Carte Blanche Jean-Michel Guy / BIAC 2019

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BIENNALE INT E RNAT I ONA L E DES ARTS DU CIRQUE

Rencontres professionnelles Professional Forum Du 22 janvier au 27 janvier 2019 January 22 to January 27, 2019

La rencontre comme œuvre d’art, Carte Blanche à Jean-Michel Guy The Encounter as a Work of Art

A Carte blanche for Jean-Michel Guy 1


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La rencontre comme œuvre d’art,

The Encounter as a Work of Art

Jean-Michel Guy

Jean-Michel Guy

Aujourd’hui, 25 février 2019, j’ai rencontré Anne Quentin, à Paris. Nous nous étions donné ce rendez-vous à Marseille, juste après la table-ronde qu’elle y animait, sur « le cirque au féminin », pendant les Rencontres professionnelles de la BIAC. Elle et moi, ce jour-là, nous étions exclamés dans un même souffle : « mais ce n’est pas possible d’en rester là ! ». Alors, plutôt que de nous lamenter plus avant, nous avions décidé de nous revoir. De notre rencontre d’aujourd’hui doit sortir bientôt un projet de forum « de midi à minuit » sur les stéréotypes de genre, dont la création en cirque fait les frais. Je connais Anne depuis des lustres, mais nous n’avions jamais travaillé ensemble. Voilà : c’est en train de se faire. Et c’est donc une conséquence heureuse des Rencontres professionnelles de la BIAC : des choses adviennent, qui n’attendaient qu’elle. Peut-être auront surgi de ces Rencontres, avec la même nécessité que celle qui m’a poussé vers Anne Quentin, des merveilles. Peut-être rien. Ou peut-être un pas grand-chose aux chatoyantes nuances, qui, dans 10 ans, se sera avéré être né à Marseille en 2019 ?

Today, the 25th of February 2019, I met with Anne Quentin in Paris. We had arranged this encounter while in Marseille, just after the round table she moderated on the subject of women and circus creation during the Biennale’s Professional Forum. That day at the round table, we expressed the same idea in the same breath: “It simply can’t continue like this!” However, instead of launching into a more detailed lament right there on the spot, we agreed to see each other again. From today’s encounter would emerge a project for an intensive and expansive symposium on gender stereotypes, which play a sorry role when it comes to the contemporary circus. I had known Anne for ages, but we had never actually worked together. Now it was happening. And this is one of the happy results of the Professional Forum: the most unexpected yet necessary things can occur. Maybe other marvels arose from the Forum, with the same urgency that pushed Anne Quentin and I together. Maybe there was nothing else. Or maybe some little thing with brilliant nuances emerged that, ten years from now, will be heralded as having been born in Marseille in 2019?

C’est le problème des rencontres : on ne sait jamais ce qu’elles donnent, ni même si elles donneront. On les fomente par acquit de conscience, sans grand risque de se tromper : tout le monde a envie de rencontrer tout le monde, pour le dire vite. Et comme on n’en peut pas prévoir l’issue, il n’en est pas non plus d’évaluation possible. Sauf demain mais quand ? La rencontre est une notion vaseuse, sympa et nécessaire. Et si on la prenait à bras le corps ? Je veux dire gentiment, comme on embrasse quand on aime.

This is the problem with encounters: we never know what will come of them, we won’t even know if something will come of them at all. We instigate encounters to avoid later regrets, without any major risks of going wrong; basically, everybody wants to meet everybody. And since we can’t predict the outcomes, there is also no real means to evaluate them. Except in the days that follow, but which exact day? An encounter is a vague notion, pleasant and necessary. And how to get to the heart of the matter? I want to approach this subject gently, like a kiss for a loved one.

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Raquel Rache de Andrade et Guy Carrara m’ont donné carte blanche pour observer les Rencontres professionnelles de la BIAC –du 22 au 25 janvier 2019 – et pour en témoigner par écrit. Ils ont pris ce faisant le risque – dont ils m’avaient garanti être parfaitement conscients- que j’en use d’une manière critique, potentiellement périlleuse, pour eux comme pour moi. Je les remercie vivement de leur confiance et de leur courage. Avant d’entrer dans le vif, je dois prévenir rapidement les lecteurs que je n’ai pu observer toutes les tables-rondes, car certaines d’entre elles se tenaient en parallèle, ni tous les jours, car je devais le samedi 25, avec Cédric Paga alias Ludor Citrik, préparer le montage de notre Circonférence clown, que nous jouions le lendemain. Non seulement je ne puis donc matériellement rendre compte de toutes les Rencontres mais telle

Raquel Rache de Andrade and Guy Carrara gave me a carte blanche to observe the Biennale Internationale des Arts du Cirque’s Professional Forum—which ran from 22 to 25 January 2019—and to provide a written account of what I witnessed. In doing so, they took a risk—and they told me they were perfectly aware of this—that I would take a critical approach and the result could be potentially perilous, both for them and for me. I thank them profoundly for their confidence and their courage. Before getting to the crux of the situation, I must first warn readers that I wasn’t able to observe all of the round tables because several were scheduled at the same time; nor could I take part in all the days of the Professional Forum because

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n’est même pas mon intention. Je n’adopte pas ici la position d’un journaliste qui se contenterait de rapporter, ni celle du chercheur qui, pour observer, aurait préalablement énoncé des hypothèses de travail et mis en place un protocole (j’en ai vite refoulé la tentation, impossible à assumer sans une longue préparation). Je choisis au contraire, en toute subjectivité, d’évoquer telle table-ronde avec plus de détail que telle autre, de survoler ici et de m’appesantir là, de passer allègrement du registre descriptif à celui de l’opinion, d’oser le grief et la divagation, de brouiller les styles.

on Saturday 25 January, along with Cédric Paga aka Ludor Citrik, I had to prepare material for our show Circonférence Clown that we would be performing the next day. Not only was it physically impossible for me to attend all of the Professional Forum events, this wasn’t even my intention. For this work, I am not adopting the role of a journalist who is content to recite the facts, nor the role of a researcher who would develop a hypothesis and then establish a protocol to test it (I immediately resisted this temptation, it would have been impossible to carry out without a lengthy period of preparation). On the contrary, and with total subjectivity, I decided to evoke some round tables in greater detail than others, to skim over certain events and to delve deeply into others, to lightly switch between description and opinion, to both air my grievances and voice my rants, to blend styles.

Le hasard des rencontres

The Chance of Encounters

Tout commence à l’hôtel Mercure, où Guy, Raquel et la fort sympathique et très efficace équipe d’Archaos Pôle National Cirque (mais non, hélas, le directeur dudit hôtel, dont j’aurais pourtant aimé connaître la motivation) accueillent, dès mardi 22 janvier, à la bonne franquette, les premiers inscrits aux Rencontres professionnelles de la BIAC. Le sac en toile jaune (couleur française de l’année) qu’on leur remet contient évidemment le programme de la Biennale et celui des Rencontres (papier glacé de haut grammage, classe), ainsi que les prospectus touristiques d’usage (en nombre heureusement bien plus limité qu’en tant d’autres hauts-lieux, qui vous ignorent encore dotés de smartphone), un joli cahier de notes et, touching local touch, un petit savon de Marseille. C’est parti. (Devriez-vous vous sentir salis, pas de souci, on vous lavera).

Everything started at the Mercure hotel, where Guy, Raquel, and the wonderfully nice and highly efficient team from the Archaos national circus center in Marseille (but not, alas, the director of the said hotel, whose motivations I would have liked to know) welcomed participants in the Professional Forum with snacks and drinks on Tuesday 22 January. The canvas tote bag given out was yellow (the color of the year in France) and it contained the programs for the Biennale and for the Forum (high-grade glossy paper, classy), as well as a guide to local tourist attractions (which was shorter than for other such esteemed festivals, where they appear ignorant of the fact most people carry smart phones), a pretty little notebook, and, a local touch, a little cube of Savon de Marseille, the famous local soap. And we were off. (If you end up feeling dirty, no worries, we will wash you.)

Tote bag citron en bandoulière, quelque 330 professionnels venus du monde entier vont se presser, cinq jours durant pour certains, dans les nombreuses salles (de tables-rondes, d’exposition, de spectacle, de restaurant) de nombreux endroits différents (le FRAC Provence Alpes Côte d’Azur, la Friche La Belle de Mai, le Village chapiteaux…), dans plusieurs villes (Marseille, Vitrolles, Aix en Provence, Arles) et dans les bus qui les y emmènent. C’est un festival de langues : on y entend parler mongol, japonais, italien, allemand, letton, russe, portugais, finnois, danois, suédois, anglais bien sûr (ou du moins globish) et même « polyglotte ». Fendant la foule qui s’agglutine à l’entrée des salles, j’ai l’impression d’entendre une seule et même longue phrase, babélienne, dite en dix langues. Il fait beau et très froid.

Lemon tote bags hanging from their shoulders, 330 professionals from around the world would, for some of them, spend the next five days squeezing into numerous spaces (conferences, exhibitions, performances, restaurants…) in numerous places (the FRAC contemporary art archive, the Friche La Belle de Mai, the Tent Village…) in numerous cities (Marseille, Vitrolles, Aix-en-Provence, Arles…) not to mention the buses that would take them hither and yon. It was a festival of languages; you could hear Mongolian, Japanese, Italian, German, Latvian, Russian, Portuguese, Finnish, Danish, Swedish, English of course (or at least globe-ish), and even ‘polyglot’. Squeezing through the crowds clustered at the entranceways, I had the impression of hearing a single, long Babylonian sentence spoken in ten languages. The weather was nice, although a little cold.

Ces professionnels ne se connaissent guère entre eux ; il y a certes des grappes, le plus souvent formées par affinité nationale ou linguistique, ou trahissant parfois des collaborations internationales de longue date, mais dans l’ensemble, ce ne semble pas être des gens qui se fréquentent assidument. Vontils se rencontrer ? Telle est la grande question. Du moins l’une

These professionals from the world of the contemporary circus didn’t really know each other; certainly, there were groups, often formed by either national or linguistic affinity, or underpinned by long-standing international collaborations, but the general impression was that these were not people who regu-

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larly got together. Would they encounter each other? That was the big question. At least it is one that I would like to investigate someday as a researcher, or an idea I would love to pitch as a scriptwriter: you randomly bring together the director of the Cévennes national circus center and the director of the Rio de Janeiro national circus school and you see how many ‘desencontros’—missed opportunities in Portuguese—are needed before the trapeze artists from the Cevennes become infatuated with the Brazilian jugglers.

de celles, qu’en chercheur, j’aimerais me poser, ou qu’en scénariste j’adorerais vendre comme pitch : tu prends au hasard la directrice du Pôle National Cirque Cévennes et le directeur de l’Ecole Nationale de Cirque de Rio de Janeiro et tu vois combien de « desencontros » -occasions manquées en portugais- il faudra pour que des trapézistes cévenols s’entichent de jongleuses cariocas. De ces gens qui manifestement ne se connaissent guère, je connais –ne fût-ce que guère- une petite moitié : il y a les amis, qu’on a toujours plaisir à retrouver, surtout s’ils viennent de loin et qu’on ne les a pas vus depuis trop longtemps (les Rencontres servent aussi à cela) ; il y a les connaissances, qui deviendront peut-être aussi des amis à leur tour, si l’implicite promesse de rencontre est tenue. Et puis il y a les inévitables davernudes et autres chougridas. La davernude est une « personne qui vous embrasse comme du bon pain et dont vous êtes incapable de vous souvenir du nom », selon le « Baleinié, dictionnaire des tracas », œuvre magistrale de Christine Murillo, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, dont je recommande la lecture toute affaire cessante. Le Baleinié nomme le tracas mais n’en décrit pas les effets : avec la davernude, vous devenez soudain sourd à tout le babil multilingue alentour, vous n’avez plus de cesse que de retrouver la dernière circonstance où vous avez bien pu croiser votre interlocuteur, vous redoutez qu’on vous demande de le présenter, ce qui évidemment ne manque pas d’arriver. J’en ai croisé trois à Marseille.   La chougrida est plus facile à gérer, ou disons moins anxiogène. C’est une « personne dont vous vous souvenez du nom, vous le claironnez, mais ce n’est pas le bon ». En général elle vous excuse : « Jean-Mi, tu connais tellement de monde ! ». Pardons à ce Mattieu que j’ai pris pour un Fred ! Le Baleinié, si tatillon, a pourtant oublié de nommer d’autres désagréments : il y a cette personne qui vous embrasse en vous prenant pour un autre, mais comment l’excuser, elle, quand votre photo s’étale en une du programme des Rencontres et que Raquel vous a présenté sur tous les tons ? Pour la petite histoire, il manque aussi dans le Baleinié une entrée pour désigner le cas improbable de la chougrida qui est aussi une davernude, convenons de l’appeler chouvernude : vous vous tombez dans les bras, vous vous étreignez comme du bon pain, croyant vous connaître l’un l’autre de toute éternité quand c’est en réalité la première fois que vous vous croisez. Le cirque n’est-il pas une gigantesque foire aux chouvernudes, de gens qui s’aiment avant même de s’être jamais rencontrés ?

Among the people who clearly didn’t know anybody, I knew— even if it was just in passing—a little less than half of them: there were friends, who were always a pleasure to see, even more so when they came from far away and we hadn’t seen each other for a long time (the Forum also served this purpose); there were acquaintances who might one day become friends, if the implicit promise of the encounter held true. And then there were the inevitable davernudes and chougridas. A davernude is a “person who embraces you like there’s no tomorrow but you are incapable of remembering their name”, according to Le Baleinié, dictionnaire des tracas the masterfully invented dictionary of daily hassles written by Christine Murillo, JeanClaude Leguay, and Grégoire Oestermann, which I recommend people drop everything and read immediately. The Baleinié defines the hassle but doesn’t describe its effects: with the davernude, you suddenly become deaf to the surrounding babble, you frantically try to recall the circumstances where you might have last met the person in front of you, you fear somebody will ask you for an introduction to this person, which obviously never fails to happen. I ran into three of these types in Marseille.   The chougrida is easier to manage, or we could say a smaller source of anxiety. It’s a “person whose name you remember, utterly clearly, but it isn’t the right one.” In general, you are forgiven for this lapse. “Jean-Mi, you know so many people.” My apologies to the Mattieu who I took for a Fred! The Baleinié, which is so meticulous, nonetheless forgot to name other disagreeable occurrences: there is the person who embraces you while confusing you for somebody else, but how can you forgive her when your photograph is on the front page of the Forum program and Raquel made such a big deal of introducing you? While we’re at it, the Baleinié is also missing an entry to designate the unlikely situation of the chougrida who is also a davernude, which could be labelled a chouvernude: you rush towards this person, you crush them with a hug, both of you certain you have known each other forever, when in reality it is the first time you have ever met. Isn’t the circus really just a gigantic gathering of chouvernudes, people who adore each other before they’ve even met?

La rencontre ne fait guère l’objet d’investigations socio-anthropologiques sérieuses (encore qu’il y ait déjà des études sur Tinder et que prospèrent les sites de rencontres). Ou pour mieux le dire, la notion, pourtant si cruciale, reste peu conceptualisée. Certes, on emploie le mot rencontre à tire-larigot –comme dans l’expression routinière « rencontres professionnelles », mais sait-on seulement de quoi l’on parle et ce qu’on vise ? Un détour par l’allemand ou par l’anglais nous

There are very few serious socio-anthropological investigations into the nature of the encounter (although there are studies on Tinder and what make sites that facilitate encounters so prosperous). Or, to express it more eloquently, the notion,

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which is undeniably important, has rarely been conceptualized. The original French name for the Professional Forum, the Rencontres Professionnelles, hinges on the very notion of encounter. In reality, the word ‘encounter’ is evoked endlessly—as with the common expression ‘professional encounter’—but do we really know what we are saying and what we are aiming for? A quick detour into different languages reveals the ambiguity of this Latin invention: the same root ‘contra’, meaning ‘against’, is certainly found in both the French ‘rencontre’ and the English ‘encounter’, and the same idea of ‘coming up against’ appears in the German ‘Begegnung’ (‘gegen’ meaning ‘against’) and in the ‘incontro’ or ‘encontro’ found in Romance languages, but English also has the term ‘meeting’ (which isn’t exactly the same thing as a ‘gathering’) and German has ‘treffen’, which invokes ‘touching’ the other person, like an arrow reaching its target, without the notion of an adversary being involved. In regard to the cosmopolitanism that is both widely proclaimed and very real in the circus community, examining the meaning of this word seems like an urgent matter to me.

montrerait pourtant l’ambiguïté de cette invention latine : le même sème de « contrariété » se trouve certes dans l’anglais « encounter », l’allemand « Begegnung » et les « incontro » et autres « encontro » des langues romanes, mais l’anglais dispose aussi d’un « meeting » (qui soit dit en passant n’équivaut pas au « gathering ») et l’allemand du « treffen », qui implique de « toucher » l’autre, comme une flèche atteint sa cible, sans pour autant le tenir pour un adversaire. Eu égard au cosmopolitisme revendiqué et réel des gens de cirque, s’interroger sur le sens même de ce petit mot français de rencontre m’apparait d’une urgente nécessité. Et c’est aussi une affaire personnelle : peu avant sa mort, le très regretté Yves Deschamps, alors « inspecteur de la création artistique » au ministère de la culture (une appellation fonctionnelle toujours en vigueur et qu’il détestait à juste titre), m’a prodigué ou plutôt légué ce conseil : « il n’y a pas d’art, ni de culture, et encore moins de politique culturelle qui ne se fonde sur la rencontre. Favorise, organise la rencontre ».

And it’s also a personal matter: shortly before his death, the deeply missed Yves Deschamps, who served as an ‘artistic creation inspector’ at the Ministry of Culture (a bureaucratic designation that is still in use and that I feel justified in detesting) gave me, or rather bequeathed upon me, the following advice: “there is no art, no culture, and, even more so, no cultural policy that isn’t based on the encounter. Facilitate, organize encounters.”

Le rond-point, cette horreur urbanistique que l’on dit typiquement française mais qui sévit partout, est récemment devenu, pour les « gilets jaunes » un point de rencontre. Au départ il y a cette intuition miraculeuse d’investir ce non-lieu par excellence qu’est le rond-point pour faire entendre la parole des sans-voix. De simple lieu de ralliement, le rond-point devient vite un espace d’échange d’expériences puis, grâce à la durée, de rencontre. Un cinéaste la symbolisera sans doute un jour sous la forme conventionnelle de l’histoire d’amour – et de facto des couples se sont formés lors de cette lutte.

The roundabout, that urban infrastructure horror considered so typically French but that is actually a widespread phenomenon, has recently become a site of encounters for the Gilets Jaunes, or the yellow vest movement. At the start, it was a miraculous moment of intuition to use a non-place such as a roundabout as a platform for people without a voice. Having initially served as a simple rallying point, the roundabout became a place where people shared experiences and then, over time, a place of encounters. No doubt a filmmaker will one day symbolize this movement using the conventional format of a love story—and, de facto, couples have actually formed during this social struggle.

A Marseille, j’ai présenté les unes aux autres une dizaine de personnes qui elles-mêmes se sont présentées, les unes aux autres ou mutuellement, selon le hasard des places dans une navette ou un restaurant. C’est un bon début, non ?

In Marseille, I made introductions between perhaps a dozen people who then went on to make introductions between themselves, either one by one or in groups, depending on the randomness of seating assignments in shuttle buses or restaurants. It’s a good start, no?

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Où faut-il être ?

Where should one be?

Ce même hasard m’a mis dans le taxi d’une Canadienne aux idées extravagantes : elle veut envoyer au moins deux artistes de cirque de chaque province canadienne en Europe, pour qu’ils voient, à la faveur d’un festival européen (BIAC, Circa, Circolo, Letni Letna, Subtopia, Spring ?) la diversité des formats et des esthétiques possibles du cirque contemporain, c’est-à-dire en clair, autre chose que le mégashow à la québécoise ; sans compter, ajoute-t-elle, que les stars du cirque du Québec, les Eloize et autres 7 Doigts de la main, sont toujours par monts et par vaux, sauf au Canada ! Problème : à Vancouver, à Toronto, à Calgary, des artistes de cirque, il n’y en a pas. Et pour cause : des spectacles, des lieux qui en programment, des écoles de cirque- il n’y en a pas non plus, soutient-elle. Et quand je lui suggère d’envoyer plutôt des programmateurs que des artistes inexistants, elle rétorque que le règlement du Conseil des arts qui la missionne le lui interdit. J’en déduis que cette Madame Cirque du Canada va devoir inventer des artistes. Au fond, je ne la crois pas, ma sympathique partenaire de taxi ! Je mettrais ma main à couper que des artistes de cirque à Vancouver, à Toronto, à Winnipeg, il y en a déjà, et qu’il n’y a qu’à se baisser. Ce qui me le fait dire ? Au moins deux raisons, l’une pratique, l’autre théorique : j’ai rencontré en Amazonie des jongleurs amateurs, habitant à des milliers de kilomètres de la plus proche école de cirque, qui avaient un niveau technique admirable, acquis uniquement grâce aux tutoriels disponibles sur internet ; l’art et les théories de Jérôme Thomas n’avaient même plus de secret pour eux. J’ai aussi découvert, grâce à Circus Next, les Mismo Nismo –lauréats de l’édition 2018- qui se battent pour qu’existe un cirque d’art en Slovénie. A la faveur du web, et des témoignages d’autres grands voyageurs, il ne fait pour moi plus le moindre doute qu’il y a des artistes de cirque partout, certes avec des niveaux techniques disparates mais avec la même volonté d’expression – et le plus souvent la même revendication rageuse de reconnaissance. La seconde raison, théorique, tient à la plasticité extrême de la notion de cirque, déjà fondatrice du genre occidental (le mythe du « creuset ») et désormais amplifiée par la curiosité, l’ouverture d’esprit, la radicalité des auteurs du cirque d’art, prompts à remettre en cause les définitions admises : il y a peu de « circassiens » en Lituanie ? Certes, mais des dizaines d’acrobates y sont au bord de l’art et n’attendent que ça ! L’ancestral kalaripayattu indien, ou le plus récent malakhamb n’est pas un art du cirque ? Qu’à cela ne tienne, accueillons-le au cirque les bras ouverts ; après tout, allait-il de soi que la magie nouvelle s’y soit acquis, en à peine 20 ans, la place enviable et méritée dont elle jouit aujourd’hui (en témoignent la création au CNAC d’un espace spécifique pour son enseignement et la recherche, et à la BIAC la magnifique exposition que Raphaël Navarro a conçu à la Friche La Belle de Mai) ?

This same randomness landed me in a taxi alongside a Canadian with extravagant ideas: she wanted to send at least two circus artists from every Canadian province to Europe to attend a festival (BIAC, CIRCa, Circolo, Letní Letná, Subtopia, Spring?) to experience the diversity of aesthetics possible in the contemporary circus, or, to put it bluntly, to see something other than the mega-shows that had become the hallmark of certain Quebec companies; that’s also without considering that veritable circus stars from Quebec—Cirque Eloize, Les 7 Doigts, and others—continue to be wildly successful everywhere but in Canada! One problem: there were no circus artists in Vancouver, in Toronto, in Calgary. And for a reason: there also aren’t any contemporary circus shows, venues, or schools. And when I suggested that perhaps it would be better to bring festival programmers and venue bookers to Europe instead of non-existent artists, she responded that this was forbidden under the funding rules of the Canada Council for the Arts. I deduced that Ms. Circus Canada would have to invent artists. The truth is, I don’t really believe what my taxi partner told me. I am willing to bet my right arm that there are already circus artists in Vancouver, Toronto, and Winnipeg, all you have to do is root them out. What makes me say this? At least two things, one practical, the other theoretical. In the Amazon, I met amateur jugglers living thousands of kilometers from the nearest circus school who showed an admirable technical ability thanks to video tutorials available on the Internet; the art and theories of the French juggler Jérôme Thomas were completely familiar to them. Thanks to Circus Next, I also discovered Mismo Nismo, who were the organization’s 2018 laureates and who fight to ensure that an artistic form of circus survives in Slovenia. Between the web and what I have heard from experienced travelers, I don’t have the slightest doubt that there are circus artists everywhere, obviously with disparate levels of skill, but with the same drive for creative expression—and often with the same burning determination to earn recognition. The second reason, the theoretical one, is connected to the extreme flexibility of the notion of circus, which has already given rise to the Western style (the myth of the ‘crucible’) and which is amplified by the curiosity, the open-mindedness, and the radicality of circus authors, authors who are quick to challenge accepted definitions. Are there relatively few circus professionals in Lithuania? Certainly. But there are dozens of acrobats working on the edges of this art form and who are eagerly waiting for such an emergence! The ancestral Indian art of self-defense kalaripayattu or the most recent sport of malakhamb— are they not forms of circus? If so, should not these forms be welcomed to the circus with open arms? Just consider the path of Magie Nouvelle (New Magic) over the past 20 years and the enviable and well-deserved place it has today (as can be seen by the CNAC circus center’s creation of a space dedicated to related teaching and research, as well as the magnificent exhibition that Raphaël Navarro curated at the Friche La Belle de Mai during the BIAC).

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To return to Canada, and to end this chapter, the question raised in the taxi was: “Where should I bring my Vancouver artists in order to give them a new creative existence?” And the answer, in short, is—and sorry Raquel, sorry Guy (but I warned you when we began this adventure) and sorry to my interlocutor for having betrayed her tentative response—Auch! (The CIRCa contemporary circus festival in Auch is rich, varied, ‘high quality’, focused, convenient, lively, picturesque, a sure thing.) To put it bluntly: what interest is there for a non-existent circus artist from Vancouver (but let’s expand the horizons: from Mbabane, from Tegucigalpa, from Skopje, from Papeete, from Baku, or from Manilla, not to mention from Shanghai) to spend a week in Marseille and its surrounding area rather than in the place where they really need to be? Aïe, aïe, aïe!

Pour revenir au Canada, et clore ce chapitre, la question du taxi était : « je les envoie où mes artistes de Vancouver à faire exister ? » et la réponse, lapidaire – pardon Raquel, pardon Guy (mais je vous ai prévenus d’entrée de jeu) et pardon à mon interlocutrice pour trahir sa réponse provisoire- c’est : à Auch ! (c’est riche, c’est varié, c’est estampillé « high quality », c’est concentré, c’est commode, c’est vivant, c’est pittoresque, c’est sûr). En gros : quel intérêt pour un artiste de cirque inexistant de Vancouver (mais élargissons la perspective : de Mbabane, de Tegucigalpa, de Skopje, de Papeete, de Bakou ou de Manille, pour ne pas dire de Shanghai) à venir passer une semaine à Marseille et environs plutôt que là où il faut être ? Aïe, aïe, aïe !   J’ai l’air d’attiser une potentielle concurrence entre festivals ? Oui, et je ne me suis d’ailleurs pas privé, fort de ma carte blanche, de mettre de l’huile sur le feu lorsque, lors de la table-ronde consacrée aux festivals, Marc Fouilland crut bon de l’allumer. Donc, je récidive. A la question de savoir comment les directeurs de festival envisageaient les cinq ans à venir, le directeur de Circa à Auch eut cette sournoise réponse : « je veux continuer à traiter les artistes correctement, par exemple je ne programme jamais de première ». Comme la politique de la BIAC est exactement inverse (quatre premières consécutives pendant les Rencontres professionnelles et une bonne moitié de la programmation globale, me semble-t-il), ma carte blanche m’imposait de porter au grand jour ce qui n’eût pu paraître qu’une insinuation, voire une attaque pro domo. J’osai nommer « conflit potentiel » la divergence que Marc Fouilland venait insidieusement d’évoquer. La médiatrice de la table-ronde, Catherine Faudry, me corrigea sans tarder, rieuse, en la rebaptisant illico « approche différenciée » - comment ne pas admirer cet art de la diplomatie, dont Cathy, chargée de mission Cirque à l’Institut Français, a désormais acquis les codes ? Dire le politiquement correct en s’en moquant tout en le rappelant dans un en-même-temps macronien suggérant l’inverse. Brava. Bravissima.

Does it seem like I am fanning the flames of competition between the festivals? Yes, and thanks to my carte blanche, I even went further and poured oil on a fire that Marc Fouilland thought was already burning brightly during the round table devoted to festivals. So, I am a repeat offender. In response to the question of how festival directors envision the next five years, the director of CIRCa in Auch had this cunning answer: “I want to continue to treat artists well, for example I never program world premiere performances.” Considering the BIAC takes a completely opposite approach (there were four consecutive world premieres performed during the Professional Forum and it seems to me that these types of premieres represented a good half of the overall program), my carte blanche obliges me to bring to light what may have only appeared an insinuation, or to put it another way, a self-serving statement. I dared to label the divergence in approaches cited so surreptitiously by Marc Fouilland as a ‘potential conflict’. The mediator of the round table, Catherine Faudry, corrected me straightaway with a laugh, rebaptizing it as a ‘differentiated approach’ — how can one not admire the language of diplomacy, which Cathy, the mission head for the circus arts at the Institut Français, is clearly fully fluent in? Saying something with utter political correctness while both poking fun at an idea and dismissing it is a feat worthy of Emmanuel Macron. Bravissima.

Mes pieds dans le plat firent trois éclaboussures, que je donne dans le désordre : 1. la notion même de première est labile. Il y a désormais, comme le rappelle Marc Fouilland, des « premières régionales », des « avant-premières », voire des « avant avant-premières », et mille autres manières de ne pas nommer un chat un chat ; arrêtons donc de nous voiler la face ; 2. Programmer une première n’est pas l’expression d’un arbitraire, mais le résultat d’une intelligence avec l’artiste, réplique alors Simon Carrara, en défense de la BIAC ; voix vipérine dans la salle (celle de Géraldine Werner d’ay-roop) : « tu parles ! la première, à l’artiste, souvent on la lui impose ! » 3. Malgré tout, la pression sociale exercée, lors d’un grand festival, par une foule de professionnels sur l’artiste est démesurée, comme le rappelle Roman Müller, qui en fit naguère les frais à Auch avec sa pièce Arbeit ; mais une autre langue de vipère de suggérer que la faute en incombait à la pièce, pas au festival : si ton spectacle est bon, il trouve fissa 200 acheteurs et ta carrière

There were three main results of my so clearly having put my foot in it, results that I will relate in no particular order: 1/ The very notion of ‘premiere’ is somewhat unstable; as Marc Fouilland reminded the audience, there are ‘regional premieres’, ‘world premieres’, and ‘sneak previews’. 2/ The programming of a world premiere isn’t an arbitrary matter, but the result of an understanding with the artist, as Simon Carrara stated in defense of the BIAC model; yet a voice of objection rose in the room (that of Géraldine Werner of the AY-ROOP circus center in Rennes): “What are you talking about? A world premiere is something that is often imposed upon an artist.” 3/ Despite everything, during a festival there are immense social pressures placed on artists by their professional colleagues, as was mentioned by Roman Müller, who once lived through this at Auch when performing his show Arbeit; yet another sharp-tongued

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est assurée. Alors c’est à mon tour de répandre mon venin : les artistes ne devraient-ils pas plutôt payer pour passer à Auch ou Marseille ? Après tout, ne le font-ils pas déjà en masse au festival d’Avignon, comme Marc Fouilland, dans le bus, me le rappelle sur un ton, bien à lui, dont je ne sais s’il est ironique, cynique ou fort sérieux.

individual in the room suggested that the fault lies with the show, not the festival: if the performance is good, you will find 200 purchasers and your career is set. That was the cue for me to release my venom: aren’t there generally costs for artists wishing to take part in Auch or Marseille? In the end, doesn’t this already happen at the Avignon theatre festival, as Marc Fouilland would say to me later in the bus, with his particular tone, which I couldn’t determine as being ironic, cynical, or deadly serious.

Oh my God ! Ce mot-clé de « première » (ou préférez-vous « création mondiale » ?) n’était pas du tout prévu au programme. Vertu des rencontres qui dérapent ! Si j’ose dire : un lapsus. C’est un thème en soi, une question professionnelle très spécialisée, potentiellement polémique, tant elle engage d’enjeux économiques mais aussi symboliques difficilement dicibles et conciliables (« Cet artiste est à moi ! »). Eh bien, mettons-le au cœur d’une future table-ronde, carrément.

Oh my God! The key word ‘premiere’ (or if you prefer, ‘world premiere’) wasn’t even on the program. One of the virtues of a round table gone off track! And, if I dare say: maybe even a Freudian slip. It’s a theme unto itself, a highly specialized professional issue with the potential for polemics as it involves both economic consequences and symbolic notions that are difficult to verbalize and reconcile. (‘This artist is mine!’) Well, let’s definitely make this the subject of a future round table.

Des différences, voire des différends, existent entre festivals ? La question n’est-elle pas plutôt de savoir comment mieux coopérer ? Guy Carrara, lors de la table-ronde sur l’apport de la Biennale au territoire, a brandi, avec ironie, une formule dont le Circus Centrum belge avait déjà fait, il y a quatre ans, son étendard : le cirque peut sauver le monde. Qu’on n’en rigole pas si vite, c’est un mot d’ordre magnifique, qui engage.   Car si l’on réfléchit à ce qui nous détermine – la richesse inconcevable des ploutocrates qui font du monde ce que bon leur semble, et les structures psychologiques qui sous-tendent ce pouvoir- alors, sauf à baisser les bras une bonne fois pour toutes, il faut croire que le cirque peut changer le monde, sinon à quoi bon en faire, en voir, en parler ? Qu’on l’appelle résistance ou avant-garde révolutionnaire, le cirque d’art n’a pas d’avenir dans le monde de l’hyperlibéralisme californien planétaire. Il ne peut s’en sortir que par l’invention d’un nouveau hacking –Johann Le Guillerm l’a nommé naguère « archaïsme futuriste », il y a certainement d’autres voies.

Differences, even disagreements, exist between festivals? Shouldn’t the question instead be how to better cooperate? Guy Carrara, during the round table on what the Biennale contributes to the area and its economy, brandished, with some irony, a slogan that the Circus Centrum in Belgium had used four years ago: the circus can save the world. Yet maybe we shouldn’t be so quick to laugh, it’s a magnificent motto, one that incites action.   Because if we think about the state of things—the inconceivable wealth of plutocrats who do what they please with the world and the psychological mechanisms that underlie this power structure—well then, if you don’t want to give up hope once and for all, you have to believe the circus can change the world; if not, what’s the point of doing it, seeing it, talking about it? Call it an act of resistance or the vanguard of a revolution, but the truth is that the artistic circus has no future in a world of Californian hyper-liberalism. It can only survive through the invention of a new form of hacking; Johann Le Guillerm once called this approach ‘future archaism’, but, whatever the case, what is certain is that there are other paths to be taken.

En tout cas, si le cirque n’est pas d’ores et déjà, au minimum, à la pointe de la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes, et plus généralement contre toutes les discriminations et les injustices, s’il n’est pas à l’avant-garde du sauvetage de la planète et des économies d’énergie, et s’il ne vise pas une beauté folle, inédite, bouleversante, susceptible d’émanciper les plus cloitrés d’entre nous, et s’il ne promeut pas l’éthique qui la conditionne, alors franchement, vaut-il vraiment qu’on l’encourage ?

Nevertheless, if the circus hasn’t already, at a minimum, firmly established itself at the forefront of the battle against inequalities between men and women in particular and against all discrimination and injustice in general, if it isn’t the spearhead of the struggle to save the planet and to reduce energy use, and if it does not aim for a mad, original, shocking form of beauty that can emancipate the most sheltered and cynical among us, and if it does not promote the very ethical standards that shape it, then, truly, should we even bother to encourage it?

Il n’y a donc pas d’opposition entre les festivals ni entre les écoles de cirque : seulement un manque de clarté et de coopération. Et un énorme manque de mobilité ! Il m’a suffi d’entendre Valérie Fratellini inventorier à Marseille la liste interminable, quoique non rédhibitoire, des obstacles financiers, juridiques, administratifs à l’accueil d’un apprenti mongol à l’Académie Fratellini, pour m’en convaincre. Or le cirque devrait être une ruche hypermobile, un commando mondial porteur des meilleures idées (le régime d’indemnisation du chô-

So, there is no opposition between festivals, or between circus schools; there is just a lack of clarity and cooperation. And an enormous lack of mobility! To be convinced of this, I only needed to hear Valérie Fratellini speak in Marseille as she inven-

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toried the interminable (although not insurmountable) list of financial, legal, and administrative obstacles for welcoming an apprentice from Mongolia to the Académie Fratellini! Yet the circus should be a hive of hyper-mobility, a worldwide commando armed with the best ideas (for example the French social safety net for artists and technicians, the Colombian model of using the circus for social integration, and the general embrace of multilingual cooperation). Only weighty subjects!

mage des artistes et techniciens à la française, par exemple, le cirque d’intégration sociale à la colombienne, l’avant-garde polyglotte etc.). Que de pesanteurs ! Je rouspète, mais au fond pas encore assez : il y eut fort peu de débat lors de ces tables-rondes. Des témoignages, certes, et souvent passionnants, mais peu de points délicats, qui divisent, qui obligent à argumenter, et à chercher ensemble des solutions. De toutes façons, même à l’heure du « Grand débat » voulu par Emmanuel Macron, et malgré la gigantesque envie des gens de s’exprimer, on ne sait plus ni dire ni débattre. Et en cirque, my god, mais où est la critique, la pensée, l’engueulade, le défi, « l’approche différenciée » ? Ou plus simplement le courage des opinions ? A Auch, pendant le dernier festival, en octobre 2018, je ne me suis jamais autant disputé, car il y avait franchement de quoi. Mais, si paradoxal que cela paraisse, les discussions, exacerbées, sont restées secrètes, par respect pour les artistes présents au festival, qu’il électrise au-delà de toute raison. A Auch, j’ai éprouvé comme rarement l’impossibilité de la controverse publique sur les œuvres, que ne compensait pas l’extrême prolixité du débat privé.

I gripe, but deep down still not enough: there was precious little actual debate during the round tables. People shared their experiences, often passionately, but there were very few sensitive issues raised, ones that divide, that incite arguments, that trigger the common search for solutions. In any case, at the same time that France was holding Emmanuel Macron’s ‘Great Debate’ program to give citizens a chance to voice their concerns, and despite people’s gigantic desire to express themselves, we no longer know how to say something or how to debate. And for the circus, my god, where is the criticism, the reflection, the squabbling, the challenging, the ‘differentiated approaches’? Or, more simply, the courage to express opinions? I never got into so many arguments as I did during the previous festival in Auch in October 2018, because, frankly, there had never been so many reasons to before. But, as paradoxical as it might seem, the discussions, however exacerbated, remained private out of respect for the artists present at the festival, artists who heightened the intensity of the debate beyond all reason. In Auch, I also experienced the unbearable public pressures associated with controversy, even as the private debates reached extreme heights of verbosity.

À Marseille il n’y avait même pas d’espace pour une telle impossibilité. Pas d’espace de débat tout court, sur ce qui importe le plus : les œuvres. Or c’est essentiel, même dans une grande ville comme Marseille, même au temps des réseaux sociaux, que de donner aux gens, et aux artistes, la chance de parler d’art, de sensibilité, de goût, en direct. Et de s’affronter. Le format même de la Biennale, étalé dans le temps et l’espace, permet aux Provençaux de voir beaucoup de choses –j’oserais même dire quasiment tout ce qu’il faut avoir vu- et d’y retrouver, dans une offre pléthorique et presque indistincte, leurs petits.   Mais il les prive aussi de ce qui fait l’attrait d’Auch, et qu’au moins une semaine de « rencontres professionnelles » pourrait tenter d’approcher : l’esprit de la ruche, le débat tous azimuts sur les œuvres, la discussion professionnelle hyper-focalisée sur un point très précis (chauffer un chapiteau par exemple), la controverse (le cirque n’est pas un art populaire par exemple), la conférence (état des lieux des formations supérieures…), le témoignage (le cirque à Singapour), le débat libre (voici ce dont nous voulons parler). Et plus généralement, je propose le concept de « Rencontres de Marseille », avec le S du pluriel pour n’intimider personne, mais sans « professionnelles » pour y admettre quiconque, et avec comme concept central la rencontre au singulier, avec tout ce qu’il implique, du début à la fin, de sa dimension philosophique à ses aspects les plus pratiques, y compris commerciaux. Quand la BIAC rencontre l’Hôtel Mercure, c’est que quelque chose se passe et s’assume : peu m’importe que le directeur de l’hôtel Mercure aime ou n’aime pas le cirque, mais il m’importe qu’il dise pourquoi il s’associe à la BIAC, ne serait-ce que pour de simples raisons vénales. Pas de honte à cela ! C’est même très important. Si l’on veut que l’art pénètre la société, il faut qu’il engage des

In Marseille, there wasn’t even space for such an unbearable situation. No space for debate at all, at least not on what was most important: the works of art. Yet it is essential, even in a city the size of Marseille, even in the age of social networks, to give people, to give artists, the opportunity to speak about art, about perception, about taste, face-to-face. And to confront each other. The very format of the Biennale, spanning both time and the territory, allows the people of Provence to see a lot of things—I would actually dare to say forces them to see a great many things— and to try and find meaning in this plethora of offerings that blur together.   But it deprives the BIAC of what is in fact the key attraction of Auch, and what a week of ‘professional encounters’ could try to replicate: the hive spirit, the far-reaching debates on the artworks, the hyper-focused professional discussions on an extremely finite detail (the best way to heat a circus tent, for example), the controversy (the circus is ‘not an art for the general public’, for example), the conferences (the state of the top training programs…), first-hand experiences (the circus in Singapore), open debate (now this is what we want to talk about). And more generally, I would propose having the ‘Encounters of Marseille’, with the plural ‘s’ so that nobody is intimidated, but without the ‘professional’ so that anybody can take part, and

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relations forcément commerciales avec les pharmaciens, les boulangers, ou la boutique de mode du coin. Des rencontres.

with ‘encounter’, singular, as the central concept, with all that it involves, from the beginning to the end, from its philosophical dimensions to its practical aspects, including commercial considerations. When the BIAC encounters the Mercure hotel, it means something is happening and something is being accepted: it isn’t important whether the director of the Hôtel Mercure likes or dislikes the circus, but what is important to me is that he explains why he is associating with the BIAC, even if it is for merely materialistic reasons. There is no shame in that! It’s actually quite important. If we want art to truly penetrate society, it is necessary to enter into purely commercial relationships with pharmacists, bakers, or the clothing store on the corner. Encounters.

Prendre le temps

Taking time

J’ai rencontré Guy Carrara il y a 30 ans. C’était en juillet 1987 sur la place du Palais des Papes d’Avignon, où, cet après-midi-là, en off, et comme en contrepoint du mémorable Soulier de Satin qu’Antoine Vitez donnait alors, dans le in, de 22h à 6h du matin dans la cour d’honneur dudit Palais, une troupe de fous furieux, nommée Royal de Luxe, présentait Parfum d’amnésium, désormais mieux connu sous le titre de Roman-photo. Nous étions assis, à même le pavé, l’un à côté de l’autre et de Marie-Pierre Bouchaudy. La rencontre entre nous trois fut immédiate, c’est-à-dire non : elle avait été médiée, provoquée, par une œuvre d’art. En l’occurrence, ce fut la commune adhésion à ce Roman-photo, qui représentait pilpoil notre génération rebelle, qui fit tout. J’ai du mal à en parler et peine à trouver mes mots sous les larmes, tant fut grand le choc, et durable l’effet. Cette pièce nous rapprocha, nous fit nous confier, nous parler. Et me fit ipso facto et illico découvrir le Chapiteau de cordes d’Archaos, que ledit Guy, son acolyte Pierrot Bidon –paix à ton âme éternelle - et leur bande d’allumés, donnaient eux aussi dans le off, très loin du centre – et par là même le nouveau cirque. Soit dit en passant, j’ai découvert le cirque, ce jour-là, sur invitation et ne m’en suis jamais remis (du cirque comme de l’invitation). Guy Carrara, qui as pleuré dans mes bras, et j’ai sans doute aussi pleuré dans les tiens, tant la compassion est contagieuse : soyons fidèles à l’émotion qui nous unit. Par intermittence depuis trente ans, mais solide. C’est aussi une façon de te dire que la critique n’est pas finie. Elle ne fait que commencer.

I met Guy Carrara 30 years ago. It was July 1987 in the square of the Palais des Papes in Avignon, where, that afternoon, as part of the OFF program and in counterpoint to the memorable Soulier de Satin staged by Antoine Vitez, which was very much part of the Festival d’Avignon’s official program and which ran from 10pm to 6am in the Cour d’Honneur of the aforementioned palace, a troupe of crazed performers called Royal de Luxe presented Parfum d’Amnésium, which is now better known by the title Roman-Photo. We happened to be seated on the same cobblestones, beside Marie-Pierre Bouchaudy. The encounter between us was immediate, or rather it wasn’t; it was mediated, provoked, by a work of art. As a matter of fact, it was our common connection to Roman-Photo, which perfectly captured the rebelliousness of our generation, that made it possible. I had a hard time speaking and through my tears and I couldn’t find the right words, that was how great the impact was, how sustained its effect. This play brought us together, fostered our conversation, pushed us to share. And, ipso facto, it led me to discover the Chapiteau de Cordes by Archaos, that Guy and his acolyte Pierrot Bidon—may his soul rest in eternal peace—and their band of maniacs, were performing far from the city center as part of the OFF festival, which is how I was introduced to the new circus. Or one could say I discovered the circus that day on an invitation and I’ve never been the same since. Guy Carrara, you who cried in my arms, as I no doubt did in yours, so contagious is compassion: let us remain loyal to the emotions that unite us. Perhaps only intermittently over the past 30 years, but concretely. This is also a way to say that the criticism has not finished. It has only just begun.

L’œuvre d’art est, en elle-même, une source de rencontre. C’est qu’elle-même en est le fruit, et qu’elle en transmet, même dans le cas d’un solo, même clandestinement, la puissance. Elle n’est certes pas la condition de la rencontre – on se frotte par toutes sortes de médiations parmi lesquelles l’art compte bien peu- mais, en tant que laboratoire de la rencontre, l’art du spectacle a d’ores et déjà pas mal de résultats à faire valoir. Résultats dont des « rencontres professionnelles » auraient donc tout avantage à s’inspirer.

The work of art is, in itself, a source of an encounter. It may even be considered the fruit of an encounter, and even in the case of a solo or a clandestine performance, it transmits the encounter’s power. An artwork certainly isn’t a condition for an encounter—we come together around all sorts of mediations and among them art plays a small role—but in terms of a laboratory to study the encounter, the art of a performance has already amassed a good number of results that prove its

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worth. Results that the Professional Forum should have taken as an inspiration when trying to generate encounters.

Et je commence par cette remarque d’Audrey Louwet –artiste provençale et universelle- qu’elle me confie en privé, tant elle redoute d’être taxée publiquement de douce rêveuse : pourquoi ne pas faire précéder les tables-rondes et autres colloques, surtout ceux qui portent sur le cirque et les pratiques du corps, d’un warming up général, incluant tous les participants ? Utopie ? Mais, lui réponds-je, cela s’est déjà fait, et oui, tu as raison, ça change tout. Je l’ai expérimenté à Toulouse, à la Grainerie, à l’occasion d’un colloque international sur la recherche en cirque, où Marie-Céline Daubagna n’avait pas eu de telles préventions. Elle avait conçu un échauffement simple, ludique, pour la centaine de participants. C’est trop peu dire que ça détend l’atmosphère, ça réveille les sens, et ça pose la fraternité comme valeur sacrée. Excusez du peu. Ensuite il faut se convaincre que la rencontre est un processus sociologique intelligible et non le fruit du hasard. Globalement, elle demande surtout du temps, c’est-à-dire la ressource aujourd’hui la plus rare, à l’heure de l’économie de l’attention, autrement nommée temps de cerveau disponible (et du speed dating, qui sévit aussi, hélas, même en cirque). Comme le confiait Roman Müller lors de la table ronde consacrée aux festivals, à qui l’on demandait comment il était parvenu à convaincre les élus locaux d’Aarau et du canton suisse d’Argovie à investir dans le cirque : « il faut beaucoup de rencontres et consacrer beaucoup de temps pour les rencontres » (et il ajouta dans la foulée qu’il faut parler d’art plus que d’argent). Soit dit en passant, son festival, qui en est à sa cinquième édition, est plus qu’une réussite totale : c’est un nouveau modèle potentiel, très inspirant, de « grand festival ». De rencontre. Du temps : de même qu’une création de cirque digne de ce nom réclame du temps (Boris Gibé dit avoir mis neuf ans pour créer L’absolu !), de même nous devons envisager la rencontre comme une œuvre lente, méritant un soin extrême, opiniâtre, une méthodologie, un parti pris. Trois questions se posent d’emblée : 1. Combien de temps ? 2. Comment rendre le format nécessairement bref d’une « table-ronde » (entre 2 et 3 heures) adéquat à la rencontre ? 3. Quelles « conditions temporelles » inventer ?

And I will start with a remark made to me by Audrey Louwet—an artist of both Provençal and universal standing—in private, no doubt because she dreaded being labelled a naive dreamer if she made it in public: Why not begin each round table and conference, especially those that address the circus and the physical arts, with a sort of general warm-up that includes all the participants. Utopian? But, I answered her, this is already being done, and yes, you are right, it changes everything. I experimented with this method at La Grainerie in Toulouse during an international conference on circus research where Marie-Céline Daubagna didn’t have any misgivings about the idea. She created a simple, inclusive warm-up for the hundred or so participants. It isn’t enough to say that it relaxed the atmosphere; it awakened the senses, it established kinship as a sacred value. No less than that. Next, you need to be confident that an encounter is an intelligible sociological process and not a random stroke of luck. Globally, the thing it requires the most is time, that’s to say the resource that is the most scarce today, in an era when the economy of attention, also called available brainpower, is so taxed (what better example than the speed dating technique for networking that, alas, is even used in the circus). As Roman Müller confided during the round table consecrated to festivals, when he was asked how elected officials in Aarau and Aargau were convinced to invest in the circus: “You need a lot of encounters and you need to devote a lot of time to encounters” (and he added that you needed to talk more about art than money). It should be mentioned that his festival, which is in its 5th edition, is a total success: it is a new model with great potential, highly inspiring, a ‘grand festival’. An opportunity for encounters. Time: consider that the creation of a circus performance worthy of the name demands time (Boris Gibé said he needed nine years to create L’Absolu!), consider that we must envision the encounter as a slow work that requires extreme care, as stubborn, as a methodology, as a statement of belief. Straightaway there are three questions that arise: 1/ How much time? 2/ How can the time limitations of a round table (two to three hours) be adapted to nurture encounters? 3/ What ‘temporal’ conditions should be established?

A la première question « combien de temps ? », je répondrais volontiers : le temps qu’il faut. Et, sans craindre le paradoxe, je pense qu’il y a des œuvres d’art qui ont besoin de très peu de temps pour naître, et qu’on peut aussi inventer des rencontres très vite. Autrement dit, la vraie question c’est la clarté et la force de l’intention. Mais il est vrai que la plupart des rencontres appellent la durée, continue ou rythmée. C’est par exemple au nom de cette considération que je me garde d’évaluer la table-ronde sur la création féminine pour elle-même, et veux la voir au contraire comme un moment d’un processus à poursuivre. Si je l’apprécie au regard de la rencontre qu’elle aura permis à Marseille, et uniquement à Marseille, son apport me paraît plutôt faible (en dehors de ma collaboration avec Anne Quentin !) Si, en revanche, je l’inscris dans un grand projet de rencontre, étalé dans le temps, et dépassant aussi l’espace marseillais, alors elle m’apparaîtra (peut-être) comme un jalon utile et nécessaire.

To the first question of ‘how much time’, I answer voluntarily: the time that is required. And, without worrying about being paradoxical, I think there are some works of art that take very little time to create just as encounters can also be established very quickly. In other words, the true question is the clarity and the force of the intention. But it is true that most encounters are established over time, whether it be continuous or intermittent. For example, in the name of this consideration, I will restrain from evaluating the round table on women creators in the circus as a discrete event, but rather as one moment in a conti-

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nual process. If I was to judge it only in terms of the encounters it facilitated in Marseille and uniquely in Marseille, it seems to have contributed rather little (outside of my collaboration with Anne Quentin!). If, on the other hand, I frame it as part of a larger project of encounters that is spread over time and goes beyond the Marseille event, it appears (perhaps) to have been a useful and necessary stepping stone.

Le format temporel ? Toutes les tables-rondes de la BIAC (celles, du moins, auxquelles j’ai assisté) manifestaient une visée différente et engageaient une conception de la rencontre différente, avec des effets immédiats très différents. Ce qui est plutôt bon signe a priori. Mais elles partageaient aussi de mêmes défauts. Le plus évident tient à la place (temporelle) donnée à l’échange avec le public, ou plus simplement encore à la parole du public, laquelle place dépend étroitement du nombre des « parleurs » assis à la table, toujours trop élevé. Dans le pire des cas, il était manifeste que les personnes à la table ne se parlaient qu’entre elles, ne se regardaient même qu’entre elles, inconscientes de la coupure qu’elles instauraient avec le public et des effets d’intimidation, de mépris ou d’ennui qu’elles étaient susceptibles de provoquer.

The temporal format? All of the round tables at the BIAC (at least the ones I attended) manifested different intentions and embraced a different concept of the encounter, with effects that were both immediate and varied. Which is, a priori, mostly a good sign. But they also shared the same faults. The most obvious involves the (temporal) place given to exchanges with the audience, or, more simply still, to giving the audience a voice, which is a consequence of the number of ‘speakers’ sitting at the table, a number that was always too large.   In the worst cases, it was obvious that the people at the table were only speaking among themselves, were only looking at each other, and seemed unconscious of the rupture they had created with the audience and the feelings of intimidation, disdain, or boredom that they were susceptible of provoking.

Le deuxième effet, peu contrôlé et pourtant capital, est celui du débit de parole (et plus généralement de la clarté des propos) qui engage la question de la traduction. A mille moments je me suis extrait de ce qui se disait en français pour me tourner vers les interprètes et les plaindre. J’essayais de traduire mentalement ce qui se disait en une autre langue et c’était l’horreur ! Horreur pour les interprètes, horreur pour les étrangers dans leur casque. Or il se pourrait bien que traduction et rencontre soient un seul et même concept ! Et qu’un mal -traduit soit un mal-rencontré.

The second effect, difficult to control yet so essential, is the flow of conversation (and more generally the clarity of the ideas), which also brings into play the question of translation. There were a thousand moments when I extracted myself from what was being said in French and turned to the interpreters and I pitied them. I tried to mentally translate what was being said in another language and it was a horror. A horror for the interpreters, a horror for the foreigners with their headphones. Yet a translation and an encounter should be the same concept! And a poor translation should inevitably result in a poor encounter.

Et puis, il y a la question plus générale du dispositif : comment peut-on encore, décemment, appeler table-ronde ce qui se présente sous la forme d’une table rectangulaire à effet de tribune ? Aux conservateurs qui m’objecteraient que « tableronde » est une expression toute faite, entrée dans les mœurs, je dois rappeler d’abord que les mots ont un sens (un chef d’Etat qui s’exprime à l’ONU ne confond pas du tout une table ronde et une table rectangulaire), et que si le sens ne nous plaît pas, il faut changer de mot, ou carrément de dispositif. OK, vu sous l’angle de l’information, du témoignage, voire du « cours », la tribune –et plus généralement la scène frontalea encore de beaux jours devant elle. Mais vu sous l’angle de la rencontre ? Non seulement il existe d’ores et déjà d’autres dispositifs, plus ou moins standards, destinés à rendre moins intimidante la prise de parole, ou l’expression d’une opinion (comme les world cafés), mais nous sommes dans un milieu artistique ! Inventons donc d’autres formules.

And then there is the more general question of the mechanism: how can we still in good faith call these events ‘round tables’ when in fact they are rectangular tables that give the impression of a lecturer’s dais? To those traditionalists who argue that ‘round table’ is a ready-made expression that has entered into common parlance, I hasten to remind them that the words have an actual meaning (a state leader speaking at the UN most definitely doesn’t confuse a round table with a rectangular table), and if this meaning doesn’t suit us, we need to change the word or indeed the mechanism. OK, seen from the perspective of providing information, of sharing experiences, of giving ‘lectures’, the dais—and more generally any stage in the front of a room—still has a healthy future. But seen from the perspective of the encounter? Not only are there already plenty of other mechanisms, more or less standard, that are destined to make the act of speaking or giving an opinion less intimidating (such as the world café or knowledge café structure) but we are in an artistic environment! So, let’s be creative and invent new ways!

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L’artiste est. Certes, mais où ?

The artist is. Certainly, but where?

Souvent, c’est grâce à des néologismes, ou au remplacement d’un mot trop usé par un autre que l’on parvient à sortir des routines de pensée. C’était l’un de mes fils conducteurs préalables, ou plutôt un signal d’alerte que je m’étais donné : sois vigilant aux mots nouveaux.

Often, it is thanks to neologisms, where an overused word is replaced with another, that we are able to escape routine thinking. This was one of the guiding principles that I had established beforehand, or rather an alert that I had set for myself: be vigilant in the lookout for new words.

Le vocable le plus inattendu a été fusion, et je vais lui consacrer un long développement. Mais auparavant, évoquons d’abord celui, très ancien, de discipline, et son contraire l’indiscipline. Cette dernière a été abordée, mais peu fouillée, lors de la table ronde consacrée à l’attitude des écoles supérieures d’art à l’égard de l’interdisciplinarité. J’aurais bien aimé que les participants à cette table ronde aient pu voir préalablement Grande— de Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel (certes programmés à la BIAC mais plus tard), modèle concret et réussi de transdisciplinarité indisciplinaire, dont on peut attribuer la nouveauté insolite, abstraction faite de leur immense talent, au simple fait que leurs deux auteurs ont eu la chance de fréquenter deux écoles, le CNAC et le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, ayant collaboré pour permettre ce double cursus. Hélas, la table-ronde n’a guère abordé la question des fins, c’est-à-dire la raison artistique profonde susceptible de conduire des écoles supérieures d’art à accorder à l’interdisciplinarité une place plus ou moins grande (et singulièrement un certain volume horaire de cours).   Ou plutôt, elle a mis en lumière, ou rappelé, deux logiques assez étrangères l’une à l’autre : celle de la FAI-AR (formation supérieure des arts de la rue), dont la spécialité est l’espace public et non pas une « discipline », et celles des écoles visant d’abord l’excellence dans une discipline (la danse, le cirque, le théâtre). Que dans ces écoles-ci la logique « disciplinaire », qui est leur raison d’être, doive l’emporter sur « l’interdisciplinarité » est compréhensible. Il n’est pas évident d’y choyer l’interdisciplinaire, ni en pratique, ni même théoriquement ; et pourtant toutes le souhaitent et toutes le font. Sans compter que l’interdisciplinarité n’est jamais qu’un cas particulier de la notion plus ample d’ouverture, qui veut des étudiants –puis des artistes professionnels- curieux du monde et capables de nouer des liens avec d’autres professions (et pourquoi pas des astronautes, des médecins, des philosophes, des boulangers etc.). Et sans compter, faut-il ajouter, que les écoles doivent déjà la gérer la question de l’interdisciplinarité au sein même de leur « discipline », loin d’être homogène (songeons au pluriel des « arts du cirque » ou à la subdivision de la danse en différents genres). Bref, de la question concrète de la collaboration entre écoles supérieures, ou entre elles et d’autres secteurs, à l’importance des œuvres hybrides dans le paysage artistique, en passant par la curiosité ou la mobilité des étudiants, le thème de l’interdisciplinarité reste plus polymorphe que jamais, à défaut d’être brûlant. Cette table-ronde ne pouvait guère faire mieux que d’essayer d’en attraper quelques tentacules.

The most unexpected word was fusion, a term that I will delve into later on. Yet prior to that, a much older term, discipline, was evoked, as well as its opposite indiscipline. While these two terms were raised, they weren’t truly scrutinized during the round table devoted to interdisciplinarity at post-secondary art schools. I would have liked the participants in this round table to be able to have seen Grande– by Vimala Pons and Tsirihaka Harrivel beforehand (it was programmed at the BIAC, but for later in the festival), a concrete and successful model of undisciplined transdisciplinarity; one could say its bold originality, rather than being solely due to the pair’s immense talent, was also a result of the simple fact that the authors attended two schools, the CNAC circus centre and the Conservatoire National Supérieur du Théâtre, that had created a joint curriculum. Alas, the round table barely touched upon the question of the ultimate goals, that is to say the deep artistic motivations that are likely to lead art schools to give interdisciplinarity a more or less important role (especially in terms of the number of class hours).   Rather, it highlighted, or reminded us of, two diverging arguments: that of the FAI-AR (a post-secondary programme for the street arts), which is specialized in the public space and not a specific ‘discipline’; and that of the schools that strive for excellence in one discipline (dance, circus, theatre). It is in those specialized schools that the ‘discipline’ approach, which is their raison d’être, understandably takes priority over interdisciplinarity. It’s not easy to nurture interdisciplinarity, neither in practice nor in theory; and yet, everybody wants it to be done and everybody seems to be doing it. That’s without taking into account that interdisciplinarity is only one particular facet of the much broader notion of openness, a notion that pushes students—who go on to become professional artists—to embrace curiosity and to establish ties with other professions (which should include astronauts, doctors, philosophers, bakers, etc.). And, it must be added, that’s also without counting that schools already have to manage the question of interdisciplinarity within the bounds of their own ‘discipline’, which is obviously far from homogenous (think about the plural ‘s’ on the term ‘circus arts’ or the division of dance into its various subcategories). In short, from the practical question of collaboration between post-secondary schools, or between these schools and other sectors, to the facilitation of hybrid creations on the artistic landscape and the fostering of curiosity and mobility among students, the theme of interdisciplinarity remains as polymorphous as ever. The best this round table could do was try to grasp at a few of this complex creature’s tentacles.

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La notion de fusion fut employée à plusieurs reprises, notamment par Philippe Le Gall, directeur du Pôle National Cirque de Bretagne : « soyons fusionnels avec les artistes ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Entendons d’abord ce propos liminaire du même Philippe Le Gall, qui le répète trois fois comme pour bien enfoncer le clou : « L’artiste est. Point ».

Then, the notion of ‘fusion’ was used on multiple occasions, notably by Philippe Le Gall, the director of the Pôle National Cirque de Bretagne: “Let us be fusional with the artists.” What does that even mean? It feels necessary to begin with a formative statement made by the same Philippe Le Gall, who repeated the same thing three times during his speech in order to drive the point home: “The artist is. Period.”

« L’artiste est » : un artiste ne cesse pas de l’être quand il semble faire autre chose que de l’art (voire : y compris quand il torche son nouveau-né ?). Un artiste qui intervient dans un cadre social, dans une école, une prison etc. ne se transforme pas ipso facto en animateur ou en médiateur scolaire, pénitentiaire etc. : il reste un artiste. Alors certes, peut-être qu’en travaillant en collège, en prison ou avec des sourds, il ne donne pas l’impression de « créer » -ou du moins de créer ces produits attendus de lui qu’on appelle des spectacles ou des œuvresmais ce qu’il fait dans ces cadres c’est forcément de l’art, car c’est un artiste, ou une. Et c’est cela qui importe : qu’un artiste fasse son boulot d’artiste, qu’il est le mieux placé pour définir, sur scène, en piste, en forêt, dans un garage, une école, une maison d’arrêt, un IME, un EPAD etc. Philippe Le Gall s’en doute-t-il ? A -t-il imaginé la première conséquence sociale de sa prise de position ? Elle est pourtant immédiate : dès lors qu’on me reconnaît le statut d’artiste, et que la preuve de ce statut n’est plus la création de spectacles mais mon activité artistique tous azimuts, alors il faut complètement revoir le régime d’indemnisation du chômage des intermittents du spectacle (ou du moins des seuls artistes), qui est fondé sur « le spectacle » et non sur « la création » et encore moins sur la notion d’art. Mais là où je me marre intérieurement, jusqu’au fou rire, c’est à la pensée que Philippe Le Gall puisse publier son salaire jusqu’ à le « fusionner ».   Son plaidoyer avait aussi pour but très pratique, lors d’une table-ronde hyperspécialisée, hyperfrançaise, sur les « dispositifs morcelés de l’action artistique », de dépasser les apories de la politique culturelle en France. Pour le résumer très vite, disons que la puissance publique mène à l’égard de l’art deux politiques séparées, peu articulées, voire contradictoires ; la première, historiquement portée par le ministère de la culture, vise à garantir le renouvellement de la création et sa diversité, que l’économie privée est soupçonnée de compromettre ; la deuxième, portée elle aussi (mollement) par le ministère de la culture comme par bien d’autres institutions, vise à rendre universellement accessibles les biens et les services culturels publics. Cette seconde politique (dite de démocratisation, de médiation ou parfois de la « demande ») se traduit par une foule de dispositifs spécifiques, visant des populations ciblées : les détenus, les enfants hospitalisés etc. Or comme dit Le Gall, l’artiste est. Il ne se découpe pas, lui –ou elle- selon les buts artistiques ou sociaux de la politique culturelle. Il « fait avec », comme « font avec » les institutions susceptibles de « l’accompagner » (un concept dominant depuis les années 2000, en voie d’épuisement, ou de dépassement par celui d’ « accompagnement mutuel », de fusion, donc). Or le sens de

‘The artist is’, the first thing this phrase aims to express is that an artist doesn’t stop being an artist when they begin to do something other than art (even wiping their newborn’s bum?). An artist who acts within a social framework—a school, a prison, etc.—doesn’t ipso facto transform into a prison or school counsellor; they remain an artist. Of course, for sure, maybe while working in a middle school or a prison or with the hearing impaired, they don’t give the impression that they are ‘creating’— or at least not creating the products that are expected of them, products labelled artworks or performances—yet what they are doing in those environments is absolutely art because it is being done by an artist. And that’s what is important: that an artist does their work of an artist, and they are the ones best suited to define this work, whether it be on a stage, in a hall, in a forest, in a garage, in a school, in a jail, in a medical institute, in a retirement facility, etc. Philippe Le Gall has doubts about this? Did he envision the main social consequences of the position he took? It is immediate: the instant my status as an artist is recognized and that the proof of this status is no longer the creation of performances but rather any one of the diverse artistic activities I pursue, then the whole employment status and social safety network for those who work in the arts (or at least artists) must be reconsidered because, as it stands, it is based on the ‘performance’ and not the ‘creation’ and certainly not any notion of art. But what really amuses me, to the point that I want to break out in gales of laughter, is the thought that Philippe Le Gall might reveal his salary in the name of ‘fusion’.   His arguments also had a very practical goal, coming as they did at a hyper-specialized, hyper-French round table discussing the fragmented systems to support artistic initiatives. To summarize quickly, let’s say that the public powers carry out two separate policies regarding art that are barely coordinated and at times contradictory. The first, historically the domain of the Ministry of Culture, aims to ensure there is renewal and diversity when it comes to artistic creation, goals which the private economy is suspected of undermining; the second, also (meekly) implemented by the Ministry of Culture, as well as many other institutions, aims to make publicly held artworks and public cultural services universally accessible. This second policy (often referred to as cultural democratization or mediation or even ‘demand’) manifests itself through a range of specific mechanisms that target specific demographics: inmates, hospitalized children, etc. Or, as Le Gall said, the artist is. The artist doesn’t differentiate between the end goals, whether they are artistic or part of a wider cultural or social policy. An artist ‘does make’ just as the institution ‘makes do’

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cette table-ronde était justement là : au-delà du problème très concret du « jonglage » entre les dizaines de dispositifs sociaux existants, sources de financement pour la création et sa « démocratisation », mais porteurs d’une potentielle « instrumentalisation » de l’artiste, ou d’un dévoiement des fonds et des fins, qui surmobilisent les équipes, comment retrouver du sens et l’imposer ? La réponse radicale est donc « fusion ». La réponse normale est le plus fréquentable « relation ».

when it is susceptible of providing ‘support’ (a concept that has dominated language since the early 2000s, to such a point of exhaustion that it is now being replaced by ‘mutual support’, or, in other words, fusion). Yet this was the driving question of the round table: beyond the very concrete problem of the ‘juggling’ between the dozens of social mechanisms for financing and ‘democratizing’ culture; beyond the potential for each of these mechanisms to ‘instrumentalize’ the artist; beyond the channeling of funds and privileging of certain results that ultimately over-mobilizes some groups: how do you find true meaning and direction and then how do you impose it? The radical response is ‘fusion’. The normal response is the more respectable ‘relations’.

Une question d’habitat

A question of residing

« L’enjeu n’est plus la représentation mais la relation ». Cette phrase, entendue elle aussi lors de la table-ronde sur le morcellement des dispositifs, atteste un grand changement dans la manière dont certains opérateurs envisagent leur métier, ou tentent de l’extraire de logiques anciennes (refus absolu du mot « tutelle », refus d’un certain « marketing ») : détestant qu’on les nomme « programmateurs », ils nouent des « relations » avec des « partenaires ». Le terme de « relation » est vague, mais il a d’ores et déjà une histoire (avec « l’esthétique relationnelle » de Nicolas Bourriaud, et mille expériences artistiques) et reste révolutionnaire malgré sa banalité. Un article, très bienvenu, de Libération (édition du 8 février 2019) rappelle que de nombreux théâtres ouvrent désormais à l’heure du déjeûner, dans leur hall, des restaurants, sans chercher à faire des commensaux du midi des spectateurs du soir. Enfin ! Le théâtre, à la suite de la médiathèque d’aujourd’hui, s’envisage comme espace de rencontre, sans limiter au bord-plateau avec des artistes sa mission « médiatrice » de service public ! Alain Reynaud, directeur de La cascade –Pôle National Cirque en Ardèche- dit qu’il ne programme pas des artistes mais les « invite ». Sylviane Manuel, directrice d’un autre Pôle National Cirque dit engager les habitants d’Alès à investir son festival. Il ne fait aucun doute qu’une nouvelle idéologie est à l’œuvre, qui se dit comme elle peut, à tâtons : elle a un concept de base, d’ores et déjà entré dans la loi, mais peu dans les faits concrets, les « droits culturels » (expression que je n’ai, cela dit, pas du tout entendu prononcer à Marseille).   Le mouvement des Gilets jaunes lui donne une nouvelle actualité indirecte : non que « la culture » soit un thème central des préoccupations populaires, ni « l’accès à la culture » une revendication (ni même un thème inscrit au Grand débat) mais parce qu’il est lui-même totalement culturel, et totalement en phase avec cette idée de « droits culturels » inventé par une certaine élite visionnaire.

“The issue at hand is no longer representations but relations.” This phrase, which also emerged during the round table on fragmented financing mechanisms, attests to a major change in the way certain operators envision their profession, or are attempting to extract themselves from old ways of thinking (the refusal to use the word ‘patron’, the refusal of certain forms of ‘marketing’); they are loathe to be called ‘programmers’, instead they build ‘relations’ with ‘partners’. The term ‘relation’ is vague, it has a long history (consider Nicolas Bourriaud’s relational aesthetics as well as thousands of artistic experiences) and yet it remains revolutionary despite its banality. A very welcome article appeared in the French newspaper Libération (February 8, 2019) reminding us that several theatres have now opened restaurants that are open for lunch, yet they make no efforts to transform midday diners into evening spectators. Finally! The theatre, following in the footsteps of today’s multimedia library, sees itself as a space for encounters, no longer limiting itself to ‘meet the cast’ events to fulfil their roles as mediators in the service of the general public! Alain Reynaud, director of La Cascade—the national circus center in Ardèche—says he doesn’t program artists, he ‘invites’ them. Sylviane Manuel, the director of another national circus center, says she persuades residents of Alès to become involved in her festival. There can be no doubt that a new ideology is at work, an ideology that is being expressed as well as it can be, in dribs and drabs: a base concept has already entered into the vocabulary but not into concrete use, a notion of ‘cultural rights’ (an expression that, it must said, I did not hear pronounced in Marseille).   The Gilets Jaunes movement indirectly provides this idea with a new currency; not that ‘Culture with a capital C’ is one of the central concerns of the populist action, nor are the protesters demanding ‘access to culture’ (which isn’t even one of the themes of the Great Debate), but because the movement is completely cultural and totally in sync with the idea of ‘cultural rights’ that was invented by some elite visionary.

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L’expression professionnelle de cette idéologie est donc cette improbable notion de fusion. En voici quelques indices glanés à Marseille. Philipe Naulot, directeur adjoint du Pôle cirque Normandie dit « on est au cœur des compagnies ». Anaïs, administratrice la compagnie Basinga, confirme : « on est ensemble avec les structures» et Tatiana Mosio-Bongonga, fondatrice de la compagnie va même plus loin : « Nos équipes et celles du théâtre n’en font qu’une ». Même si « l’honnêteté intellectuelle » impose de reconnaitre « qu’on est d’abord là pour créer », il y a toujours moyen de « faire les loulous » (c’est-à-dire de louvoyer, de ruser, de composer, de « chercher les failles ») pour utiliser, sinon détourner, les dispositifs de médiation sociale (type « culture et santé ») au service d’un projet global.

The professional expression of this ideology is thus the improbable notion of fusion. What follows are a few clues gleaned in Marseille. Philipe Naulot, assistant director of the circus center in Normandy, said, “We are at the heart of companies”. Anaïs, administrator for the Basinga company, confirmed, “We stand together with the institutions”, and Tatiana Mosio-Bongonga, founder of the aforementioned company, went even further, proclaiming, “Our team and those of the venue are one.” Even if ‘intellectual honesty’ demands the recognition that ‘we are there first and foremost to create’, there is always a way to ‘play the fox’ (that’s to say to maneuver, to scheme, to finagle, to ‘look for the weaknesses in the system’) to exploit or to repurpose social mediation mechanisms (the ‘cultural’ and ‘health’ models) in order to fulfil the creative goals of a broader cultural project.

OK, j’entends, je prends note, mais j’ai comme un doute. L’expérience de la compagnie Basinga est-elle l’exception qui confirme la règle, ou la promesse d’une nouvelle règle, qui s’appliquerait aussi à moins rare qu’elle ? Tatiana MosioBongonga a beau jeu de dire à ses amis : faites comme moi, entourez-vous bien, et entretenez avec vos potentiels producteurs des relations quasi-fusionnelles ou « loulous ». Son art du funambule, et son talent, restent exceptionnels, et ses conditions d’exercice difficilement transposables.

OK, I hear them, I am taking note, but I still have a niggling doubt. Is the experience of the Basinga company the exception that proves the rule or the promise of a new rule that will be applied less infrequently? It was easy enough for Tatiana Mosio-Bongonga to tell her friends: do as I do, create a good network, and maintain quasi-fusional or ‘fox-like’ relationships with your potential producers. Her art on the high wire, and her talent, remain exceptional and her conditions of work are difficult to transpose.

Après inviter, investir, fusionner, j’ai aussi entendu un autre joli terme : habiter. Et c’est avec Audrey Louwet, qui a ouvert ma réflexion, que je la referme, car c’est elle qui a posé la question, lors de la table-ronde consacrée à l’impact territorial de la BIAC. Elle est simple : où habiter quand on fait du cirque ? Audrey répond : là où l’on peut s’entraîner. Ce qu’elle oublie de dire, mais ça irait mieux en le disant, c’est que les compagnies de cirque, philosophiquement nomades, vont vers l’argent sympa. Pourquoi vivre à Marseille plutôt qu’ailleurs ? Audrey me fera connaître certains lieux méconnus de la ville, et me la vantera avec une sensibilité et un enthousiasme qu’on chercherait en vain dans le moindre guide touristique, mais encore une fois, ce sera en privé : ne risquerait-on pas, sinon, de minimiser son attachement par et pour le cirque ?

After the inviting, the investing, the fusion-ing, I also heard another curious term: to reside. And it was with Audrey Louwet, who triggered my reflection, because she was the one who raised the question during a round table on the territorial impact of the BIAC. The question is simple: where do you live when you are a circus performer? Audrey answered: wherever you can train. What she forgot to say, but what makes it easier to understand, is that circus companies, which are philosophically nomadic, migrate towards available money. Why live in Marseille instead of elsewhere? Sure, Audrey introduced me to little known areas of the city, and she extolled them with a sensitivity and an enthusiasm that we vainly search for in a traditional tour guide, but once again this was a private moment between us; if it wasn’t private, couldn’t such enthusiasm for a specific place be seen as minimizing one’s commitment to the broader spirit of the circus?

La notion de « résidence », désormais normale, quoique récente dans la politique culturelle française, sonne encore très étrange hors de nos frontières. Foncièrement économique, elle répartit les risques d’une production entre plusieurs structures, géographiquement distantes. Elle se fonde aussi sur des notions politiques récentes, comme celle de « territoire », et un corpus très ancien d’utopies hors d’usage (démocratiser au sens d’inculquer). Un artiste « en résidence », est censé lors de sa résidence faire tout et son contraire : créer dans une grande confidentialité (ce pour quoi on l’a invité) et, se mêlant à la population locale (le boulanger, le bistrotier, et après ?), dire, en deux semaines, à la faveur de quelques heures volées à la création, combien il adore cette ville. La résidence comme occasion de rencontre ? Oui. Potentiellement. Mais franchement : peu. Enfin, rien à voir avec l’habitation. Qui soit dit en passant, n’a rien à voir

The notion of an artistic ‘residency’, which has become normalized, even though it is a recent development for French culture, still raises eyebrows beyond our borders. As an economic foundation for a production, it spreads the risk among multiple, geographically disparate organisms. This is also based on new policy ideas, such as that of ‘territory’ and a bygone corpus of utopian ideals (democratize in the sense of inculcate). An artist ‘in residence’ is expected, during the course of their residency, to do everything and its opposite: to establish a sense of complicity (that’s why they were invited) and to mix with the local community (the bakery owner, the waiter at the café, and then who?), and to express admiration for the host city, all within the

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non plus avec la notion, surannée, d’ « implantation ». Je trouve cette question de l’ « habiter », précisément parce qu’elle émane d’artistes toujours par monts et par vaux et ambassadeurs de la mobilité, plus féconde que celle de « territoire », qui fleure trop l’identité et le repli.   Audrey, en versant ce petit verbe au débat, traduit une préoccupation des plus fréquentes chez ses consoeurs et confrères : j’en connais tellement qui domicilient le siège de leur compagnie dans une région (souvent choisie avec soin sur le marché de la subvention), travaillent dans une autre où l’espace ne fait pas défaut, et habitent encore ailleurs, là où il fait bon vivre à leurs yeux, selon des critères qui mériteraient bien qu’on s’y intéressât un peu plus, car ce sont des critères d’artistes (puisque l’artiste est). Que les trois choix ne coïncident pas, voilà le problème soulevé par Audrey.

space of two weeks and at the cost of hours that could have been spent on the creation itself. The residency as an opportunity for encounters? Yes. Potentially. But, frankly: not very many. In the end, nothing at all like actually residing somewhere. Which is, to say in passing, also nothing to with the obsolete notion of ‘implanting’. Because the question of ‘residencies’ leads successful artists to become ambassadors of mobility, I find the term more fertile than that of the ‘territory’, which is too close to notions of identity and withdrawal. Audrey, by adding this little verb to the debate, related one of the most common preoccupations among her colleagues: I know so many artists who have their company headquarters in a specific region of France (often carefully chosen according to available subsidies) while working in another region that has more suitable training or performance space and finally living in an entirely different place, a place where, in their eyes, life is good, good according to criteria that are worth looking into a little more, because these are artists’ criteria (because the artist is). The fact that these three choices do not coincide, voilà, that’s the problem Audrey raises.

Ah le paravent !

Ah, the screen!

J’en viens pour finir à la table-ronde sur la création au féminin, dont il m’est très difficile de rendre compte de manière analytique ou synthétique, tant elle a suscité en moi de réactions épidermiques. Je l’ai trouvée tout à la fois nécessaire, intéressante, superficielle, confuse, frustrante. Suffisamment révoltante pour avoir déclenché en moi le besoin d’imaginer avec Anne Quentin non pas une suite, mais une alternative inédite.

I ended my observations by attending the round table on women’s creation in the circus, which is difficult for me to recount clearly because it left me with such a rash of reactions. At the same time, I found it necessary, interesting, superficial, confusing, and frustrating. It was shocking enough for me that I needed to join Anne Quentin in imagining not just the next chapter but an alternative edition. My first observation concerns the importance of ‘création au féminin’. First of all, the very format of the Professional Forum tends to place different areas of interest on the same plane, and while they may be interesting and current (artistic interdisciplinarity, environmental responsibility, innovations for festivals, etc.), they do not all have the same gravitas or urgency. The question of creation by women is not a new trend to be addressed, but rather a crucial political and social issue that deserves far more than a two-hour meeting. Amongst its many drawbacks, the two-hour format (which featured five participants seated at the table along with the moderator) certainly didn’t permit a profound exploration of the issues at hand.

Ma première observation porte sur l’importance du thème, « la création au féminin ». D’abord le format même des Rencontres professionnelles tend à mettre sur le même plan des sujets de préoccupation, qui, pour être tous intéressants et actuels (l’interdisciplinarité artistique, l’éco-responsabilité, l’innovation festivalière etc.) n’ont à mon sens pas du tout le même poids ni la même urgence. Or, la « question des femmes », pour faire bref, n’est pas du tout un thème parmi d’autres, ou à la mode, mais une question sociale et politique tout à fait cruciale, qui mérite mieux que deux heures de réunion. En outre ce format de deux heures (avec cinq participantes à la table + la modératrice) ne permet guère d’aller au fond des choses.

The French name for this round table, Création au féminin (creation in the feminine) was a play on French grammar rules, but it instigated a sentiment of confusion due to the double meaning of the word ‘feminine’, which evokes both ‘being a woman’ (either in the biological sense, or the cultural sense of ‘feeling womanly’) as well as “the totality of the qualities that a given society at a given moment in time attributes to, associates with, or assigns to women” (according to the principle of differential valence of the sexes as proposed by Françoise Héritier). It should be noted in passing that the same can be said

Le sentiment de confusion provient du double sens du mot « féminin », qui renvoie à « être une femme » (soit au sens biologique, soit au sens culturel de « se sentir femme ») mais aussi à « l’ensemble des qualités que telle société, à tel moment de son histoire attribue, associe ou assigne aux femmes » (selon le principe de valence différentielle des sexes mis en évidence par Françoise Héritier). Notons au passage qu’il en irait de même de l’adjectif « masculin ». Or l’expression « création au féminin » ne permet pas de lever l’équi-

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for the word ‘masculine’. Therefore, the expression Création au féminin doesn’t provide a clear distinction between ‘creation by women’ and ‘creation that presents stereotypically feminine character types’. This is why, on multiple occasions during the round table, certain participants had a hard time identifying the issues: I create and it happens that I am a woman, so by definition my creation is feminine, where is the problem? And what follows next: I do not create as a woman but rather as a person (with the same standing as a man). And it just so happens that the person I am has the sex that I have. Or, as Tatiana said so beautifully, “when I look in the mirror, I don’t see a black woman.”

voque entre la « création faite par des femmes » et la « création présentant des caractères « genrés », «stéréotypiquement féminins ». C’est pourquoi, à plusieurs reprises dans la tableronde, certaines participantes ont eu du mal à se situer : je crée et il se trouve que je suis une femme, donc ma création est par définition féminine, où est le problème ? Et ce qui s’ensuit : ce n’est pas parce que je suis une femme que je crée, mais en tant que personne (donc au même titre que les hommes). Et la personne que je suis se trouve avoir le sexe que j’ai. Ou comme le dit joliment Tatiana « quand je me regarde dans la glace je ne vois pas une femme noire ». En outre, j’ai eu l’impression que les femmes à la table (des autrices, des femmes assumant des responsabilités) se situaient comme dans une sorte de futur déjà advenu : post-domination masculine. Comme si, elles, ayant fait fi des inégalités femmeshommes, ou s’en étant sorties, ne voyaient plus la réalité persistante desdites inégalités. Ou parce que « la création » ou l’art seraient, en soi, des catégories transcendantes, sociologiquement inexplicables. Mais la réalité, comme n’ont cessé de le rappeler Sophie Deschamps et Anne Quentin, reste brutale.   Pas seulement sur le plan des salaires et de l’accès aux plateaux, aux responsabilités ou aux subventions, mais en vertu de la cécité sociale face aux inégalités et aux déterminations inconscientes. Par exemple, suggère Anne Quentin : la manière même dont des autrices présentent leur projet de création fait une grande place aux doutes, quand le regard des examinateurs et examinatrices de projets veut, inconsciemment, l’affirmation.

Furthermore, I had the impression that the women at the table (authors, women in positions of responsibility) situated themselves in a future that had already arrived: post-masculine domination. As if, they, having defied or overcome the inequalities that exist between men and women, no longer saw the insidious reality of these inequalities. Or, since ‘artistic creation’ in itself is a transcendent pursuit, it is beyond any sociological explanations. But the reality, as Sophie Deschamps and Anne Quentin kept reminding people, remains brutal.   Not only on the level of salaries and access to facilities, jobs, or subsidies, but also in terms of the overall societal blindness and unconscious facilitation of these inequalities. One example cited by Anne Quentin was the manner in which women authors present their creative projects; they leave room for doubt, whereas the people assessing the project, unconsciously, only want total confidence. To put it differently, the question hasn’t been posed correctly. When one of the participants proclaims, “I don’t call myself a feminist” when she is actually defending very progressive and revolutionary ideas, this tells me that we still aren’t out of the woods.

Autrement dit le problème est mal posé. Quand l’une des participantes dit « je ne me revendique pas féministe », alors même qu’elle tient par ailleurs des propos très engagés, je me dis qu’on n’est pas sortis de l’auberge. La domination masculine continue de s’exercer, et aussi dans le milieu culturel et celui du cirque. Pour schématiser elle s’exprime dans la persistance (voire l’aggravation) d’inégalités, de plus en plus mesurables et objectivables ; Sophie Deschamps a rappelé quelques chiffres, mais on dispose déjà de statistiques nombreuses et incontestables : inégalités de salaires, inégalités d’accès à certaines responsabilités ou certains métiers. Persistance des violences, des actes de misogynie et des discriminations. Et last but not least, la persistance de représentations (le plus souvent inconscientes, mais que des chercheurs et chercheuses commencent à objectiver) défavorables à l’émancipation des femmes (et des hommes, victimes eux aussi de représentations de la masculinité susceptibles de les rendre fort malheureux).

There is still masculine domination, both in the worlds of culture and the circus. When mapping it out, it can be seen in the persistence (even the aggravation) of the most objective and easily measured signs of inequality; Sophie Deschamps cited several figures, but we already have numerous and incontestable statistics: inequality of salaries, inequality in positions of responsibility in certain professions. The persistence of violence, acts of misogyny, and discrimination. And last but not least, the persistence of unfavorable portrayals (most often unconscious, although researchers are beginning to identify trends) that undermine the emancipation of women (and men, who are also victims of portrayals of masculinity that are susceptible of rendering them deeply unhappy).

La puissance des représentations « genrées » a été mise en évidence d’une manière magistrale, comme l’a rappelé Sophie Deschamps, par l’introduction d’un paravent, lors des auditions ou des concours de musique, entre le candidat et le jury.

Sophie Deschamps reminded people that the power of ‘gendered’ portrayals was masterfully evidenced once they placed a screen between the candidate and the jury to create a blind audition process for orchestras and conservatories. As it

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Outre que le paravent protège aussi les candidats des « minorités visibles » -noirs, basanés, handicapés- contre de potentielles discriminations, sa présence a eu pour conséquence immédiate, partout où il a été mis en place, de faire grimper le nombre de femmes admises aux concours (jusqu’à 50%). Inversement, comme le montre une étude sur les concours des orchestres en Ile-de France, à chaque fois qu’on enlève le paravent (par exemple entre le deuxième et le troisième tour du concours, car les membres des jurys disent avoir besoin de voir les candidats pour les apprécier), le nombre de femmes admises décroît systématiquement. Cela signifie très clairement que des représentations inconscientes guident nos choix, et généralement au détriment des femmes.

happened, the screen also protected candidates who were ‘visible minorities’—black, brown, disabled—from potential discrimination and its presence had an immediate impact wherever it was used, increasing the number of women who passed the audition phase by as much as 50%. Conversely, as was revealed by a study of orchestras done in the Ile-de France, once the screen was removed (for example, at the second or third phase of the audition process, because juries apparently needed to see the candidate to fully appreciate them), the number of women that successfully passed the trial systematically dropped. This clearly proves that unconscious considerations guide our decisions and, generally speaking, they work to the detriment of women. The principle of precaution (and the impossibility of using such a screen in the circus) obliges us to be doubly vigilant, to quickly put into place mechanisms that should already be there: parity on artistic juries, parity for the recruitment of professors, even of students, the removal of all indications of gender in applicants’ dossiers and subsidy requests, etc. As for the question of quotas, it continues to be a divisive one, especially since women (in France) fear being recruited not for their skills but in the name of equality. Yet as a Swedish woman in the auditorium said, nobody wants quotas, but instead 50/50 everywhere, every time.

Le principe de précaution (et l’impossibilité du paravent en cirque) nous oblige à redoubler de vigilance, et à mettre en œuvre sans tarder ce qui peut l’être d’ores et déjà : la parité dans les jurys, dans le recrutement des profs, voire des étudiants, la neutralisation des marques grammaticales de genre dans les dossiers de demande de subvention etc. Quant à la question des quotas, elle continue de diviser, essentiellement parce que les femmes (en France) craignent encore d’être recrutées non pour leur compétence mais au nom de l’égalité. Mais comme le rappelait une Suédoise dans l’auditoire : nous ne voulons pas de quotas, mais, partout, tout le temps, du 50/50.

Let’s limit ourselves to the sore point: the contradiction between the concrete and abstract notions of personhood— concrete because we all live like people with a set personal identity; abstract because the status of ‘person’ is a philosophical construction that requires time to be established, and that slavery (still a scourge) or movements like Nazism attempt to impugn. The contradiction between the free will that is attributed to the notion of personhood and the painful reality of inequality limits, even annihilates, the exercise at hand.   To bring this point to life, I propose a sort of film: the flow of Tatiana Mosio-Bongonga’s thoughts during the round table in Marseille, as I have reconstituted them in ten sequences based on what she said (or by imagining what she might have said to fill in the blanks; and sorry Tati if I am using you as a character and I am slightly disloyal to your words, I will explain myself at a later date): 1/ When I look in a mirror, I don’t see a black woman, I see myself. 2/ My image in the mirror is simply one of many, and I know that others see me differently than I see myself. 3/ Certain images that people have of me are unbearable because they reduce me to one or another of my traits (black, butt), in other words, they transform me into a type and contravene my image of myself as a person. 4/ Even though these images are undeniable, I still must denounce them. 5/ Even though I am not an expert on the broader social and collective phenomena (the ‘Blacks’), I know my fight for the irreducibility of my proper person is political. 6/ Nonetheless, it isn’t because I am black or a woman or anything else that I work on the high wire or that I am an artist. 7/ (Or, maybe, yes?) 8/ My very existence as a woman and as a black

Bornons-nous ici à désigner le point où ça fait mal : la contradiction entre la notion de personne, concrète et abstraite –concrète car nous nous vivons tous comme des personnes ayant un nom- abstraite car c’est une construction philosophique qui a mis du temps à s’imposer, et que l’esclavage (toujours vivace) ou le nazisme ont tenté de récuser ; contradiction donc entre ce libre-arbitre attaché à la notion de personne et la réalité criante des inégalités, qui en limite, voire en anéantit, l’exercice réel. Pour rendre plus concret ce point, je vous propose une sorte de film : celui des mouvements de pensée de Tatiana Mosio-Bongonga lors de la table ronde à Marseille, tels que je les reconstitue en dix séquences depuis ses dires, ou les imagine pour combler les vides (et pardon Tati si je te prends comme personnage et te suis infidèle, on s’en expliquera) : 1. Je ne me vois pas dans la glace comme une femme noire, mais comme moi. 2. Mon image dans la glace n’en est qu’une parmi d’autres, et je sais bien qu’on me voit autrement que je me vois. 3. Certaines images que l’on a de moi sont insupportables, car elles me réduisent à l’un ou à l’autre de mes traits (noire, fesses), voire typifient mon identité et contreviennent à ma perception de moi comme personne. 4. Pour autant elles sont indéniables, et je dois les dénoncer. 5. Pour peu que j’en comprenne la nature sociale et collective (« les Noirs ») mon combat pour l’irréductibilité de ma propre personne devient politique. 6. Pour autant, ce n’est pas parce que je suis femme ou noire ou tout autre chose que je fais du funambule ou suis

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person advances the cause of women and blacks as a result of the example I set, why go further than that? 9/ And I am an artist: my art entails a great awareness of my responsibilities, but it remains art, mysterious even in my own eyes, based on notions of humanity that transcend social differences, including gender. 10/ Back to square one: if I am not a black woman in my mirror, beyond my essential being, who am I? And why do I give a shit about this question? (10-and-a-half/ As an artist, I’m the one asking the questions, no?).

une artiste. 7. (encore peut-être que si ?). 8. Ma seule existence, comme femme et comme noire, fait avancer la cause des femmes et des Noires, par la force de l’exemple, pourquoi aller au-delà ? 9. Et je suis une artiste : mon art veut certes une très grande conscience des responsabilités, mais il reste un art, mystérieux à mes propres yeux, fondé sur une notion d’humanité qui transcende toute différence sociale, y compris de genre. 10. Retour à la case départ : si je ne suis pas une femme noire dans ma glace, quoique sachant l’être aussi, qui suis-je ? Et pourquoi venir m’emmerder avec une telle question ? (10 bis : les questions, en tant qu’artiste, c’est moi qui les pose, non ?)

How then, beyond structural notions of person and power— and without addressing the immense anguish that machines inspire within us—can we (and perhaps it can only happen after answering the specific question of gender) once and for all resolve the general question of domination?

Comment donc, au-delà même des notions structurantes de personne et de pouvoir – et sans parler de l’immense angoisse que nous inspirent les machines- comment pourrions-nous régler, une bonne fois pour toutes, en résolvant d’abord la question du genre, et peut-être elle seulement, la question plus générale de la domination ?

And where does the circus fit into all this? It travels its own path and has for its objective, its ideology, its mission, that hyper-vague, catch-all word that couldn’t be more ambiguous yet is still so very fertile: the human.

Et le cirque là-dedans ? Il va son chemin, avec pour objectif, pour idéologie, voire pour mot d’ordre, ce mot hyper-vague, attrape-tout, plus équivoque tu meurs, et pourtant si fécond : l’humain.

Thank you Audrey, thank you Tatiana. I sought to embark on the encounter, and I arrived at humanity. Maybe they’re the same thing. Have I even made a baby step in terms of understanding the encounter? A baby step would be good enough for me.

Merci Audrey, merci Tatiana. Je voulais décoller rencontre, j’atterris humanité. C’est peut-être la même chose. Ai-je fait avancer d’un poil la réflexion sur la rencontre ? Un seul poil m’irait.

Have I said everything? Nothing. I haven’t even used 10% of my notes. There was a round table on innovation for circus festivals where I didn’t hear many innovative ideas (even though I know at least a half dozen artists who organize groundbreaking encounters in their villages) and another round table about the economic impact of the BIAC on the territory when everybody knew beforehand that it was considerable. Okay. Let’s not be naive: everybody knows that the true questions are raised and are tested behind the scenes, amid the shared meals and the gatherings of chouvernudes. And also, obviously, in the artworks presented (performances, films, exhibitions). I was spoiled: a film, sublime and poignant, on how Victor and Kati of the Cirque Aïtal dealt with the professional implications of their pregnancy, another film about a SACD program to involve young people with mental disabilities in the circus and the incredible performances they created, so delicate and powerful, all this I cannot comment on because it is an entirely different story.

Ai-je tout dit ? Rien. Je n’ai pas même utilisé 10% de mes notes. Il y avait une table-ronde sur l’innovation dans les festivals de cirque, où je n’ai pas entendu beaucoup d’idées innovantes (alors même que je connais une bonne demi-douzaine d’artistes qui montent dans leurs villages des rencontres de très haute tenue), et une autre sur les retombées de la BIAC pour le territoire provençal, dont tout le monde savait par avance qu’elles sont formidables. Bon. Ne soyons pas naïfs : tout le monde sait aussi que c’est en off, et dans la commensalité et la chouvernitude générale, que les vraies questions émergent et se testent. Comme aussi, évidemment, dans les œuvres qui étaient présentées (spectacles, films, expositions). J’ai été gâté : un film, sublime et poignant, sur la manière dont Victor et Kati, du cirque Aïtal, affrontent les implications professionnelles d’une grossesse, un autre sur la manière dont un programme de la SACD fait d’handicapés mentaux des auteurs de cirque, et des spectacles incroyables, si délicats et si forts, dont je ne dirai rien, car c’est une autre histoire.

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