regards croisés
b. vollmer
des textes de michel arcens sur des photographies de pierre corratgé préface de gérard bourrel 1
claude belime
jean-françois bauret pascal ferro lucie et simon michel peiro fernand pio frédérique plas charlotte tanguy
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regards croisés
des textes de michel arcens sur des photographies de pierre corratgé préface de gérard bourrel
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Š Editions bla-blART/Revue Regards, Septembre 2010.
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Préface Pierre Corratgé – lui qui ne renie pas une filiation avec la « Correspondance new-yorkaise » de Raymond Depardon – a choisi pour ces « Regards croisés » des photographies venues d’horizons multiples. Pierre Corratgé, qui est aussi médecin, souligne qu’elles ont été prises « en voyage » dans le but d’amener le « voyageur (celui qui regarde et qu’il emmène avec lui) à ouvrir les yeux sur le monde ». Mais pour ouvrir les yeux sur quoi ? sur qui ? sur le monde qui nous entoure, que nous ne verrions pas et qui pourtant est le nôtre ? sur la quotidienneté de ce monde que l’habitude estompe et sur ses détails les plus intimes, les plus inédits? sur ce que l’œil du photographe voit ? sur ce qu’il veut que nous voyions du monde , de lui-même ou de nous-mêmes ? Le grand savant américain Charles Sanders Peirce affirmait que son projet de chercheur-phénoménologue était « d’ouvrir les yeux de notre esprit ». Il voulait dire que le regard que nous portons sur les choses du monde nous ramène à notre conscience dans laquelle elles sont « déjà-là », à ce qui s’y est accumulé depuis les débuts de nos existences, quelquefois enfoui, caché, rangé, quelquefois oublié, occulté, inconscient. La photographie en noir et blanc de Pierre Corratgé est dépouillée, laissant des espaces libres à notre conscience, des espaces où l’on s’engouffre pour aller y chercher dans le plus profond de nos histoires personnelles, de nos expériences intimes, cette petite flamme singulière qui y brûle doucement . La photographie de Pierre Corratgé ouvre aussi nos cœurs. C’est un appel à l’émotion, un rappel de nos émotions passées, que les scènes de la vie quotidienne, que les paysages qu’il nous donne à voir mobilisent chez nous comme une provocation. Gaston Bachelard, cet immense philosophe poète, n’écrivait-il pas « qu’avant d’être un spectacle conscient tout paysage est une expérience onirique » . On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages que l’on a déjà vus en rêve. Le rêve serait un « déjà-là » dans nos consciences que l’image photographique nous permettrait de réaliser en nous transportant vers cet ailleurs rêvé. Ainsi la photo donne corps à ce que notre esprit imagine, à ce que notre cœur ressent. La phrase de Pierre Corratgé montre bien qu’en nous faisant « ouvrir les yeux » la photographie est « l’occasion instantanée » d’une ouverture sur les horizons du monde, sur les recoins les plus secrets de notre être, empruntant des passages qui tantôt s’ouvrent , tantôt se retrécissent, mais toujours vers un ailleurs incertain. Ancien journaliste aujourd’hui chroniqueur du monde musical, Michel Arcens a été l’élève de Michel Henry, philosophe et phénoménologue de la vie. Il nous dit dans un de ses textes « c’est par tes yeux que je vois
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la lumière » nous ramenant à sa façon au projet photographique de « faire voir à l’autre » .. Mais cette lumière, tantôt un éclair, tantôt un reflet, une transparence, n’a plus les couleurs ni la brillance d’un temps révolu ; c’est le propre de la photographie de Pierre Corratgé de lui redonner sa joyeuse clarté. Ce qui frappe immédiatement à la lecture de ces magnifiques textes poétiques, c’est que l’évidence du rapport entre l’image et l’écrit ne nous apparaît pas d’emblée . Mais faut-il le chercher ? et où faut-il le chercher ? dans l’espace d’une rue, dans le mouvement d’un geste quotidien, d’un bond, d’un élan, du vol d’un oiseau, dans l’éblouissement d’une lumière. Il y a dans ces textes indéniablement l’expression d’une douleur du temps qui passe, de celui qui n’est plus, mais encore bien vivant dans le souvenir d’un vécu paraissant inassouvi et que les images font rejaillir. Les textes sont imprégnés de ces dualités spatio-temporelles qui hantent Michel Arcens, de la présence-absence, de la vie et la mort, du vide et du plein, dans lequel le hasard de la rencontre et le destin ont leur mot à dire. C’est la magie de la photographie que d’amener celui qui la regarde vers un ailleurs absent pour le rendre soudain dans sa forme de présence étonnante, « insaisissable » ; mais pas n’importe quel ailleurs, tour à tour, au gré des textes un ailleurs de souffrance, un ailleurs de frustration, de manque, mais aussi un ailleurs d’espoir, de joie où les odeurs, les murmures, la douceur même des caresses reviennent en mémoire pour être revécues intensément « comme une flèche en retour » . En choisissant ces photos parmi les innombrables photos qu’il a pu faire, Pierre Corratgé, comme tout artiste, a pris un risque que Michel Arcens a magnifiquement relevé. A l’instar de ce que nous enseigne la vision ternaire du monde de Peirce, chaque fois que l’on est face à une représentation artistique du réel, la photographie en particulier, on court le risque de signifier autre chose que ce qui est montré. C’est ce qui a fait dire à Roland Barthes que « la photographie emporte toujours son référent avec elle ». En bons phénoménologues de la vie, Pierre Corratgé par les images et Michel Arcens par les mots, ont réussi à montrer l’importance de l’instant dans ce temps chronologique qui passe toujours trop vite et « qui n’existe pas » à côté de ces instants vécus, qui eux, sont gravés dans nos esprits et dans nos corps à jamais. C’est le propre de l’Art que de les faire resurgir dans nos vies pour le meilleur et pour le pire.
Gérard Bourrel
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Dans un éclair L’oiseau dans un éclair, dernier feu qui sombre dans l’océan, Un vent frais donne au ciel ses couleurs rêvées… Le bonheur est souverain à l’angle de ta maison, au cœur de la ville. Nous sommes sans âge, invisibles, indissociables, Morts ou vibrants d’un souffle sans fin : Le monde s’est évanoui autour de nous. En ces jours altérés de la mémoire Où la nuit fut notre mère silencieuse Te voici enfin apaisée et moi qui ne t’attends plus.
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Un ciel gris C’est sans reflets que les choses du monde brillent au loin. Il n’y a pas de craintes au front comme à l’abrupt du désir. La musique scintille sans cesse mais elle est sans mémoire pour toutes celles qui n’y prirent garde : elles ont vécu dans l’effroi ensoleillé de l’avenir. Il y eut tant de combats au prix de tant de sang. Les plus jeunes d’entre nous grandirent dans la dépendance de leur temps. Aujourd’hui le ciel est aussi gris que la rivière et l’océan ; il n’y a plus rien qui vaille que le partage. Ceux qui sont venus de loin, de ce village caché dans le souvenir des Anciens, ceux-là ont amené l’espoir sans le chagrin. Sur ce chemin qui ne conduit à aucun terme, sous l’implacable qui efface tout, nous avançons toujours. Pour revivre à peine. Les nuages ne dissimulent aucune chose, ni aux regards, ni à la pensée, pas même les couleurs de jadis. Et toi, tu n’oublies rien de ce qui fut, de ce qui est.
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La mer en silence Le froid gagnait. Les douleurs semblaient irréparables. La séparation de l’oubli était impossible. Il y avait trop et trop de vagues. Il y avait trop et trop d’espoir et trop de désespoirs. Entremêlés, enchaînés. Toi, tu étais plus belle que la beauté elle-même : tu vivais. Tout éclat de lumière était en ce temps-là une noblesse. Quand la solitude te réveilla de tes songes, de tes rêves évanouis, dispersés de par le monde, le silence régnait. La mer était immobile. La vie continua comme la mer t’emporta. L’affection n’en fut pas altérée. L’amitié n’eut plus de terme. La mort, l’enfer ne séparent pas davantage. Quand on y prend garde ils rapprochent. Et ils rassemblent ce que les femmes et les hommes ne peuvent parfois oser. Tu revins de ce pays étrange. Je t’y accompagnais. Il fallait fermer les yeux et marcher cependant d’un pas assuré. Ce qui nous unissait c’était un rire, présence de l’instant, vibrant et joyeux. Il demeure à la transparence des regards. En silence.
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Présence La ville était familière et les songes l’envahissaient sans que nous sachions bien quelle mémoire en gardait les secrets. Tu aimais ton amour. Il était ici, partout, avec toi. Vigilant à la mesure des heures, au plus clair du soleil, au plus brillant des nuits de bruits, de cris, des peurs que plus rien n’évitait depuis quelque temps. Tu aimais cet amour. Rien ne l’enlèverait. Ni le fracas des armes, ni l’épouvante des terreurs. Pas même l’épuisement de la terre, celui du ciel, de la mer proche, oubliée dans le temps divisé du monde. C’était là ta présence certaine, ineffaçable. Cet amour était ton amour : invisible, impossible . Ton amour est encore sans défaite.
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A l’instant du regard
La solitude n’hésite jamais au détour de son chemin. Elle emporte les battements incessants de l’âme Et ta vie qui va ; non loin de la mienne. Enfin. Sans plus de douleurs. Au risque éperdu de la joie… J’avais survécu à bien des hasards, Ton regard avait croisé le mien : A ce jour, c’est par tes yeux que je vois la lumière Et la nuit que rien ne dissimule plus. Nous sommes nombreux à parcourir l’incertitude, A reconnaître l’injonction d’un instant, L’épreuve nue, l’heure dite, la clarté d’un écart. Seuls, nous poursuivons le don.
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Dans la rue du dauphin vert « …Mais la danse du paysage, la danse du paysage, danse-paysage… » (Blaise Cendrars « Dix-neuf poèmes élastiques ») Te souviens-tu quand tu dansais ce soir d’été, au milieu de la rue ? Te souviens-tu de la douceur de l’air, et de tout ce qui nous entourait ? Te souviens-tu ? Nous étions au cœur du monde ! Nous étions le cœur du monde ! Les enfants font des châteaux. Toujours recommencés, ils sont éternels. Les rêves ne se dissipent jamais tout à fait. A la douceur d’une ombre il y eut les éclats d’une chanson. Et toi tu donnais, sans le savoir peut-être, sans le vouloir sans doute, du bonheur à tous ceux qui t’apercevaient. Toi qui m’es si précieuse, te souviens-tu de cette rue du dauphin vert ? Cet éclair fut au cœur de ton amour, au cœur de ta vie. Parce que la vie t’aimait vraiment. Pareille aux sables des enfants, elle est éternelle sous tes pas si légers, Au sommet apaisé de tes sourires, au centre de tes joies incessantes, de tes inquiétudes affectueuses. Lorsque tu dansais dans la rue du dauphin vert…
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A l’heure dite A l’heure dite, tout est clarté, tout est ici, tout demeure et se tait. La tristesse de l’absence, la souffrance d’un lointain, ne se dissipent pas. Une silhouette aperçue pressant le pas Et l’attente de cet enfant à naître bientôt. Le prix du destin frappe au cœur de la lumière soudaine, légère, inassouvie. L’humble souci de nos vies passées, Où puis-je, sans toi, conduire mon chemin ? L’étreinte fut douce, l’éclat de la lumière annonçant ton départ est une douleur sans fin. A l’heure dite, je ne sais plus où vit mon amour. Il est toujours mon amour dans ma vie divisée. Le vide envahi de mon cœur et autour de lui, Le monde rempli de bruits, de fracas et de murmures incessants.
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Une amitié innocente Dans le bond il y a le regard. Avant toute chose il y a un élan. Dans tout présent apparaît une lueur inassouvie. Ils furent tous deux, dans le froid et dans la lumière, Compagnons de leur propre vie. Davantage nous fut inatteignable, pour toujours. Dans la course il y a une peur résolue. Avant toute chose l’innocence demeure. Dans l’avenir l’amitié s’aventure.
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Au bout de la route Partis soudain, à l’autre terme de nous-mêmes, ce fut le seul destin à l’angle du jour. Et puis l’éclair frappa le seuil. Nous espérions les climats nouveaux qui s’annonçaient. Nous aimions les rampes acérées, les aiguilles de feu, les lampes sans reflets. Le ciel violent saisit jusqu’au seuil ébloui. Les dieux de notre maison ne pouvaient s’enfuir, Ton sang ne pleurait plus depuis longtemps. Tu es inassouvie au bonheur présent. Au bout de la route, Au creux d’une vie, Se trouve le sanctuaire effondré de nos espoirs.
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La marque de l’instant Au fronton des murailles ils étaient nombreux les sages d’autrefois. C’est pour leur pays qu’ils vivaient lorsqu’ils se retrouvaient dans les ruelles accablées ; Pour eux, le secret était le terme d’un attachement. Le combat unissait, comme les pierres dans l’eau rapprochent les vagues. Là, scellé au mur, accrochée comme une plante qui vit de sa chaleur, La marque incontestable du destin était advenue. Les mêmes savaient les heures, passé et avenir abolis, La fragilité d’un instant, marque de la lumière quand elle annonce midi, La première nuit où ils étaient nés.
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Les larmes du ciel J’aimais la vie quand la vie m’aimait. Les larmes du ciel sombraient dans mon pays Qui s’affaissait soumis aux combats Les plus vains, aux pensées des nuages. J’aimais le ciel quand la terre m’aimait. L’oracle entendait les vœux et les prières Des souffrances et des désirs : Le temps ne se mesurait plus depuis la dernière lune. La nuit de nos enfants Accordait les caresses d’une main Les sourires de l’absente, Les rêves de demain. Les larmes du ciel nous avaient toujours consolés.
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« Le chant des oiseaux… » « Il y a plus de cent marches. On arrive très haut sur la falaise, dans une région où vivent les oiseaux. » ( Jean-Marie Gustave Le Clézio « Voyages de l’autre côté ») Au milieu exact de cet après-midi je reviens vers toi, le pas pressé, en surmontant les obstacles du chemin. Le ciel est clair, le vent se lève âpre et violent. La vie sans doute renaît en ce moment. Cet après-midi nous saisi dans sa stupeur et le chant des nuages envoie jusqu’aux battements de mon sang ton image vibrante et scintillante. Dans cette région du monde où vivent les oiseaux, il en est ainsi. Ici, je t’ai découverte. Seuls, nous demeurons en ce pays: la vie résolue, irrépressible, incessante. Comme tes sourires. Comme un rire. Comme une joie qui jaillit, sans soupçon, à l’origine du matin, dans le chant des oiseaux. Comme toi. Savons-nous vraiment ce que les oiseaux qui passent là haut, auprès de nous, disent dans leur langage ?
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Seul, l’intérieur obscur de l’amour… C’était il y a déjà longtemps. Dans mes souvenirs je n’aperçois plus ces paysages, ni même ton visage. Ce sont eux pourtant qui m’avaient saisi comme au premier lever du jour. Entre mes mains, sous mon regard, ce papier, cette image, ne peuvent rien me montrer, rien me faire voir. Mais depuis ce matin plus rien ne se cache, rien ne se dérobe : tout resurgi dans une présence étonnée. A chaque heure ton sourire irradie et m’atteint comme une flèche en retour, comme les rayons différés d’une étoile. La lumière du ciel est ta chair, elle est la mienne partagée. Plus rien n’a de sens, plus rien n’est à entendre. Seul, l’intérieur obscur de l’amour est présence inexprimable, vie vibrante au centre de la nuit. C’est comme cela qu’est notre joie : insaisissable retour de l’absent, réveil ébloui d’un matin. Celui qui demeure en sa liberté retrouvée, dans la clarté d’une chambre.
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Le retour Sur le chemin de pierres quelques épaves de bois noir, dans l’air le parfum inavouable d’un passé déjà lointain, les images brutales de fleurs renaissantes et d’un soleil trop haut. L’espoir s’était perdu dans le ciel d’une nuit lointaine, comme un astre guide le regard et les pas. La vie se donnait à la vie dans l’innocence approuvée. Ici fuyait le bonheur. Fugace et malheureux dans ses lueurs inaccessibles. Tu sais combien les notes furent éparses. Tu t’obstinais à les réunir. Elles t’échappaient pourtant car le temps, c’est vrai, n’existe pas. La souffrance, la douleur, intolérables et il n’y avait devant nous que l’indicible faction de l’oubli. Nous découvrîmes le chemin qui va jusqu’à l’abri, au centre de la clairière. En ce jour, il n’y avait plus de risque ni d’obstacle pour un retour accompli. Abondante, la source continue de couler entre tes mains jointes.
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p. 7: New York, 1994. p. 9: New York, 1994. p.11: Coney island, 1997 p.13: New York, 1994. p.15: New York, 1994. p.17: New York, 1994. p.19: New York, 1994. p.21: Maroc, 2000 et New York, 1994. p.23: Maroc, 2000. p.25: Girona, 1998. p.27: La RĂŠunion, 1988. p.29: Paris, 2001. p.31: Paris, 2001. p.33: Bretagne, 1988.
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Edité par bla-blART, « pour parler de l’art autrement », association 1901, 20 rue JB Lulli; 66000 Perpignan. www.bla-blart.com . Production technique: Pierre Corratgé www.corratge.com Il a été réalisé une édition de luxe, tirages originaux argentiques de Pierre Corratgé sur papier baryté 30 x 40, reliés, en 6 exemplaires numérotés de 1 à 6. Imprimé par Crealink, Perpignan www.crealink.fr Septembre 2010
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Š Editions bla-blART/Revue Regards, Septembre 2010. ISSN: 2110-7513