L'étoile du lac Baïkal

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P I E R R E

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R E B I C H O N

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rebichon@gmail.com

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Plantons le décors.

C'est avec l'âme de l'Est que nous allons voyager. C'est avec elle que nous allons rêver. Devant nous, les grands espaces de la Taïga, avec ses forêts de bouleaux, les isbas, le rire des enfants dans les foins coupés à la faucille, les gerbes alignées, les icônes exposées dans des petits sanctuaires de bois plantés à la croisée des chemins. Les femmes en bottes, coiffées de foulards bariolés, des fleurs, des fleurs et encore des fleurs, jusque sur le mobilier, les légendes, la musique d'un 9


Chapitre 1

C'est dans la clairière d'un bois de Sibérie orientale, près de Kachug, que naquit un enfant aux yeux bridés. Ses cheveux noirs lissés reflètent le bleu de la lumière du ciel en cette matinée de printemps de 1896. Ses parents, Marysa Pétrovna et Ivan Pétrovitch ne lui avaient pas encore donné un prénom. Le père, fatigué par sa fonction de père accoucheur se lave les mains dans le baquet de bois installé pour l'occasion et regarde par la fenêtre embuée, au-dessus du rideau de dentelle. Il observe la clairière et promène 11


lentement son regard de bouleau en bouleau. Il se sèche les mains au linge suspendu à côté de lui et bourre sa pipe après sa forte émotion. Un instant plus tard, des volutes de fumée s'échappent de ses lèvres, saccadées comme celles de la locomotive à vapeur du chantier forestier en stationnement. Il faut trouver un prénom à cet enfant. La mère, assoupie, ne gémit plus. Sa souffrance s'éloigne ; ce petit enfant au teint doré est beau comme un rouble neuf. Des milliers de noms traversent et ont traversé leur esprit. Pas un seul prénom n'arrive à se graver virtuellement sur la tête de bois ciré du berceau. C'est incroyable de ne pas avoir prévu une naissance précipitée, pense Ivan, en aspirant un grand coup sur sa pipe chaude. En se disant cela, il se reproche 12


ses absences, et regrette ses beuveries à la taverne de Kachug. Son père, grand chasseur de renards blancs lui avait pourtant fait la leçon : « Dès que tu seras marié, il faudra laisser tomber tes fêtes avec tes camarades et tes sorties nocturnes. Quand tu auras un enfant, en priorité, tu lui apprendras à chasser l'hermine, la martre et le renard. Et pour son avenir, tu lui apprendras à empoigner la cognée et surtout à sentir l'hiver. » Ivan entend ces paroles qui résonnent clairement, comme si son pauvre père était encore de ce monde. Dans le bois, en face, derrière un massif de framboisiers, une zibeline lèche en toute quiétude son petit juste né. Elle sait que les hommes à cette heure s'affairent encore dans la maison. Un signe, les chevaux broutent tranquillement dans l'enclos voisin. Un hennissement annonce tou13


jours la sortie de l'homme. Et là, il vaut mieux se méfier. Son petit est né en même temps que l'enfant Pétrovitch. Une différence entre eux, le petit animal n'a pas besoin de nom, il s'appelle zibeline, tout simplement. Dans la maison, près de la fenêtre, Ivan baisse la tête, prend sa pipe dans sa main et se gratte la barbe : « Le nom de mon fils, je dois le trouver dans la minute, pense-t-il. Marysa sommeille toujours, et ne peut pas m'aider encore. Qu'allons-nous dire au pope à son baptême ? » Il se dirige vers la porte et sort. Le petit vent frais du printemps caresse la rosée qui scintille à l'ombre du soleil pâle, elle est encore à l'état de gelée blanche. Autour de l'isba, l'herbe rase apparaît comme un tapis régulier, une couverture de laine verte, exposée aux pre14


miers rayons du soleil. Préoccupé par sa recherche, il s'engage sur le chemin qui conduit à Kachug. Sur le bord du sentier, la végétation commence à revivre. Les jeunes pousses ponctuent de petits points vert tendre les mousses roussies par la lourde couche de neige de l'hiver. Songeur, il bute sur une petite pierre qu'il chasse aussitôt d'un coup de botte. Il se ravise et la recherche aussitôt en parlant tout haut : « Mais oui, pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Nous allons l'appeler Pierre ! » Cette évidence lui fait ramasser le caillou qu'il avait retrouvé à côté d'une touffe de bruyère masquant l'entrée d'un terrier. Il se précipite dans la maison pour annoncer la nouvelle à Marysa qui 15


s'éveille, lui présente sa trouvaille comme un trophée. A demi ensommeillée, elle découvre la pierre dans la main de son mari, un caillou de chemin, tout en pierre. Ivan demande : « Comment allons-nous appeler notre enfant ? - Je ne sais pas ! Tu le sais, toi ? - Oui, oui, regarde ! - Tu as trouvé ? » La pierre sous ses yeux, elle ne voit pas du tout la relation et ne comprend pas les gestes agités de son mari. Il lui fait les gros yeux en regardant le caillou et en battant des sourcils par saccades. « Pierre ! on va l'appeler Pierre ! Comme cette pierre, celle que j'ai heurtée sur le chemin. Elle a failli me faire tomber tout à l'heure. Ça doit être un signe, et si ça n'en est pas un, on dira quand même que c’en est un ! - Mais, c'est un prénom ordinaire, très 16


répandu, dit-elle un peu déçue par le choix qui lui semble définitif et sans appel. - Oui, répond Ivan, mais ce n'est pas plus ordinaire que Boris, Nikita ou Ivan. - C'est vrai ! - Et puis, c'est un prénom universel ! - Oui mais, pour quoi faire ? - Tu sais, le chantier du chemin de fer va bientôt arriver à Irkoutsk. Les travaux avancent, et bientôt notre contrée sera reliée au reste du monde, la Sibérie orientale deviendra une province du monde. Et là, ce prénom sera facilement accepté par tous. » Marysa ne comprend pas vraiment ces arguments. Ce prénom lui plaît, alors pourquoi chercher des complications ? Une pensée la trouble tout à coup : « Pourquoi mon fils aura-t-il besoin 17


de s'expatrier, d'aller plus loin pour vivre au-delà de la clairière ? Pourquoi le train ne se contenterait pas de passer son chemin ? » Un train, elle n'en a jamais vu. Elle sait que ça roule sur un chemin en fer, que ça fait du bruit et que ça provoque souvent des nuages blancs dans le ciel bleu. Des nuages qui ne font pas de pluie, des nuages pour rien, rien que pour révéler que c'est un train qui roule en-dessous. Une invention des autres pour emmener son fils au bout du monde. Résignée, elle approuve le choix dicté par le hasard. Elle organise déjà dans sa tête l'invitation de ses amis pour le baptême qui sera la plus belle fête de l'été. Demain, sa sœur aînée Natacha viendra lui rendre visite ; elle sera heureuse de connaître Pierre désigné d'office 18


comme son filleul. Elle travaille à la tannerie de peaux de renards blancs à Styudvanka. Elle rend visite à sa petite sœur une fois par mois, montant comme un homme son petit cheval mongol nerveux comme un coup de fouet. Sa natte au vent, elle aime passer sous les branches des bouleaux et déboucher dans la clairière en lançant un cri de joie, comme les anciens guerriers des steppes. À terre d'un seul bond, sans prendre le temps d'attacher sa monture, elle se précipite dans la maison. En s'approchant du berceau, elle s'exclame : « Je savais que cet enfant allait naître car les étoiles me l'ont dit hier soir. Elles m'ont avertie, grâce à une comète furtive dont la clarté ne m'a pas échappé. » En embrassant sa sœur elle continue : « Elle m'a prédit que cet enfant aurait 19


un grand avenir, serait le plus grand chasseur et le plus valeureux bûcheron de toute la Sibérie. Je suis déjà fière de lui, montre-moi vite mon beau neveu chéri ! » Marysa soulève le voile du berceau. Natacha, émerveillée, ne peut contenir ses louanges, accompagnées d'un soupir de tendresse : « Dieu, que ce petit homme est beau ! Qu'il est calme ! Comment l'avez-vous appelé ? - Pierre ! répond Marysa, émue. - Bien ! je suis d'accord ! Avec ce prénom, il sera bien accompagné tout au long de sa vie. - Comment le sais-tu ? - C'est un prénom symbole de caractère, de vérité et de simplicité. » Marysa explique comment ce prénom a été proposé par Ivan. Natacha accepte ce choix du hasard et même confirme 20


que cela ne doit pas tout à fait en être un. Elle demande à examiner la pierre tout de suite. Ivan la surprend en lui disant que ce caillou est là, qu'il l'a récupéré et rangé. Il ouvre le buffet, déplie le linge dans lequel il avait précieusement enveloppé la pierre. « Tu vois, je l'ai gardée pour Pierre, pour un jour, lui expliquer l'origine de son prénom en la lui offrant. C'est peutêtre un peu bête, mais je pense que ça pourra lui plaire dans quelques années. - Mais oui ! c'est très beau cette histoire. Il faut trouver un écrin pour cette pierre et en prendre soin comme d'un bijou ! » ajouta Natacha, impressionnée. Pour elle, ce caillou est différent des pierres de tous les chemins de la terre. En regardant de près, la pierre présente 21


une face constellée de petits cristaux en saillie d'une couleur encore jamais observée dans le pays. Natacha l'examine encore sous tous les angles, s'attarde, hume la chose, essaie de voir si elle présente une transparence en la plaçant face à la fenêtre. Rien de très exceptionnel. Pourtant un détail attire son attention, là, sur un côté, il semble que la pierre provient d'un éclat. La face opposée plus arrondie est semblable à la surface d'un galet et porte comme une trace de fusion ou d'érosion. Pendant cette analyse détaillée, Marysa propose à sa sœur de rester pour partager le repas du soir en famille. Ainsi elle assistera à la tétée de Pierre, et profitera de son neveu plus longtemps. Marysa ajoute en plaisantant qu'elle pourra faire un apprentissage de maman, au cas où elle aurait un enfant après avoir rencontré l'âme sœur. 22


Natacha accepte l'invitation avec un immense plaisir, rend délicatement la pierre à Ivan qui la replace dans le linge et enferme le trésor confirmé par la marraine dans le bas de l'unique buffet de la pièce. Natacha, l'écuyère, avait offert son cœur à un seul homme. Pendant une fête au village, un aventurier coureur de jupons l'avait trahie salement. Autrefois, tous les jeunes de son village lui avaient demandé sa main plusieurs fois dans l'année, sans résultat. Celui qu'elle aimait avait disparu dans les terribles inondations qui emportèrent aussi ses parents, une nuit où la Lena se transforma subitement en torrent de boue. Elle et Marysa furent sauvées grâce à leur lit éjecté par la fenêtre emporté par la violence du torrent de boue. Leurs parents restèrent bloqués 23


dans leur chambre au milieu de la maison qui disparut dans le cataclysme, sous des tonnes d'eau et de boue en furie. Sa responsabilité de grande sœur l'avait endurcie et elle sacrifia sa jeunesse pour élever Marysa. Plus tard, Marysa épousa Ivan. Natacha resta célibataire, et depuis, elle vit seule à Kachug. C'est pour cela qu'elle espère partager le bonheur de l'arrivée du petit Pierre. Le repas du soir terminé, le bébé se réveille, Marysa le lève. Comme un glouton, il se blottit contre son sein gonflé. L'odeur et le doux contact le tranquillisent. Natacha est là, aux petits soins pour sa jeune sœur, elle l'aide à faire la vaisselle pendant cette tétée qu'elle ne quitte pas de son regard attendri. 24


Dehors, la nuit tombe doucement sur la forêt. Dans la cheminée, le feu léchant les dernières bûches de la saison crépite. Ivan bourre sa pipe, s'étire et se décontracte. La nuit dernière a été dure. C'est le premier enfant qu'il aide à mettre au monde. C'est aussi le premier qu'il prénomme. L'image de la pierre lui décroche un sourire. Il regarde vers le buffet. Elle est là, dans son linge, enveloppée comme un trésor inestimable. La tétée terminée les deux femmes attendent le rot du bébé pour aller le coucher. Natacha nage dans le bonheur. Dehors le hibou hulule, signe de temps froid pour la nuit et de beau temps pour lendemain matin. Elle devra partir à l'aube avec son petit cheval fougueux.

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Chapitre 2

Natacha s'éloigne sur son cheval lancé au galop et disparaît dans les étages de brume de cette belle matinée, juste au moment où le soleil commence à poindre. Après des baisers et des câlins à sa famille agrandie, Ivan se met en chemin pour rejoindre son travail au chantier forestier. La cognée sur l'épaule, il marche en longeant la voie du train forestier. En arrivant, ses camarades de labeur lui posent des questions sur son absence de la veille. Avec un large sourire, il 27


annonce l'arrivée de son enfant, le petit Pierre. Les hommes tapent sur leurs gamelles pour lui témoigner leur joie et faire honneur au bûcheron nouveau-né. Le son est amplifié par la résonance des bois et rivalise ainsi avec les meilleurs carillons du pays. Dans un mouvement de solidarité prolétarienne, sans attendre le moindre bristol d'invitation, ils arrosent immédiatement l'événement à grands traits de vodka. Cette fête improvisée est troublée par le sifflet de la petite locomotive qui annonce l'embarquement des ouvriers pour le front de coupe. Seuls les grands sapins sont abattus, les bouleaux épargnés forment une barrière blanche sur le fond vert foncé de la sapinière. Le travail est pénible, pas de temps pour rêver, pour penser, il faut travailler. La maigre paye est calculée 28


sur le rendement de chacun. Les coupeurs, les élagueurs, et les débiteurs s'arrêtent quand même et savourent la pause de midi. Pour le repas, les hommes s'assoient par petits groupes sur les troncs d'arbres abattus, et commentent leur menu. Certains font l'éloge de leur femme ou de leur mère pour les plus jeunes. D'autres sourient en faisant remarquer les petites attentions touchantes glissées dans certaines musettes. Ivan, ce midi, n'a pu goûter le menu des grands jours, car il ne s'en est pas occupé hier soir. Marysa, avait une autre préoccupation bien plus importante que de penser à la musette de "son travailleur". Son camarade de gamelle lui tend un peu de jambon et lui propose de partager quelques douceurs que sa jeune femme lui glisse chaque jour dans son 29


sac, comme pour entretenir la flamme de leur bonheur. Ivan le remercie et lui confie comment il avait fait pour trouver le nom de son fils. « Cette méthode fera son chemin ! » plaisante son ami. Il lui explique que les noms sont souvent donnés en fonction des éléments de la nature chez certaines peuplades du monde et surtout en Asie. Après le repas, le travail reprend, le soir, un train chargé démarre pour un long voyage vers le Nord, jusqu'au port de Bratsk, où il déversera sa cargaison de rondins dans le fleuve. Sur le chantier, la rude journée de travail s'achève. Au sifflet, les ouvriers se précipitent pour monter sur les wagons plats du train du retour, quelques trop longues minutes plus tard, sauté du 30


train, Ivan se dirige vers sa clairière. Dès l'orée du bois, il sent monter en lui comme une bouffée de bonheur. Ivresse de rentrer chez soi, de revoir sa famille ; écouter respirer la maison, sentir la chaleur du nid. Marysa est assise avec Pierre dans ses bras. Elle vient juste de changer ses langes. Lavés puis étendus près de l'âtre, ils donnent un air de kermesse à la pièce. Dans le foyer, la marmite laisse échapper une douce odeur de soupe reconstituante accompagnée de petits nuages de vapeur soulevant le lourd couvercle de fonte. Ivan se dissimule derrière l'épais rideau au fond de la pièce pour faire sa toilette du soir et ressort vite, tout propre, tout neuf pour embrasser son petit monde. Il s'attarde en cherchant à plonger son regard dans celui de son fils qui garde encore ses yeux mi-clos. 31


Le soir, après le repas, Ivan et Marysa ont l'habitude de sortir prendre l'air sur le banc devant la maison et de respirer la forêt. Ils aiment assister au basculement du jour. Observer le lever de la lune, le scintillement des étoiles dans l'immense ciel pur. Ils apprécient la richesse et l'harmonie de leur vie simple. Ils savent écouter les animaux sauvages qui se rapprochent d'eux, autour de la maison. C'est vrai que cette isba est un lieu de r e n d e z - v o u s d e s b ê t e s a ff a m é e s . Marysa laisse souvent les restes des repas pour les récompenser de leur courage. Il leur en faut pour oser approcher le monde des humains. Comme les nuits sont encore fraîches, Yvan et Marysa rentreront plus tôt ce soir. Ils observeront longuement l'enfant emmitouflé. 32


Deux cœurs ajourés décorent la tête et le pied du berceau de bois ciré amoureusement fabriqué par Ivan. Il a créé un système qui lui permet de bercer l'enfant à distance, par l'intermédiaire d'une longue tige de bois qu'il actionne depuis son lit. Il n'a pas fréquenté d'école. Il est fils de chasseur. L'école, il en avait entendu parler, mais elle était réservée aux fils de nantis, et se trouvait loin d’ici à Kachug ou à Irkoutsk. Il y avait pour lui, du gibier à chasser et du bois à couper. Il se devait d'accompagner son père. La subsistance de la famille était le but premier que tous les hommes poursuivaient. L'hiver, les peaux ; l'été la scierie. Il ne restait pas beaucoup de temps pour les études et les loisirs. S'il était allé un peu à l'école, il serait peut-être aujourd'hui chef bûcheron ou capitaine de navire sur la Lena qui 33


flotte le bois jusqu'au port de Bratsk, ou matelot sur le lac Baïkal. Peut-être aurait-il été poseur de rails, pour le Transsibérien, ou inventeur de berceaux mécaniques. Le métier des armes ne l'a jamais tenté, bien que pas mal de ses amis aient servis dans les armées du Tsar. Certains ont fait la guerre aussi, comme leurs ancêtres qui avaient victorieusement combattu Napoléon, le petit Français qui ne connaissait pas l'hiver. De l'armée, il ne dira pas un mot : il fera oublier son fils, caché comme lui l'a été, dans les bois. Il n'est jamais sorti de sa forêt. La ville, il ne voulait pas la connaître. Il savait qu'elle existait, que les gens habitaient les uns à côté des autres, qu'ils roulaient dans des trains bondés plein de fenêtres. Sa crainte est que Pierre n'échappe pas à l'enrôlement 34


ou à la conscription dans ces armées, et qu'il fasse la guerre. Une armée, c'est toujours prêt à faire la guerre ; autrement c'est juste une colonie de vacances. Si l'enfant veut apprendre à lire, et à écrire, là, il essaiera de trouver un moyen. En revanche, il ne s'accordera jamais le droit d'influer sur la vie de son fils. Il espère simplement qu'il adhèrera à sa conviction, sa seule règle de vie : « la liberté ».

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La nuit s'installe. Ivan et Marysa vont fermer la porte de l'écurie après avoir caressé leur cheval, et rentrent se coucher. Ils s'endorment dans la faible lumière de la lampe à huile placée sous l'icône du coin rouge de leur chambre. Elle veille et ajoute un doux reflet vacillant dans leurs derniers regards du sommeil. Au milieu de la nuit, un petit bruit persistant réveille Ivan. C'est comme un grésillement qui semble provenir du buffet. Il pense à un rat, à un castor qui ronge le plancher sous la maison. Le son se propagerait dans le meuble formant caisse de résonance. Et si c'était la pierre ? Il se lève, s'approche du buffet éclairé par la lueur de la lune. Il ouvre la porte avec précaution et observe que le linge est lumineux. La pierre grésille sans dégagement de chaleur, et ne bouge pas. Ivan hésite, mais ne résiste 36


pas à l'envie d'ouvrir le linge. La pierre rayonne et grésille plus distinctement. Il réveille Marysa, elle se lève, Ivan lui montre le phénomène, elle ne semble pas étonnée : « Oui, c'est une pierre lumineuse, une pierre de lune. - Tu connais ça, toi ? - Bien oui ! c'est une pierre de lune, c'est normal. - Mais je n'en ai jamais vu moi ! - Tu n'es pas au courant de la chute de ces pierres dans le pays ? - Non. - Pas possible ! Eh bien, je vais te raconter ça ! et nous irons redormir, car je suis fatiguée. - Dis-moi vite ! » Marysa s'assoit près du buffet, Ivan s'installe par terre, en tailleur. « Je devais avoir deux ans, commence-t-elle, tu sais, nous habitions à 37


côté de Kachug. Un soir d'août, nous prenions le frais devant la maison avec mes parents. Natacha s'amusait à me coiffer comme si j'étais sa poupée. Tout à coup, dans le ciel, une lueur verte, phosphorescente descendit comme une comète et sa queue d'étincelles. Elle se perdit au loin dans la forêt ou dans le lac. Le lendemain, comme personne ne trouva la trace de cette chose, on pensa que c'était une illusion collective. Ce que je sais, c'est que les traces de cet événement furent emportées par la catastrophe qui tua nos parents. Le torrent de boue mêla la terre à un trop grand nombre de pauvres âmes de ce pays. Certains des survivants à l'inondation ont relaté que certaines pierres de la région étaient lumineuses, sans jamais donner d'explication à ce phénomène. Le jour, rien ne les distingue des 38


autres. Impossible de les reconnaître en dehors des périodes où elles s'illuminent. Ça doit être rare ! C'est la première fois de ma vie que je vois une pierre de lune. Notre petit Pierre a de la chance ! Elle lui portera bonheur et à nous aussi. Ne le dis à personne ! Il faudrait d'ailleurs la cacher dans un lieu plus sûr que sur l'étagère du buffet. » Ivan reste bouche bée. À ce moment- là, un rayon lumineux s'élève du berceau et inonde la pièce. Pierre se tient debout, droit comme un petit homme ; il semble comprendre ce que ses parents disent. Il se met à parler d'une voix d'adulte, comme amplifiée par un effet de réverbération. La voix s'exprime à travers lui et dit : « Ne prenez pas peur ! Ayez confiance ; je suis sur terre pour accomplir une mission pacifique. 39


Je vais grandir dans votre foyer, à travers votre éducation, et personne ne connaîtra ma différence. Je vais vivre comme un humain. Jusqu'à ma vingtième année terrestre. Ne craignez rien ! Retournez vous reposer et dormez tranquilles. Dans quelques minutes, plus personne ne se souviendra de cet instant. Seulement, vous saurez tout de moi, car mon histoire sera enregistrée au fond de vous. » Puis, la pénombre absorbe la lumière verte. Pierre et ses parents se recouchent et passent une nuit calme.

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Chapitre 3

Ivan, qui ne se souvient pas de sa nuit mouvementée et phosphorescente, prend sa soupe du matin. À l'extérieur, la brume se dissipe en couches horizontales comme du coton effilé sous les grands sapins verts, le soleil commence juste à incendier leurs cimes. Au chantier, il demande à ses amis s'ils ont entendu parler de la comète disparue dans la région du lac. Un de ses camarades, Nikolaï se souvient d'une météorite qui était tombée non loin d'ici, un souvenir marquant de son 41


enfance. Il rajoute sur le ton de la moquerie : « L'Homme veut toujours diviniser les phénomènes naturels. Il cherche sans cesse des explications à des événements qui le dépassent mille fois. Il ferait mieux de vivre pour vivre, un point c'est tout ! - Si tu veux ! conclut Ivan, décidé à en savoir plus. - Pas mal de gens se sont cassé les reins et fourvoyés à rechercher cette chose, cette comète. La rumeur se répandit jusqu'en Chine. Comme attirés par la fièvre de l'or, une nuée de va-nu-pieds se déplaçaient en caravanes interminables, des villes entières en mouvement. Une autre déraison en poussait d'autres à émigrer : Dieu avait envoyé un nouveau messie. En Asie cette fois-ci ! Pour moi ça restait une pluie de cailloux. 42


- Et puis ? » demande Ivan captivé. Nikolaï insiste sur le côté catastrophique de la rumeur qui amplifiait l'événement jusqu'à ruiner les plus démunis. « Et puis… les gens disaient en plus qu'un engin volant était tombé dans la forêt et avait transformé toutes les pierres en or massif dans un périmètre indéfini. » Les gens croyaient que ceux qui en trouveraient garderaient une éternelle jeunesse. À cause de cette nouvelle, toute une autre population s'installa dans l'anarchie totale, défrichant, abattant les arbres. Des clairières sauvages furent ainsi créées par-ci par-là, sans souci du saccage. Les familles de chercheurs creusaient la terre à la découverte de cet or ou de l'objet miraculeux. Les montagnes de la région furent retournées et retournées sans succès. 43


Vingt ans après, les lieux désertés laissaient place à un terrain dévasté, en proie à l'érosion. La crue mortelle et les glissements de terrains furent une conséquence directe de ce déboisement sauvage. » Ivan ne peut s'empêcher de croire que sa pierre est un fragment de cette étoile. Il décide de surveiller sa trouvaille et de mieux l'observer dès son retour chez lui. Il remercie Nikolaï en plaisantant : « Mon ami, tes belles histoires sont fantastiques. Tu devrais sillonner le pays et les raconter de yourte en isba. - Ne te moque pas de moi ! Ce que je t'ai dit, je le tiens de mon grand-père qui vient de nous quitter il y a deux ans à peine ! Mon histoire est sérieuse. Les hommes sont fous ! 44


Allez ! Il faut rentrer. À demain ! - À demain, Nikolaï ! » répond Ivan en projetant sa lourde cognée sur son épaule.

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Chapitre 4

Cinq années passèrent. Aujourd'hui c'est l'anniversaire du petit Pierre. Marysa prépare le gâteau. Ivan essaye de cacher son cadeau derrière la maison. C'est un petit cheval mongol, sa robe fauve est balayée par sa longue crinière blanche. Natacha débouche au grand galop dans la clairière en poussant son cri de joie. Elle saute à terre, attache son cheval, et entre dans l'isba, chargée de friandises de la ville. Heureuse, elle se jette sur Pierre qu'elle étouffe de ses baisers et le toise affectueusement de bas en haut. Marysa se joint à eux en 47


s'essuyant les mains pleines de farine et ils entament une ronde endiablée en chantant un vieil air du pays que l'on chante pendant la moisson. Pour ce déjeuner de fête, Marysa a sorti la nappe d'apparat, celle des grands jours, de ces nappes amoureusement brodées et ajourées pendant les longues veillées de l'hiver, elle arrive à en vendre en ville par l'intermédiaire d'une amie de Natacha. Le repas, entièrement préparé pour le fils de la maison se déroule plein de joie. Natacha raconte des légendes et des contes du pays à son public attentif. Ivan savoure ces instants, en relevant sa tête par moments pour sourire au spectacle, il rattaque aussitôt la viande restée sur l'os du lièvre résistant à ses dents d'affamé. 48


Après le repas, le gâteau n'étant plus qu'un souvenir de papilles, la discussion porte sur l'avenir du petit chasseur et bûcheron de cinq ans. Pierre parle de ses progrès en écriture et en lecture et raconte ses journées passées avec madame Micha son institutrice. Cette vieille femme, Micha Nikoleva est une ancienne préceptrice, de Zima au nord d'Irkoutsk. Elle travaillait dans une famille noble représentée à la cour du Tsar. Fatiguée par la vie turbulente que ses maîtres lui imposaient, elle s'est retirée dans une petite maison, sur la route de la clairière à Kachug. Elle enseigne toutes les matières gratuitement à quelques enfants de bûcherons qui sont devenus ses élèves privilégiés. L'hiver elle ne dispense ses cours qu'une fois par semaine et encore, si le temps le permet. Autrement, elle donne des devoirs 49


à préparer en prêtant ses propres livres. À la belle saison, Marysa conduit Pierre chez elle, et pendant que Micha s'occupe de l'enfant, elle se rend utile en accomplissant de menus travaux domestiques et de la broderie. Micha à beaucoup voyagé dans sa jeunesse, avec ses maîtres, elle a même vu l'Océan Atlantique au bout de la terre. Sa maison abrite un grand nombre de souvenirs de voyages, des photos de paysages inconnus et de villes lointaines : Vichy, Nice, Lourdes… Natacha pose quelques questions de calcul à son neveu et lui tend des pièges orthographiques. Elle constate que le petit Pierre est très éveillé et semble doué pour les études. Dès que l'enfant est couché, à la veillée, Natacha engage la discussion avec ses parents. Elle propose à ce que Pierre vienne habiter chez elle à 50


Styudvanka, où il pourrait recevoir un enseignement dans une école. Ivan bougonne, s'insurge, s'oppose. Devant le regard éploré des deux femmes, il cède en marmonnant : « Soit ! mon fils ira à l'école, mais dans deux ans ! » Ce qui le désespère, c'est de livrer son fils aux planificateurs, aux armées. Comment faire pour qu'il ne figure pas sur les listes des morts pour la patrie, sans qu'il soit recherché comme un traître ou un déserteur ? Un chasseur doit chasser. Les guerres n'ont jamais eu besoin de lui, il ne s'est jamais senti concerné de sa vie par les conflits des autres, la guerre gronde pourtant loin d'ici, à l'ouest du continent. En plus il aurait été incapable de tuer un homme. Il aimerait que son fils soit protégé de la même façon, mais ses visites à la ville lui font admettre le 51


contraire. C'est un grand tourment pour lui. Ivan, loin d'être un anarchiste, aime la vie en liberté, comme celle des renards blancs qu'il chasse. Il sait, et comprend que cette liberté l'isole de la réalité sociale. Le temps est rythmé par les saisons, les seuls repères pour se sentir vieillir, cumulant dans sa tête une multitude d'hivers et jamais assez de printemps à son goût. L'hiver est la saison de la chasse à la fourrure, cette année, il écourtera sa campagne de chasse. Il restera quelques jours de plus à la maison pour fabriquer des jouets en bois en cachette. Son couteau servira à sculpter un cheval. Par la couleur dorée de son bois, le hêtre servira à fabriquer les pattes articulées. En automne il récupère des glands pour faire des chapeaux à toute une foule de petits personnages qui viendront prendre place autour de la 52


crèche de Noël. Cette nuit est sacrée ! Quel plaisir d'offrir à son fils des cadeaux réalisés de ses mains. En attendant, il range les projets près de la pierre, bien dissimulés, pour garantir l'effet de surprise. Pendant les heures du jour, l'hiver, il aime bien lui apprendre à préparer les équipements de chasse pour résister au grand froid. Aujourd'hui, la chasse attendra, il ne manque pas de réserves et la fourrure est abondante dans le secteur cette année. Un moment de repos, c'est aussi l'occasion d'utiliser le traîneau pour conduire Pierre échanger ses cours chez Micha. Marysa est souvent du voyage, une façon pour elle de sortir un peu de son isolement.

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Cette année, une grande fête est organisée à Styudvanka, au bord du lac Baïkal gelé. Les habitants se rassemblent en fin de journée. Le ciel bleu foncé allume ses étoiles. Les habitants dansent sur la glace avec des flambeaux qui se reflètent sur le miroir du lac gelé en lignes verticales. Une féérie, un tableau lumineux de Bruegel l'Ancien. Les vieux restent sur le bord et font ripaille grâce aux provisions conservées pour cette occasion. Cette nuit-là, il n'y a ni grades ni races : les Chinois, les Mongols et les Russes du chantier du chemin de fer, trinquent et chahutent joyeusement. Les balalaïkas scandent des danses endiablées toute la nuit. Les femmes virevoltent jusqu'à l'épuisement total, tombant dans les bras des hommes ivres de vodka. Des grands feux de branchages s'embrasent ensemble sur la rive du lac. Les 54


escarbilles montent en dansant dans le ciel et parviennent presque jusqu'à la lune qui ne tarde pas à se cacher derrière les clochers à bulbe de l'église. Ivan et Marysa sont rentrés tard dans la nuit, le cheval devinait sa route en suivant les ornières dans la neige, aidé par la clarté de la lune et par les fanaux jaunâtres du traîneau. L'air froid aussi vif que dans la journée, avec le vent en moins, donnait une sensation de léger réchauffement. En rentrant, ils contemplent un tableau charmant, Pierre dort dans les bras de Natacha qui s'est encore sacrifiée pour que sa sœur assiste à la fête. Pour elle, cela lui rappelle son chagrin d'amour, ce vieux moujik qui lui avait promis monts et merveilles et qui était reparti avec sa virginité. Elle l'a vu partir jusqu'à l'horizon, comme s’il avait 55


décroché un trophée, il chantait son exploit partout, comme un idiot. Si elle avait eu une arme sous la main, elle l'aurait tué sur le champ. Elle entend encore sa voix, son rire rauque qui dura jusqu'au bout du paysage. Cette honte l'a rendue très méfiante face aux avances des hommes. Depuis, ce choc la fait pleurer souvent, lorsqu'elle se retrouve seule chez elle. Etre la marraine de Pierre lui donne l'occasion d'exister en profitant un peu de la vie de famille. Plus tard, elle lui expliquera qu'il ne faut pas s'amuser avec l'honneur des filles, et qu'il faut les aimer.

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Dès que Marysa et Ivan se sont couchés, la pierre se met à grésiller. Ivan se lève et vient doucement ouvrir la porte du buffet. La lumière est aussi au rendez-vous, elle illumine son visage. Personne ne bouge. La nuit est calme. Ivan regarde instinctivement du côté du lit de Pierre, il dort calmement. Natacha, dans la chambre du fond, ne peut rien entendre. Ivan retourne se coucher et rassure Marysa en lui parlant doucement au creux de l'oreille.

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La période suivant Noël, c'est le grand silence blanc dans le pays. La petite maison de la clairière laisse échapper une fumée verticale, enroulée comme une écharpe de tulle sur le ciel orangé de l'hiver. A l'intérieur, Marysa veille sur son fils plongé dans un gros livre qui raconte l'histoire du peuple mongol, le Père Boris le lui a prêté, Micha lui a demandé d'en lire quelques pages par jour en s'aidant des gravures. Marysa ne peut pas l'assister, elle ne sait pas lire. Elle lui commente seulement les images, et d'hypothèses en suppositions, le petit Pierre avance dans la compréhension du texte. Il pourra raconter sa lecture à son professeur dans quelques jours.

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C'est le départ pour rendre visite à Micha. Ivan attelle le traîneau à son cheval, il ira à la chasse un autre jour. Dans la maison, Pierre range ses livres et vérifie que toutes ses affaires d'élève modèle sont bien rassemblées dans son sac. Marysa est toute excitée par cette sortie. Le chemin ressemble à une promenade enchantée, la neige immaculée de la nuit brille comme des milliers de diamants parsemés sur les talus. Le cheval projette sur le côté des petites volutes de vapeur par ses naseaux, des pointillés qui accompagnent le rythme des grelots qui tintent. Le paysage est sublime de pureté. Sur le haut d'un talus, un lièvre blanc, surpris par l'attelage fait des bonds dans la neige et se cache derrière le tronc d'un sapin. Derrière lui, ses traces en zigzag 59


font penser à une dentelle de nappe que Marysa brode chez Micha pendant les cours. Aujourd'hui, l'attelage dépose Pierre tout seul chez Micha, car Ivan doit aller plus loin au village, pour faire ses achats et vendre ses peaux, Marysa va en profiter pour rendre visite à sa chère sœur. Elle aime bien venir au village, où elle rencontre les amis de sa jeunesse. Ce matin elle se dépêche pour aller attendre sa sœur devant la tannerie, à la sortie de la première équipe. Elle aime le moment où les ouvrières sortent en courant dans la tranchée de neige. Elles se précipitent vers leur foyer, leurs fourneaux, pour que les enfants aient leur soupe prête à midi. Au milieu de cette ruée, Natacha semble un peu perdue. Elle marche 60


simplement et se retrouve à chaque fois la dernière à franchir la grille de l'usine. En apercevant Marysa, elle presse le pas pour venir se jeter dans ses bras. Avec le froid, les deux sœurs s'enveloppent dans les nuages blancs de leur respiration. L'émotion ainsi révélée, monte harmonieusement vers le ciel. Pendant ce temps, au Comptoir des Marchandises, Ivan est en grande négociation, il troque ses peaux de renard blanc contre des outils, du savon, des bougies et de l'huile, sans oublier la poudre pour finir de remplir ses cartouches. Il en profite aussi pour compléter sa collection de pièges pour la chasse à la fourrure. Il convoite un coffret en laiton ciselé posé devant lui, sur le comptoir. Comme le prix est trop élevé pour un achat tout de suite, il promet au mar61


chand de revenir le chercher au printemps, dès que la coupe de bois sera à nouveau en activité et lui aura fait gagner ses premiers roubles. Ce coffret servira d'écrin pour protéger la pierre de lune qui mérite mieux que le misérable linge qui l'enveloppe aujourd'hui. En sortant du Comptoir, il rencontre un vieil ami bûcheron, Nikita. Ils ont commencé leur apprentissage dans une scierie de Tchita, il y a des lunes et des lunes. En un instant, ils se remémorent les dimanches d'été lorsqu'ils partaient du chantier et allaient monter la garde devant la maison du contremaître. Ils attendaient son départ pour l'auberge où il s'enivrait régulièrement avec ses compagnons de beuverie. Dès que sa carriole avait contourné le dernier bosquet, nos deux compères se plantaient devant la maison et jouaient à celui qui décrocherait le premier un sourire de sa 62


fille. Accoutumée au manège, elle ne tardait pas à sortir avec une corbeille pleine de linge pour l'étendre dans le pré, juste derrière l'isba, ou sortait avec un seau pour le remplir au puits. Sa mère, connaissait bien tout ce jeu de la séduction mais veillait par-dessus les rideaux de la fenêtre, à ce qu'elle respecte bien certaines convenances. Elle avait été séduite de la même façon, mais c'était une autre époque... Dès que la jeune fille disparaissait de son champ de vision, au coin de la maison, nos deux lascars l'approchaient et se confondaient avec des politesses plus maladroites les unes que les autres. Cette fois, la jeune fille touchée rougit en lançant sa longue natte brune sur son épaule, s'amusant de la rivalité entre les deux jeunes garçons en mal d'amour. Ivan eut la préférence. De grange en grange, de seaux en seaux leur amour 63


grandissant fut connu, reconnu, et consacré par l'église où Ivan et Marysa se marièrent. Cette évocation nostalgique donne soif aux vieux amis, Ivan propose à Nikita d'aller boire un thé chez Alexis, le vieux bandit, tenancier d'une taverne de la ville. Il sait que Marysa viendra le retrouver là. Chez Alexis c'est comme une auberge des miracles, elle se transforme souvent en salle de boxe. Les ouvriers de la région viennent parier sur des combats à mains nues, une sauvagerie qui donne une odeur malsaine à ce temple de la débauche. Alexis est un homme riche, un peu trop généreux avec certains, cruel avec d'autres. On ne sait plus à quel trafic il se livre, mais ce que l'on dit c'est que les autorités du secteur ne posent pas trop de questions… 64


On trouve de tout chez lui, entassé dans une pièce derrière la cuisine, un tas de marchandises : du bouton de culotte en corne de yack aux machines à coudre occidentales, éventuellement des armes et des munitions réservées à la chasse, c'est indiqué sur une pancarte derrière son comptoir : « Ici pas d'armes ! » Alexis a un visage rond, rougeaud, une moustache et des rouflaquettes en broussailles qui pourraient abriter au moins deux cents cerfs avec leurs hardes complètes. Sur son visage paysagé, une toque en poil de bouc est perchée au sommet de sa grosse tête. Elle présente des protège-oreilles, usés et limés par son geste devenu un tic, un vrai baromètre d'humeur. S’il l'exécute avec le pouce et l'index, c'est bon signe, si c'est sa main entière, attention, le temps se couvre, l'orage n'est pas loin. 65


Ivan et son ami prennent place sur les tabourets d'une table coincée entre deux tonneaux de harengs fumés. Ils commandent deux thés de l'enfer, une spécialité maison, c'est un thé avec une bonne rasade de vodka. Alexis fait signe à la petite serveuse et commande avec sa voix de tonnerre. Elle s'exécute, craintive, comme toutes les petites filles mandchoues. Chassées par leurs familles elles travaillent dès l'âge de dix ans pour subsister. Mal logées, mal nourries, les patrons ne sont pas très attentionnés pour elles, c'est ainsi. Dans leur province de Chine elles ne sont pas acceptées dans les familles, elles sont louées ou vendues comme esclaves. L'enfant s'approche avec des gobelets et la bouteille de vodka en terre cuite bien serrée dans ses bras. Elle pose le précieux chargement avec précaution, et revient avec une grande théière en 66


métal. Après une révérence, elle repart timidement dans le fond de la pièce où elle se perd dans la pénombre de la cuisine enfumée. Ivan sert Nikita, les deux hommes pensent la même chose, que leurs années de musardage et de badinage sont bien loin derrière. Ils se racontent leurs différentes histoires et sorties fumantes. Nikita annonce son mariage prochain avec une jeune fille de Tchita. Son père est un distillateur et aussi négociant en alcools. Sa fille s'occupe du magasin de vente pendant qu'il dirige la distillerie. Il doit vérifier les cargaisons et les stocks et expédier les tonneaux dans tout le pays. Il espère fortement qu'il prendra la suite de la petite fabrique. Ivan se moque tout de suite de lui en l'appelant Patron, Maître, en lui disant 67


que peut-être il ne lui parlerait plus dès qu'il sera riche et aux commandes. « Tu sais, dit Nikita, je troquerais bien ta cognée contre les rênes de mon cheval attelé à ma cargaison d'eau-devie. La compensation qui me donnera du plaisir à travailler dans l'alcool, c'est le contact avec les gens ! Les voyages ne me font pas peur, au contraire. - Mais tu ne seras pas souvent chez toi, comment feras-tu pour élever tes enfants? - Ils feront comme moi, ils se débrouilleront sans leur père. - C'est vrai, c'est une façon de voir les choses, mais un peu expéditive non ? - Allez, à la tienne ! » conclut Nikita. Ils trinquent et boivent d'un trait leurs gobelets de vodka. Ivan se racle la gorge et reprend : « Au fait Nikita, il faut que je te parle d'un secret, une question sans réponse 68


qui me hante : Voilà, il y a cinq ans, lorsque mon fils est né, je ne savais pas quel prénom lui donner. C'est en cherchant ce prénom, sur le chemin de ma clairière que j'ai eu l'idée de l'appeler Pierre. Et tu sais comment ? - Non ! s'intéresse Nikita. - En butant contre une pierre du chemin, et pour corser un peu plus la situation, cette pierre n'est pas comme les autres ! - Ah bon ? s'étonne Nikita. - Oui, elle grésille certains soirs, elle devient lumineuse. Sa lumière verte passe même à travers le tissu du linge qui la protège. - Mais, dis-moi, tu te souviens de la comète? - Moi, non, mais Marysa m'en a parlé. - C'est peut-être un morceau d'étoile que tu as trouvé. Tu sais que les gens ont cherché pendant plus de vingt 69


années dans la région. Seul un vieil ermite a parlé d'un phénomène lumineux au fond du lac Baïkal. Tout le monde l'a pris pour un fou, il en est mort. Son tort c'est qu'il était saoul nuit et jour, personne ne l'a cru et son secret est resté à l'eau. - À l'eau? - Oui à l'eau-de-vie sûrement ! - Arrête de te moquer des morts ! » rajoute Ivan, superstitieusement. Sur ces mots, Marysa entre dans l'auberge et se dirige droit vers lui. Elle reconnaît Nikita. « Tiens ! bonjour ami, tu vas bien ? » dit-elle en lui serrant la main, un peu distante, comme une femme mariée se tient en présence de son mari. Elle reprend : Je suis heureuse de te revoir après tant d'années, surtout avec ton rival vainqueur, celui qui m'a donné le plus beau petit garçon de la terre. 70


- Il m'en a parlé, ça doit être vrai qu'il est beau, avec une maman comme toi ! Ivan pavoise en s'adressant triomphant à Marysa : Tu as bien fait de me choisir moi, car tu vois il va se marier bientôt avec une autre, à Tchita, l'été prochain ! Cette annonce officielle, présentée comme ça, déclenche les rires les plus clairs qu'ils n'ont pas eu souvent l'occasion d'exprimer. Nikita approuve cette vision des choses en rajoutant : Marysa, tu as le meilleur mari du monde, soigne-le bien. Je vous invite à mon mariage cet été à Tchita. - Je suis heureuse pour toi ! dit Marysa. Tu es un bon garçon, et j'ai beaucoup d'affection pour toi, mais laisseras-tu un peu tomber la bouteille ? - C'est déjà fait ! dit-il en montrant la bouteille de vodka renversée devant lui sur la table. - Pas celle-là, les autres ! ajoute-t-elle. 71


Marysa, pose sa main sur l'épaule de Ivan qui se retourne pour la lui baiser tendrement. Nikita insiste : - Il faudra que tu me présentes ton petit Pierre, il me l'a décrit comme un enfant qui a de l'avenir dans l'art de manier la cognée, et qui est déjà bien malin pour chasser la fourrure en hiver. - Toi, Nikita, viens nous présenter ta future, viens avant l'été, un peu avant la noce. Ivan va te donner les indications pour trouver facilement le chemin de notre clairière. » Alexis, sentant que les clients risquent d'oublier de payer, s'approche en toussant grossièrement. Ivan sort quelques pièces de son gousset et paye le gros tenancier, qui se répand en un trop plein de remerciements accompagnés de révérences sorties tout droit d'une pièce de Molière. 72


« Je te remercie, lance Nikita avec sincérité, la prochaine fois ça sera pour moi. - Mais oui, répond Ivan, à bientôt mon ami ! » Ils s'embrassent tous les trois et chacun reprend sa route. Ivan fouette le cheval, le traîneau sort de la ville pour s'enfoncer dans les bois. Arrivés près de chez Micha, Ivan demande à Marysa : « Il ne t'a pas fait un drôle d'effet Nikita ? - Pourquoi ? - Je ne sais pas, je pense qu'il n'a pas l'air heureux, qu'il va accepter de travailler pour son beau-père et par ce fait enterrer sa liberté. - Mais Ivan, tout le monde n'est pas comme toi, un fou de liberté, certains aiment vivre sous la coupe d'une autorité. - Brrr…On arrive ! » dit Ivan. 73


Il aide Marysa à descendre du traîneau, en coupant court à cette conversation qui de toute manière ne mènerait à rien de positif pour finir cette journée.

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Dans la maison, l'odeur de la soupe donne l'heure, en l'annonçant d'un subtil fumet. C'est la fin de la journée. Au centre de la pièce, Pierre est penché sur un cahier de fabrication maison, il tient son porte-plume à la main, il fait de l'écriture. Impressionnée, Marysa demande à Micha de lui traduire ce que son fils écrit. Elle observe en même temps la petite main de Pierre qui trace des courbes et des boucles qui se succèdent en ordre. De temps en temps avec un geste sûr, il plante la plume dans l'encrier de porcelaine à fleurs bleues placé juste devant sa page d'écriture. Micha complimente l'élève, et supplie Marysa de lui permettre de continuer ses études. « Vous savez, il sera un bon bûcheron et un bon chasseur de renard blanc. Avec une cognée, un fusil et une bonne 75


plume, il pourra même aller plus loin. Tant que vous pourrez le nourrir permettez-lui de s'instruire. Vous savez, le chemin de fer amènera des commerçants, et rattachera notre pays au reste du monde. Ivan prend la parole, un peu excité : - Oui, mais si le monde est fou ? Il va nous rendre fou, s’il y a la guerre, ils viendront nous le chercher. Comment peut-on savoir que l'instruction est une réelle évolution ? Est-ce le vrai chemin à prendre ? Ne faut-il pas mieux savoir sentir, et même plus, ressentir, aimer sa terre, connaître et tester sa personnalité avant de s'instruire de la pensée des autres ? » Marysa change de conversation en demandant à Micha de bien vouloir accepter le napperon qu'elle lui a brodé en remerciement de l'enseignement qu'elle dispense à son fils. 76


Pierre a déjà rangé ses affaires et attend près de la porte. Ivan lui pose la main sur la tête et salue Micha en la remerciant de bien continuer à instruire son fils sur l'écriture, la lecture, la science et le calcul. Il avoue ensuite que sa mission à lui se cantonnera simplement à lui faire observer les traces des renards dans la neige ou leurs passages dans l'herbe du printemps. D'observer et de connaître la population de ces animaux qui assurent le revenu nécessaire et suffisant pour mener une modeste vie de chasseur. La famille s'installe dans le traîneau, le cheval hennit de bonheur sentant son écurie et son foin assuré au bout de son galop. Sur le chemin du retour, le petit Pierre s'endort sur l'épaule de sa mère, la nuit tombe doucement, la neige bleutée se confond au fur et à mesure dans le décor paisible. 77


La clairière est en vue, devant la maison un cheval est attaché et près de lui dans la neige, un homme assis attend, il fume une pipe qui sort à peine de sa barbe taillée au carré. Ivan dételle le cheval qui se dirige tout seul dans son écurie pour goûter à un repos bien mérité. Il plonge aussitôt son museau dans la mangeoire généreusement chargée de foin odorant et réconfortant. Pierre et Marysa invitent l'homme à entrer dans la maison. L'étranger se présente, c'est un bûcheron au chômage. Il était employé au défrichement du tracé du chemin de fer. Son travail terminé pour lui, il cherche un nouvel emploi. Un ami lui a conseillé de rencontrer Ivan. « Voyez-vous monsieur, je suis aujourd'hui sans travail, toute ma famille a disparu dans un tremblement 78


de terre qui a eu lieu chez moi il y a dix ans. Je sais que vous êtes très influent auprès de vos patrons sur votre chantier, j'aimerais que vous me présentiez à eux. Simplement cela, s'il-vous-plaît ! » Ivan invite l'homme à s'installer à leur table pour partager leur repas du soir. Il ouvre une bouteille d'alcool de mûre de l'année et lui en offre un verre en guise d'apéritif. Marysa touille la soupe dans le chaudron. Pierre joue à la lueur du feu de la cheminée, avec des animaux sculptés par son père dans différentes essences de bois. Plus tard, le repas se déroule en écoutant les histoires de cet homme qui raconte la vie sur le chantier du train. Ils avançaient de plus en plus vite. Devant lui, le chômage s'annonçait au fur et à mesure des kilomètres gagnés à 79


travers la Taïga. Il explique que ce train fera la traversée du pays, de Moscou à Vladivostok. Deux mondes différents seront reliés par ce long ruban de fer que les hommes d'en haut ont appelé le Transsibérien. Il explique aussi son fonctionnement futur, les différents arrêts prévus, les gares en construction. L'ampleur de cet immense chantier, son rayonnement mondial. Il est fier d'avoir participé à cette aventure humaine. Il en a été un élément défricheur, ensuite il sera rejeté comme un malpropre. Le progrès avance, vous passe par-dessus, vous écrase et disparaît au loin, derrière l'horizon. Ivan impressionné en profite pour lui demander à quelle date ils sont en ce moment. L'homme précise : « Voyons, nous sommes en 1901. Le 10 ou le 15 février, je ne peux pas vraiment préciser le jour, car je chevauche depuis plusieurs semaines sans arriver à 80


repérer le temps au milieu de ma préoccupation majeure qui est de trouver un travail. » Au centre de la table, la flamme de la bougie tressaille, elle arrive au bout de la mèche, au ras du bougeoir de céramique décoré de fleurs bleues. Ivan propose à l'homme de rester chez eux pour la nuit et de s'installer dans la pièce près de l'âtre, au lieu d'aller dans la grange comme il le leur a demandé poliment. Ivan rajoute : « Vous serez mieux sous mon toit que dehors, à chercher votre chemin dans cette neige qui est aussi belle que cruelle. La première auberge est à 15 kilomètres, et le chemin est souvent effacé par le vent, enfoui sous les congères. Installez-vous. »

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En remerciant ses hôtes, l'homme déplie sa paillasse près de la cheminée. Dans la chambre de ses parents, Pierre est déjà endormi. L'air pur et frais de la journée et le trajet en traîneau l'ont complètement fatigué. Ivan et Marysa tout aussi épuisés se couchent à leur tour. Ivan souffle la lampe à huile placée sur la table de nuit. Ils parlent à voix basse de l'homme étendu dans la pièce à côté et s'endorment doucement. La nuit calme s'enfonce sous la neige gelée comme dans de l'ouate. La lune brille au zénith et allume les cristaux de gel sur les branches des grands sapins. Toute la nature s'emmitoufle en arrondissant ses formes et assourdit ses bruissements. La nuit immense enveloppe la maison.

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Au milieu de cette belle nuit, dans le buffet, un crépitement : C'est la pierre ! L'homme se réveille intrigué par ce bruit. Alertés aussi par le grésillement qu'ils connaissent, Ivan et Marysa sortent doucement de la chambre, une chandelle à la main, Ivan murmure à l'homme : « Ne bougez pas, ce n'est rien, c'est normal, ce n'est pas la première fois que ça fait ce bruit-là, il va s'arrêter, dormez tranquille. - Ah bon ! Mais qu'est-ce que c'est ? demande l'homme un peu étonné. Ivan lui répond calmement : - Rien ! C'est une pierre que j'ai trouvée sur le chemin, le jour de la naissance de mon fils. - Une pierre ? - Oui, une pierre qui était sur mes pas ! - Faites-moi voir ça ! Si c'est la pierre qui grésille ainsi c'est 83


certainement une Pierre de Lune. Pouvez-vous me la montrer ? demande l'homme très attentif. Ivan ouvre le buffet avec d'immenses précautions. Il saisit le linge, la lumière verte de la pierre passe à travers l'étoffe comme un lampion des fêtes du village. Il dévoile l'objet magnifique. - C'est ça ! ç'en est une ! C'est une Pierre de Lune. Dieu soit loué, c'est la deuxième que je vois de mes yeux, c'est fantastique ! - Mais… dit Ivan, vous connaissez ce phénomène ? - Oui, bien sûr ! répond l'homme. Il raconte son histoire, sa rencontre avec une pierre semblable. Il y a cent ans à peu près, un objet tomba du ciel, il atterrit pas très loin d'ici. La population envahit le pays à sa recherche. Ils pensaient trouver la fortune. En réalité ils ne trouvèrent que 84


des pierres ordinaires, au milieu d'une terre creusée, retournée plusieurs fois, comme le faisaient des chercheurs d'or. Rien, rien de magique, rien de fantastique. Après vingt années de mille chantiers désordonnés et anarchiques, ils revinrent chez eux, déçus et amers. Aujourd'hui, il semble impossible de chercher à nouveau, le torrent de boue de l'inondation du siècle brouilla les pistes et effaça toutes traces logiques de la chose. Moi qui ai fait des kilomètres et des kilomètres sur le tracé du chemin de fer, je peux vous dire que je connais presque tous les cailloux de ce pays. Un jour je suis tombé sur un fragment identique à celui-là. Il grésillait de temps en temps, il illuminait ma tente ces nuitslà. La pierre m'a été volée à cause de ce merveilleux effet lumineux. Je pense que celle que vous avez là, qui ne lui ressemble pas par sa forme, est de la 85


même nature, ça c'est sûr et à cent pour cent ! » Les yeux de l'homme pétillent de joie. Il raconte qu'autrefois, on lui avait parlé qu'une fillette habitant vers Shilka connaissait bien les pouvoirs de ces pierres sans que l'on sache d'où elle tenait un tel enseignement. Lorsque sa pierre grésillait, elle se déplaçait en lévitation à quelques centimètres audessus du sol, comme un ange. Soudain, la pierre que tient précieusement Ivan s'arrête de grésiller et reprend sa couleur minérale. Marysa se rapproche d'Ivan, se serre contre lui, un peu inquiète. L'homme la rassure en lui disant qu'il a vécu plusieurs dizaines d'années avec sa pierre et qu'il n'a jamais ressenti aucune gêne. Seulement la peur de se la faire voler. Bien qu'elle présentât aussi cet aspect 86


magique, elle ne l'a jamais aidé, ni ne lui a porté malheur. « Ne craignez rien dit-il, et cachez-là mieux que dans ce buffet. » Ivan prévoit qu'un jour, il faudra aller à Shilka avec la pierre pour rechercher cette fillette, elle doit avoir à peu près l'âge de son fils. Marysa ressent un frisson de prémonition qui la fait sursauter. Ivan, s'aperçoit de sa gêne, il lui glisse à l'oreille : « Mais c'est un hasard, le rapport entre les pierres et ces enfants, et puis notre petit n'a jamais lévité et il est tout à fait à notre image… normal. » Il prend un ton de voix clair et énergique pour dissiper l'ambiance un peu trouble du moment. S'adressant à l'homme il dit bien haut : « Allons nous recoucher ! On reparlera de tout ça demain ! » 87


- Bonne nuit ! répond l'homme en s'allongeant pour s'enrouler dans sa pelisse. Quelques minutes après, le sommeil gagne toutes les âmes de la maison. Seuls, quelques craquements des cloisons en sapin troublent le grand silence, comme dans un navire en bois à l'ancre dans une rade toute blanche de neige. Le lendemain matin, l'homme écrit son nom sur un bout de papier de cahier d'écolier que lui donne Pierre. Il s'appelle : Sacha Morozov, et s'en va à cheval vers son destin, en direction de Kachug. Quelques mois plus tard, il trouve un travail au bord du lac comme responsable de la flottaison du bois.

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L'hiver touche à sa fin, cette année, la chasse a été bonne, les peaux de renards et d'hermines sont entreposées dans la grange au-dessus du restant de foin. Le revenu de cette chasse est suffisant pour mettre la famille à l'abri du besoin. Pendant la belle saison, la taille du bois complète le revenu. Dès les premiers beaux jours Sacha en profite pour revenir remercier Ivan de son aide. C'est grâce à lui qu'il a été employé sur le chantier du lac. Sa démarche est une invitation pour toute la famille à lui rendre visite dans son isba qu'il est en train de terminer de restaurer près du lac. Elle sera achevée au mois d'août. Au fur et à mesure du temps qui passe, Sacha devient très vite un bon ami. Un jour il est invité dans la clairière en même temps que Natacha, un 89


hasard ? ou une coïncidence provoquée par Ivan et Marysa ? C'est d'ailleurs le thème flottant tout au long de cette journée. Sans détours, Ivan laisse entendre lourdement qu'ils formeraient un couple très attachant. Le doux piège se referme inexorablement sur les deux êtres placés face à face à la table familiale. Pierre avec sa naturelle innocence, commence à parler de tonton en s'adressant à Sacha. Plus tard, il fait un saut créatif en les appelant : « Tata-Na et Tonton-Cha. »

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Chapitre 5

L'herbe fraîchement coupée embaume l'atmosphère, avant d'être jetée sur les meules. Le foin est en partie rentré. Dans le verger, autour de l'isba, les amis et les voisins placent les tables, tendent les nappes, disposent les couverts entre des couronnes de fleurs des champs. Les rubans colorés ondulent et caressent le paysage ensoleillé de la matinée. Dans la chambre de la maison, Natacha et ses amies préparent la robe de mariée, Sacha est aux anges. Ivan et Marysa arrivent dans leur carriole. Pierre les accueille. Il est déjà grand. En pension chez sa marraine, 91


son indépendance lui donne un air de jeune homme du haut de ses quatorze ans. Marysa se jette à son cou. Ivan lui adresse une tape énergique sur l'épaule, comme pour saluer un homme. Son fils lui fait tout de suite le compte-rendu de son nouveau trimestre d'école. Il est encore le premier. La musique et l'histoire de l'Art sont ses matières préférées. C'est l'élève le plus brillant de toute la contrée. L'école de Styudvanka ne va bientôt plus lui suffire. Natacha intrigue pour le faire admettre au monastère d'Irkoutsk. Elle connaît bien le Patriarche. Il pourra lui prodiguer un enseignement secondaire et supérieur privilégié et de première qualité. Le cortège se forme, Pierre est encadré par ses parents, fiers, qui se redressent et lèvent le menton avec un orgueil bien placé de parents comblés. 92


Le mariage est célébré dans la plus haute tradition, le repas commence, l'orchestre joue des airs du pays. Les jeunes filles enrubannées virevoltent, des fleurs dans les cheveux. Toutes les broderies, dentelles et autres chefsd'œuvre d'ouvrages de dames sont exposés et offerts à la mariée. Une véritable revue de détail des travaux féminins de l'hiver réalisés au coin du feu. Le lac en contrebas renvoie l'écho du rythme des balalaïkas. Les accordéons langoureux accompagnent le soir qui tombe. L'eau sombre reflète maintenant la pleine lune et les étoiles mêlées prennent la relève des lampions qui s'éteignent un à un. La nuit limpide va envelopper la fête. Pierre est avec sa cavalière de la journée, ils se sont éloignés de la piste et des tables, pour se réfugier derrière des 93


gerbes de foin. Pierre a une idée derrière la tête, il lui tarde de savoir comment ça fait d'embrasser une fille. Avec malice, il propose à Elena de placer une paille dans sa bouche. Il se place en face d'elle et commence à mordiller la brindille avec ses dents, il avance inexorablement et au fur et à mesure éjecte délicatement les petits bouts de paille du coin de ses lèvres. C'est de plus en plus troublant, la température augmente. Elena ne semble pas trop effarouchée, elle attend le final avec une patience que l'on ne connaît que chez les filles. A bout de souffle et au bout de la paille, dans un dernier élan, Pierre se jette sur la bouche de sa cavalière. Ils s'embrassent comme des grands, comme s’ils avaient suivi des cours du soir en la matière. Aucune réaction de défense de la part de la petite Elena. 94


Leurs respirations s'accélèrent, le baiser devient de plus en plus appliqué. Après une profonde reprise de respiration, les enfants s'embrassent encore. Puis la sensation de leurs corps ajoute un peu plus de plaisir. A bout de souffle, ils se regardent dans la lueur de la lune et restent un petit moment interdits avant de se serrer très fort dans leurs bras pour savourer calmement leurs sentiments, sans mot dire. Tous les serments se concluent à ce moment-là. Ce soir-là, leurs premières amours se scellent pour toujours. Plus loin, la fête se termine, la plupart des invités couchent sur place, dans la maison, dans celle des voisins, dans la grange, et pour certains sous la table.

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Le matin jette sa lumière sur un tableau d'apocalypse et de désordre qui traduit en un seul regard l'intensité de la fête de la nuit. Les femmes se précipitent pour redresser le redressable, ranger, nettoyer, remettre les lieux en ordre comme à l'origine. Ce matin, Pierre encore étourdi et ivre de sentiments, attend Elena devant la porte de la grange où elle avait rejoint sa mère hébergée là pour la courte nuit de la fête. Dès qu'il l'aperçoit, son cœur chavire et oublie de battre un coup sur deux. C'est évident, c'est bien elle ! Décoiffée, elle s'avance vers lui. Pierre l'embrasse doucement, juste pour réviser, immédiatement, elle frissonne et rougit de plaisir… Elle lui sussure un « je t'aime » tellement doux qu'il ne sait pas comment le lui rendre, comment lui dire la même 96


chose avec un petit quelque chose en plus. Ils s'assoient sur un tronc d'arbre et se dévisagent. Aucun défaut ! Toute l'image de l'un correspond à celle de l'autre. Elena, ses nattes blondes sont pleines de brins de paille, Pierre les enlève un à un avec délicatesse et il lui demande : « Où habites-tu ? - J'habite à Kachug. - Ce n'est pas loin de là. - Tu viendras me voir ? - Oui, tous les jours ! il se reprend un peu : je viendrai toutes les fois que je pourrai. Ma tante m'a acheté un cheval mongol, il me conduira chez toi dès que je le lui demanderai. Et puis, chaque fois que je n'aurai pas école, je viendrai te voir. - Tu vas à l'école ? dit-elle admirative. - Oui, je vais entrer au grand monastère d'Irkoutsk dans un an. 97


- Mais de là, tu ne pourras pas venir me voir ! soupire-t-elle. - Si, je vais poser mes conditions dès ma rentrée, personne ne m'empêchera de t'aimer, et de venir te voir ! affirmet-il avec aplomb. Elle lui répond : - Je t'aime ! en se blottissant sur son épaule. - Je t'aime Elena » dit-il en l'embrassant à nouveau pour vérifier que la leçon était bien retenue. Ils s'étreignent en pleine lumière, sans essayer de se cacher, leur jeune âge leur permet ça, et puis… c'est l'été.

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Sacha et Natacha hébergent Pierre, encore pour une année. Noël se passe en famille, tous ensemble dans la petite isba de la clairière, Marysa et Ivan savourent cette fête avec tendresse. L'année nouvelle annonce déjà la rentrée de Pierre au monastère. Une nouvelle séparation, mais cette fois loin de tous.

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Chapitre 6

Pierre est entré au monastère, il occupe une cellule, comme un vrai moine. Une seule icône de la nativité peinte, dorée et vernissée sur du papier mâché, décore le mur austère aux rondins de bois horizontaux. Le soir, il travaille à la chandelle, il écrit et lit comme un boulimique de la culture. Il a trouvé une spécialité qui lui convient plus que tout, c'est l'histoire de l'Art. Il pense souvent à Elena et n'adresse ses prières pratiquement qu'à elle, le lieu est propice et l'ambiance aidant, il passe des heures à prier et à l'aimer simplement. Il lui tarde de la 101


revoir, de la serrer contre lui, de lui parler de ses travaux, de ses études, et même de lui apprendre à lire, à écrire et à compter sur le boulier qu'il a fabriqué et qu'il prévoit de lui offrir. Elena ne connaît pas le luxe d'aller à l'école, elle travaille à la tannerie avec sa mère, c'est une collègue de travail de Natacha, celle qui était sa demoiselle d'honneur à son mariage. Sans cette amitié de labeur avec sa chère tante, jamais il n'aurait rencontré Elena. Cette jeune fille, comme beaucoup d'autres a un avenir tout tracé. Le travail rude et, à partir du jour de son mariage, la soumission inévitable pour une vie entière. Seul Pierre peut faire bifurquer son destin, lui offrir un véritable avenir de femme libre. Elle aussi ne pense qu'à lui toute la journée. Son travail est très dur, brassant les peaux malodorantes et graisseuses. Ses pensées amoureuses 102


l'empêchent de sentir cette odeur fétide et humide de la tannerie. Les plaintes des ouvrières ne lui effleurent même plus l'esprit, elle rêve toute la journée. Seule sa mère qui connaît son tourment, lui conseille souvent en la réveillant, de faire attention aux outils tranchants et aux chaudrons brûlants. Les conditions de travail sont précaires et les accidents nombreux. Souvent des femmes se font ébouillanter les bras en nettoyant les immenses cuves de trempage des peaux. L'autre jour, une jeune fille avait oublié de nouer son foulard, sa natte était jetée librement sur son épaule. En se penchant, sa tresse est passée devant elle, et s'est enroulée dans les cylindres d'essorage des peaux. L'accident mortel fut évité de justesse grâce au réflexe d'une ouvrière qui fit sauter in extremis la courroie en cuir d'entraînement des rouages de la machine. 103


Elena vit seule avec sa mère. Une trop jeune veuve, son mari est mort perdu dans une tourmente de neige, alors qu'il était à la chasse au renard argenté. Elena n'avait que deux ans. Tous les soirs, elle aime s'endormir en observant la petite lueur de sa lampe à huile placée à côté d'elle. Elle identifie la petite flamme à ce qu'elle est. Une frêle veilleuse qui ne demande qu'à se réveiller et flamber d'amour de tous ses feux par le moindre contact de son amoureux. Ses jeunes camarades de travail lui font souvent la cour maladroitement, elle reste absente, elle ne voit plus personne, et rêve toute la journée. Elle regarde souvent vers le nord, vers Irkoutsk, et son monastère qui dans son esprit, n'a pas de murs, ou alors des murs en cristal, pleins de lumière. 104


Ces remparts qui emprisonnent son Pierre sont infranchissables, mais simplement par la distance qui les sépare. Leurs esprits passent les murailles les plus hermétiques, le temps compte aussi comme un allié, il faut attendre, un jour viendra... Les rares jours de repos, elle interroge souvent le lac en se promenant sur sa rive sablonneuse. Sous le soleil, les particules de mica étincellent dans l'eau claire, au moindre remous. Un jour, Natacha venant rendre visite à sa mère lui demande de l'accompagner le dimanche d'après pour aller voir Pierre au monastère. Elle décide d'offrir un cadeau à son amoureux, quelque chose symbolisant l'air, la vie, le soleil, le vent des grands espaces. Le choix est fait, c'est de lui porter un pot de miel débordant de vita105


mines accumulées par les abeilles, celles des ruches colorées de son voisin. Un vieil homme sage, tout courbé, ancien travailleur usé, rescapé, tous ses camarades de travail sont morts à l'ouvrage. Lui, seul, encourage ses abeilles tous les printemps en chantant des vieux airs de forçats sur le pas de sa porte. Les gens du pays l'appellent Zonzon, en rapport avec le vrombissement de ses abeilles en vol. Ce Dimanche, dans le petit matin, Elena piaffe d'impatience en attendant Sacha et Natacha. Ils arrivent enfin dans leur carriole neuve, elle est verte, ceinturée d'une frise peinte de fleurs des champs. Le cheval fier pétille du regard, il trotte sur la pointe de ses sabots, en frétillant, heureux, on dirait qu'il est complice. Qu'il connaît le poids du bonheur qu'il 106


va tirer toute la journée derrière lui. Elena n'arrête pas de remercier Natacha, elle dissimule mal ses sentiments amoureux envers Pierre. Sacha, pour s'amuser lui dit d'un ton moqueur : « Tu sais, les moines pourront se marier un jour, mais on ne sait pas si on connaîtra ce jour-là ! - Oui répond Elena avec un peu de gêne dans la voix. Natacha rajoute d'un ton maternel : - Allez ! ne le crois pas, c'est un trouble fête. Ce n'est pas vrai ma petite. Et puis on sait que vous vous aimez, alors pourquoi souffrir en silence ? » Elena embrasse très fort Natacha. Une façon sans équivoque d'approuver son discours.

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La route défile doucement, Elena compte les arbres des haies et presque tous les cailloux du chemin. Au sommet d'une côte, ils aperçoivent ensemble les bulbes en bois doré du monastère se profilant à l'horizon. Ils poussent en chœur un petit « Ah ! » de satisfaction mêlé d'émerveillement. Son Pierre est quand même pensionnaire dans le plus bel endroit de la région et peut-être même du monde. C'est dans cette ville dans la ville que l'enseignement est le plus complet, n'importe qui ne peut pas entrer dans ce sanctuaire du savoir. Il doit certainement côtoyer des fils de Princes ou même du Tsar. Elle espère qu'en échange de cet enseignement, les moines ne vont pas lui demander d'épouser la religion. « Sacha avait peut-être raison tout à l'heure ? » pense-t-elle. 108


La carriole arrive sous les murs de rondins imposants du monastère. Devant, un gardien se précipite et ouvre les lourds battants de la porte de l'entrée principale. Il laisse entrer l'attelage dans la première enceinte. Le cheval à peine dételé broute déjà l'herbe du fossé. Dans le grand bâtiment en face, une plus petite porte s'ouvre, un pope apparaît et accueille les trois visiteurs avec des gestes lents de bienvenue. S'adressant à Natacha et à Elena, en les accompagnant en parlant de Pierre, le religieux leur demande : « Vous êtes sa tante et sa cousine ? Elena, pudique, sent un rouge incontrôlable monter inexorablement à l'assaut de son visage. Natacha s'empresse de répondre au moine par l'affirmative afin de stabiliser sa coloration pourpre aux joues de plus 109


en plus évident, grimpant sur le visage de sa protégée. L'homme invite Sacha à entrer, il rajoute : Vous êtes tous les trois les bienvenus dans le monastère de sa Sainteté Nikolaï-le-Grand. - Que Dieu vous bénisse ! répond Natacha. - Deo gracias ! » confirme le pope en fermant ses yeux pieusement. A l'intérieur, nos voyageurs sont bouche bée devant tant de merveilles. De l'or partout, couvrant tous les murs de la première pièce. Le groupe se dirige au fond de la grande salle suivante en direction d'une porte laquée de rouge. Pour Elena, c'est l'antichambre du paradis. Elle n'a jamais vu une merveille comme ça, aussi richement décorée et meublée, on ne lui en a jamais parlé à la 110


fabrique, certainement que personne ne le sait. Elle se retrouve au milieu d'un conte merveilleux, comme dans les histoires que sa grand-mère lui racontait, il y a longtemps, lorsqu'elle était petite fille. Au bout d'une longue galerie, au dessus d'un patio, ils descendent un grand escalier en bois noirci par le temps, qui craque sous leur pas. Ils arrivent dans le patio au centre duquel un immense massif de rosiers diffuse un doux parfum. Pierre est là, sur un banc sous les fleurs. Natacha l'embrasse très fort. Ensuite elle fait mine de fouiller dans son panier pour éviter de trop voir l'étreinte fougueuse des deux jeunes amoureux. Sacha lance un regard moqueur à Pierre, accompagné d'un clin d'œil approbateur, et il lui serre la main avec vigueur. 111


Natacha, son regard ressortant du fond de son panier, comprend là que ces deux jeunes ne vont certainement pas en rester là. Elle commence même à se surprendre à envisager le trousseau pour les noces de son filleul préféré. Pierre fait visiter son univers d'étudiant, il invite ses amis à se promener dans le jardin du monastère. Ils longent les cultures florales et potagères des moines jardiniers. L'ordre et la méthode planant dans ce lieu, la rigueur de l'organisation des plantations impressionnent Sacha qui plaisante encore lourdement sur le célibat : « Il faut bien passer son temps à quelque chose ! » dit-il en éclaboussant les deux enfants de son large sourire. Natacha tempère toujours sur le sujet, elle plane dans le bonheur. 112


Ce saint lieu l'inspire, elle se félicite de son conseil. « Pierre est à bonne école ici » , pense-t-elle. Elle ne sait pas si bien dire, après le déjeuner, le supérieur leur offre le privilège de découvrir la bibliothèque. Pierre commente des manuscrits datant du début de l'église orthodoxe… merveilleux. Les peintures et les icônes les plus précieuses défilent sous leurs yeux éblouis. Pierre présente un livre relié dans une couverture de gros cuir rouge, des signets multicolores dépassent sur la tranche dorée des pages. Au milieu de l'ouvrage, il commente une enluminure représentant une petite isba isolée entourée d'une foule de personnages tous en tenue de fête. Tous les animaux de la création sont à l'écart, encadrant l'image. Dans le ciel, un seul nuage, les arbres taillés en pointe percent le ciel de leurs hautes ramures. Il explique que 113


cette image représente la vanité des hommes, les animaux eux se réfugient dans une contemplation passive. Ils attendent que l'homme retrouve sa condition intégrante de l'univers, qu'il se retrouve tout court. « Cette capacité d'humilité nous est enseignée ici. » dit Pierre avec un ton de voix très calme et posé. Il parle ensuite de la technique de la peinture de l'époque. Il présente avec science les détails qui font la différence entre une simple gravure polychrome et une icône de valeur. Elena est émerveillée, elle regarde souvent Natacha en lui faisant ressentir qu'elle ne la remerciera jamais assez d'avoir un neveu aussi savant et adorable. Elle fond. L'après-midi se prolonge par une 114


autre promenade dans le jardin. En marchant, ils parlent du passé, et du temps présent. Natacha donne des nouvelles fraîches de ses parents qu'elle voit toutes les semaines dans la clairière. La maison est toujours aussi accueillante. Son cheval fauve est dans sa plus grande forme. Elle le monte de temps en temps pour entretenir sa fougue au galop. Une petite chienne complète la famille, elle s'appelle Volga. Marysa en est folle, elle est si douce, elle n'a jamais voulu aller à la chasse avec Ivan, elle est devenue une chienne d'intérieur. Les choses évoluent dans l'isba du chasseur… La cloche de l'angélus du soir donne le signal de la fin de la visite. Natacha et Sacha se précipitent vers la sortie, laissant Pierre et Elena, perdus, dans un labyrinthe de verdure. « On ne les retrouvera jamais ! » plai115


sante Sacha au bout de cinq ridicules minutes d'attente. Elena soupire et se pâme sous les baisers de son étudiant préféré, les serments se consolident et forment un bloc d'amour indestructible, une provision de tendresse jusqu'à leur prochaine rencontre. Le cruel chemin du retour, semble plus court. Derrière, l'image de la ville donne l'impression d'être aspirée par le chemin. Elena n'arrête pas de remercier Natacha, un radotage tout de suite excusé par la bonne tante : Tata-Na. Tonton-Cha, lui, sourit, et de temps en temps lui fait une grimace complice. Il lui confirme aussi qu'il sera son taxi spécial pour toute la vie, si elle le désire. Le lendemain, à la fabrique, Elena 116


demande à être mutée pour travailler dans l'atelier de Natacha. Sa demande est acceptée par le contremaître. Elle soulage ainsi son amie des lourdes et pénibles tâches. Sa jeunesse et sa volonté lui permettent de soulever les peaux chargées d'eau, plus gluantes et trop pesantes. Elle aide Natacha à placer le lourd chargement de chaque chariot dans l'étuve. Ce travail de la tannerie est très pénible, il empeste les habits des travailleurs d'une odeur âcre. Les bonnets des femmes sont tout gras à la fin de la journée, les vêtements supportent à peine une journée de travail. Les pieds mal chaussés se gonflent d'humidité dans les galoches pleines d'eau. Dans leurs rêves, toutes les jeunes filles espèrent rencontrer un Prince, un beau chevalier avec son cheval blanc, un trousseau de clefs d'or scintillantes à 117


la ceinture, ouvrant toutes les portes de tous les châteaux de la terre . Certaines, en réalité la plupart, espèrent trouver un compagnon qui, gagnant assez d'argent, leur permettra de vivre une vie normale, et tourner le dos définitivement à la condition d'ouvrière. Natacha est dans ce cas, elle va quitter la fabrique pour s'occuper de la maison avec Sacha qui monte en grade dans son travail sur le chantier de flottaison du bois. Elena n'envisage pas encore le mariage, mais espère que son Pierre lui demandera sa main dans quelques petites années. Sera-t-il professeur, ingénieur, écrivain ? Elle n'en sait rien, une seule chose l'intéresse : fuir un avenir tracé, connu, programmé en négatif ; sortir de la fatalité, éviter d'être une esclave sans avenir. 118


Chapitre 7.

Au monastère ce matin, le père supérieur demande à recevoir Pierre dans son bureau. Il lui dit solennellement : « Mon fils, nous sommes très heureux de votre travail. Prenez quelques jours… Il faut que vous alliez rendre visite à votre père, il est très malade m'a-t-on dit. - Mais ... - Allez mon enfant, armez-vous de courage et revenez quand vous le voudrez. Nous serons heureux de vous recevoir à nouveau pour continuer à vous transmettre notre savoir. Le calendrier ne nous impose rien. 119


- Mon Père, je vous remercie pour votre amabilité. Je vous donnerai de mes nouvelles par les marchands qui passent souvent sur la route dans ma clairière. - Va mon fils ! que Dieu te bénisse. » ajoute le Père supérieur en ouvrant doucement la porte grinçante de son bureau. Pierre tout d'un coup ressent comme un vide, il comprend que l'annonce doit être grave.

En voyant Natacha immobile qui l'attend dans sa carriole devant le monastère, il n'a plus de doute. Elle n'est là que pour lui, même si elle était encore ouvrière, elle se serait libérée pour lui. Aujourd'hui, elle ne travaille plus à la tannerie, elle ne vit que pour son Sacha et pour son savant de neveu.

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Elle propose à Pierre de revenir chez elle pour la nuit, à Styudvanka. Elle lui dit avec un doux sourire : « Peut-être qu' Elena sera par là ! » Pour la remercier, Pierre lui offre un œuf en papier mâché peint d'une scène religieuse, le paradis avec tout autour un ballet d'anges, une véritable œuvre d'art. Toutes les parties dorées sont de la véritable feuille d'or. Un gousset en fourrure d'hermine protège cette merveille. Pierre a étudié l'art de l'icône, la technique de l'œuf en papier est à la mode dans la région. Les moines en fabriquent pour les offrir aux prêtres des églises et aux souverains. Natacha, émue par ce cadeau touchant, embrasse tendrement son protégé. Elle donne ensuite l'ordre de départ à son cheval avec son « Yahaak ! » légendaire digne d'un vieux tartare. 121


La carriole s'éloigne sur le chemin de Styudvanka, la journée est belle, le soleil brille dans le ciel bleu et inonde la campagne de sa vive lumière. Le bord du chemin est submergé de fleurs, bientôt les abeilles du vieux Zonzon annoncent la proximité de la petite ville. Au loin, le lac lance ses éclats métalliques, comme des paillettes d'argent en vibration. Près de l'eau, au coin du bois de bouleau, la maison de Natacha est en vue. Encore quelques foulées du cheval et ils arrivent. En entrant dans son isba, le premier geste de Natacha est de ranger son cadeau dans l'armoire de sa chambre. Pierre, demande à sa Tata-Na, la permission d'aller tout de suite attendre Elena à la sortie de la tannerie. Natacha accepte avec un regard de velours et lui demande juste d'être là 122


demain matin, au lever du soleil, au plus tard pour le départ. Il faut arriver avant la nuit à la clairière. La route sera doublée, ils la referont en sens inverse jusqu'à Irkoutsk. Natacha a prétexté de passer chez elle pour tout un tas de fausses raisons. Avait-elle besoin de revenir chez elle autrement que pour lui permettre de voir Elena ? Cette idée complice le touche. Pierre arrive devant la fabrique au moment même où la sirène lâche ses jets de vapeur accompagnés du son plaintif et aigrelet semblable à celui des navires du lac. Elena sort de l'usine, elle est comme toujours dans le groupe des dernières ouvrières. Elle marque un temps d'arrêt, surprise de voir son Pierre de l'autre côté de la rue. Après avoir vérifié d'un regard cir123


culaire que personne n'était là pour éventuellement l'ennuyer, ou se moquer d'elle ensuite, elle court et se précipite dans les bras de son amoureux… Pierre, après l'avoir longuement embrassée, lui explique sa présence, son voyage imprévu mais organisé par sa Tata-Na. Il lui annonce qu'il va rester avec elle toute la nuit, qu'il viendra la chercher chez elle dès que sa mère sera endormie. Si elle veut bien, il lui propose d'aller dormir avec elle dans la grange proche de sa maison. Heureuse de cette perspective, elle file immédiatement se changer en lui donnant rendez-vous au bord du lac dans moins d'une heure. Au début de la nuit, tout se déroule comme prévu, la mère dort à poings fermés. Furtivement Elena sort sur la pointe de ses pieds nus, ses galoches à la main. Sa repiration retenue, elle 124


devine l'ombre de son Pierre qui attend. Le bonheur et la paix environnent et envahissent les cœurs des deux enfants. Dans leur nid de paille odorante, les petits amoureux de cette nuit-là deviennent de fougueux amants. Au-dessus de la grange, des milliers d'étoiles constellent leur amour en voûte scintillante. En se levant tôt, les cheveux hérissés de brins de paille, Pierre redoute la réalité. Ce bonheur va peut-être laisser la place à un autre état bien moins heureux. Une dernière fois il embrasse tendrement son Elena qui est encore restée sur le quai de sa nuit. Pierre sans se retourner, se dirige chez Natacha, le cœur serré, la gorge nouée par l'avalanche de toutes ses émotions.

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Devant la maison, il trouve Sacha qui selle son cheval pour aller travailler. Avec un petit salut moqueur teinté d'encouragement et d'admiration complice son Tonton-Cha entame sa journée. Natacha est debout, toute prête, elle s'agite dans la maison, prépare le repas du matin. Ils déjeunent ensemble copieusement pour prendre des forces, la route à faire est encore longue et la nuit a été courte. Tata-Na ne fait aucune allusion. Elle attend que Pierre lui parle de sa soirée s'il le désire. Inévitablement il lui en parle très vaguement, la remerciant chaleureusement pour la bonne idée qu'elle a eue d'organiser le détour au bord du lac.

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Chapitre 8

Ce matin-là, la campagne scintille encore de rosée. À l'orée du bois voisin, les brumes de la nuit s'attardent avant de s'évanouir en s'étirant en étages, comme des fuseaux de laine fraîche effilée par le vent. Une couverture encore étendue sur la douce nuit passée. Pierre est tout rêveur, il observe fixement la crinière ondulante du cheval, la vapeur sortant en pointillé de ses naseaux, rythmée par les grelots tintinnabulants, lui font penser aux visites d'autrefois chez Micha. Il demande à Natacha si elle veut bien s'arrêter chez 127


elle en passant. Elle approuve cette attention et reconnaît bien là son petit filleul fidèle et toujours attentionné envers ses amis et ses connaissances. « Quel bon numéro ce sacré chanceux d'Ivan a dégoté là ! » pense-t-elle. Le message d'urgence des moines lui revient inévitablement à l'esprit. « Pourvu que notre bon Ivan ne soit que simplement fatigué… » Elle encourage son cheval de son traditionnel « Yahaak ! » qui résonne et ajoute un peu de nerf à l'ambiance qui pour elle, ne doit rester qu'une simple épreuve. Une situation qu'elle veut d'action et non de soumission à la maladie et encore moins à la mort.

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L'attelage arrive en vue de la maison de Micha, elle n'a pas changé, peut-être un peu moins fleurie que pendant sa jeunesse. Pierre ressent une émotion intense, saute de la voiture avant son arrêt total. Il prend son sac et monte quatre à quatre les marches de l'escalier en bois de l'isba. Il frappe à la porte. Une faible voix demande d'entrer. Pierre distingue dans le coin de la pièce principale, assise, recluse, une femme tout en noir, sans éclat. Il se fait connaître, Micha reconnaît sa voix, les yeux de son âge ne lui laissant pas voir toute la lumière du jour. Pierre s'approche d'elle. Micha sent comme une chaleur se propager en elle. Comme dans un sursaut de vitalité, ses yeux retrouvent la lumière. Quelques minutes après, elle fait faux bond à la cécité. Plus miraculeux encore, elle se lève et laisse ses 129


douleurs aux portemanteaux des vestiaires de la maladie. En possession de tous ses moyens retrouvés elle s'écrie : « Mon Pierre, c'est toi ! Mon Dieu que tu es beau, que tu es grand, vite, raconte-moi tout : ta vie au monastère, montre moi tes travaux…vite. - Bonjour Micha ! dit Pierre touché par cet accueil aussi chaleureux. - Reste un moment avec moi mon Pierre ! entrez Natacha ! » Natacha était restée dehors pour s'occuper de l'attelage et attacher son cheval à un sapin du bord du chemin. Pierre ému par l'accueil, s'étonne un peu du temps de réaction de Micha, mais ne remarque pas sa transformation soudaine. Pourtant, Micha se tient sur ses jambes retrouvées, elle laisse ses lunettes dans sa corbeille à couture et ne tremble plus. 130


Pierre lui présente ses travaux d'Art, lui montre des devoirs de calligraphie et d'écriture, un de ses nombreux livres sur l'histoire du pays. Il raconte comment les moines enseignent et décrit l'organisation d'une journée de travail. Tout à coup Micha se rend compte de son état retrouvé. Elle est debout avec toutes ses facultés, comme autrefois. Elle fond en larmes : « Pierre tu es ma lumière, ma jeunesse. Que Dieu te bénisse mon fils, va vite voir ton père, il a besoin de toi, il t'attend déjà depuis quelques semaines. Ne perdez pas une seconde! » dit-elle à Natacha qui, sans attendre descend préparer la carriole.

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Les deux mains levées Micha salue l'attelage qui disparaît déjà au bout du chemin et s'enfonce dans la forêt. En rentrant dans sa pièce, elle se touche, se palpe, se dévisage dans un miroir jauni, c'est incroyable. Pour Natacha et Pierre, la route se déroule en silence, une atmosphère pesante plane au-dessus d'eux. Quelques détails de l'exploitation un peu trop radicale de la forêt font dire à Pierre : « Tu sais, Tata-Na, les arbres font partie intégrante de notre univers, les couper comme ça, n'importe comment, cela nous attirera des ennuis un jour ou l'autre. Mon père m'a toujours dit qu'il fallait les respecter comme nous, comme les animaux, surtout s'ils te donnent leur bois pour te faire vivre. - Pierre, tu es un grand, mon petit ! » 132


dit Natacha fière d'elle. Son petit sourire éclaire et anime un peu ce morne voyage. « Ton père va être heureux de te voir, je ne te parle pas de ta mère, elle va monter tout de suite sur son nuage porteur pendant tout ton séjour. Il me tarde de vivre ça, j'aime la joie ! » En arrivant dans la clairière, des lattes de bois un peu décalées sur le toit de la maison donnent comme un aspect d'abandon. État confirmé par les hautes herbes qui envahissent les abords de l'isba. La charrette du vieux médecin de la famille est placée en travers, devant l'entrée. Pierre saute de la carriole et dans un seul bond, il entre dans la maison. Au fond de la pièce, le médecin et Marysa entourent son père qui est allongé sur son lit, transporté là pour qu'il soit sur133


veillé toute la journée. Ivan porte une ample chemise blanche au col monté, brodé de fleurs des champs. Il ressent aussitôt la présence de son fils. Marysa lui tient la main, elle vibre, il veut dire quelque chose. Avec son autre main, il pointe le doigt en direction du buffet et dit à voix basse : « Mon fils ! prends la Pierre de Lune, garde-la avec toi. Qu'elle protège ta mère et tous ceux que tu aimes ! Je suis fatigué, je préfère m'endormir. Il rajoute : sachez que je vous aime, que j'aime la vie, le monde entier, même mes ennemis ou ceux que les autres appellent comme ça. Surtout ceux que je n'ai jamais rencontrés. Natacha ! approche aussi, ne pleure pas, c'est simplement un départ ! Je vais vous préparer une place, vous défricher une clairière là-haut. Pas question d'habiter dans une grande ville 134


céleste ou dans un lieu surpeuplé d'âmes les unes sur les autres. Que Dieu vous bénisse… » C'est en tendant la main vers Pierre qu'il s'éteint dans un dernier soupir apaisé. Marysa éclate en sanglots en serrant son fils dans ses bras, son fils unique, le seul témoin de son bonheur. Le médecin ferme les yeux d'Ivan et croise ensuite ses mains sur son torse. Natacha se rapproche du lit en se signant et embrasse sa sœur. Elle lui témoigne son affection en lui proposant de l'aider, de rester avec elle.

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Un peu plus tard, Natacha suggère à Marysa de déménager le plus vite possible, de venir vivre en s'installant près de chez elle à Styudvanka. Elle connaît une petite isba à restaurer qui l'attend, au bord du lac. Pierre se rend compte encore une fois de plus de l'humanité de sa Tata-Na, cette femme au service de toute la terre, infatigable, elle n'arrête pas d'aimer les autres, c'est plus fort qu'elle. Il l'embrasse longtemps en respirant son parfum, plus fort que d'habitude bien lové au creux de son cou, un parfum à lui. Il se l'approprie comme un refuge. La veillée funèbre est respectée et se déroule dans la plus grande tradition. Le pope reste trois jours et trois nuits à psalmodier. 136


Le jour de l'enterrement, Marysa est entourée de tous ses amis. Les camarades bûcherons d'Ivan sont tous là, même le patron du chantier a fait le déplacement. Il remet discrètement à Marysa une bourse avec de l'argent. C'est le montant d'une collecte organisée par les bûcherons solidaires de toute la contrée.

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Chapitre 9

Quelque temps plus tard, la peine encore vive, Marysa demande à Pierre de sortir la Pierre de Lune du buffet. Il la découvre installée dans le petit coffret de laiton sculpté que son père avait acheté à la ville. Elle est là, comme une pierre précieuse. Il ressent effectivement qu'elle fait partie de son être, et comme son père lui a souvent dit, de sa raison d'être. Il ne veut pas priver sa mère de sa protection annoncée dans les dernières paroles de son père. Pour éviter de lui créer un nouveau choc émotionnel, il décide de rester avec elle encore quelque temps, le temps pour 139


elle d'accéder à l'apaisement et à la sérénité. Les moines attendront, et puis il a beaucoup de choses à réviser avant de se remettre à nouveau à travailler avec eux. Son séjour lui permettra d'entretenir la maison avant l'automne, de prévoir l'hivernage par les stocks de bois à reconstituer. La toiture est à réviser, il faut la protéger en l'enduisant de graisse de phoque. En premier, il fauche les hautes herbes tout autour, le cheval suit les opérations du coin de l'œil, il sait que cela fera ensuite du bon foin pour sa nourriture de l'hiver. L'odeur de ce foin coupé emplit l'air de la clairière, Marysa est enchantée en revoyant sa maison reprendre de la vie comme autrefois. Elle confie à Pierre que sa blessure se cicatrise, que sa présence lui apporte 140


beaucoup. Son deuil s'accomplit avec douceur. Le souvenir d'Ivan plane sur la clairière avec des nuages qui, de temps en temps s'attardent un peu au-dessus de la trouée de verdure. L'équilibre s'installe à nouveau dans ce petit paradis que Marysa appelle : « l'annexe du ciel » l'annexe avant son dernier grand voyage à elle. Ivan doit être en train de terminer la nouvelle clairière là-haut. Il défriche, elle dit que ce sont les coups de sa cognée que les autres appellent le tonnerre. Les éclairs sont les étincelles provoquées par la faux rencontrant des cailloux cachés dans l'herbe bleue.

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Pierre observe sa pierre tous les soirs, il l'interroge, essaye de traduire en vain son attirance pour ce petit caillou gris. Enfin, une nuit, le grésillement le réveille, il se lève, se dirige vers le buffet saisit le coffret, observe la lumière verte transmise par la pierre et constate son rayonnement dès l'ouverture de l'écrin. Il ressent aussitôt comme un agréable courant d'énergie le traverser. Il prend le coffret pour sortir devant la porte de l'isba. Au même moment dans le ciel clair de la nuit, une comète traverse le ciel en se dirigeant vers l'est, en direction de Shilka. Pour lui, aucun doute, le grésillement et la comète ont une relation. Un signe interstellaire, il est appelé à se rendre à Shilka, c'est inscrit, aucun doute possible. Sacha lui avait parlé de cette ville, avec l'histoire 142


de cette petite fille et de sa Pierre de Lune. Natacha s'était tout de suite proposée de faire le taxi à l'époque, elle voulait l'aider à la rencontrer, pour voir, mais le projet tomba à l'eau. Cette jeune fille inconnue a-t-elle un point commun avec lui ? Une filiation minérale ? Au fond de lui, une âme sœur qu'il fera tout pour retrouver et surtout pour savoir. Le message dans le ciel s'estompe, se dissout et disparaît. À chaque grésillement, ce signe doit être présent dans le ciel. Pour en être complètement sûr, Pierre décide d'attendre au moins une deuxième manifestation du phénomène afin que la comète lui confirme bien l'azimut. Il restera donc encore quelque temps auprès de sa mère, à son grand plaisir.

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Suite à la confirmation du sens du message, il décidera de son départ à la recherche de la jeune fille. Dans la journée il écrit des pages et des pages de textes, il réalise des peintures allégoriques sur des petites planchettes de bois. Il se risque aussi à réaliser une série d'icônes commandées par le pope du village d'à côté qui veut refaire sa chapelle à neuf. Il surveille la pierre, il n'a pas voulu la changer de place. Pour être sûr, il faut que les conditions réunies soient les mêmes que lors de la première observation. Il attend encore quelques mois, un soir d'hiver, le phénomène se reproduit de la même façon, la comète est au rendez-vous, elle donne la même indication de direction, c'est bien vers Shilka. Plus de doute possible cette fois. 144


Entre temps, Elena est venue le rejoindre à la clairière, elle s'entend bien avec Marysa, sa presque bellemère. Les noces sont même proclamées pour l'été prochain. La maison de la clairière ne désemplit pas, les amis se retrouvent souvent, une fois chez les uns, une fois chez les autres. Ivan aurait aimé vivre cette ambiance d'amitié. On dirait que c'est toujours à cause du départ d'un être cher que la conscience de l'amitié ressurgit avec plus de force et s'impose comme une nécessité ressentie par toute une communauté. Ils se retrouvent souvent : Marysa, Natacha, Micha, Elena, Sacha et Pierre. Cette amitié leur donne une idée toute simple : se regrouper, se rassembler pour toujours ! C'est Sacha qui propose le meilleur projet : 145


« Venez tous habiter au bord du lac sur mon terrain, il ya encore de la place à côté de l'isba restaurée de Marysa. On pourra faire un jardin commun, chacun avec une mission, nous serons heureux. Après leurs noces, Elena et Pierre viendront nous rejoindre, on leur construira un joli petit nid tout en couleur, rien que pour eux. Nous formerons une grande famille reconstituée, un bastion contre l'ennui et la morosité pour vivre une fête permanente ! » L'idée est accepté à la majorité, Micha propose de faire l'école. Seule dans sa grande maison du bord du chemin, elle ne se fait pas prier pour adhérer au projet. Marysa fera la cuisine et le ménage des espaces communs. Natacha, sera le taxi et s'occupera de l'entretien des abords. Sacha et Elena travaillant à l'extérieur apporteront l'argent. Pierre lui, continuera ses études. 146


Marysa est ravie d'envisager de vivre près de chez sa sœur Natacha. Les enfants viendront habiter aussi près d'eux ; que demander de plus. Au bord du lac il y a tout ce que l'on veut. C'est un lieu merveilleux. Le passage idéal pour toute la population du pays. L'été pour la pêche, et l'hiver par les animations des grandes fêtes de la glace avec ses fameuses soirées aux flambeaux. Elena regarde Pierre et dans un plissement des yeux il comprend qu'elle accepte de rejoindre la nouvelle tribu soudée par l'amitié. Pierre est heureux de ce projet, ainsi, Elena ne sera pas seule quand il partira voyager. Cette nouvelle grande famille va lui permettre d'envisager sereinement ses recherches, sans trop culpabiliser. 147


La décision de la date de son départ hante quand même ses nuits. Une année passe… C'est le jour de l'arrivée d'Elena dans le clan. C'est sourtout le jour de son mariage avec Pierre. Leur maison, construite par toute la famille est toute pimpante, elle brille sous le soleil de l'été. Pierre lui dit : « Tu vois, son bois doré, tout neuf comme la couleur du miel de Zonzon qui vient de quitter ce monde il y a une semaine à peine. Il nous a donné toutes ses ruches en héritage, ses abeilles vont habiter aussi avec nous, et nous offrir le fruit de leur travail. C'est bon le miel ! Tu te souviens du pot que tu m'avais offert au monastère ? Maintenant, on en aura pour toujours ! - Qu'elle est belle notre maison, avec ses fleurs aux fenêtres, on dirait un maquillage sur les yeux d'une petite 148


fille ! murmure Elena, toute émue. - Elle est spécialement étudiée pour recevoir trois mille sept cent quarante enfants, à deux près, ajoute Pierre d'un air dégagé. - Arrête ! » dit-elle heureuse, en se jetant à son cou. Le lendemain, c'est la noce. Toute la nouvelle grande famille est là. Nikita et Alexis les vieux amis de ce pauvre Ivan sont aussi au rendez-vous, ils vont boire pour lui, à sa santé. Les cadeaux sont installés dans la pièce de la petite isba toute neuve. Les moines ont offert deux icônes en Rizas d'argent, elles doivent être placées dans le coin rouge de la chambre derrière une lampada qui doit les éclairer en permanence et pour l'éternité. Elena reçoit aussi un collier de Brekli avec des œufs de Pâques miniature sus149


pendus comme des gouttes d'eau. Ce présent est offert par l'ensemble des ouvrières et des ouvriers de la tannerie, en mémoire de son courage et de son amitié. Toute cette chaleur humaine chante, rit, et s'affaire pour sceller solidement le bonheur et l'amour pour la nuit des temps entre les deux tourtereaux. La fête bat son plein, les danses n'arrêtent pas, les balalaïkas et les accordéons résonnent à qui mieux mieux et enveloppent tout le pays pendant toute la nuit.

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Chapitre 10

Après son mariage, pendant tout l'hiver suivant, Pierre interroge la pierre rangée dans son placard. Rien ne se passe. Dès l'arrivée des beaux jours, il décide de ne plus attendre, de partir cette année, à la recherche de la jeune fille à l'étoile. Cet hiver est rude comme tous les hivers de la région, mais cette année, le ciel est trop souvent couvert, les observations nocturnes de la voûte céleste restent très rare. Heureusement que la pierre se manifeste plus souvent l'été. 151


Ça serait très rageant d'être pénalisé par un ciel trop bas. Il neige beaucoup, Pierre s'occupe en écrivant et en travaillant ses textes en profondeur. Le soir, tous les amis du "clan" se retrouvent près d'une cheminée de l'un d'eux et se racontent les misères des uns et des autres : Que les ouvriers commencent à savoir que la condition d'ouvrier doit-être honorablement respectée. Que le Tsar n'est pas toujours attentionné avec le bas peuple. Un ennui majeur pour lui : Les petites gens et les ouvriers sont plus nombreux ! Pierre ne porte aucun jugement et comme lui dit Sacha : « Tu es à l'écart du monde, tu ne sais pas ce que c'est qu'un commandement imbécile qui te rend complètement idiot. Tu ne peux même pas discuter sur ton travail. L'ambiance en ce moment est explosive ; comme si un cracheur de 152


feu gesticulait sur un stock de barils de poudre. - C'est vrai je suis à côté des réalités, mais je lis beaucoup, et je sais que le peuple vaincra un jour. Même s'il hésite et fait fausse route pendant une période, il vaincra parce que c'est simplement de l'Amour qu'il faut aux hommes. Et c'est de l'Amour que tout renaîtra. - Tu parles certainement comme tes livres. En attendant il a des gens qui meurent de faim, et d'autres qui s'entretuent pour manger. Dieu n'a pas fait ce monde pour que nous ne sachions que fabriquer des armes ! - C'est vrai ! » Les discussions de ce style durent toutes les soirées, refaisant le monde. Autrefois, Ivan le refaisait souvent comme ça, chez le brigand d'Alexis à l'auberge de la ville. 153


Pendant ce temps-là, les femmes, plus discrètes, reprisent les vêtements ou brodent les chemises en couleur, pour fêter les beaux jours tant attendus. Ça y est ! Le printemps est annoncé par les loutres qui tracent des sillages harmonieux à la surface du lac dégelé. Dès les premiers beaux jours, Pierre décide de partir, il prépare son cheval fauve. Charge ses bagages légers sur le bât de sa monture, une couverture, un nécessaire de campement, une gourde d'eau en peau de chèvre et son coutelas. Un nécessaire d'écriture, des pinceaux et sa boîte d'aquarelle. Le coffret de la pierre est placé dans sa besace qu'il portera toujours sur lui, en bandoulière. Il prend aussi juste un peu d'argent dans sa poche. 154


La communauté est toute attristée par ce départ, cette sortie annoncée et préparée pendant les différentes longues veillées de l'hiver semble soudaine. Son destin le guide vers son étoile. Elena n'a pas envie de le suivre, son travail à la tannerie la retient. Elle préfère le laisser partir seul vers son idée, pour qu'il puisse trouver tout seul sa vérité. Pierre ressent cette décision comme une preuve d'amour supplémentaire qu'elle lui offre, et il commence déjà à les collectionner dans sa tête. C'est le départ, il regarde derrière lui, les maisons au bord du lac diminuent. Toute la famille agite ses mouchoirs. Il reste le regard fixé sur eux jusqu'à ce qu'ils atteignent la taille d'une tribu de fourmis. Elena dissimule sa tristesse et attend elle aussi de ne plus voir au loin qu'un petit point noir pour rentrer chez elle. 155


Il faut deux jours pour rejoindre Shilka en passant par les monts Lablonovyi. Des montagnes couvertes de noires sapinières. Un repaire pour les loups. L'hiver, ce pays est inaccessible par un homme à cheval, il vaut mieux le traverser l'été. Le premier soir, il arrive devant Petrovsk Zabakal'skiy, cette petite ville en bois est la porte du massif montagneux, au-delà la pente est plus raide. Il cherche une auberge et il n'en trouve pas. Cependant, il repère au loin, au bout d'un chemin, une vieille ferme dont une immense grange attire son attention. Il se présente devant la maison, met pied à terre et frappe à la porte d'entrée. Une grand-mère de type mongol lui ouvre et l'accueille avec un large sourire mêlé de curiosité. Elle lui propose 156


d'entrer, confirmant ainsi un sens inné de l'hospitalité. Au fond de la pièce, un vieil homme se dissimule derrière une grande barbe blanche. Il est assis près d'une fenêtre et taille des lanières de cuir, certainement pour confectionner des fouets et des cravaches. Il fabrique aussi des lacets pour coudre et lier les pièces des vêtements de peau, les bottes et les brodequins des chasseurs de loups. En regardant par-dessus une pile de peaux disposée devant lui, il s'adresse à Pierre : « Bienvenue étranger ! - Bonjour monsieur ! répond courtoisement Pierre. - Que nous vaut l'honneur de ta visite ? que désires-tu nous demander ou nous offrir ? - Je voyage seul et je cherche une auberge. Je n'en ai pas trouvé une seule 157


dans le pays pour passer la soirée, et surtout pour y dormir. Ma route sera longue demain. - C'est normal, ici il n'y a plus personne depuis le départ des chercheurs fous ! - C'est vrai, j'ai entendu parler de cette fameuse ruée pour chercher l'or du ciel. Curieux, le grand-père lui demande : - Mais où vas-tu comme ça avec un seul petit cheval ? - Bien, je vais à Shilka pour rejoindre une amie que je ne connais pas, et dont je ne connais pas l'adresse non plus. - Ah ? Tu ne fais pas de commerce et tu voyages que par amour pour quelqu'un que tu ne connais pas ? dit le vieil homme intrigué par le voyageur. - Oui monsieur ! - Puisque tu ne fais pas de commerce, tu dois donc être pauvre, je vais t'offrir ma table et mon toit pour la nuit, et pour le temps que tu voudras. Tu vas 158


être ici chez toi, comme mon fils. - Monsieur, je suis très honoré ! - Tu sais, les jeunes gens qui s'aiment c'est une bénédiction de nos jours. - Mais vous faites erreur, c'est une amie inconnue, et pas au sens où vous l'entendez. - Allez, viens ! approche, assieds-toi là à ma table ! S'adressant à la petite mongole qui reste dans l'ombre, certainement de par sa condition de servante, il lui commande deux verres et de l'alcool. - Merci monsieur ! dit Pierre. » La petite bonne exécute l'ordre du patriarche et dispose deux verres en cristal, ciselés et dorés sur la table ; à côté, elle place une bouteille en terre cuite. Le grand-père remplit les deux verres d'un geste précis. Il vide le premier verre d'un seul coup dans son gosier. Impressionné, Pierre fait de 159


même par politesse et s'arrache la moitié de la glotte en avalant cet alcool pur. « Ça remonte ça ! triomphe le grandpère, en se grattant la pomme d'Adam. - Oui monsieur ! répond Pierre se raclant la gorge pour essayer d'atténuer l'incendie. Le grand-père reprend la parole : - J'aime les jeunes gens courageux, et te voilà baptisé à ma religion : La religion de la vérité ! - Ah ! Je vous remercie. - Installe-toi, fais comme chez toi. Avant, conduis ton beau petit cheval à l'écurie. Donne-lui une ration de mon bon foin. S'il reste dehors toute la nuit, j'ai peur qu'un rôdeur ne te le vole. - Merci, merci beaucoup monsieur ! » répond Pierre en sortant de la pièce pour exécuter les conseils du vieil homme. 160


En revenant dans la maison, il trouve le grand-père installé à sa table dans la salle à manger. La petite femme s'affaire tout autour : Est-ce sa bonne ou son épouse ? Elle place des couverts en argent, des assiettes en porcelaine d'Europe, des verres ciselés en cristal de Bohême : Le grand apparat, comme pour recevoir un personnage important. Devant les grands yeux étonnés de Pierre, le vieil homme explique qu'il était autrefois majordome au palais du Tsar à Saint-Pétersbourg. Qu'il avait gardé l'habitude du luxe, de la bienséance pour les repas et pour toutes les autres civilités. Que son travail d'aujourd'hui est le métier qu'il n'avait jamais eu l'occasion d'exercer avant. Il était devenu majordome après avoir été ordonnance pendant son engagement militaire qu'il contracta pour ser161


vir la Sainte Russie. Sa passion des vêtements, il la vivait quand même dans l'armée en rendant visite au maître bottier du casernement. Son service militaire lui a coûté dix-sept ans de sa jeunesse. En s'amusant, il avoue : « C'est pour cela que ma ferme n'a qu'un aspect de ferme vu de l'extérieur. Comme vous le voyez à l'intérieur, c'est un véritable palais. C'est la fête tous les soirs quand on allume les chandeliers. Tout le décor environnant reste dans le noir. Seule la table illuminée me rappelle la cour et ma jeunesse. » Il raconte ensuite sa vie, au service du Tsar. Les fastes, les petits à-côtés lucratifs grapillés en nature ou par d'autres moyens plus ou moins orthodoxes. Il apprend à Pierre que les revendications sociales d'aujourd'hui ne datent pas d'hier. Que ces mouvements vont précipiter la Grande Russie vers sa 162


perte. L'automne de cette Sainte année de 1917 sera certainement une date de non-retour, il prédit que ce monde va basculer. « Voyez-vous jeune homme, le prolétariat veut prendre le pouvoir, c'est bien ! Mais est-il formé pour gouverner ? Si le Tsar avait su écouter ses sujets au lieu de n'en faire qu'à sa tête ! Je pense que son sale orgueil lui porte malheur. Tant pis pour lui. Mais encore, si ça ne doit concerner que sa personne, ça ira ! Pourvu que le peuple n'en souffre pas. Notre pays est riche en traditions culturelles. Le brassage des civilisations nous a donné un sang quasiment universel. Il ne faudrait pas que tout cela bascule dans la terreur. Il suffirait d'éduquer le peuple, de l'écouter, de le considérer un peu plus pour que la vie soit plus simple pour tous. » 163


Pierre reste bouche bée, il ne s'est jamais préoccupé de ce qui se passe dans le monde, il ne connaît que son univers. C'est son père qui lui disait que de vivre à l'écart, c'était pour lui la formule pour vivre pleinement. Que de vouloir étendre sa vision, c'était se diviser en plusieurs personnes superficielles. Des bouts de chaque chose même tous rassemblés un jour, ne formaient jamais un homme complet. Il manque toujours un morceau de puzzle oublié quelque part… la simplicité. A la fin du repas, Pierre prend congé de ses hôtes et suit la petite femme qui le guide vers sa chambre, et la lui présente. Elle lui ouvre le lit, et lui souhaite une bonne nuit en sortant. Pierre fait connaissance avec la pièce qui sent bon la cire, une grande glace inclinée lui renvoie son image tassée. 164


C'est l'occasion amusante pour lui de s'imaginer en portrait, accroché au mur. À côté, un vrai portrait, plus petit, d'un cavalier cosaque. Pierre essaie de trouver une ressemblance avec le vieux majordome. Les idées du vieil homme sont peut-être justes, mais les idées des révolutionnaires le sont aussi. Ces pensées le troublent et occupent son esprit, pendant une partie de la nuit. Dans son sommeil, une amoureuse pensée illumine à présent tout l'écran de sa nuit : Elena est là ! Il la remercie encore de la confiance qu'elle lui accorde. Ses doux songes s'entrechoquent avec l'idée que la jeune fille de Shilka est peut-être aussi son élue. Peut-être que sa rencontre va bouleverser sa vie. Il espère néanmoins qu'elle habite toujours dans la ville ou pas très loin aux alentours. Qu'il n'aura pas besoin de mener une trop longue enquête pour la retrouver. 165


Va-t-il la reconnaître facilement ? La rencontrer comme une sœur ? Cette idée le perturbe. Sa nuit est très encombrée en rêveries et en doutes divers. Le lendemain matin, des coups de hache coupant du bois le réveillent. Il se dirige vers la fenêtre et observe : un homme solide refend des bûches devant la maison, il tape comme un hercule avec des « Han ! Han ! » de satisfaction. En effet le bois éclate et s'entasse tout seul de chaque côté du billot, on dirait une machine. Pierre fait sa toilette et descend le grand escalier de bois grinçant à chaque marche. Son arrivée est accueillie par le vieil homme et la petite femme mongole qui lui sourit en l'invitant à se joindre à eux pour prendre leur petit déjeuner. Une odeur de thé embaume la salle à manger de la maison. Le grand166


père est assis au bout de la table, il semble lire un livre. En s'approchant, Pierre s'aperçoit que c'est la Bible. Le vieil homme l'invite à s'installer à côté de lui, et lui verse de son thé parfumé. Pierre engage la conversation : « Merci beaucoup pour votre hospitalité. Le temps est clair, ma route sera bonne. Je pense m'arrêter à Tchita ce soir. - C'est bien mon garçon ! il faut que tu ailles où le seigneur te dicte d'aller, reviens-nous plus riche d'avoir accompli ton rêve et ta mission. - Mais, monsieur, comment savez-vous que je suis missionné ? - Tu sais, ce n'est que par la passion que l'on obtient le regard clair que tu as. Je sais donc que tu es homme d'une grande opiniâtreté. » 167


Le petit déjeuner terminé, après des politesses et des courtoisies sincères, Pierre se dirige vers la porte. Un instant, le vieil homme le regarde partir sur son cheval. Il est heureux d'avoir rencontré un jeune homme allant au devant de son destin avec autant de détermination et de joie.

Pierre fait corps avec sa monture, il ne force pas trop son cheval. De temps en temps, il le pousse au galop pour franchir les espaces découverts de la steppe. Sur des terrains plus difficiles, il descend et marche à côté de son compagnon en lui parlant et en le caressant. Il en profite aussi pour admirer le paysage autour de lui. Sur une hauteur, il s'arrête pour contempler l'espace. La vaste contrée est étalée à ses pieds. Un moment idéal pour penser à Elena, elle 168


qui a compris sagement que ce voyage est le voyage vers lui-même, comme vers son image reflétée dans un miroir qui se rapproche inexorablement. Les images se rejoindront obligatoirement un jour. Elles se retrouvent toujours pour se confondre dans l'immensité de l'inconnu. En contrebas de la route, il aperçoit une petite maison adossée à la forêt. La faim commence à le tenailler, il s'approche de la fermette et demande aux habitants de bien vouloir lui vendre quelques œufs et un morceau de pain. La transaction terminée sans marchandage, il décide de s'arrêter un plus loin pour manger ses victuailles fraîches. Il attache son cheval à un arbuste et s'assoit dans l'herbe. Son repas est composé de deux œufs gobés avec du pain noir, accompagnés d'une 169


lampée d'eau fraîche de sa gourde. En gobant son premier œuf, la tête renversée, il voit deux hommes qui sont plantés derrière lui et ricanent : « Alors le voyageur ? dit le plus grand. c'est l'heure de la pause ? - Et nous ? On n'a rien ? rajoute le petit. - Mais... qui êtes-vous ? Asseyez-vous si vous voulez ! » Les deux hommes ne sont pas très sympathiques et montrent clairement qu'ils ne sont pas trop rompus aux négociations qui s'éternisent. L'un en ouvrant son anorak laisse apparaître la crosse d'un revolver planté dans sa ceinture. L'autre, contemple avec un sourire crispé sa grande machette à déboiser tout le pays par le seul reflet de sa lame. « Que me voulez-vous exactement demande Pierre, pas très rassuré et tremblant d'inquiétude. 170


- Tu vois ! on veut tout ! - On veut ton argent, ton cheval, ta gourde, tes vêtements et éventuellement ta vie ! Le deuxième renchérit : - Tu comprends, on va te tuer, il ne faut pas que le monde connaisse notre signalement, et qu'une mauvaise langue comme toi puisse parler de notre aimable commerce. En faisant un mouvement de recul, Pierre remarque que le plus grand à sorti son arme. Ce dernier lui lance : - Allez petit ! assez rigolé, on a besoin de tout ça ! C'est pour le bien du peuple, et la révolution, la nôtre ! Pierre a très peur que son voyage se termine là. Avec la mort déjà dans l'âme, il sort son gousset contenant l'argent, donne sa gourde, son couteau, et par force, le coffret de la pierre. 171


- Ah! Ah! Un bijou, triomphe le petit. Monsieur est un colporteur de bijoux, une vraie mine ambulante ! - C'est de la chance pour nous ! dit le grand. - Tu vois, qu'il fallait s'occuper de lui, au lieu de piller bêtement la ferme du bas ! » fanfaronne le demi-bandit. Ils se jettent tous les deux sur le coffret. À ce moment-là, venant de nulle part, une lueur verte aveuglante les immobilise sur place en permettant à Pierre de reprendre son bien. Dans un éclair, il comprend alors que ce phénomène à un rapport direct avec sa mission "guidée". Les deux hommes sont allongés sur le sol, sont-ils morts, dorment-ils ? Sans demander son reste, Pierre rassemble ses affaires et enfourche son cheval d'un seul bond pour détaler à 172


toute vitesse. Ils s'enfoncent dans l'ombre du bois au grand galop. Au bout de quelques centaines de mètres, la respiration du cheval rejoint celle de son cavalier, c'est-à-dire très rapide, la peur de l'un et l'effort de l'autre ne forment qu'un seul souffle haletant. Pierre se sent des ailes, jamais il n'a rencontré la mort d'aussi près. C'est fou l'effet dynamique que cette situation provoque. Un court moment où il est impossible de remonter le temps pour bifurquer et changer son destin en choisissant une route plus sûre. Quelques kilomètres plus loin, Pierre met pied à terre pour marcher à côté de son cheval méritant, le temps de souffler et de récupérer leurs forces. En marchant, le calme revenu, il revoit la lumière salvatrice qui était de la même couleur que celle de la pierre. Il est encore incapable d'en situer la source, 173


sans en retrouver l'origine dans sa mémoire. Le résultat est là, il se rend compte que ce phénomène extraordinaire a quand même immobilisé deux bandits déterminés à le supprimer pour tout lui voler. Tout cela lui confirme que sa mission est certainement programmée par une force inconnue. Peutêtre que la jeune fille aura la solution ou des explications de ce mystère, ou de ces mystères. Un petit retour en arrière et il se remémore des événements qui l'ont marqué, sans trop attirer son attention de l'époque. Il se souvient alors de l'énergie transmise immédiatement à Micha. Le simple fait de l'approcher, et de la revoir régénéra toute sa vitalité. C'est vrai, il n'avait pas fait attention à ce qu'il avait relevé comme étant un pseudo-miracle. Pour lui, Micha était simplement heureuse de le revoir, 174


c'était tout, et ça lui avait fait un choc émotionnel suffisant pour lui rendre ses forces. Le rapprochement de ces deux événements lui donne le vertige. En recherchant un peu plus en arrière dans ses souvenirs il revoit aussi une autre situation bizarre qu'il vécut chez lui cette fois. Il revoit la scène : Devant la maison de la clairière, c'est un matin d'été. Marysa trempe son linge. Son père est déjà parti travailler. Pierre se lève, et se précipite dans les jupes de sa mère. Elle le soulève, l'embrasse et rentre avec lui pour lui préparer son petit déjeuner. Du lait de yack avec des fruits secs. Marysa attise le feu de bois du petit poêle en émail fleuri avec son souffle dirigé par une grosse branche de sureau percée. Elle fait réchauffer le lait dans une écuelle en fer blanc. Pierre est installé à table et observe sa mère, il épie ses moindres 175


gestes, il la compare souvent à une fée, sa fée à lui. Marysa saisit l'écuelle et se renverse tout le lait bouillant sur l’avant-bras. La brûlure est grave, elle crie de douleur. Pierre d'un seul bond se précipite sur le bras brûlé de sa mère. Le simple fait de l'embrasser calme immédiatement la douleur, et même, fait disparaître toutes les traces de cet accident. Marysa a toujours pensé que c'était par coïncidence. Que le mal avait disparu à ce moment-là. Que la douleur s'était calmée d'un coup, normalement, son attention étant polarisée sur son fils. Quelques jours plus tard, le médecin a constaté qu'il n'y avait aucune cicatrice de brûlure sur la peau, il lui a bien expliqué que c'était rare et même étonnant. Là elle a pensé que son Pierre avait peut-être des pouvoirs de magnétiseur. 176


Ce souvenir lui fait revoir sa jeunesse et l'amour qui régnait alors dans la clairière. Il connaissait tous les animaux du secteur, ils s'apprivoisaient seuls : des écureuils, lapins, martres, hérissons, biches, sangliers, toute une faune qui connaissait les abords de l'isba où le soir quelques victuailles étaient "oubliées" pour eux. Certaines nuits, de l'orée de la clairière, les animaux observaient la fenêtre de la maison : à l'intérieur ils voyaient de temps en temps la douce lueur verte. Cette lumière leur confirmait que l'homme n'avait pas encore terminé sa mission en ce monde, et qu'il se cherchait encore. Autour de la maison, les animaux observaient l'homme, comme ils étaient représentés encadrant l'image de l'icône du monastère. Il faut qu'il en sache plus sur cette pierre. Il se souvient de la voix de son 177


père qui prononça ses derniers mots : « Elle vous protégera avec tous ceux que vous aimez ! » Ivan connaissait-il les pouvoirs de la pierre ? Ou le fait d'accéder à la vie éternelle lui ouvrait d'autres yeux, lui donnait un autre regard ? Ou bien plus naturellement, était-ce une jolie citation automatique ? Non ! Mieux, il nous disait simplement qu'il nous aimait ! Laissons là le passé, vivons le présent. Il faut arriver à Shilka le plus vite possible pense-t-il en enfourchant à nouveau son cheval reposé. En chevauchant, différentes images du visage de la jeune fille défilent devant son esprit. Est-elle blonde, brune, rousse, noire, jaune ? Il se fait rire tout seul en la voyant avec des oreilles en pointe et des antennes d'escargot, comme dans les 178


histoires de martiens qu'il a observé chez Micha en consultant les images illustrant les revues occidentales. Si c'est le cas, Elena n'a donc rien à craindre, mais il faudra lui porter un portrait si elle est vraiment comme ça, pour rendre mon aventure crédible. Son visage sourit au vent. Il se raconte des histoires extravagantes de ce type pour s'aider à laisser glisser le temps. Que va-t-il découvrir ? Une sœur oubliée, son double féminin, son image inversée ? Toutes ces questions s'embrouillent et l'empêchent de se concentrer sur le moment présent. Il se repose un peu trop sur l'instinct de son cheval qui, ne recevant aucun ordre suit la route la plus évidente. Tout à coup, il stoppe net au bord d'un torrent : Il faut se réveiller ! 179


Face à eux, un pont suspendu est complètement détruit, écroulé, personne ne lui avait dit qu'il existait ce détail sur la route. Les câbles rouillés et les planches vermoulues du tablier sont en bataille de part et d'autre du torrent et laissent penser que ce pont est dans cet état depuis pas mal de temps. C'est vrai que la route n'est pas très fréquentée, qu'il n'a pas vu une seule âme qui vive sur son chemin depuis son départ. Ses rêveries et son étourderie lui coûtent maintenant de retrouver son chemin. Il ne peut pas réprimander son cheval, en l'accablant de tous les maux. Sa responsabilité partagée lui dicte de garder son sang-froid, et d'analyser la situation : Sa route a été déviée par les deux bandits, le galop fut préférable à un relevé trop poussé de la topographie des lieux. Avec un revolver sous le nez, la philo180


sophie géographique ce n'est pas trop son fort. « Allez ! il faut retrouver la bonne route de Shilka ! » dit-il à son cheval qui, indifférent à la voix de son maître, est déjà en train de brouter une touffe de rhubarbe. La Taïga est immense. À cette époque de l'année la végétation envahit les passages, certains chemins sont enfouis sous les frondaisons. Une seule solution pour ne pas se perdre, c'est de suivre le cours d'eau soit en amont soit en aval. À cet endroit, le torrent est vigoureux. Les rochers moussus sont glissants. Impossible de passer. Il faut un gué pour que le cheval puisse franchir l'obstacle, ou encore mieux, un vrai pont. Pierre s'assoit pour réfléchir, il cherche à s'orienter, refait la route à l'envers. Pour s'aider, il parle à voix 181


haute à son cheval, son compagnon d'infortune : « Après l'attaque des deux hommes, on est parti dans le premier chemin accessible, le sol était plat, ce qui t'a permis de galoper plus vite. Ensuite, une longue montée, et plouf ! Le torrent. Donc il faut descendre par le cours d'eau ! C'est d'accord ? » Le cheval fait le sourd, il broute encore… donc, il doit approuver le choix. La décision est prise à l'unanimité. Le cheval maintenu par le mors, les deux égarés se frayent un passage sur la rive abrupte. Après quelques centaines de mètres, le cours d'eau semble plus calme, le torrent au courant encore vif n'a plus droit qu'à une appellation de rivière à truite. L'eau claire donne envie de se baigner, la couleur émeraude des petits gouffres ajoute une touche de pureté au tableau. L'écume des chutes 182


forme comme le voile de tulle d'une mariée évadée, ou celui d'une jeune fille à la Pierre de Lune en robe blanche qui court devant lui, et se confond avec le courant. La progression est lente, la rivière à cet endroit est bordée de framboisiers géants. Une cueillette en passant leur donne un peu de baume au cœur. Quelques heures après, un pont de pierre est en vue, une seule arche enjambe le cours d'eau. Au-delà de cet endroit, le lit de la rivière s'élargit, s'étale et court au milieu des plages de sable en ondulant. Pierre et son cheval s'abreuvent de cette eau fraîche. À genoux Pierre se regarde dans l'eau, comme dans le miroir de sa mission, le reflet de sa vie. Le pont au-dessus d'eux fait la liaison entre leurs ennuis passés et l'avenir, la découverte, certaine de la 183


la bonne route. Dans ce décor paradisiaque Pierre pêche à la main, dans les caves sous les berges de la rivière. Une technique de pêche efficace apprise par Sacha qui pratique encore de cette façon au bord du lac. Après un repas mérité d'un énorme saumon grillé sur le feu de camp improvisé. Pierre replace soigneusement le bât sur son cheval. Ils remontent sur la route et empruntent le pont. Pierre lance le cheval qui trottine sur la route empierrée elle ressemble à une grande voie romaine. Sur ce chemin, ils vont certainement rencontrer des marchands et d'autres voyageurs. La piste monte un peu, et attaque plus loin l'ascension en lacets d'une montagne violette de bruyère, au sommet arrondi. Dans cette montée, Pierre marche encore à côté de son cheval pour lui économiser ses forces. 184


Chapitre 11

Sur le chemin, après un lacet en épingle à cheveux, ils rencontrent un chariot de nomades tiré par deux yacks. Ce sont des Kazakhs. Toute la famille est perchée sur le chargement recouvert de peaux de loups et de renards. En arrivant à leur hauteur il remarque que toute la famille lui sourit en même temps à pleines dents. L'homme met pied à terre en bondissant. Pierre le salue et saute aussi de son cheval. L'homme se courbe plusieurs fois, les enfants perchés sur la charrette ricanent et chahutent. Pierre ne comprend pas tous les mots de son dialecte, mais 185


devine l'essentiel. Ce sont des gens magnifiques, heureux de rencontrer un étranger. Le langage des signes vient au secours de nos voyageurs, avec des g e s t e s c o m m e : m a n g e r, d o r m i r, famille, enfants, cheval, ciel... L'homme se fait comprendre, il dit à Pierre que sa famille l'invite à faire une halte avec eux, qu'ils veulent bien partager leur repas et même leur tente pour l'inviter à dormir, c'est cette indication qui avait dû pousser les enfants à rire. Pierre, honoré par cet élan d'humanité accepte l'invitation de faire étape en leur compagnie. En un éclair, la famille a compris et sourit encore de plus belle. Un petit terrain plat est choisi pour planter les premiers piquets de la yourte. La mère ramasse des pierres et forme un foyer en les empilant soigneu186


sement en cercle. Elle dispose ensuite le trépied et suspend immédiatement un chaudron noir dans lequel la soupe, nourriture unique est rallongée d'étape en étape. Du bois est tout de suite apporté par les trois plus petits des enfants. Les deux autres plus âgés, une fille et un grand gaillard aident leur père à monter la yourte. Ils disposent les plaques de feutre sur les armatures déjà installées par le père. De grandes herbes sont coupées et ramenées à pleines brassées par les enfants, ils en jonchent le sol à l'intérieur, et préparent les litières. Le père tend les derniers cordages pour arrimer définitivement la construction. Le fils dispose le lest formé par des lourdes pierres sur le pourtour de la tente. Elle prend sa forme définitive. En un clin d'œil l'amas de peaux devient une maison habitable avec tout son symbole de protection, de 187


chaleur. Une fois terminée, comme pour une pour une bénédiction, l'homme dispose de chaque côté de l'entrée, des perches avec des rubans de chanvre en couleur agités par le vent. Cette décoration a une autre fonction plus utile, cette girouette est nécessaire pour préparer la chasse. Au-dessus de l'entrée, il place ensuite un bouclier circulaire en poil noir de sanglier. En son centre, il est décoré d'un cercle de métal ouvragé, gravé d'inscriptions et de signes inconnus. Pierre comprend que cet ornement est sacré pour ses hôtes. Ça doit être une relique, un souvenir de leurs ancêtres, les grands guerriers des steppes. La lance piquée à côté confirme son analyse ethnologique. L'homme se recule et fait signe à Pierre, il lui montre qu'il est fier de sa yourte qu'elle lui convient et il l'invite à la visiter. 188


L'intérieur est chaleureux par les couleurs qui invitent au repos, les litières disposées en cercle exhalent l'odeur de l'herbe fraîchement coupée. L'homme, désigne du doigt la litière de l'invité, un peu à l'écart, derrière des peaux suspendues faisant office de paravent. Pierre le remercie en clignant des deux yeux, un signe pour lui indiquer qu'il va certainement bien dormir. Dans cette nuit claire, les étoiles brillent et sont concurrencées par les escarbilles du feu du camp qui montent verticalement en crépitant. Après la soupe grasse, la viande séchée est grillée à même les flammes, piquée au bout d'un bâton que chacun tourne à sa façon. Pierre ne se fait pas prier pour en manger. Il en connaît le goût, ce n'est pas comme la soupe dont l'arrière-goût âcre peut donner précisément l'âge 189


reculé de sa première mise en pot. Une estimation presque aussi fiable que le carbone quatorze ! Les enfants rient encore, fond des grimaces et, cette fois, se moquent du physique de Pierre. Ils insistent naïvement, en montrant du doigt son nez plus pointu que le leur, un nez presque occidental. Leurs yeux bridés paraissent toujours fermés, seul un éclat de malice peut être révélé par le reflet du feu qui positionne la présence de leur pupille noire. Le père et la mère demandent d'arrêter le chahut de leur progéniture en leur tapant gentiment sur la tête. Ils savourent fièrement l'ordre retrouvé en adressant à Pierre un large sourire collectif apaisé. La soirée s'étire dans une ambiance d'une chaleur humaine véritable. L'homme se lève, et mettant la main sur l'épaule de Pierre, il entre dans 190


la yourte avec toute sa tribu. Pierre entre en dernier et se dirige dans sa pièce aménagée derrière les peaux suspendues. Il s'enroule dans sa couverture pour dormir. Par l'ouverture aménagée au-dessus de la porte, il voit encore les dernières escarbilles du feu monter vers le ciel noir. Il les compare avec les étoiles, par la similitude de leur éclat et leur différence de taille. Leur durée de vie aussi, elle peut être la même, peutêtre sommes-nous sur une escarbille en train de se refroidir ? Puis doucement, il songe à Elena qui avec l'image rayonnante de son sourire, le fait plonger dans le plus profond sommeil.

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La fraîcheur du matin le réveille. Il observe que l'homme est près de ses yacks, il tire du lait à un et à l'autre, ce qui donne une indication zoologique très précise : Ce sont deux femelles. C'est le premier repas de la famille. Les enfants, pleins de foin dans leurs cheveux ébouriffés, ont encore leurs yeux fermés, mais de sommeil cette fois. En sortant de la yourte, ils commencent déjà à se chamailler et à courir tout autour du campement. Une vitalité contagieuse qui lui donne du courage pour attaquer cette nouvelle journée. C'est certainement la dernière du voyage. L'homme lui fait comprendre que le paysage est magnifique, que le ciel rose est clair et que le soleil va se s'élever pour chauffer le monde. Pierre remercie ses hôtes de fortune et reprend sa route. 192


Ce soir il sera près du but, dans la ville de la jeune fille. Il décide de commencer à la rechercher dès le lendemain, il faut qu'il réponde le plus vite possible aux questions qu'il se pose sans répit par une voix inconnue : « Où est-elle ? A-t-elle reçu aussi un message de la comète ? A-t-elle compris le signe ? » La route de Shilka est découverte, les bois ont été coupés et massacrés par les hordes de chercheurs d'or. La petite ville est atteinte au milieu de l'après-midi. Pierre marche à côté de son cheval, dans la rue principale. C'est là qu'il rencontre une drôle de machine. Devant lui, un camion avec des hommes sur le plateau arrière. À voir leur bras et leurs regards fiers, ce sont des mineurs. Le camion s'éloigne dans un bruit d'enfer, avec une odeur de 193


brûlé, au milieu d'une fumée noire qui le fait reculer de peur et de dégoût. Son cheval fait de même. Près d'une place, il remarque une grande isba avec une enseigne : Pension pour travailleurs. Il entre, demande le prix, et accepte de s'arrêter là. L'aubergiste commande à son garçon d'écurie de s'occuper du cheval du client. Ensuite le patron présente une chambre confortable à Pierre, et lui conseille de prendre un bain. Sa bonne viendra lui porter des brocs d'eau chaude dans le baquet situé dans la pièce en face de la chambre. Cette perspective lui fait prendre conscience de l'odeur de vieux bouc qu'il doit transporter avec lui depuis le début de son voyage. Pierre demande aussi s'il pouvait bien lui faire laver son linge. Tout est prévu, l'aubergiste lui fait porter immédiatement une corbeille pour recevoir son linge sale. 194


Après sa toilette, il se jette un moment en travers de son lit, un vrai lit. Les draps propres et rêches sentent le tilleul. Les bras en croix, il sommeille un peu et pense très fort à Elena, il aimerait bien l'avoir avec lui en cet instant de sérénité. Dans un soupir, il se lève. Tout propre et pimpant, Pierre descend dans la salle principale de l'auberge, il se prend les pieds dans le seuil de la porte, il a oublié qu'il y avait des seuils dans les maisons, il ne sait presque plus habiter dans une isba. Il sort pour faire connaissance avec la ville, arpente la rue principale en musardant çà et là. Il prépare son plan d'action pour retrouver la jeune fille. Il envisage plusieurs stratagèmes : Faire le tour des trois magasins principaux de la grand'rue. 195


Interroger une vieille femme, la choisir avec un regard en-dessous, trouver la plus commère du quartier. Mais… l'idée suprême, c'est de rendre visite au prêtre orthodoxe de la ville. Si la jeune fille a vu des manifestations de sa pierre comme les siennes, elle a dû en parler à un prêtre, qui lui, doit la considèrer peut-être comme une illuminée, une concurrente faiseuse de miracles. Mais peut-être que la comète ne s'est pas vue d'ici. Il décide de procéder par ordre, et, en premier, ce soir, d'interroger le patron de l'auberge sur la ville et ses habitants. Au moment du dîner, Pierre s'installe près d'une fenêtre donnant sur la rue. L'aubergiste vient tout de suite vers lui en lui apportant le plat unique : Du cochon sauvage, avec des sauces très relevées, qui dans un seul rot ven196


geur, feraient éclater toutes les vitres des maisons de la ville. Son pichet de bière avalé d'un trait, il demande au patron : « Dites moi... avez-vous entendu parler d'une étoile filante dans la région ? D'une météorite qui se serait écrasée par là il y a plus de cent ans ? En se grattant la tête sous son bonnet de vieux cuir, l'aubergiste fait tourner ses yeux pour bien faire comprendre qu'il cherche. Ses petits yeux gris acier pivotent à toute vitesse, perdus au fond d'un visage rond et tout rouge, même carmin par endroits, surtout autour de son nez en boule. Il ressemble à un personnage qu'aurait choisi Roman Polansky pour : Le bal des vampires II. - Mais ça me dit quelque chose ça, c'est une histoire incroyable et je ne veux pas en parler, ça porte malheur ! » Il se signe plusieurs fois comme un 197


moulin à vent et se précipite dans la cuisine à toute vitesse. Il revient quelques minutes après et précise : « Ce n'était pas une étoile filante, ma femme me dit que c'était un incendie qui se reflétait dans le ciel, et que depuis il n'y a plus rien que des cendres, c'était rien monsieur... Rien ! Bonne nuit monsieur ! dit-il, pressé de couper court à la conversation. - Bonne nuit monsieur ! à demain. - Au fait ! dit-il en se retournant, encore plus rouge, virant au violacé : - Et puis si ça vous intéresse, allez voir plus loin, vers Olochi, ils vous diront ! - Merci beaucoup monsieur ! Mais, je suis là parce que j'ai trouvé un emploi à la scierie et comme j'ai entendu parler de cette étoile, je veux le raconter à ma femme en rentrant, c'est tout ! dit Pierre en faisant mine de s'excuser. - Mouais ! grogne le patron. 198


- Demain je vais aller travailler à la scierie, pensez à me préparer ma note, demande Pierre. - Payez tout de suite, alors ! » dit le tenancier avec le sourire vert du commerçant soulagé. Pierre lui paye sa nuit, son bain, son repas, le petit déjeuner du lendemain matin et monte se coucher, sans rester plus longtemps avec ce monstre. Arrivé dans sa chambre, il installe le coffret de la pierre sur la table de toilette qu'il déplace près du lit, contre la porte fermée à double tour. La bougie éclaire le métal du coffret et fait danser la ciselure de son décor. Les motifs changent de relief avec leurs ombres portées, comme un objet vivant. Il s'allonge pour dormir en espérant que la pierre allait grésiller et lui donner un autre signe, une autre informa199


tion sur l'avenir de sa mission. Les yeux fixés sur son coffret, le sommeil qui est le plus fort est accompagné très vite d'un ronflement régulier attestant de sa fatigue. Le matin, sa première pensée est de quitter l'auberge au plus tôt. Le patron lui a mal répondu, et il ne sera pas en assez bonne compagnie dans une ambiance aussi glauque pour envisager de rester plus longtemps. La leçon positive qu'il tire de cette expérience, c'est qu'à partir d'aujourd'hui, il ne demandera des renseignements qu'à des personnes suffisamment distantes de son lieu de résidence. À la sortie de Shilka, des gens lui indiquent un autre logement pour son séjour, chez un couple de paysans 200


ukrainiens émigrés ici. Ils hébergent des voyageurs, juste pour avoir un peu d'argent frais. L'ambiance chaude de l'isba lui rappelle un peu son chez-lui. Dans sa chambre un coin rouge avec une icône, comme dans sa petite maison du lac. Ce lieu sera un bon asile pour l'abriter, le temps de ses recherches. Il ne pose pas sa question aux paysans. Ils ont gentiment préparé un enclos pour son cheval, juste devant l'écurie. Cette aimable attention permet à Pierre de caresser son cheval fauve tous les matins en partant. Afin de ne pas éveiller trop de la curiosité de son entourage, il part à pied en ville, comme un ouvrier le fait pour rejoindre son lieu de travail.

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Chapitre 12

Ce matin là, Pierre décide de rendre visite à la couturière de la petite ville. Elle doit avoir des renseignements sur tous les événements qui se passent dans le pays. Les cancans des midinettes et des vieilles femmes doivent charger ses étagères de divers mensonges et autres médisances bienveillantes. Il suffira de trier au milieu de tout cela. La porte d'entrée de la boutique entrechoque des tubes de métal carillonnants. Aussitôt une petite femme en noir apparaît sortant de derrière son comptoir, elle devait être assise. 2O3


« Bonjour jeune homme ! dit-elle. - Bonjour madame ! Je voudrais vous demander un renseignement. S'il-vousplaît, avez-vous entendu parler d'une jeune fille qui aurait trouvé un jour une Pierre de Lune ? C'est en réalité un fragment d'une météorite qui s'est écrasée il y a plus de vingt-cinq ans dans la région. - Une météo-quoi ? demande-t-elle, un peu dure d'oreille. - Une météorite ! répète Pierre en se penchant vers elle. - Je ne sais pas ce que c'est, et de quoi tu me parles mon garçon ! Mais, je sais que « Pierre de Lune », ça me dit quelque chose... Attends... Oui, c'est ça ! Une femme a été guérie d'une paralysie des jambes par le simple fait de toucher la main à une jeune fille. Il y a quatre ou cinq ans que c'est arrivé, à 204


côté d'ici dans une isba de la forêt. Cette femme doit vivre aujourd'hui dans une maison de la rue principale de la ville. Oui ! son mari, c'est le forgeron du pays. Elle raconte qu'elle rencontra une jeune fille qui lui parla d'une Pierre de Lune. Elle lui toucha la main, et elle s'est mise tout de suite à marcher sans rien comprendre, c'était comme un miracle. - La jeune fille ne l'a peut-être jamais su ? demande Pierre faisant inévitablement un parallèle avec son expérience d'avec Micha. - Je crois qu'elle ne s'est rendu compte de rien en effet, on le pense tous ! dit la vieille femme en souriant. Allez voir cette dame qui a rencontré cette jeune fée d'un jour, par hasard sur sa route. Elle vous dira certainement où cela s'est passé. Maintenant est-ce que cela à un rapport avec votre météorolo2O5


gie, je n'en sais rien ! Dieu le sait-t-il ? - Météorite ! reprend Pierre amusé - Oui pardon pour mon âge, mon petit. - Madame, je vous remercie pour votre aide, je vous félicite pour le charmant magasin que vous avez là. À un de ces jours peut-être. - Au revoir petit, tu es bien gentil ! » Pierre s'engage dans la rue principale, à la recherche de la miraculée. Le son du marteau de son mari oriente ses pas. Il arrive devant le petit atelier où le Vulcain local est en train de taper sur le fer rougi d'une pioche en phase finale de façonnage. Appuyé contre l'ouverture de l'entrée, un client attend son tour avec une roue de charrette cassée, il fume sa pipe et observe nerveusement l'artisan.

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En voyant Pierre qui désire lui parler, le forgeron plonge le métal en fusion dans le tonneau d'eau froide à côté de lui, et se perd un instant dans un gros nuage de vapeur. « C'est pourquoi ? lance-t-il, émergeant la tête au-dessus de son bain de vapeur. - Bonjour monsieur, c'est pour rencontrer votre dame. Pourriez-vous me dire où je pourrais lui rendre visite ? - Ben, elle est à la maison, au fond de la cour, derrière ! répond le colosse, un peu méfiant. Et il rajoute : - Attendez deux minutes je vais vous accompagner ! Puis, il s'adresse au client impatient : - Ça vient, Kichta, j'arrive tout de suite, je vais conduire monsieur chez ma femme et je reviens ! » Le client, furieux, tire sur sa pipe en formant des grosses bouffées de fumées 2O7


blanches pour mieux signaler sa présence et surtout en signe de mécontentement, il marmonne : « On n'a jamais vu ça ! » Le forgeron laisse tomber sa masse sur la terre battue et, se frottant les mains sur son tablier de cuir, invite Pierre à le précéder en direction de la cour. Au fond, la petite maison de bois est peinte en vert pâle, l'homme ouvre la porte d'entrée et s'annonce : « C'est moi… où es-tu ? Une petite voix répond du fond du couloir : - Là ! À la machine à coudre ! L'homme entre dans la pièce et présente sa femme, elle est toute menue. - Voici ma femme ! Elle me donne un coup de main dans mon travail, c'est elle qui réalise la bourrellerie, et la sellerie aussi. Elle a des doigts d'or, c'est la reine de l'alêne et du rivet décoratif. » 208


Elle se lève timidement et salue Pierre, en baissant la tête plusieurs fois comme les Asiatiques le font toujours. Le forgeron s'impose et semble vouloir rester là pour assister à l'entretien. Sa petite femme est belle, fraîche comme de la porcelaine. C'est pour ça qu'il en est jaloux, malade, le client qui prend racine devant la forge le sait certainement, c'est évident. Le forgeron demande à Pierre de poser sa question. Il se jette à l'eau : « Madame, je voudrais avoir des détails sur la jeune fille à la Pierre de Lune. Celle que vous avez croisée et qui vous a donné la force de marcher et de vivre. - Ah ! s'exclame la petite femme. Enfin quelqu'un qui ne me parle pas de guérison. Oui monsieur ! dit-elle avec vigueur, cette jeune fille m'a donné une force que j'ai immédiatement ressentie, 2O9


je n'étais pas malade. Elle avait un peu votre regard, je dirai même mieux, votre attitude, votre timbre de voix, le même accent, c'est curieux ! Venez avec moi près de la fenêtre. » Elle se met à observer Pierre de bas en haut, sous tous les angles. Le regard de plus en plus inquiet de son mari se manifeste par sa quinte de toux qui doit adoucir sa jalousie chronique. Là, il y a de quoi, elle regarde Pierre d'une façon qui fait ressentir comme une admiration, une fascination, sans limites. Elle reprend la parole : « Je pense que cette jeune fille a un don, je pense que vous devez être de sa famille ? Vous la recherchez ? Pourquoi vous-a-t-elle quitté ? A-t-elle fugué ? Elle ne m'a rien dit lorsque je me suis levée de mon grabat. Elle a simplement parlé à son père d'une sorte de Pierre de Lune. Je n'ai rien compris de tout ça. 210


- Madame, c'est elle que je recherche, il faudrait me dire où elle habite. Je dois la rencontrer, ce n'est pas ma sœur. Dites-moi où elle se trouve, je vous en prie. - Je ne sais pas où elle habite, mais la fois où je l'ai rencontrée, c'était dans la maison d'une amie près de la forêt de Nerchinsk. C'est pas très loin d'ici, à quelques kilomètres. Elle doit habiter dans le secteur, mais je ne sais pas où exactement. - C'est dommage soupire Pierre, mais la forêt, c'est vers où ? - C'est sur la route de Zilovskoye, juste après Nerchinsk. - Merci beaucoup madame ! » En lui touchant la main, une étincelle d'électricité statique leur déclenche un rire que le forgeron accompagne d'une quinte de toux de plus en plus grave. 211


Dehors le client à la pipe est en rupture de tabac, il s'est installé sur un tas de bois, à côté de l'entrée de l'atelier. Il n'est pas souriant, il est même furieux. Il détend enfin ses sourcils en voyant arriver son artisan.

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Chapitre 13

Le soir, en rentrant, Pierre fait le point de sa journée positive. Il revoit le gros forgeron jaloux et le plaint de tousser sans arrêt par son allergie. Il prépare sa route du lendemain, et décide de prendre sa pierre avec lui, dans sa besace. Le cheval reprend du service et trottine en direction de Nerchinsk. La forêt est très épaisse, elle masque le relief du terrain très accidenté. Ils arrivent sur l'autre versant de la montagne, pour observer Nerchinsk. Ils s'arrêtent à l'entrée de la bourgade, Pierre préfère la traverser à pied. 213


Passant près d'une chapelle, il aperçoit un pope occupé au grand nettoyage d'été. Il nettoie le seuil de la porte d'entrée de l'édifice. Pierre demande : « Mon père, s'il-vous-plaît, je voudrais vous demander un renseignement. - A ton service voyageur, le bon Dieu t'écoute aussi ! - Mais je ne voudrais pas déranger le bon Dieu pour ça ! répond Pierre avec un sourire. Oui… Avez-vous entendu parler d'une jeune fille qui possède une Pierre de Lune ? C'est un fragment d'une météorite ou une sorte de caillou que la population a nommé comme ça ! Le prêtre, surpris, marmonne dans sa grande barbe blanche : - Mouais, je sais même que les fidèles disent qu'elle fait des miracles, qu'elle a le pouvoir de guérir les malades, de faire marcher les paralytiques, rendre la vue aux aveugles, la fortune aux 214


pauvres déprimés, la passion aux riches désœuvrés... En résumé, tout un tas de miracles dont la liste est toute aussi longue que celle de la misère humaine. Cette fillette, je l'ai baptisée, et je vais la marier dans quelques mois. Vous savez, elle me confie souvent que les gens brodent et rajoutent beaucoup d'histoires sur son pouvoir. - Mais a-t-elle une Pierre de Lune avec elle ? - Elle possède en effet un objet qui émet une lumière verte de temps en temps. Moi, je n'ai jamais assisté au phénomène. C'est elle qui m'en a parlé. - Pouvez-vous me dire où elle demeure s'il-vous-plaît ? - Mon enfant, je sais qu'elle vit à côté de Stretensk dans une maison construite dans la cavité d'une falaise, comme un troglodyte suspendu. Elle s'appelle Lucia, ses parents l'ont appelée comme 215


ça ! dit-il en levant les yeux au ciel. Il l'ont appelée comme ça à cause de la lumière que sa pierre émet par moment. Cette pierre, a été trouvée le jour de sa naissance, dès qu'elle poussa son premier cri. Elle est devenue lumineuse devant la maison. C'est son père qui l'a ramassée et la lui a dédiée pour toujours. Une belle histoire à dormir debout non ? - Oui, c'est beau ! - Cette histoire est devenue une légende, mais n'oublie pas que Dieu seul est unique. C'est Dieu le roi de l'univers. Aucun homme ne pourra jamais prodiguer autant d'amour que lui. - Mon père, elle n'y est pour rien ! - Je sais, elle est restée très équilibrée. Heureusement qu'elle est encore protégée par la grâce. En bien ou en mal, beaucoup de gens lui demandent de 216


vendre ses pouvoirs, d'en faire un commerce ; elle refuse et tant mieux ! Si tu vas la voir, dis-lui que je l'estime beaucoup et que je lui souhaite de toujours rester comme elle est, la Lucia que tout le monde aime. - Mon père, je vais la voir pour lui dire que je suis comme elle. - Mon Dieu ! Ne la détourne pas de sa route ! - Mon père, je suis sur la même route qu'elle. - C'est ça qui me fait peur, fais attention… Elle doit se marier, tu le sais ! je te l'ai dit tout à l'heure. - Je suis déjà marié moi-même répond Pierre avec un sourire. - Dieu est grand ! Soyez bénis mes enfants et restez les enfants du bon Dieu, c'est tout. - Expliquez-moi plus précisément où elle habite, que je parte sur-le-champ. » 217


Le père lui trace la route dans la poussière du chemin, et lui donne des conseils pour éviter les pièges du parcours. Il lui indique aussi des endroits où le cheval passera sans difficulté. Pierre le remercie et s'engage sur le chemin de son destin, le but de son voyage se précise. En route, il pense à la chance qu'il a eue de ne pas s'apercevoir aussi précisément des pouvoirs de sa Pierre de Lune. Cette popularité, la folie des rumeurs, l'ont épargné en le mettant à l'abri des jaloux et des mauvaises rencontres. La route de Sretensk est sinueuse, le cheval valeureux ne trahit pas son maître et s'illustre encore par sa résistance exemplaire.

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Chapitre 14

À l'orée de la forêt, au sud, les falaises du plateau du Vitim barrent l'horizon. Pierre se dirige vers le cirque de rocher. Arrivé au pied de cette muraille naturelle, il repère la maison de la jeune fille. Elle est perchée toute seule sur un piton rocheux, entre deux coulées de verdure. Le chemin d'accès doit monter dans l'une ou l'autre de ces langues de terre et doit être très abrupt. Il descend de sa monture et chemine à pied. Il découvre enfin la trouée et le petit chemin caillouteux qui serpente pour accéder à la maison, la pente est effectivement très raide. 219


Les pierres roulent sous les pieds et les sabots de son cheval. Il ne pourra pas monter facilement tout en haut. Pierre décide de le laisser en bas, attaché à un arbre au bout d'une longue corde. Il préfère continuer ce chemin périlleux tout seul, avec sa besace et son chargement minimum. Il tâte, pour vérifier que le coffret est bien là. En montant il profite des senteurs de la végétation et de la terre humide à l'abri du soleil. Il respire à pleins poumons cet air pur chargé de senteurs fraîches. Au bout de quelques minutes, il arrive en vue de l'entrée de la maison. Une jeune femme est là, plantée comme une statue. Cette immobilité le trouble, il n'ose plus avancer pour éviter de la déranger. Est-elle en prière ? en méditation ? 220


Tout à coup il entend une voix de femme qui lui demande d'avancer : « Pierre, je suis Lucia ! avance, viens me retrouver, je t'attends depuis longtemps. » Il ne sent plus ses jambes, il avance comme un robot, attiré par la voix de la jeune fille et par un sentiment indescriptible de bien-être serein. Impossible de prononcer le moindre mot, il avance et arrive face à elle. Leurs regards se confondent, leurs yeux en larmes ne clignent plus. Un rayon de lumière verte les enlace et les entoure. Sans un seul bruit, sans un souffle de vent, l'émotion croît jusqu'au plaisir suprême. L'instant est sublime, un sentiment de bonheur évident envahit l'espace et suspend le temps et les éléments. 221


Puis, la lumière se dissipe, un vent léger se lève et agite de nouveau les feuillages. La nature tout autour reprend son rythme en renaissant après cette pause silencieuse. Lucia et Pierre se serrent l'un contre l'autre et soupirent heureux de s'être enfin retrouvés. Elle fait entrer son frère de lumière dans sa maison perchée et explique qu'elle est venue habiter là pour fuir le monde, pour exister et attendre sa venue. Elle précise aussi qu'elle va bientôt se marier, que ça ne doit pas être un obstacle à leur Amour Céleste. Pierre s'empresse de lui parler d'Elena. « Je sais ! dit Lucia et elle continue : Il faut que tu saches que j'ai un avantage sur toi. Mon père a tout de suite trouvé la pierre à la seconde même de ma naissance. Elle était en état de rayonnement. Il l'a tout de suite placée 222


dans mon berceau et s'est rendu compte très tôt de ses pouvoirs. Les informations lui sont parvenues très clairement, il connaissait aussi ton existence. Il a voulu faire du commerce avec les pouvoirs de ma pierre, sa vanité, sa soif du gain l'ont tué. Un seul détail, il fallait absolument que je sois avec lui pour que ça marche, c'est pour cela qu'il voulait me présenter dans les baraques des fêtes foraines du pays et dans le monde entier. Mon père vendait mes pouvoirs il m'obligeait à guérir des gens, et même des mauvaises gens. L'argent était le seul critère de sélection pour lui, moi j'avais mal. Je n'ai jamais cru à ce que je faisais. J'ai été obligée de m'exiler après sa mort. C'est le prêtre que tu as rencontré tout à l'heure qui m'a recueillie et s'est occupé de moi il m'a protégée du regard des autres. 223


Une seule chose me tourmentait : Te rencontrer le plus vite possible, connaître enfin mon frère de mission. - De mission ? interroge Pierre, pour savoir enfin. - Oui cette mission terrestre ne sera pas difficile à accomplir, nous en avons vécu plus de la moitié. C'est simplement de vivre une vie d'humain, avec tout ce que ça comporte de difficultés. - Mais, nous ne sommes pas vraiment sûrs d'avoir connu une vie humaine sur cette terre ? - Oui c'est vrai ! - Dis-moi Lucia, pourquoi ne suis-je pas plus au courant de mes origines, et aussi de ma mission ? - Simplement, comme je te l'ai dit tout à l'heure, ton père a ramassé ta pierre alors qu'elle n'était que pierre, sans lumière. Il a manqué le moment initial où le principal message était délivré. 224


- Que vais-je faire maintenant ? demande Pierre. - Tu vas rester ici cette nuit, avec moi, tu repartiras demain chez toi ! » Pierre s'attendait à une annonce de ce type, mais quand même pas aussi incomplète. Il aide ensuite Lucia à préparer un dîner terrien dit-il en se moquant. Après le repas, Lucia lui demande de lui montrer sa Pierre de Lune et de la présenter juste à côté de la sienne. Il place le coffret sur la table, l'ouvre, et sort la pierre. Lucia présente aussi la sienne. Elles sont absolument identiques et symétriques, au milliard de micron près. Les deux pierres s'emboîtent parfaitement, comme un puzzle en trois dimensions, il ne manque plus que la quatrième. « Tu vois, nous sommes bien de la même origine ! triomphe Lucia. 225


- C'est irréfutable ! constate Pierre. - C'est ainsi tous les quarts de siècle terrestre, deux élus sont sélectionnés et envoyés sur terre pour vivre comme les humains. Une fois, seul un élu comme toi en apparence d'homme a été repéré. Sa compagne n'a jamais été retrouvée et identifiée, certainement parce que son père n'a pas eu l'occasion de trouver sa pierre. Le père de l'élu fait homme était charpentier. Son fils venu du ciel n'a pas eu de chance. Il a pourtant beaucoup fait parler de lui, sa courte vie ne dura que trente-trois ans. - Ton histoire est triste, savourons notre chance. » ajoute Pierre, le vague à l'âme. Vers la fin de la soirée, les deux pierres sont seules au milieu de la table débarrassée. La lumière de la lampe à huile faiblit. Pierre regarde Lucia avec 226


tendresse, le moment fatidique n'est pas long à se produire. Tout à coup, les deux pierres se mettent à grésiller ensemble, la lumière verte inonde toute la pièce. Les deux pierres se soudent dans une fusion parfaite. Les deux parties n'en font plus qu'une. A ce moment, la Pierre unique reconstituée s'élève et s'enfuit par la fenêtre ouverte pour disparaître au bout d'une traînée de poussière lumineuse qu'elle laisse derrière elle. La comète remonte vers le ciel, comme dans un miroir. Reflet identique de celle qui descendit un jour, il y a quelques années dans une parfaite trajectoire inversée. Lucia s'est rapprochée de Pierre, elle lui avoue que tout est fini, qu'ils redeviennent de simples humains à cet instant même. Pour elle, l'accès à la 227


normalité a l'air de lui plaire. C'est le gage d'une fin de vie calme et anonyme. Pierre bouleversé caresse Lucia du regard. Ce moment de communion est savouré à pleine émotion. Jamais il n'oubliera Lucia, il voudrait pourtant rester près d'elle. En même temps il désire honorer sa parole donnée à Elena. Son image se présente clairement à son esprit, elle est seule à l'attendre, devant l'icône du coin rouge de la chambre de son isba au bord du lac. Il ne peut pas trahir sa parole, même en étant redevenu un simple humain.

Vivre avec Lucia, c'est possible par comète interposée. Même en étant mariés par le hasard. Il ne trahira pas Elena. 228


Il connaît Lucia depuis la nuit des temps, et c'est justement pour cela qu'il ne veut pas tuer le rêve, son rêve. Il a peur de s'apercevoir que Lucia est simplement comme les autres humains. Il veut la garder au bout de son étoile. Lucia pense en même temps la même chose. Jamais Amour ne fut plus fort et plus pur. Jamais le respect d'autrui ne fut autant porté à son comble. Le lendemain matin, Pierre retrouve son cheval et redescend vers son destin. Comme un homme, un vrai. Depuis cette aventure, il regarde souvent le ciel miroir. Lucia s'est mariée… Elle aussi observe souvent le ciel en recherchant son étoile, et en rêvant à son Amour éternel et symétrique.

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accordéon, des balalaïkas ou d'un violon archaïque, les charrettes, les chevaux sauvages, les loups blancs, les traîneaux, les fumées s'élevant verticalement au-dessus des maisons de bois. Dès la lisière de la forêt, le regard embrasse l'horizon qui semble plus lointain qu'ailleurs.

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Š SDGDL. Pierre Rebichon Niort, mai 1996 rebichon@gmail.com


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