L'enfant et la mouette (complet)

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Le chant des sauterelles

Editions

Maria-Aubaine Desroche

pour penser

à l'endroit

Nouvelles pour penser à l'endroit

L'enfant et la mouette

Nathalie Trouvé


Maria-Aubaine DESROCHE Auteur

Elle est passée par ici, elle repassera par une éternelle étudiante. L’apprentissage d’un savoir l’enivre comme une belle histoire d’amour. Manier la plume ou la truelle sont pour elle des activités indissociables, physique et mental s’équilibrant mutuellement. Depuis toute petite, elle aime le mot. très bavardes, puis en se l’accaparant sur les scènes de théâtre, avec son passage au Conservatoire national d’art dramatique, histoire d’appréhender les grands textes. Un jour, qui devait arriver, elle osa franchir le pas pour devenir à son tour compositeur de partitions multiples : scénarios, contes, nouvelles... Et comme elle est désespérément optimiste, elle s’entête à croire au genre humain et même – ô outrecuidance ! – à l’aimer. Aïkido et Shiatsu sont pour elle ques de l’écoute et de l’harmonie. Elle adore accompagner les auteurs dans leur propre écriture et les aider à accoucher de leurs travaux. Car rien n’est plus émouvant que d’assister au déploiement d’un être...



A mes parents (sans qui rien n’aurait été possible), à tous mes amis (qui se reconnaîtront), ainsi qu’à Alain Goutal, Olivier Martin et toutes les personnes qui, à une certaine époque, m’ont encouragée à persévérer dans la BD et l’illustration. Et bien sûr à mon éditrice qui m’a fait confiance.

Nathalie.


L'enfant

et

la

mouette

à Duncan, bien sûr... Maria-Aubaine


Petid’homme n’était pas plus haut que trois pommes et pensait déjà comme un grand. Il recelait dans sa tête l’énormité de l’univers. Il pouvait lire dans le ciel la constellation des étoiles et l’interactivité des planètes, il connaissait le fonctionnement du noyau terrestre et anticipait ses colères volcaniques ; il expliquait à qui voulait le rythme des marées et le monde extraordinaire des abysses sous-marins ; il avait appris que les humains étaient de passage sur terre, le temps d’une vie, et qu’ils étaient destinés à se consumer dans le Grand Sommeil. Il savait tant d’autres choses, Petid’homme ; il savait trop de choses. Et son menu crâne d’enfant souffrait d’avoir à contenir toutes ces pensées. 4


Elles avaient bien du mal à trouver une place, s’imbriquant l’une sur l’autre, prêtes à évincer la voisine pour gagner un peu plus d’espace. Chacune d’elles était déjà si volumineuse à son origine, elles avaient besoin de vide pour se développer et atteindre l’envergure à laquelle elles aspiraient. C’était pesant pour l’enfant et cela le rendait grave et sérieux. Petid’homme était à l’identique de ces volcans qui le fascinaient : à fleur de terre, à fleur de peau. Incandescent à l’intérieur et pourtant si calme à l’extérieur. Comme on reconnaît la prochaine éruption de ces montagnes de feu, on pouvait discerner la douleur poindre dans son petit être à l’expression de son regard tout à coup lointain, les pupilles assombries, plus veloutées, les yeux à peine embués. 5


Et cela arrivait souvent à Petid’homme ; en effet, il y avait une chose qu’il n’avait pas apprise – découverte trop tardivement, elle n’avait pu trouver place dans sa caboche saturée – : c’était le rire et la légèreté qui l’accompagne. Le rire de tout, le rire de soi. La cascade d’un rire vous rafraîchit l’âme, vous allège le cœur, vous évite les écueils du drame, vous réconforte car rien n’est vraiment grave, puisque tout vient, tout va et s’en va et revient et... Alors Petid’homme avait beau détenir un magnifique assortiment de connaissances, il lui manquait cruellement celle, fondamentale, qui lui aurait rendu toutes les autres supportables.

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Il avait peu d’amis, Petid’homme. On disait de lui qu’il était rasant à toujours vouloir tout expliquer. Voyait-on une araignée fureter sur un mur ? Il dissertait sur les arachnides et leur rôle bénéfique au sein des habitations, interdisant de façon péremptoire à quiconque de leur faire le moindre mal. Voulait-on construire un château de sable ? Il fallait respecter l’architecture médiévale, installer le beffroi là puis la cour ici, ensuite seulement la basse-cour, sans oublier les cuisines extérieures, etc. Voulait-on jouer au foot ? Le terrain devait être très précisément délimité parce qu’il ne pourrait permettre une vraie partie s’il n’atteignait pas les dimensions requises.

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L’exactitude du garçon lassait royalement ses jeunes amis qui se moquaient de lui. Et plus ils le raillaient, plus Petid’homme se butait et s’accrochait à ses connaissances, à ses vérités. Et la souffrance s’infiltrait un peu plus en son cœur, laissant loin derrière le rire qui aurait pu tant le rasséréner.

Un jour, trop honteux de n’être jamais compris, trop fier de son malheur, il partit, droit devant lui, n’emportant rien d’autre qu’un morceau de pain, une tablette de chocolat, des dattes – excellent nutritif –, de l’eau – il avait souvent soif –, son dictionnaire, son livre sur les insectes, et une petite encyclopédie générale – au cas où... –, tout cela entassé dans son cartable d’écolier. 10


Ah ! J’oubliais, un stylo, une gomme et un crayon, des fois qu’il aurait des notes à prendre : en première année d’école élémentaire, il commençait à écrire, tirant la langue sur l’effort fourni. Il marcha toute la journée, sans penser à rien, uniquement habité par sa révolte. À la nuit tombée, il se blottit dans un lit de fougères avenantes pour repartir de plus belle au petit matin, encouragé par les chants des coqs avoisinants. Il marcha ainsi longtemps, longtemps, toujours en droite ligne et, un beau jour, déboucha sur un petit port, un tout petit port de Bretagne.

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Les barques des pêcheurs étaient déjà sorties en mer pour accomplir leur besogne. Des mouettes virevoltaient piaillant allégrement. Petid’homme rejoignit le bout de la jetée où la mer ce jour-là venait caresser doucement les brisants et s’assit, le cœur gros. Et s’il allait retrouver ses amis des abysses ? Peutêtre que, là-bas, on ne se moquerait pas de lui ? Il pourrait leur relater la vie sur terre ! Sans doute seraient-ils fort intéressés ! Tout ragaillardi, il allait s’élancer dans la mer si accueillante quand une mouette vint se poser juste face à lui et s’esclaffa d’un rire railleur. « Toi aussi tu te moques de moi ! » déplora-t-il. Mais la mouette le regardait avec une expression mélancolique et lui répondit : 14



« Toi aussi tu crois que je ris ! » Et l’oiseau lui expliqua son malheur d’être une mouette rieuse. « Toutes mes congénères me rejettent parce qu’elles estiment que je ne prends rien au sérieux. Elles m’excluent de toutes les décisions importantes sous prétexte que je me gausse perpétuellement. Ce n’est pas ma faute ! C’est ma forme d’expression. Alors, on ne m’informe de rien. On ne m’apprend rien. Je les énerve trop de ne savoir répondre ou poser des questions qu’en riant. Même quand je pleure je ris ! » « C’est terrible... » conclut le garçonnet. Il approcha timidement sa main vers l’oiseau qui lui picota la paume de son bec jaune pointu. L’enfant soupira profondément. Les sanglots entravés depuis si longtemps dans sa frêle poitrine 16


et les larmes depuis si longtemps réprimées aux confins de ses yeux s’échappèrent hardiment comme des évadés d’une forteresse en capilotade, ce qui fit ricaner immanquablement la mouette.

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« Mais je ne ris pas ! s’excusa l’animal, je compatis, je compatis » jugea-t-elle nécessaire d’ajouter, craignant de perdre son nouvel ami. « Je sais, lui dit-il pour la rassurer, je connais bien ton espèce, je l’ai étudiée de près. » L’enfant lui sourit dans ses larmes et le volatile décocha son insupportable cri narquois pour toute réponse. Soudain, l’oiseau gracile sauta sur son épaule et tous deux regardèrent longuement la mer, en silence.

Au bout d’un certain temps, Petid’homme ne put s’empêcher de commenter leur panoramique : la force des vents, la dérive des nuages, les différentes variétés de sable, la technique de pêche utilisée par les gens de ce pays, les désagréments des 18



moteurs à essence, certes plus fiables que les voiles aléatoires mais combien plus polluants, les micro-organismes que l’on peut trouver sous les pontons des jetées... Et l’oiseau écoutait avec avidité, se gavant de cet enseignement inespéré. Il ponctuait chaque phrase, chaque respiration de l’enfant de son ineffable croassement. Ses deux fines pattes vibraient sous l’influx de son chant et répercutaient cette secousse infime et prégnante à l’épaule de Petid’homme. L’enfant parlait, parlait, s’exaltant de l’écoute gourmande de l’oiseau et l’oiseau braillait, braillait de jubilation. Imperceptiblement, son humeur pénétra peu à peu l’enfant qui se mit tout d’abord à hoqueter, s’étrangler, 20


s’étrangler, surpris par le phénomène physique qui l’étreignait, puis le rire trouva enfin sa place, non pas dans la tête mais dans son cœur qui l’accueillit avec empressement. Et Petid’homme, tout en poursuivant ses exposés, s’esclaffait, se bidonnait, se gondolait même ; les larmes avaient repris du service, mais cette fois-ci elles coulaient de joie.

Ce fut un étrange spectacle pour les pêcheurs revenant de mer d’apercevoir, sur la pointe extrême de leur jetée, un tout jeune môme écroulé de rire, une mouette posée sur l’épaule lui répondant de concert.

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Le soir venu, Petid’homme sentit qu’il était temps de rentrer chez lui et la mouette rieuse qu’elle pouvait rejoindre ses compagnes. La séparation fut un peu déchirante, mais l’enfant effaça la tristesse qui tentait de l’envahir par un rire cristallin prometteur de nouvelles découvertes sous un nouveau jour, tandis que la mouette affirma qu’elle devait se hâter... si elle ne voulait pas manquer les vents porteurs...

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Le chant des sauterelles

clin d’œil à Pascale et Cumba


Il était une région aux humeurs climatiques plutôt clémentes. Pas de grosses canicules, pas d’automnes tempétueux, pas d’hivers glacials, et des printemps frais et ensoleillés. La température générale s’était même radoucie depuis les dix dernières années, au grand bonheur des insectes et parasites qui, tranquillement enfouis sous terre, attendaient, endormis, la fin de l’hiver pour réinvestir arbres et champs. Les espèces se reproduisaient démesurément et se propageaient chaque année davantage. On frisait la surpopulation. La Vallée aux Sauterelles détenait tous les records en la matière ! Elle devait son nom à la présence encombrante de sauterelles blondes qui pullulaient dans les champs de blés dont elles grappillaient les épis, défiant la menace toujours imminente d’être pourchassées par les paysans en colère. Jusqu’au jour où... 26



Jusqu’au jour où, très loin de là, sur l’un des continents méridionaux de la planète, de grands vents se levèrent, on ne sait pourquoi – une conjoncture hasardeuse mais non moins météorologique avait réuni plusieurs puissants courants d’air au sommet du Mont Phorus. Ravis de se rencontrer, ils dévalèrent ensemble les pentes arides de la montagne, augmentant ainsi leur vitesse et leur force, se déployèrent dans le désert de Cépy où ils prirent la forme d’un colossal ouragan avant d’aboutir dans les plaines habitées et cultivées qu’ils décimèrent furieusement, détruisant les champs, déracinant les arbres, arrachant clôtures et toitures, abattant les murs des maisons, soulevant les voitures comme des feuilles tourbillonnantes. Un dernier élan sur les dunes de Wallao, et ils traversèrent sans peine les océans pour débarquer sur notre continent septentrional et y semer, là aussi, la terreur. 28


Mais la configuration des terrains nouvellement abordés était très différente, vallonnée, découpée en de multiples reliefs, si bien que la tempête s’en trouva formidablement affaiblie, s’étiolant petit à petit, pour finalement se désintégrer devant de souverains massifs montagneux aux pieds desquels elle expira piteusement son dernier souffle. La distance parcourue avait été considérable des terres du Sud aux terres du Nord. L’impressionnante bourrasque avait charrié sur son passage une profusion d’éléments – tôles, tuiles, briques, meubles, planches, branches –, les plus légers achevant brutalement leur course par des chutes vertigineuses dans la mer ; elle avait entraîné dans ses sillons irrépressibles une multitude d’oiseaux qui, surpris par les variations de température, périrent pour la plupart en cours de vol ; enfin, des myriades d’insectes furent transportées, colportées de-ci de-là. 29


Et c’est ainsi qu’une modeste colonie de sauterelles brunes atterrit dans la Vallée aux sauterelles... blondes. Il va sans dire que son débarquement, succédant à la panique occasionnée par le phénomène cyclonique, ne fut pas des mieux accepté. Fort heureusement la contrée n’avait pas été trop touchée, et les tiges des blés avaient su se tordre sous l’impact du vent sans se briser. Souveraines en leur fief, les sauterelles blondes imposèrent immédiatement leurs lois aux sauterelles brunes, leur interdisant toute tentative de s’alimenter avant qu’elles ne soient elles-mêmes rassasiées. Les sauterelles brunes, groggy par ce voyage accidentel, transplantées dans un environnement totalement inconnu, assurément inhospitalier, n’avaient nullement l’énergie de se défendre et, soulagées de n’être pas étripées, exprimèrent leur gratitude pour les restes que l’on voudrait bien leur concéder. 30



Certaines, retrouvant plus rapidement leur vitalité, tentèrent de s’opposer à ce qu’elles ressentaient comme une profonde injustice. Avaient-elles demandé cette migration ? N’appartenaient-elles pas à la même famille, les blondes et les brunes, malgré leur différence de couleur ? C’était le soleil dur et torride du Sud qui avait caramélisé à l’extrême leur carapace. Sans doute les sauterelles blondes, au bout de centaines ou même seulement de dizaines de générations, seraient devenues brunes elles aussi ! « Pas savoir ! Pas savoir ! » Les sauterelles blondes restèrent implacables et allèrent jusqu’à éliminer les plus irréductibles, jugeant qu’elles représentaient un danger pour l’équilibre de leur écosystème ; quant aux rescapées, elles retenaient au fin fond de l’abdomen leur révolte pour au moins survivre, survivre, en attendant des jours plus favorables. 32


Estampillées par leur coloration distinctive, les sauterelles brunes ne pouvaient passer inaperçues. L’une d’elles s’immisçait-elle dans le domaine réservé aux blondes ? Immédiatement repérée, elle se faisait expulser sans ménagement et perdait durant la querelle soit une patte, un élytre, une aile, une mandibule ou une antenne dans le meilleur des cas, la vie au pire... La tension augmentait entre les deux clans. De plus, les sauterelles brunes se reproduisaient plus vite que les blondes ; pourtant elles ne se nourrissaient que de maigres résidus. L’état de crise qui s’ensuivit provoqua la scission de la colonie immigrée : d’un côté, celles qui voulaient rester dans les champs dans le but de préserver les traditions et de s’assurer coûte que coûte leur pérennité, préférant la sécurité de l’asservissement aux dangers de l’Inconnu ; de l’autre, celles qui estimaient impératif d’acquérir la connaissance de pppp 33


nouveaux espaces pour s’y faire une place décente, quitte à transformer leur mode de vie. Les plus hardies partirent en expédition, poussèrent leur quête jusqu’au cœur de broussailles menaçantes afin d’y expérimenter les subsistances dénichées, souvent peu engageantes, dont plusieurs se révélèrent vénéneuses, et même fatales pour de nombreuses femelles plus réceptives au poison. Les sauterelles blondes profitèrent des excursions de ces audacieuses pour les dissuader de revenir, limitant ainsi le nombre d’indésirables parmi elles : des sentinelles furent postées aux limites du territoire pour empêcher le retour intempestif des aventurières qui de toute façon n’insistèrent pas, considérant la liberté, même périlleuse, préférable à la servitude. Les sauterelles brunes restées dans les champs, craintives et inhibées, ne s’opposèrent pas au régime qu’elles avaient à endurer, trop soucieuses de ne pas être expulsées. 34


Ainsi s’organisa, cahin-caha, le quotidien de ces insectes, quand l’été se retira. Une fois de plus la douceur de l’hiver succéda à la douceur de l’automne. Et une fois de plus insectes et parasites bénéficièrent de l’indulgence du temps. Au printemps, la plaine nourricière accueillit de nouvelles semailles. Du maïs cette fois. Les sauterelles blondes grognassèrent, elles préféraient nettement le blé, mais bon, il fallait bien s’y faire. Les sauterelles brunes, un peu plus intégrées maintenant quoique toujours soumises aux règles imposées, se réjouissaient, elles, de pouvoir se nourrir, tout simplement. Mais cette année, les paysans, excédés de voir leurs récoltes éternellement endommagées par ces « foutues bestioles », avaient ramené des foires agricoles des graines de maïs très singulières. 35


Plus besoin de les traiter, elles portaient en leur cœur de quoi résister aux maladies parasitaires et aux attaques insectivores. Des professeurs Nimbus avaient trituré leurs gènes pour les rendre invincibles et radicalement meurtrières. Les effets dévastateurs ne se firent pas attendre. Par centaines, on vit des cadavres de sauterelles blondes joncher le sol tandis que les graminées arrogantes se dressaient triomphalement au zénith. Grande déroute chez les orthoptères ! Se nourrissant des rebuts faiblement chargés de poison, les sauterelles brunes se virent peu atteintes par l’hécatombe. Se produisit alors un phénomène étrange. Bien que rudoyées, souffrant de l’austérité infligée, soumises à l’humiliation, les sauterelles brunes des champs furent ébranlées par la tragédie qui frappait leurs consœurs blondes. 36



Elles avaient partagé leur terre, croqué dans leurs feuilles, hiberné dans leurs abris... Elles étaient emplies d’une reconnaissance assurément naïve mais non moins authentique d’avoir été tolérées sur leur domaine. Prenant un malin plaisir à grignoter des racines exemptes de toxiques, les sauterelles brunes rebelles installées dans les fourrés regardaient, sardoniques, la main vengeresse du destin s’abattre sur la peuplade en déliquescence. Affolées, les sauterelles brunes des champs s’élancèrent vers leurs semblables, implorant leur aide : « Vous avez appris à vous nourrir autrement ! aideznous ! sauvez-nous, sauvez-les !! », s’exclamait l’une d’elle en désignant quelques blondes venues les rejoindre. La pathétique requête fut très mal accueillie par les sauterelles des bois : « Comment ?! Elles avaient été 38


chassées ! Beaucoup en étaient mortes. Seuls, courage et détermination avaient permis aux insoumises de survivre et trouver une nourriture de substitution. Et il faudrait apporter secours à celles-là mêmes qui les avaient condamnées ?! Partager leur découverte ?! Que nenni ! » La roue avait tourné semblait-il, les sauterelles des bois respiraient un air nouveau, fières de leur pouvoir naissant, prêtes à faire payer leurs souffrances, leur exil. C’est alors qu’une sauterelle brune des champs s’avança dignement, un léger tremblement s’échappant du bout de ses ailes. Derrière elle, quatre jeunes à la carapace étonnamment belle, d’un roux éclatant, couleur insolite en ces lieux, se resserrèrent, comme pour se donner une contenance. c’e 39


« Le mâle qui m’a gratifiée de ces petits est mort d’avoir ingurgité le maïs, dit la femelle d’un ton grave. C’était un mâle blond. D’autres femelles vont bientôt pondre. Des brunes mais également des blondes. Une nouvelle génération est en cours d’éclosion. Elle a besoin d’être guidée pour se développer. » La colère des insurgées explosa. « QUOI !! Vous avez refusé de nous suivre, trop timorées pour envisager toute évolution ! Vous êtes restées dans les champs pour soi-disant respecter les traditions et perpétuer l’espèce ! Et finalement vous avez osé trahir vos origines en vous accouplant à ces tyrans !! » La remarque enflammée fit sourire gentiment la sauterelle brune des champs : « La vie est curieuse parfois, elle nous confronte à ce que nous rejetons le plus et, une fois le pied posé dans cet inconnu 40



redouté, on s’aperçoit qu’il est porteur d’horizons insolites jamais imaginés – ni espérés. » Une autre sauterelle, une blonde superbe, encouragée par la témérité de la jeune mère, s’adressa au groupe récalcitrant. « Vous avez subi sans nul doute un grand traumatisme avec la terrible tempête de la saison dernière qui vous a arrachées à votre milieu. Mais vous l’avez constaté à vos dépens, votre arrivée massive nous a, nous aussi, grandement perturbées. Votre présence menaçait notre fragile équilibre. La peur a guidé nos actes. Et la peur est dangereuse ! Elle engendre bien souvent des réactions regrettables, nous en sommes conscientes maintenant. Beaucoup de nos mâles ont péri depuis ces dernières semaines, et vous, vous avez perdu de nombreuses femelles au cours de vos explorations. Nous devons continuer de nous reproduire, vous comme nous. Pour cela, nous avons besoin les unes des autres. Vous avez appris à survivre ; nous conces 42


connaissons le pays. Bientôt ces sous-bois seront eux aussi contaminés. Partons à la conquête de nouvelles contrées où nous saurons nous épanouir ensemble. Rassurez-vous, le passé est révolu, plus jamais vous ne souffrirez de subordination. Nous sommes maintenant égales dans le présent. » Parmi les sauterelles des bois, quelques mâles ne purent s’empêcher de frétiller des ailes. D’autres farouchement réfractaires à partager quoi que ce soit, s’accrochant à leur identité de pionnières chèrement gagnée, s’opposèrent violemment à cette proposition. « Ne soyez pas aussi obtuses que celles qui vous ont infligé votre exil ! protesta la jeune maman. Il nous faut partir. Si vous restez, vous vous condamnez à court terme. Et vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même. Réfléchissez, nous levons le camp à l’aube – j’espère que vous nous rejoindrez. » 43


Sur un froissement d’élytre, la bestiole s’en retourna avec son groupe pour dormir une dernière fois au pied de ces céréales devenues assassines. La nuit fut longue en palabres dans les fourrés. Ça stridula à qui mieux mieux, les unes tentant de convaincre les autres. Enfin l’aube s’annonçait, il fallait faire un choix, chacune face à sa propre décision. La plupart, sans hésiter, rallièrent la fine cohorte qui s’ébranlait silencieusement. Cependant une poignée d’entêtées résistait à l’élan général, se persuadant que toute cette histoire n’était que machination. Méprisantes, elles virent s’éloigner un étonnant défilé de sauterelles bigarrées, les petits encouragés dans leur marche par un encorbellement d’adultes. Le ciel rosissait lentement, l’odeur de la terre mouillée s’élevait en volutes invisibles et denses, les oiseaux matinaux s’ébrouaient et piaffaient, impatients de jouer avec la journée qui s’annonçait réjouissante. 44


Soudain, imperceptiblement, bruissa du cœur de la procession un chant fragile, écho d’une époque lointaine. Cette mélodie confinée aux creux des mémoires oubliées, autrefois psalmodiée par les aïeuls en marche pour les grands exodes méridionaux, sourdait spontanément des trachées chiffonnées d’une sauterelle brune racornie, ahurie de s’entendre. Envahies à leur tour par le souvenir, conscientes et émues de réinventer les voyages accomplis par leurs ancêtres, de plus jeunes joignirent leur voix à celle de la vieille et le chant murmuré prit une ampleur inattendue. Les sauterelles blondes, stimulées par l’étonnante musique, se mirent de la partie et exhalèrent leur propre mélopée. Il en résulta un air jamais entendu auparavant, subtilement musical. A l’orée du bois, les dernières sauterelles obstinées, furieuses – contre elles-même ? – , les regardaient 45


disparaître à l’horizon quand l’une d’elles, prise de malaise, s’écroula brutalement, inerte. Allaient-elles perdre la vie les unes après les autres plutôt que d’admettre leur méprise ? Elles comprirent enfin combien il est périlleux de s’encarcaner dans des certitudes quand celles-ci deviennent destructrices. Qu’était devenue leur fierté rebelle et courageuse qui les avait animées et soutenues dans leur combat légitime ? Alors, dans un grand soupir douloureux, elles s’ébrouèrent comme pour se délester de ce qui n’était plus qu’un orgueil despotique suranné. Et c’est ainsi que, soulevant leurs élytres brunâtres, les insectes rebelles déployèrent leurs ailes de toute leur envergure, et s’envolèrent, légers, rejoindre le cortège enchanté.

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Nathalie TROUVÉ Illustratrice

La légende voudrait que, sur son berceau, une bonne fée lui ait fait don d’un crayon HB, d’où sa passion pour le dessin. (On peut dire que c’est une personne qui a activement contribué à la déforestation amazonienne !) Après avoir décroché son diplôme venue graphiste tout en continuant à dessiner, à participer à des festivals BD, et crée actuellement un fanzine fédérant de nombreux talents.


...Une modeste colonie de sauterelles brunes atterrit dans la Vallée aux sauterelles... blondes. Il va sans dire que son débarquement ne fut pas des mieux accepté (...) Les sauterelles blondes imposèrent immédiatement leurs lois aux sauterelles brunes, leur interdisant toute tentative de s’alimenter avant qu’elles ne soient elles-mêmes rassasiées. (...) Certaines, retrouvant plus rapidement leur vitalité, tentèrent de s’opposer à ce qu’elles ressentaient comme une profonde injustice. Avaient-elles demandé cette migration ? N’appartenaient-elles pas à la même famille, les blondes et les brunes, malgré leur différence de couleur ?

tiordne'l à resnep ruop sellevuoN

Il savait tant d’autres choses, Petid’homme ; il savait trop de choses. Et son menu crâne d’enfant souffrait d’avoir à contenir toutes ces pensées. (...) C’était pesant pour l’enfant et cela le rendait grave et sérieux. (...) Il y avait une chose qu’il n’avait pas apprise – découverte trop tardivement, elle n’avait pu trouver place dans sa caboche saturée – : c’était le rire et la légèreté qui l’accompagne. Le rire de tout, le rire de soi.


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