Regard HS #5

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r e graer dg sa r d s

john batho

HS

revue de photographie photographic review 1

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d es t e x te s r é d i gé s p ar l ’ ate l i e r d’ é c ri tu re d e l a bi bl i o thè qu e de S ai n t Estè ve su r u n e séri e p hotog rap hi qu e d ’ Eti e n n e C on te

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L es photographies d’Etienne Conte ont la beauté des choses sim p l e s . U n a r b r e , l e s marches d’un escalier, une trace de pas sur le sable… Autant de détails s a i s i s p a r l ’ œ i l d u photogr a phe et of f er ts san s d éto u rs au regard . L’ ap p ro ch e s e veu t i n s ti n ct i ve et l ’a r t i st e effacé, laissant toute sa place à l’image. O r toute dém a r ch e créati ve s u p p o s e u n ch o i x, u n e « i n ter ven ti o n » , sa n s qu o i el l e r este c a ntonnée a u seul témo i gn age. Au s s i l e travai l d e E ti en n e Co n te n’ a r i en d ’i n n o cen t ; l a sim plic ité qu’il nous don n e à vo i r n’ es t j amai s s i mp l i s te mai s , au co n trai r e , p er cu t a n t e . Po u r celui qui prend le temps de s’y ar rêter, elle suscite toujours l’étonnemen t – u n é t o n n e m e n t qui n’est pas seulement esthétique, for mel, mais aussi et surtout prof o n d é m e n t h u m a i n . N ous som m es a u c œ ur des ch o s es l es p l u s an o d i n es . Ces im a ges sont au s s i u n e i n vi te à réi n ves ti r l e ch amp d es p o s s i bl es. E t i en n e C o n t e ne dit pa s v oy ez c e que j e vo i s , mai s vo yez ce qu i éman e d e ce qu e j e voi s. Po u r l u i , l a p ho tographie est aussi rencontre car, muette, elle parlera à qui la regardera , l a f e r a s i e n n e e n un m éla nge im pr év isib le. Un e d émarch e qu i rép o n d p ar fai temen t à l ’ état d ’esp r i t d e l ’a t e l i er d’écriture proposé par la bibliothèque de Saint-Estève, dont il est cette a n n é e p a r t e n a i r e . U ne f ois enc or e c ette r en co n tre a eu l i eu . E t, co mme to u j o u rs , l ’ i mp révi s ibl e ét a i t a u r e n d ezv ous.

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Parfum d’enfance. Allongée sur le dos, je regarde défiler les nuages dans le ciel. Je nous revois, les cousins, alignés les uns à côté des autres. « T’as vu ! le néléphant… Il est rigolo, il souffle des nuages avec sa trompe ». « Mais non, crétin, tu vois des éléphants partout, toi, et puis on dit éléphant pas néléphant... et puis c’est pas un éléphant, c’est un cochon » « Il est parti ton cochon, il est en train de devenir tout maigre. Dans deux minutes, il ressemblera à un escargot ». Les longs après-midi d’été dans le jardin de notre grand-mère se terminaient presque toujours par une revue du zoo que représentait le ciel pour nos yeux d’enfants. Pendant que les parents refaisaient le monde devant l’apéritif rituel, nous nous amusions de rien et de tout. Les années ont passé, nos yeux d’adultes ne voient plus passer les éléphants et autres bestioles sympathiques, nos enfants s’amusent devant des écrans à poursuivre des personnages imaginaires bien moins attirants que notre ménagerie de dessin animé. J’aimerais tant, d’un coup de baguette magique ponctué d’un « supercalifragilisticexpialidocious », sauter par-dessus la barrière, telle Mary Poppins, entraînant mes chères têtes blondes, scotchées à leur ordinateur. Je leur ferais alors parcourir le ciel à la rencontre des néléphants et autres escargots et danser une fantastique farandole autour des nuages déguisés en baobabs chargés de barbe à papa. Les nuages noircissent… on dirait des baleines en train d’expulser de l’eau de mer… Mais il pleut. Vite à la maison ! Catherine Fischbein

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Avec une attention extrême, elle examina la photo qui lui avait été donnée. Plusieurs fois, dans ses mains, elle la tourna, la retourna de gauche à droite, de bas en haut… Elle soupira et admit qu’elle ne savait quoi écrire, du moins ce soir ! Et comme il était très tard, elle décida d’aller se coucher. Alors, sur les chemins du rêve, dans un tourbillon lumineux, elle vit bouger la grande fenêtre et l’immeuble rénové de la photo. Tout fut renversé. Soudain, tombèrent d’une figure géométrique orange, trois rectangles et deux demi-sphères de couleurs vives et toniques qui se placèrent en une diagonale presque parfaite dans l’espace bleu de la vitre. Ensuite, de l’encadrement de la fenêtre se détacha une multitude de fragments de métal gris qui s’étirèrent pour devenir des lignes, droites et courbes… Elles zigzaguèrent en toute liberté, puis vinrent se poser à côté de minuscules bulles transparentes, légèrement argentées, qui ressemblaient, me semblat-il, aux petites gouttes d’eau sur le miroir oublié un jour de pluie, sur la table du jardin… Toujours dans le monde irrationnel des songes, une main osa, sur la couleur d’un ciel d’été, dessiner quelques formes douces et ondulantes, comme des voiles nacrés qui se seraient échappés de fenêtres imaginaires… La même main, d’un mouvement rapide, ajouta des traînées de poudre d’or et des pépites cuivrées éparpillées dans l’espace bleu azur. Ensuite, dans l’univers magique du rêve, elle perdit la notion du temps, et son esprit s’en alla ailleurs… Une horloge sonna. Il faisait jour, et elle se réveilla… Elle eut alors le souvenir un peu confus d’une œuvre géante où se disputaient dans un combat étrange la rigueur d’une formelle et froide géométrie et le geste libre et généreux d’un monde onirique, lyrique, émotionnel ! Elle sut ce que la photo avait enfin révélé à sa rêveuse imagination : ce qu’elle allait écrire peut-être, peindre sûrement !

Rosy Vergès

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Contact Ennemi Cela faisait six mois qu’il n’était pas revenu chez lui. L’appartement était dans un sale état. Six mois qui lui paraissaient une éternité. Six mois qu’elle avait disparu. Au milieu du grand salon trônait le canapé rouge, là où tout avait commencé. Il se remémora comment sa vie avait basculé. Il sortait d’une réunion importante, où il avait exposé comment il avait réussi à déjouer un attentat, en pénétrant dans l’esprit d’un Shiva. Il était tard et il s’apprêtait à entrer dans son immeuble lorsqu’il avait entendu du bruit dans la petite ruelle où on entreposait les poubelles. La main non loin de son arme de service, il s’était avancé prudemment. Allongé au sol, gisait une Shiva, le corps tuméfié et les vêtements déchirés. Que faisaitelle là ? Que lui était-il arrivé ? Alors qu’il aurait dû contacter le département de la défense, il était allé à l’encontre de toutes les règles de sécurité qui étaient instaurées, lorsqu’on découvrait un ennemi en territoire Terrien. Il l’avait prise dans ses bras et emmenée chez lui. Il se rappela que pendant qu’il la pansait, son regard s’était attardé sur cette femme Shiva et qu’il lui avait trouvé quelque chose de presque humain, une sorte de fragilité qui la rendait belle. Danalya s’était remise de ses blessures. Son corps avait une capacité régénératrice impressionnante. Allongée sur le canapé rouge, elle l’avait regardé de ses grands yeux noirs où se lisait de la curiosité. De par son travail, il était un des rares Terriens à parler le langage des Shivas. Il lui avait expliqué qu’il ne voulait pas la livrer à ses supérieurs et elle n’avait semblé comprendre pourquoi il agissait ainsi. Lui non plus d’ailleurs. Elle n’était pas entravée et elle aurait pu s’enfuir, mais elle était restée là, deux nuits durant. Etait-ce parce qu’elle ressentait cette même attirance ? Lorsqu’il s’était assis à côté d’elle et lui avait caressé le visage, elle avait tressailli sans pour autant se dérober. Avec hésitation, cherchant dans les yeux de l’autre un refus inexistant, leurs lèvres s’étaient touchées. Ayant brisé, par ce léger contact sensuel, la barrière du tabou, ils s’étaient enlacés. S’effeuillant tour à tour, leurs corps nus avaient glissé l’un sur l’autre. Et tandis qu’il cueillait d’un baiser un sein tendu, elle l’avait attiré vers elle. Cela avait été un moment magique. Il se rappelait qu’après cela, alors qu’ils étaient tous les deux lovés l’un contre l’autre sur ce canapé rouge, il lui avait semblé comprendre ce qu’avait pu ressentir le premier homme noir à s’unir avec une femme blanche. Heureux sont les êtres qui savent voir au delà de l’apparence. Malheureusement tout avait une fin. Un vaisseau Shiva avait réussi à s’infiltrer dans la ville et à retrouver la trace de Danalya. Alors qu’ils dormaient paisiblement, après avoir une fois de plus fait l’amour, le mur de la chambre avait explosé. Le temps qu’il reprenne ses esprits, les Shivas s’étaient emparé de leur sœur et s’étaient enfuis. Un rayon de soleil, filtrant à travers les rideaux, traça une ligne de lumière sur le canapé et le tira de sa rêverie. Il s’avança vers les rideaux et les ouvrit pour regarder le ciel. - Où es-tu mon amour ? Loin, à quelques milliers de kilomètres, dans un vaisseau Shiva caché derrière une lune, Danalya regardait dans la même direction que Nathan sans le savoir. Elle avait rempli sa mission et reçu les hauts honneurs pour avoir, au nom de la science, eu le courage de s’unir à l’un de ces êtres primitifs et poilus. Mais elle n’en avait retiré aucune fierté. Elle porta une main à ses lèvres en se remémorant leur premier baiser. - Je t’aime Nathan, pensa-t-elle tandis que deux de ses quatre bras caressaient son ventre qui s’arrondissait de jour en jour. Jérôme Houry

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Voilà une heure qu’elle patientait dans l’immense salle d’attente surpeuplée… Si toutefois on appelle « patienter » le fait de guetter toutes les dix secondes le panneau électronique où s’afficherait son numéro ! Elle avait longuement hésité avant de se décider à prendre ce rendez-vous : ses tentatives précédentes ne s’étaient guère révélées encourageantes. Comme ce lointain midi où sa fille l’avait invitée à déjeuner dans son nouvel appartement… Elle avait dû sonner plusieurs fois et jeter un caillou sur les volets pour enfin voir apparaître un zombie qui n’avait rien dans son frigo ! Le rendez-vous avait donc été pris au standard. Depuis, Marianne ne s’était pas manifestée : aucune annulation… C’était sûr, elle acceptait de revoir sa mère. Huit ans de silence, lourds d’incompréhension mutuelle… Elle se surprit à sourire en préférant évoquer la petite Marianne dodue qui l’attendrissait. Ses mots d’enfant, sa première comptine, ses moues boudeuses mais comiques… Soudain, son numéro s’afficha. Elle se renseigna et suivit des flèches, de couloir en couloir. L’excitation grandissait en elle. Quelle jeune femme Marianne était-elle devenue? Elle l’espérait heureuse, épanouie… Le dédale l’avait conduite dans un vieux bâtiment, devant une porte vitrée. Le bureau de sa fille, enfin. Là, ce fut le choc : « on » avait laissé un petit mot : « Je Revien t de Suite » Sa fille n’était donc pas là ! Triste accueil que cette fiche bristol, impersonnelle, truffée de fautes : majuscules inappropriées, orthographe de base méconnue, adverbe familier… Et même cette porte horrible, avec son mastic irrégulier, son bois mal entretenu, sa poignée quelconque : tout cela puait la médiocrité. Quel manque de classe ! Travailler aux archives ! Aucune ambition… Décidément, quels atomes crochus avec cette enfant rebelle, vulgaire parfois, égocentrique ? Elle tourna les talons et sut qu’elle avait tiré un trait définitif. Relookée, je sortis des toilettes : j’avais fait de mon mieux, me décidant au final pour le rouge à lèvres nacré, car ma mère aimait depuis toujours cette nuance… Zazamich

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Les étoiles ont filé. Je ferme les yeux sur le monde. Dès lors que je dors, je m’arrange; Je fais de nous des amants Personne ne nous dérange. Mes rêves se confondent Mes mains qui façonnent cet homme rêvé; J’esquisse les pieds, la jambe, la cuisse, J’épouse ses formes. Dans le noir le désir est permis. J’envoie en l’air tout l’univers. J’invente cet homme que j’aime Ses mains sur moi, sa bouche, Ses mots d’amour, son odeur. Que cet homme est beau, Le cœur me pèse à en crever, ça ne s’explique pas. Mon corps, mon cœur sont en émoi. Ils m’ouvrent les yeux sur le monde. Karine Girbal

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Acrostiche Pauvres humains Epris de liberté Névrosés portables ouverts Dévorés par la fuite en avant ! Urgence courons ! Le bonheur Est pour tout à l’heure… Arrière toute ! Retardons le vieillissement Rénovons la façade Etourdissement frivole Tribut bien lourd à Saturne Empoisonnement Esclavage… Zazamich

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Aux Fenêtres Naître feu sans l’étoile Amoureux interdits Être à deux dans les voiles De fumée d’un sans dit En fenêtre d’horizons De ciel bleu étourdi Être feu en prison Consumé contredit Maître feu des passions Porte à faux paradis L’être offert aux liaisons D’où le cœur s’agrandit Mettre feux aux raisons S’élever de ses lies Être jeux de pinsons L’Orphée d’une folie Eva de Roffignac

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Poutre

Voilà plusieurs jours déjà qu’elle ne quittait plus sa chambre, elle restait prostrée, murée dans son silence. Certes, la déception était grande, mais tout de même : elle pourrait remarcher. Seulement pour elle, remarcher sans pouvoir faire ce qu’elle aimait tant était synonyme d’échec. Une vie sans gymnastique, elle n’en voulait tout simplement pas. Impossible, pensa-t-elle. Non, elle ne voulait pas de cette seconde chance, le prix à payer était beaucoup trop élevé. Même ici, coupée du monde, elle repensait à toutes ces heures sacrifiées sur l’autel de l’acrosport. Et tout cela pourquoi, en fin de compte ? Pour rien ! Aujourd’hui, il ne lui restait rien de cette époque, excepté quelques photos et trois médailles. Maigre consolation ! Sans parler des sélections départementales qui devraient, par la force des choses, se faire sans elle. Ce qui lui manquerait le plus ce serait les agrès : la poutre plus particulièrement ; elle avait toujours eu un attrait inexplicable pour cette discipline. La première qu’elle avait testée, et la première qu’elle avait adorée : le contact de ses pieds nus en parfaite osmose avec cette longue et étroite bande surélevée. Ce sport était très vite devenu un hobby puis une passion de plus en plus dévorante qui occupait le moindre temps libre que ses études lui octroyaient. Hélas, tout cela était déjà derrière elle, comme un chapitre de sa vie auquel il fallait dire adieu, comme un ami que l’on quitte sur le quai d’une gare, sachant que l’on ne le reverra jamais. Voilà quelles étaient précisément ses pensées ce matin-là, une semaine après l’accident, qui lui coûta sa carrière de gymnaste professionnelle. Sophie Vidal

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L’effet retard Elle est jeune, très jeune. Elle est jolie, non. Elle est ravissante. Ses cheveux sont noirs, presque bleus, une longue frange lisse cache le haut de ses yeux. Sa peau est nacrée, si blanche. Elle est nue, entièrement nue. Son corps est entouré d’une corde, grosse comme son petit doigt. L’homme attrape son appareil de photo et tourne autour de ce corps ligoté, complètement dépendant de sa volonté. Il retend la corde sur une courbe. Gros plan sur le gonflement de la chair. Il effleure la peau douce et sans défense. Il se baisse et capte ces lieux secrets qui lui sont livrés. La jeune asiatique le suit du regard. Elle sait qu’il doit faire vite pour qu’il n’y ait pas de marques sur sa chair d’orchidée, blanche et veinée. Il a veillé à laisser libre les ouvertures de ce corps d’ivoire lorsqu’il l’a attaché et maintenant, il ouvre chacune des portes de cette très jeune femme consentante et prisonnière. Il prépare une exposition internationale. Ses photos de bondage sont connues dans le monde entier. Il connaît l’effet retard de ses images sur ceux qui les regardent. Et cet effet, il le cultive, il le travaille. Les visiteurs de l’exposition trembleront un peu sur leurs jambes. La rosée au cœur du corps des femmes, le gonflement au bout du corps des hommes se calmeront parce que « trop de monde », « trop de bruit ». Ils se réveilleront avec violence la nuit venue. Merci Maître. Anie Tor

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Je m’allonge et je plonge dans mon monde. Les écailles chatouillent ma peau. Je peux quand je veux changer de rôle, Quitte à perdre le contrôle. Je me vois couchée sur le dos, Que la vue est belle, vue de la mer. Un homme a posé sur la lune sa fusée, Il a longtemps, très longtemps voyagé; C’est à mon tour d’y monter. Je me déleste de tout ce qui est inné : enfin m’effacer. Je vous vois couchée sur le dos, Que la vue est belle, vue du ciel. Perdre le contrôle c’est déjà fait J’ai envie de finir en beauté Quitte à revenir avec ma bouée!! Karine Girbal

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Peau de chagrin Parbleu, il s’en eût fallu de peu J’aurais pu céder à ce récurrent plaisir morbide de te parler de ton destin sordide Ma vieille terre ! Je sais si bien le faire Parler … De ton ventre rond et généreux désormais creux et aride De ton teint fané par les guerres du passé, de tes yeux déclinés à tous les temps trépassés De ta peau fêlée, craquelée, crevassée, lézardée par des barbares qui t’ont violée et abandonnée J’aurais pu être le souffleur de quelques vers médiocres composés de rimes plates en é … Cela m’aurait tellement ressemblé ! Et je dois l’avouer … Je fus tentée. D’ailleurs, n’ai-je pas commencé ? Mais, ma belle, rien de cela ne devait arriver. Car, aujourd’hui, plus que jamais, j’ai envie de t’aimer Thanatos, à présent, n’aura pas notre peau. En ce premier jour de printemps, il fait beau Le soleil est rond et jaune et chaud dans un ciel tout bleu. Il persiste à sourire et te sèche Moi, je flâne et je paresse. Prendre son temps, quelle ivresse ! De mon salaire, quatre sous épargnés Une paire d’escarpins achetés. Des escarpins tout rouges, comme des bornes à incendie Et me voilà perchée sur des talons aiguilles. Penchée sur toi, je vais marcher sous ce grand ciel tout bleu Comme Maryline sur la bouche du métro Le vent dans les voiles, je vais te faire mon numéro. Mes pieds sur ton échine entaillée dansent. De ma hauteur singulière, je glisse mon regard amer sur tes veines gonflées. Tes rides ondulent dans un glacial silence

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Tes plaies s’éveillent dans une brûlante synchronie Et je ne pense qu’à les panser. La pointe de mon talon investit délicatement ta fente terrestre Je sens à nouveau ton cœur palpiter. Le sang perle, à peine, signe de vie. Sous mes pieds, tu deviens veloutée Toi, ma terre mère, tu te gorges d’un souffle de naissance De renaissance, de reconnaissance ! Alors, sous mes pieds qui dansent, tu chanteras. Nous nous enlacerons et nous valserons. Les ombres inertes du passé gisent. Aujourd’hui, le plaisir futile nous grise Ma belle terre ! Danse, aujourd’hui ou demain Danse avec moi ! Danse sur moi comme j’ai dansé sur toi Et nous célèbrerons des adieux à ta peau de chagrin !

Marie Borghetti


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El Andino « Le mur de l’Horreur » Bogota – mardi 16 mars 2002 : Fresque en hommage aux neuf enfants tués au cours du règlement de compte opposant les deux gangs de la capitale. photo S. Garcia-Zafra Peu après seize heures, à la sortie des classes, les coups de feu ont éclaté. La terreur a envahi la rue de l’école primaire du district de Santa Fé, dans la capitale du pays. Des centaines de jeunes écoliers et leurs parents venus les récupérer ont été « spectateurs » de ce drame ; nombre d’entre eux ont pu se réfugier dans l’enceinte de l’école, se cacher derrière les autos stationnées ou les abribus, pour échapper à la pluie de balles que s’échangeaient les deux clans rivaux ; d’autres ont malheureusement été victimes d’une véritable tuerie. Le bilan fait état de onze morts et quatre blessés. Une fresque, représentant des mains d’enfants, a été peinte par les élèves de l’école, en hommage aux neufs écoliers tués dans cet affrontement. La police a interpellé six jeunes armés (à peine vingtdeux ans pour le plus âgé) parmi une quinzaine d’autres personnes identifiées ce jour-là comme appartenant à l’une des deux bandes. Un fléau qui touche la Colombie, et plus particulièrement sa capitale, Bogota, plateforme géante où transitent chaque jour drogue, armes, et marchandise humaine. Les autorités, témoins chaque année de meurtres similaires, peinent à éradiquer ces organisations mafieuses qui agissent en réseau très étendu et complexe depuis les quartiers extérieurs jusqu’au centre historique de la ville. Une marche silencieuse dans les rues du district sera également observée demain après-midi à partir de quatorze heures pour ne jamais oublier les victimes et la violence de ces crimes haïssables. A.M Cardona-Pala.

wwLéa Cabrera

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S’Kiss Lettre est là Tout en blanc Tout en blanc d’océan Lettre est là Cachetée Aux doux mots chuchotés Lettre est là Attendue En robe d’imprévu L’être est là A portée Demain à mes côtés L’être est là Sous la porte En chair et en exhorte L’être est là Presque en traits Esquisse des si née L’être est là Presqu’entré Exquise destinée

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Eva de Roffignac


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Derrière le rideau J’étais terrorisée dans mon fauteuil, le bas du dos collé au dossier, les tripes serrées, je regardais la télé incapable de bouger. J’ai toujours eu horreur de l’orage, des feux d’artifice et des pétards depuis l’enfance, je n’oublierai jamais, on me projetait quasiment dans les escaliers pour échapper aux bombardements: je garderai toujours cette peur. Le vasistas des toilettes était ouvert été comme hiver depuis que la poignée m’était restée dans les mains; tout à coup l’éclair zébra le mur et la fenêtre s’ouvrit. Paul se précipita sur la fenêtre pour la fermer et éviter que la pluie n’abîmât le tapis qu’il venait de rapporter d’Iran. Il me jeta un coup d’oeil et se rassit incapable de dire un mot. Après les informations il se leva et monta se coucher. Je m’attardais encore un moment devant le téléfilm. Je ne pouvais rester éternellement assise dans le salon à attendre, j’allais me coucher moi aussi, il n’y avait plus d’orage, plus rien. Au bord de mon lit pleine d’humiliation et sans sommeil je fourrais la tête dans l’oreiller. Le lendemain, il faisait beau, le bas du rideau coinçait l’ouverture de la fenêtre, je tirais, l’ourlet se déchira. Quand Paul est rentré, il a allumé la télé pour voir ”Question pour un champion”. J’ai profité de ce moment pour lui parler du rideau, il m’a regardé, il ne restait plus de tissu pour le réparer. Je suis allée mettre le couvert, on a mangé côte à côte comme d’habitude en écoutant la radio puisqu’il n’y avait rien à la télé. Le silence établi entre nous était notre lien tacite sans amour ni querelle. Nous espérions que rien ne viendrait le perturber. Pourtant si un voisin ou quelqu’un de la famille entrait dans la maison nous l’accueillions avec un infini plaisir, il nous offrait le monde de la parole, de l’écoute, du souffle venu de l’extérieur plein de chaleur. Paul racontait généralement son dernier voyage avec passion. Je connaissais ce Paul bavard dans ces occasions. Tandis que je préparais le thé, nos hôtes sont allés admirer le tapis rapporté du dernier voyage. La petite fille de nos invités n’a pas pu s’empêcher de crier: ”oh il y a un trou dans le rideau!” Et Paul a raconté l’orage, ma peur, le rideau arraché à la fenêtre. Je me suis empressée de parler de la sauvegarde du merveilleux tapis. Nous comptions les points chacun de notre côté sans que personne ne s’en aperçoive. Paul m’accusait d’avoir peur de l’orage, il avait fermé la fenêtre sur le rideau mais c’était de ma faute s’il s’était déchiré. Je dénonçais sa mesquinerie pour sa carpette. Quand nos chers invités sont rentrés chez eux nous avons repris nos marques en silence. Marie Bout d’ Art

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Un rendez-vous pas comme les autres Ce ne fut pas l’agréable odeur du café matinal qui le tira de son sommeil, mais un mal de tête lancinant, souvenir amer d’une soirée bien arrosée. Après avoir passé dix minutes assis sur le lit, les mains sur les tempes, vaine tentative pour faire taire le pic-vert qui avait décidé d’œuvrer dans sa boîte crânienne, il réussit enfin à se lever. Il décida d’avaler quelque chose avant d’aller surfer. Seulement, l’étendue de son frigo se limitait à un pack de Desperados et une vieille part de pizza racornie. Il opta donc pour la pizza, la Desperados attendrait ce soir. Le trajet fut court. En effet, il avait loué un petit appartement en bord de mer. Il aurait très bien pu partir à pied avec sa planche sous le bras, mais la perspective de frimer au volant de sa Porche Cayenne flambant neuve eut raison de son bon sens. Il jeta donc, d’un air distrait, sa planche dans le coffre de sa voiture et partit. Au fur et à mesure qu’il surfait, des bribes de souvenirs lui revenaient en mémoire : les potes qui ricanaient au passage de filles aux arguments TRES avantageusement mis en évidence, son set de mix à l’Amnésia et surtout ELLE. Une petite brune, mignonne, rencontrée la veille en début de soirée, avec qui il avait partagé quelques verres avant d’entrer dans le vif du sujet ! Puis plus rien… Le trou noir… Il ne s’en inquiéta pas et continua d’enchaîner les figures au gré des vagues. Après tout, il était ici, en vacances, pour s’amuser : c’était son dernier été de liberté avant d’entreprendre des études en école de commerce. A sa demande, il avait juré à son père de les faire, mais avait su en tirer parti: en échange de sa promesse il avait obtenu qu’il finance son année sabbatique, vivant au rythme des soirées D’J qu’il animait de temps à autre. Soudain, il eut un flash : il revit clairement la serviette en papier sur laquelle sa dernière conquête lui avait noté son numéro de portable ainsi que l’adresse d’un café où ils devaient se retrouver plus tard dans la journée. Il regarda sa montre : 16:59. Bon, pour le mec ponctuel, il repasserait plus tard. Bah ! Le temps de prendre une douche et de se changer, il aurait grand max une demiheure de retard, elle pouvait bien l’attendre. Sa décision prise, il regagna le rivage. 17:31 : il remontait dans sa Porche en direction du lieu de rendez-vous. Mais après quinze minutes de recherches infructueuses sur le vieux port, il semblait prêt à l’affronter au téléphone, au moins pour savoir où ce café se trouvait exactement. Il se gara sur le bas côté et composa le numéro que lui indiquait la serviette froissée, posée sur le tableau de bord. Pendant les quelques secondes que dura l’établissement de la connexion, il s’étira et aperçut sous le siège passager un boîtier noir : un téléphone portable. Il le prit de sa main libre et au moment où il le tournait, ce dernier se mit à vibrer et son nom s’afficha sur l’écran. Nullement déconcerté, il en conclut qu’elle l’avait oublié dans sa voiture la veille. Il allait sortir demander son chemin à un passant lorsqu’il voulut s’assurer qu’elle n’avait pas égaré autre chose sur la banquette arrière, dans le but de le revoir, tentative vaine vu qu’il avait pour principe de ne pas revoir ses conquêtes d’un soir. Mais là c’était différent ; quelque chose chez elle l’intriguait au plus haut point. Il descendit de la voiture et s’admira une seconde avant d’ouvrir la portière arrière. Une masse informe gisait là, inerte… Avant que l’angoisse ne s’empare de tout son être, une pensée fugace traversa son esprit : il ne serait pas en retard à ce rendez-vous. Sophie Vidal

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Me voilà piégée devant l’une de vos photographies, Monsieur Conte ; pourtant, selon vous, elle devrait me « parler » puisque je la regarde. Je m’approche d’elle, près, très près, plus près encore, J’essaie de l’apprivoiser, Mais elle résiste, l’indocile ! J’insiste encore, et là, au milieu de feuillets compressés : Un précis oublié, Aux marges annotées, Aux phrases soulignées, Aux mots encadrés. Et au cœur de ces pages Une pensée séchée, Fleur surannée, Témoin de textes « bachotés ».

Lucette Eulin

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Toi barrière invisible Poitrine fragile Paroi dressée contre l’inconcevable Clôture affirmée contre l’innommable Digue rompue sans cesse et sans cesse colmatée Récif résistant aux assauts sans trêve renouvelés Barrage indestructible aux couches épaisses de ronces et de genêts Nuque ployée Offerte au bourreau À ma place Pour l’instant Marie-Claire Bassou

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Va et vient Aussi nus et vulnérables qu’à la naissance, savourant notre décharge d’ocytocine, nos souffles rapides se mêlent encore alors que mon esprit s’échappe soudain. Je la regarde, sa peau souple, ses cheveux entremêlés, ses veines qui se devinent sous sa peau, battant et soulevant imperceptiblement cette barrière de l’organisme qui l’enveloppe et la protège. Je ne peux maintenant détacher mon regard de sa peau et j’imagine la pousse de ses cheveux, les mécanismes hormonaux qui la régissent, les unités mécaniques fonctionnelles en mouvement, les aponévroses en tension. Je pense à ces membranes fibreuses qui la constituent, à ces amas de cellules, n’abandonnant jamais leur fonction dans le plaisir, la peine, la souffrance et la joie. « Tu penses à quoi ? » souffle-t-elle soudain et je la regarde encore. Sa voix et sa respiration sont devenues plus calmes ; je songe alors au flux et au reflux sanguin dans ses cordes vocales, au cheminement nerveux partant du cerveau qui commande ses différents organes. J’imagine que sous cet emballage charnel se nichent des viscères, des fascias musculaires et des métabolismes chimiques insoupçonnés. Empli de ces méditations, en pensant à la puissance des émotions que nous ressentons mutuellement et tandis qu’elle me serre doucement contre elle, un vertige me saisit : alors que nous sommes empaquetés dans cette écorce d’une dimension finie, cette carapace circonscrite, cette armure parfois difforme et malade, renfermant une incroyable complexité biologique, nos sentiments nous permettent toutefois de nous en extraire et toute la dualité humaine réside dans le fait de vivre dans un corps. Denis Paris

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Il fait chaud ! J’attends ma fille. Je m’assois sur ce banc devant lequel je passe si souvent. Quelques tomettes bien alignées que seules les saisons semblent animer. Au bout du chemin, une grille rouillée qu’aucune clef n’ouvre, un jardin à la française, laissé à l’abandon, envahi de buissons d’aubépine et de toiles d’araignée ruisselant de rosée, une demeure aux volets battant au vent d’automne, dentelles et crinolines effleurant le parquet au son des violons du bal, les rires fusent et les effluves du parfum des femmes se mêlent à l’odeur de tabac des hommes en queues-de-pie apprêtées, le claquement des sabots des chevaux de fiacres impatients et… « Bonjour maman ! Longtemps que tu es là ? » « Je ne sais plus... Je rêvais… ». Katrine Hervé

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Ils l’ont ligoté, Ils m’ont ligoté, Ils nous ont ligotés, tous, L’un derrière l’autre, Tenus par un seul lien, Tellement mince, tellement ténu. Ils n’ont pas voulu voir Les traces du sang sous la peau, Les cris du sang à travers l’écorce. Notre écorce limée par la corde, Nos forces diminuées, pauvre horde, Nous serons entaillés, entassés, Horizontalisés comme des trépassés.

Mais ils auront beau tirer, Nous emporter, nous empêtrer, Jamais ils ne pourront porter Atteinte à notre verticalité.

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Noëlle Beuzeboc


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Le Cercle Tu sais ce que c’est ce semblant de cercle là-bas ? Non, je suppose… Je vais me permettre de t’expliquer clairement pour éviter toute confusion dans ton esprit. Ce semblant de cercle là-bas, c’est la verdure, la nature, le retour aux sources. La base de ta vie, mon idiot. Quand quelqu’un est en train de mourir, on image souvent ça par une lumière blanche au bout d’un tunnel. Sans doute parce qu’à la naissance, la première chose qu’on a vu, c’est cette même lumière blanche nous brûler la rétine. Mais quand il s’agît d’une société qui meurt, c’est la nature qu’elle voit au bout du néant. Parce qu’elle est née pure et en paix. Contrairement à ce que certains pensent, ce n’est pas la société qui te consume, ce sont les actants de celle-ci qui la tuent. Bien entendu, certains ont lutté et ont tenté de la sauver. Mais c’était trop tard. Ton amour du pouvoir et ta folie des grandeurs l’ont tuée, mon idiot. Noémie Ruben

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Potati et Potaton Mais qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que je vous libère ? Que non ! Que non ! Vous avez beau vous rouler, vous tortiller, me faire les yeux doux, Je vous ai à l’œil ! Vous ne m’échapperez pas, ingrates ! Alors que vous n’étiez qu’un semblant de germe, Je vous ai hébergées, nourries, soignées, Chaque jour visitées, Protégées des intrus, Et voilà que pour me remercier, Vous voulez filer, me quitter ! Moi qui vous aime tant : Farcies, bouillies, Gratinées, rissolées, En purée, parmentier ! Allons, allons, mes belles ! A chacun sa destinée ! La vôtre est de me régaler ! Lucette Eulin

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Rorschach Aujourd’hui encore, quelque trente ans après les faits, je n’ai aucun mal à me rappeler cette matinée d’automne. Anton Dressler avait été admis dans le service une semaine plus tôt, et, malgré mes réticences, confié à mes soins. Le fait est que bien des éléments rendaient son cas difficile, et en premier lieu la notoriété du patient. Dressler la devait en grande partie à son travail de photographe – nombre de ses nus sont désormais considérés comme des chefs-d’œuvre –, mais également aux relations houleuses qu’il entretenait alors avec celle qui lui tenait lieu de muse et de modèle, la délicieuse Sylvia Lehms. Trois mois avant que Dressler ne fût retrouvé chez lui dans un état quasi catatonique et aussitôt conduit à l’hôpital, le couple avait fait la une des journaux après s’être violemment disputé dans un restaurant chic de la capitale. Depuis, la presse n’en finissait plus de commenter la séparation des deux artistes, glosant tant et mieux sur la détresse de Anton et l’étonnante habileté avec laquelle Sylvia s’était volatilisée afin de fuir la tourmente médiatique. Outre le parfum de scandale qui émanait de mon patient et la curiosité presque palpable qui entourait mon diagnostic (je ne doutais pas que mes observations quant à sa santé mentale traverseraient tôt ou tard les murs du service), j’étais confronté à une situation pour le moins complexe. En tout état de cause, Dressler avait subi un traumatisme violent ; au mutisme des premières heures avaient succédé des propos décousus et pour la plupart incohérents. A cela s’ajoutait une passivité, une forme de résignation étonnante chez un homme aussi jeune. Lorsque sa femme de ménage l’avait découvert, il se tenait allongé sur le sol du séjour, les yeux grand-ouverts, incapable de répondre à ses questions. Les examens médicaux qu’il avait subis à son arrivée n’avaient rien donné : son cas relevait bel et bien de la psychiatrie. Schizophrénie, trouble bipolaire, stress… je n’en avais pas la moindre idée. Au cours des derniers jours, néanmoins, son état s’était amélioré et j’avais pu entamer avec lui une série d’entretiens destinés à déterminer l’origine de son mal. Ce matin-là, j’avais décidé de lui faire passer le test de Rorschach pour tenter d’y voir plus clair. J’étais arrivé très tôt, à l’heure où les premiers rayons subliment les teintes automnales du parc. Mes planches aux dessins symétriques, source de commentaires mille fois répertoriés et analysés, reposaient sur mon bureau. Dressler n’arriverait que dans une heure et, n’ayant rien d’autre à faire, j’ai allumé mon ordinateur et consulté le site du photographe. Très vite je suis tombé sur un cliché de Sylvia Lehms, un flou, pris quelques années auparavant – Dressler l’avait photographiée de dos. On y voyait essentiellement la chevelure du modèle, une tache noire et brouillonne sur fond blanc. Je ne sais pourquoi, je l’ai aussitôt associée aux images de Rorschach. Par jeu, ou peut-être poussé par une obscure intuition, je l’ai imprimée et comparée aux planches que j’avais devant moi. Certes, la symétrie faisait défaut, mais les similitudes avec mes encres étaient frappantes. Une heure plus tard, Dressler se tenait devant moi et lâchait un mot, un seul, à chaque dessin que je lui montrais: papillon, gâteau, chauve-souris, fleur… Rien dans ses réponses qui indiquât un trouble psychique. C’est à ce moment-là que l’idée m’a traversé l’esprit. Une idée qui allait à l’encontre de tout professionnalisme et, pire encore, de toute déontologie. J’ai saisi l’impression de mauvaise qualité qui traînait encore sur le bureau et la lui ai tendue, à l’envers. - Un oiseau, m’a-t-il répondu aussitôt, avec dans les yeux une étincelle que je ne lui avais encore jamais vue. Un moineau égaré, trop fragile, rendu à la terre. Un moineau morte. Sans pouvoir dissimuler mon trouble, j’ai mis fin à l’entretien et l’ai aussitôt reconduit à la porte de mon bureau. Le lendemain, on déterrait le corps de Sylvia Lhems dans le jardin de Anton Dressler. Pierre Denizet

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La carte du tendre Votre fidélité est récompensée : grâce à votre carte, vous avez gagné un skateboard ou une entrée en orthopédie. Je suis inscrite avec ma carte senior à la maison de retraite ”Les Chrysanthèmes”, je livre mes dernières batailles ; j’ai collé des post-it partout autour de mon lit : anniversaire d’Aglaë, 6 ans (c’est l’oie qui accompagnait la fille Lustucru) ; mon dessert préféré (c’est une dame blanche avec des fraises tagada ou un financier). Mais aujourd’hui, je voudrais exceptionnellement une carte au citron. -une tarte au citron? -non, une carte au citron! Après, je n’ai plus que deux cartes ; la carte des pompes funèbres ou l’autre je bats les cartes, je coupe, je tire ; joker J’AI GAGNÉ

7, 8, as, 5, 2 de pique, 2 de cœur -bataille dame de cœur/ dame de pique -bataille encore J’AI GAGNÉ Dans la famille Lustucru, je voudrais: -la mère Lustucru (avec son tablier à carreaux et son grand panier d’œufs) -le fils Lustucru (celui qui court dans le poulailler après les poules) -famille J’AI GAGNÉ Dix de der, belote et rebelote J’AI GAGNÉ 3 sans atout 11, 12, 13 plis grand schelem J’AI GAGNÉ

Marie Bout d’Art

As de trèfle à quatre feuilles vous allez recevoir une importante somme d’argent. Roi de pique, 4, 40, c’est un homme dans la finance. 3, 8, 9, 6 : numéro de carte de crédit. Votre carte arrive à échéance : vous avez gagné une coupe de cheveux ou une boîte de 30 bigoudis.

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La main

Ni leste ni légère, Elle est posée là comme un mystère, Sûre d’elle-même, Avec pourtant une pointe d’hésitation. Y aurait-il un projet dans l’air ? Une décision à prendre ?

Ce n’est pas une main qui passe, Pas plus qu’une main courante. Elle sait ce qu’elle veut, Mais ne sait pas comment.

S’appuie sans écraser, Seulement pour caresser Le cuir de la calèche Ou baisser la capote Car le soleil vient de se montrer.

Elle prend toute la place, trônant là, au milieu, S’expose en vain, voudrait être le clou de la fête.

Plus je la regarde plus elle me fait horreur. Manque d’élégance, trop de lourdeur, Elle me dégoûte, elle m’écœure.

Voyons plutôt ce qui se passe du côté du cheval. Trop de soleil ? Pas assez de soleil ? Il s’en accommode, comme celui de Paul Fort. C’était un petit cheval blanc, Tous derrière, tous derrière, Le p’tit ch’val dans le mauvais temps, Tous derrière et lui devant, Toujours devant, toujours tirant, Sans ménager ses efforts Et sans aucun espoir Qu’aucune main jamais Ne change son destin. Noëlle Beuzeboc

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Je marche. Tu me suis. Le vent souffle. Tout s’efface. L’écume à marée basse. La tête dans la brume. Je ne ressens plus rien. Quelque vague amertume. Pas à pas. En surface. Et tu fais volte-face. Ce n’était qu’une farce. Et j’y laisse des plumes. Le cœur sur une enclume, tu me laisses en disgrâce. Les larmes qui m’embrument, déjà elle à ma place. Pendant que tu l’enlaces, je reste sur le bitume. Je regarde ces traces. Je marche. Le vent souffle toujours. Tu ne me suis plus. Katrine Hervé

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Sans réponse Un arbre par la déchirure Berce sa palme. Dis, qu’as-tu fait de ta blessure, Jeune homme calme ? Le soleil nu mordait ton corps, Convulsait l’âme. Dis, qu’as-tu vu, l’horreur des morts, La haine en flammes ? Regard jeté au ciel livide Qui te condamne, Dis, qu’as-tu pensé les yeux vides, Crocs dans le crâne ? Marie-Claire Bassou

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Le pique-nique Cette photo a été prise lors de la sortie annuelle des patients de l’hôpital psychiatrique de Sarapoul, en Russie - pour la petite anecdote, Sarapoul se trouve sur la rivière Kama et à 1250 km de Moscou. Chaque année, le jour de la fête du printemps, l’hôpital permet à un petit nombre de pensionnaires (les plus indépendants) de pique-niquer au bord de la Kama. Accompagnés, bien sûr, d’une équipe hospitalière. Ce jour-là, le docteur Svyatopolk avait tenu à être présent. C’est d’ailleurs lui qui a pris ce cliché d’Oulianov. On peut même voir la Kama en arrière-plan. Qui est Oulianov ? Oulianov, c’est lui. Il a été admis à cause de ses troubles obsessionnels compulsifs. Souffrant de mysophobie, allant de pair avec sa phobie des germes et son acaraphobie, Oulianov, depuis sa petite enfance, se lustre le crâne de façon compulsive. *La mysophobie est la peur irrationnelle d’être en contact avec la saleté ou d’être contaminé par des parasites et des microbes. *L’acaraphobie est la peur des acariens, et plus généralement des insectes microscopiques. Noémie Ruben

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Quelle ambiguïté ! Serait-ce un vaisseau spatial lâchant dans les airs de vastes tissus bizarres et volants qui menaceraient de recouvrir d’un garance délavé le sol d’un continent inconnu ? – ce qui empêcherait toute forme de vie de s’y développer. Serait-ce un étrange bateau, dont les voiles originales flotteraient au vent du large, qui naviguerait sous un ciel bleu un peu nuageux ? L’omniprésence d’une longue chape brune extrêmement menaçante annoncerait-elle l’anéantissement de la belle embarcation ? Serait-ce un combat épique entre les étoffes rougeoyantes et mouvantes et des deux structures brunes et verticales ? Serait-ce une curieuse famille d’êtres difformes, monstres grotesques ? La mère, devant, ronde, dodue, portant fièrement en son arrière un beau volant qui ondule légèrement au vent. Le père, d’une belle allure élancée, altier et digne la suit à pas comptés. L’enfant, lui, tourne le dos ; il doit être turbulent, désobéissant et intrépide puisqu’il monte hardiment les marches d’une échelle verticale… Peut-être veut-il être encore plus grand que son père ! Et comme je trouve fort sympathique cette drôle de famille, je l’imagine entrant par la grande porte verticale qui est devant eux dans un monde nouveau où ils apporteront leur vécu et leurs différences. J’arrête là mes élucubrations ! Veuillez m’excuser, je ne vous ai pas dit qu’il fallait tourner la photo pour voir, peut-être, ce que j’y ai vu. Pardonnez-moi si vous avez mal au cou !

Rosy Vergès

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Aujourd’hui j’ai cinq moins le pouce. Maman m’a dit que maintenant je suis un grand. Mais j’me méfie : quand j’ai eu trois ans, elle m’a déjà dit qu’y avait que les grands qui allaient à l’école et que j’avais de la chance… Tu parles ! On est les plus petits, on s’fait piquer not’quatre heures, on a pas le droit de jouer au ballon… C’est galère, l’école. Je me réveille de la sieste. Ils m’ont laissé tout seul. C’est ça, être grand ? J’ai quand même un peu pleuré. Alors j’ai couru sur le bateau. J’sais pas où ils sont. J’regarde l’eau. Ils veulent même pas que j’me baigne. Mais j’sais nager, moi. Avec mes brassards. Bon d’accord, un jour j’les ai mis aux pieds pour sauter dans la piscine. J’ai eu un peu peur. Mais maintenant je fais tout comme il faut ! Enfin presque… Ils m’grondent, j’sais même pas pourquoi. L’autre jour, la maîtresse m’a mis au coin ; c’était pas mal, je faisais des grimaces aux copains quand elle avait le dos tourné. Quand j’ai dit ça à maman, elle m’a demandé quelle bêtise j’avais faite. J’en sais rien !, j’ai répondu. Pan ! une claque. Oh un oiseau qui s’pose ! Il est tout seul. Il a quel âge, lui ? Il est peut-être grand comme moi. Si je pouvais voler, on s’amuserait bien dans le vent… On jouerait à trap-trap, on traverserait les nuages, on serait heureux… « Léo, Léo ! » Ouais, les voilà ! Mon papa ! Ma maman ! Oups, ils ont pas l’air content… - Tu nous as fait une peur bleue, Léo ! On t’avait pourtant dit de ne pas sortir de la cabine ! Tu es insupportable ! T’as vraiment le caractère comme les cheveux ! La fessée en plus… Finalement, quatre ans, ça sert à rien ! Zazamich

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Chaque matin, il passait devant sans jamais s’arrêter. Il jetait un œil au fond de ce chemin où l’on pouvait apercevoir une porte en bois, verte, défraîchie. Il se demandait si quelqu’un vivait ici, dans cette demeure, si tant est que cette porte cachait une demeure et qu’elle était habitée. Les pourtours de la porte étaient comme engloutis par une végétation si dense qu’elle ne laissait rien voir, pas même un bout de ciel. Il restait prudemment à distance de ce lieu aussi étrange qu’attirant. Ce n’est que quelque temps plus tard qu’il se défia d’aller voir ce qu’il y avait là-bas derrière. Curiosité, méfiance, fascination ? Il ne saurait décrire le sentiment que lui inspirait cet endroit. Plus il avançait plus il pouvait voir les détails de la porte : le bois était gonflé, craqué, la peinture effritée, usée, malmenée par le temps et les probables va-et-vient d’autrefois. Mais, paradoxalement, il la trouvait belle : peut-être était-ce dû à ce rai de lumière qui la traversait par le bas et se reflétait sur les feuilles mortes, accumulées là, comme jamais balayées, jamais ramassées. Il concluait à l’absence de vie au-delà de ce morceau de bois. Il approcha sa main de la poignée froide, la saisit, le corps courbé sous les branchages. Il était quasiment plié en deux, les yeux rivés sur le sol. Alors que son champ de vision se limitait à ses baskets, le faisceau lumineux qui zébrait sa chaussure droite, disparut sans qu’il perçoive le moindre bruit de l’autre côté, et réapparut quelques secondes plus tard. Pas franchement téméraire, il retint sa respiration, lâcha instinctivement la poignée et recula de trois pas, lentement, un pied après l’autre. Des branches mortes cédèrent sous son poids. Puis, lorsque le feuillage se fit moins abondant, il se tourna et fuit à toute vitesse. Chaque matin, il passe sans plus s’arrêter. Il jette pourtant, à distance, un œil au fond de ce chemin où l’on peut apercevoir cette porte en bois, verte, de plus en plus défraîchie. Et il se demande encore ce qui, ce fameux jour, se trouvait derrière la porte. Y retournera-t-il ? Léa Cabrera

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Loue se réveilla en plein milieu de la nuit. Etait-ce cette étrange lueur qui filtrait de sous sa porte qui l’avait tirée de son sommeil ? Elle repoussa le drap et posa ses deux pieds délicats sur le plancher en bois de sa chambre. Précautionneusement, elle s’avança jusqu’à la porte et y colla son oreille. Rien. Pas un bruit. Elle ouvrit alors doucement la porte et vit que la lumière n’était autre que celle de la lune, qui traversait la lucarne surplombant les escaliers qu’elle éclairait de sa lueur blafarde. Tout en descendant pas à pas les vieilles marches en bois, Loue gardait les yeux rivés sur la lucarne, qui laissait apparaître peu à peu une lune ronde et pleine. Le spectacle était si saisissant qu’elle s’arrêta en plein milieu des escaliers. Son cœur se mit à palpiter de plus en plus fort. Elle avait soudain très chaud. Si chaud qu’elle dut se défaire de sa fine nuisette, offrant ainsi son corps nu à la caresse lunaire qui l’entoura d’un halo scintillant. Puis, soudain, une explosion d’énergie emplit tout son être, l’obligeant à se retenir à la rambarde branlante. Son corps entier se recouvrit de poils, ses doigts se muèrent en des pattes longues et griffues, son visage s’allongea formant une gueule hérissée de crocs pointus. Loue voyait son corps se métamorphoser, mais au lieu d’être terrorisée c’est une toute autre sensation qui l’envahit. Elle se sentait bien. Vivante et forte. Son nez, enfin sa truffe, humait des senteurs inconnues. Ses oreilles, qui se dressaient en pointe sur sa tête, captaient tout ce qui se passait dans le village. Elle voulut hurler sa joie à la lune, mais se retint à temps pour ne pas alerter les gardes. En un bond elle se retrouva en bas de l’escalier, face à la porte d’entrée. Sa patte avant-droite, bien que griffue et poilue, tourna avec agilité la poignée. Grâce à ses nouveaux sens en éveil elle louvoya dans les ruelles et sortit du village sans être vue. Enfin elle pouvait se mettre à la recherche d’une proie. C’est alors qu’elle se réveilla. Elle regarda ses mains. Elles étaient fines et bien soignées, elle poussa un soupir de soulagement qui se transforma en hoquet quand, en soulevant le drap, elle se vit nue. Aussitôt elle sauta au bas de son lit, courut vers la porte de sa chambre et l’ouvrit à la volée. Le souffle court elle fixait sa nuisette qui s’étalait dans l’escalier. Méfiez-vous ! En chacun de nous sommeille un lycanthrope. Jérôme Houry

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« Celui que tu étais me manque » Depuis que j’ai quitté l’enfance, ses jeux, ses rires et ses coups de poing, je n’en finis pas de poursuivre l’innocence dans le rêve. Celui-ci est pour moi une aventure, intérieure avant tout, car la vie est comme un voyage, où chaque rencontre est une graine à éclore, où chaque instant est surprise, découverte et émerveillement. La raison a pris le pas sur l’insouciance. L’odeur scolaire du crayon à papier, un jardin ensoleillé, des cris qui résonnent dans une grande maison fraîche, tout cela a peu à peu disparu car aujourd’hui ma vie est comme un voyage où les images se succèdent et disparaissent aussitôt. Je sanglote, les joues contre le lavabo glacé en tentant de trouver l’oubli. Je me cache sous les draps de mes souvenirs, humides de mes peurs enfantines et comme la vie est tel un voyage, je regarde les images défiler alors que la destination s’éloigne pourtant. Le murmure de l’absence est remplacé par l’envie de hurler mais les mots qui me viennent sont mêlés de tous les langages qui m’ont construit et de tous les pays que j’ai traversés car ma vie est comme un voyage et les mots pour l’exprimer se heurtent sur les lèvres closes de mon enfance. Denis Paris

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La femme de l’ombre Elle est là, dissimulée derrière un pilier. Elle voit sans être vue, elle écoute les paroles du prêtre. Discrète petite silhouette frêle, habillée de noir, soutenue par la colonne de pierre, elle vacille… Surtout ne pas tomber, ne pas se faire remarquer. Un chant grégorien s’élève sous la nef… Des larmes silencieuses roulent sur ses joues. Elle se retient de respirer, l’émotion l’envahit toute entière. Elle peine à la contenir. Elle avait hésité longuement et après maintes réflexions, elle avait pris la décision de ne pas venir. Au dernier moment, presque malgré elle, ses pas l’avaient guidée jusqu’au parvis de la cathédrale. Elle ne voulait pas, surtout pas, assister à la cérémonie, juste le regarder passer, une toute dernière fois. Et puis cet orage a éclaté. La violence de la pluie l’a contrainte à se réfugier dans l’église. Et maintenant elle est là, avec son chagrin pour seul compagnon. Demain, pour lui dire adieu, elle ira juste lui porter une rose rouge… Elle la posera simplement sur sa tombe. Catherine Fischbein

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Assise dans la salle de concert, elle, belle, terriblement. Des regards suiveurs et effrontés, indiscrets et impudiques, dérangeants, pas trop, un peu. Les jambes fines et longues, gainées de soie noire. De hauts talons à la semelle rouge, claquants d’insolence. Une robe étroite comme cousue à même la peau, elle, bien dans son corps, hautaine et sûre d’elle. Penchée en avant, captive des notes qui s’échappent du clavier, des trilles, des croches qui bondissent sous les doigts très longs du pianiste. L’émotion monte le long de son ventre, s’empare de sa poitrine, l’envahit toute entière, perle en larmes de feu. Comme à chaque fois, le concerto n° 2 de Rachmaninoff la laisse, abandonnée, les sens et le cœur sombrant dans une brume sans fond. Les notes longuement, résonnent en elle, laissant sur leur passage un gouffre qui ne se comblera que la nuit venue.

Anie Tor

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A GOOD PLAYER Petit éloge de Henry B. Portmann C’est sur un vieux court de Nouvelle Angleterre que Henry B. Portmann a frappé sa dernière balle. Il avait soixante-dix ans. D’après William Barnes, son adversaire ce jour-là, le cœur de Portmann avait lâché à l’instant même où il décochait son revers favori, une petite merveille technique qui caressait la balle et l’expédiait de l’autre côté du filet en une trajectoire si inspirée, si diabolique, qu’il n’y avait guère de chance de la voir revenir (un jour qu’on l’interrogeait sur le revers de Portmann à l’issue d’un match qui les avait opposés, Donald Budge avait répondu : C’est un peu comme un couperet qui s’abattrait sur vous, assez lentement pour que vous puissiez dire une prière, mais pas assez pour retirer votre tête). Barnes se trouvait alors à la volée, mais il n’avait pas suivi la balle du regard pour savoir si celle-ci était bien retombée dans les limites du terrain : il avait regardé Henry B. Portmann fauché en pleine course, son grand corps s’écroulant sous ses yeux sans la moindre retenue – et que toute vie avait déjà abandonné. Comme beaucoup de joueurs, la mort de Portmann m’a profondément touché. Plus qu’un autre peut-être, il incarnait l’esprit et la singularité de ce sport. Une blessure au genou gauche avait stoppé sa carrière à la fin des années trente, mais il n’avait jamais cessé de jouer, et ce à un niveau qui, en dépit des années, restait remarquable. En apprenant sa mort, j’ai aussitôt pensé à la discussion que nous avions eue au bord d’un court annexe de Flushing Meadows, en 1979. Le tournoi n’en était encore qu’au stade des qualifications. Des joueurs, pour la plupart anonymes, se livraient bataille devant des gradins clairsemés pour s’arroger le droit d’intégrer le tableau final, le seul qui comptât aux yeux du public. Mais Henry B. Portmann était là, lui, éternel passionné, fervent spectateur de duels tennistiques, et je l’avais bientôt rejoint pour le saluer. Comme nous observions le match en silence depuis un bon moment, je m’étais demandé à voix haute d’où nous venait cette passion pour le tennis. Il avait alors souri et, sans quitter le terrain des yeux, m’avait confié : « C’est le monde qui règne entre ces lignes, le monde tel que nous le connaissons, avec ses règles, ses protagonistes… les combats qu’ils mènent. Mais parce que le monde est ici concentré, contenu tout entier dans cette toile rigoureuse digne d’un Mondrian, il s’offre à nous dans sa plus pure expression. Regardez ces hommes, leurs gestes, leurs visages. Tout est là. Oubliés les faux semblants, les artifices : sur le court, il n’y a de place que pour la vérité, leur vérité. Au tennis comme dans l’existence, il n’est jamais trop tard, pas d’échéance, tout peut toujours arriver, pourvu qu’on reste sur le terrain, qu’on lutte avec ses armes ou les faiblesses de l’adversaire. Regardez bien : même force, même endurance, même éventail technique. Que reste-t-il à ces deux hommes, sinon leur intelligence, le prodige qui consiste à penser, à élaborer un plan, une tactique, et à la mettre en œuvre jusqu’au bout. Jusqu’au jeu, set et match final. Et cela vaut pour n’importe lequel d’entre nous, modeste joueur ou illustre champion. L’homme et sa vérité, ni plus ni moins ». En me remémorant ses mots, une vague d’admiration et de sympathie m’a submergé. Et j’ai pensé à ce revers, ce merveilleux revers, dont William Barnes pas plus qu’un autre ne saurait jamais s’il était gagnant ou non. Pour ma part, je me suis accroché à l’idée que, alors même que le cœur de Henry B. Portmann avait cessé de battre, sa dernière balle avait longuement flotté au dessus du sol, tournoyant sur elle-même, petit astre feutré poursuivant son ultime voyage, pour enfin retomber à l’intérieur, sur la ligne blanche et craquelée d’un vieux court de Nouvelle Angleterre. Pierre Denizet

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Aveuglante régularité de l’objet quadrangulaire

Abandonnées Entre ombre et lumière Traces légères, quatre pas Sur pavés de verre. Orientées A l’envers, à l’endroit En avant, en arrière Sur quadrillage étroit. Additionnées Une paire, deux fois Une fois, deux paires Toujours une manquera Pour être à six pieds sous terre.

Marie Borghetti

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La revue de photographie Regards est éditée par l’association bla-blART 20 rue JB Lulli, 66000 Perpignan, France. www.bla-blart.com et consultable sur le site www.revue-regards.com Directeur de publication : Pierre Corratgé (pierrecorratge@yahoo.fr) Comité d’édition : Claude Belime, Etienne Conte, Odile Corratgé, Pierre Corratgé, Pascal Ferro. Communication : Odile Corratgé Réalisation technique : Pierre Corratgé Impression de la version papier par Crealink, création et impression numérique, Perpignan. Contact : revueregards@yahoo.fr Pour s’abonner à la revue web, acheter un exemplaire imprimé ou soumettre un dossier pour une édition ultérieure sur le site www.revue-regards.com

Prochain numéro: • ”La Beauté (toute l’équipe)

Partenariat, publicité : odilecorrage@yahoo.fr Toutes les photographies publiées dans la Revue de photographie Regards sont soumises au copyright. Toute reproduction ou publication est interdite sans accord de l’auteur.

Editions bla-blART, Novembre 2012. ISSN: 2110-7513

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ISSN: 2110-7513


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