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Entre chimie et biologie, une intrigante frontière
Louapre
En modélisant sur ordinateur une réaction de Gray-Scott, David Louapre obtient la formation de taches jaunes qui se dupliquent jusqu’à coloniser entièrement l’espace alloué… comme des cellules vivantes !
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Est-ce de la life ? Plutôt de la lyfe.
> Pour traquer e cacement la vie ailleurs que sur Terre, il faut pouvoir en donner une définition la plus universelle possible.
En bref
> Lyfe est une proposition en ce sens qui repose sur quatre critères : structure dissipative, autocatalyse, homéostasie et apprentissage.
La quête de vie extraterrestre ressemble un peu à l’histoire du gars qui , une nuit , a perdu ses clés et les cherche au pied d’un réverbère Pourquoi là ? Uniquement parce qu’il y a de la lumière . Autrement dit , nous avons tendance à chercher ailleurs une vie qui ressemblerait à s ' y méprendre à celle d’ici En 2020, résolus à s’affranchir des présupposés terrestres , les astrobiologistes Stuart Bartlett, de l’institut de technologie de Californie ( Caltech ), et Michael Wong, de l’université de Washington , à Seattle , ont proposé une nouvelle définition de « la vie telle qu’on ne la connaît pas » ( voir Une autre vie est possible , par S . Scoles , page 54). Pour la distinguer de celle à laquelle nous sommes habitués ( life , en anglais ), ils ont choisi le terme lyfe ( à prononcer /loïf/ ), qu’on pourrait franciser en vye ( à prononcer /vaïe/ ). La vie sur Terre ne serait donc qu’un visage possible de la lyfe .
Cette définition repose sur quatre piliers
Un système présente les caractéristiques de la lyfe s’il s’agit d’une structure dissipative, autocatalytique, capable d’homéostasie et d’apprentissage. Explorons un à un ces différents termes.
Le deuxième principe de la thermodynamique affirme qu’un système isolé évolue spontanément vers la maximisation de son entropie, c’est-à-dire qu’il sera en général de plus en plus homogène et désordonné, jusqu’à atteindre un état d’équilibre Mais de façon contre-intuitive, la vie semble suivre une évolution exactement opposée : elle exhibe des architectures de plus en plus riches et de plus en plus élaborées.
> La vie sur Terre est une réalisation de la lyfe, mais la plupart des systèmes physico-chimiques ne satisfont qu’à un ou deux critères.
> En modélisant un système constitué de quelques composés chimiques en interaction, il est possible de satisfaire les quatre conditions de la lyfe
Cela ne signifie pas pour autant que les organismes vivants échappent aux lois de la thermodynamique ! Ils sont capables de maintenir une structure complexe, car ils ne sont tout simplement pas des systèmes isolés. Dès lors , ils se placent loin de l’équilibre thermodynamique en exploitant l’énergie disponible dans le milieu Ils conservent localement une entropie faible en dissipant les gradients d’énergie libre de leur environnement, et en accroissant d’autant l’entropie de ce dernier. On parle alors de « structure dissipative »
LE FEU, UNE ILLUSION DE VIE
Le second critère demandé par la définition de la lyfe, c’est l’autocatalyse, c’est-à-dire la capacité à se développer de façon autonome ; cela conduit à une croissance exponentielle tant que les ressources nécessaires sont disponibles. Des cellules qui se divisent satisfont évidemment ce critère , mais c’est aussi le cas des réactions chimiques autocatalytiques. Une illustration simple est celle d’un feu de forêt : la combustion est exothermique, elle produit donc de la chaleur, qui à son tour déclenche la combustion dans les zones qui ne sont pas encore consumées
Toutefois, l’autocatalyse n’est pas suffisante comme condition à la vie , tel que nous le confirme notre intuition qu’un feu de forêt n’est pas vivant Ce dernier est en effet incontrôlé et ne donne lieu à l’émergence d’aucune structure pérenne . D’où le troisième critère introduit : l’homéostasie. En biologie, ce terme
La lyfe est une proposition de définition de la vie qui repose sur quatre critères. De nombreux systèmes physico-chimiques satisfont un ou deux de ces éléments (voir quelques exemples ci-contre). Mais est-il possible avec une structure simple de répondre aux quatre contraintes (ici, la zone LYFE) ? Les résultats de Stuart Bartlett et de David Louapre suggèrent que oui.
1) DISSIPATION
Exemple : la di usion thermique
2) AUTOCATALYSE
Exemple : un feu de forêt
3) CAPACITÉ D'APPRENTISSAGE
Exemple : un réseau de neurones numériques
4) HOMÉOSTASIE
Exemple : un oscillateur harmonique désigne la capacité d’autorégulation d’un organisme, par lequel il est notamment en mesure de maintenir certaines de ses variables internes autour de valeurs favorables. Dans les systèmes vivants que l’on connaît, il s’agit par exemple de la température, du pH ou de la concentration de certaines espèces chimiques Si une petite perturbation de ces variables est induite par l’environnement, les organismes ont la capacité de la résorber, comme le font les mammifères avec leur température corporelle
Pour aborder le dernier critère de la lyfe, il faut se souvenir que les définitions usuelles de la vie font souvent référence à l’évolution darwinienne.
Celle-ci est une brique fondamentale de la vie terrestre, car elle conduit à la sélection des variations de l’information génétique les plus adaptées à l’environnement, ce qui garantit la meilleure chance de survie de l’espèce. Mais Stuart Bartlett et Michael Wong ont considéré ce critère comme trop fortement lié à la vie terrestre, et ont proposé de le remplacer par la « capacité d’apprentissage ».
Cette propriété se définit comme la faculté d’enregistrer des informations sur son environnement, et de les exploiter, ce qui conduit aussi à améliorer ses chances de survie. Et c’est en substance ce que fait l’évolution darwinienne : à l’échelle d’une espèce, elle encode indirectement dans les gènes des caractéristiques de l’environnement et des moyens de s’y adapter. Mais il existe d’autres mécanismes capables d’apprentissage, par exemple par association
L’IMPORTANCE DE DÉSAPPRENDRE
Cette forme d’apprentissage a été popularisée par la fameuse expérience du chien de Pavlov. Si la présence de nourriture est systématiquement précédée d’un certain stimulus (le son d’une cloche), le chien apprendra l’association qui existe entre le stimulus et l’événement, et enclenchera des réactions d’anticipation, comme le fait de saliver. Un tel mécanisme d’association peut être un élément important pour la survie de certaines proies soumises à la pression d’un prédateur
Imaginons en effet une proie capable de percevoir certains stimuli annonçant la présence ou l’attaque prochaine d’un prédateur. Par exemple, un mouvement dans les herbes En développant l’apprentissage de l’association entre le stimulus et l’événement que constitue l’assaut, la proie augmente à terme ses chances de survie en mettant en place une réaction préventive. Toutefois, cette capacité doit rester flexible : suivant l’évolution de l’environnement, il se peut que l’association entre le stimulus et le prédateur disparaisse, ou soit remplacée par une autre. La capacité d’apprentissage est aussi celle de désapprendre les associations obsolètes
Sur Terre, les systèmes vivants satisfont évidemment aux quatre critères de la lyfe. De nombreux autres systèmes n’en présentent qu’un ou
UN SYSTÈME CHIMIQUE CAPABLE D’APPRENDRE
Pour répondre aux quatre critères de la lyfe, Stuart Bartlett et David Louapre ont commencé avec deux composés A et B, constituant un système de Gray-Scott. A est une ressource disponible dans l’environnement et B a la faculté d’autocatalyse en exploitant A (en haut). Ce système est également une structure dissipative, capable d’homéostasie (par exemple, en choisissant des réactions endothermiques et exothermiques). Reste à le rendre apte à l’apprentissage par association. Pour cela, les chercheurs ont fait intervenir une toxine T, qui a le pouvoir de dégrader rapidement B, et un antidote N capable de neutraliser T. La toxine T est délivrée à intervalles réguliers, mais chaque occurrence est précédée dans le temps par l’émission d’un certain stimulus S. Dans un système purement réactif (au centre), l’antidote N est produit en présence de la toxine T, et le stimulus est ignoré. Ce système peut se défendre contre la présence de T, mais ses compétences sont limitées, car il ne réagit qu’une fois la toxine en action. Et si la production de l’antidote est lente, B sera dégradé avant d’avoir pu se défendre. Les deux chercheurs ont donc imaginé un système plus complexe, avec la capacité d’apprendre par association (en bas). Tout d’abord, la présence du stimulus S catalyse la production d’un composé M. Si ce composé se dégrade rapidement, il joue en quelque sorte le rôle de mémoire à court terme de la présence de S. Si la toxine T est délivrée peu après, M se transforme en un autre composé L, qui, lui, ne se dégrade que lentement. Le composé L joue le rôle de mémoire à long terme, et sa concentration enregistre la force de l’association entre le stimulus S et la toxine T. En présence d’une nouvelle occurrence du stimulus S, la mémoire à long terme L déclenche la production de l’antidote N, qui anticipe alors la survenue imminente de la toxine T et fournit une défense préventive. La présence de L traduit le fait que le stimulus a été suivi de près par la présence de toxine. Dès lors, la concentration en L dépend de la force de l’association entre le stimulus et la toxine. Si cette association disparaît, L se dégrade lentement et le système oublie cette association.
D.L.