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Derya Yildirim & Grup Şimşek souffle un vent de pop
by Poly
Anatolian psyche
Entre finesse des arrangements et profondeur de l’interprétation, les quatre de Derya Yıldırım & Grup Şimşek poursuivent, avec Dost 2, leur voyage au pays de la folk synthétique.
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Par Suzi Vieira – Photo d’Allegra Kortlang
Dost, en turc, c’est l’ami. D’une grande élégance, avec son envoûtant mélange de pop psychédélique et de mélopées d’Anatolie, ce disque – second volet d’un projet lancé en 2021 – embrasse large, de l’Orient à l’Occident, des seventies à aujourd’hui. Formé en 2014 autour de la chanteuse et multi-instrumentiste germano-turque Derya Yıldırım, le groupe transnational Şimşek (prononcer Chimchek, qui signifie “éclair”) compte parmi ses membres la fantastique batteuse londonienne Greta Eacott et les Français Antonin Voyant (basse) et Graham Mushnik (claviers). À eux quatre, ils réinventent la folk alternative d’une certaine scène stambouliote des années 1960 et 1970 à grands renforts d’envolées de synthés atmosphériques, de groove profond et de pop contemporaine. Il faut dire que le vent de liberté qui soufflait sur la planète à l’époque des Doors et de Jimi Hendrix a aussi nourri, sur le Bosphore, toute une génération d’artistes contestataires. D’Arif Sağ à Cem Karaka, ils forment aujourd’hui le socle et l’alphabet de Derya Yıldırım, citant ici le poète communiste Nâzim Hikmet ayant passé une partie de sa vie en prison, reprenant là un titre de la militante chansonnière Selda Bağcan. Sur Dost 2, la jeune joueuse de bağlama (le nom turc du saz) rend hommage au grand Mahzuni Şerif en interprétant le déchirant Darıldım Darıldım (“Offensé, Offensé”, dans la langue d’Orhan Pamuk), air célèbre de ce barde anatolien contraint à l’exil. Derrière la voix ensorceleuse gorgée de sentiments tortueux et les compositions en forme de ballades cosmiques aux airs futuristes vibre donc une histoire dense et complexe. Issue d’une famille alévie originaire de la ville de Sivas, Yıldırım puise aussi son inspiration dans le folklore de cette communauté à l’islam hétérodoxe, pour laquelle religion, poésie et musique n’ont jamais fait qu’un. Comment oublier, par exemple, le sublime Haydar Haydar de Dost 1, basé sur un conte datant du XVIIe siècle ? Sur Mola, composition instrumentale discrète mais puissante, se déploie avec virtuosité le son métallique du luth, avec ce rythme roulé évoquant les grandes cavalcades, où les pauses et les silences savamment dosés peuvent vous entraîner au bord des larmes. Basée sur une chanson d’amour traditionnelle, Odam Kireç Tutmuyor, avec ses mélopées aériennes, transcrit quant à elle avec maestria la douleur du chagrin. Oscillant entre voix séraphique, basse funky (Bal) et psychédélisme à la cool (Meraklı Gönül), Dost 2 est un pur joyau de poésie pop et intemporelle. Pas étonnant que le combo, à l’instar de leurs cousins néerlandais d’Altın Gün* – avec lesquels ils partagent d’évidentes affinités électives – ait été repéré par l’indispensable label genevois Bongo Joe, véritable caisse de résonance entre musiques du monde et scène indépendante.
À l’Espace Django (Strasbourg) jeudi 19 janvier et à la Kaserne (Bâle) samedi 11 mars espacedjango.eu – kaserne-basel.ch
Édité par Bongo Joe Records bongojoe.ch
Friends
Deux chanteurs majeurs, le ténor Jonas Kaufmann et le baryton Ludovic Tézier, ont rendez-vous pour un récital d’anthologie à Baden-Baden.
Par Hervé Lévy – Photo de Gregor Hohenberg / Sony Classical
Ils sont deux des plus grandes voix de la planète. Se connaissent depuis des années. Sont amis et viennent de publier un très beau disque joliment intitulé Insieme (Ensemble, en italien). Au début de la cinquantaine, les deux compères sont au sommet de leur art. Le premier se nomme Ludovic Tézier. Celui qui est un des barytons étincelant de la scène lyrique décrit ainsi son modus operandi : « Une fois qu’on a travaillé un rôle, qu’on s’est documenté, qu’on a intériorisé la mise en scène, il n’est plus nécessaire d’intellectualiser. Dans un spectacle, il y a quelques rendez-vous avec son cerveau : il faut en effet parfois se reconnecter, lorsque la partition est “sur le fil du rasoir” techniquement, mais le reste du temps, la soirée doit être gérée dans un relatif pilotage automatique pour qu’on soit “traversé” par l’œuvre. Je n’ai pas la prétention de réussir ça – et surement pas à chaque représentation –, mais c’est un idéal… » Voilà des années qu’il poursuit cette quête du naturel, chantant avec son âme et ses tripes, puisqu’il est bien connu que, « premièrement : un cerveau ça ne chante pas. Deuxièmement, pour produire un son il faut mettre en branle une machine, une soufflerie, dans une véritable danse du ventre. » Aux côtés du chanteur français, on retrouve son ami, le ténor allemand Jonas Kaufmann, superstar ayant quitté depuis quelques années sa chrysalide de fragilité juvénile pour voguer sur les eaux d’une maturité glamour riche en couleurs et en robustesse. On le constate sur Verismo Arias (Decca, 2016), où la netteté ne se laisse jamais subjuguer par l’émotion inhérente au patchwork musical choisi, dans lequel se mêlent extraits de Cavalleria rusticana, Andrea Chenier ou encore Adriana Leucouvreur. C’est aussi un récital kaléidoscopique inspiré de leur récent disque que proposent les deux hommes, accompagnés par la Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern dirigée par Jochen Rieder. La plus grande partie de la soirée est dédiée à Verdi, avec un duo célébrissime d’Otello (Tu?! Indietro! Fuggi!), l’ouverture d’I Vespri siciliani et un important bloc issu de La Forza del destino, dont les deux artistes sont des interprètes d’exception. Pour faire bonne mesure, des extraits du (trop) rare opéra d’Amilcare Ponchielli, La Gioconda, sont également au menu, dont le duo Enzo Grimaldi, Principe di Santafior.
Au Festspielhaus (Baden-Baden) dimanche 8 janvier festspielhaus.de
Paru chez Sony Classical sonyclassical.com
Entre Russie et Finlande
Accueillant le pianiste Denis Kozhukhin, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg propose une échappée de saison, entre Rachmaninov et Sibelius.
Par Hervé Lévy – Photo de Nicolas Hudak
Si Nikolaï Lugansky n’a pu se rendre à Strasbourg comme prévu (ce sera pour la saison 2023-24), il a été remplacé au pied levé par Denis Kozhukhin. Ardent défenseur du répertoire russe, le natif de NijniNovgorod, au jeu pétri d’élégance et de flamme mêlées, donne le standard que constitue la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov, ultime œuvre concertante de son auteur. Si Paganini n’eut jamais de disciple – « Il n’en pouvait point avoir, car ce qu’il avait de meilleur, ce qui forme le degré le plus élevé de l’art, on ne peut l’enseigner ni l’apprendre », écrivit Heinrich Heine –, il exerça une fascination incroyable sur ses contemporains et ses successeurs. Chopin (avec son Souvenir de Paganini), Schumann, Liszt, Brahms ou Rachmaninov lui rendirent en effet hommage. Avec cette série de variations diaboliques sur le thème du 24e Caprice pour violon, possédant chacune leur personnalité propre, il crée une mosaïque étincelante, sous-tendue par une unique colonne vertébrale. Il faudra tout le talent du lauréat du très sélectif Concours Reine Élisabeth en 2010 pour nous guider au cœur de ces montagnes de virtuosité remplies de séracs et de replats, entre danse macabre, échappée lyrique et mélodie grégorienne du Dies iræ, que l’on retrouve dans L’Île des Morts qui ouvre la soirée, poème symphonique aux accents wagnériens inspiré du tableau éponyme d’Arnold Böcklin. Voilà qui épouse avec élégance la définition de la musique donnée par le compositeur au début des années 1930 : « Une nuit calme au clair de lune, un bruissement de feuillage en été, un lointain carillon au crépuscule. Sa sœur est la poésie et sa mère le chagrin. » Après ce bloc russe, la seconde partie de la soirée dirigée par Dalia Stasevska sera toute entière dédiée à Sibelius, avec un extrait de son Pelléas et Mélisande – sa conclusion tragique – et sa Symphonie n°7, son ultime, en un mouvement unique où l’on retrouve le principe de croissance thématique cher au compositeur finlandais, qui acquiert ici son plein épanouissement : il s’agit d’un bloc unique où tous les mouvements semblent fondus, mais au sein duquel les métamorphoses sont d’une intense subtilité. Si bien qu’on demeure durablement éblouis par une pièce nimbée d’une altière sérénité.
Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg) jeudi 12 et vendredi 13 janvier philharmonique.strasbourg.eu
Opéra bouffe ébouriffant
À Dijon, La Périchole est mis en scène par Laurent Pelly, qui transpose l’œuvre virevoltante de Jacques Offenbach dans la contemporanéité.
Par Hervé Lévy – Photo de Vincent Pontet
La partition est irrésistible. Elle est sans doute une des plus abouties d’Offenbach, avec son propos satirique piqueté d’exotisme musical – à grands coups de grelots et de percussions, mais aussi d’échappées belles dans le folklore arabo-andalou –, où se mêlent le burlesque le plus échevelé et un certain romantisme. À Dijon, elle est servie par un casting scintillant où brillent Antoinette Dennefeld dans le rôle titre – qui fit des étincelles au Théâtre des Champs-Élysées dans cette même production, en novembre 2022 – et Philippe Talbot, Piquillo attendu d’anthologie. Si l’action est supposée se déployer dans le Pérou des dernières années de la domination coloniale espagnole, elle se voit transposée aujourd’hui (une esthétique renforcée par l’actualisation des dialogues parlés, signée Agathe Mélinand) par Laurent Pelly, amoureux fou du compositeur dont il a montré près d’une quinzaine de pièces : « C’est rarement le livret qui m’anime. Toujours la musique ! C’est la folie de la musique, sa poésie, son inventivité, sa vitalité, la drôlerie de certains passages. C’est son côté satirique et politique. Prenons les finales : ils dégagent une énergie hallucinante, qui donne envie au public de se lever et de danser. Ce sont des tubes. Qui résiste à cela ? C’est fou, joyeux, frénétique. Offenbach a un grand sens du théâtre, tout en ayant aussi un regard drôle et sensible sur le monde », décrit-il. Ici le couple Périchole / Piquillo rappelle les « punks à chiens, des gens qui font la manche. Derrière cette pauvreté, toutefois, il y a le charme. […] Ils connaissent la misère mais s’aiment plus que tout. » L’opéra se déploie dans une ville qui a des points communs avec Lima, mais un Lima onirique où le palais du tyran est « quelque chose de cauchemardesque : un lieu non réaliste, une sorte de galerie des glaces mouvante, où se pavanent des courtisans bling-bling et des courtisanes habillées avec des robes qui évoquent la crinoline, mais coupées dans des tissus d’aujourd’hui, argentés, très brillants. Elles ont les cheveux blonds et raides, elles s’habillent comme certaines filles de Los Angeles. Ce monde artificiel et tape-à-l’œil, c’est à la fois le cauchemar de Piquillo et le rêve de Périchole, qui y accède pour la première fois. » Le résultat est un spectacle bondissant et plein de gaieté, en forme de plaidoyer contre l’autocratie parfaitement salutaire par les temps qui courent !
À l’Auditorium (Dijon) du 15 au 21 janvier opera-dijon.fr > Ateliers en famille (07/01, dès 6 ans) et pour les enfants (15/01, dès 5 ans)
Archélogie humaine / Recto Verso, 2022
Mythologies
Archéologies humaines et urbaines, zones frontières… À l’Espace Apollonia s’épanouissent les œuvres d’essence photographique de l’artiste géorgien Shalvak.
Par Hervé Lévy
Vibrionnant, Shalvak – alias Shalva Khakhanashvili – est un plasticien multiforme, mais aussi un commissaire d’exposition qui fut musicien dans un groupe punk au cours des eighties. Cette énergie n’a jamais quitté un photographe aimant fabriquer des images complexes en noir et blanc, faites de savantes superpositions de clichés, plans et autres signes, qu’il rehausse parfois de peinture. Souvent imprimées sur toile, ses compositions ont envahi l’Espace Apollonia dans un parcours tricéphale. « Il ne s’agit pas d’une rétrospective, mais d’une présentation permettant de cerner les axes essentiels de mon travail », résume-t-il. Intitulée HUMAN, la première partie rassemble des images mettant en scène des femmes. Fragiles en apparence, elles sont des Amazones – série de 2022 évoquant curieusement les reliefs des métopes du Temple d’Apollon à Bassae – ou des guerrières (New Borders, 2008). Fréquemment, elles sont couvertes de bandages, ce qui les rend anonymes, effaçant leur identité au profit de l’universalité, mais il ne faut pas oublier que les « bandelettes préservaient les corps dans le monde terrestre pour protéger l’esprit et accéder à l’au-delà dans l’ancienne Égypte. » Sourd aussi une profonde sensualité de ces images, comme les troublants Androgynes (1995) – frôlements de peaux extatiques – ou Station 0, Voyageur (2004), dont les composantes possèdent un érotisme trouble évoquant celui de Romain Slocombe ou de Nobuyoshi Araki. Intitulée Frontière, la deuxième section explore les limites entre les différents mediums (photo, peinture, collage…) tout autant que celles de l’Europe… De l’Ossétie à Tbilissi, via Paris, c’est toute une cartographie intime qui se met en place, avec des images construites puis déconstruites et reconstruites, reflétant des questionnements qui transpercent le continent : l’identité, les conflits, la forme d’une ville… D’un rouge mélancolique, la seule œuvre de couleur du parcours nous saute au visage. KAZBEK MOSKWA, 8 MAI 1945-1995 BERLIN, 2022 est une allégorie de la capitale allemande entre reconstruction anarchique post-Mur et réminiscences staliniennes. Enfin, le parcours s’achève avec La Cité, archéologie urbaine où « le hasard possède une place revendiquée » : se stratifient et s’enchevêtrent monuments existants et plans d’édifices jamais construits, histoire de générer un jeu dialectique entre visible et invisible, présence et absence. Voilà de singulières mythologies contemporaines. Une expression qui pourrait s’appliquer à la totalité de l’exposition.