La rampe dans le projet architectural

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Pauline Bohn Architecture master 2 Mention recherche / juillet 2014 Enseignant : Laurence Chevallier

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LA RAMPE DANS LE PROJET ARCHITECTURAL

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SOMMAIRE // LA RAMPE DANS LE PROJET ARCHITECTURAL

REMERCIEMENTS // …………………………………………………………………………….. p.7 INTRODUCTION // ……………………………………………………………………………….. p.8 I. La rampe pour atteindre des sommets …………………………………………………..…. p.17 1. Interrogations sur la notion de verticalité …………………………….………….. p.18 a. Mise à distance d’un « moi » par rapport aux « moi » fondus dans un ensemble b. Domination c. Monter ou descendre ? d. Rapport au ciel 2. La spirale, une figure de la rampe au service de la verticalité …………...….... p.47

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a. Géométrie et symboles b. Une figure de démonstration

II. La rampe ou comment déstabiliser le visiteur pour toucher sa sensibilité ……………... p.67 1. « Un ailleurs entre ici et là » …………………………………………………...….. p.68 a. La rampe zigzag, un entre-deux, situation transitoire b. Lenteur et phénomène d’errance 2. Agir sur le corps pour atteindre l’esprit …………………………………………… p.95 a. La rampe, une expression de la nécessité du mouvement b. La théorie du plan incliné, un sol qui met le corps en action

III. La rampe, liée à des innovations qui tendent à faire de l’architecture, un art ……….p.111 1. L’espace-temps ………………………………………………………………….. p.114

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a. Une nouvelle conception de l’espace commune à plusieurs disciplines b. La rampe support de la promenade architecturale, une perception en mouvement 2. La fluidité en architecture ……………………………………………………….. p.129 a. Plus d’entrave au parcours, dégager le corps pour penser librement b. Un retour aux formes de la nature ? c. Spirale et continuité spatiale 3. Le béton armé ………………………………………………………………...….. p.150 a. Sculpture et architecture, l’art comme moyen de toucher l’être b. La courbe comme détour poétique d’une ascension

CONCLUSION // ………………………………………………………………………….….. p.175 INDEX DES FIGURES // ……………………………………………………………….……. p.185 BIBLIOGRAPHIE // …………………………………………………………….……………... p.189

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REMERCIEMENTS //

Je tenais tout particulièrement à remercier Madame Chevallier qui a eu confiance en un tel sujet et m’a encouragé à aller au bout de mes intuitions puis à les traiter librement. Son investissement dans l’encadrement de ce travail ainsi que les conseils et nombreuses corrections m’ont été d’une aide précieuse et m’ont poussé à remettre mon travail en question pour le rendre plus pertinent. Mes remerciements vont également à Gilles Ragot qui a répondu à l’ensemble de mes mails depuis plus d’un an en me donnant des références pointues sur mon sujet. Je suis convaincue que ses cours d’histoire, en première année, sont à l’origine de la réflexion que j’ai développé dans ce mémoire et qui se poursuivra, je l’espère, dans ma pratique professionnelle.

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INTRODUCTION //

Le choix d’un sujet de mémoire relève toujours d’une part de subjectivité, propre à celui qui le définit. Dans le cas présent, il s’agit d’une interrogation sur le bienfondé d’intuitions concernant un « objet » spécifique que l’on retrouve régulièrement dans le projet architectural : la rampe. L’intuition première qui guide cette recherche est la suivante : Quelque-soit la forme qu’elle prend, spirale, zigzag ou montagne, la rampe, lorsqu’elle est l’élément moteur d’un projet serait un générateur de questionnements propres à une quête de soi, un moyen de créer du lien entre Architecture et Esprit. Attachons-nous dans un premier temps à la définition du mot rampe afin de déterminer si elle aurait une influence sur son usage. Puisque le mot n’est pas défini dans le sens qui nous intéresse ici, dans les ouvrages spécialisés comme le Dictionnaire d’Architecture de Viollet-Le-Duc, c’est dans des ouvrages généraux que nous trouverons les clés du sens du mot rampe dont il est question dans ce mémoire. Les rares fois où on la

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trouve dans un ouvrage spécialisé, elle est définie comme rampe d’accès, rampe d’appui, rampe de théâtre ou comme élément d’un escalier ; on définit par exemple un escalier rampe sur rampe. Il n’est jamais question de la rampe comme objet à part entière.

Intéressons-nous donc aux définitions courantes du mot rampe. Une première définition, extraite du dictionnaire, Le Robert, nous décrit la rampe comme étant un « Plan incliné tenant lieu d’escalier dans les jardins et places fortes» ou encore comme une « pente d’un terrain, d’une route, d’une voie » et enfin « une partie inclinée, notamment une partie montante, une côte.» 1 Dans les ouvrages spécialisés d’architecture, la rampe n’est pas définie en tant que telle, on trouve une définition de rampe d’accès donnée par l’ouvrage Architecture, Méthode et Vocabulaire, c’est « un ouvrage en pente permettant aux animaux et aux voitures de passer d’un plan à un autre [...] Les rampes d’accès se décrivent avec le même vocabulaire que l’escalier »2. Dans ces deux définitions, la rampe apparaît comme un outil, comparable à l’escalier puisqu’ils assurent tous deux la même fonction ; ils permettent

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Robert Paul, Le Grand Robert de la Langue Française, Paris, tome VIII, 1992, p.1713 Pérouse de Montclos Jean-Marie, Principes d’analyse scientifique, Architecture, méthode et vocabulaire, Paris, Imprimerie Nationale, 1972. La définition figure dans l’index de l’ouvrage. 2

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la circulation des personnes d’un niveau à un autre. Au-delà de la notion d’usage, comme l’escalier, la rampe est évidemment rattachée à la notion de verticalité, il s’agit lorsqu’on parcourt l’un ou l’autre de se déplacer en hauteur. Nous pouvons conclure que la rampe est un objet fonctionnel. L’usage de la rampe est lié à la nécessité du plan incliné particulièrement dans des situations où l’escalier devient un obstacle comme par exemple pour le passage d’une personne à mobilité réduite d’un étage à un autre ou de véhicules dans le cas de parking par exemple. Or l’intuition qui guide notre démarche révèle d’autres interrogations que celles liées à des préoccupations purement fonctionnelles. En effet, comme le souligne Evelyne Péré-Christin, architecte et diplômée en sciences sociales, dans son ouvrage L’escalier, Métamorphoses architecturales, il semblerait que « L’usage outrepasse bien souvent la fonction d’origine. Réduire un bâtiment ou un espace à sa seule dimension fonctionnelle équivaut à ne voir que la plus grosse des poupées gigognes. »3 La plus grosse des poupées gigognes serait ici l’aspect fonctionnel de la rampe, mais nous pouvons constater, dès cette première définition l’apparition d’un premier thème qui dépasse des questions d’usage, celui de la verticalité. Cette notion de verticalité sera la clé de

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Péré-Christin Evelyne, L’escalier Métamorphoses architecturales, Maisons-Alfort, Editions Alternatives, 2001

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réflexions sur l’imaginaire et les significations d’une transition verticale dans l’espace. Les définitions précédentes invitent à nous intéresser à l’étymologie du mot rampe pour réaliser qu’elle constitue une suggestion intéressante dans l’analyse à venir. Rampe, vient du mot « ramper »4 . Apparaissent alors deux termes essentiels de notre analyse : grimper et courbure. Chacun de ces deux mots impliquent une notion de temps, le temps de parcours, de déplacement. Dans le Littré, la définition de «ramper » évoque le fait de se montrer, se dessiner avec un cours sinueux, celui de cheminer lentement ou encore celui de pencher suivant une pente donnée. Cette définition nous apporte un éclairage intéressant qui se détache de préoccupations fonctionnelles. Elle va dans le sens de cette recherche puisque comme nous le rappelle Le Corbusier : « L’architecture est au delà des formes utilitaires. »5 Par exemple, le mot « grimper » évoque une quête, une ascension, « cheminer lentement » introduit la notion de temps dans le parcours, « se dessiner avec un cours sinueux » évoque des formes fluides propres à celles de la nature et introduit un lien avec

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Robert Paul, Le Grand Robert de la Langue Française, Paris, tome VIII, 1992, p.1713, (germanique *hrampon, grimper, de *hrampa, courbure) 5 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p. XIX

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des formes courbes que l’on retrouve dans le traitement de nombreuses rampes, enfin le fait de « pencher devant une pente donnée » renvoie à une action du corps par rapport à un élément architectural, le sol. Grâce à cette analyse sur le sens du mot et sa définition, nous pouvons affirmer qu’il ne s’agira pas, dans le cadre de ce travail, d’aborder la rampe lorsqu’elle est nécessaire mais bien lorsque sa présence dans un bâtiment relève d‘un choix, d’une démarche personnelle de l’architecte. Nous mettrons donc de côté, délibérément, les questions de normes. L’objet de cette recherche portera sur un usage intérieur du plan incliné, propre au projet architectural et non à la présence du même objet dans l’espace public, qui suggère d’autres questionnements. Le corpus d’étude choisi portera quant à lui sur des projets articulés autour d’une rampe. Un classement préalable des types de rampes a permis de mettre en évidence trois figures particulières de la rampe : la spirale, le zigzag et la montagne. Ces trois figures rejoignent les notions évoquées dans la deuxième définition, dans laquelle la spirale serait un moyen de grimper, le zigzag un moyen de dessiner selon un cours sinueux ou de

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cheminer lentement et la montagne un moyen de se courber devant une pente donnée. Le corpus sera donc déterminé selon ces trois figures. Nombre d’architectes ont recours à la rampe dans leur projet quand ils pourraient utiliser un ascenseur ou un escalier et cela pose question. Nous serions d’ailleurs tentés de dire, que l’usage d’un tel dispositif, consommateur d’espace, est un luxe puisque d’autres possibilités, plus économiques s’offrent à eux. Il s’agit donc de s’interroger sur les raisons qui poussent les architectes à user de ce dispositif. La rampe serait-elle une illustration du sens profond de l’architecture comme synthèse des sciences et des arts ? Siegfried Giedion écrivait déjà en 1940 : « étant des activités qui élargissent directement notre conscience en explorant les terres inconnues de l’esprit humain. Que ce soit par l’imagination, par l’intuition ou par une impulsion mystique, il doit ouvrir de nouveaux champs à la conscience humaine. Ces démarches se distinguent des activités qui visent à organiser le monde extérieur dans la mesure où leur origine est directe et personnelle et ne dépend d’aucune force extérieure. Elles ne se développent qu’en

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toute liberté, car aucune dictature ne peut ouvrir la voie de l’inexploré. »6 Par « leur origine » on entend ici le processus de conception lié à l’architecte. « L’architecte, par l’ordonnance des formes, réalise un ordre qui est une pure création de son esprit ; par les formes, il affecte intensivement nos sens, provoquant des émotions plastiques ; par les rapports qu’il crée, il éveille en nous des résonances profondes, il nous donne la mesure d’un ordre qu’on sent en accord avec celui du monde, il détermine des mouvements divers de notre esprit et de notre cœur ; c’est alors que nous ressentons la beauté. » 7 L’objectif de cette étude, sera de comprendre et de vérifier ce présupposé et d’analyser en quoi un élément d’architecture, ici la rampe, apparaît comme un moyen d’expression de l’architecte. Ainsi nous formulons l’hypothèse suivante : sa suppression entrainerait une perte du sens ou de l’essence du projet architectural dans lequel elle s’inscrit. Pour répondre à cette problématique, nous nous intéresserons, dans un premier temps, à la rampe comme élément évocateur d’une quête de soi. En effet, à l’inverse d’un

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Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p. 493. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.3.

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couloir, une rampe implique une dimension verticale qui peut être rattachée à une quête, un moyen d’atteindre des sommets. Nous interrogerons donc cette notion de verticalité en essayant de comprendre en quoi elle favorise une prise de conscience d’un « moi » différent des autres parce qu’unique, propre à une réflexion personnelle. Nous poursuivrons cette recherche en nous focalisant sur des projets où la rampe en zigzag évoque « un ailleurs entre ici et là ». L’intérêt ne sera plus le but à atteindre mais la mise en œuvre du dispositif pour y arriver, l’objectif n’étant plus qu’un prétexte que l’on finit par oublier lorsqu’il y en a un. L’objet d’étude portera dans ce cas sur la perte de repères provoquée par le processus lié au cheminement et à l’errance. La rampe sera analysée comme moyen de déstabiliser le visiteur afin de l’amener à penser, à ressentir. Nous reviendrons sur les théories du plan incliné de Claude Parent et de Paul Virilio comme volonté de positionner le visiteur en acteur de l’architecture et non plus en spectateur. Cette partie sera l’occasion de s’interroger sur les relations qu’implique la rampe entre le corps et l’architecture. Enfin, il sera question des innovations liées à la rampe ; des innovations qui ont

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marqué l’époque contemporaine en tissant des liens entre art et architecture. Nous reviendrons alors sur la découverte - commune à l’art et à l’architecture - d’une nouvelle conception de l’espace, liée à la notion d’espace-temps. Nous verrons ensuite que la recherche de fluidité de l’espace est une forme de quête de liberté au profit d’un cheminement - tant physique qu’intellectuel - sans entrave. Enfin, nous étudierons le béton armé comme matériau ayant permis de soulever des questions d’ordre esthétique et de faire de l’architecte un sculpteur d’espace.

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I.

La rampe pour atteindre des sommets

La question est ici : en quoi la rampe, parce qu’elle illustre une ascension verticale, peutelle évoquer une quête de soi ? Nous pouvons considérer que le « soi » désigne un « moi » dont on a pris conscience comme entité pensante. Le « moi » pense seul, il ne se contente pas de se fondre dans une pensée de groupe mais il aspire à trouver sa propre voie. Le Corbusier nous parle de ce « moi » et de la difficulté à le trouver dans une lettre qu’il écrit à son maître, Charles L’Eplatenier, le 22 novembre 1908, à l’âge de 21 ans : « ils ne savent pas ce que c’est que l’Art : amour intense de son moi ; on va le chercher dans la retraite et la solitude, ce « moi » divin qui peut être un moi terrestre quand on le force – par la lutte- à le devenir. Ce moi parle alors, il parle alors, il parle des choses profondes de l’Etre : l’art nait et fugace – il jaillit. C’est dans la solitude que l’on se bat avec son moi, que l’on se châtie et qu’on se fouette. »8 Cette première approche sera l’occasion de se focaliser sur la dimension verticale de la rampe et ce qu’elle implique chez le visiteur. La perception de la verticalité

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Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.248

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pendant le parcours, ou depuis un point de vue extérieur influence-t-elle la réflexion du spectateur ? Nous verrons également que la spirale est une figure de la rampe propice à la mise en espace de cette ascension verticale. 1. Interrogations sur la notion de verticalité La rampe, à travers sa forme et sa fonction est directement liée à la notion de verticalité. Elle entretient en effet une relation avec un « bas » et un « haut » puisqu’il s’agit en l’empruntant de relier deux niveaux différents. L’hypothèse que nous faisons alors est de partir du principe que l’usage de la rampe dans des projets où elle s’articule selon une figure en spirale, fait référence à des thèmes embrassant des domaines plus vastes que celui de l’architecture qui l’enrichissent de significations. Nous analyserons plus précisément le musée Guggenheim de New York réalisé par Franck Lloyd Wright (1959), le Reichtag de Berlin (1999) et l’Hôtel de ville de Londres (2002) de Foster et enfin, le pavillon pour la Serpentine Gallery à Londres (2007), réalisé par Eliasson et Thorsen. Ces bâtiments qui ont en commun la configuration spatiale de leur rampe en forme de spirale, évoquent, chacun

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sous des aspects différents, une façon d’atteindre des sommets. Comme l’évoque Alvaro Siza dans sa conférence sur la fondation Ibere Camargo, à propos du processus de conception d’un projet : « Ce que nous faisons dépend de ce que nous avons vu. (…) Dans ce bâtiment, il y a une quantité de références volontaires ou involontaires, il y a tant de choses qui viennent influencer notre cerveau dont la plupart sont inconscientes. Mais elles relèvent d’éléments que nous avons vu un jour. Je me souviens d’une histoire ou quelqu’un me parlait d’un de mes projets en me disant là tu as vu ça et je n’ai jamais pensé dans ce projet à ça mais je sais que je l’ai vu un jour et que ça s’est fixé dans ma mémoire »9. Nous nous attacherons donc dans cette partie à tisser des liens entre l’imaginaire qui gravite autour de la notion de verticalité et les projets d’architecture évoqués plus haut. a. Mise à distance d’un « moi » par rapport aux « moi » fondus dans un ensemble Nous pourrions parler dans un premier temps de mise à distance qui prend différents aspects. D’un point de vue physique, l’ascension met deux corps à distance l’un de l’autre,

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Siza Alvaro, conférence au Pavillon de l’Arsenal, le 8 octobre 2013.

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une fois la rampe montée, on ne peut plus toucher la personne restée en bas puisque cette ascension nous a éloigné d’elle. Parcourir une rampe permet ainsi de prendre de la hauteur. Il y a là un déplacement dans l’espace qui implique une nouvelle situation pour celui qui s’est déplacé. La perception du lieu dans lequel il se trouve est ainsi changeante et dépendante de son mouvement. Ainsi, en montant, les points de vue que nous avions de l’espace dans lequel nous nous trouvions ne sont plus les mêmes. On se hisse en haut d’une montagne ou d’un belvédère pour mieux voir. Par mieux voir, nous entendons « tout » voir, voir non pas de façon fractionnée, mais voir un élément dans son intégralité. Nous voulons l’absolu, l’entier, l’exclusif mais pour cela il nous faut du recul, de la hauteur. Nous ne sommes plus dans l’espace que nous avons traversé mais en dehors de celui-ci pour mieux l’apprécier. Claude Parent, à propos de l’exploration du surplomb nous dit « Le survol du paysage devient pour l’homme habitant une nécessité, un droit ; il se substitue à la vision horizontale et introduit les visions plongeantes et contre-plongeantes » 10 . Nous comprenons alors l’intérêt d’un tel dispositif dans la perception que nous avons d’un espace. La possibilité de

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Virilio Paul et Parent Claude, architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996. Le texte apparaît dans la revue de novembre 1966 sur le thème « pouvoir et imagination »

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verticalité enrichit notre vision en multipliant les endroits depuis lesquels on regarde. Ainsi, lorsqu’il s’agit, dans le domaine de l’architecture de prendre de la hauteur en parcourant une rampe pour apprécier un panorama sur la ville ou sur un paysage, différents dispositifs sont mis en œuvre pour amplifier la relation entre l’espace depuis lequel on regarde et ce que l’on regarde. Dans le projet du Reichstag de Berlin ou dans celui de l’Hôtel de ville de Londres, l’architecte a recours à une surface entièrement vitrée tout autour de l’espace dédié au parcours, de façon à ce que le regard soit obligatoirement porté sur l’extérieur. La personne qui se déplace le long de la rampe est ainsi forcément amenée, à un moment donné, à apercevoir l’extérieur et la ville qui s’offre à ses pieds. Cette grande transparence, entre l’intérieur et l’extérieur, rend presque immatérielle la séparation entre le dedans et le dehors. Ainsi, « il (l’architecte) parvient par la forme et la structure même de son bâtiment à créer l’événement en plaçant administrateurs et administrés en suspension au-dessus de la ville et de son fleuve. »11

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« Spirale civique. Le nouvel Hôtel de ville de Londres », Techniques et Architectures, no 463, dec/janv 2002/3, p.91

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Pour le pavillon de la Serpentine Gallery à Londres, le dispositif est tout autre. Eliasson et Thorsen prennent le parti de faire circuler le visiteur en dehors du volume bâti, en contournant celui-ci grâce à une rampe en spirale. Tout au long du parcours, le visiteur longe une façade opaque, la disposition de l’espace est telle que le regard est à nouveau focalisé sur l’extérieur. Plus le promeneur avance le long de la rampe, plus sa vue sur le paysage est changeante. [Fig1-2]

b. Domination Au plaisir du spectacle qu’offre la possibilité de voir un événement, un paysage, dans son ensemble, s’ajoute celui de dominer. On dit d’ailleurs, « prendre quelqu’un de haut », « être au sommet de l’état ». Ces expressions, dont les images parlent directement de verticalité n’impliquent-elles pas un état de supériorité, d’une personne par rapport à une autre. Karl Gottlob Schelle, philosophe, nous parle ainsi de « (...) la fierté de se promener dans les hautes régions de la terre, face au ciel, surtout lorsque le regard plonge sur le

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Figure 3 : Serpentine Gallery, hiérarchisation par la hauteur

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monde étendu en bas»12. On trouve tout de suite l’expression d’un sentiment de puissance et de mise à distance entre celui qui voit les autres depuis un promontoire et les autres qui sont évoqués comme une masse, un ensemble qui noie l’individualité. Ce sentiment est amplifié en architecture lorsque le point depuis lequel on regarde vers le bas est un espace de petite dimension qui implique qu’on y accède individuellement. C’est par exemple le cas du projet de l’artiste Olafur Eliasson et de l’architecte Kjetil Thorsen pour la Serpentine Galellery Pavilion de 2007, à Londres. Les architectes présentent le projet de la manière suivante : « Reposant sur le principe d’une rampe tournante, le pavillon 2007 de la Serpentine Gallery explore l’idée de circulation verticale à l’intérieur d’un espace unique. L’objectif est de reconsidérer la structure traditionnelle du pavillon sur un seul niveau en lui ajoutant une troisième dimension : la hauteur.» 13 Le projet interroge ainsi la notion de verticalité dont il est question ici. En effet, le point culminant du projet donne à voir ce qui se passe en dessous, depuis un tout petit espace.

12 Gottlob Schelle Karl, L’art de se promener, Editions Payot & Rivages, Dijon-Quetigny, Paris. Chapitre sur les promenades en montagne, p.84 et suivantes. 13 Jodidio Philip, Serpentine Gallery Pavilions, 2011, Taschen, Allemagne, propos de Eliasson et Thorsen p. VIII.06

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Figure 4 : Serpentine Gallery, vue de la foule depuis le point le plus haut de la rampe

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Or ce qui est en dessous est un amphithéâtre, autrement dit une configuration spatiale qui regroupe les gens que l’on identifie comme un tout. Le projet peut alors se lire comme une échelle dont les barreaux seraient les différentes hauteurs que permet le parcours de la rampe. Cette échelle, entre la terre et le ciel, consisterait au fur et à mesure qu’on la monte à éloigner la foule qui est regroupée en bas de la personne qui la regarde depuis le belvédère [Fig3-4]. La mise à distance n’est alors plus uniquement visuelle, elle suggère une hiérarchie entre le haut et le bas. Gaston Bachelard, dans un chapitre de son ouvrage La poétique de l’espace, intitulé « la maison de la cave au grenier »14 nous parle de cette hiérarchie que l’on établit intuitivement sans même s’en rendre compte entre les différents espaces d’une maison. Il est ainsi selon lui, des escaliers que l’on dit monter et d’autres que l’on dit descendre en fonction de l’endroit où ils mènent : «Enfin, l’escalier du grenier, plus raide, plus frustre, on le monte toujours. Il a le signe de l’ascension vers la plus tranquille solitude.»15

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Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, 1978, Vendôme. Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, 1978, Vendôme, p.32

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Ainsi, nombreux sont les exemples dans lesquels le fait d’être en hauteur évoque une hiérarchie ou une séparation. La scène d’un théâtre, légèrement surélevée sépare les acteurs des spectateurs, de même, les athlètes se hissent sur un podium en vainqueurs. En peinture, les dieux sont représentés en hauteurs et dominent les hommes. Avant mai 1968, les professeurs étaient sur une estrade et les élèves en contrebas. Dans les paquebots, les ponts supérieurs sont réservés aux classes les plus aisées et ainsi de suite, nous pourrions multiplier les exemples. Comme une exception qui confirme la règle, il est intéressant d’évoquer l’organisation spatiale du musée du quai Branly comme une tentative d’inversion d’une situation de domination. En effet, ce « musée sur l’autre » comme l’exprime Jacques Friedmann, a dû faire face à des questions qui dépassent celles de l’architecture, comme : comment positionner des œuvres issues des arts primitifs par rapport à « l’homme blanc autrefois considéré comme au-dessus de tous » ? Homme blanc, qui n’est autre que le visiteur. Comment rendre leur légitimité à ces œuvres. Une des propositions de l’architecte tient dans le dispositif spatial qui consiste à mettre le visiteur en contrebas par rapport à certaines œuvres, il n’est donc pas en situation de domination : «ces objets-là, avec leur

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histoire meurtrie. Ce sont eux qui nous regardent.»16 Il en est de même au Reichstag, à Berlin. Ici, les visiteurs, en parcourant la rampe du dôme se retrouvent à la tête de leurs représentants, à la chambre du Parlement. Foster a-t-il voulu que le peuple domine les élus par l’architecture17 ? [Fig5] a. Monter ou descendre ? Nous avons vu que l’ascension que l’on attache ici au parcours d’une rampe – il est d’ailleurs étrange de considérer la montée d’une rampe et non la descente, ou du moins de lui accorder plus d’intérêt – évoque autre chose que de simples considérations spatiales. Il est curieux de retrouver cette « injustice » dans les descriptions de projets architecturaux constitués d’une rampe. On retiendra par exemple la légende accompagnant des

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Lavalou Armelle et Robert Jean-Paul, Le musée du quai Branly, éditions Le Moniteur, Tours, octobre 2006, p.9 préface de Jacques Friedman 17 Jenkins David, Catalogue Foster + Partners, Londres, Prestel, 2008, p.192

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Figure 5 : Coupe du projet de Foster pour le Reichstag de Berlin.

La coupe montre la relation entre le public, ayant accès à la rampe en spirale qui se déploie à l’intérieur du dôme vitré et les élus qui siègent dans le volume inférieur. La séparation entre les deux espaces étant matérialisée par un plancher vitré, les visiteurs peuvent observer ce qui se passe sous leurs pieds et ont ainsi conscience d’être dans une position supérieure (d’un point de vue spatial).

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représentations graphiques du projet de la Serpentine Gallery Pavilion de 2007 : « Un plan du site et une vue en plongée de la structure montrent la spirale ascendante (…) »18. Nous pourrions nous demander pourquoi nous parlons de « spirale ascendante » et non de spirale tout court ? On lit également à propos de l’Hôtel de ville de Londres : « la Salle du Conseil (…) constitue le point de départ de la promenade architecturale ascensionnelle. » 19 Lorsqu’un couloir évoque l‘horizontalité, la rampe évoque une conquête. Et derrière cette notion de « conquête » se cache l’idée d’un but à atteindre, de quelque chose qui se mérite comme le souligne Gaston Bachelard : «Les ascenseurs détruisent les héroïsmes de l’escalier. On n’a plus guère de mérite à habiter près du ciel. Et le chez soi n’est plus qu’une vaste horizontalité.»20 Il serait donc plus commun de monter une rampe que de la descendre pourtant, une chose est sûre, une fois montée, il faut bien la redescendre. Nous sommes ainsi amenés à penser qu’il est coutumier d’attacher plus d’importance à la montée. Peut être parce que c’est elle qui vient en premier, nous venons du sol, de la terre que nous

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Jodidio Philip, Serpentine Gallery Pavilions, Allemagne, Taschen, 2011 « Spirale civique. Le nouvel Hôtel de ville de Londres », Techniques et Architectures, no 463, dec/janv 2002/3, p.88-93 20 Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, 1978, Vendôme, p.42 19

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foulons tous les jours, elle nous est accessible et familière, contrairement au ciel qui apparait toujours aussi mystérieux. L’objectif lié au sommet d’une rampe entretient de l’intérêt tout au long de la montée, c’est lui qui donne l’envie de continuer à marcher. Il semblerait ainsi que l’on monte pour quelque chose mais que l’on descende simplement parce qu’on est monté. Il est intéressant de constater que certains architectes s’amusent à inverser cette tendance naturelle pour l’intérêt de la montée, en situant le début de leur parcours en haut d’une rampe et non en bas. C’est par exemple le cas pour le musée Guggenheim de New York où l’on prend un ascenseur à l’entrée du musée puis on découvre les œuvres selon un cheminement qui va du haut vers le bas : « Wright voulait que le visiteur puisse pénétrer dans le bâtiment, monter en ascenseur jusqu’en haut de la grande rampe en spirale et entamer une descente tranquille, aisée. »21

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Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p.202

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d. Rapport au ciel Nous venons de le voir, ce qui est en hauteur et difficile d’accès suscite le désir. Or quoi de plus inatteignable pour l’homme que le ciel. Cet élément immatériel, impalpable évoque la liberté, l’infini. Qui n’a jamais rêvé de voler pour se détacher des contingences matérielles de la terre ferme. Le ciel c’est l’esprit, le vaporeux. Baudelaire exprime régulièrement ce désir du poète d’atteindre cet « ailleurs ». Particulièrement dans le poème « Elévation » des Fleurs du Mal (voir page suivante). La hauteur recherchée évoque ici un ailleurs dans lequel on domine le monde que l’on a quitté et que l’on méprise maintenant, les fameux « miasmes morbides ». Il nous apparait un désir de détachement. La terre ferme apparaît comme lourde et pesante dans l’ensemble du poème, quand le ciel, lui,

est

synonyme de légèreté et de liberté, de facilité aussi. En architecture, comme en poésie, le ciel est un élément de convoitise. De tout temps, les hommes ont cherché à appréhender cette immensité, symbole de liberté. Et la relation au ciel se cache bien dans différents dispositifs. Que ce soit la course à la hauteur

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Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde, Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l’air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse, Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse S’élancer vers les champs lumineux et sereins ; Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, - Qui plane sur la vie, et comprend sans effort 22 Le langage des fleurs et des choses muettes !

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Baudelaire Charles, Les Fleurs du Mal, Edition Gallimard, 1861 / Spleen et Idéal III ELEVATION

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ou les recherches sur les façons de capter la lumière, il s’agit bien de multiplier les expériences sensorielles pour déclencher des émotions propres au sublime. On voit la volonté de se rapprocher du ciel, de s’en saisir, de le rendre plus concret. La tour de Babel est ainsi un des mythes qui a été alimenté depuis son origine jusqu’à aujourd’hui par de nombreux récits. Ce projet ambitieux de dominer la terre en escaladant le ciel a, depuis, été réinterprété par différents artistes dont les projets sont présentés dans le livre de l’exposition BABEL, réalisée par le Palais des beaux-Arts de Lille entre juin 2012 et janvier 2013. Nous ferons volontairement abstraction du deuxième volet de ce mythe, celui lié à la confusion des langues, notre propos étant ici axé sur une quête du ciel. Dans la préface du catalogue de l’exposition, Jean-Claude Carrière nous rappelle que la forme exacte de cette tour de Babel n’a jamais été précisément identifiée, ce qui a contribué à la faire évoluer sans cesse dans les interprétations artistiques, dans lesquelles elle n’est jamais identique : « Le mythe dépasse notre regard comme la tour se perd dans les nuages. L’infini demeure invisible. (…) que de résonnances, que d’explorations, de suggestions, de révélations ! L’espace et le temps se dissipent et s’égarent. Notre imagination se prend à jouer avec ses propres limites, elle nous offre des architectures rêveuses, le délice du vertige, une longue méditation sur les

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formes de l’impossible »23. Il existerait donc des « architectures rêveuses », qui poussent notre imagination au-delà de ses limites. Les formes qui s’élancent vers le ciel ne seraientelles pas ces architectures du rêve ? Par extension, la rampe n’apparaîtrait-elle pas déjà comme un potentiel évocateur d’autre chose, de plus immatériel ? « Tout au long de son histoire, l’humanité a regardé vers le ciel pour s’orienter, géographiquement ou spirituellement ; lorsque nous hésitons sur notre destination, nous portons toujours notre regard vers le haut. » 24 Il n’est donc pas surprenant de trouver dans l’architecture sacrée une succession de coupoles ouvertes sur le ciel ; en effet, qu’est-ce qu’un lieu de culte, sinon un guide pour les fidèles ? Nous retiendrons une architecture des plus connues, celle du Panthéon de Rome (117-138 après J-C ; reconstruit sous le règne de l’empereur Hadrien 76-138). Au-delà de la géométrie symétrique de la coupole qui capte l’attention, la vue du ciel nous transporte et évoque à elle seule tout un univers qui déclenche

23 Tapié Alain et Cotentin Régis, Babel, Palais des Beaux Arts de Lille, Waregem, Editions invenit, 2012, préface de JeanClaude Carrière, p.9 24 Stephenson David, Visions célestes, les plus belles coupoles d’Europe, Paris, citadelles & mazenod, 2007, p.11 Introduction par Keith F. David

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le processus d’imagination de chacun. Et cette imagination n’a pas de limites. En effet, comme nous le rappelle Gaston Bachelard, une simple image, ici la vue du ciel, peut être la source de bien des errances de l’esprit : « Nous avons donné tous ces développements à une image qui peut sembler banale pour montrer que les images ne peuvent pas se tenir tranquilles. La rêverie poétique, à l’inverse de la rêverie de somnolence, ne s’endort jamais. Il lui faut toujours, à partir de la plus simple image, faire rayonner des ondes d’imagination.» 25 L’effet produit par la coupole est à la fois rationnel et spirituel. David Stephenson rappelle d’ailleurs les propos de Marguerite Yourcenar dans son autobiographie imaginaire de l’empereur Hadrien, au moment de la cérémonie dédicatoire du Panthéon : « C’était aussi la forme de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers humains s’échappait par un orifice situé au faîte. La coupole construite d’une lave dure et légère, qui semblait participer encore au mouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand trou alternativement noir et bleu. Ce temple ouvert et secret était conçu comme un cadran solaire. Les heures tourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour y resterait suspendu comme

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Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, 1978, p.49

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un bouclier d’or ; la pluie formerait sur le pavement une flaque pure ; la prière s’échapperait comme une fumée vers ce vide où nous mettons les dieux. »26 Nous remarquons la récurrence d’un certain nombre de procédés pour concevoir l’architecture du sacré ; parmi eux, on retrouve fréquemment le vide, le silence, la masse, la richesse ou le dépouillement mais l’un des éléments majeurs est le traitement singulier de la lumière. Et comment ne pas associer, la lumière et le ciel, car c’est bien la lumière tombée du ciel qui manifeste chez les croyants la présence du divin. Le traitement de la lumière, se retrouve également dans d’autres domaines que celui des lieux de culte. Les ouvertures zénithales envahissent alors les musées et bibliothèques, allant même jusqu’à la sphère privée, de l’habitat. Nous prendrons deux cas d’étude dans les œuvres précédemment définies pour aborder ce thème du rapport au ciel. Le Guggenheim de New York de Franck Lloyd Wright et le pavillon de la Serpentine Gallery à Londres. Pour le Guggenheim, l’ouverture zénithale qui prend la forme d’un dôme – plus

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Stephenson David, Visions célestes, Les plus belles coupoles d’Europe, 2007, Citadelles & Mazenod, p.164

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translucide que transparent - est visible dès l’entrée depuis tout point du projet et l’espace du musée est baigné de clarté [Fig6]. En effet, pour permettre à la lumière naturelle du dôme de pénétrer dans l’ensemble du bâtiment, une bande de verre est intégrée au niveau du sol de chacune des rampes, ainsi la lumière traverse les niveaux jusqu’au rez-de-chaussée. Une série de tubes de verre, en haut des murs qui ceinturent la rampe principale, constitue une bande continue de lumière naturelle27. De plus, l’intégration de miroirs dans les murs permet à la lumière de se refléter dans les parois blanches. Les modifications apportées au fur et à mesure des différentes esquisses du projet tendent toutes à renforcer cette volonté de mettre en avant la direction du ciel dans l’espace central28. Ainsi, le tube semi-circulaire contenant l’ascenseur matérialise l’axe qui mène au ciel et implique dès l’arrivée dans le bâtiment que la visite commence par ce dôme. Les préoccupations pour le ciel sont présentes dès le début du projet à travers les attentes du maître d’ouvrage, concrétisées par

27 Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p. 326. « A « rift » of tubular glass beneath each successive overhang washed the tilted plane of the curved outside wall in a continuous stream of natural light, while a band of glass set into the floor of the ramp near the interior parapet allowed the light from the dome to penetrate from one floor level to the next. » 28 Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p.334, « skyward expansion of its central space toward the flood of sunlight, illuminating the grand ramp. »

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Figure 6 : Verrière du musée Guggenheim de New-York.

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l’artiste allemande Hilary Rebay. En effet, elle souhaitait que le musée soit à l’image des œuvres qu’il allait abriter, c’est-à-dire qu’il réponde au mieux au mouvement de la peinture abstraite. Elle définissait celle-ci comme étant un mouvement lié à la géométrie pure, développé en Europe autour de 1910 par Kandinsky et d’autres. Or, Wright associe les formes de cette géométrie à des sentiments humains, par exemple, le cercle évoque selon lui l’infini et par son analogie le soleil, la lune et les formes sphériques d’autres planètes, qui signifient l’universalité29. Pour Rebay, la peinture abstraite a le pouvoir d’aider à oublier les problèmes matériels de la terre de la même façon que quelqu’un qui regarderait l’immensité d’un ciel étoilé30. Hilary Rebay souhaitait ainsi que le bâtiment combine deux pôles en une entité de façon à embrasser terre et ciel dans un mouvement continu31. Elle exprime enfin la

29 Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p 301, « These geomtric forms, he explained, have come to symbolize for us and potently to suggest certain human ideas, moods and feelings, as for instance : the circle, infinity (…) Whilde the circle, by its reference to the sun, the moon and the other planetary spheres, took on a cosmic meaning of universality. » 30 Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p 315. « Nonobjective paintings, according to Rebay, « help one to forget earth and its troubles as most people do when they are looking up into the vastness of the starlit sky. » 31 Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p. 321, « She wanted the building to combine the « two poles » into « the one rythme », to embrace the sky as much as the earth »

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volonté que le musée soit « un temple », « un sanctuaire pour l’art », « un dôme de l’esprit »32 préoccupations que l’on peut rapprocher de celles de l’ordre du sacré. Elle pensait que Wright était le meilleur choix pour transposer cette idée dans une réalité bâtie. Et c’est bien le dôme du musée qui cristallise ce rapport au ciel. On peut d’ailleurs lire dans différents ouvrages que « l’espace intérieur enveloppe, enclot, encercle, et pourtant libère. »33 Cette libération ne serait-elle pas le fruit de l’immensité que l’on attribue à la vue du ciel ? Il n’est pas anodin que les premières esquisses du projet aient été intitulées « Ziggurat » et que l’architecte lui-même ait évoqué le musée comme une inversion de la traditionnelle ziggurat qui n’est autre que le premier exemple de bâtiment monumental, dédié à l’observation astronomique. Pour le projet de la Serpentine Gallery, le procédé est différent, le bâtiment est articulé autour d’un volume de forme conique qui s’élance vers le ciel. L’extrémité de ce cône est percée d’un oculus à travers lequel on peut apercevoir le ciel [Fig7]. La trouée permet de

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Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p 349, « She wanted a « temple », a « sanctuary for art, » a « dome of spirit », as she phrased it. » 33 Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p.202

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baigner l’espace intérieur de lumière naturelle, le contraste entre cette lumière qui apparaît comme un faisceau et l’ambiance mystérieuse du volume intérieur, est renforcé par l’usage de matériaux très sombres pour les parois du cône. Il s’agit de panneaux de contreplaqué qui recouvrent une ossature métallique. Le parcours en spirale s’enroule autour du volume de façon à effectuer deux tours complets et maintient volontairement le visiteur à distance de l’ambiance intérieure. Puisqu’il ne peut la voir, il est entièrement tourné vers le paysage du parc dans lequel se trouve le pavillon. C’est seulement à la fin du parcours que le visiteur est plongé à l’intérieur du volume conique par un petit balcon suspendu au milieu du vide. Cette disposition spatiale établit une relation privilégiée entre le corps et l’architecture, la personne est seule face à ce morceau de ciel, elle passe d’une lumière du jour intense à un univers empreint de mystère. A cette confrontation particulière, s’ajoute la prise de conscience de la présence de personnes (celles que contient le volume au niveau de sa base) observant le même phénomène depuis un point de vue différent. Ce dispositif tend à différencier les observateurs et à positionner celui qui se trouve sur le balcon dans un rapport privilégié avec le ciel.

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Figure 7 : Serpentine Gallery, Ouverture zénithale

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Les émotions et les questionnements intimes que suscite un rapport particulier au ciel sont alors universels. Le traitement de la lumière a, par exemple, était un des fondamentaux du travail de James Turrell. Diplômé de mathématiques, psychologie et art, il entretient une fascination pour les mouvements du ciel. L’ensemble de ses travaux, consistant à manipuler la lumière, sont de l’ordre du sensible et relèvent de l’exploration de notre perception. Ils ne peuvent donc être parfaitement appréhendés par des représentations sur papier, l’intérêt des espaces créés par James Turrell est lié aux sensations, il faut donc être sur place pour vivre et ressentir l’espace engendré par la lumière. Le spectateur est alors acteur du projet artistique. En travaillant sur la perception, l’artiste explore les liens qu’il y a entre le corps et l’esprit et ses liens sont dépendants de l’espace environnant. Il s’agit d’expérimenter un état de fusion dans lequel nous vivons la non-séparation du sujet et de l’objet, ici le corps (et donc l’esprit) et la lumière. « La lumière affecte le corps mais aussi le cerveau et l'âme. J'utilise cette lumière afin de créer une stimulation de la vision. Je m'intéresse à la sublime existence de la lumière ».34 L’artiste veut nous faire toucher du doigt (ou plutôt de l’esprit) une forme de liberté au sens où nous ne sommes plus prisonnier du temps qui défile mais

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Turrell James, Rencontre 2, Ed. Almine Rech, Paris, 1999, p. 20, conversation avec Sébastien Pluot,

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projetés dans un espace où le temps est suspendu un instant. C’est cette faculté d’absorption de l’être tout entier par la lumière que met en avant Turrell. Il s’agit, à travers les dispositifs mis en place de perturber nos repères pour dégager notre pensée de toute habitude ou réflexe : " Ce qui m'intéresse dans la lumière, c'est la qualité de pensée qui s'en dégage (...) Il s'agit d'une pensée sans mots, d'une pensée différente de nos modes de pensée habituels "35. Il y a là un parallèle à faire avec le déséquilibre ressenti par notre corps lorsque nous arpentons une rampe, la démarche n’est-elle pas la même, nous déstabiliser pour nous encourager à « mieux » penser, à nous connecter avec notre esprit. Nous aborderons cette relation entre le corps et l’esprit dans la deuxième partie de ce mémoire. Une série de travaux de Turrell, est intitulée « Sky Spaces », littéralement « espaces de ciel » ou « morceaux de ciel ». Il s’agit de pièces très épurées, disons, vides, dont la seule ouverture est zénithale et qui donnent à voir des fragments de ciel. Les découpages des ouvertures sont des formes pures, orthogonales ou circulaires. Stéphan Barron qualifie les itinéraires qui mènent à ces pièces de « parcours initiatiques, des points de rencontre

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Turrell James, « l’espace de la perception », Art Press n°157, Paris, Avril 1991, p.18, entretien avec Guy Tortosa

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construits entre l’esprit de chacun et le ciel »36. Nous avons vu que se rapprocher du ciel était un des objectifs lié au parcours d’une rampe, et cette préoccupation se manifeste par différents aspects dont le traitement particulier de la lumière. Cette lumière zénithale est souvent issue d’une forme géométrique pure, le cercle. Mais pour un architecte, la géométrie implique un développement de l’espace en trois dimensions, c’est alors qu’intervient la spirale, elle permet de combiner horizontalité et verticalité en un seul mouvement. La spirale est parfois une forme de cheminement vers le ciel, qui apparait alors comme l’apothéose du parcours. Elle ne s’arrête jamais et quoi de plus infini que le ciel pour ne pas mettre fin à cette géométrie. 2

La spirale une figure de la rampe au service de la verticalité

Arrêtons-nous maintenant sur la question des formes qui parlent à tous puisqu’elles suscitent une consonance avec les lois de l’univers qui nous gèrent et auxquelles tous nos

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Stéphan Barron, Technoromantisme, Editions L'Harmattan, 2003

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actes s’assujettissent. La spirale incarnerait, par les formes qui la composent, un volume capable d’éveiller nos sens. a. Géométrie et symboles « C’est que l’architecture qui est chose d’émotion plastique, doit, dans son domaine, commencer par le commencement aussi, et employer les éléments susceptibles de frapper nos sens, de combler nos désirs visuels, et les disposer de telle manière que leur vue nous affecte clairement par la finesse ou la brutalité, le tumulte ou la sérénité, l’indifférence ou l’intérêt ; ces éléments sont des éléments plastiques, des formes que nos yeux voient clairement, que notre esprit mesure. Ces formes primaires ou subtiles, souples ou brutales, agissent physiologiquement sur nos sens (sphère, cube, cylindre, horizontale, verticale, oblique, etc.) et les commotionnent. Etant affectés, nous sommes susceptibles de percevoir au delà des sensations brutales ; alors naîtront certains rapports, qui agissent sur notre conscience et nous mettent dans un état de jouissance (consonance avec les lois de l’univers qui nous gèrent et auxquelles tous nos actes s’assujettissent), où l’homme use

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pleinement de ses dons de souvenir, d’examen, de raisonnement et de création. »37 L’ensemble des plans des projets illustrant un usage de la rampe en spirale repose sur une forme circulaire [Fig8-10]. Hilary Rebay, maître d’ouvrage du Guggenheim de New York nous donne une définition du cercle : « Le cercle est l’expression d’une continuité autocentrée, isolée et flottant en son sein. 38», pour Wright, le cercle est un tout homogène et complet, il est l’ultime image de l’entité et de l’exhaustivité39. La symbolique que Wright attribue à la géométrie trouve des échos dans le travail des artistes de la peinture abstraite qui seront exposés dans le Guggenheim. On peut d’ailleurs voir des similitudes entre l’ensemble des plans des projets dont il est question ici et une œuvre de Rudolf Bauer : Tetraptychon : Symphony in four Movements [Fig11].

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Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.8 Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p.314. 39 Levine Neil, The Architecture of Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton University Press, 1996, p.301, « The circular form created a seamless, all embracing shape, the ultimate image of oneness and fullness » 38

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Figure 8 : Guggenheim New-York

Figure 9 : Serpentine 2007

Figure 10 : City Hall, Londres

On retrouve dans chacun de ces trois plans, des cercles, parfois concentriques et un dessin géométrique des espaces. Sortis de leur contexte, ces plans évoquent des recherches graphiques qui ne sont pas sans rappeler l’œuvre de Rudolf Bauer (voir page 52). Il s’agit là de formes primaires que l’on distingue clairement et que notre esprit mesure comme le rappelle Franck Lloyd Wright.

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On trouve d’autres significations liées à la géométrie de la spirale dans les propos de Bernard Palissy qui assimile un coquillage à une spirale : «Et quans aux coquilles en spirale, ce n’est point «pour la beauté seulement, il y a bien autre chose. Tu dois entendre qu’il y a plusieurs poissons qui ont le museau si pointu qu’ils mangeraient la plupart desdits poissons si leur maison était droite ; mais quand ils sont assaillis par leurs ennemis à la porte, en se retirant au dedans, ils se retirent en vironnant, ils suivent le trajet de la ligne aspirale et par tel moyen leurs ennemis ne peuvent leur nuire.» 40 La spirale renvoie ici à une notion d’intériorité et apparaît comme une forme protectrice. Cette propriété singulière de la spirale est exploitée par Bernard Palissy qui s’inspire de formes naturelles comme celle de la coquille pour concevoir des plans de ville : « Ainsi instruit, il s’arme de compas et de règle et commence son plan. Au centre même de la ville de forteresse, il y aura une place carrée où sera la demeure du gouverneur. A partir de cette place commence une rue unique qui fera quatre fois le tour de la place, d’abord en deux circuits qui suivent la forme du carré, puis deux autres circuits de forme octogonale. En cette rue, quatre fois enroulée, toutes les

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Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, 1978, p.123 et suiv. Gaston Bachelard fait échos aux propos de Bernard Palissy.

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Figure 11 : Rudolf Bauer, Tetraptychon : Symphony in four Movements

Cette œuvre de Rudolf Bauer est caractéristique de l’art abstrait. Il s’agit d’un art d’espace, de forme et de lignes, qui retranscrit l’intensité de la recherche artistique de l’époque. Il représente le point culminant de la progression d’une conception matérielle de l’espace vers une conception spirituelle. Le cercle, omniprésent dans ce tableau, appartient aux formes pures qui permettraient d’accéder à la notion de beauté comme élément incontestable.

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portes et fenêtres donnent sur l’intérieur de la forteresse, de sorte que le dos des maisons ne fasse qu’une muraille continue. »41 Ainsi, la spirale englobe, entoure, accueille en son sein et protège d’éventuelles nuisances extérieures. Cette forme aurait la propriété, de par sa géométrie qui induit un centre, de faire converger les éléments qui y sont rattachés. La tour de Babel n’est-elle pas une spirale qui unit une communauté en son sein ? Ainsi, la spirale concentre et donc, rassemble. Jean Hyppolite a parlé d’un premier mythe du dehors et du dedans : «Vous sentez quelle portée a ce mythe de la formation du dehors et du dedans : c’est celle de l’aliénation qui se fonde sur ces deux termes. Ce qui se traduit dans leur opposition formelle devient au-delà aliénation et hostilité entre les deux.», Hypollite ajoute : « Et ainsi, la simple opposition géométrique se teinte d’agressivité. L’opposition formelle ne peut pas rester tranquille, le mythe la travaille. »42 On comprend ici qu’il y a une opposition formelle entre le dedans et le dehors et si nous reportons cette considération sur la spirale il y a bien un

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Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Vendôme, 1978, p.123/124. Jean Hyppolite, Apud La psychanalyse, n°1, 1956, p.35, commentaire parlé sur le Verneinung de Freud

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intérieur et un extérieur, il y a opposition entre ce qui est pris dans le tourbillon de la spirale et ce qui ne l’est pas. En architecture, cette opposition se traduit par une mise à distance, en même temps qu’elle rassemble les gens qui sont entrés dans la spirale, elle exclut ceux qui la regardent depuis l’extérieur. On lit par exemple, à propos des gens qui parcourent la rampe du pavillon de 2007 pour la Serpentine Gallery : « Cette notion de point de vue relatif par rapport à un même phénomène permet ainsi de différencier les observateurs, tout en les réunissant autour d‘un sentiment partagé de collectivité. »43 Cette disposition spatiale de la spirale qui s’organise autour d’un cercle a ainsi la particularité de focaliser l’attention en son centre. Le Corbusier nous dit que « L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière ; les ombres et les clairs révèlent les formes ; les cubes, les cônes, les sphères, les cylindres ou les pyramides sont les grandes formes primaires que la lumière révèle bien ; l’image nous est nette et tangible, sans ambiguïté. C’est pour cela

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« Serpentine, le rendez-vous de Hyde Park », D’Architectures, no 167, oct 2007, p.38-39

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que ce sont de belles formes, les plus belles formes. Tout le monde est d’accord en cela, l’enfant, le sauvage et le métaphysicien. (…) L’architecture égyptienne, grecque ou romaine est une architecture de prismes, cubes et cylindres trièdres ou sphères. » 44 Ainsi, en architecture, la rampe en spirale évoque plus qu’une forme en deux dimensions, il s’agit d’un volume à part entière. Ce volume correspond au vide encerclé par la rampe et on voit facilement se dessiner la forme d’une pyramide dans ce volume contenu. C’est par exemple le cas dans certains des projets énoncés au début du chapitre [Fig12-13]. Or la pyramide fait référence à de nombreux symboles qui tendent à évoquer une élévation, une quête. Pour la franc-maçonnerie, la pyramide représente la Lumière, l'éveil des Hommes qui se rapprochent de la vérité, des dieux. Le Corbusier nous donne à nouveau les clés de ce que l’on peut entendre par « vérité », sa vie pourrait se comparer à une pyramide, au sens de quête de la vérité, d’une sorte d’absolu : « Et aujourd’hui c’est fini des petits rêves enfantins d’une réussite semblable à celle d’une ou deux écoles d’Allemagne – Vienne – Darmstadt. C’est trop facile, et je veux me battre avec la vérité elle-même. Elle me

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Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.16

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Figure 12 : Pyramide dans la rampe de

Figure 13 : Pyramide dans la rampe du pavillon de la

l’Hôtel de ville de Londres .

Serpentine Gallery en 2007.

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martyrisera peut-être – surement. Ce n’est pas la quiétude d’aujourd’hui que j’envisage et me prépare pour l’avenir. Et peut être moins encore le triomphe de la foule … Mais moi, je vivrai – sincère – et de l’invective je serai heureux. »45 Chez les Égyptiens, la pyramide est le lieu où l'Homme passe de la vie à la mort. Les francs-maçons ont donc repris ce symbole pour désigner le passage de l'ignorance à la connaissance, de la vie profane à la vie d'initié. Le concept de la spirale et la référence à des formes archaïques ont joué un rôle important dans la conception du projet pour le musée Guggenheim de Franck Lloyd Wright. Dans l’exposition du Palais des Beaux-Arts de Lille, consacrée aux interprétations artistiques de la tour de Babel, la spirale et les symboles auxquels elle est rattachée sont au cœur des représentations proposées : « Dans les arts plastiques comme au cinéma, les visions babéliennes contemporaines et futuristes (…) incarnent par leur présence centrale et impérieuse la toute puissance d’une intelligence supérieure. Elle touche les esprits parce qu’elle correspond à l’idée la plus juste d’une aspiration tourbillonnante, irrésistible et fatale vers les sommets. (…) Peu importe la forme de la Tour, conique ou parallélépipédique, nous

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Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.248

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projetons toujours vers ses hauteurs le vertige d’une élévation inspirée. La spirale transfigure toutes les représentations de Babel. Elle participe à la symbolique de la Tour en tant que « Montagne sacrée ».»46 La spirale est le symbole de bien des images qui parlent à tous. Elle ne renvoie pas nécessairement à la même chose pour tout le monde mais elle suscite la réflexion, le questionnement justement parce qu’elle renvoie à quelque chose de profond pour chacun. Gaston Bachelard dira aussi à propos de la spirale «Que n’a-t-on pas dit sur ce tourbillon initial ! En fait, la vie commence moins en s’élançant qu’en tournant. Un élan vital qui tourne, quelle merveilleuse insidieuse, quelle fine image de la vie ! »47.

b. Une figure de démonstration Le développement de la spirale dans l’espace évoque également une certaine puissance, peut-être parce qu’il fait référence à des phénomènes naturels qui dépassent le

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Tapié Alain et Cotentin Régis, Babel, Palais des Beaux Arts de Lille, Waregem, Editions invenit, 2012, p.39 Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, 1978, p.106

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pouvoir des hommes. Le cyclone est une spirale qui emporte tout sur son passage, contre laquelle on ne peut lutter. Elle renvoie aussi à des phénomènes moins palpables parce que liés à des sens autres que la vue. Elle répond par exemple à l’image que l’on se fait de la formation des odeurs et des sons. Baudelaire se sert de cette image de la spirale qui tourne et s’élève dans la première strophe de son poème Harmonie du soir : « Voici venir le temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! »48 On retiendra également la figure de la spirale pour la sensation d’ivresse au sens propre comme au sens figuré, il en est par exemple question dans la chanson « La foule » d’Edith Piaf, dans laquelle les gens sont emportés par la foule dans un mouvement qui tourbillonne et qui finit par donner le vertige, dans le cas présent, celui de l’amour. Il s’agit d’événements

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Baudelaire Charles, Les Fleurs du Mal, Edition Gallimard, 1861 / Spleen et Idéal XLVII HARMONIE DU SOIR.

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universels qui dépassent la raison. « Entraînés par la foule qui s´élance Et qui danse Une folle farandole Nos deux mains restent soudées Et parfois soulevés Nos deux corps enlacés s´envolent Et retombent tous deux Épanouis, enivrés et heureux... » Il est bien question dans ce couplet d’un mouvement circulaire « une folle farandole » qui s’élève « nos deux corps enlacés s’envolent » pour atteindre des sommets : le bonheur « Épanouis, enivrés et heureux... » ; à savoir, une spirale. La spirale exprimerait une puissance, utilisée comme valeur de démonstration par les

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architectes. En effet, la rampe spirale n’est pas seulement un élément moteur du projet : « simple aménagement extérieur dans le projet Gordon Strong, elle est la raison d’être du volume intérieur du Guggenheim. »49, elle est exposée aux yeux de tous comme un trophée, une fierté. Prenons par exemple les deux projets de Foster dont il est question ici. Pour le Reichstag de Berlin, construit en 1999, la coupole et la rampe en spirale qu’elle recouvre deviennent tout un symbole puisqu’elles sont l’image qu’on associe au bâtiment et par extension, elles deviennent l’image du déplacement de la capitale allemande à Berlin. La coupole de Foster n’est pas identique à la précédente, en effet, à la différence de la coupole historique, elle est praticable par le public grâce à la double rampe qu’elle abrite. Cette double rampe en spirale joue un rôle majeur puisque c’est elle qui permet d’intégrer le public au sein de l’activité législative du parlement50. La coupole est alors décrite comme un point de repère, significatif pour la ville de Berlin, qui symbolise la force du processus démocratique allemand51.

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Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p.209 « Conversion of Reichstag Building into German Bundestag in Berlin », Detail, no 3, octobre 1999, p. 422-431 51 Jenkins David, Catalogue Foster + Partners, Londres, Prestel, 2008, p.192 50

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Figure 14 : Transparence sur la rampe en spirale du City-Hall de Londres.

Â

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Au City Hall de Londres, la transparence ciblée sur la spirale [Fig14], lieu de circulation du public, renforce cette idée de mise à nu et d’exposition d’une idée aux yeux de tous. Il s’agit d’exprimer la transparence et l’accessibilité du processus démocratique.52 La rampe devient un véritable outil de démonstration. La position de l’Hôtel de ville, dans un quartier incontournable, au bord de la Tamise, affirme son statut de bâtiment incarnant une certaine autorité de par son programme. Sa disposition, comme une sorte de totem planté au bord de l’eau et s’élevant vers le ciel n’est pas sans rappeler les descriptions sur la tour de Babel : « La tour évoquée dans la Genèse serait la grande ziggurat de Babylone (…) Incarnant l’unité du pouvoir, sa présence incontournable au centre de la capitale babylonienne rappelle la Loi qui ordonne tous les aspects de la vie du royaume. Elle en est le point culminant au propre comme au figuré. » 53 Il suffit de prêter attention au vocabulaire employé par les journalistes qui décrivent le projet pour s’apercevoir que l’on retrouve un champ lexical qui appuie l’idée de démonstration : « A peine inauguré, le bâtiment affiche sa modernité et

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Jenkins David, Catalogue Foster + Partners, Londres, Prestel, 2008, p.142 Tapié Alain et Cotentin Régis, Babel, Palais des Beaux Arts de Lille, Waregem, Editions invenit, 2012, p.35

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rivalise déjà de figure emblématique … »54, « Cette organisation spatiale, avec sa rampe spectaculaire de 500 m de long ainsi que la transparence maximale du bâtiment théâtralise le jeu démocratique. »55, «L’accès au bâtiment est magnifié par un jeu sur la déclivité »56. Pour ces deux projets de Foster, la transparence autour des rampes en spirale accentue un effet de mise en scène, en effet, la nuit les volumes apparaissent comme des lanternes qui flottent au dessus de la ville. Pour le pavillon de la Serpentine Gallery en 2007, la rampe en spirale devient l’icône du bâtiment. Elle est perceptible depuis l’arrivée dans le parc puisqu’elle enroule le volume central par l’extérieur. Le concept même de pavillon appuie l’idée d’une démonstration, il s’agit de témoigner, grâce à l’architecture proposée, d’une idée. La directrice de la Serpentine Gallery, Julia Peyton-Jones, confirme la valeur d’exposition des pavillons présentés, ils ne sont pas là pour recevoir une œuvre mais sont des œuvres à part entière : « Je me battrai contre l’idée d’un architecte voulant créer un conteneur pour objets statiques.

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« Spirale civique. Le nouvel Hôtel de ville de Londres », Techniques et Architectures, no 463, dec/janv 2002/3, p.88-93 « Spirale civique. Le nouvel Hôtel de ville de Londres », Techniques et Architectures, no 463, dec/janv 2002/3, p.88-93 56 « Spirale civique. Le nouvel Hôtel de ville de Londres », Techniques et Architectures, no 463, dec/janv 2002/3, p.88-93 55

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Notre propos n’est pas de créer un lieu pour un autre type d’exposition. La nouvelle « aile » que nous créons chaque année est en soi une exposition. L’une des choses que nous proposons aux architectes, c’est une liberté sans équivalent. »57 Le pavillon de 2007 est la première production de la Serpentine Gallery, issue d’une équipe constituée d’un artiste Olafur Eliasson et d’un architecte Kjetii Thorsen.

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Jodidio Philip, Serpentine Gallery Pavilions, Allemagne, Taschen, 2011, p.17

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II.

La rampe ou comment déstabiliser le visiteur, pour mieux toucher sa sensibilité.

« On néglige souvent l’influence de la sensibilité sur des décisions pratiques, alors qu’en réalité elle les imprègne et se trouve même parfois à l’origine de celles-ci. Ainsi en arrivons-nous à formuler cet étonnant paradoxe qu’il est plus difficile à notre époque de sentir que de penser. Il en va de la sensibilité comme de la liberté. Quand la liberté existe, on la considère comme une chose allant de soi : chaque action la reflète. Personne ne songe à la mentionner. Mais à partir du moment où elle est entravée, la vie se trouve privée de sa véritable impulsion, et les hommes prennent alors conscience de la perte qu’ils ont subie. »58 Cette citation de Siegfried Giedion nous éclaire sur le sens que l’on donne ici à la « sensibilité ». La rampe aurait, dans certains cas, la faculté de faire travailler nos sens en nous éloignant des lieux communs. A travers un parcours inhabituel dans lequel le corps se

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Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p. 494

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retrouve sur un sol oblique, la rampe parvient à déstabiliser le visiteur et l’amène à connecter les sensations liées à une perception corporelle, à sa conscience par l’acte de penser. Laurence Kimmel, architecte, nous rappelle que « pour avoir pleinement l’expérience d’un espace en développement, il s’agit de ne pas (le) percevoir de manière rationnelle et descriptive, mais de considérer l’appréhension dans ce qu’elle a d’instantané, d’intuitif, ce qui vient frapper les sens. »59 1. « Un ailleurs entre ici et là », la rampe zigzag La rampe prend différentes formes selon les projets dans lesquels elle se situe. Nous venons de voir que lorsqu’elle revêt des allures de spirale, elle évoque une quête, une aspiration à quelque chose d’inaccessible qui suppose une dimension verticale. La figure du zigzag met-elle l’accent sur le déplacement lui-même et non plus sur le but à atteindre ? La rampe en zigzag fait des allers et retours sur elle-même comme pour étaler le temps du parcours. Elle donne l’impression de déambuler, nonchalamment dans les bâtiments qui

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Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Siza, Edition Petra, Octobre 2010, p.22

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l’abritent comme ceux de Sizà ou de Rem Koolhaas. C’est par exemple le cas du Kunsthal museum de Rem Koolhaas. Il s’agit d’un programme d’exposition qui implique une continuité muséale, qui contraste avec la rupture qu’impose le contexte urbain au niveau du bâtiment. Deux systèmes de circulation se croisent et s’interpénètrent au moyen de plateaux, rampes et plan inclinés. Il y a de multiples façons d’entrer, de traverser ou de visiter ce bâtiment. L’architecte offre une grande possibilité de parcours à travers une continuité des espaces de circulation. Dans ce type de projet, la rampe se déploie sur de longues distances et « entraîne les corps dans une danse, dessinant comme des fils invisibles entre le corps et des formes à différentes distances, du proche au lointain, jusqu’à l’horizon.»60 a. L’entre-deux, situation transitoire La rampe est un organe de liaison entre deux espaces, lieu privilégié du mouvement et du passage. Cet objet singulier n’est pas comparable aux principaux éléments constitutifs d’un bâtiment. En effet, sol, mur, toit, évoquent plutôt l’idée d’installation, d’enracinement et

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Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Siza, Edition Petra, Octobre 2010, p.11

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donc de relative stabilité. La rampe, elle, suggère au contraire le déplacement, la mobilité. Il s’agit a priori d’un espace de circulation bien que les projets dont il est question dans ce mémoire tendent à en faire un véritable espace de vie. Cet espace habité a des propriétés bien particulières. Il s’agit d’un entre-deux, entre deux atmosphères, entre deux hauteurs, entre deux fonctions du bâtiment… La particularité de « l’entre-deux » est de mettre en relation deux espaces, celui qui précède et celui qui vient et d’associer la conscience du visiteur à ces deux espaces. L’espace transitoire est un moment suspendu, on vient de quitter quelque chose dans lequel on n’est plus pour se diriger vers quelque chose de nouveau dans lequel nous ne sommes pas encore présent, ce qui introduit une notion de temps : « Dans le mouvement immobile inhérent à la perception, l’entre-deux a le sens d‘un passage entre un plan et un autre. Si ces formes définissent des directions différentes, il s’agit d’intégrer la coexistence de ces deux directions dans notre manière d’habiter ces formes et de vivre l’expérience spatiale de cet entre-deux. Le passé de l’appréhension ou le futur auquel je me prépare, ces différentes temporalités sont intégrées dans le présent de mon expérience. »61 Sur une rampe, « le corps ne se positionne plus par rapport à des

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Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Siza, Edition Petra, Octobre 2010, p.64

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repères « géographiques » définis, mais entre des repères multiples qui donnent un sens complexe à l’espace habité. » 62 Ces « repères multiples » déstabilisent le spectateur puisqu’ils sont inhabituels. Ainsi, la rampe illustrerait un entre-deux, un ailleurs dans lequel le visiteur doit se resituer, se recentrer sur lui-même pour faire la synthèse de ce qu’il vient de vivre et se concentrer sur ce qui arrive. La rampe sert à faire circuler les gens d’un espace à un autre, mais nous considérons ici la rampe comme un espace à part entière. Et c’est un étonnant paradoxe pour un espace d’être un non-lieu. En effet, la rampe n’a pas de fonction propre, nommée, existante dans la mémoire collective. Cet ailleurs - la rampe - évoque celui de l’œuvre Hyacinthe d’Henri Bosco : «je suis toujours ailleurs, un ailleurs flottant, fluide. Longuement absent de moi-même, et présent nulle part, j’accorde trop facilement l’inconsistance de mes rêveries aux espaces illimités qui les favorisent.»63 Le thème de l’ailleurs est aussi abordé par Charles Baudelaire dans des poèmes qui évoquent son errance dans Paris : « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette

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Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Siza, Edition Petra, Octobre 2010, p.65 Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, 1978, p.18

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question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. »64 La rampe qui entraine celui qui l’empreinte dans une aventure minuscule ou grandiose, est un espace extensible puisqu’il évoque autre chose que lui-même. Elle peut être assimilée à un voyage du corps vers l’esprit, du concret vers l’immatériel, le non palpable. «Se déplacer à pied est la forme de voyage la plus proche à l’être quelque part, et l’habitant le plus sédentaire ne peut y échapper.»65 Bien que physiquement présent sur une rampe, les deux pieds ancrés sur ce sol oblique, l’esprit peut vagabonder ailleurs «car nous sommes où nous ne sommes pas.» comme nous le rappelle Pierre-Jean Jouve dans son poème Lyrique. Le parcours du musée du Quai Branly de l’architecte Jean Nouvel, à Paris s’apparente à une forme de voyage au cœur d’une culture de l’autre. Etirée entre deux façades profondes et distinctes, la galerie du musée varie constamment d’amplitude, il s’agit d’une rampe étalée sur toute la surface du sol qui zigzague entre les œuvres exposées.

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Baudelaire Charles, Le Spleen de Paris, N’importe où hors du monde, 1864. Berque Augustin, De Biase Alessia et Bonnin Philippe, L’habiter dans sa poétique première, actes du colloque de Cerisyla-Salle, Paris, Editions donner lieu, 2008, p.49 65

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«Son sol n’est pas horizontal, (...) l’architecte fait alterner le très haut et le très bas (...) le parcours de la rampe donne physiquement l’idée d’une pénétration progressive dans un intérieur mystérieux. L’architecture est, dit-on une sorte de voyage. On le vérifie ici.» 66 L’entrée du musée qui n’est autre qu’une rampe, constitue la première étape de ce voyage [Fig15]. Elle consiste à se défaire de tout ce qui peut nous parasiter pour être réceptif à ce qui va suivre, à travers un premier parcours : «Il faut passer d’un monde à l’autre, du nôtre aux autres, du jardin à la galerie, du dehors au dedans. »67

66 Lavalou Armelle, Robert Jean-Paul, Le musée du quai Branly, éditions Le Moniteur, Tours, octobre 2006, préface de Jacques Friedmann 67 Lavalou Armelle, Robert Jean-Paul, Le musée du quai Branly, éditions Le Moniteur, Tours, octobre 2006, p.72

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Figure 15 : Parcours d’entrée dans le musée Quai Branly.

Jean Nouvel a fait appel à de nombreux artistes pour la conception du musée du Quai Branly. Cette coupe est une représentation linéaire du parcours d’entrée dans le bâtiment, la longueur exprime le temps du parcours dans lequel il s’agit de se détacher du brouhaha de la ville pour se glisser peu à peu dans l’univers du musée. C’est une phase de transition, axée sur les sens. Les projections de T. minh-ha et Jean-Paul Bourdier accompagnent le parcours de la rampe (en forme de spirale dans la réalité) dans un univers

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sonore et visuel particulier. Le parcours est rythmé par la projection de films de musiciens en action et de films sur les usages et les rites liés au fleuve. Ce travail artistique est intitulé « l’autre marche » et évoque le thème de cette partie : un ailleurs entre ici et là. Un ailleurs entre la ville que l’on vient de quitter et les espaces d’exposition du musée que l’on va découvrir.

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Figure 16 : Les rampes en façade de la fondation Ibere Camargo

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Le projet d’Alvaro Siza pour la fondation Ibere Camargo à Porto Alègre, au Brésil illustre ce propos sur la rampe zigzag comme entre-deux. En effet, la façade nord du bâtiment est striée par une rampe formant un Z [Fig16] « Ces bras dépliés en Z sont aussi une figure d’hospitalité, ils embrassent littéralement l’espace de la placette centrale qui est le seuil d’entrée du musée. Ils sont aussi comme les doigts de la main que l’on voit dessiner ou qui étalent la peinture à même la toile. »68 Les rampes du musée qui se dessinent sur la façade occupent une surface importante du musée, pourtant elles ne sont pas des lieux d’exposition. Elles permettent de passer d’un étage à l’autre, du haut vers le bas puisque le spectateur est censé commencer sa visite par le haut, en arrivant grâce à un ascenseur. On peut alors se demander à quoi servent ces rampes, quelle est leur utilité, pourquoi dépenser tant de linéaire ? Au delà de leur rôle esthétique pour le bâtiment - « Ces passerelles qui se déploient comme on étire une guirlande en papier ont donné à la fondation son identité visuelle et l’ont déjà inscrite au panthéon des musées internationaux. »69 - leur configuration spatiale met le visiteur dans une disposition particulière qui sert le propos du musée : « A

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« La fondation Ibere Camargo, Porto Alegre, Brésil », D’architectures, no 176, octobre 2008, p. 78-87 « La fondation Ibere Camargo, Porto Alegre, Brésil », D’architectures, no 176, octobre 2008, p. 78-87

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l’usage, ces parcours apparemment inutiles se révèlent pourtant l’un des plus beaux cadeaux que fait l’architecte aux visiteurs. »70 En effet, le passage d’un étage à l’autre est séquencé en deux temps qui correspondent aux deux volées des rampes. Ces deux temps introduisent deux ambiances différentes. Dans la première partie, le visiteur se trouve dans un espace clos, qui correspond à la partie en porte-à-faux des passerelles qui sortent du volume principal. L’espace se resserre autour du visiteur et le coupe des salles d’exposition, lui laissant ainsi le temps de revenir sur ce qu’il vient de voir. Ce lieu particulier propose un moment solennel dans le parcours et un peu comme au MUCEM, par de petites ouvertures, laisse entrevoir un paysage dont l’immensité contraste avec la petitesse du lieu dans lequel on se trouve. « Par l’intimité qu’ils procurent, ces passages nous engagent à établir une relation plus introspective avec ce qui vient d’être vu. »71 Ces configurations impliquent une relation très forte entre un « ici » et un « là-bas », ici dans le bâtiment par rapport au paysage lointain là-bas ou encore entre les deux

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« La fondation Ibere Camargo, Porto Alegre, Brésil », D’architectures, no 176, octobre 2008, p. 78-87 « La fondation Ibere Camargo, Porto Alègre, Brésil », D’architectures, no 176, octobre 2008, p. 78-87

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extrémités d’une rampe fermée ou enfin entre les espaces du musée et l’espace dans lequel on se trouve lorsqu’on est dans ou plutôt sur cette rampe. Celle-ci est donc bien un « ailleurs entre ici et là ». La deuxième volée de la rampe est dans une configuration très différente, la lumière y est plus diffuse, et le visiteur, sur un balcon au-dessus de l’atrium, peut apercevoir la totalité des salles d’exposition depuis l’endroit où il se trouve. Il a alors le recul nécessaire pour analyser plusieurs peintures en un même mouvement du regard. Par cette déambulation que propose l’architecte, les modes de perception sont multipliés et l’acte de voir devient « autre chose que l’accumulation consumériste d’images.»72 Ainsi, l’architecte déstabilise le promeneur et le rend acteur en lui soumettant la possibilité de se questionner. « Dans l’atrium du musée, on a l’impression de s’envoler, d’être libéré de tous ses repères habituels. Le génie d’une œuvre se mesure à sa capacité à élever l’esprit. Le musée Iberê Camargo fait partie de ces rares projets d’architecture capables de nous élever vers quelque chose de meilleur. »73

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« La fondation Ibere Camargo, Porto Alègre, Brésil », D’architectures, no 176, octobre 2008, p. 78-87 http://www.ledevoir.com/art-de-vivre/habitation/348710/alvaro-siza-au-cca

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A Marseille, dans le MUCEM (Musée des Civilisations de l’Europe de la Méditerranée), Rudy Ricciotti crée une rampe qui part du rez-de-chaussée et contourne le monolithe qui abrite le musée, en s’enroulant autour des façades vitrées jusqu’au sommet du bâtiment : une terrasse ouverte sur le ciel, point de départ d’un nouveau parcours exceptionnel (une passerelle qui surplombe la mer). Il est possible d’emprunter cette rampe sans jamais rentrer à l’intérieur du bâtiment. La visite du bâtiment nous amène à constater que la rampe, légèrement décollée de la façade semble flotter [Fig17] entre le volume opaque et l’horizon. Le visiteur se trouve dans une situation d’entre-deux propice à la réflexion. En effet, la vue vers le paysage infini, à travers la résille en béton du bâtiment [Fig18], rappelle la petitesse de l’homme par rapport au monde qui l’entoure. La rampe apparaît comme un outil pour profiter d’autre chose (l’espace qui nous entoure) ou méditer sur sa condition. La rampe vient parfois s’infiltrer au cœur de la masse en séparant deux volumes vitrés [Fig19], on se sent alors pris en étau entre les deux façades. Cette configuration spatiale oppressante, renforcée par une ambiance lumineuse très sombre, déséquilibre le visiteur et le pousse à avancer au bout de la rampe, vers lequel on aperçoit l’horizon : la mer. L’architecte réussit ainsi, à travers un parcours continu, à multiplier les

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sensations du promeneur. L’entre-deux, que représente la rampe dans les bâtiments que nous venons de voir est un moment suspendu dans un espace lui aussi souvent suspendu dans le vide, entre ciel et terre ou terre et mer. Les rampes semblent ainsi flotter et donnent à celui qui les emprunte toute la mesure de l’apesanteur. Elles déstabilisent parce qu’elles constituent des espaces hors du commun qui bousculent nos repères traditionnels, liés à une stabilité horizontale.

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Figure 17 : MUCEM, rampes suspendues

Figure 18 : résille de la façade.

Figure 19 : rampe entre deux volumes.

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b. Lenteur et phénomène d’errance La rampe incite au déplacement mais pas n’importe lequel, pas un déplacement mécanique, rythmé par les pas de l’homme comme sur un escalier mais un déplacement fluide dans lequel on ne se soucie pas de notre marche mais où l’on erre, ou vagabonde. Cette notion d’errance renvoie à une question de durabilité, révélatrice de la place que nous laissons au temps dans une société éprise de vitesse, d’accélération, de rapidité, de changement perpétuel. La rampe dont il est question dans chacun des projets choisis pour illustrer ce mémoire est volontairement une rampe que l’on parcourt à pied. Car comme l’explique, à la fin du XVIIIe siècle, le philosophe Karl Gottlob Schelle, « La promenade à pied est la façon la plus naturelle de flâner, parce qu’elle dépend entièrement de nous et nous laisse totalement à nous-mêmes. En nous promenant à pied, nous nous trouvons entièrement libres d’observer les choses comme bon nous semble, avec une totale tranquillité d’âme.» 74 Rimbaud exprime tout le sens du mot flâner dans un de ses poèmes, Ma Bohème (voir page suivante).

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Gottlob Schelle Karl, L’art de se promener, Paris, Editions Payot & Rivages, 1996, p.72

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Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ; Mon paletot aussi devenait idéal ; J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ; Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées ! Mon unique culotte avait un large trou. - Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse. - Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou Et je les écoutais, assis au bord des routes, Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ; Où, rimant au milieu des ombres fantastiques, Comme des lyres, je tirais les élastiques 75 De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

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Orizet Jean, Les plus beaux poèmes de la langue française, Paris, Le cherche midi Editeur, 1991, « Ma Bohème », p.112

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On comprend dans le poème que le promeneur est seul et déambule à pied. Il est détaché de toute condition matérielle puisqu’il semble ne plus rien posséder (Mon paletot aussi devenait idéal). Il lui reste une chose cependant, son corps qu’il tend à faire dialoguer avec son esprit - un pied près de mon cœur – en étant réceptif à tous ses sens : un doux frou-frou / je les écoutais / je sentais des gouttes / un vin de vigueur. On lit tour à tour le toucher, l’ouïe, l’odorat. Tous les sens du promeneur, qui n’est autre que le poète lui-même, sont mis en éveil. Vagabonder ou flâner peut déboucher sur le fait de se perdre, au sens de se laisser aller complètement en ne se dirigeant plus grâce à des repères précis mais en se laissant guider par ses sens ou son intuition : « L’intérêt de l’errant serait précisément ce moment-là, de désorientation, ou d’être perdu, cet état éphémère de déterritorialisation, de désorientation spatiale et sensorielle, quand tous les autres sens, au delà de la vision, deviennent plus aigus, ce qui rendrait possible une autre perception sensorielle.»76, « La

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Berque Augustin, De Biase Alessia et Bonnin Philippe, L’habiter dans sa poétique première, actes du colloque de Cerisyla-Salle, Paris, Editions donner lieu, 2008, p.38

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propriété de se perdre serait une des plus fortes caractéristiques de ce que nous appelons d’état d’esprit errant, mais cette propriété serait directement liée à une autre, aussi en rapport au mouvement : la lenteur. (...) Ce sont les hommes lents, comme l’a dit Milton Santos, qui peuvent mieux voir, appréhender et percevoir la ville et le monde, en allant audelà des fabulations purement imagétiques».77 La rampe, dans le cas où elle se déploie sur tout le sol d’un bâtiment à la manière d’un plan incliné continu, devient un support à l’errance de l’esprit. Ces bâtiments sont une architecture que l’on pourrait qualifier d’ouverte, dans le sens ou le parcours y est libre et le visiteur peut vagabonder comme bon lui semble jusqu’à se perdre. Notons que « la non-clôture de la figure et la redéfinition constante de directions de profondeur permettent le déploiement d’un « monde », le monde de l’architecte comme le monde du spectateur (…) Ce jeu sur la présence, le proche et le lointain, permet une activité de l’esprit, de la liberté, de la volonté, la rencontre des inconnus, tout ce qui a lieu sur les confins, à l’horizon, tout ce qui exige le lointain. »78 Et c’est visiblement dans ce moment cisingulier du déploiement d’un monde que l’on trouve le sens d’un espace, la « vérité » de

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Berque Augustin, De Biase Alessia et Bonnin Philippe, L’habiter dans sa poétique première, actes du colloque de Cerisyla-Salle, Paris, Editions donner lieu, 2008, p.38 78 Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Siza, Paris, Edition Petra, Octobre 2010, p.70

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l’architecture, sa valeur première. Le projet des bibliothèques de Jussieu, de Rem Koolhaas, réalisé en 1993, en est une bonne illustration. Il restera malheureusement à l’état d’architecture de papier. Il n’y a pour cette typologie, à mon sens, aucune architecture comparable exceptée le Rolex Learning Center de SANAA, qui ait vu le jour depuis. Le concept du bâtiment est d’imbriquer les deux bibliothèques des sciences et des humanités en un seul espace flexible. Pour cela, l’architecte fait dialoguer deux principes : « la liberté relative des dalles en béton »79 dont 35% de la surface n’est pas horizontale et « la rigueur des rangées de colonnes qui les supportent. » 80 L’architecte manipule une structure spatiale statique (le plan libre) et un mouvement dynamique (rampe) pour créer un flux continu et des points de vue changeants le long de la circulation intérieure. Le bâtiment répond au principe d’un plan libre qui n’a pas de programme puisqu’il est le lieu potentiel de l’appropriation. Il rend l’espace flexible et se définit par ce qu’il permet et non par ce qu’il est. De plus il n’existe pas de séparation entre

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Schneyder Philippe, Le Chevalier Jean, Marrey Bernard, Campus universitaire de Jussieu : naissance d'une grande bibliothèque, Paris, Sens & Tonka, 1993, p. 132 80 Ibid.

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les différents éléments du programme et la circulation. L’interconnexion de la circulation et des différents espaces de la bibliothèque permettent de circuler très librement d’un endroit à l’autre. Ainsi, les rampes se déploient, se déforment, et se transforment, et deviennent ellesmêmes des éléments du programme. L’organisation de l’espace « engendre une variété quasi infinie d’expériences spatiale »81, l’architecte définit le projet comme une « sorte de tapis social magique que nous (l’équipe de l’OMA) plions pour constituer un empilage de plates-formes. »82 Mais il ne s’agit pas d’un simple empilement de niveaux superposés, les plans de chaque étage sont modifiés pour être connectés, grâce aux plans inclinés, aux étages inférieurs et supérieurs. Ainsi, « un itinéraire continu traverse la totalité de la structure. A tous les éléments de programme, il offre l’avantage de la visibilité et de l’accessibilité : le visiteur correspond ici au flâneur baudelairien, observateur séduit par un monde de livres, d’informations et par les situations urbaines. »83 Un tel projet pose des

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Schneyder Philippe, Le Chevalier Jean, Marrey Bernard, Campus universitaire de Jussieu : naissance d'une grande bibliothèque, Paris, Sens & Tonka, 1993, p. 132 82 Ibid, p. 126 83 Schneyder Philippe, Le Chevalier Jean, Marrey Bernard, Campus universitaire de Jussieu : naissance d'une grande bibliothèque, Paris, Sens & Tonka, 1993, p. 126

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problèmes certains de représentation, en effet, les moyens traditionnels, le plan et la coupe ne suffisent pas à illustrer le parcours continu, la promenade architecturale du lecteur. L’architecte a donc présenté une coupe fictive de ce parcours en mettant bout à bout un ensemble de coupes prises à différents endroits du bâtiment puis une axonométrie axée sur le cheminement du lecteur [Fig20-21]. Plus récemment, le projet du Rolex Learning Center de SANAA à Lausanne présente des caractéristiques similaires. Bien que le projet ne se déploie pas sur un axe vertical, mais sur une surface plutôt horizontale, on y découvre la même fluidité spatiale. Tout comme dans le projet de Rem Koolhaas, les espaces de circulation se confondent avec les lieux de vie du bâtiment et une grande surface du sol est inclinée. Le visiteur a un large choix d’itinéraires et peut errer à sa guise dans le bâtiment : « Sejima et Nishizawa nous invitent ainsi dans un espace où il est très aisé de savoir où l’on est mais qui incite sans cesse à se perdre et à s’éterniser, à dépasser la raison pour laquelle on se croyait simplement là, à un moment donné.»84 Les architectes décident d’affranchir l’espace de toute barrière artificielle pour que

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Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.29

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Figure 20 : Bibliothèques de Jussieu, coupe du parcours du lecteur

Cette représentation originale du projet est une coupe fictive constituée de l’assemblage de coupes effectuées à chaque niveau du projet. Elle permet d’illustrer le fait que chacun des niveaux soit connecté à celui qui précède et à celui qui suit de façon à ne développer qu’une seule trajectoire continue dans l’espace.

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chacun puisse aller où bon lui semble. Les deux projets ont en commun de proposer une nouvelle vision des lieux de connaissance où chaque élément de programme communique, il s’agit dans les deux cas de bibliothèques qui se retrouvent au cœur d’un espace ouvert, plus vaste, qui comprend des restaurants, amphithéâtres, cafés, espaces de travail … Si l’on compare les deux projets, il semblerait que l’insertion des plans horizontaux, absolument nécessaire pour certaines fonctions, soit mieux réussie chez Rem Koolhaas, et cela s’explique dans la mesure où ces plateformes sont prévues dès le départ dans le projet : « Nos études montrent que les différentes inclinaisons se prêtent à différents programmes : 2 à 4% pour les salles de lecture, les rayonnages, les bars, les cafétérias, la circulation ; au dessus de 4%, les étages seront aménagés en terrasses pour créer des surfaces horizontales utilisables. » 85 Dans le Rolex Learning Center où le parti pris des architectes est de n’avoir que des surfaces inclinées à l’étape du projet, il a dû y avoir des réajustements pour insérer des parties horizontales ou des rampes praticables par les

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Schneyder Philippe, Le Chevalier Jean, Marrey Bernard, Campus universitaire de Jussieu : naissance d'une grande bibliothèque, Paris, Sens & Tonka, 1993, p. 127

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Cette

représentation

en

trois

dimensions du sol des deux bibliothèques imbriquées, illustre l’idée de tapis social « magique » qui se déplie à l’intérieur du bâtiment et devient le support d’une activité humaine libre.

Figure 21 : Projet pour les bibliothèques de Jussieu, déploiement du sol.

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personnes à mobilité réduite (pentes trop importantes à certains endroits). Ces réajustements apparaissent comme des greffes et contredisent parfois « l’âme » du projet [Fig22].

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Figure 22 : Rolex Learning Center, ajout de rampes à déclivité plus faible.

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2. Agir sur le corps pour atteindre l’esprit

Nous venons de constater que certains projets, développant une surface inclinée et continue à l’intérieur du bâtiment, permettent au visiteur de flâner dans l’architecture et de se détacher de préoccupations «matérielles ». Il se rapproche alors d’un état singulier où les sens sont sollicités à l’extrême. Le promeneur effleure alors la possibilité d’atteindre son esprit par la pensée. Mais nous allons voir que cette activité de l’esprit est directement liée à une activité physique. Le corps, parce qu’il est dans une situation nouvelle, est déstabilisé et cet inconfort engendre un travail de la pensée, il agit comme un déclencheur. N’étant plus rattachés à une situation connue, les repères changent et nécessitent une adaptation dans le psychisme du visiteur, celui-ci devient alors acteur de l’architecture. Selon le philosophe Husserl, le corps n’est pas seulement un objet parmi d’autre dans le monde, mais il est le lieu dans le monde où se trouve la conscience. C’est grâce au corps que le monde a un caractère perceptif. La perception et le corps constituent l’expérience de l’être.

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a. La rampe, une expression de la nécessité du mouvement La rampe est avant tout un lieu de circulation qui implique un déplacement du corps dans l’espace. Il y a dans cet objet une expression dynamique qui évoque la vie qui bouge en permanence. Gaston Bachelard, propose cette dynamique liée à une transition verticale comme une nécessité si on ne veut pas devenir un homme à un seul étage : «Quand on se met à penser dans le détail de la hauteur à la vieille maison, tout ce qui monte et descend recommence à vivre dynamiquement. On ne peut plus rester un homme à un seul étage comme le disait Joe Bousquet : c’est un homme à un seul étage : il a sa cave dans son grenier.»86 Et on peut vivre dynamiquement par l’intermédiaire d’un corps en action, vivre dynamiquement ne signifie pas uniquement bouger, il y a ici l’idée de penser, de se questionner et de mettre en marche une dynamique de l’esprit à travers le corps car «ce n’est pas l’œil qui voit, c’est le corps comme totalité ouverte» écrivait en son temps Maurice Merleau-Ponty.

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Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, 1978, p.32

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Le Rolex Learning Center de SANNA à Lausanne, est une architecture support du corps comme totalité ouverte. En effet, « Ce qui est remarquable dans l’architecture du Rolex Learning Center, c’est d’être perceptible par plusieurs de nos sens. On pourrait la décrire les yeux fermés : ça monte et ça descend, c’est vallonné et pourtant il n’y a pas d’étages. Même chose pour la perception acoustique. Bien que le bâtiment soit très vaste, il n’y a pas d’écho. Les sons restent confinés à l’emplacement de leur émission, comme si l’on se trouvait dans des chambres aux parois invisibles. (…) On peut donc le décrire comme un espace amplifié, parce qu’il affecte plusieurs de nos sens et parce qu’il implique l’idée de simultanéité. »87 La rampe comme plan incliné est un vecteur de mouvement qui lie le corps à l’esprit et cette liaison apparaît souvent comme une nécessité, un homme équilibré doit allier les deux éléments et les faire travailler ensemble. En effet, «ce n’est pas seulement le bon fonctionnement de l’organisme qui dépend du mouvement du corps : le bon fonctionnement

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Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.170

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de l’intellect repose aussi sur lui, en raison du jeu d’influences réciproques entre le corps et l’esprit.»88 Ainsi, pour le philosophe, « se promener est loin d’être une activité purement physique, et il est tout à fait possible d’en dégager la valeur intellectuelle.»89 La rampe, espace ouvert qui propose une promenade architecturale est propice à ce genre de mécanisme puisque l’espace appelle l’action, et avant l’action, l’imagination travaille. Gaston Bachelard, philosophe français des sciences et de la poésie nous rappelle que «nous ne devons pas oublier qu’il y a une rêverie de l’homme qui marche, une rêverie du chemin. Et quel bel objet dynamique qu’un sentier ! Et l’on trouverait mille intermédiaires entre la réalité et les symboles si l’on donnait aux choses tous les mouvements qu’elles suggèrent. George Sand rêvant au bord d’un sentier au sable jaune voit couler la vie. Elle écrit : «Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin ? C’est le symbole et l’image de la vie active et variée» (Consuelo, II, p.116)»90 Qu’est ce qu’une rampe sinon un chemin ? Le Corbusier prônait déjà la mobilité dans l’habitat au début du siècle dernier en remettant en question l’immobilité latente de son époque : « Nous sommes malheureux

88

Gottlob Schelle Karl, L’art de se promener, Paris, Editions Payot & Rivages, 1996, p.29 Gottlob Schelle Karl, L’art de se promener, Paris, Editions Payot & Rivages, 1996, p.31 90 Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, 1978, p.29-30 89

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d’habiter dans des maisons indignes parce qu’elles ruinent notre santé et notre morale. Nous sommes devenus des êtres sédentaires, c’est le sort ; la maison nous ronge dans notre immobilité, comme une phtisie. »91 La rampe ou le plan incliné apparaît comme un remède à cette immobilité dans la mesure où ils sollicitent le corps en établissant une tension pour qu’il reste en équilibre, le corps est tenu en éveil, car soumis à un effort. Dans un chapitre intitulé « l’Eloge des errants »92, Paola Berenstein-Jacques évoque une critique contre la transformation des villes en spectacle urbain qui entrainerait une perte de corporéité des espaces urbains qui deviennent de simples décors, espaces désincarnés. Elle encourage « la recherche d’autres chemins, des chemins plus errants, qui puissent nous amener à une réinvention corporelle, charnelle, sensorielle des villes.» 93 Cette analyse urbaine peut être appliquée à l’architecture dont la représentation renvoie à une inactivité.

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Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.6 Berque Augustin, De Biase Alessia et Bonnin Philippe, L’habiter dans sa poétique première, actes du colloque de Cerisyla-Salle, Paris, Editions donner lieu, 2008 93 Berque Augustin, De Biase Alessia et Bonnin Philippe, L’habiter dans sa poétique première, actes du colloque de Cerisyla-Salle, Paris, Editions donner lieu, 2008 92

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L’homme se contente d’ingérer une quantité d’images, il reste derrière un écran et ne se déplace plus pour vivre l’architecture, c’est une réduction des possibilités d’expérience physique de l’architecture, directe, que l’on retrouverait à travers de la marche. L’errance que suggère la rampe apparait comme une nouvelle façon d’appréhender l’architecture, non pas de façon imagée avec des systèmes de représentation traditionnels tels que le plan ou la coupe mais par l’action même de la pratiquer. « A travers la marche et le parcours, il s’agit de vivre l’architecture de l’intérieur et non pas avec le recul de la représentation. Il ne s’agit plus là d’une vision globale de l’œuvre mais de la pratique de morceaux de cette œuvre, jamais perçue dans son intégralité. L’important n’est pas ici de voir mais de vivre. Les notions de cartographie et d’orientation n’ont plus là de sens puisqu’il s’agit de se perdre, de se laisser guider non pas par la raison qui déchiffrerait une carte mais par son corps et ses intuitions. »94 b. La théorie du plan incliné, un sol qui met le corps en action

94

Berque Augustin, De Biase Alessia et Bonnin Philippe, L’habiter dans sa poétique première, actes du colloque de Cerisyla-Salle, Paris, Editions donner lieu, 2008, p.38 et Suiv.

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Déjà dans les années 1960, Claude Parent dénonçait le confort qui endort l’être humain, le privant de sa créativité. La fonction de l’oblique vise à constamment déstabiliser le corps en le sensibilisant à son environnement, à son ici et maintenant. L’application de cette théorie serait à l’origine d’un nouveau mode de vie et se répercuterait sur les mentalités. En effet, « en équilibre instable, l’individu tend à se posséder plus intensément, d’autre part, la vie sur plan incliné en surplomb au-dessus de la nature, s’accompagne d’un sentiment de libération qui remet en cause les rapports de l’homme avec son environnement. » 95 La fonction oblique devient un vecteur de liberté, elle autorise le parcours. « L’architecture devient support du déplacement ; le mouvement est libéré de la contrainte de la précision du cheminement ; le choix de l’itinéraire est libre. Il n’y a plus canalisation mais traversée, contrainte mais conquête ; le fluide humain peut battre à son rythme, sous-tendu par la structure spatiale, mais indépendant de l’organisation formelle du support. »96 La fonction oblique repose sur le fait de ne plus séparer circulation et habitation mais de les combiner sur une même structure.

95 96

Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996,

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Paul Virilio et Claude Parent rejettent le mouvement moderne et espèrent un changement radical. « Quant au standard de la mesure de l’espace, que ce soit l’homme vitruvien ou le Modulor, c’est toujours un homme debout, écartelé parfois, mais jamais un homme qui marche-comme chez Rodin ou Etienne Jules Marey-, un homme qui court, qui saute ou qui escalade des parois. C’est un être foncièrement statique, jamais énergique. L’homme de l’architectonique n’est jamais un danseur, c’est toujours la statue du Commandeur !»97 C’est bien le mouvement moderne qui est visé par le « Modulor », unité de mesure imaginée par Le Corbusier. Les deux architectes souhaitent développer une architecture qui rompt avec la dimension statique des constructions habituelles, en introduisant massivement un nouvel élément : le plan incliné. « Partir du corps locomoteur, utiliser pleinement l’énergie de la pesanteur, dans les trois dimensions du temps du déplacement physique, en utilisant de manière très galiléenne la surface des plans inclinés pour réaliser ainsi une véritable circulation habitable opposée au stationnement habitable de l’immeuble classique, tel était alors notre projet. A l’origine de la théorie du groupe, il y a

97

Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, p.8

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donc l’idée du déséquilibre et de l’instabilité motrice. »98 L’architecture oblique a le rôle d’un générateur d’activités, elle utilise des vecteurs de fatigue pour la montée et d’euphorie pour la descente qui apparaissent comme des valeurs primaires agissant contre la neutralité de l’homme. La neutralité est un facteur qu’ils souhaitent supprimer, pour eux, il s’agit d’un fléau qui s’est installé dans notre quotidien et rend l’homme passif. « C’est l’abandon de l’ancienne définition du bien être : aujourd’hui, l’excès de neutralité ne peut plus être considéré comme une aisance, c’est le stimulant qui l’a remplacé. »99, « c’est la présence de «l’intention» de l’homme comme facteur déterminant, qui implique que le psychisme soit concerné par l’architecture. L’homme ne peut plus opposer son inertie, ses facteurs d’habitude, pour demeurer neutre et indifférent vis-à-vis d’elle. »100 Il est question dans cette nouvelle théorie de rétablir le temps du déplacement. En effet, les architectes préfèrent la marche au déplacement automobile. « Dans les villes, les déplacements seront lents, au temps du piéton. (...) Les déplacements nécessaires à la vie deviendront actifs. La notion de «temps perdu» disparaitra. La vitesse ne sera plus

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Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, 100 Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, 99

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nécessaire, condition de survie. L’homme, aura conquis le temps de vivre.» Karl Gottlob Schelle, philosophe allemand évoque dans son ouvrage sur la promenade, l’intérêt pour des promenades en montagne (qui se rapprochent pour nous de la situation de la rampe au sens de plan incliné) : « Si l’on gravit une montagne au cours d’une promenade pour profiter, une fois en haut, d’une vue élevée, on s’aperçoit que le paysage en bas ressort toujours davantage à mesure que l’on monte. Celui qui monterait sans s’arrêter ni se retourner perdrait l’avantage de ce panorama qui ne cesse de se transformer. Il ne ferait que poursuivre un but qu’il s’est fixé, sans songer qu’il peut déjà goûter à de nombreux plaisirs en chemin. » 101 L’auteur introduit ici une autre dimension que celle de la vue exclusive d’un territoire, l’intérêt n’est pas seulement l’arrivée, le point de vue final mais belle et bien la progression vers ce dernier. L’intérêt d’une telle promenade trouve son sens tout au long du parcours et dans le temps et non pas sur un court instant. Paul Virilio et Claude Parent dénoncent une utilisation de la rampe limitée à des

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Gottlob Schelle Karl, L’art de se promener, Editions Payot & Rivages, Dijon-Quetigny, Paris. Chapitre sur les promenades en montagne, p.84

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usages spécifiques : « A la fin des années soixante (...) Si la rampe pouvait à la rigueur être acceptable c’était uniquement pour le véhicule automobile avec le garage ou l’échangeur routier. A l’exception notoire d’un Frederick Kiesler (mort en 1965) et de son influence sur le musée Guggenheim de Franck Lloyd Wright, nul ne pouvait décemment accepter la métastabilité du domicile. »102 Cette préoccupation pour la marche à pied annonce un intérêt particulier pour un élément architectural, le sol. Claude Parent voudrait que l’architecture ne soit plus qu’un sol, et qu’on supprime la verticalité au profit du déploiement de l’horizontalité : « Cette totalisation supérieure et définitive impliquera automatiquement un renversement dans la hiérarchie des dimensions : hauteur devenant longueur, sommet devenant rive. L’abandon de la notion de hauteur sera d’une importance capitale »103. L’architecture qui ne fonctionne pas, parle selon Claude Parent du mur et de l’enfermement dans un enclos, de frontières. Il faudrait donc arrêter cette production pour proposer autre chose « il faut faire autrement, il faut réinventer une architecture qui passe par une réappropriation du sol (…)

102 103

Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, p.10-11 Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996,

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Figure 23 : dessin de Claude Parent

Â

106 Â


les architectes doivent changer leur fusil d’épaule et accueillir. La question c’est comment accueillir ? Il faut les (la foule) accueillir vers quelque chose de dynamique puisqu’ils ont la dynamique de la foule »104 Il faut cependant noter que les propos de ces deux architectes sont radicaux et qu’ils ressemblent parfois à de la « propagande ». De plus, comme le rappelle Claude Parent, ils ne proposent pas réellement de solution mais font un constat d’une situation inadaptée et prônent un changement. Leur théorie du plan incliné qui est censée révolutionner l’urbanisme avant même l’architecture pose question. En effet, si nous parvenons à visualiser ce que ces principes pourraient donner en architecture sur quelques exemples tels que le complexe paroissial Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers (1963-1966), la transposition à l’échelle urbaine, plus large n’a pas fait ses preuves et n’existe tout simplement pas. Il est en effet facile de la remettre en question à partir des croquis de Claude Parent [Fig23]. Le développement d’une telle structure pose des problèmes évidents d’intimité et de luminosité à l’intérieur de l’espace habitable et l’homme n’est à priori pas fait

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Cornand Brigitte, DVD, Monsieur Parent, Centre Pompidou DILECTA

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Figure 24 : Claude Parent, Open Limit 8. (1999-2000) Ce dessin a été réalisé lors d’un cabinet de dessins qui illustre les dernières recherches formelles de Claude Parent. Il s’agit d’intégrer la notion de borne à une réflexion sur la continuité spatiale. La dynamique urbaine est interrompue par une trame presque immatérielle que la foule ne peut franchir.

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pour vivre dans le noir. Les dessins, qui présentent un intérêt esthétique et artistique certain, s’apparentent à de l’utopie plus qu’à un projet urbain réalisable [Fig24].

Claude Parent

reconnaît, des années après l’effervescence de ce mouvement : « Je fais de l’utopie parce que je veux donner des bases à une espérance, c’est tout. Je me suis chargé d’arriver à donner quelques schémas d’une espérance. Pourquoi j’assume ce qui est due aux Dieux ? »105 On notera dans cette dernière interrogation une certaine prétention en accord avec ce que doit être un architecte selon Claude Parent : « Il faut aimer pour être architecte, il faut aussi s’aimer soi-même au delà de toute limite de décence. »106 En se limitant au domaine de l’architecture, les projets illustrant la fonction oblique semblent

novateurs.

Paul

Virilio

commente

ainsi

le

projet

de

l’église

Sainte-

Bernadette [Fig25] : « Nous avons voulu créer avant tout un lieu usuel où l’expérimentation remplace la contemplation, où l’architecture s’éprouve par le mouvement et la qualité de ce mouvement »107. Le mouvement dont il est question est rendu possible par l’utilisation des plans inclinés [Fig26].

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Cornand Brigitte, DVD, Monsieur Parent, Centre Pompidou DILECTA Cornand Brigitte, DVD, Monsieur Parent, Centre Pompidou DILECTA 107 Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, 106

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Figure 25 : Eglise Sainte-Bernadette du Banlay

Figure 26 : Coupe de l’église

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III. La rampe, liée à des innovations qui tentent de faire de l’architecture un art.

La rampe, dans sa dimension sculpturale, pose la question du lien entre art et architecture. Dans quelle mesure peut-on parler d’art pour le domaine de l’architecture ? Qu’entend-on par ce mot dont on se méfie si souvent ? On s’en méfie car c’est tout un art que de faire de l’art sans le présenter comme tel. L’art est là où l’on ne l’attend pas, là où on le vit et non là où il se cristallise parce qu’on nous impose de le regarder. Et c’est bien parce qu’il est affaire de sensibilité qu’il est accessible à tous, même aux ignorants (au sens de non instruits dans ce domaine par des connaissances historiques). « Mais, tout à coup, vous me prenez au cœur, vous me faites du bien, je suis heureux, je dis : c’est beau. Voilà l’architecture. L’art est ici. (…) Mais les murs s’élèvent sur le ciel dans un ordre tel que j’en suis ému. Je sens vos intentions. Vous étiez doux, brutal, charmant ou digne. Vos pierres me le disent. Vous m’attachez à cette place et mes yeux regardent. Mes yeux regardent quelque chose qui énonce une pensée. Une pensée qui s’éclaire sans mots ni sons, mais

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uniquement par des prismes qui ont entre eux des rapports. Ces prismes sont tels que la lumière les détaille clairement. Ces rapports n’ont trait à rien de nécessairement pratique ou descriptif. Ils sont une création mathématique de votre esprit. Ils sont le langage de l’architecture. »108, « L’architecture est un fait d’art, un phénomène d’émotion en dehors des questions de construction, au-delà. La Construction c’est pour faire tenir, l’Architecture, c’est pour émouvoir. L’émotion architecturale c’est quand l’œuvre sonne en vous au diapason d’un univers dont nous subissons, reconnaissons et admirons les lois.»109 Ces deux citations de Le Corbusier évoquent l’architecture comme un art. L’art est ici entendu au sens de non fonctionnel ou non nécessaire, il est un élément qui déclenche une émotion, touche l’esprit dans ses profondeurs, au delà de tout le reste. Il n’est pas un fait de raison, explicable, mais relève du domaine du sensible. Jean Baudrillard, sociologue et philosophe, nous alarme sur la destination de l’architecture lorsqu’elle n’est plus un évocateur d’autre chose qu’elle-même et nous interroge sur le sens profond de

108 109

Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.123 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.9

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l’architecture : « Si l’architecture doit être la transcription fonctionnelle et programmatique des contraintes de l’ordre sociale et urbain, alors elle n’existe plus en tant que telle. Un objet réussi, c’est celui qui existe au-delà de sa propre réalité, qui crée, y compris envers le public d’usagers,

une

relation

duelle,

faite

de

détournement,

de

contradictions,

de

déstabilisation. »110 L’art n’est-il pas la condition nécessaire pour transcender l’architecture ? Ainsi Le Corbusier en appelle aux artistes pour remédier aux maux de l’architecture « Messieurs les peintres et les sculpteurs, champions de l’art d’aujourd’hui, (…) Dites vous bien que l’architecture a besoin de votre attention. Prenez garde au problème de l’architecture. » En faisant appel aux artistes pour intervenir dans le domaine de l’architecture, Le Corbusier insiste sur le fait que l’architecture ne doit pas être une transcription purement fonctionnelle ou programmatique. Elle doit évoquer autre chose, de l’ordre du sensible. Cette préoccupation pour les sens a permis de développer une architecture différente et nouvelle, se détachant peu à peu des considérations traditionnelles. L’apparition de

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Baudrillard Jean, Vérité ou radicalité de l’architecture ? Paris, Sens & Tonka & Cie, 2013, p.22

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l’espace-temps, quatrième dimension de l’espace, a poussé les architectes à décloisonner l’espace jusqu’à rechercher une fluidité dans l’enchaînement des espaces, allant parfois jusqu’à une continuité spatiale aboutie où l’espace n’est plus divisible par fonction mais où on lit une seule entité. Nous verrons que le béton a été la source de recherches plastiques et esthétiques jusqu’alors inhabituelles, poussant les architectes à explorer les formes courbes. 1. L’espace-temps, tout voir simultanément. a. Une nouvelle conception de l’espace commune à plusieurs disciplines La découverte de la notion d’espace-temps a été un véritable bouleversement dans notre perception de l’espace, qui n’a pas été réduit au domaine de l’architecture. Il a débuté dans le domaine des sciences et des arts et s’est étendu ensuite au domaine de la construction. La perception de l’espace était, auparavant, exclusivement liée à la vue. Aucun autre sens n’était pris en considération. Il en résultait que nous avions une perception de l’espace depuis un point de vue unique et fixe. « L’espace tridimensionnel de la Renaissance

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est celui de la géométrie euclidienne. Cependant, dès 1830, naquit un nouveau genre de géométrie qui ne se bornait plus aux trois dimensions. Cette géométrie nouvelle se développa progressivement jusqu’au jour où le mathématicien en vint à manipuler des figures et des dimensions que l’esprit humain était désormais incapable de se représenter. » 111 Cette prise de conscience qui toucha l’homme de science, s’élargit au domaine de l’art. On réalisa alors que notre perception de l’espace ne dépendait que d’un facteur optique et ne suffisait pas à décrire un espace ou un objet dans son intégralité. Cette vision, en quelque sorte erronée, n’était pas exhaustive et faisait abstraction de phénomènes moins palpables que la vue, la sensibilité. Ainsi, « Les objets usuels ont une signification pour l’artiste authentiquement créateur. (…) C’est l’artiste qui leur donne leur forme et leur signification véritables. Ils se révèlent, selon l’expression poétique de Le Corbusier, comme des « objets à réaction poétique ». Autrement dit : de nouveaux aspects du monde sont

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Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.259

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ouverts à l’emprise de la sensibilité. »112 L’espace n’est plus unique et saisissable en une fois, il est désormais changeant en fonction de là où se place l’observateur, ces nouvelles valeurs introduisent les notions de temps et de déplacement dans la perception et chamboulent les conceptions classiques de l’espace. Cette prise de conscience généralisée est progressive. On parle peu à peu de l’espace-temps, notion qui unit à la fois l’espace et le temps pour ne faire qu’un, c’est ce qu’affirme le grand mathématicien Hermann Minkowski, dans un discours prononcé en 1908 devant la Naturforschende Gesellschaft : « Dorénavant l’espace et le temps, pris isolément, sont condamnés à disparaître comme des ombres. Seule, l’union des deux notions conservera une existence propre. » 113 Cet intérêt pour le temps se manifesta en peinture et en sculpture par de nouveaux mouvements, incarnés par les cubistes et les futuristes. Quand les cubistes essayent de représenter un objet dans une sorte de vérité, d’exhaustivité, en traduisant une variété et une infinité de rapports internes

112 113

Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.256 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.264

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qui lui sont propre, les futuristes s’attachent à la représentation du mouvement. D’après l’historien Siegfried Giedion, « Ils voulaient découvrir une beauté et une sensibilité nouvelles dans les forces spécifiques du temps.»114 Parmi les œuvres remarquables, on retiendra notamment la sculpture de Umberto Boccioni : Bouteille se déployant dans l’espace (19111912) ou encore le Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp en 1912. Il a toujours été question d’introduire des motivations sociologiques, économiques et fonctionnelles dans les activités humaines, mais ça ne suffit plus, d’autres facteurs doivent être pris en considération. Il s’agit des sentiments, et de l’affect, en effet : « Toutes nos activités sont imprégnées de sentiments. Nos réflexions ne sont jamais tout à fait « pures », tout comme nos actions ne sont jamais absolument pratiques. Il ne fait pas de doute que nous sommes dominés par notre affectivité et que nous n’avons pas de libre arbitre. »115 En effet, il est affaire de sensations dans la perception de l’espace, et de subjectivité. Jean Badovici nous éclaire sur ce que pourrait être cette notion d’espace-temps : « D’où vient le

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Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.265 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.255

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sens de l’espace ? (…) Henri Poincaré précise qu’il s’agit là non d’une représentation de mouvement dans l’espace, mais d’une représentation des sensations qui accompagnent ces mouvements. »116 Dans le domaine de l’architecture, cette préoccupation pour la quatrième dimension, celle de « l’espace-temps » s’est matérialisée par un décloisonnement de l’espace et par une recherche de l’espace continu, dans lequel les murs ne seraient plus un facteur de séparation : « Des murs, des murs. Nous ne voulons plus de murs, plus d’encasernement du corps et de l’esprit, de toute cette véritable civilisation qui encaserne, avec ou sans ornement. »117 Frédérick Kiesler, architecte, théoricien et artiste austro-hongrois avait une vision avant-gardiste de l’espace. En effet, il souhaitait, à travers ses recherches, abolir le cloisonnement de l’espace : « C’est durant les années 1924-1925 que je supprimai le séparatisme dans la construction de la maison, c’est-à-dire la distinction entre le plancher, les murs et le plafond, et créais avec le plancher, les murs et le plafond un continuum

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Badovichi Jean, L’architecture vivante, automne-hiver 1924, p.17-20 Kiesler Frédérick, De Stijl, VI, n°10-11, 1925, p.144

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unique »118. Il y avait, dans les considérations de l’époque, la volonté d’appréhender l’espace en mouvement. Cette nouvelle perception était semblable à celle du cinéma, où l’on passe d’une scène à l’autre sans s’en apercevoir ; il n’y a aucune rupture dans le changement de scène ou d’ambiance, le moment précis du changement d’état n’est pas clairement identifiable : « Il faudrait pouvoir accompagner le regard dans ses déplacements : seule la caméra peut rendre justice à la nouvelle architecture. »119 Pour Le Corbusier, la manipulation de cette quatrième dimension de l’espace en architecture s’apparente au déroulement d’une partition musicale. On retrouve, comme on le disait précédemment, la volonté d’associer de nouveaux sens à l’espace que celui, restrictif, de la vision. Ici, il est question de l’ouïe : « Agencer les volumes successifs s’offrant au spectateur passant d’une pièce à l’autre, c’est faire ce que fait un musicien quand il ordonne les phrases successives d’une composition musicale. »120, « La perception est successive, elle implique le temps (…) Elle est une suite d’évènements sonores. »121 , « L’architecture n’est pas un phénomène synchronique mais

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Kiesler Frédérick, De Stijl, VI, n°10-11, 1925, p.144 Giedion Siegfried, Construire en France, p.92 120 Julien Caron, alias Amédée Ozenfant, à propos de la villa Schwob dans L’Esprit Nouveau, n°6, maus 1921, pp.682-683 121 Le Corbusier, AA n° hors série sur Le Corbusier, avril 1948, p44 119

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successif, fait de spectacles s’ajoutant les uns aux autres et se suivant dans le temps et dans l’espace, comme d’ailleurs le fait la musique » 122 L’architecture, serait donc une discipline qui évoque l’espace à travers une sollicitation des sens. Ainsi, elle transcenderait celui de la vue et nous laisserait percevoir autre chose que le juste visible, un au-delà. C’est en ce sens que Jean Baudrillard nous parle d’une vérité de l’architecture, avec des considérations qui ne sont pas si éloignées de celles de l’époque. Il s’agirait, de saisir l’essence de l’architecture. Celle-ci aurait le pouvoir de toucher l’être, en déstabilisant celui qui la parcourt : « Là commence l’illusion ouverte, celle d’un espace qui n’est pas seulement visible, mais qui serait le prolongement mental de ce qu’on voit. L’hypothèse de base étant que l’architecture n’est pas ce qui remplit un espace, mais ce qui génère de l’espace. Ca peut être par des détournements, par la mise en abîme, par une prestidigitation presque inconsciente, mais à partir de là, l’esprit fonctionne. »123, « Cette forme d’illusion n’est pas gratuite : elle permet, par la déstabilisation de la perception, de créer un espace mental et d’instaurer une scène, un espace scénique, sans laquelle, comme on sait, les édifices ne

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Le Corbusier, Le Modulor, 1950, p.75 Baudrillard Jean, Vérité ou radicalité de l’architecture ? Paris, Sens&Tonka&Cie, 2013, p.18-19

120


seraient que des constructions, et la ville elle-même une agglomération. » 124 L’illusion ouverte, comme il l’appelle serait la valeur ajoutée de l’architecture, valeur indispensable pour ne pas sombrer dans le fonctionnalisme.

b. La rampe support de la « promenade architecturale », une perception en mouvement La rampe, est, au même titre que l’escalier, avant tout un espace de circulation. Un espace de circulation implique un déplacement, un mouvement du corps dans l’espace et une distance à parcourir. « La distance ne sépare pas. Séparent, en revanche, le manque d’espace et la coagulation, qui bloquent l’espace du jeu. »125 La distance serait ainsi un moyen ludique d’exploration de l’espace. La rampe se déploie donc sur une distance, plutôt longue. En effet, à hauteur égale à parcourir, une rampe, de par la pente qui lui est imposée,

124 125

Baudrillard Jean, Vérité ou radicalité de l’architecture ? Paris, Sens&Tonka&Cie, 2013, p.20 Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Siza, Paris, Editions Petra, 2010, p. 87

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n’excédant pas 3% pour les bâtiments recevant du public, utilise plus de linéaire qu’un escalier. La comparaison entre les deux éléments de circulation est particulièrement intéressante dans la Villa Savoye de Le Corbusier : « Tandis que les marches de l’escalier en colimaçon ne permettent qu’une ascension spasmodique (monter-s’arrêter-monters’arrêter) pour nous mener toujours au même point (vu la forme de l’escalier, tenacement replié sur lui-même), la rampe propose une ascension décontractée qui donnera lieu à une suite ininterrompue d’expériences perspectives, un continuum espace-temps. »126 C’est ce linéaire, qui pourrait sembler être un luxe inutile lorsqu’il ne s’agit pas de faciliter le passage d’un fauteuil roulant, qui suggère une promenade architecturale dans le bâtiment. Cette promenade implique une notion de temps et de perception en mouvement, constamment changeante puisque non-fixe. Ainsi, « les changements de configuration spatiale ouvrent le système des objets à la durée. L’évolution du champ visuel a le sens d’un devenir. »127 La notion de « promenade architecturale » est un concept de Le Corbusier né en 1920. Cette déambulation dans l’espace, liée à une perception de l’espace en mouvement est hérité de

126 127

Baltanas José, Le Corbusier parcours, Marseille, Editions parenthèses, 2012, p.6 Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Siza, Paris, Editions Petra, 2010, p. 70

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l’architecture arabe : « L’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie « à la marche », avec le pied ; c’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture. C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier, autour d’un point fixe théorique. Je préfère l’enseignement de l’architecture arabe. »128 La Villa Savoye, construite à Poissy en 1931, illustre cette notion de « promenade architecturale ». Cependant, l’utilisation de la rampe chez Le Corbusier, en tant que support du parcours remonte à la villa La Roche, de 1925. En effet, dans ce bâtiment, la rampe permettait de longer une collection de peintures cubistes accrochées aux murs de la pièce principale. Le déplacement lent auquel se prête la rampe était particulièrement approprié à ce genre de distraction. La rampe part du mur courbe de l’espace central pour s’élever vers la bibliothèque du propriétaire qui surplombe le salon. « Ainsi donc, la rampe est un élément primordial dans la perception de l’espace, la quatrième dimension inhérente à la promenade architecturale. (…) Dans cette œuvre, la rampe transforme le déplacement en rite, offrant

128

Boesiger, W. (éd.), Le Corbusier, Œuvre complète, volume 2, 1929-1934, Zurich, Les éditions d’Architecture (Artemis), 1964, p.24

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Figure 27 : Plans de la villa Savoye de Le Corbusier. (Poissy, 1929-1931) La trame structurelle de la villa, matérialisée par la présence des poteaux, montre que la rampe est située au centre du plan de façon à desservir chacun des espaces de la maison. La rampe apparaît comme la colonne vertébrale du bâtiment, son cœur, autour duquel gravite la vie de la maison.

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une dignité à l’espace (…) »129 Bien que la villa Savoye soit composée de trois niveaux distincts, le rez-de-chaussée comprenant les services, le garage et l’appartement au premier étage ainsi que le solarium et la terrasse-jardin au deuxième étage, on lit l’ensemble comme une unité, un espace dans lequel chaque pièce est liée à la suivante : « Tous ces espaces sont reliés à travers le voyage purificateur de la promenade architecturale.»130 La rampe est l’élément architectural qui permet ce voyage, malgré sa position centrale [Fig27], elle est fondue dans le bâtiment, sait se faire oublier au point d’en devenir presque invisible ou neutre, on la parcourt sans s’en rendre compte mais elle est à l’origine des sensations que procure la visite de la maison. « La rampe est l’élément de communication intégrateur et intégré dans l’espace, qui en constitue l’épine dorsale et invite dans son déroulement à une suite d’expériences visuelles, à une promenade architecturale à travers un continuum spatiotemporel. »131 La diversité des points de vue offerts par le parcours à l’intérieur de la villa est une véritable prouesse par rapport au point de départ de la conception qui n’est autre qu’un schéma de poutres et poteaux d’une rigueur absolue. La promenade architecturale apporte

129

Baltanas José, Le Corbusier parcours, Marseille, Editions parenthèses, 2012, p.7 Baltanas José, Le Corbusier parcours, Marseille, Editions parenthèses, 2012, p. 56 131 Baltanas José, Le Corbusier parcours, Marseille, Editions parenthèses, 2012, p. 56 130

125


Figure 28 : Séquences visuelles le long de la rampe de la villa Savoye. (Poissy, 1929-1931)

126


un certain lyrisme à l’habitation. En traversant des espaces changeants, la rampe est le témoin d’une évolution dans les ambiances de la maison, elle longe tantôt des espaces plutôt sombres du premier étage avant de s’élever vers la lumière de la terrasse-jardin. La lumière qui accompagne le parcours n’est jamais de la même intensité [Fig28]. « Parallèlement à la progression de la rampe, les murs renoncent à leur opacité et laissent voir, à travers les vitres, le chemin parcouru et celui qu’il reste à parcourir, offrant une riche interrelation d’espaces fluides. »132 La rampe tranche l’espace horizontal de ses obliques et le dynamise. L’axe du parcours est vertical et se dirige vers le ciel, qui matérialise la fin ou la non-fin d’une spirale ascensionnelle. En effet, Laurence Kimmel, dans l’ouvrage L’architecture comme paysage Alvaro Siza, apparente le déplacement dans la villa Savoye à une figure en spirale. L’espace se développe de manière inattendue, le long de cette spirale. Ainsi, Le Corbusier a initié une réflexion sur la promenade architecturale à travers l’usage de la rampe. La villa Savoye, qui regroupe les cinq piliers de l’architecture moderne, publiés en 1927 (pilotis, toiture-terrasse, façade libre, plan libre, fenêtre en longueur), est

132

Baltanas José, Le Corbusier parcours, Marseille, Editions parenthèses, 2012, p.64

127


ainsi devenue un manifeste architectural du XXe siècle et a inspiré de nombreux architectes comme Oscar Niemeyer, Toyo Ito, Alvaro Sizà… L’un des derniers projets d’Avaro Sizà, la fondation Ibere Camargo, à Porto Allegre, au Brésil (2008) revisite la notion de promenade architecturale. (voir partie II) Claude Parent, qui se dit pourtant en opposition au mouvement moderne, préconise également des recherches de déplacements lents, relatifs au temps piéton à travers une exploration de la notion de temps en architecture : « abandon de la vitesse comme vecteur capital de l’urbanisme ; réhabilitation de la distance parcourue et sensibilisation à la nature du parcours. »133

133

Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, (chapitre 8, pouvoir et imagination, novembre 1966)

128


2. La fluidité en architecture a. Plus d’entrave au parcours, dégager le corps pour penser librement La fluidité architecturale se traduit comme une continuité de l’espace dans lequel on peut naviguer librement, il s’agit de passer d’un espace à un autre dans un mouvement continu, sans se rendre compte que l’on passe de l’un à l’autre, sans rencontrer d’obstacle. Apparaissent dès lors des notions spécifiques telles que la liberté de déplacement et l’unité de l’espace. La rampe permet une amplitude et une insouciance dans le mouvement contrairement à l’escalier qui, saccadé par le rythme des marches, impose de regarder ses pieds. Sur la rampe, l’attitude déambulatoire permet de se libérer les préoccupations liées au corps pour se concentrer sur un ressenti et atteindre l’esprit par l’acte de penser. Commençons par la liberté. Pour Claude Parent et Paul Virilio, l’obstacle, c’est le mur, l’orthogonalité et par extension, le mouvement moderne : « Pour l’homme des cités - le

129


danger vient des murs. »134 Pour les deux architectes, le cloisonnement c’est l’enfermement. L’enfermement n’est autre qu’une atteinte à la liberté. C’est pourtant assez contradictoire que de développer leur théorie en opposition au mouvement moderne. Ne pourrait-on voir leur désir d’espace fluide et continu comme la suite logique des recherches engagées par les modernes sur le décloisonnement de l’espace. Ils ne seraient donc pas en rupture mais en continuité avec les concepts de leurs prédécesseurs. Ainsi, Claude Parent et Paul Virilio définissent les principes de leur théorie en commençant par « le continuum ». Il s’agit, pour eux, d’une « prise de conscience de l’appartenance à un monde architectural continu, sans solution de continuité, sans cloisonnement, en déroulement permanent. »135Ils poursuivent en évoquant l’oblique comme support de la continuité spatiale : « L’oblique (…) est continuité. Son développement permet le cloisonnement sans s’opposer jamais au déplacement. En tant que support structurel, l’oblique est donc associée à tout mouvement

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Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, (chapitre 5, circulation habitable, Juillet 1966) 135 Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996

130


de fluides engendré par l’homme ou la nature. » 136 Or qu’est-ce qu’une rampe sinon « l’oblique » ? Siegfried Giedion, historien, témoigne de l’apport de l’architecture moderne pour ses contemporains, architectes : « Le traitement flexible de l’espace intérieur dû à Wright est peut-être le plus grand service que celui-ci ait rendu à l’architecture actuelle. Il donna du mouvement, de la vie, de la liberté au corps sclérosé de l’architecture. »137 La rampe est une application directe qui propose, par sa forme même, un espace continu. En effet, de par ses caractéristiques, elle ne peut rencontrer d’obstacles avant de se terminer, on voit rarement un mur perpendiculaire à une rampe ou même une porte qui manifesterait un quelconque franchissement. Avant de développer le musée Guggenheim, l’auteur du livre Franck Lloyd Wright, les chefs-d’œuvre, introduit le travail de l’architecte au lecteur : «Son désir de libérer l’espace s’affirma dès ses premières maisons, dans lesquelles il continuait chaque pièce dans la suivante, éliminant les cloisons inutiles en donnant ce qu’on a appelé le «plan

136 137

Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.241

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ouvert» de la résidence familiale. Dans ses édifices non résidentiels, (...) cette idée de fluidité de l’espace s’imposa avec encore plus de rigueur, car elle ne touchait pas uniquement à la cellule familiale, mais le grand public.»138 Nous apprenons, grâce à Giedion, que « La maison japonaise avait frappé Wright comme supreme study in elimination, non seulement du superflu mais encore de l’insignifiant. » 139 . Il n’est donc pas étonnant de retrouver cette élimination du superflu dans le très récent bâtiment Rolex Learning Center à Lausanne, empreint de la culture japonaise des deux architectes de l’agence SANAA. Le bâtiment traduit une extrême fluidité spatiale, et apparaît comme minimaliste dans le sens où l’inutile est rejeté du projet. Il est ainsi question pour l’architecture du bâtiment d’une traduction spatiale « des volontés architecturales si fluides et épurées du Japon ».140 Ce bâtiment est novateur à bien des égards, tant sur le plan de l’expérimentation spatiale que sur le plan technique. Le bâtiment a atteint une sorte d’apogée en terme de continuité spatiale, si bien qu’on peut se demander ce qui peut se faire de nouveau après une telle

138

Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p.8 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.241 140 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.218 139

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proposition. En effet, on retrouve cette liberté et cette aisance dans le déploiement des espaces du bâtiment. «Ils ont conçu leur projet à partir d’une philosophie familière de notre rêve. En aplanissant les frontières (...) Aux portes qui séparent, ils ont préféré les seuils qui invitent, les rampes qui font glisser insensiblement les visiteurs de la raison d’être là vers la rencontre possible, vers l’échange inattendu, vers l’évènement imprévu. »141 Les architectes ont réussi à déterminer des espaces spécifiques et à les différencier en ne faisant varier que le sol de leur bâtiment si bien qu’il n’y a aucune cloison ou séparation visuelle : « En pénétrant dans le bâtiment, la première chose qui vous frappe est la visibilité. Rien n’obstrue votre regard. (…) Qu’ont-ils fait des murs, ici ? » Dites-vous, en souriant. (…) L’air circule partout (…) Tout est à vue, pensez-vous. C’est le plus étonnant open space du monde. »142 , « Le regard peut pratiquement traverser le bâtiment de bout en bout. L’espace est ainsi tout à la fois confiné et contigu ; il se met en relation simultanée avec le proche et le distant. »143

141 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.29 142 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.152 143 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.166

133


Ce genre d’architecture qui n’est finalement plus constituée que d’un sol qui ondule libère le corps et l’incite à se mouvoir de façon aléatoire, sans être orienté par des plans verticaux. C’est ce que prônaient Claude Parent et Paul Virilio dans leur théorie du plan incliné : « la fonction oblique autorise le parcours. L’architecture devient support du déplacement ; le mouvement est libéré de la contrainte de la précision du cheminement ; le choix de l’itinéraire est libre. Il n’y a plus canalisation mais traversée, contrainte mais conquête ; le fluide humain peut battre à son rythme, sous-tendu par la structure spatiale, mais indépendant de l’organisation formelle du support. »144 Cette idée d’un sol continu exprime une forme d’infinité, propre au sentiment de liberté. Le Rolex Learning Center est une étendue horizontale qui s’apparente à l’horizon, les architectes ont évacué toute hiérarchie spatiale dès le départ, préférant une emprise au sol démesurée à une architecture verticale, une tour. Ainsi, il n’y a ni haut ni bas, ni début, ni fin et la seule couleur blanche qu’arborent sol et plafond renforce cette impression de flottaison et d’infini.

144

Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, (chapitre 5 circulation habitable juillet 1966.)

134


Nous venons de voir que par fluidité, on entendait liberté, mais pas seulement. La continuité spatiale permet aussi d’introduire une autre notion : l’unité spatiale. Cette unité se traduit par la volonté, en architecture, de combiner différents espaces ou niveau en un seul, unique. On retrouve cette recherche d’unité dans différents bâtiments dont la rampe ou les plans inclinés tiennent une place majeure. Jean Nouvel exprime la fluidité spatiale du musée du quai Branly et l’émotion qui s’en dégage comme résultant des nivellements et pentes du sol « l’absence de cloison, qui favorise un cheminement aléatoire ... Rien n’est plan, rien n’est droit, une partie de la galerie est en pente. (...) L’émotion de la découverte est dissociée de l’information proprement dite.»145 On lit un peu plus loin, à propos des galeries du musée installées dans une pente, sorte de rampe élargie à la surface totale du sol, « Ce monde rassemble quatre continents dans une seule géographie, comme il assemble les époques dans un temps unique et singulier. »146 On retrouve ici cette idée de rassembler, d’unifier l’espace pour qu’il ne fasse plus qu’un. Franck Lloyd Wright, dans une lettre du 20 janvier 1944, à ses clients, décrira ce qu’il souhaite pour le Guggenheim de la façon

145 146

Lavalou Armelle, Robert Jean-Paul, Le musée du quai Branly, Tours, éditions Le Moniteur, octobre 2006, p.52 Lavalou Armelle, Robert Jean-Paul, Le musée du quai Branly, Tours, éditions Le Moniteur, octobre 2006, p.56

135


suivante : « Un musée doit être un niveau unique, ample, étendu, bien proportionné du bas jusqu’en haut. (...) La chose va vous déconcerter complètement ou être exactement ce dont vous rêviez.»147 Le niveau unique dont il est question ici se traduit en volume par la rampe en spirale autour de laquelle s’articule tout le musée. Dans son ouvrage, Espace, Temps, Architecture, Siegfried Giedion affirme que Wright a fait le choix, dès le départ de se tourner vers

une

architecture

qu’il

dit

« organique »,

en

opposition

à

une

architecture

« géométrique ». Il nous donne ensuite le sens que l’on doit donner au mot « organique », dans le contexte du travail de Wright et de ses recherches sur l’espace fluide : « Organique, dans le sens de Sullivan et de Wright, est une protestation contre le dédoublement de la personnalité, contre une culture dissociée. Ce mot, synonyme de « saisir la vie à pleines mains », s’identifie avec une évolution dans laquelle la pensée s’unit à la sensibilité. »148 On entend alors « organique » comme étant un vecteur d’unicité. En ce qui concerne le Rolex Learning Center de Lausanne, il en est de même, il s’agit d’une volonté de concentrer, en un lieu unique une bibliothèque, avec toutes les fonctions qu’elle abrite ainsi qu’un espace

147 148

Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p.16-17 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.246

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public pour en faire un véritable lieu de vie : « En aplanissant les frontières entre le dehors et le dedans, entre ceux qui étudient et ceux qui passent, entre les temps de réflexion et les temps de divertissement. »149, ils ont créé un « pôle multifonctionnel qui cherche à faire dialoguer toutes les fonctions. »150 En effet, dans ce seul et unique espace que représente ce centre de connaissances, il est possible d’étudier seul ou à plusieurs, d’assister à des conférences, de se divertir en écoutant de la musique ou en se restaurant, de consulter des ouvrages papier ou virtuels … Ainsi, dans les 20 000 m2 de cette pièce unique, il n’y a pas un seul mur, pas une seule porte, pas un seul couloir. En plus de casser les frontières visuelles propres à l’espace, il s’agit de casser les frontières abstraites « brasser les diverses « populations » du campus et casser les hiérarchies. »151 Pour les architectes, cette vision de l’espace rattachée à la tradition japonaise s’oppose à notre vision occidentale : « Nous avons grandi avec cette vision, ce sentiment de continuité naturelle entre les éléments. Par contre,

149 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.29 150 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.74 151 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.79

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en Europe, on coupe l’espace pour bien le définir, on sépare pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. » 152 Nous pouvons nous demander si la poésie qui se dégage de cette architecture n’est pas directement liée à cette ambiguïté qui mêle les choses pour n’en faire qu’un tout. b. Un retour aux formes de la nature ? Que ce soit Le Corbusier, Franck Lloyd Wright, Claude Parent ou encore SANAA, l’attrait pour les formes organiques, autrement dit, les formes non orthogonales, que l’on trouve dans la nature, reste le même. Il s’agit de formes à l’état brut, qui sont familières à tous et universelles puisqu’on les trouve dans les cinq continents et qu’elles ne résultent pas d’un travail de la main de l’homme. Avant d’imiter les formes de la nature, les architectes ont tenté de faire avec cette nature et de la laisser entrer progressivement dans l’architecture. Il a longtemps été question du lien entre dedans et dehors et il en est aujourd’hui encore. C’est

152

http://www.arte.tv/fr/le-rolex-learning-center/7470264,CmC=7472076.html , Documentaire sur le Rolex Learning Center à Lausanne de SANAA

138


ainsi que « Le Corbusier et F. L. Wright tinrent à créer pour les gens des espaces où ils pouvaient respirer. F. L. Wright ne fait que parler d’une « architecture organique », combinant une construction librement organisée avec la nature environnante. »153 On a donc créé des seuils entre intérieur et extérieur, des cadrages sur l’extérieur, des jeux de transparence et de reflets. Mais ces dispositifs sollicitent essentiellement la vue et ne suffisent pas à ressentir pleinement ce qu’impliquent des formes inspirées de la nature. Parce qu’elles semblent évidentes et facilement appréhendables, ces formes parlent au plus grand nombre. Qui n’a pas cherché

à expliquer un problème complexe, structurel ou dans le

domaine de la médecine ou de la biologie par une métaphore faisant appel aux éléments naturels ? Les textes qui décrivent l’architecture du Rolex Learning Center de Lausanne usent de ces méthodes pour nous projeter dans l’univers particulier du bâtiment « Votre

153

Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.337

139


regard est attiré par cinq bulles en verre. »154, « En vous retournant, vous découvrez la place en forme de galet. »155 Franck Lloyd Wright utilisait le même genre de métaphore pour parler du système constructif du Guggenheim : « Le bâtiment dans son entier, coulé en béton, ressemble plus à une coquille - forme d’une grande simplicité - qu’à une structure en entrecroisements. Des filaments d’acier incorporés partout dans la coquille légère du béton isolés ou en treillis - ont donné assez de solidité à cette coquille pour qu’elle accomplisse son travail. »156 Pour l’architecte, les formes de la nature et la fluidité avec laquelle elles se développent

apparaissent

comme

un

modèle

pour

concevoir

l’architecture du

musée Guggenheim « Observateur attentif de la nature et de ses principes inhérents, il s’inspira des préceptes de la croissance organique pour définir cette architecture. Il

154

Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.156 155 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.152 156 Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p. 201 et suivantes

140


comparait la fluidité continue avec laquelle la forme s’élabore, de la racine à la tige, puis à la fleur et enfin au fruit, à une admirable leçon en matière de construction. Il voyait ce tout indivisible et intégral.»157 C’est en 1984, dans une allocution que Franck Lloyd Wright utilisa pour la première fois le mot « organique » pour décrire l’architecture qu’il proposait : « Laissez votre maison se déployer naturellement sur son emplacement, et donnez lui une forme qui soit en sympathie avec ce qui l’entoure si la Nature s’y exprime ; sinon, essayez d’être aussi simple, essentiel et organique qu’elle l’eut été si elle en avait eu la possibilité. »158 C’est dans cette volonté, non pas de lier la nature à l’architecture par la vue, mais bien par celle de faire de l’architecture un paysage en y intégrant du relief que nous pouvons mettre en relation les principes de la théorie du plan incliné de Claude Parent et Paul Virilio du Rolex Learning Center de SANAA. Il s’agit, dans les deux cas, d’expérimenter l’architecture en pente pour développer le potentiel du relief sur l’action du corps. Ainsi,

157 158

Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p.8 Bruce Brooks Pfeiffer, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Edition du seuil, 1993, Paris, p.8

141


Claude Parent nous dit : « En réalisant à l’intérieur de l’habitation une mobilité généralisée, l’obliquité transformera l’ancienne cellule qui n’était en somme qu’un micro-ghetto, en véritable paysage intérieur que nous parcourrons librement. »159 C’est bien l’oblique, la pente ou rampe, qui transforme l’architecture en paysage. Le centre de connaissances de Lausanne apparaît comme paysage tant d’un point de vue extérieur que lorsqu’on le parcourt depuis l’intérieur.

« Tel est le paradoxe : quand

l’observateur se tient à côté du Rolex Learning Center, celui-ci ressemble à une sculpture organique à la Henry Moore, posé dans un champ. Tandis qu’en prenant du recul, toutes les formes, les audaces et les mystères de ce géant trouvent leur sens. Il devient paysage. »160 Ainsi, le Rolex Learning Center serait un morceau de paysage, intégré dans un paysage plus large, son environnement : « En faisant onduler le plan, SANAA a fait de ce bâtiment la

159 Virilio Paul et Parent Claude, Architecture principe 1966 et 1996, Besançon, les éditions de l’Imprimeur, 1996, (chapitre 5 circulation habitable juillet 1966.) 160 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.43

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dernière vague minérale avant les crêtes liquides du lac Léman.»161 Le bâtiment apparaît comme élément d’architecture dont les références n’appartiennent plus au domaine de l’architecture mais à un vocabulaire propre à la description de paysages. « Les collines et les vallons s’enchaînent avec calme. Vous grimpez sur une colline pour redescendre de l’autre côté. (…) A nouveau, l’image vous est familière. Elle vous fait penser aux routes des cols de montagne. (…) la succession de vallons et de collines absorbe les sons. Mais le plus extraordinaire est le toit : il accompagne la topographie du sol. (…) Devant vous, une carte géographique, d’un nouveau genre. » 162 La topographie du musée a cependant posé quelques problèmes pour des éléments de programme qui nécessitent d’être disposé sur un plan horizontal, il est assez étrange, voir inconfortable d’installer les chaises et les tables d’un espace de restauration dans une pente. La solution a donc été de disposer des plateaux horizontaux, accrochés aux pentes les plus raides, à la manière des rizières en

161

Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.42 162 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.152

143


Figure

29

:

Monument

à

la

Troisième

Internationale par Vladimir Tatlin.

144


terrasse qui s’adossent au flanc des montagnes asiatiques. Là encore, la référence est paysagère. c. Spirale et continuité L’usage de la rampe, et d’autant plus lorsqu’elle suit la figure de la spirale, établit une continuité spatiale. La notion de figure est particulière et introduit un imaginaire autour de l’espace qu’elle définit. Ainsi, Jean-François Lyotard s’intéresse à la figure qui apparaît dans la narration, dans les formes d’une peinture ou d’une architecture. La figure aurait la capacité, selon lui, d’engendrer un espace temps-différent de celui en cours : « Elle est là maintenant et elle bloque le cours du récit en lui opposant une sorte de soupir, entre inspirer et expirer. »163 La figure, parce qu’elle renvoie à un champ imaginaire qui lui est propre, développe une spatialité différente de celle dans laquelle elle est prise. La figure de la spirale « juxtapose et fait coexister le proche et le lointain par dissolution du rapport figure-fond et

163

Lyotard J.F, Que peindre ?, op.cit, p.15

145


Figure 30 : Spiral Jetty, Robert Smithson

Figure 31 : Whirpool, Dennis Oppenheim

Â

146 Â


de la dichotomie enveloppant/enveloppé. »164 Lorsqu’on pense à la spirale, on a dans la tête des figures historiques, artistiques ou architecturales telles que celle du Monument à la Troisième Internationale par Vladimir Tatlin (1919-1923) [Fig29], plus récemment, l’installation Spiral Jetty de 1970 par Robert Smithson [Fig30] ou encore, l’œuvre Whirpool de l’artiste Dennis Oppenheim en 1973 [Fig31]. Chacune de ces réalisations exprime l’idée d’une fluidité où le regard est sans cesse renvoyé vers l’infini. Cette fluidité est directement liée à la nature de la spirale. C’est le caractère illimité de la spirale qui dicte un mouvement fluide, sans fin, sans interruption. Alvaro Siza évoque d’ailleurs cet aspect lorsqu’il compare l’usage des rampes dans son bâtiment pour la fondation Ibere Camargo et dans le musée Guggenheim de Wright : « Il n’y a aucun rapport entre l’utilisation des rampes, ici elle zigzague, ce système n’a pas de fin. Au contraire, au Guggenheim, la fin est émouvante, il y a une fin. » Paradoxalement, il parle de fin mais il s’agit d’une fin infinie, le ciel ; C’est l’apothéose du parcours, le but ultime qui évoque pourtant un caractère illimité que l’architecte développe juste après : « Franck Lloyd

164

Kimmel Laurence, L’architecture comme paysage Alvaro Sizà, Paris, Edition Pétra, 2010, p. 51

147


« C’est un travail de précision incomplète. Et c’est parce qu’il est précis qu’il ne peut pas vraiment se terminer. Il n’y a pas de limite à la précision que l’on peut atteindre. L ‘inachèvement de la spirale est également sa poésie, parce que la poésie est l’expression la plus précise de notre besoin de précision. Aussi expressive qu’elle soit, la spirale ne peut être entièrement comprise. Elle parle trop de langages à la fois. Elle parle en arabe de la condition humaine quand elle est abritée derrière de hauts murs. Elle discute en hébreu de la nécessité impérieuse de réunir muscles et matériaux, mais elle maîtrise bien le russe quand la construction devient architecture. Son italien est très baroque, quand il est utilisé par Guarino Guarini dans le Piémont. La spirale est une tour de Babel miniature. »165

165

Zvi Hecker, « La Spirale », le carré bleu, 3-4/99, p.81

148


Wright n’a pas voulu faire une chose complètement finie, c’est comme si elle devait aller plus haut et elle s’arrête ici. Il avait cette obsession de la rampe, j’ai pensé qu’il avait une idée de la rampe comme un chemin sans fin, vers l’infini. »166 Franck Lloyd Wright présentera ainsi son bâtiment comme novateur en matière d’espace puisque sa fluidité s’oppose implicitement au rythme des systèmes constructifs modernes : «On voit pour la première fois une architecture plastique, où chaque niveau coule dans l’autre (comme dans la sculpture), et non la superposition habituelle de couches se coupant et s’assemblant dans une construction à poutre et poteaux. (…) Ce type de construction crée un calme plus grand, une impression de vague tranquille que rien ne brise : jamais l’oeil ne rencontre de brusques changements de forme. Tout l’édifice présente l’unité et la solidité quasi indestructible de ce que peut réaliser la science en matière de construction. »167 En parlant de « calme plus grand » et d’ « impression de vague tranquille », l’architecte fait référence à des sensations, c’est une description qui dépasse le langage de l’architecture pour évoquer un ressenti

166

Siza Alvaro, conférence pour le musée de la fondation Ibere Camargo, 8 octobre 2013, Pavillon de L’Arsenal, vidéo consultée sur internet le 31 octobre 2013. 167 Brooks Pfeiffer Bruce, Franck Lloyd Wright, les chefs-d’oeuvre, Paris, Edition du seuil, 1993, p.201 et suiv.

149


propre au visiteur. Celui-ci est dans une disposition propice à la réflexion personnelle dans laquelle il se retrouve grâce à l’architecture. 3. Le béton armé a. L’apport du béton pour sculpter l’architecture Le béton permet l’expression d’une souplesse et d’une légèreté qui n’était pas permise avant. La découverte des possibilités de ce matériau date des avancées dans le domaine de la construction des ponts. Un ingénieur, Robert Maillart, a joué un rôle essentiel dans ces découvertes. Il parvenait, à travers une compréhension intuitive des forces liées à la construction, à transformer un matériau a priori inerte, le béton armé, en matière vivante et expressive : « Entre les mains de Robert Maillart, le béton armé perdit sa rigidité et devint une ossature presque organique dont chaque partie était dotée de vie. »168 L’ingénieur fit de ce matériau un élément structurel qui se suffit à lui-même : « Maillart fit de la dalle en béton

168

Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.316

150


armé un élément structurel de la construction. Tout ce qu’il a crée depuis repose sur le même principe : la surface plane ou la dalle courbe sont armée de façon à rendre superflues les poutres des planchers et les arches massives des ponts.» 169 Il réalisa le Pavillon du ciment Portland à l’exposition nationale de Zurich en 1939. Ce pavillon qui était au départ une démonstration d’ordre technique eut une portée internationale et devint une référence historique. Il dégageait autre chose qu’une simple prouesse technique : « Entre les mains du grand ingénieur, ce pavillon – destiné uniquement à unir solidité et extrême légèreté – devint une œuvre d’art. »170 L’arrivée du béton armé dans l’architecture marque ainsi un tournant dans la construction. Rien ne semble désormais impossible dans le passage d’une idée à sa transcription spatiale puis à la réalisation. Le béton armé permet des formes, jamais obtenues jusqu’alors : « Le béton armé permit à Le Corbusier de donner une expression architecturale à ses idées. »171 On peut différencier deux usages du béton, les constructions peuvent être coulées en

169

Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.270 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.277 171 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.303 170

151


place ou préfabriquées préalablement puis assemblées sur site. Il est ici question du premier cas. En effet, « le béton coulé en place est un art plastique ; l’assemblage du béton préfabriqué est un art de l’ossature et du joint. » 172 Ainsi, le béton armé a permis aux architectes de s’affranchir des contraintes traditionnelles de la maçonnerie et de parvenir à des formes moins rigides. Bien que permettant des formes courbes, le métal ne proposait qu’une solution insatisfaisante dans la mesure où il n’avait pas les qualités plastiques propre au béton. Le fait d’allier les deux matériaux pour n’en faire qu’un seul constitua une véritable innovation et révolutionna l’architecture. C’est la diffusion du système de béton armé Hennebique ainsi que la publication d’un journal Le Béton armé qui permit de développer l’usage de ce nouveau matériau dans le domaine de l’architecture. Le béton permet la réalisation de formes organiques et légères qui évoquent autre chose qu’une réponse simplement fonctionnelle à un programme donné. Il ouvre la porte à une poétique de l’architecture qui émane de formes jusque là inhabituelles, celles de la

172

Cohen Jean-Louis, Martin Moeller G. Architectures du béton Nouvelles vagues nouvelles recherches, Paris, Editions Le Moniteur, 2006, p.62

152


nature dont nous parlions plus haut. L’architecture devient alors une source de rêverie et d’onirisme en dévoilant ses formes courbes. La rampe, construite en béton armé, prend souvent des allures de sculpture. S. Giedion confirme cette intuition que nous formulons depuis le début sur la faculté de la rampe à illustrer autre chose qu’elle même : « Comme pour la rampe, une solution purement fonctionnelle, cette fois encore, fut transformée en moyen d’expression artistique. »173. Il dit également à propos des rampes : « Le Corbusier libéra ces éléments de leur existence quotidienne et les métamorphosa en forme d’art. »174 Le béton séduit de nombreux architectes, depuis Le Corbusier, jusqu’à Sizà, en passant par Niemeyer. Ce dernier en usera volontiers pour ses nombreuses constructions brésiliennes : «véritable manifeste construit, contre un fonctionnalisme orthodoxe et souvent systématique, les constructions de Pampulha marquèrent l’éclosion d’une nouvelle liberté plastique, provocatrice d’émotion.»175 L’architecte dira lui-même : «l’architecture comme la sculpture

173

Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.308 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.313 175 Petit Jean, Niemeyer poète d’architecture, bibliothèque des arts Paris, Milan, Panoramas Forces Vives, 1995, p.84 174

153


Figure 32 : Barbara Hepworth, Orpheus (version II) 1956

154


exige une certaine sensibilité, un pouvoir d’évasion», ou encore «l’architecture est sculpture» 176 . Niemeyer s’inspire ainsi de la sculpture pour penser et concevoir son architecture, cette préoccupation pour l’art semble d’ailleurs antérieure à celle de la construction : «Avant même d’être architecte, je pensais déjà à tailler des sculptures dans le béton armé. J’ai toujours été attiré, dès ma jeunesse, par les sculptures grecques et égyptiennes, la Victoire de Samothrace. J’aime les oeuvres de Henri Moore et de Hepworth [Fig32], la pureté de Brancusi, les belles femmes de Despiau et de Maillol, les personnages élancés de Giacometti»177. Le Corbusier va plus loin et voit dans le béton un pouvoir plus puissant encore, il lui attribue l’existence de l’art de demain. C’est dans une lettre pleine d’espoir qu’il écrit à l’âge de 21 ans qu’il manifestera à son maître Charles L’Eplatenier sa volonté de voir se réaliser un avenir emprunt de changements : « On parle d’un art de demain. Cet art sera. Parce que

176 177

Ibid, p.68-69 Petit Jean, Niemeyer poète d’architecture, bibliothèque des arts Paris, Milan, Panoramas Forces Vives, 1995, p.49

155


Figure 33 : Rampes du bassin des pingouins

Figure 34 : Les rampes en construction.

au zoo de Londres, Berthold Lubetkin, 1934.

Â

156 Â


l’humanité a changé sa manière de vivre, sa façon de penser (…) L’aurore de cet art devient éblouissante parce que du fer, matériau sujet à la destruction, on a fait du béton armé, création inouïe dans ses résultats et qui, dans l’histoire des peuples par leurs monuments, marquera un jalon de hardiesse. »178 Le béton armé incarne une relation de complémentarité entre art et technique, cette ambivalence se traduit par une extrême complexité du calcul des armatures métalliques qui dessinent les formes architecturales et par une extrême souplesse de l’apparence finale du matériau, comme si il s’agissait d’une évidence. La mise en œuvre du béton armé nécessite des équipes pluridisciplinaires dans lesquelles les ingénieurs sont indispensables. On doit par exemple l’aspect très léger [Fig33] de la rampe du bassin des pingouins du zoo de Londres (1935) à l’association de l’architecte Bertthold Lubetkin et des ingénieurs Ove Arup et Félix Samuely. Il s’agit de deux rampes imbriquées dont l’épaisseur ne dépasse pas 15 cm, les deux rampes en spirale ont plus de 14 mètres de long, sans soutien intermédiaire. « Une ellipse en béton armé renferme un intérieur dynamique [Fig34], basé sur la spirale et

178

Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.250

157


Figure 35 : Chantier du Rolex Learning Center

Figure 36 : Vue intérieure du Learning Center

158


la diagonale. Les rampes jumelles imbriquées partent en porte-à-faux du fond de la piscine pour atteindre les bords de l’ellipse. »179 Les rampes du bassin sont devenues une icône de la modernité. Cette dualité qu’exprime le matériau est toujours la même aujourd’hui : « le béton est aujourd’hui considéré par les architectes et les ingénieurs les plus inventifs comme un matériau indispensable, non seulement à cause de sa souplesse d’usage et sa résistance mais également pour sa capacité expressive sans limite. »180 On ne se doute pas, en visitant le Rolex Learning center de SANAA à Lausanne, des innovations constructives qui sont à l’origine du bâtiment [Fig35]. Et pourtant, « Les formes organiques de ce gigantesque plafond lisse et sombre vous enveloppent. Vous avez beau inspecter à droite et à gauche, vous n’apercevez aucun poteau, aucun mur. Ici, le béton semble doté du pouvoir de flotter.

179

Coe Peter et Reading Malcolm, Berthold Lubetkin un moderne en Angleterre, Bruxelles, Pierre Mardaga Editeur, 1981, p.126 180 Cohen Jean-Louis, Martin Moeller G. Architectures du béton Nouvelles vagues nouvelles recherches, Paris, Editions Le Moniteur, 2006

159


Figure 37 : Plan de la maison sans fin .

Â

Figure 38 : Maquette de la maison sans fin.

160 Â


[Fig36]. Le béton armé, matériau de prédilection des modernes, est encore aujourd’hui la source de créations architecturales qui expriment une certaine poétique de l’espace. La légèreté et le sentiment de flottaison que l’on attache à l’architecture des rampes participent à cette poésie.

b. La courbe comme détour poétique d’une ascension La rampe, nous l’avons vu dans la première partie, est un moyen d’atteindre des sommets, il s’agit d’un parcours qui tend à déplacer le corps sur un axe vertical. Cependant, lorsqu’un escalier propose un parcours assez direct d’un point A à un point B, la rampe, elle, joue les prolongations. La hauteur à parcourir se fait alors moins présente, elle tend à disparaître sous l’intérêt que présente le détour d’une courbe. Frederick Kiesler, architecte avant-gardiste, manifesta pendant l’entre-deux-guerres son engouement pour les formes courbes et sensuelles, en pleine période fonctionnaliste. En 1924, il dessine les plans de la maison sans fin [Fig37-38] qui illustre les principes nouveaux que défend l’architecte. La maison est sphéroïdale et marquée par les courbes, la continuité spatiale, la sensualité. Il est

161


un des premiers à parler d’architecture-sculpture et aurait inspiré l'aérogare de la TWA de Saarinen et le Musée Guggenheim de Wright. « Frederick Kiesler fut l'incontestable pionnier de cette architecture des courbes, des spirales, de l'œuf, de la continuité qui marque actuellement une réaction contre l'architecture fonctionnaliste de l'angle droit. »181 La courbe est un élément singulier que l’on retrouve dans toute l’œuvre de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. Elle aurait la particularité d’exprimer une forme de sensualité que l’on rapprocherait volontiers de celle qui se dégage des courbes d’une femme ou de celles de la nature. Cette entorse à la ligne droite devient une véritable obsession pour l’architecte. Il y a chez Niemeyer, l’idée que la courbe en architecture apporte un plus au programme ou aux données purement fonctionnelles, il s’agit de forme qui parlent à tous et suscitent une forme d’émotion chez le visiteur, émotion qui fait réagir. La courbe, contrairement à la ligne droite, banalisée dans la construction, déstabilise. Il parle «Des formes de surprise et d’émotion qui, surtout, détourneraient le visiteur, même pour quelques courts instants des problèmes difficiles parfois insurmontables, que la vie nous offre à tous.»182

181 182

http://utopies.skynetblogs.be/archive/2009/02/10/frederick-kiesler-la-maison-sans-fin.html Petit Jean, Niemeyer poète d’architecture, bibliothèque des arts Paris, Milan, Panoramas Forces Vives, 1995, p.99

162


« Ce n’est pas l’angle droit qui m’attire. Ni la ligne droite dure, inflexible, créée par l’homme. Ce qui m’attire, c’est là courbe libre et sensuelle. La courbe que je rencontre dans les montagnes de mon pays, dans le cours sinueux de ses fleuves, dans les nuages du ciel, dans le corps de la femme aimée. Tout l’univers est fait de courbes. L’univers courbe de Einstein. »183

183

Petit Jean, Niemeyer poète d’architecture, bibliothèque des arts Paris, Milan, Panoramas Forces Vives, 1995, p.6

163


Figure 39 : Musée Niteroi, Rio de Janeiro

164


La courbe apparaît alors comme une certitude, difficile à expliquer parce qu’elle relève d’intuitions et du domaine des sens plus que de données rationnelles ou scientifiques. Elle apparaîtra facilement inutile à un esprit cartésien pourtant, d’après l’architecte brésilien, «c’est la courbe qui permet de profiter de l’espace»184. De plus, «dans l’architecture, l’intuition a un rôle beaucoup plus important que la connaissance»185. En 1957, Oscar Niemeyer commence les premiers projets de Brasilia. «Mon souci résidait dans la recherche hors des limites du fonctionnalisme, d’une structure claire et belle qui définisse et caractérise les principaux bâtiments (...), sans sortir du cadre indispensable de la simplicité et de l’élégance. (...) Je pensais à la Place Saint-Marc de Venise, à la Cathédrale de Chartres, à tous ces monuments (...) qui provoquaient une impression indescriptible par la beauté et l’audace de leur construction, sans que cette sensation provienne de prouesses techniques ou de considérations fonctionnelles. Seule leur

184 185

Petit Jean, Niemeyer poète d’architecture, bibliothèque des arts Paris, Milan, Panoramas Forces Vives, 1995, p.68-69 Petit Jean, Niemeyer poète d’architecture, bibliothèque des arts Paris, Milan, Panoramas Forces Vives, 1995, p.68-69

165


Figure 40 : Rampe d’accès du centre culturel

Figure 42 : Musée National de Brasilia (2006)

de João Pessoa

166


beauté plastique nous touche, véritable message permanent de grâce et de poésie».186 Il y a ici l’idée que l’architecture ne doit pas être uniquement utile mais qu’elle doit avant tout réveiller quelque chose de plus profond chez la personne qui la parcourt. Ces éléments, qui relèvent parfois de l’inconscient enfoui au plus profond de chacun d’entre nous, sont liés au phénomène de la mémoire. L’utilisation des rampes courbes est récurrente chez l’architecte mais elles sont généralement développées en extérieur et servent le plus souvent de rampes d’accès aux bâtiments (cas que nous avons volontairement éliminé de cette recherche). Ces rampes restent remarquables par leur monumentalité, on retiendra par exemple celle du Musée Niteroi à Rio de Janeiro [Fig39], ou encore celle du centre culturel de João Pessoa, au Brésil [Fig40]. Plus récemment, l’architecte a réalisé le musée national de Brasilia tout en courbes [Fig41], tant le volume du bâtiment, un dôme, que la forme de la rampe qui part de l’intérieur et se jette à l’extérieur du bâtiment avec un porte-à-faux exceptionnel, avant de rentrer à nouveau dans le dôme. La rampe, s’enroulant ainsi à distance du volume, a l’allure d’un

186

Petit Jean, Niemeyer poète d’architecture, bibliothèque des arts Paris, Milan, Panoramas Forces Vives, 1995, p.28

167


Oscar Niemeyer a toujours été fasciné par les courbes des femmes et de la nature. Elles sont souvent représentées dans ses croquis, seules ou juxtaposées à l’architecture comme pour rappeler que l’architecture est secondaire chez Oscar Niemeyer.

Ce

qui

compte,

c’est

la

vie.

Et

l’architecture se nourrit de la vie.

Figure 41 : Oscar Niemeyer, croquis

168


anneau qui gravite autour de cette planète muséale. Le musée abrite une exposition sur l’œuvre de l’architecte, on y trouve les nombreux dessins [Fig42] d’Oscar Niemeyer ; dessins sensuels, à l’image de son architecture. Ainsi, la dimension plastique ou esthétique de certaines œuvres auraient la propriété de faire l’unanimité et de s’imposer comme étant une forme de vérité, incontestable. Il faut cependant noter que les considérations de Niemeyer pour une dimension plastique de l’architecture sont indissociables d’une pensée structurelle, il ne s’agit pas là de la forme pour la forme. Chacune de ses constructions répondent au principe de vérité constructive et démentent les critiques questionnant l’excessive liberté formelle

de

son

œuvre.

La

plus

connue

étant

celle

de

Max

Bill

en

1951.

On retrouve les courbes chères à Niemeyer dans le travail d’Alvaro Siza, notamment pour la fondation Iberê Camargo, à Porto Allègre. Cela n’a rien d’étonnant puisqu’avec ce bâtiment, « Alvaro Sizà souhaitait rendre hommage aux architectes brésiliens, on y voit le brutalisme de Lina Bo Bardi ou le formalisme d’Oscar Niemeyer. »187 Il est en effet question « des lignes ondulantes des élévations nord et est » ou des « rampes qui s’enroulent sur

187

« Musée Ibere Camargo Porto Alegre – Brésil », AMC, Hors-Série 2009, Béton Architecture in Concrete, p. 52

169


Figure 43 : Rampes intérieures courbes de la fondation Iberê Camargo.

Les rampes intérieures de la fondation Iberê Camargo ondulent en longeant la façade courbe du bâtiment. Leur traitement chaleureux avec la présence

du

bois

contraste

avec

l’aspect brut des rampes extérieures qui glissent dans des tunnels de béton. Ces rampes fluides, forment un balcon au dessus de l’atrium et permettent de profiter d’une vue d’ensemble sur les différentes salles d’exposition.

170


toute la hauteur du bâtiment. » 188 Les rampes tiennent une place essentielle dans l’architecture de ce bâtiment dédié à l’œuvre de l’artiste Iberê Camargo. Le bâtiment se déploie à la verticale sur une petite parcelle qui constitue un creux dans la falaise. En béton brut, Il fait face à la mer et les rampes strient la façade en s’enroulant autour d’un vide. Elles s’immiscent à l’intérieur du bâtiment [Fig43] en longeant une façade courbe qui répond aux courbes du paysage avant de ressortir du volume compact pour embrasser l’horizon. L’usage des rampes a été rapproché de l’œuvre du peintre exposé : « Leur figure d’enroulement n’est d’ailleurs pas sans évoquer les bobines de fil ou les roues inlassablement représentées par le peintre. »189 Les courbes du bâtiment apparaissent chez l’architecte suite à de nombreux croquis, qui façonnent le projet au fur et à mesure : « les dessins se succèdent, tous plus expressifs les uns que les autres, montrant la transformation de ces géométries primitives en une œuvre architecturale poétique, vivante et expressive. Tel un sculpteur virtuel, Siza modèle ses volumes de départ en faisant apparaître sur le papier des courbes dans le volume principal, qui répondent aux courbes

188 189

« Musée Ibere Camargo Porto Allègre – Brésil », AMC, Hors-Série 2009, Béton Architecture in Concrete, p. 52 « La fondation Ibere Camargo, Porto Alegre, Brésil », D’architectures, no 176, octobre 2008, p. 78-87

171


omniprésentes du site »190 La courbe inspirerait un sentiment de liberté contrairement à la ligne et à l’orthogonalité qui renvoient au cloisonnement. Ainsi, pour le Rolex Learning Center, bâtiment fait uniquement de courbes, les architectes japonais ont eux aussi utilisé le mot « organique » pour définir leur choix architecturaux : « Nous n’avons pas fait appel à la ligne droite mais à des formes plus libres. Nous voulions un espace qui soit proche de la manière dont se déplacent les gens et l’homme ne marche pas droit, il se déplace en courbe, de façon organique. »191 Il semblerait que les courbes soient à l’origine du caractère singulier de cette architecture innovante.

« Le Rolex Learning Center possède des qualités

singulières qui transcendent les exigences de la fonctionnalité pour toucher à l’esprit et à l’âme qui font le ciment d’une communauté et l’art du vivre ensemble. » 192 Les courbes

190

http://www.ledevoir.com/art-de-vivre/habitation/348710/alvaro-siza-au-cca http://www.arte.tv/fr/le-rolex-learning-center/7470264,CmC=7472076.html / Documentaire sur le Rolex Learning Center à Lausanne de SANAA 192 Della Casa Francesco et Eugène, Rolex Learning Center, Lausanne, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p.29 191

172


déclenchent même un certain lyrisme quand il s’agit de les décrire. C’est le cas pour la façade vitrée du hall d’entrée du musée du quai Branly de Jean Nouvel : « La courbe de la façade de la galerie Jardin se soulève en tournoyant, comme la jupe d’un derviche sous le transport du souffle de son mouvement. »193 Derrière la façade courbe se cache une rampe qui s’enroule autour d’une tour vitrée qui s’élance sur les trois niveaux principaux du musée. La réserve des instruments de musique se cache dans cette tour. La rampe est personnifiée et apparaît comme un serpent : « Elle se soulève doucement en sinuant, se déploie par la suite sur 180 mètres en offrant des points de vue changeants sur la lumineuse galerie Jardin qu’elle traverse, jusqu’à crever l’épaisseur du plafond avant de déboucher dans la pénombre du plateau des collections. »194

Qu’elles soient inspirées de notre environnement paysager, ou des rondeurs d’un corps immobile ou en mouvement, les courbes qui façonnent les rampes d’un projet apportent douceur et poésie au cœur de l’architecture. Il est amusant de constater que ce

193 194

Lavalou Armelle, Robert Jean-Paul, Le musée du quai Branly, Tours, éditions Le Moniteur, octobre 2006, p. 75 Lavalou Armelle, Robert Jean-Paul, Le musée du quai Branly, Tours, éditions Le Moniteur, octobre 2006, p. 77

173


sont plus généralement les hommes qui produisent ces formes que l’on qualifierait plutôt de féminines.

Les

lignes

courbes

d’un

projet

ne

dépendent

pas

de

dimensions

programmatiques, elles participent à évoquer autre chose que l’espace de l’architecture, en faisant appel à nos sens et à notre inconscient qui travaillent à y associer les formes de nos souvenirs. On note cette citation de Jean Baudrillard « Pour moi, c’est la perfection de l’architecture que celle qui efface ses propres traces, et où l’espace est la pensée même. Ceci est valable pour l’art, pour la peinture. Il n’y a pas d’œuvres plus fortes que celles qui ne se donnent plus la comédie de l’art, de l’histoire de l’art et de l’esthétique. »195 Les courbes dont il est question dans cette partie font des architectures qui les abritent, des œuvres, sans pour autant qu’elles soient présentes dans le projet comme la manifestation d’un art quelconque. On ne peut imaginer le projet dans lequel elles s’inscrivent, sans ces courbes, il deviendrait caduc.

195

Baudrillard Jean, Vérité ou radicalité de l’architecture ? Paris, Sens&Tonka&Cie, 2013, p.28

174


CONCLUSION //

En conclusion, nous pourrions nous interroger sur la validité de l’hypothèse de départ, à savoir : quelque-soit la forme qu’elle prend, spirale, zigzag ou montagne, la rampe lorsqu’elle est l’élément moteur d’un projet serait un générateur de questionnements propres à une quête de soi, un moyen de créer du lien entre Architecture et Esprit. On pourrait dire en effet dans une certaine mesure que la rampe génère des questionnements relatifs à une quête personnelle. Comme nous l’avons vu au cours de la première partie, la rampe est intimement liée à la notion de verticalité. Il s’agit d’une transition verticale dans l’espace, qui lorsqu’elle est ascension, renvoie à un imaginaire spirituel. Il s’agirait ainsi de gravir une pente pour atteindre des sommets, dans une quête de liberté, une quête de l’autre ou de son « moi ». Cette dimension symbolique de la rampe est amplifiée par des mises en scènes singulières, résultantes, la plupart du temps d’un travail sur la lumière et le traitement du rapport au ciel.

175


De plus, l’usage de figures particulières comme celle de la spirale, suggérant elle-même un imaginaire qui lui est propre, appuie cette dynamique de la quête personnelle. La Spirale nous enveloppe et nous projette dans un univers particulier où l’on se détache peu à peu de la terre et des contingences matérielles pour s’élever vers un ailleurs. Mais la rampe peut aussi évoquer cet ailleurs lorsqu’elle est dans une configuration qui l’établit comme un entre-deux. Elle représente alors un moment singulier où l’on est ni tout à fait ici, ni tout à fait là-bas. C’est un moment de rupture avec ce qui précède, qui tend à déstabiliser le promeneur en sollicitant ses sens, au-delà de celui de la vue. Un nouveau paramètre entre alors en compte dans le lien supposé entre architecture et esprit, le temps. La rampe devient un véritable parcours qui s’étale dans le temps et tend à développer un phénomène d’errance chez le visiteur qui perd ses repères. La lenteur s’immisce dans le parcours et le temps paraît presque suspendu, laissant le visiteur dans une bulle, seul avec lui-même. Cette faculté à créer un univers propice à l’errance et à la déambulation résulte de procédés particuliers dont les principales caractéristiques sont un étirement de l’espace sur un linéaire conséquent - cela implique la forme du zigzag qui permet de développer de la

176


longueur par des plis et replis du sol – ainsi qu’une sollicitation du corps qui tend à instaurer une situation de déséquilibre et pousse ainsi le visiteur à être acteur de l’architecture. L’acte de penser précède alors celui d’agir et engage le promeneur à perdre sa neutralité vis-à-vis de l’espace. Enfin, la rampe a vu se succéder des innovations qui ont créé un rapport complexe entre deux disciplines, l’art et l’architecture. L’apparition de la notion d’espace-temps, quatrième dimension de l’espace, a touché communément le domaine des sciences et des arts, en commençant par la peinture. En architecture, elle a questionné la prise en compte du déplacement dans la perception de l’espace et la liberté de mouvement liée au décloisonnement de l’espace traditionnel. La promenade architecturale, permise par la rampe entre autres, est apparue comme un phénomène propice au développement d’une perception spatiale changeante et dépendante du mouvement du corps. Le décloisonnement de l’espace a débouché sur une recherche de fluidité spatiale ; fluidité que permet la rampe puisqu’elle représente un sol qui se déploie en continu sans aucune entrave au déplacement. Le corps ainsi libéré d’obstacles éventuels peut vagabonder où bon lui semble et permettre à l’esprit qu’il abrite de s’émanciper.

177


Il est cependant utile de nuancer ces propos, de se demander si cette faculté à convoquer la pensée est valable en toute condition. Et nous serions tentés de dire que non. Se pose alors la question essentielle de la destination d’un tel propos. En effet, le concepteur est-il le seul concerné ? Il apparaît évident que l’architecte fait ce travail de recherche plus ou moins conscient lorsqu’il pense un espace. On dit d’ailleurs, « penser » un espace. En effet, comme le confie Alvaro Siza, « Pour moi, le dessin est un instrument de travail qui fonctionne très bien. Mais je peux parfaitement imaginer qu’il existe des architectes qui dessinent « mal » ou dont les esquisses ne sont pas esthétiquement belles, ou encore des architectes qui ne dessinent pas du tout. Parce que l’architecture est un processus mental. »196 Un visiteur quelconque peut-il lui aussi être amené à partager ce raisonnement, à s’interroger au moment de sa promenade sur ce que lui évoque un espace ? Entre alors en jeu un paramètre essentiel, la solitude. Bien que l’architecture s’imprègne de toutes sortes de choses ainsi que des rencontres et discussions, l’acte de création est solitaire ; il est le

196

Beaudoin Laurent, Machabert Dominique, Alvaro Siza une question de mesure, Paris, Editions Le Moniteur, 2008, p.112

178


fruit d’une pensée, d’un processus personnel de réinterprétation de données préalablement assimilées. Une citation de Le Corbusier évoque cette solitude, propre à la création. Malgré son jeune âge au moment de la rédaction de sa lettre à Charles L’Eplatenier, il était déjà clairvoyant : « La vie de Paris est solitaire pour moi. Et depuis 8 mois je vis seul – seul à seul avec cet esprit fort qui est en chaque homme, et avec qui je veux chaque jour causer. Et aujourd’hui, je puis parler avec mon esprit – heures fécondes de solitude, heures où l’on sape et où le fouet cingle. Oh, que n’ai-je un peu plus de temps pour penser et apprendre ? La vie réelle, mesquine, est dévoreuse des heures. (…) Oh, combien je voudrais ardemment que mes amis, nos camarades, chassent loin la petite vie aux satisfactions journalières et brûlant ce qu’ils avaient de plus cher – croyant que ces choses chéries étaient bonnes – ils sentent combien bas ils visaient et combien peu ils pensaient. C’est par la pensée qu’aujourd’hui ou … demain on fera l’art nouveau. La pensée se dérobe et il faut se battre avec elle, il faut aller dans la solitude – Paris donne la solitude à celui qui ardemment, cherche le silence et la réalité aride. »197 Le visiteur, lorsqu’il est pris dans la foule de ses

197

Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.248 lettre de Le Corbusier à Charles L’Eplatenier, novembre 1908.

179


semblables, comme c’est le cas, lorsque nous visitons un musée par exemple, est-il dans des conditions appropriées pour atteindre sa pensée ? Au-delà de la rampe, qui était en somme un prétexte pour s’interroger sur certaines valeurs de l’architecture ; notamment la place de l’art dans cette discipline, l’architecture est à mon sens une forme de voyage. Et la lecture d’une architecture est un voyage au cœur de la subjectivité du concepteur. Un voyage n’est pas nécessairement un tour du monde, chaque nouvelle expérience est une forme de voyage : « Il y a bien des images qui nous parviennent sans que l’on sache d’où ni comment. C’est plus tard, parfois, qu’elles nous sont révélées, par hasard. (…) Le voyage est l’apprentissage de tout ; le véritable apprentissage, ce sont les yeux qui voient. Un bâtiment n’est pas le produit exclusif du contexte. »198 Quant à la question : l’architecture est-elle un art ? On pourrait répondre qu’« exister sans imposer sa présence, rester discret sans s‘absenter ni se diluer. Quelque chose de l’ordre de l’éligibilité. L’architecture a toujours été un travail sur des contradictions, des intérêts contradictoires. Et c’est peut-être la raison pour laquelle je crois que l’architecture est un art :

198

Beaudoin Laurent, Machabert Dominique, Alvaro Siza une question de mesure, Paris, Editions Le Moniteur, 2008, p.255

180


(…) ces contradictions développent l’imagination et contiennent, par leur frottement, une résolution. (…) Elle tient (l’éligibilité) à la mémoire je crois. Au travail de la mémoire. »199 C’est là toute la complexité de l’architecture, guider une pensée sans la cloisonner, lui ouvrir les portes du possible, sans le restreindre. C’est un doux équilibre. Les portes du possible s’ouvrent à travers l’imaginaire du spectateur et du concepteur, or, « Il doit y avoir dans l’imaginaire aussi, comme dans l’espace, une courbure inéluctable qui s’oppose à toute planification, à tout linéarité, à toute programmation. »200 Cette dernière citation évoque à travers une opposition à toute planification, à toute linéarité, à toute programmation, la place de l’intuition dans la création architecturale. L’architecture ne peut ainsi être seulement régie par des résolutions fonctionnelles ou programmatiques. Elle en deviendrait pauvre ou vide de sens. Les questions fonctionnelles sont cependant plus palpables car plus rationnelles et facile à comprendre. Elles semblent aussi plus faciles à mettre en place dans la mesure où elles répondent à certaines règles de rigueur, règles vérifiables. L’art est relatif à des données moins explicites et relatives à la spontanéité du concepteur, qui dérangent parfois

199 200

Ibid p.157 Baudrillard Jean, Vérité ou radicalité de l’architecture ? Paris, Sens&Tonka&Cie, 2013, p.22

181


parce qu’elles ne sont pas comprises, elles relèvent plus du domaine des sens que de celui de la raison. L’architecture peut-elle alors n’être qu’art ? Une chose est certaine, « L’art est le cri d’un cœur vivant. »201 Et pour cause, on dit que l’architecture est un acte engagé, en effet il engage la subjectivité du concepteur et son intuition, sa sincérité. A mon sens, chacune des architectures présentées dans ce mémoire est engagée. Tout ne peut être explicable dans l’intuition puisqu’il s’agit par définition d’une dimension irrationnelle, mais au-delà de l’explicable, ce qu’il importe, c’est qu’elle ne soit pas vide de sens pour pouvoir faire écho dans l’imaginaire d’un autre. Et si elle ne transmet pas ce qui était dans la tête du concepteur à l’origine, qu’importe, elle transmet quand même. L’architecture en ce sens est polysémique, elle a le sens que chacun lui donne. La rampe apparaît semble-t-il comme un « objet » riche de sens, un objet ouvert. Toutes les rampes ? Non, et cela répond à la question du choix des œuvres du corpus de ce mémoire. Le but n’a pas été de répertorier toutes les rampes qu’il existe, ni de faire un travail chronologique mais plutôt d’évoquer

201

Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Editions Arthaud, 1977, p.251

182


quelques projets qui sont apparus comme une évidence. Une histoire d’intuition une fois encore, mais elle est cette fois-ci explicable et c’est Alvaro Siza qui nous donne les clés de ces choix : « L’architecte doit intervenir « fortement ». Il doit arriver à ce point qui rend possible la création à l’intérieur des espaces, qui offre des dimensions de liberté. Mais pour toucher ce point de qualité spatiale, la forme ne doit pas être neutre. La forme est l’approfondissement et la maitrise des espaces – des idées d’espace – pour atteindre cette apparente neutralité. C’est une conquête, une obligation pour l’architecture. »202 Les œuvres ont été choisies parce qu’elles sont engagées. Siegfried Giedion évoque l’œuvre de Wright dans son livre Espace, Temps, Architecture « Il s’intéressa aux éléments qui traînaient partout inaperçus, éléments issus de solutions purement utilitaires, et il découvrit dans ces matériaux bruts leur force d’expression cachée, (…). Wright mis ces éléments en valeur, les modifia, ouvrit nos yeux, à leurs possibilités secrètes et à leur beauté intrinsèque, révélant leur puissance symbolique comme un poète nous révèle l’âme des arbres et des montagnes, des rivières et des lacs de son pays. »203 N’est-ce pas cela que l’on nomme Architecture ?

202 203

Ibid p.158 Giedion Siegfried, Espace, Temps, Architecture, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p.241

183


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- Figure 3 : Serpentine Gallery, hiérarchisation par

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la hauteur / (croquis personnel)

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pavilion-2007

depuis le point le plus haut de la rampe / Jodidio

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personnelle)

Franck Lloyd Wright, United Kingdom, Princeton

- Figure 18 : MUCEM, résille de la façade / (photo

University Press, 1996, p.314

personnelle)

- Figure 12 : Pyramide dans la rampe de l’Hôtel de

- Figure 19 : MUCEM, une rampe entre deux

ville de Londres / (montage personnel)

volumes / (photo personnelle)

- Figure 13 : Pyramide dans la rampe du pavillon de

- Figure 20 : Projet pour les bibliothèques de

la Serpentine Gallery de 2007 / (montage personnel)

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Dessin

de

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Parent

/

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722253-oscar-niemeyer-mort-geant- architecture

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196


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