela n’empêche pas ses pièces d’être remarquables.»

Expérimentalet populaire

Philippe Decouflé est sans doute le seul, dans le panorama de la danse contemporaine, à posséder une identité expérimentale tout en s’affirmant comme un chorégraphe populaire. « Parce que c’est un esprit rieur qui a su conserver sa légèreté et sa jeunesse avec justesse, ce qui n’est pas évident », glisse Jacques Patarozzi, complice de Pina Bausch dans les années 1980 et directeur de l’Avant-Scène Cognac (Charente). Depuis ses débuts, Decouflé, amoureux du « beau bizarre », a sans cesse exploré, testé. Quelques exemples : les costumes extravagants de Decodex (1995), les « trafics » vidéo de Sombrero (2006)… Sans oublier les chanteurs terriblement insolites comme Claire Touzi Dit Terzi, dans Iris (2003), ou Nosfell, pour Octopus (2010). Jusqu’aux cérémonies des Jeux olympiques d’Albertville, en 1992, qui multiplièrent les innovations techniques au gré de robes en bois ou soufflées à l’hélium, conçues avec le costumier Philippe Guillotel. L’imaginaire Decouflé ne connaît aucune trêve. Sa force : faire passer comme une lettre à la poste des délires très organisésavec la grâce fantaisiste de quelqu’un qui « déteste s’ennuyer ». En creux, Decouflé, qui pensait rester « underground » toute sa vie, garde le spectateur en lignede mire. Paspourle caresserdans lesens de la facilité mais pour l’entraîner dans un plaisir partagé.«D’uncôté,jecherchedesformesnouvelles, et de l’autre, je pense au public, commente-t-il. J’ai eu la chance et la fatalité de devenir populaire grâce aux JO et je me dois d’être à la hauteur de l’attente des spectateurs.» « C’est l’un des rares chorégraphes qui peut tenir l’affiche pendant un mois, ajoute Ariel Goldenberg, qui le soutient depuis vingt-cinq ans, d’abord à la MC93, de Bobigny, ensuite à Paris, au Théâtre de Chaillot,et aujourd’hui à Madrid, où Decouflé se produit. Même en temps de grève des transports, les spectateurs se débrouillaient pour venir à Bobigny et en repartir. Ce qui est incroyable, c’est qu’il est médiatique malgré lui. C’est un timide, pasopportunistepourunsou,quiaprisuneénorme envergure grâce à la qualité de son travail.»

Jamaissans ses potes

Lorsqu’il évoque son parcours, trente ans après la création de sa compagnie, DCA, en 1983, Philippe Decouflé énumère sa bande de complices et d’amis, à la scène comme à la vie. Christophe Salengro, Patrice Besombes, Olivier

Simola,Jean Rabasse,LaurentRadanovic,Joseph Racaille, Alexandra Naudet, Eric Martin… Il n’oublie pas non plus ceux qui ont disparu, comme le scénographe Pierre-Jean Verbraeken. Et sa muse : la danseuse Alice Roland. «Lapremièrefoisquej’ai vu Philippe,c’étaiten 1986, à la conférence de presse du Festival d’Avignon, se souvient François Le Pillouër. J’ai été hypnotisé. Par lui et par toute sa bande. Ils étaient tous de beaux rebelles qui auraient pu être élégants, mais qui refusaient de l’être. J’ai tout de suite eu envie de les inviter. » Toujours au coude-à-coude, cette équipe de collaborateurs, soudée dans l’artisanat du plateau, perdure à son rythme. « Chez Philippe, le groupe devient vraiment une famille, souligne Pascale Henrot, directrice du Théâtre de la Cité internationale(Paris),qui futpendantvingt anssa collaboratrice. Sans doute, car Philippe laisse une grande autonomie à tous, parce qu’il a besoin de tous et qu’il l’exprime. Parfois il fédère, inconsciemment, tout le monde contre lui. Il est attentif à ce que chacun peut proposer artistiquement, même s’il n’en garde que très peu. » Le « plus » Decouflé : il ne fige pas ses coéquipiers dans un seul rôle. Entré comme danseur en 1995, Olivier Simola est vite devenu le levier principal de tout l’appareillage de projections. Il a ainsi piloté les installations optiques de l’exposition « Opticon » (2012), présentée à la Grande Halle de La Villette (Paris 19e), et celles du festival Exit. « On rebondit les uns par rapport aux autres en dialoguant, on est tous les béquilles de quelqu’un, glisse Olivier Simola. Philippe respecte chacun à la valeur de ce qu’il est. C’est un ami fidèle. »

Liberté,fantaisie et frou-frou

Bien qu’il ne parle jamais de sa carrière en ces termes, Decouflé est un artiste libre. Parmi ceux de sa génération qui ont tenu le haut de l’affiche, comme Jean-Claude Gallotta ou Régine Chopinot, il est le seul à ne pas avoir souhaité diriger un centre chorégraphique national. « Il aurait pu tout avoir s’il avait voulu », souligne Ariel Goldenberg. Mais, en 1993, il s’installe dans une friche industrielle, à la Chaufferie, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). « Et ce n’est pas facile de chauffer sa chaufferie, appuie François Le Pillouër. Tout le monde pense que son succès implique de gros moyens, mais c’est faux. C’est parce que je sentais qu’il s’épuisait que je lui ai proposé d’être artiste associé au Théâtre national de Bretagne. » Est-ce cette liberté qui l’a poussé sur des chemins peu fréquentés par les chorégraphes contemporains?Sansdoute.Decouflés’estillustréau cinéma, dansdes clips, des pubs, mais aussidansdegrandsshowscommelesJeuxolympiques,La Mêlée des mondes(2007), à l’occasionde la Coupe du monde de rugby, et plus récemment Iris (2013), pour le Cirque du Soleil. Versant sensualité,il rêvait depuislongtempsd’un cabaret érotique lorsqu’en 2009 le Crazy Horse lui a donné les clés de la maison pour réaliser Désirs, pluiede confettisféminins à croquer.« Quelque défiqu’ilrelève,Decouflénerenoncejamaisàtenterd’émerveilleretd’êtregénéreux»,confieFrançois Le Pillouër, rêveur. p

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vec une surface équivalente à celle de la Belgique et 4 millions d’habitants, la Moldavie est restée longtemps dans un « no man’s land », tiraillée entre l’ancien espace soviétique et l’Union européenne (UE). Ancien territoire roumain annexé par l’Union soviétique après la seconde guerre mondiale, la Moldavie est devenue un pays indépendant en 1991, à la suite de l’effondrement de l’URSS. Sa population comprend deux tiers de roumanophones, dont une bonne partie ont la tête tournée vers l’Occident, et un tiers de russophones, les yeux rivés sur Moscou. Aujourd’hui, entre une Ukraine en pleine ébullition et une Roumanie qui a trouvé sa place au sein de l’UE en 2007, la Moldavie a décidé de jouer la carte européenne. « Nous avons toujours considéré que nous étions européens, affirme Igor Mocanu, un jeune entrepreneur de Chisinau, la capitale moldave. Nous ne voulons plus de la Russie et de ses oligarques, nous souhaitons que tout le monde respecte les mêmes lois, comme en Europe. » Dans le contexte de la crise ukrainienne, ce petit pays oublié a attiré l’attention de Bruxelles. Au sommet européen de Vilnius (Lituanie), qui s’est tenu en novembre2013, la Moldavie avait confirmé son intention de resserrer ses liens avec l’UE dans l’espoir d’une future intégration. Après l’échec du partenariat oriental en Ukraine, les hautes instances européennes ont décidé d’accélérer le processus, pour attirer la Moldavie dans le giron occidental. Le 27février, le Parlement européen a donc voté à une grande majorité la libéralisation des visas destinés aux Moldaves, lesquels pourront circuler dans l’espace Schengen pour une période de trois mois. «Nous sommes européens et nous avons notre place dans l’Union, estime Elena Manoil, étudiante à la faculté de psychologie de Chisinau. Nous en avons assez du communisme, de la corruption et d’une vie sans perspectives.»

Volonté de s’ancrer à l’Ouest Dirigée jusqu’en 2009 par un gouvernement communiste hérité de la République soviétique, la Moldavie a radicalement changé de cap politique. A l’époque, les jeunes Moldaves avaient pris d’assaut les rues de Chisinau. C’est grâce à cette jeunesse élevée avec l’Internet et désireuse d’une vie à l’occidentale que le pays a pris ses distances avec Moscou. Cette volonté de s’ancrer à l’Ouest n’a pas échappé aux chancelleries occidentales, et le pays s’est vu courtiser par les grandes puissances. En août 2013, la chancelière allemande Angela Merkel a effectué une visite d’Etat à Chisinau. En décembre 2013, le secrétaire américain John Kerry s’est rendu sur le sol moldave. Et le 3 mars, le premier ministre moldave Iurie Leanca a été reçu, à Washington, par Barack Obama qui lui a promis de se rendre en personne à Chisinau pour garantir aux Moldaves le soutien des Etats-Unis. Washington a laissé entendre qu’une intégration de la Moldavie dans l’OTAN serait bienvenue. L’ouverture manifestée par l’UE avec la libéralisation des visas a eu un énorme impact sur la société moldave. Si les discours proeuropéens des autorités moldaves ne concernaient jusqu’à maintenant que l’élite du pays et une minuscule classe moyenne, la liberté de circuler sans visa dans l’espace Schengen touche tous les citoyens. « Cette décision aura un énorme impact sur nos voisins ukrainiens, affirme aussi au Monde le premier ministre, Iurie Leanca. Ils vont comprendre que, si on se comporte comme il faut, l’UE nous traite bien. Regardez les pays de l’Europe centrale, la Roumanie, la Bulgarie, les pays baltes ! La perspective d’adhérer à l’Union a été le meilleur levier pour réformer non seulement les élites, mais aussi la société. » p


CULTURE & IDÉES

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Jane Birkin sous l’œil de l’amitié Le livre de photographies«Pièces attachées» que Gabrielle Crawfordconsacre à son amie Birkinest plein d’émotion. Entretienavec la chanteuseet actrice qui évoque la force de ce lien amical, et parle de son rapport à l’image Propos recueillis par Véronique Mortaigne

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e livre de photographies Pièces attachées. Attachments (La Martinière, 160p., 29,90 ¤) que l’Anglaise Gabrielle Crawfordconsacre à Jane Birkin, sa meilleure amie, sa « sœur », est dédié à Kate Barry. Fille de Jane, Kate s’est défenestrée le 11 décembre 2013, « le jour même où ce livre partait à l’impression », est-il indiqué sur la page de garde. Trois mois ont passé, Jane Birkin est aérienne, et pourtant tout en profondeur.«Janemarchantsur laplage,chemise de lin au vent, un crayon piqué dans les cheveux, la simplicité, le dépouillement. Jane chez elle à Paris, sous les sombres tissus imprimés, les tentures, les fanfreluches, les guirlandes,les lustres,les bestiolesempaillées,les photos, les bibelots de la mémoire: une Anglaise excentrique», écrit dans une lumineuse préface son ami écrivain Olivier Rolin, rencontré à Sarajevo en 1995. Grande table de cuisine, casseroles en cuivre et fourneaux professionnels: c’est l’heure du thé, la maison du 5e arrondissement de Paris donne sur un petit jardin. Elle rappelle celle de la rue de la Tour, dans le 16e arrondissement, où Jane avait élu domicile après sa séparation d’avec Serge Gainsbourg, en 1980. La chanteuse et actrice, 67 ans, et son amie photographe, 68 ans, ont des ressemblances. Unœil joueur,une sortede timidité,unsourire commun, l’accent anglais et l’invention d’un « créole », ce qu’Olivier Rolin appelait un français « qui sort de ses gonds ». En 1964, Jane Birkin et Gabrielle Lewis (son nom de jeune fille) figuraient ensemble, sans se connaître,dans le DailyMail pour une photo de la « classe 64 » : une cinquantaine de femmes « à suivre », parmi lesquelles Nico, Marianne Faithfull… « Six mois après la photo du Daily Mail, j’ai passé une audition pour la comédie musicale Passion Flower Hotel, mise en musique par John Barry, Gabrielle aussi », raconte Jane. « Mais moi, je n’ai pas été retenue », dit Gabrielle, qui devient alors DJ au Pickwick Club, à Londres, dans le West End, une boîte oùle swingingLondonest en trainde s’inventer. A l’époque de la minijupe, l’« attachement » se noue grâce aux maris de l’époque : le compositeur John Barry pour Jane Birkin, l’acteur et chanteur Michael Crawford pour Gabrielle Lewis. Les deux hommes, et Jane, figurent au générique de Passion Flower Hotel et du film Knack… et comment l’avoir, de Richard Lester, Palme d’or à Cannes en 1965. Gabrielle Crawford commence, en 1967, une carrière de photographe de plateau à Broadway, où son époux triomphe dans Hello Dolly, une comédie musicale avec Barbra Streisand, mise en scène par Gene Kelly. Puis elle a eu quatre enfants, a travaillé et est revenue vers Jane, en 1986, pour Comédie!, de Jacques Doillon, nouveau compagnon de Birkin, « en bénéficiant des lumières splendides de William Lubtchansky », le directeur de la photographie. Une bouilloire siffle, le livre se feuillette en chœur. « Là, c’est le baptême d’une des filles de Gabrielle, Lucy. J’étais la marraine. Kate hurlait, elle m’avait vomi dessus, John Barry ne me parlait plus, une petite affaire anglaise bien cosy… » A propos de son amie, Birkin, qui se bat depuis deux ans contre une maladie auto-immune, écrit : « Gabrielle détient la clef du bonheur. Juste d’être avec elle, nos nocturnes amoureux, nos mariages compliqués, nos escapades joyeuses, nos enfants en pagaille, le sable entre nos doigts de pied, les cris des gamines, les soleils couchants… Sa main, dans les hôpitaux, les salles d’attente pour des piqûres, ses bras tiennent mes épaules, épaulée par elle, mes décisions deviennent raisonnables, avec sagesse, cette fille de docteur reste calme et lumineuse.» D’elle, Jane Birkin dit encore : « Je suis étonnée de son don. Elle met la vie des autres avant la sienne.» Pourquoi avoir donné au livre ce titre, « Attachments » ? Jane Birkin Entre elle et moi, on a trouvé un mode de fonctionnement, celui du mail, avec attachments(« piècesjointes »), et, comme je suis attachée à elle, c’était une manière de dire que nous sommes ensemble depuis cinquante ans. Cela fait trois mois qu’elle est avec moi tout le temps, ça n’a pas été toujours aussi intense mais, quand même, on ne s’est jamais perdues de vue. Il n’y a rien d’équiva-

lent à une meilleure copine. On ne le dit jamaisassez.C’estunechance,quand,enplus, elle a un appareil photo. Et pour nos enfants aussi, qui passaient leurs vacances en Normandie, allaient à Londres chez Gabrielle quand je travaillais. Serge l’appelait « l’ange Gabrielle», oui, c’est comme avoir un ange sur son épaule. Lou a toujours dit qu’elle était comme une deuxième maman. Si elles étaient « en panne» avec moi, mes filles [Kate Barry, Charlotte Gainsbourg et Lou Doillon, dont plusieurs photos d’enfance figurent dans lelivre]cherchaientGabrielle,et inversement. Depuis vingt ans, deux femmes vous ont photographiée, Gabrielle ou Kate, votre fille. Pourquoi ce choix ? J.B.Avec Kate et Gabrielle,c’étaitgai de travailler. C’étaient des moments privilégiés dont sortaient des photos sublimes. Gabrielle et moi, on a rigolé, elle m’a capturée, sans le moindre stress. Kate prenait cinq jours pour faire une photo, elle était metteuse en scène, elle fabriquait son décor, ses lumières, les vêtements. Gabrielle Crawford Je suis une voleuse de photos. Kate avait une intense imagination, à la façon d’une Annie Leibovitz. J. B. Esthétiquement et pour des raisons de tendresse, les photos avec Kate étaient exceptionnelles. Elle était ma fille. Elle avait un regard tout à fait tendre sur moi. Ses photos étaient des natures mortes. Elle aimait Dinard, les no man’s land, comme l’a montré sa dernière exposition, « Point of View. Portraits/natures mortes », en 2013. Quelle relation avez-vous avec la photographie ? J. B. J’aimais la sensation des flashs… J’ai beaucoup travaillé dans les années 1970, période faste de Vogue, du groupe Condé Nast, avec Guy Bourdin et avec David Bailey, c’était plus stressant. Comme j’étais souvent mal habillée, ils étaient obligés d’avoir de l’imagination. Bourdin spécialement. Un jour, il avait trouvé mes vêtements tellement atroces qu’il m’avait collée dans une valise. C’étaittrèsexcitant.Ilétaitcapricieux,radical, mais j’aimais être complètement changée. David Bailey – on le savait cru aussi –, il disait

Jane Birkin. Extrait d’une planche-contact de photos prises par Gabrielle Crawford (publiée dans « Pièces attachées. Attachments»). GABRIELLE CRAWFORD

À LIRE « PIÈCES ATTACHÉES. ATTACHMENTS »

de Jane Birkin et Gabrielle Crawford (La Martinière, 160 p., 29,90 ¤).

« Projette tes nichons», j’étais horrifiée, cela l’amusaitde choquer une jeune fille chic. Puis des photographes stars m’ont shootée, Cecil Beaton avec Serge, Tony Frank. Je passais des séances de studio à être quelqu’un d’autre. Des moments de créativité fantastique. Et aujourd’hui ? J.B. Je n’en ai plus envie du tout. Parce qu’il n’y a plus Kate. Et car ce qu’il y avait de meilleur, Gabrielle l’a capturé déjà. Je pense que maphotogénieest définitivementpartie, et j’avais besoin d’être très arrangée par Kate ouGabrielle[quiproteste].Ilyades trucs.Sion sourit, on a dix ans de moins ; les lunettes agrandissent les yeux. Je suis lucide. Comme j’ai toujours eu confiance en Gabrielle, je ne me suis souciée de rien. G. C. Il n’y a eu que deux retouches sur le livre,lalumièresurlesmains.Ilyadeuxjours, j’étais avec Jane dans un café, j’ai regretté de ne pas avoir mon appareil, je ne connais personne qui, sans maquillage, soit si parfaite. Vous ne vous maquillez jamais ? J. B. Attention, en vieillissant, ça peut faire JoanCrawford!Ilfauts’enmoquerunpeuaussi. J’ai la chance de faire du théâtre, des récitals. Quand j’ai lu les textes de Serge avec Michel Piccoli et Hervé Pierre [fin 2013], là on n’étaitplusdansl’esthétique,et çac’estgai,les gens t’ont vue changer, ils savent, il n’y a pas de choc. Je suis devenue très banale, très normale pour eux, il n’y a plus à faire semblant. Endeuxans,laviepeutsetransformertotalement, elle est émaillée d’« interruptions» [poursuit l’égérie des années 1970, dont une photo nue de Jean-Pierre Fizet, de 1974, s’est vendue, mi-mars, près de 5 500 euros aux enchères à Drouot]. Nous sommes libres, sans équilibre. Nous inventons, nous partons ensemble pour des aventures. [Jane Birkin évoqueses épopées photographiquesavec son amie Gabrielle. A La Baule, sur la plage, Jane hurle comme si elle venait de sauter sur une mine antipersonnel – elle fait campagne contre ces engins de mort depuis de nombreuses années. En Australie, où Jane décide de faire un voyage éclair en 2007 sur l’île d’Upolu aux Samoa, pour voir le tombeau de Robert Louis Stevenson.] Je pensais que c’était tout

près. Nous n’avions pas de visa, l’avion n’arrivait pas, un chauffeur de taxi nous avait couvertes avec des draps à cause des moustiques, hébergées et donné à manger. [Elle évoque un autre voyage, en Grèce, où elles étaient coincées par le nuage de cendre projeté par le volcan islandais Eyjafjöll, en 2010].Je voulais absolument rejoindre Charlotte. Finalement, on est montées dans un avion en provenance d’Irak, qui nous a emmenées à Toulouse, dans un aéroport désert, c’était très étrange. Gabrielle dit que vous n’avez peur de rien… J. B. Non, je suis très optimiste, je ne vois jamais les mauvaises choses arriver. Je ne me rends pas compte du danger. Je fais mal la différence entre des feux d’artifice et des vraies balles. Et cette insouciance est paniquante pour les autres. De même, je n’ai aucun sens de l’orientation, je me perds. [Les deux amies sont mortes de rire. Des gamines, potaches, sexagénaires aux airs innocents. Elles racontent leur récent départ en Normandie, par l’A14, en suivant les indications d’un GPS dont elles découvrent après avoir fait trois fois le tour de la Défense qu’il est en mode démo. Rebranché, l’appareil continue à délivrer des informations erronées : l’adresse de départ est celle de l’aéroport de Londres.] On n’a jamais quitté Nanterre. Un monsieur nous a finalement prêté sa carte routière. C’est cela, l’amitié ? J.B. J’aime être en voiture avec Gabrielle, qu’elle conduise. J’aime partir, pour les possibilités d’aventures, multiples. Mais je suis terriblement dépendante. Je n’ai jamais réussi à fixer les choses dans le temps, encore moins maintenant. Cinquante ans, ce n’est pas comme hier, même s’il y a quelque chose d’éternel dans cette jeunesse – on était cruches, au début ! Toutes ces années ont été capturées, mais elles sont passées. J’ai Gabrielle, j’ai aussi un meilleur ami, Michel, qui est comme une « sœur ». Mon frère et ma sœur ont été très présents [après le décès de Kate], fidèles, stoïques. La famille est une sorte de constance. p


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CULTURE & IDÉES

Zoos contre nature Les parcs zoologiquesont beaucoup changé depuis undemi-siècle. Selon leurs responsables,ils jouent unrôle dans la sauvegardedes espèces menacées et dans la sensibilisationdu public. Des arguments que contestentleurs détracteurs

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Car la plupart, rappelle Jean-Claude Nouët, restentdes entreprisescommercialesavant tout, destinées « à distraire des flâneurs au prixdelacaptivitéd’animauxetdeleurmalêtre ». « Considérer que les zoos ont un rôle direct dans la préservation de la nature, c’est une imposture! Tout au plus y participentils, en faisant des dons à des organismes qui mènent localement, en Afrique ou à Bornéo, desopérationsdesauvetaged’espècesmenacées», poursuit le professeur de médecine. Et de dénoncer « le matraquage en boucle » auquel se livrent les responsables de ces lieux de divertissement, à l’aide d’un vocabulaire soigneusement distillé. « Les animaux,se moque-t-il, ne sont pasdes captifs mais des “pensionnaires ambassadeurs du monde animal”, les enclos sont des secteursde“biozones”singeantclimatsetcontinents, les pancartes sont des vitrines offertes au public pour enrichir ses connaissances scientifiques… Mais où est la nature, là-dedans? » Défenseurs ou détracteurs sont pourtant unanimes: les zoos ne sont plus, mais plus du tout, ce qu’ils étaient autrefois. Finies les capturesdanslespayslointainsetlestraversées interminables,qui se soldaient par une mortalité gigantesque. Finies, aussi, les épouvantables conditions de détention en vigueur jusqu’aux années 1940, dans le froid, l’humidité et le manque d’hygiène. Les cages si petites que les oiseaux ne pouvaientydéployerleursailes,lessolsdecarrelage ou de béton provoquant des déformations osseuses, les enclos étroits et nus alignés côte à côte, imposant aux bêtes une incessante proximité d’odeurs et de bruits. Dans la seconde moitié du XXe siècle, partout en Europe, les zoos ont fait leur mue. En 1959, le naturaliste britannique Gerald Durrell ouvre sur l’île de Jersey, dans la Manche, un zoo sans équivalent: lapins des volcans, hutias de la Jamaïque (des rongeurs) et autres espèces menacées y vivent dans des conditions de rêve, pensées en fonction de leurs exigences écologiques. En 1968, à Thoiry, dans les Yvelines, le comte Paul de La Panouse fait lui aussi sa révolution : pour sauver de la ruine l’immense domaine familial (400hectares), il y ouvre une « réserve africaine » qu’on ne visite qu’en voiture. A Londres, Madrid, Stuttgart ou Paris, les anciens bâtiments se modernisent. Fauves, ours, primates sont désormais logés dans des enclosde plusen plusgrands,de plus en plus végétalisés. Des fossés, puis des vitres, remplacent les barreaux, on laisse les animaux sociaux vivre en groupe, on enrichit leur environnementde jeux afin de réduire leur ennui et leurs mouvements stéréotypés. L’ère des expositions animales s’achè-

ve, commence celle des parcs animaliers. Mais derrière ce nouveau décor, l’objectif restelemême:acquériretprésenterdesanimaux à un public prêt à payer pour satisfaire sa curiosité, son goût du beau et de l’exotisme. Quelque chose change pourtant dans les années 1980, avec la prise de conscience, par nos sociétés, de la problématique écologique. C’est l’époque où l’on commence à parler de la sixième extinction de masse des espèces: la première s’est produite il y a environ 500 millions d’années; la cinquième,il ya 65millionsd’années,avu disparaître les dinosaures; la sixième nous menace d’ici moins d’un siècle, et son principal responsable est l’extension de notre espèce. Pour freiner cette catastrophe, une Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) a été signée en 1973, à Washington. Elle a sonné le glas du prélèvement tous azimuts du vivant. Pour peupler leurs enclos d’animaux rares, les zoos doivent désormais compter sur leurs propres ressources. Beaucoup n’y parviendront pas. Mais d’autres y trouvent un second souffle, et une nouvelle mission qui est aujourd’hui devenue leur principale justification : la sauvegarde des espèces menacées. En 1982, afin d’organiser la reproduction en captivité et de réduire les risques de consanguinité, les Américains créent un

« Considérer que les zoos ont un rôle direct dans la préservation de la nature, c’est une imposture ! » Jean-Claude Nouët

président d’honneur de la Fondation droit animal, éthique et sciences logiciel permettant de gérer la génétique des populations captives. En 1985, à leur tour, les premiers programmes d’élevage européen (EEP) sont créés : on en compte aujourd’hui 360 environ, concernant autant d’espèces en danger de disparition. Entre les zoos qui participent à ces EEP s’organise le partage des animaux et des informations. Les mentalités changent. L’Association mondiale des zoos et aquariums (WAZA) édicte les règles de conduite de cette nouvelle génération de zoos, qui réunit aujourd’hui plus de 220 établissements. Avec,parfois,des problèmesliésà lagestion des populations, comme l’a montré tout récemment l’euthanasie d’un girafon, au zoo de Copenhague.

Cette mission de conservation est au cœur de l’action du zoo de Mulhouse (Alsace), qui fut l’un des premiers en Europe à élever ex situ des espèces menacées. Sur les 170 espèces qui y sont présentées, 81 sont l’objet d’un programme de conservation international. « Lorsque nous choisissons d’héberger une espèce, la question n’est pas de savoir si elle va attirer beaucoup de monde, mais si sa sauvegarde nécessite une conservation en captivité », affirme Brice Lefaux, vétérinaire et titulaire d’un DEA d’éthologie, directeur depuis 2010 de ce très ancien parc municipal. Lui qui, à 20 ans, détestait les zoos en est à présent convaincu: si les représentants d’une espèce menacée naissent en captivité, « les parcszoologiquesdoiventparticiperensemble et globalement à sa reproduction.Ce qui permettra de sensibiliser, de transmettre des savoirs, de mobiliser des financements, des politiques et des populations, afin de pouvoir un jour préserver l’aire de répartition où se trouve cette espèce ». Belidéal!Loincependantdefairel’unanimité. Pour au moins deux raisons. La première, c’est que ces zoos-là font figure d’exception. Y compris dans le monde occidental, le plus avancé dans ce domaine. En avril 2012, après une longue enquête dans 20pays, la Born Free Foundation présentait au Parlement européen un rapport montrant qu’une majorité de zoos d’Europe manquaient à leurs obligations légales tant pour la conservation des espèces et l’éducation du public que pour le bien-être des animaux.«Desmilliersd’entreeuxdansdescentaines de zoos vivent dans des conditions de vie déplorables», affirme cette ONG. La seconde raison, avancée par ceux qui doutent que les parcs zoologiques jouent

À LIRE « UN AUTRE REGARD SUR LES ZOOS »

sous la direction de Franck Schrafstetter (Les Points sur les i, 2013). « WATTANA. UN ORANG-OUTAN À PARIS »

de Chris Herzfeld (Payot, « Manuels Payot», 2012).

« DES ZOOS POUR QUOI FAIRE ? POUR UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA CONSERVATION »

de Pierre Gay et Anne-France Dautheville (Delachaux et Niestlé, 2005).

véritablement un rôle dans la sauvegarde des espèces menacées, est plus essentielle. Elle tient au but ultime des programmes de reproduction, celui qui justifie les efforts techniquesetfinanciersmenésdepuistrente ans par ces « zoos du futur» : la réintroductionde leursdescendantsdansle milieu naturel. L’espérance suprême. Or, force est de constater que, sur ce terrain, les réussites se comptent sur les doigts de la main. Il y eut celle du vautour fauve, dont les résultatsen France, depuis les lâchersdes années 1980, ont été remarquables. Celles du bison d’Amérique, du bison d’Europe, du cheval de Przewalski, le dernier cheval sauvage au monde… Et c’est à peu près tout. Certes, de telles aventures demandent du temps, et les plus optimistes estiment que les choses sérieuses ne font que commencer. Des projets de grande envergure, les GMSP (« Global management species plans », « Plans de gestion globale d’espèces »), devraient ainsi être prochainement mis en œuvre, sous l’égide de l’Association mondiale des zoos et aquariums, pour plusieurs espèces de tigres gravement menacées dans leurs pays d’Asie. « Ces programmes sont vraiment des outils d’avenir, parce qu’ils vont lier tout à la fois les populations qui se trouvent encore dans leurs forêts naturelles, celles des parcs zoologiqueslocaux,etcellesdesgrandszoosinternationaux», s’enthousiasme Brice Lefaux, qui rêve de voir les lémuriens de Madagascar bénéficier d’un tel plan de sauvetage. Il y a pourtant quelque chose de dérisoire,pour ne pasdire de désespérant,à consacrer tant d’efforts, de colloques et de paperasses à ces projets de conservation, quand il suffirait, pour sauver ces espèces, de savoir préserver leurs espaces naturels.


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New York, 1994. Zoo de Central Park. THOMAS HOEPKER/MAGNUM PHOTOS

La caution écologique

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n « Tour du monde aux portes de Paris » pour convaincre les citadins de l’importance de protéger la biodiversité? La réouverture, prévue le 12 avril, du zoo de Vincennes, avec son millier d’animaux captifs à quelques centaines de mètres du périphérique, ne pouvait se justifier que par un solide projet scientifique et pédagogique. Au Muséum national d’histoire naturelle, auquel le parc zoologique est rattaché depuis sa création en 1934, la question de savoir si Paris avait réellement besoin de ce projet à 167 millions d’euros n’a pas fait débat. « Cela allait de soi, témoigne Thomas Grenon, directeur général du Muséum depuis 2010. Nous vivons dans un monde où la relation avec la nature se perd. Le zoo urbain est un lieu essentiel pour retrouver ce lien. Celui que nous avons imaginé n’est plus une simple attraction, mais un outil formidable de sensibilisation et un centre de conservation des espèces respectueux de l’animal. »

«La priorité, ce n’est pas de mettre beaucoupd’argentdansdesprogrammesderéintroductionhypothétiques.Ou dansun écrin, même doré, comme celui de Vincennes. La priorité, c’est que les nations s’entendent pour prendre en charge de grandes zones africaines, sud-américaines ou asiatiques, qui soient totalement préservées de l’intrusion des hommes et du braconnage. Au lieu de quoi on continue à déforester les zones équatoriales et tropicales! », tempête JeanClaude Nouët. Convaincu que la protection de la nature par les zoos relève de l’illusion, il ne leur concède qu’une seule utilité : la pédagogie. Et encore! «La mise en captivité

« La mission première d’un parc zoologique, c’est faire le lien entre la nature et l’“Homo urbanicus” » Brice Lefaux

directeur du zoo de Mulhouse d’un animal autorise les visiteurs à croiser son regard, à percevoir son odeur, à appréhender en direct son volume: source d’éventuelles émotions, mais non d’informations scientifiques», estime ce puriste. C’est pourtant là, dans cette fonction d’éducation et de sensibilisation, que se trouve peut-être la survie des zoos. « La mission première d’un parc zoologique, ce n’est pas la reproduction des espèces en

vue de leur réintroduction dans le milieu naturel. Ce n’est pas non plus d’être une arche de Noé, mais de faire le lien entre la nature et l’Homo urbanicus », approuve Brice Lefaux, le directeur du zoo de Mulhouse. Les zoos sauront-ils accomplir cette nouvelle mue ? Se faire les messagers d’un discours véritablement environnemental? Renoncer à présenter tout ou partie du fameux « Big Five » – éléphant, rhinocéros, lion, léopard et buffle, les cinq animaux d’Afrique considérés comme les plus dangereux par les amateurs de safari – au profit d’espèces moins spectaculaires, mais écologiquement plus essentielles ? Certains ont en tout cas amorcé le virage. « Beaucoup de parcs s’investissent pour sauver les grandes espèces. Nous le faisons aussi, mais elles n’ont pas forcémentbesoin denous», constateColombadeLa PanouseTurnbull.Spécialiséeen génétique moléculaire et en gestion des espèces menacées, la fille du créateur du parc de Thoiry n’a eu de cesse, depuis qu’elle a repris les rênes du domaine familial, d’y créer un sanctuaire pour invertébrés et amphibiens, actuellement la classe d’animaux la plus menacée d’extinction au monde. Elle a fini par y parvenir. Depuis 2013, l’Arche des petites bêtes, projet unique en France,propose de découvrir, dans 45 vivariums, près de 70 espèces en danger de disparition. « Le devoir de sensibilisation, cela consiste aussi à intéresser les gens à des espèces qui, a priori, ne les intéressent pas », affirme-t-elle. Cette approche, précise-t-elle, est déjà bien développée dans les pays du Nord. « Au zoo d’Amsterdam, par exemple, il y a un bâtiment consacré aux invertébrés, un autre, aux amphibiens et

reptiles, mais aussi une énorme serre où se fait l’élevage de papillons menacés. Comme toujours en matière de conservation, la France a un métro de retard… » Cette nouvelle métamorphose est sans doute d’autant plus inévitable que ceux qui militent contre la détention d’animaux en cage donnent de plus en plus de la voix. Et que leurs arguments sont solides. De quel droit garde-t-on en captivité, toute leur vie durant, des grands singes dont on sait chaque jour un peu plus combien les capacités intellectuelles et émotionnelles sont proches des nôtres ? Des mammifères marins dans des aquariums, fussent-ils « géants » ? En entrant, en avril 2013, au capital du groupe américain Seaworld Entertainment Inc., la puissante PETA (Association pour un traitement éthique des animaux) a montré sur ce plan un changement de stratégie: après avoir maintes fois poursuivi en justice des parcs aquatiquespour maltraitance, c’est de l’intérieur qu’elle compte désormais convaincre les actionnaires d’en faire sortir orques et requins. Cette démarche inhabituelle serait-elle un signe des temps à venir ? Au XIXe siècle, Africains, Lapons et Indiens étaient capturés dans les colonies et vendus aux pays occidentaux, qui les exposaient derrière des grilles comme des bêtes exotiques. « Face à la mobilisation des défenseurs des droitsde l’homme,les zooshumains ont disparu peu à peu, à partir des années 1930 », rappelle Franck Schrafstetter, le président de Code animal. Les droits de l’animal nous interdiront un jour, peut-être, de maintenir en captivité des bêtes sauvages pour notre seul bon plaisir. p Catherine Vincent

Education à l’environnement Plus une simple « attraction», vraiment? Dans l’esprit de ses concepteurs, c’est certain. Mais pour ses visiteurs, le zoo demeure un lieu de distraction, un but de promenade familial pas très différent de Disneyland Paris. «Les zoos sont censés être des vecteurs de diffusion de culture scientifique et d’éducation à l’environnement, mais les visiteurs viennent dans une optique de loisir», reconnaît Michel Saint Jalme, le directeur de la ménagerie du Jardin des plantes. En 2013, une étude réalisée dans celle-ci a montré que trois personnes sur quatre ne lisent pas les panneaux d’information, tandis que la quatrième ne passe en moyenne que douze secondes devant chacun d’eux… Difficile de se satisfaire de tels résultats. A Vincennes, d’autres instruments de « médiation » ont donc été imaginés, qui misent sur l’empathie et la curiosité provoquées par la proximité avec l’animal. « J’essaie de faire tomber les idées reçues en valorisant la beauté esthétique ou les particularités comportementales de certaines espèces », raconte

Olivier Marquis, responsable des reptiles, des invertébrés et des amphibiens. Aux soigneurs en contact avec le public, il demandera par exemple de raconter la singulière histoire du « crapaud accoucheur». L’immersion dans des paysages reconstitués, où les animaux évoluent, sinon en liberté, du moins dans plus d’espace – et donc de confort – que dans leurs antiques cages, est aussi censé toucher le citadin en le plongeant dans le « spectacle de la nature». Cinq zones géographiques où les espèces sont menacées à des degrés divers ont été choisies dans ce but : la plaine africaine du Sahel, la Patagonie, Madagascar, la Guyane, mais aussi l’Europe. Dans la serre de 4 000mètres carrés envahie par une végétation tropicale, près d’une trentaine d’espèces d’oiseaux évolueront en liberté. « Nous voulons réveiller la curiosité naturaliste en chacun des visiteurs», explique Alexis Lécu, le directeur scientifique du zoo. L’autre raison d’être du parc zoologique de Vincennes repose sur la grande aventure de la conservation, dont il se veut l’un des maillons. Avec son « armée de réserve » de près de 180 espèces, dont la majorité sont inscrites sur la Liste rouge mondiale des espèces en danger de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le parc zoologique participe à une trentaine de programmes d’élevage en captivité dans le but d’en prévenir l’extinction. Si les cas de réintroduction dans la nature sont extrêmement rares, Paris s’enorgueillit d’avoir participé à deux d’entre eux au cours des dernières années: l’oryx gazelle en Arabie saoudite et le cheval de Przewalski en Mongolie. Discours de la raison, registre de l’émotion… Le Muséum reconnaît une part de tâtonnement dans sa démarche pour que l’idée de protéger la biodiversité touche le plus grand nombre. Les visiteurs ne devront donc pas s’étonner de croiser, à côté des animaux, des sociologues qui sont chargés d’observer leurs réactions. p Laurence Caramel

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Foules d’Histoire En Egypte ou en Ukraine, les révoltes ont mis en évidenceune «société civile» capable de renverser desgouvernements.Celaenfait-ilpourautantuneforcegéopolitiquepérenne?

Antoine Reverchon

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aïdanaétéfataleauprésident ukrainien Viktor Ianoukovitch, Tahrir a chassé Moubarak : lorsque les noms de places urbaines en viennent à désigner des foules anonymes, cela signifie que ces foules ont accédé au rang d’acteurs de l’Histoire.La capacité de mobilisationet d’actioncollective des populations, multipliée par la puissance d’Internet, a-t-elle érigé ce que l’on appelle désormais la « société civile» au rang de sujet incontournable de la politique, au même titre que les Etats et leurs institutions, les dirigeants politiquesetéconomiques,lespartis etles groupuscules plus ou moins armés? Xavier Ricard-Lanata, directeur des Partenariats internationaux au CCFD-Terre solidaire, l’une des ONG françaises les plus actives en matièrede développementsocial dans les pays pauvres, en est convaincu. « Nous devons sortir dela cécitéde la géopolitiqueclassiquepour proposer une autre lecture de la mondialisation, explique-t-il. Celle-ci est aujourd’hui le théâtre d’une plus grande capacité des individus à s’associer librement pour exprimer et exiger le bien commun.C’estpour moi ladéfinitionde lasociété civile, qui la différencie de l’Etat, mais aussi des institutions civiles comme les partis, les mafias, les Eglises, les entreprises, etc.» Pour mieux cerner l’étendue du phénomène, le CCFD s’est associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) afin de produire le premier « baromètre des sociétés civiles ». Dans un questionnaire adressé aux ONG partenaires du CCFD dans 41 pays, de l’Afrique du Sud au Sénégal en passant par le Brésil, le Liban ou la Bosnie, les auteurs ont analysé douze indicateurs quantitatifs et qualitatifs du dynamisme de la société civile. Ces derniers vont du nombre d’associations à leur influence sur les institutions et les décisions politiques nationales. Le CCFD et l’IRIS ont ensuite classé tous ces Etats en fonction des indicateurs : le Sénégal apparaît ainsi comme le pays où la société civile est la plus active, l’Algérie, comme celui où elle l’est le moins. Le suivi annuel de la base de données ainsi constituée permettra, au fil des ans, de suivre l’évolution de ce dynamisme pays par pays. « Les événements récents, de

« Aucun acteur social n’est en soi porteur du paradigme de l’universalité » Patrick Viveret

philosophe

l’Ukraineau Brésil, de la Turquie à la Chine, de la Thaïlande au Sénégal, ont montré que les sociétés civiles prennent le pouvoir, expriment leur volonté et ne se laissent plus dicter leur conduite parleur gouvernement»,affirmePascal Boniface, le directeur de l’IRIS. Maisest-ce si nouveau? «Pour moi,le concept de société civile est, d’abord, une idée à la mode, nuance Dominique David, le directeur exécutif de l’Institut français de relations internationales (IFRI). Que des forces sociales “civiles” renversent des pouvoirs politiques pour les remplacer par d’autres, comme en 1789, en 1848 ou, plus récemment, dans les pays arabes et aujourd’hui en Ukraine, cela a toujours existé.» Le philosophe Patrick Viveret, auteur de La Cause humaine : du bon usage de la fin d’un monde (Les liens qui libèrent, 2012), estime cependant qu’il y a bel et bien eu un « changement de paradigme» en 1945 : Hiroshima a fait comprendre à l’humanité qu’elle pouvait disparaître biologiquement, Auschwitz, qu’elle pouvait disparaître spirituellement. Dès lors qu’elle sait possible sa disparition totale, il lui est devenu possible, selon Patrick Viveret, de travailler au devenir de la « famille humaine». Aux yeux du philosophe, ce nouvel équilibre change la donne. « La science politique classique envisage l’organisation du “vivre ensemble” commelagestion,surdesespaceslimités,deriva-

ON EN PARLE

Enfin un réseau antisocial!

Les applications pour nous débusquer à toute heure de la journée ne manquent pas. PromapMe permet aux entreprises de localiser leurs employés « nomades » en temps réel. Facebook Places indique où vous êtes et le signale aux amis qui ne sont pas loin. Google Latitude montre sa position géographique aux personnes autorisées et pour des lieux précis. Foursquare propose d’envoyer vos photos depuis l’endroit où vous vous trouvez. Ce sont les avantages de la géolocalisation associée aux réseaux : nous sommes toujours socialisés. Mais que vont devenir les asociaux, les solitaires et les individualistes? Ils vont faire comme Brian Moore, le programmateur new-yorkais qui a inventé Cloak, « voile», la première application « antisociale». Au départ, Brian ne voulait plus croiser son ancienne petite amie, un chagrin d’amour. Puis il s’est rendu compte de l’intérêt de devenir introuvable. Associée à Foursquare, Cloak propose un « mode incognito». Dès qu’un proche se dirige vers vous, une alerte vous prévient : vous pouvez débrancher ou vous éloigner. Cloak nous aide à éviter les « ex» à problèmes, les collègues bavards, les pots de colle. L’application est bien utile les jours où nous avons une sale gueule, où nous descendons à l’épicerie en pyjama ou désirons rester concentrés sur un travail – les mille raisons de vouloir être seul.

Archéologie: le match Israël-Palestine

lités économiques, idéologiques, sociales, religieuses entre groupes d’intérêt comme vis-à-vis de puissances extérieures, précise Patrick Viveret. Mais, dès lors que l’humanité est contrainte dese penseràl’échelledelaplanète,elle n’estplus menacée par des étrangers, mais par sa propre barbarie, son inhumanité. La sagesse platonicienne, christique ou bouddhique, celle qui combat la barbarie intérieure de chaque individu, passe alors du terrain de l’éthique individuelle à celui de la politique, pour former en quelque sorte une géopolitique de l’humanité.» Xavier Ricard Lanata et Patrick Viveret ne promeuvent pas un nouvel idéalisme, une société autorégulée qui se passerait de tout pouvoir qui « surplombe » la société ou d’un Etat garant de l’intérêt général. « Dans la vision hégélienne de l’Etat, ce dernier a d’ailleurs besoin de la société civile, sinon il tourne à vide et ne peut faire émerger le bien commun dont il est l’expression », note Xavier Ricard Lanata. Mais, dans la phase historique actuelle, où l’Etat est capturé par l’économie et où l’entreprise se trouve placée au cœur de l’organisation sociale, les autres acteurs de la société civile doivent, selon eux, pouvoir s’affirmer. C’est ce que Patrick Viveret nomme le « passage de la société civile à la société civique ». « Aucun acteur social n’est en soi porteur du paradigme de l’universalité, assure-t-il. Chacun doit rompre avec l’idée que le verrou qui empêche la réconciliation de l’humanité lui est extérieur, qu’on l’appelle exploitation capitaliste, Etat, patriarcat ou religion… Chacun doit reconnaître qu’il est à la fois le problème et la solution. Je ne cherche pas à valoriser tous les actes de la société civile. Ce qui m’intéresse, c’est le mouvement dynamique qui pourra nous éviter le pire, dont nous savons maintenant qu’il est possible, et qui permettra de faire émerger le peuple de la Terre comme sujet de son Histoire.» Ce mouvement, selon lui, est en train de modifier la manière dont les sociétés s’organisent. Les recherches en gestion des risques et des catastrophes montrent ainsi que l’autoorganisation des populations, surtout en matièrede prévention,est la condition première de leur résilienceaux chocs.«Les acteurspolitiques et économiques traditionnels, parce qu’ils ne conçoivent le risque que comme une menace extérieure, ne sont plus en mesure de gérerla questionde la surviede l’humanité,soutient Patrick Viveret. Ils ne peuvent sortir du paradigme de la rivalité, qui conduit fatalement à la montée aux extrêmes.» Certains analystes restent cependant sceptiques. Dominique David, le directeur de l’IFRI, admet certes que, face à des institutions politiques à bout de souffle, délégitimées et bien souvent impuissantes devant la montée d’acteurs transnationaux comme les entreprises ou les

Kiev, le 26 février. Des milliers d’Ukrainiens proeuropéens manifestent sur Maïdan. OLYA MORVAN/ WOSTOK PRESS

À LIRE « LA CAUSE HUMAINE, DU BON USAGE DE LA FIN D’UN MONDE »

de Patrick Viveret (Les liens qui libèrent, 2012).

mafias, il faut inventer de nouvelles formes d’interpellation qui permettent à d’autres segments de la société civile de « produire du politique » : c’est,selon lui,la conditionmêmedumaintiende l’Etat démocratique.Dans ce mouvement éternel des gouvernés contre les gouvernants despotiques et/ou incapables, il y a bien des spécificités contemporaines, reconnaît-il, mais elles sont, selon lui, essentiellement liées aux nouvelles technologies de l’information. De plus, il n’est pas convaincu pour autant par les vertus démocratiques de ces dernières. « Contrairement à ce que l’on dit, poursuit-il, leur effet principal n’est pas de constituer une société civile mondiale, mais de rendre instantanée la formulation d’intérêts particuliers auxquels les institutions politiques doivent répondre immédiatement.» Pour lui, le filtrage de ces revendications par les institutions politiques afin de parvenir à une expression de l’intérêt général disparaît : toute revendication devient ainsi légitime du fait même qu’elle est exprimée. « Je ne suis pas sûr que les défenseurs des grenouilles de la zone humide de Notre-Damedes-Landes ou que les pelleteuses de Vinci incarnent l’intérêt général », ironise-t-il. Sous le vernis de la communication généralisée, Internet aboutit, selon Dominique David, à la division communautariste d’intérêts particuliers, placés sur un pied d’égalité : ce sont des groupes d’intérêt locaux qui s’expriment dans le champ politique, en Egypte comme en Ukraine… Citant le philosophe et juriste allemand Carl Schmitt, pour qui « le souverain est celui qui gouverne en situation extrême », Dominique David observeen outreque, lorsqueles choses tournent mal (tsunami, guerre, crise financière…), ce sont vers les Etats que les individus et les groupes sociaux se tournent: garants de l’intérêt général, ils sont les seuls à avoir les moyens d’agir vite et d’obtenir rapidement des effets concrets. Le cas de l’Ukraine est curieusement cité à la barre par les tenants de ces deux positions – « réaliste » comme « humaniste ». Pour Dominique David, au-delà de la révolte populaire, « qui cherche d’abord, dans son contexte local, à trouver une expression politique », c’est bien le jeu traditionnel du contrôle territorial et stratégique qui mobilise les Etats et dicte les péripéties de la crise. Mais pour Patrick Viveret, « si l’on reste dans le paradigme antérieur, on a le choix entre laisser Poutine rafler la mise ou se diriger vers la montée aux extrêmes, y compris nucléaire. Il faut donc que d’autres acteurs soient capables de desserrer cet étau. Or, seuls ceux qui sont les plus faibles, politiquement, institutionnellement et économiquement, peuvent garantir que les solutions qu’ils proposent ne sont pas guidées par la volonté de puissance: ils sont les mieux placés pour faire avancer la co-construction de l’universalité». p

Le Centre national d’archéologie dont Israël entend se doter d’ici à avril2016 est au centre d’une polémique. Il sera réalisé à Jérusalem, à côté du Musée d’Israël, par l’architecte israélo-canadien Moshe Safdie, qui a conçu le Yad Vashem, le Mémorial de l’Holocauste. Occupant 35000 mètres carrés, le nouveau Centre doit accueillir plus de 2millions de pièces et 15000fragments des manuscrits sur parchemin et papyrus de la mer Morte. Le complexe sera constitué d’un musée, d’un centre de recherche archéologique, d’un laboratoire de restauration, et il deviendra le siège de l’Autorité des antiquités d’Israël. Mais l’Autorité palestinienne conteste cette institution. En effet, selon les Palestiniens, les manuscrits de la mer Morte, découverts par un berger arabe entre1947 et 1956 près du site de Qumrân, alors en Transjordanie, ont été conservés au Musée Rockefeller de Jérusalem-Est, quand la zone était sous contrôle jordano-palestinien. Ils ont été, ensuite, illégalement récupérés par l’armée israélienne lors de l’annexion de cette partie de la ville, en 1967. Pour les Palestiniens, il s’agit donc d’une violation du droit international. La directrice de l’Autorité des antiquités d’Israël affirme, de son côté, que son gouvernement a le droit d’exposer les manuscrits du fait qu’il les maintient en état de conservation.

Lady Gaga, DiCaprio et les start-up du Net

Que font de leur argent certains acteurs et chanteurs connus? Quelquefois, ils prennent des risques, investissant dans les start-up du e-business. Ainsi, la chanteuse pop américaine Lady Gaga a investi 200 000 dollars (environ 145 000 euros) dans la société The Backplane, une plate-forme (fondée en 2011) qui entend créer des communautés d’affinités. Depuis, The Blackplane a levé 4 millions de dollars (2,9 millions d’euros) et a séduit Coca-Cola et le Cirque du Soleil. Une bonne affaire. L’acteur Leonardo DiCaprio, lui, a participé en 2011 à un tour de table de 4 millions de dollars pour lancer Mobli, le réseau social de partage de vidéos et de photos qui veut donner à « voir ce qui se passe dans le monde à travers les yeux des autres personnes». Un an plus tard, la start-up levait 22 millions de dollars (15,9 millions d’euros). Le rocker irlandais Bono, de son côté, a cofondé le fonds de capital-risque Elevation Partners, qui a investi en 2009 dans Facebook 90 millions de dollars (65,2 millions d’euros), soit 1,5 % de son capital: depuis, Facebook est entré en Bourse avec succès, après un début difficile. Mais tous les riches célèbres n’ont pas risqué leur argent à bon escient. Le chanteur Justin Timberlake a tenté de relancer Myspace, en 2011. Aujourd’hui, le site de partage de musique périclite. Il a aussi investi dans la société d’éditions musicales Miso Media, qui a fermé en 2013.


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Les repenties du maoïsme Près de quarante ans après avoir laissé assassiner la directrice de leur lycée, en pleine Révolution culturelle,d’anciennesélèves de l’établissementpékinois font publiquementrepentance. Le Parti communiste chinois, lui, reste ambivalentsur le sujet

Brice Pedroletti

C

Pékin, correspondant

ela fait dix ans que Liu Jin, Song Binbin, Luo Zhi et plusieurs de leurs camarades du lycée de filles de l’Université normale de Pékin s’efforcent de faire la lumièresur les quatre-vingtsjoursde1966oùellesfurentlesprotagonistes d’une tragédie qui allait engloutir la Chine tout entière. Ces sexagénaires, qui ont derrière elles des carrières et des vies de famille bien remplies, se sont engagées sur une voie encore très peu explorée en Chine, et à demi taboue: celle de la repentance pour les atrocités commises par les gardes rouges durant la Révolution culturelle (1966-1976). Le 12 janvier, elles ont franchi le Rubicon en présentant publiquement leurs excuses à ceux de leurs professeurs de l’époque qui ont survécu, lors d’une réunion du lycée.

« La plupart de nos professeurs de l’époque nous ont dit qu’on aurait dû faire ce geste il y a longtemps ! » Liu Jin

ancienne garde rouge « La plupart nous ont dit qu’ils attendaient ce geste et qu’on aurait dû le faire il y a longtemps ! », raconte ainsi Liu Jin, 67 ans. Cheveux gris coupés court, jean et pull-over bleu marine, cette éditrice retraitée avait été désignée chef officielle des élèves du lycée dans les premières semaines de la Révolution culturelle, en juin 1966. Ce nouveau mouvement lancé par Mao, d’abord encadré par des « groupes de travail » du parti formés de cadres adultes,semblait alors inoffensif. En réalité, Mao, écarté des affaires courantes,allait jouer de son statutde dieu vivant auprès de la jeunessepour renverserla directiondu partià tous leséchelons, dans une bataille insensée qui fera des millions de morts. Pour comprendre, il faut remonter à une journée bien particulière, celle du 5 août 1966. Ce jour-là, c’est une scène digne d’un film d’horreur qui a lieu dans un lycée pékinois réservé à l’élite rouge. Les « groupes de travail» du parti viennent d’être dissous par Mao, furieux de les voir « éteindre le feu de la révolution ». Dans ce lycée, Liu Jin et son adjointe,SongBinbin,restentlesseulesreprésentantes d’une autorité au statut ambigu. Depuis la mi-juin, les professeurs et les

cadres dirigeants débusqués comme « ennemis de classe» ont été soumis à des « séances de critiques ». Sur les conseils de Deng Xiaoping, à l’époque vice-premier ministre, à qui elles avaient rendu compte des avancées de la Révolution culturelle dans leur lycée, Liu Jin et Song Binbin ont renvoyé des professeurs aux antécédents « problématiques». La chef du parti du lycée (l’échelon suprême de direction dans toute administration chinoise), une femme de 50 ans, Bian Zhongyun, elle, reste sous bonne garde car son dossier est accablant. Ses crimes? Elle n’a pas répondu à la question d’un élève voulant savoir, lors d’un exercice organisé au lycée, s’il fallait décrocher le portrait de Mao en cas de séisme. Puis elle a refusé de « repêcher » la fille du président chinois Liu Shaoqi, recalée de peu à l’examen d’entrée. Enfin, une femme a clamé, en juin1966, lors d’une « séance de critiques », que son mari, professeur au lycée, la trompaitavecMme Bian(uneaccusationquiserévéla fausse). La femme réclamait en fait que la chef du lycée lui verse le salaire de son époux dontelleétaitdivorcée,cequeMme Bianarefusé. Tout cela finit de convaincre que Mme Bian est un « mauvais élément». Ce 5 août, les élèves la forcent à crier à tuetête, en frappantune poubelleen fer comme si c’était un gong : « Je suis une tenante de la voie capitaliste ! Je suis une révisionniste contre-révolutionnaire! Je mérite d’être battue ! » Ce sont les filles de première année, soucieuses de montrer leur ferveur révolutionnaire, qui ont organisé cette punition. Les coups pleuvent: fusils en bois, barreaux de chaise sur lesquels des clous dépassent. Coups de pied, aussi, car certaines lycéennes en treillis portent des bottes de l’armée. A trois reprises, Liu Jin et Song Binbin interviennent. « La première fois, raconte Liu Jin, la foule se dispersa.» Mais dès que les jeunes cheftaines remontent dans leur bureau, d’autres recommencent à s’acharner contre Mme Bian. « Je craignais d’être critiquée en empêchant les violences. C’est vrai que c’est pour cela que je n’ai pas fait de mon mieux », a reconnu Song Binbin dans le discours qu’elle a prononcé le 12 janvier. « La vie humaine ne valait pas grand-chose. Mao était un dieu. Ses paroles étaient saintes. Toutle mondeétaitprêt à se sacrifier», déplore Gao Ning, une autre ancienne élève du lycée, déjà à l’université à l’époque. Ce sont les excuses prononcées le 7 octobre 2013 par une poignée d’ex-élèves « révolutionnaires », issus d’un autre lycée de Pékin, qui les ont convaincues d’agir. Là, le projet s’est imposé lorsque l’actuel chef de l’Association des anciens élèves du Lycée n˚ 8 de Pékin, Chen Xiaolu, 67 ans, a reçu d’un camarade des photos de cette période montrant les cadres du lycée astreints à des travaux dégradants et soumis à des « séances de critiques ». Le harcèlement des gardes rouges avait fini par pousser au suicide la

k Le 18 août 1966, place de la Porte-de-la-Paix-Céleste (place Tiananmen). Song Binbin, 18 ans, passe le brassard des gardes rouges à Mao. Cette photo est célèbre en Chine. DR

K Le 12 janvier, Pékin. Song Binbin (cheveux gris, au centre) présente ses excuses publiques, dans son ex-lycée. BEIJING NEWS

À VOIR « THOUGH I AM GONE » (« WO SUI SI QU »)

Documentaire de Hu Jie (2007), en anglais, 68 minutes. 1DVD Degenerate films.

À LIRE « LA DERNIÈRE RÉVOLUTION DE MAO. HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION CULTURELLE, 1966-1976 »

de Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals (Gallimard, coll. « NRF essais », 2009). « LES HABITS NEUFS DU PRÉSIDENT MAO »

de Simon Leys (Editions Gérard Lebovici, 1990).

secrétaire du parti du lycée, Hua Jin. « Le camarade qui a envoyé les photos par courriel a demandé si nous devions nous excuser. J’ai eu un choc ! », reconnaît Chen Xiaolu (qui était le leader des étudiants « rebelles », c’est-à-dire prêts à renverser au nom de Mao les usurpateurs du pouvoir au sein du parti). «On s’était déjàexcusés de manière informelle, mais on n’avait jamais organisé une cérémonie spécifique», nous explique-t-il, à son domicile pékinois. Celle-ci dut se tenir dans un lieu privé : le lycée jugeait trop « sensible » de l’accueillir dans ses murs. Liu Jin et ses camarades, elles, ont pu s’incliner devant le buste en bronze de Bian Zhongyun, leur ancienne chef d’établissement battue à mort. Ce geste de recueillement complète une enquête collective au long cours qu’elles ont publiée dans trois numéros spéciaux de 80 pages de Ji Yi (« Remémoration»), une revue confidentielle diffusée uniquement par courriel. Cette démarche inédite a toutefois une portée fragile : un seul média chinois, Les Nouvelles de Pékin,a couvertl’événementavant de se faire taper sur les doigts. « Il y a aujourd’huides conditions relativement mûres pour que des gens comme elle fassent ce type de geste, estime pourtant le philosophe Xu Youyu, lui aussi un ancien garderouge, qui a été l’un des premiers à rassembler des témoignages de gardes rouges, dans les années 1990. C’est positif car en racontant ce qu’ils ont vécu, ces témoins aident les autres à prendre conscience de l’Histoire et à en avoir une vision plus proche de la réalité. Mais je ne pense pas que cela va pousser l’ensemble de la société ou du pays vers une vraie réflexion, une vraie autocritique de la Révolution culturelle, et cela ne va pas changer grand-chose sur l’attitude du pouvoir par rapport à cette révolution.» Car si le parti a bien condamné la Révolution culturelle comme un « désastre » dans sa célèbre « résolution historique » de 1981, et s’il a réhabilité nombre de victimes (dont Mme Bian), il n’a jamais été question de sortir les cadavres du placard ni de fouiller les âmes meurtries des improbables bourreaux. L’Histoire est sa chasse gardée. Les excuses de Liu Jin et Song Binbin n’en ont pas moins marqué les esprits : car Song Binbin, 18 ans à l’époque et fille d’un grand général, est célèbre dans la Chine entière pour avoir passé le brassard des gardes rouges au bras de Mao, le 18 août 1966, sur la place de la Porte-de-la-Paix-Céleste (place Tiananmen). Soit treize jours après la mort de Mme Bian. Notant que son prénom signifie « douceur », Mao l’incita même alors à être plus « martiale », un bon mot qui, sanctifié par la propagande, déchaînera les violences à grande échelle. Et stigmatisera toute sa vie la candide Binbin. Dans l’ancien lycée des repenties de la folie maoïste, la statue de Mme Bian qu’elles ont fait ériger reste quasiment clandestine,

au fond de la salle de réunion où elle a été placée en 2011. La faire accepter, avec pour inscription le nom et les dates de naissance et de décès de Mme Bian, a été une semi-victoire: «Des élèves la voient, se posent des questions, c’est déjà ça!», remarque Luo Zhi, 65 ans, une autre ancienne élève. L’idée, lancée dès 2007, avait reçu un accueil mitigé : « Certains ne voulaient pas remuer les choses, d’autres, au contraire, voulaient inscrire les raisons de sa mort. Mais la société n’était pas prête pour un geste si fort. Notre objectifétait de faire contribuer le plus de gens, et près de 500anciens élèves ont participé.» Retournons à cette journée fatidique du 5 août 1966, dans le lycée de filles écrasé sous la chaleur. Une élève prévient Liu Jin, vers 19 heures, que Mme Bian ne bouge plus. « Son visage était tuméfié, elle s’était souillée et ses habits étaient imbibés de sang », décrit-elle. Elle avait été placée sur un chariot, que Liu Jin et Song Binbin pousseront jusqu’à l’hôpital tout proche. Les médecins, méfiants, refusent d’abord de soigner une « ennemie du peuple », jusqu’à ce qu’un enseignant courageux ose signer une décharge. Mais il est trop tard. Le mari de Mme Bian, Wang Jingyao, un éminent professeur de l’Académie des sciences, arrive avec ses enfants. Il est effondré. Iln’auradèslorsqu’uneidéeentête:photographier le corps meurtri de sa femme, conserver intacts ses habits et tout ce qu’elle portaitsurelle,biensûrencachette.LecinéasteindépendantHuJie luia consacré,en 2006, un documentaire bouleversant, Wo Sui Si Qu («Bienquejenesoisplus»),quin’estpasautorisé mais circule sur Internet. M. Wang y raconte qu’il met ce matériel en réserve «pour le jour où existera un musée de la Révolution culturelle». Aujourd’hui âgé de 96 ans, il a publié le 27 janvier, sur Gongshinwang («Consensus.net»), sa réponse officielle à la démarche des anciennes gardes rouges. Il récuse les « excuses hypocrites» de Liu Jin et de Song Binbin et les accuse de vouloir « se décharger du fardeau de la culpabilité». JointautéléphoneparLe Monde,ilaconfirmé avec véhémence sa position. Liu Jin n’est pas réellement surprise : elle a présenté à deux reprises des excuses individuelles à WangJingyao etl’a encouragé,lors d’unevisitechezlui,en2006,àluiposertouteslesquestions qu’il souhaitait sur la mort de sa femme. En vain : le vieil homme a refusé de la revoir. En 2012, deux autres anciennes élèves sont venues lui expliquer le projet de statue. Elles lui ont offert une vidéo sur sa fabrication. Il a paru ravi, apaisé. Mais il leur a renvoyé dix-sept jours plus tard le DVD avec un mot précisant qu’« elles savaient pourquoi». Liu Jin se refuse de juger Wang Jingyao : «C’est une tragédie inhumaine, et je ne peux qu’essayer de comprendre sa réaction d’homme traumatisé, nous confie-t-elle. Mais j’ai l’espoir que notre travail passe l’épreuve du temps. » p


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Samedi 29 mars 2014

CULTURE & IDÉES

Le look dictateur images

| Comme le maréchal Al-Sissi, candidat à la présidence égyptienne,de nombreuxdictateurs ont montré une prédilection pour les lunettes noires

Le 22 juillet 2013, dans une base militaire du Caire. Le général Abdel Fattah Al-Sissi, alors ministre de la défense, lors d’une cérémonie de remise de médailles.

Province de Jagang (Corée du Nord), non daté. Kim Jong-il inspecte le chantier d’une centrale électrique.

AP PHOTO/SHERIF ABD EL MINOEM

AFP IMAGEFORUM

Varsovie (Pologne), non daté. Le général Wojciech Jaruzelski.

Le 5 mai 1963, à la Maison Blanche (Washington). John F. Kennedy avec Mobutu Sese Seko, alors commandant de l’armée congolaise.

Le 10 juin 2009, à Rome. Mouammar Kadhafi, en visite « historique » de trois jours en Italie.

VIVIANE RIVIÈRE/ROGER-VIOLLET

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AFP IMAGEFORUM

Christophe Ayad

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our pouvoir se présenter à l’élection présidentielle égyptienne, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi a dû troquer son uniforme et ses galons pour le costume-cravate. Mais le militaire, qui a renversé le 3 juillet l’islamiste Mohamed Morsi, premier président élu démocratiquement de l’histoire de l’Egypte, ira-t-il jusqu’à ôter ses lunettes noires ? Depuis son irruption martiale sur la scène politique égyptienne, le maréchal Al-Sissi a remis au goût du jour cet accessoire, qui, dans l’imaginaire égyptien, ramène immanquablement à deux mythes, Oum Kalsoum et Gamal Abdel Nasser, dont l’aura continue de diffuser, en ces temps troublés de postrévolution, une rassurante nostalgie. Queson choixde porterdes lunettesnoires en public relève d’une mise en scène ou de la simple commodité, Abdel Fattah Al-Sissi fait tout pour ressembler à Nasser, le père de la deuxième indépendance égyptienne, le leader incontesté du panarabisme, mais aussi le bourreau des Frères musulmans et des libertés publiques. C’est l’ensemble de cet héritage que semble vouloir endosser Abdel Fattah Al-Sissi. Dèsl’été 2013,lorsqu’ils’estimposécomme l’homme fort du nouveau régime, Sissi a joué du mimétisme avec le grand Gamal. Alors mêmequ’iljuraitnepasavoirl’intentiond’en-

À VOIR « MOBUTU, ROI DU ZAÏRE »

documentaire belge de Thierry Michel (1999). Avec Mobutu Sese Seko, Patrice Lumumba (2 h 15). 1 DVD Les Films du Paradoxe. « GÉNÉRAL IDI AMIN DADA, AUTOPORTRAIT »

documentaire franco-suisse de Barbet Schroeder. Avec Idi Amin Dada, Fidel Castro, Golda Meir (1 h 32). 1 DVD Carlotta.

trer en politique, des affiches – d’origine indéterminée – ont commencé à tapisser les rues duCaire :onyvoyaitunephotod’archivesqui montrait un jeune scout âgé de 6 ou 7ans, de dos,faisantlesalutmilitairedevantunGamal Abdel Nasser paternel et amusé. Le texte qui y figurait laissait entendre qu’il s’agissait d’Abdel Fattah Al-Sissi, ce qui est non seulement invérifiable, mais probablement faux… Le général Sissi a peut-être inconsciemmentvoulu raviver l’esprit pionnieret nationaliste des débuts de la République. Même si Sadate et Moubarak ne dédaignaient pas de porterdes lunettesde soleil,les grosseslunettes noires en écaille restent définitivement l’apanage des « officiers libres », ces jeunes hommes en treillis qui ont libéré l’Egypte de ce qui restait de colonialisme et d’une monarchie à bout de souffle. Mais le modèle que porte Sissi, plus arrondi et profilé façon Men in Black, évoque d’autresantécédents,nettementplus inquiétants. En cultivant son image d’homme fort et sanspitié, AbdelFattah Al-Sissi prendle risque de s’inscrire dans une longue lignée de chefs d’Etat à épaulettes et lunettes noires. Est-ce pour se soustraire au regard de leurs concitoyens ou pour mieux en imposer, toujours est-il que les hommes forts semblent avoir une prédilection pour les lunettes de soleil. Cette observation a beau ne pas être le fruit d’une étude scientifique – on attend d’ailleurs la thèse brillante de sciences politique qui fera autorité en la matière dans le monde universitaire française –, elle repose

sur une solide fréquentation des livres d’histoire: qu’ont en commun Wojciech Jaruzelski, Augusto Pinochet, Mobutu Sese Seko, François « Papa Doc » Duvalier, Kim Jong-il ou Mouammar Kadhafi ? Celui d’avoir offert un visage sans regard à leurs concitoyens et d’avoir mis en scène l’opacité de leur pouvoir. Ni le soleil ni les dieux ne feront baisser

Dans les démocraties occidentales, leur port est généralement synonyme d’une opération de relations publiques la tête des solaro-dictateurs: tel est le message qu’ils entendent faire passer. La vérité impose cependant quelques nuances. Le général Jaruzelski, entré dans l’Histoire pour avoir imposé l’état de siège en Pologne, le 13 décembre 1981, porte des lunettes sombres à cause d’une intolérance à la lumièredéveloppéelors de ses années passées en déportation en Union soviétique, lorsqu’il coupait du bois dans la taïga de l’Altaï. Une apparence trompeuse, comme les

arguments de ses supporteurs qui défendirent la thèse selon laquelle l’état d’urgence avait permis d’éviter une intervention militaire de l’URSS. Autant les lunettes fumées semblaient déplacées dans la grisaille polonaise, autant elles paraissent aller de soi sous le soleil africain. Et pourtant, le dictateur ougandais Amin Dada, le Zaïrois Mobutu ou encore le Gabonais Bongo ont arboré leurs binocles sombres avec une fierté ostentatoire, comme s’il s’agissait d’un trophée arraché des mains des colonisateurs blancs, qui avaient introduitcet accessoireen Afrique. Parun ironique retourdeschoses,unemarquedeverressolaires français, Sunsitive, avait fait sa pub, dans les années 1970, en utilisant des images du maréchal Mobutu chaussant des lunettes teintées.Leslogan– «Sunsitive,lesverressolaires qui éclaircissent à l’ombre » – n’était pas dénué d’ironie. Quant aux démocraties occidentales, le port des lunettes de soleil y est nettement plus rare. Celui-ci est généralement synonyme d’une opération de relations publiques: les lunettes servent à signaler le caractère informel d’une rencontre diplomatique au sommet ou le fait que les grands de ce monde aussi savent prendre des vacances. Grâce à ses lunettes noires, John F. Kennedy a fait entrer Hollywood à la Maison Blanche. Avec ses Aviator sur le nez, c’est le show biz que le président Nicolas Sarkozy a invité lorsqu’il s’est affiché avec Carla Bruni, en Egypte. Mme Sissi devrait se méfier. p


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