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Isabelle Steenebruggen
ĂŠtre son fils Roman
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« Être son fils », bien qu’inspiré librement de cer tains faits réels, reste une fiction. Aucun prénom de personnage ne correspond au prénom d’une personne privée et cer tains noms de lieu sont également purement fictifs. Les propos prêtés aux personnages sont imaginaires. Aucun élément de ce récit ne se prétend un reflet réel de faits, de personnes ou de lieux qui y sont évoqués. Les deux phrases reprises textuellement le sont avec l’autorisation expresse de leurs auteurs.
À M.P., que je n’ai pas connue. 4
Prologue
Son regard se perdait dans le tourbillon du Black Label qu’il s’était versé. Il prenait plaisir à y faire tourner la glace, dans un mouvement de la main gauche devenu automatique au fil des ans. Il savourait le bruit léger des glaçons qui s’entrechoquaient, anticipant le délice de la première gorgée. Un vent frais et agréable venait de l’océan. Un vent calme et sans pluie, bercé par le bruit des vagues et le grincement des transats en lattes de bois sur lesquels ils étaient tous les deux assis. Le ressac, maintenant invisible dans la nuit, l’avait toujours rassuré, comme un repère, comme une musique de fond qui lui rappelait qu’ici c’était chez lui, le lieu de ses racines. « Là où est mon cœur », avait-il coutume de dire. Ses pupilles noires se levèrent vers la femme assise à ses côtés. Elle fixait paresseusement l’océan noirci par la nuit. Elle 5
por tait une robe légère, orange, et elle accueillait avec gratitude les heures plus fraîches. En promenant son regard sur la courbe de ses seins, de ses hanches, il sentit le poids de son âge à lui et se trouva à nouveau vieux, bourru, laid, alcoolique. Il fut sur le point de le verbaliser une nouvelle fois mais se ravisa. Dans quelques heures, elle prendrait son avion. Il savait qu’elle n’en avait pas envie, qu’elle était bien là, mais qu’elle par tirait quand même, comme les autres. Il savait aussi qu’il pouvait lui faire confiance, qu’il pouvait parler comme on confie un trésor. Et sur tout, il avait envie de parler, de raconter l’histoire en entier, et il leur restait toute la nuit. Alors, il cligna des yeux, engloutit une longue gorgée du breuvage miraculeux, et il parla.
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I
Ma mère est mor te quand j’avais onze ans. Ou dix, je ne sais plus. Pendant près de quarante ans, je ne suis pas arrivé à parler d’elle sans pleurer. À chaque fois que je disais ça à quelqu’un, « ma mère est mor te quand j’étais enfant », je pleurais. Impossible de retenir mes larmes. Et puis, il y a quelques années, je suis revenu ici. Je revenais déjà souvent, mais là, je n’étais revenu que pour ça : savoir ce qu’il s’était passé. Me souvenir, ou au moins me reconstruire des souvenirs. Retrouver la trace des derniers moments. Rassembler les morceaux de mon enfance. Je t’ai montré sa tombe, tout à l’heure, au cimetière, mais elle, elle est à sept ou huit mètres sur la droite. Le cimetière est trop près de la mer : après le tsunami, les mor ts ont tous bougé. On les a ré-enterrés, mais pas forcément sous la bonne pierre tombale : il fallait aller vite pour des questions sanitaires. Bon, ce qui compte, c’est qu’elle me voie, qu’elle sache que je suis là, à prier devant la pierre sur laquelle se trouvent 7
sa photo et celle de mon père. Tu as vu, c’était marqué, Selina Fernando, décédée le 21 avril 1979. J’avais treize ans. n Les mangues sur la pelouse, voilà l’un de mes plus anciens souvenirs. Je me réveillais après la sieste. Douce et bienfaisante, la chaleur, par tout. Je m’étais endormi contre ma mère, contre sa tiédeur, et je me réveillais au cœur de l’après-midi, dans la pénombre de la maison. J’apercevais le jardin par la por te ouver te. Inondé de soleil, notre grand jardin. Je m’approchais de la por te. Je n’osais pas descendre les quelques marches de pierre qui menaient à la pelouse, je ne maîtrisais pas encore ces mouvements-là. Pour tant, près des manguiers, par terre, les fruits s’amoncelaient, prometteurs. Et en haut de ces quelques marches, il n’y avait que l’odeur de l’urine. Quand mes frères ou mon père se levaient la nuit pour pisser, ils ne s’aventuraient pas jusqu’au fond du jardin. Ils se soulageaient sans y descendre, là, du haut des marches, sur l’herbe. Affreux, non ? de savoir que dans mon pays, à la fin des années soixante, tous les visiteurs étaient accueillis par une entrée qui puait la pisse... Et moi j’étais là, en haut des marches, dans cette odeur nauséabonde, à regarder les mangues mûres, dodues, inaccessibles. Alors je criais. Je criais de frustration de ne pas pouvoir descendre l’escalier sans tomber. Je criais de détresse, j’appelais ma mère au secours. Elle apparaissait. Toujours. Et après, il y avait le goût juteux de la mangue dans ma bouche, sur mes doigts. Ça dégoulinait. C’était généreux. n 8
– Tu vas encore souffrir, Hidli ! s’écria mon frère aîné. – Non ! Pourquoi tu dis ça ? Ne lui dis rien, ne lui dis rien ! J’étais couver t de boue jusqu’aux genoux, à force d’avoir joué avec mes frères et Nimal dans l’eau de la lagune. Aucune maison n’avait l’électricité ni l’eau courante, mais nous avions tous un puits dans le jardin. Je détestais me laver. Ce sont mes seuls souvenirs froids dans l’île. L’eau était fraîche et nous étions nus à côté du puits. Ma mère ne lavait que moi, mes deux frères étaient déjà assez grands pour se laver seuls. Elle préparait un mélange d’écorce de noix de coco en poudre et de savon avec lequel elle me frictionnait quand je revenais crasseux. Mes frères y allaient doucement, ces récurages leur étaient épargnés. – Tiens-toi tranquille, Hidli ! disait ma mère d’une voix sévère. – Mais tu me fais mal, tu me fais mal ! – Tu n’avais qu’à te tenir tranquille ! Regarde-moi ça, il y a des croûtes de boue jusqu’entre tes or teils. Je n’arriverai jamais à te laver si tu continues à gigoter et à hurler comme ça ! Je refusais obstinément de retirer mon slip, même devant elle seule, même si mes frères ne regardaient pas. Alors elle me l’arrachait d’autorité. Elle frictionnait, frottait tout mon corps, sans pitié. Je n’étais plus qu’un tas de mousse. Ensuite, elle puisait des seaux d’eau glaciale des profondeurs et m’en arrosait copieusement. Je grelottais, je hurlais, tous les jours. J’étais un gamin capricieux, tu sais. Dodu, mignon, petit dernier et ouver tement préféré, j’étais celui de la fratrie qui braillait. Notre village se serrait sur l’étroite bande de terre entre la lagune et la mer. Selon les endroits, trois ou quatre cents mètres de terre plate entre l’eau et l’eau. D’un côté, la lagune avec son eau vaseuse, douce et calme, les palétuviers, les varans, que nous imaginions caïmans dans nos jeux, et les oiseaux 9
migrateurs qui venaient reposer leurs ailes entre deux étapes de leur long parcours depuis ou vers l’Himalaya. De l’autre, l’océan sauvage et infini, grondant, les rochers et les moules délicieuses qui s’y cramponnaient. Entre les deux, nous, nos maisons au toit de palme, notre terre rouge, nos routes caillouteuses et nos vaches. Et l’église, près de la mer, à côté du cimetière du village. La petite communauté catholique d’Oruwapitiya. Les Por tugais étaient arrivés par ce côté de l’île et nous avaient laissé leur religion et leurs noms de famille et de villes : Colombo, Perera, Fernando... Presque tous les catholiques de l’île se trouvent sur la côte ouest, à Negombo et alentours. En fait, Negombo est un genre de microcosme, sans doute l’un des seuls endroits au monde où tu peux trouver, dans la même rue ou presque, une église catholique, une mosquée, un temple bouddhiste et un temple hindou. Je rêve qu’un jour tous ces lieux de culte, tous ces gens qui viennent prier, soient reconnus égaux, vraiment égaux, et non pas simplement tolérés par un régime qui a la prétention de faire croire qu’un bouddhiste cinghalais est plus légitime sur mon île que n’impor te qui d’autre. Ma mère était une femme dure et peu appréciée. Elle travaillait comme une forcenée pour nous élever, moi et mes frères. Elle faisait pousser toutes sor tes de fruits et légumes, que nous vendions sur le marché. Mais sur tout, nous avions des vaches. Nous vivions de tout cela. Ma mère était capable de cultiver énormément de nourriture. Nous devions rarement acheter à manger, si ce n’était ses bonbons et son lait condensé sucré. Mais ça, je t’en reparlerai plus tard. Il y avait des bananes, des mangues, des noix de coco, mais aussi des patates douces, des gombos, du manioc, des aubergines. Les poireaux, les tomates, les courgettes, tout ça c’était des légumes de luxe pour nous, parce qu’ils ne poussaient pas dans notre potager. 10
On ne dépensait jamais de folies en viande. Cette terre généreuse m’était naturelle. Les parfums qui émanaient de notre terrain étaient un jardin d’Éden dont je n’avais pas conscience. Ici un avocatier, là un cacaoyer à qui personne ne prêtait attention, là encore un physalis dont je cueillais les délicieuses baies… As-tu déjà vu une plante de manioc ? C’est si beau, une plante de manioc ! La tige toute fine, presque rouge, qui s’étire jusqu’à plus d’un mètre de haut, les feuilles étroites et allongées qui me donnaient de l’ombre, les racines bombées tellement faciles d’accès, simples à cuire, délicieuses. J’adore le manioc. Je me promenais dans le champ de manioc, haut comme trois pommes, à l’ombre des feuillages, et la vie était savoureuse. Nous vivions sur la par tie du terrain la plus jolie. Toute la propriété faisait face à la lagune. Mais sur la gauche, près de l’eau, le sol devenait boueux, même un peu marécageux par endroits. On n’aimait pas trop s’y aventurer. D’ailleurs ma mère n’y faisait rien pousser. C’était dans ce coin-là qu’allaient paître les vaches. Aucune ne s’y est pour tant jamais enfoncée. Ma mère se levait à trois heures du matin pour aller traire. J’avais cinq ans quand j’ai commencé à l’aider. Mes grands frères par taient à vélo distribuer les bouteilles avant l’école. Moi, je restais près d’elle et, sans savoir lire ni écrire, je collais les étiquettes après les avoir séparées en deux : une demi-étiquette sur la bouteille, une demi-étiquette dans le cahier des comptes. Ainsi, à la fin de la semaine, ma mère savait exactement quel montant réclamer à chaque famille. Parfois, quand les vaches avaient vêlé par exemple, nous n’avions pas assez de lait pour remplir toutes les bouteilles commandées par nos clients. Ma mère allongeait alors un peu le contenu avec de l’eau. Elle savait quel dosage précis évitait 11
que le goût aqueux ne trahisse sa supercherie. Elle connaissait bien ses bouteilles et y voyait une marque imaginaire, à par tir de laquelle elle arrêtait de verser le lait, qu’elle remplaçait par de l’eau. Un peu trop tôt, et les clients se seraient rendu compte de la tromperie. Un peu trop tard, et nous n’aurions sans doute pas pu satisfaire tous les clients. J’admirais mes frères qui par taient à vélo le matin livrer les bouteilles. Je rêvais du jour où je serais assez grand pour faire ma par t de la tournée. Il y avait, sur notre terrain, une vieille bicyclette jaune, rouillée, beaucoup trop grande pour moi. Je décidai de l’apprivoiser un jour où j’étais seul avec elle. Si je mettais mes deux mains sur le guidon, impossible de poser mon arrière-train sur la selle et mes pieds sur les pédales. Il fallait donc faire un choix. Le guidon en main, je posais un pied sur la pédale et utilisais l’autre jambe pour avancer au sol. Je progressais ainsi sur l’herbe cabossée du terrain de la lagune. Ah, le vent sur mon visage, sur mes bras, sur mes jambes ! Cette sensation d’être plus for t que les éléments ! J’étais aussi grisé par la vitesse que, bien des années plus tard, je le serais au guidon de ma moto. Après quelques essais concluants, je m’aventurai avec ma nouvelle compagne grinçante sur la route de terre qui menait au village. J’avais quelques roupies en poche et j’allais à vélo, enfin vélo au poing, jusqu’à l’épicerie pour m’acheter des bonbons, sans me douter que le marchand connaissait si bien ma mère. Toujours un pied sur la pédale, un pied à terre, menant ce qui me paraissait le plus beau carrosse au monde. Petit à petit, à mesure que je l’apprivoisais, je fus capable de poser mes deux pieds sur les pédales en passant une jambe à travers le cadre. Je faisais des courses contre le vent, sur les chemins de terre, maître de mon équilibre, sans jamais me soucier de la selle. J’en souris encore quand je vois, 12
aujourd’hui, dans vos parcs des villes d’Europe, des cyclistes de cinq ou six ans apprendre à rouler sans les petites roues avec un casque et des genouillères. J’ai le sentiment d’avoir eu une enfance tellement plus authentique que celle de ces petits-là ! Nous, on tombait, on saignait, on avait mal : on vivait ! Et puis, un jour, vint l’aube où, comme mes frères, avant de par tir pour l’école, j’eus le droit de charger les bouteilles de lait sur mon vélo pour aller les livrer. Les gens prenaient la bouteille pleine. Je récupérais les vidanges. Je devais rouler prudemment pour éviter de casser les bouteilles de verre. Même quand elle est tombée malade, ma mère a continué à travailler au lait. Elle était devenue trop faible pour utiliser la machette qui tranchait les régimes de bananes, épluchait les coques dures des noix de coco, coupait les légumes du potager. Mais le lait, elle n’a jamais arrêté. Il y avait aussi un grand poulailler. Nous avions une bonne centaine de poules. Ma mère vendait les œufs et, le dimanche, tuait une poule pour la soupe. C’était le seul jour de la semaine où nous avions de la viande. Le jour où mes frères se servaient dans mon assiette. Je te raconterai ça plus tard. Tu n’as pas connu ces constructions étranges entre les cocotiers, ces espèces de cabanes miniatures en suspension. Sur l’île, nous étions spécialistes du poulailler suspendu pour déjouer les prédateurs. On tendait plusieurs cordes d’un cocotier à l’autre. Au milieu de ces cordes, on fixait en hauteur une cabane que l’on avait tissée au préalable : un sol de branches de palme et de joncs, ensuite des parois et un toit de paille, et un ou deux perchoirs pour que les poules puissent dormir surélevées, parce qu’elles aiment ça. Une seule de ces petites cabanes pouvait abriter dix à quinze poules. Les poulaillers étaient placés à hauteur d’homme, à environ un mètre et demi du sol. Le matin, 13
les poules en sautaient de leur vol maladroit. Au crépuscule, quand elles voulaient retourner dormir, il suffisait de placer à chaque poulailler une petite échelle qui grimpait du sol jusqu’à la por te. C’était l’heure des échelles : nous faisions le tour des poulaillers, avec mes frères, avec mon ami Nimal parfois, pour disposer les échelles et, une demi-heure plus tard, pour les reposer au sol. Les poules étaient ainsi protégées de tous les prédateurs et dormaient tranquilles. La famille de Nimal avait toujours été plus pauvre que la nôtre, même si nous n’étions pas bien riches. Sa mère, comme la mienne, tirait ce qu’elle pouvait des poulaillers et du potager, mais n’avait pas de vaches. Son père, peu éduqué, n’avait qu’un petit revenu de pêcheur et rentrait souvent saoul le soir. Nimal avait deux sœurs, et le père ne frappait pas ses filles. C’était donc Nimal qui payait les cuites de son géniteur. Nimal et sa mère, qui avaient tous les deux un âge suffisant pour se faire cogner. Il n’en parlait jamais. Soit il dissimulait les coups sous ses vêtements, soit il inventait toutes sor tes d’histoires. Par respect pour la figure paternelle, tout le village feignait de le croire. C’était comme ça : on ne disait pas les vérités dérangeantes, on n’évoquait pas les abus des adultes sur les enfants, on les enterrait bien profond et on faisait semblant de penser qu’ils étaient de bons chrétiens. Par respect. n Mon père, lui, s’absentait souvent pour de longues périodes. Il était maître pêcheur. Pas pêcheur, maître pêcheur. La différence principale, c’est la charge de travail : il était celui qui ne fait pas grand-chose, qui donne des ordres, regarde les autres travailler et empoche les roupies. C’était lui qui 14
s’occupait de louer les filets disponibles chez leurs propriétaires, de faire trimer son équipe et de vendre les fruits de la pêche au marché. Il par tait souvent avec eux vers les côtes du nord, riches en poisson, nous laissant seuls avec notre mère, parfois pendant deux ou trois mois. Il gagnait moins d’argent qu’il n’en dépensait. À Negombo, le marché aux poissons ouvrait à cinq heures, mais dès deux ou trois heures, les marchands s’agitaient. Les bateaux revenaient, on s’affairait à préparer les étals, dans l’obscurité. Le poisson était frais, il n’y avait pas d’odeurs ni d’insectes dans la nuit encore noire. À cinq heures, les restaurateurs arrivaient. Ceux des grands hôtels payaient les meilleurs prix et empor taient les plus belles pièces, il ne fallait pas rater ces clients-là. Plus l’heure avançait, moins le poisson se vendait. Quand l’aube pointait, que le jour amenait les insectes et le soleil les odeurs, le prix des poissons devenait aussi dérisoire que leur taille. Ceux qui n’avaient pas pu se lever se contentaient des sardines. C’était un bon boulot, pêcheur, et mon grand frère, l’aîné, a repris le flambeau plus tard. Mais pas de la même manière : il a acheté son propre bateau et ses propres filets. Il avait compris, en observant mon père, qu’il était préférable de ne pas dépendre d’intermédiaires : il fallait faire tout le boulot soi-même pour gagner de l’argent correctement. Mon frère aîné avait cinq ans de plus que moi, et le cadet trois. L’aîné avait du mal à s’entendre avec mon père, il avait le sentiment d’être laissé pour compte. Mon père ne lui faisait que peu de cas. Le cadet ne se sentait pas vraiment concerné par les émois de son aîné. Tous les deux étaient d’accord sur un point : mes parents exerçaient un favoritisme agaçant envers leur petit dernier, dodu et souriant, toujours gentil, toujours charmeur. 15
C’était donc souvent sans son aîné que mon père allait rendre visite à Tia, sa petite sœur. Elle et son mari, de vingt ans plus âgé, vivaient avec leur fils dans la maison au bord de l’océan où j’ai failli me noyer. Cela aussi, je te le raconterai plus tard. Sa maison était plutôt cossue, car elle était la fille de l’ancien chef de section et épouse de fonctionnaire. Elle avait l’eau courante, qui commençait à arriver dans les foyers. Après la mor t de mon grand-père, avant ma naissance, ma grandmère s’y était installée. Les enfants d’ici appellent normalement leur tante Auntie. Notre famille était d’ascendance por tugaise et plus de trois cents ans après leur dépar t, nous conservions de ces origines nos noms de famille, notre religion et ce petit mot tendre, Tia. Dans mon cas, il ne servait qu’à cette tante-là. J’appelais mes autres tantes Auntie, mais elle, c’était Tia. La maison de Tia était morne. Son mari, autoritaire, était satisfait d’avoir fait un fils obéissant, docile, silencieux et d’accord avec son père. On baissait les yeux, on ne mangeait pas en même temps que les adultes, on priait, on allait à l’école et à l’église et on respectait les aînés. Tia, quant à elle, était tenue de servir les repas prêts et chauds à table à son retour du bureau, peu impor te l’heure. Elle devait aussi préparer l’eau pour le baquet : chaude, mais pas trop, qu’il soit agréable à son mari de s’y détendre, et en même temps de s’y rafraîchir. Mon père aimait aller pêcher des moules et des oursins du côté de l’océan. Il venait en journée, quand son beau-frère était absent. La pêche durait toute l’après-midi. Pendant ce temps-là, mon frère et moi avions le droit de rester jouer avec notre cousin et nous adorions cela. Pas tellement pour notre cousin, un peu fade, mais sur tout parce qu’il avait de plus beaux jouets que nous, et que Tia l’obligeait à nous les prêter. 16
Ma grand-mère nous observait, austère. En fervente chrétienne, elle n’a plus jamais por té d’autre couleur que le noir après le décès de son mari, et c’est le souvenir que j’ai d’elle : une dame âgée à la peau claire, qui parlait peu, toute vêtue d’un noir qui contrastait avec son teint. Durant nos jeux, elle s’approchait de moi, passait sa main sur mes cheveux, mon visage. Elle me trouvait trop foncé de peau mais ne m’en voulait pas, non, ce qu’il y avait dans son regard, c’était de la pitié. Elle me donnait quelques pièces pour aller chercher des bonbons, et la conversation entre nous se résumait à ces deux ou trois mots-là. Je savais qu’elle était déçue par le mariage de son dernier fils. Elle n’estimait pas ma mère à la hauteur. Veuve du prestigieux chef de section pour tant désargenté, elle ne s’était jamais vraiment faite à l’idée qu’un de ses enfants puisse épouser plus pauvre que lui. En plus de cela, sa belle-fille était noire, tellement noire ! Heureusement, les deux premiers enfants de ce mariage étaient sor tis assez proches du père en teint, mais moi, le petit dernier, je n’avais vraiment pas eu de chance. Bien entendu, rien de tout cela n’était dit ouver tement, mais les enfants sentent tout. Je n’avais pas énormément d’affection pour elle et je sentais que ce n’était pas bien, que ce n’était pas ce qu’on attendait de moi. Mon père laissait toujours la moitié de sa pêche à sa mère et à sa petite sœur. Il le faisait discrètement et il pensait que nous n’avions rien vu, mon frère et moi. Il préférait que sa femme n’en sache rien. Ma mère n’aurait vraiment pas aimé que ces deux femmes aisées reçoivent la nourriture qui était destinée à ses enfants et à elle. n 17
Quand ma mère tuait le poulet et le cuisinait, une fois par semaine, j’aimais garder les morceaux de viande dans mon assiette pour la fin, parce que c’était les meilleurs du repas. J’appelais ça mon « dernier moment ». Alors, quand il ne restait plus que de la viande dans mon assiette et que je commençais à saliver à la perspective de mon « dernier moment », mes frères pointaient du doigt dans la direction opposée à la table, s’écriant : « Oh, Hidli, regarde là-haut, quel bel oiseau ! » ou « Incroyable, regardez ce qui se passe dans le jardin ! » Ils avaient beaucoup d’imagination pour me distraire et à chaque fois je me laissais berner : je relevais la tête dans la direction de leur index pointé, et ils en profitaient pour vider mon assiette à mon insu, en un clin d’œil. Je braillais. Alors, ma mère me donnait ses propres morceaux de poulet pour compenser l’affront de mes frères. Elle les gardait toujours pour moi, elle n’avait jamais l’air d’avoir envie de les manger. En fait, c’était comme ça à tous les repas, elle ne mangeait que très peu, et nous en avions trop pris l’habitude pour nous en étonner. Mais une fois la table desservie, elle se penchait souvent vers un endroit de la cuisine où se trouvait une jarre de terre. Entre cette jarre et le mur s’accumulaient toutes sor tes d’objets insignifiants auxquels personne ne por tait une grande attention. De là, sans bruit, elle por tait quelque chose à sa bouche. Toujours dos à nous. Elle pensait sans doute que nous ne voyions rien, mais son coude replié vers le haut nous indiquait un mouvement du bras vers son visage. Je sentais dans ce geste un secret lourd et grave, même si je ne comprenais pas vraiment ce que je voyais. Un jour, la curiosité a été plus for te que moi, je suis allé voir ce qui se trouvait dans ce coin poussiéreux. Une boîte en plastique, quelques pièces d’une roupie, un por te-clés rouillé, des mouches qui bourdonnaient, plusieurs fourchettes tordues, 18
que sais-je encore. Quelques vieux torchons. L’un d’entre eux avait une forme bombée. Je m’en emparai et découvris en dessous une boîte de conserve dans le couvercle de laquelle un petit trou avait été percé. Dessus, il était indiqué « Nestlé » en lettres bleues sur fond blanc. En plus petit, le texte Sweetened Condensed Milk en anglais et en cinghalais. Je me demandai d’abord pourquoi autant de mystère autour de cet objet. Puis je me dis qu’il devait s’agir d’une sor te de médicament : ma mère était sans doute malade, elle se soignait en cachette et ne voulait pas nous inquiéter. Elle allait donc bientôt guérir. Tout le monde sait que le lait, c’est excellent pour la santé. Je n’étais pas sûr de comprendre le sens du mot « condensé », mais cela ne pouvait présager que du bon sur sa guérison. Et puis, si c’était sucré, c’était normal, on ajoute toujours du sucre dans les médicaments pour en masquer le mauvais goût. Je remis le tout à sa place, à moitié satisfait de mes propres explications et un peu honteux d’avoir trahi ce qui ressemblait à un secret que je ne saisissais pas. Mais une frayeur s’était emparée de moi, insidieuse comme un prédateur qui resserre patiemment ses crocs sur sa proie, sans précipitation, sachant qu’elle est déjà perdue, qu’il a le temps. Ma mère était malade. n Elle dormait avec moi. J’adorais sentir sa présence près de moi dans mon sommeil. Mes frères avaient leur chambre. Mon père n’était pas souvent là, mais même quand il était à la maison, c’était moi qui dormais avec elle. Pas lui. Ici, c’est normal de dormir avec ses enfants. Ils s’entendaient bien, tu sais. Je ne me souviens pas les avoir vus se disputer. Sauf de temps en temps, le soir, des conversations chuchotées violemment. 19
Sûrement pour essayer de ne pas éveiller notre attention. Le problème, c’était toujours l’argent : elle lui en demandait, il n’en avait pas, il lui en demandait aussi. Il en avait sans cesse besoin pour lui-même, pour ses investissements, ses entreprises de pêche ; elle en avait besoin pour nous nourrir. Et puis, dès qu’il y en avait un peu trop, parfois même avant qu’il n’y en ait un peu trop, elle attendait que nous soyons par tis pour l’école et elle se rendait au magasin de bonbons. Loin des regards des autres enfants, qui auraient ri et qui auraient parlé, elle s’achetait des sucreries en prétendant que c’était pour ses trois fils. Elle les dévorait en cachette avant notre retour de l’école. Elle avait les traits durs, tu vois, et elle était très noire de peau. Comme ma grand-mère paternelle aimait à le souligner, je suis le seul de ses trois fils à avoir hérité de son teint de peau à elle. Les gens du village qui ne nous aimaient pas beaucoup me surnommaient en douce « le Black », parce que tous les autres membres de ma famille sont beaucoup plus clairs. Je suis même bien plus sombre que la plupar t de mes compatriotes. Elle avait aussi ce mouvement dans les sourcils, quand elle se fâchait, que je retrouve dans le miroir. Un jour, l’une de mes tantes, une sœur de mon père, m’a dit que ma mère avait été adultère. Elle m’a parlé d’un autre homme du village d’origine de ma mère, en disant « celui-là, c’est ton père ». Langue de vipère. Cet homme-là avait lui aussi la peau très sombre. En quelques mots, elle a semé un trouble énorme dans mon esprit. Ma mère était, à mes yeux, l’être le plus merveilleux de la Création. Je nous comparais souvent mentalement, elle et moi, aux statues de la Vierge à l’Enfant que l’on voyait aux carrefours, dans leurs grandes boîtes de verre. Elle, si ver tueuse, déterminée, dévouée à sa famille, aurait trompé son mari ? Ma mère, adultère et enceinte d’un enfant 20
illégitime ? Por teuse d’un secret visiblement ébruité ? Et cet enfant du mal, ce serait moi ? Je n’ai jamais su si c’était vrai. Aujourd’hui, cet hommelà aussi est décédé. Et moi, je reste avec mes questions. Parce que je ne ressemble pas beaucoup à mes frères. Je devrais me soumettre à un test ADN pour être fixé. Mais je ne le ferai pas. À quoi bon savoir ? Mon père ne s’est jamais beaucoup occupé de nous de toute manière. Ni de moi ni de mes frères. Alors père ou pas… Du vivant de sa femme, il n’était pas souvent là. Une fois veuf, plus jamais. Il est par ti s’installer à Colombo. Il a refait sa vie avec une autre femme, qui était, je l’appris bien plus tard, déjà dans sa vie avant le décès de son épouse. Il revenait de temps en temps, de moins en moins. L’amer tume, la maladresse, se mêlaient chez moi à une sor te d’ahurissement à chaque fois que surgissaient les souvenirs des mois qui ont suivi la mor t de ma mère. L’absence de mon père me faisait sans doute oublier ce mélange affreux. Le revoir le ravivait, et, avec lui, trop de douleur et une rancune, une colère que je ne comprenais pas tout à fait moi-même. Je ne me souviens pas avoir eu de bonnes relations avec lui après le décès de ma mère. Je l’ai vu un peu plus régulièrement, des années après, à Colombo. Il travaillait comme gardien de nuit dans une grosse entreprise d’expor t de poisson. Les hangars frigorifiques destinés à conserver le poisson avant qu’il ne soit envoyé sur les océans, mor t et congelé, vers les gens riches, devaient être surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre tant les vols étaient fréquents. Je ne sais pas s’il était heureux. Après sa mor t à lui, nous n’avons plus jamais eu de nouvelles de sa seconde épouse. Elle a disparu de la famille sans laisser de trace. Je n’ai jamais tissé de liens avec cette femme. n 21
Mais revenons à mon récit. Je n’aimais pas beaucoup l’école. Elle commençait tôt, à sept heures trente du matin. Après avoir distribué le lait, nous y allions à pied. Nimal nous rejoignait sur le chemin. Le bâtiment de plain-pied était en forme de « L » et érigé au fond d’un terrain assez ver t. Des balançoires et une construction métallique avec un toboggan attendaient la récréation en rouillant lentement. Entre les deux branches du « L » constitué par l’édifice, en plein soleil, il y avait une surface recouver te de sable avec quelques seaux en plastique. Dans l’allée qui menait à notre classe, des panneaux nous disaient : « Respecte les adultes », « Écoute tes parents », « Sois sage ». J’ai longtemps essayé, mais je n’ai jamais pu être sage. Les fenêtres de nos classes étaient grandes et n’avaient pas de vitres, mais étaient grillagées pour éviter les vols. Cela nous donnait une légère impression d’emprisonnement. En classe, nous devions rester assis sans bouger, en uniforme blanc. Le blanc symbolisait la pureté de l’enfance et devait demeurer immaculé. Nimal était dans ma classe, mais jamais assis à côté de moi. On ne mettait pas deux amis l’un à côté de l’autre, cela distrait. Il faisait chaud. Ce qui s’alignait sur le tableau n’avait pas beaucoup de sens et comme nous avions peu de cahiers, nous devions répéter par cœur pour retenir. La mémoire est le meilleur outil des écoliers fauchés, mais pas le plus évident dans une salle de classe bondée et assommée de chaleur. Il nous fallait étudier soigneusement les lettres complexes mais jolies de notre alphabet unique au monde, réciter par cœur des calculs auxquels nous ne comprenions pas grand-chose. Je me souviens aussi des cours d’anglais où s’alignaient au tableau des mots écrits à la craie dans un autre alphabet que le nôtre : 22
morning / wake / in / I / the / up go / to / school / I / bus / by Un bon élève montait sur l’estrade pour écrire au tableau la phrase dans le bon ordre, et nous devions la répéter par cœur. Le maître passait lentement entre les rangs, les mains derrière lui, maintenant contre son dos un bâton fin dont la ver ticalité semblait une seconde colonne ver tébrale et qui nous terrorisait. « Toi, tu recopies », « Toi, tu triches », « Toi, tu parles », et le bâton fendait l’air avec un sifflement qui nous glaçait le sang. Si par malheur un cri de douleur nous échappait, c’était pire encore, l’humiliation en plus. Dans ma classe, il y avait un garçon nommé Michael. Tout le monde le craignait parce qu’il était grand. On le trouvait for t, courageux. Mais il était sur tout bagarreur. Rien ne l’effrayait, pas même la démarche lente, précise, angoissante du professeur dans les allées de la classe. Nimal en avait peur. Moi pas. Les for tes têtes qui se croient tout permis ont toujours eu le don de m’énerver, et quand je m’énerve, je me sens invincible. Cela m’a joué quelques tours dans la vie. Je t’en parlerai plus tard. Le maître avait décidé d’asseoir Michael derrière moi. Ce voyou me chuchotait des insultes, m’envoyait des coups d’élastique sur la nuque. Il n’arrêtait pas, je le suppor tais stoïquement, et ce stupide professeur, si vif d’ordinaire avec son bâton, semblait ne se rendre compte de rien. Un jour où nous faisions de la géométrie, j’ai entendu dans un souffle : « Hé, le Black, ta mère n’est qu’une sale pute ! » Une colère foudroyante m’aveugla. En une seconde, je me retournai et lui plantai la pointe de mon compas dans la main. Il hurla de douleur. Toute l’école s’est scandalisée. Ses parents s’en sont pris à mes parents. J’étais un enfant dangereux, violent, incontrôlable. 23
On ne m’élevait pas correctement. Après délibération, j’eus droit à une sanction exemplaire. Le lendemain matin, alors que tous les élèves étaient encore en rang dans le terrain de sable, le directeur m’ordonna de m’agenouiller au milieu, devant tout le monde, et fit mon procès. Il expliqua à voix haute de quoi j’étais coupable et toutes les personnes présentes entendirent ma sentence. Je devais rester là, toute la journée, en plein soleil, les yeux baissés, sans bouger, ni boire, ni manger. Le sable était brûlant sous mes genoux. Les minutes et puis les heures passaient au compte-gouttes. La sueur dégoulinait sur mes paupières, me piquait les yeux, sans que je ne bouge pour l’essuyer. Elle ruisselait sur ma nuque, dans mon dos, entre mes jambes engourdies. Je sentais des regards vers moi à travers les barreaux des fenêtres. À la récréation, personne n’osa s’approcher de moi, ni pour me réconfor ter ni pour m’insulter. Je cuisais lentement, en silence. Cela semble aberrant aujourd’hui, n’est-ce pas ? Nous étions des enfants plus costauds que maintenant. Tu vois, ces marques plus sombres sur mes genoux, c’est la brûlure du sable de ce jour-là. J’avais huit ans, mais ce n’est jamais complètement par ti. Ce jour-là, où j’ai bravement rôti au soleil sans dire un mot, sans une plainte, j’ai gagné l’admiration de toute l’école. J’étais un héros, j’étais celui qui avait osé tenir tête à la brute. C’est là que j’ai décidé que si un jour j’avais un fils, je l’appellerais Michael.
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II
Le terrain de la lagune, si beau et si fer tile, n’appar tenait pas à ma mère. Il était à mon père et à mon grand-père avant lui. Mon grand-père était chef de section dans le village. Il avait reçu son titre des colons britanniques avant 1948. C’est pour cela que notre famille a toujours eu une couleur politique très for te, très ancrée à droite. Mon grand-père était censé faire justice contre ceux qui avaient fauté. Il devait contrôler les marchandises sur les bateaux qui arrivaient de Negombo pour décharger à Oruwapitiya. À l’époque, il n’y avait pas encore de route. Le quai de déchargement du village se trouvait devant notre terrain. Il fallait payer une taxe sur cer taines marchandises, et c’était mon grand-père qui la prélevait au nom des colons. En réalité, il faisait sa propre loi. L’alcool, par exemple, était interdit. Il ne passait qu’avec de généreux bakchichs à mon grand-père. Son bureau était à l’étage de notre maison. Moi et mes frères n’avons jamais osé monter dans cette pièce, 25
nous avions bien trop peur. Nous savions qu’un homme était mor t là. Et il hantait sans doute encore la pièce. Mon grand-père paternel abusait du petit pouvoir que les colons lui avaient octroyé. Il était censé punir les ivrognes et régler les disputes de voisinage. Il n’entendait que la menace et le chantage. Si le terrain de la lagune était si grand, si mon père avait d’autres terrains, c’est parce que mon grand-père les avait extorqués aux villageois. Sa manière de résoudre les conflits ou de châtier les ivrognes était simple : le carcan. Les colons nous prenaient pour des sauvages et nous faisaient appliquer des méthodes de sauvages. C’était un carcan à trois trous, un pour la tête, deux pour les mains. En fonction de la gravité des faits, le « condamné » –si tant est qu’il y ait eu procès– devait le por ter quinze minutes, une demi-heure, trois quar ts d’heure, une heure, etc. Ils n’étaient pas exposés au public, tout se passait à l’étage de notre maison. Tant mieux pour eux, pourrait-on croire, mais en fait, cela donnait à mon grand-père toute la latitude dont il avait besoin pour agrandir son patrimoine immobilier. Pour cela, il prolongeait le temps d’enfermement dans le carcan. Quand ses prisonniers faiblissaient, il réclamait des morceaux de leurs terrains. Tant que le captif n’acceptait pas, il restait enfermé. Mon grandpère proposait une fois, deux fois, autant de fois que nécessaire les papiers à la signature d’une main encore prisonnière du carcan. Celui-ci ne s’ouvrait qu’une fois la signature apposée, incontestable, sur le document soigneusement préparé. Un jour, mon grand-père a eu affaire à un prisonnier plus têtu que les autres. Celui-là ne voulait rien signer. Mon grand-père est sor ti faire un tour, histoire de l’oublier quelques heures pour qu’il change d’avis. Mais l’homme n’était pas aussi résistant que prévu. Après trop longtemps dans l’angoisse 26
de son carcan, sans boire ni manger, il succomba à une crise cardiaque. Mon grand-père l’avait laissé seul pendant trois heures et le retrouva mor t. Cette mésaventure lui coûta cher : ses techniques peu or thodoxes furent dévoilées et il fut déchu de son poste par les colons. n Avant que les Britanniques ne viennent vider son bureau et lui reprendre son autorisation d’exercer, mon grand-père avait eu le temps de cacher la vieille carabine qui lui avait été confiée, mais elle n’avait plus de balles. Il avait aussi conservé en lieu sûr tous les nouveaux titres de propriété extorqués. Il allait en avoir besoin, car son fils aîné, le grand frère de mon père, était en formation pour devenir officier de l’état civil. C’était un poste de fonctionnaire titulaire, et pour l’obtenir, il fallait appor ter la preuve que l’on détenait un patrimoine conséquent. Mon oncle devait prouver qu’il possédait suffisamment de terres pour honorer son futur poste, et il ne les avait pas. Les terrains extorqués aux ivrognes et aux bagarreurs allaient cer tes l’y aider. Pour qu’il décroche son poste, mon grand-père prit donc la décision de lui en donner quelques-uns, mais c’était celui de la lagune qui avait le plus de valeur. Or, sur l’île, c’était toujours le dernier des fils qui héritait du terrain sur lequel vivaient ses parents. En échange, celui-ci devait veiller sur eux jusqu’à la fin de leurs jours, et sur leur âme après leur décès. Mon père était le dernier fils d’une famille de neuf enfants et l’oncle scribouillard était l’un des plus âgés. Plus de dix ans les séparaient. Malgré les règles imposées par la tradition, mon grandpère décida de lui céder également une par tie du terrain de la lagune qui devait pour tant revenir à mon père. Sacrifice 27
nécessaire au prestige que le poste amènerait dans la famille. Notre maison était à moitié sur cette par tie du terrain et à moitié sur notre partie. Mon oncle avait promis à mon père que, une fois qu’il occuperait son poste, il réglerait les choses et referait les titres nécessaires pour que son frère cadet reste bien propriétaire de la part qui lui correspondait. Il obtint son poste et devint le fonctionnaire ennuyeux que j’ai toujours connu. Mais il ne tint pas parole : jamais il ne nous rendit les parts de terrain qui nous étaient destinées. Tout cela s’était passé plus de vingt ans avant ma naissance. Mais la rancune est tenace, et la fratrie restait divisée entre ceux qui avaient choisi le camp du grand frère fonctionnaire, riche et capable d’octroyer des faveurs, et le camp du petit frère floué qui n’arrivait qu’à s’endetter. Ceux du premier camp s’estimaient chez eux sur notre terrain et ceux du deuxième camp n’y venaient que conviés par mon père. Ma mère souffrait de cette situation car les par ts de mon oncle, confisquées puis laissées à l’abandon, lui auraient été bien utiles pour y cultiver la nourriture qui lui permettait d’élever ses trois fils. Un jour, elle décida qu’elle allait reprendre tout le terrain, un point c’est tout. Mon oncle, sa femme et d’autres membres de la famille essayèrent de l’en empêcher. Mais elle alla fouiller dans les coffres laissés par mon grand-père et retrouva la vieille carabine des colons. Elle sor tait de la maison, l’arme rouillée à l’épaule, allait s’asseoir sur le rocher à l’entrée du terrain, et les pointait avec le canon. « Personne n’entrera ici, vous n’avez pas tenu parole, alors celui qui ose mettre un pied ici, je lui troue la peau » criaitelle. Personne ne bougeait. Elle en était capable, ils le savaient tous. Au bout d’un temps, elle n’avait même plus besoin de sor tir s’asseoir sur le rocher avec la carabine : quand sa voix tonnait 28
depuis l’intérieur de la maison, ils fuyaient. Mon père en pleurait de rire en l’écoutant raconter ces épisodes, lors de ses passages à la maison. « Ils ne savent toujours pas que nous n’avons pas de balles ? », demandait-il. Et ma mère lui répondait : « Ils ne savent pas non plus que même s’il y avait des balles, la carabine est bien trop rouillée pour tirer ! » n La petite sœur de mon père, Tia, n’avait pas les faveurs de ma mère parce qu’elle était bien obligée de se ranger du côté de son mari, contre mes parents, à propos du terrain. Son mari était lui aussi devenu fonctionnaire, sans pour autant détenir de patrimoine parce qu’on avait changé d’époque, et sur tout grâce à l’appui du beau-frère protecteur. Même si un lien affectif par ticulièrement for t unissait Tia à mon père, elle faisait par tie de ceux qui n’avaient pas le droit d’aller sur le terrain de la lagune. Le mari de Tia, comme toute ma famille, catholique, affichait ouver tement son appui au par ti conservateur. Or, en 1970, des élections libres amenèrent au pouvoir les opposants. C’était un par ti à tendance marxiste qui, pour bien s’établir au Parlement, décida de s’allier avec plus radicaux que lui. Un vent de changement souffla sur l’île. C’était Che Guevara qui avait gagné jusque chez nous, c’était la victoire du peuple, des petites gens, mais dans ma famille, personne ne devait s’en réjouir. Les réformes socialistes allaient se mettre en place, le pays, non aligné, se rapprocherait de la Chine et de l’Union soviétique pour rompre une fois pour toutes avec l’impérialisme des colons et des Américains, les grands secteurs de l’économie seraient enfin remis aux mains du peuple et quitteraient le joug 29
britannique qui persistait malgré le dépar t des colons. Le soir même des élections, la maison de Tia fut prise d’assaut par des émeutiers du par ti vainqueur. Ils arrivèrent saouls d’arak et de haine, armés de pierres, de couteaux et d’insultes, sans même prendre la peine de masquer leur visage. Leurs cris les précédaient et avaient fait fuir presque tout le monde à temps. Ils sont rentrés dans la maison, ont brisé toutes les vitres, vidé tous les placards au sol, détruit les meubles, éventré les matelas au couteau, jeté des pierres par tout où il y avait quelque chose à casser. Ils ont peint des injures sur les murs, ouver t, puis cassé les robinets pour inonder la maison. La police, aler tée, mais frileuse face à ces nouveaux vainqueurs qui allaient bientôt être leurs supérieurs, n’a pas bougé d’un pouce pour les en empêcher. Bien des heures plus tard, après que les émeutiers furent tous rentrés cuver leur victoire et vomir leur alcool, mon oncle, ma tante et leur fils revinrent doucement dans la maison saccagée et silencieuse pour constater l’étendue des dégâts. Dans l’obscurité, ils découvrirent au sol le corps inanimé de ma grand-mère, tuée d’une pierre perdue. Les funérailles furent atroces. Au début des années soixante-dix, la violence couvait déjà dans le pays. On la sentait comme un animal à l’affût, crocs visibles, prête à bondir sur n’impor te qui à tout moment. Le pays était dans l’attente d’un drame qui allait se jouer. Nous sentions tous, même les enfants, la peur et la rancœur s’immiscer dans nos veines. Nous n’arrivions pas à enterrer nos mor ts sans parler de vengeance. Les élections avaient placé au pouvoir celle qui se targuait d’être la première femme au monde nommée au poste de Premier ministre, preuve que le pays se développait et que la condition des femmes s’améliorait. Nous aurions pu en être 30
fiers si elle avait eu du talent pour gouverner. Mais ce fut elle qui réveilla le monstre latent. C’est elle qui finit par transformer l’île en brasier. Avant elle, son mari, tué par un extrémiste, avait déjà pris des mesures impopulaires contre la minorité tamoule de l’île. Les Tamouls avaient été peu à peu exclus des administrations, car ils n’avaient pas une connaissance suffisante du cinghalais, la langue officielle. Notre nouvelle recrue renforça ces mesures. Elle interdit l’impor t de films et de livres tamouls depuis l’Inde du Sud, sous prétexte d’autosuffisance économique. Mais elle coupait ainsi le lien entre les deux communautés tamoules en Inde et sur l’île. Elle instaura des quotas sociaux et territoriaux d’entrée à l’université, en défaveur des Tamouls. Elle ferma les yeux sur des attaques de commerces tamouls perpétrées par des Cinghalais. Elle prôna le bouddhisme comme première religion sur notre île où toutes les religions s’étaient toujours côtoyées tranquillement. Elle ne se contenta pas de monter les communautés les unes contre les autres en favorisant une religion et une langue, elle précipita aussi le pays dans une réforme socialiste qui le jeta dans une profonde récession. Elle nationalisa le principal journal du pays pour instrumenter sa propagande. Elle fit de même avec les banques, les assurances, les moyens de transpor t et toutes les écoles catholiques. Petit à petit, tout l’Occident rompit ses relations diplomatiques avec l’île. Seules restaient les ambassades de l’URSS, de Chine et de Cuba. Et comme les gens de ces pays, il nous fallut vivre avec des tickets de rationnement. Moi et mes frères allions faire la file à quatre heures du matin pour avoir du pain et du riz, distribués en fonction du nombre de membres que comptait chaque famille. Il fallait patienter en file pendant environ trois heures, et comme l’école 31
commençait à sept heures trente, nous avions souvent le choix entre avoir l’estomac plein ou avoir l’estime du maître. Comme je suis le plus jeune, c’était souvent mes frères aînés qui faisaient la queue. Je les rejoignais à la fin, puisqu’il fallait montrer combien d’enfants composaient la famille pour avoir droit à la ration qui nous correspondait. Mais les souvenirs de mon grand-père étaient bien ancrés dans le village, et tout le monde savait, bien sûr, que son épouse avait été assassinée et la maison de la plage détruite impunément. Les gens nous dépassaient, mes frères et moi, dans la file. Le boulanger prenait tous nos tickets, mais ne nous donnait que la moitié du pain et du riz auxquels nous avions droit. Ma mère était exaspérée de voir ses fils se lever aux aurores pour une piètre miche de pain incomplète. Un jour, elle décida de ressor tir sa carabine rouillée. Nous l’avons accompagnée tous les trois. Elle n’a pas fait la queue, elle est arrivée à l’heure d’ouver ture de la boulangerie, a doublé tout le monde, est entrée et s’est servie d’autorité, carabine en bandoulière, sous les yeux ébahis du boulanger. Une fois les bras pleins de pains et de sacs de riz, elle tonna : « Arrêtez-moi si j’ai pris une seule miette à laquelle je n’avais pas droit, une seule miette que vous n’ayez pas volée à mes fils ! ». Personne ne bougea. Plus personne ne nous dépassa dans la file. Le boulanger ne nous arnaqua plus jamais. n Les objets se faisaient de plus en plus rares sur l’île. Le matériel scolaire manquait plus qu’avant et il devenait difficile de trouver des vêtements. Nous avions deux slips, deux T-shir ts et 32
deux shorts chacun, en plus de notre uniforme scolaire. Les miens étaient les plus usés et les plus rapiécés, car ils avaient servi à mes deux frères avant moi. Malgré les rationnements, nous n’avions pas faim. Ma mère arrivait à vendre la production de ses terres. Et trouver à manger se transformait aussi, bien souvent, en un jeu. J’adorais aller à la pêche dans le noir avec Nimal. Avant qu’il ne fasse, nous devions confectionner nos outils de chasse : une canne de bambou un peu plus grande que nous, bien costaude, une assiette blanche, une lampe au kérosène, un seau et un filet. Nous attachions fermement l’assiette au bout de la canne et, en dessous, il fallait arrimer la lampe au kérosène en faisant attention à ce que les cordes soient suffisamment serrées pour que le tout soit solide et assez éloignées de la chaleur pour ne pas brûler. Une fois le soleil couché, nous allions à pied dans les eaux boueuses et peu profondes du rivage de la lagune. Dans l’obscurité, les crabes et les langoustines ne se méfient plus d’aucun prédateur. À petits pas, nous nous approchions en promenant notre lampe au ras de la surface. La lumière se réverbérait dans l’assiette et illuminait les rochers sous la surface de l’eau. Là, tout devenait très facile : les animaux se figeaient à la lumière. Ces idiots de crabes et de langoustines étaient pétrifiés par notre projecteur de for tune et, au lieu de se mettre vite à l’abri un peu plus loin dans le noir, restaient parfaitement immobiles. Il suffisait de les prendre en main, doucement, sans se faire pincer, et de les plonger dans notre seau. Nimal et moi rentrions chez nous avec le repas du soir pour la famille. Quelle fier té !
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Mon père, lui, revenait assez régulièrement avec du poisson et d’autres vivres. Le camion qui transpor tait les filets nous ouvrait parfois ses por tes sur des sacs de tomates ou de haricots offer ts par les pêcheurs. Un jour, mon père ouvrit les por tes du camion sur d’énormes citrouilles. Ma mère fit la moue : les citrouilles étaient considérées comme la nourriture du pauvre, elles poussaient par tout sur l’île sans le moindre effor t. Parfois, on ne s’embêtait même pas à les récolter et on les laissait pourrir sur place, même pendant les années de rationnement. – Que pourrions-nous bien faire de toutes ces citrouilles ? s’offusqua ma mère. Laisse-les donc dans le camion, donne-les, on n’a pas la place ici. – Décharge les citrouilles, murmura mon père dans sa moustache, un sourire esquissé sur les lèvres. – Mais pourquoi s’en encombrer ? – Décharge les citrouilles, répéta-t-il tranquillement. Elle s’exécuta et laissa par tir le chauffeur du camion. Une fois en famille, mon père sor tit son couteau et l’inséra dans une fente discrète et jusque-là inaperçue, tout autour des citrouilles. C’était un couvercle prédécoupé. Il les ouvrit toutes : elles avaient été évidées, et des kilos et des kilos de riz cru étaient cachés à l’intérieur. Quelle fête, ce soir-là ! Mais comment dissimuler ce trésor ? Nous ne pouvions pas le laisser pourrir avec les citrouilles. Il y avait dans le jardin un grand coffre en bois qui servait à conserver le matériel du potager. En fait, il était presque vide. Le riz fut transféré dans des sacs et, dans la discrétion de la nuit, les sacs furent placés dans le coffre en bois du jardin. Mon père prit l’habitude de s’étendre au-dessus du coffre pour faire sa sieste. Aux badauds et à la famille qui passaient, il grognait : 34
« Il y a plus d’air que dans la maison » ou « Ma femme trouve que je ronfle trop for t ». Personne ne soupçonna le trésor que nous y avions enfoui. n C’est dans les eaux de la lagune qui bordait notre terrain que, avec Nimal, j’ai appris à nager. Elles étaient un peu boueuses mais calmes. Beaucoup moins dangereuses que l’océan. L’ouver ture vers l’océan, au nord, était très étroite, et les courants n’arrivaient pas jusque chez nous. Au sud, elle se terminait entre les palétuviers par une ouver ture étroite sur le canal des Hollandais d’où par taient les bateaux de touristes qui venaient la visiter. De notre côté, c’était la mangrove, les varans et les oiseaux migrateurs. On avait pied dans la lagune. Elle n’était profonde que d’un mètre, et les endroits où elle s’enfonçait plus étaient hors de notre por tée, à midistance de l’autre rive. C’était là que les pêcheurs, les vrais, allaient chercher les crevettes et les crabes au coucher du soleil. Debout sur l’extrémité finale d’un grand paddle de deux ou trois mètres de long sur un mètre de large, ils traînaient les filets jusqu’au milieu de la lagune en se guidant à l’aide d’un très long bâton de trois ou quatre mètres qu’ils poussaient sur le fond marécageux pour avancer. Les oiseaux les suivaient et leurs cris brisaient scandaleusement la quiétude de la lagune. Ils savaient bien ce que les hommes allaient chercher à cette heure-là et se réjouissaient de par ticiper au festin. Nous, les enfants, pouvions nous baigner à satiété tous les jours. Même sous la pluie. Se baigner sous la pluie chaude d’ici, c’est un plaisir que mes enfants ne connaissent pas, eux qui sont nés sur votre continent froid… 35
Un jour, quand j’avais dix ans, poussé par d’autres garçons du village, je me suis enfin décidé à par tir nager dans l’océan. Ils étaient tous plus âgés que moi, et plus expérimentés. Ils ont promis à ma mère de prendre bien soin de moi, et elle m’a laissé par tir avec eux. J’entraînai Nimal avec moi, qui était plus circonspect à l’idée d’aller affronter les vagues. La bande de terre qui nous séparait de l’océan était très fine. Quelques centaines de mètres en courant et nous y étions. C’était une belle journée, très chaude, l’envie de se jeter dans l’eau était irrésistible. Nous n’avions pas de maillot, et il était impensable de se dévêtir en présence d’autres personnes. Nous ne retirions que nos chaussures. Il y avait des filles au bord de l’eau. Elles faisaient trempette, entièrement habillées elles aussi, mais ne nageaient pas. Nous nous sommes tous lancés avec joie dans le tumulte des vagues, Nimal et moi derrière les autres, cousins, amis, tous plus grands que nous. L’écume sur nos pieds, nos genoux, entre nos or teils et nos doigts, les éclaboussures salées, nous euphorisaient. Les autres garçons se mirent à nager tout de suite vers le large, en crawl. Ils allaient tellement vite qu’on aurait juré qu’ils ne sor taient même pas la tête de l’eau pour respirer. Je m’élançai derrière eux, plein d’entrain. Je me fatiguais vite, mais ma fier té et mon allégresse m’empêchaient de me sentir moins for t, plus vulnérable qu’eux. Je continuais d’avancer dans la même direction, le grand large, même si je ne voyais plus grand-chose, pas même leurs têtes à cause des vagues. Je peinais de plus en plus contre le courant qui s’amplifiait. Puis je me rendis compte que je ne contrôlais plus rien. Mes bras, mes jambes, s’étaient vidés de leur force et n’étaient plus qu’allumettes dans les vagues. Je décidai de faire demi-tour et de regagner le rivage, mais le courant m’entraînait 36
vers la gauche, en direction des rochers contre lesquels il allait me fracasser, me réduire en bouillie. Je me mis à battre des bras et des jambes de toutes mes forces en hurlant. Mais je n’avais plus d’énergie en réserve et le courant se jouait de moi et de mes effor ts. À force de tant hurler, soudain je bus la tasse. Un ver tige me prit et je coulai net, en un coup. Ma tête heur ta le sable du fond et fit un bruit curieux. Un bruit qui sonnait creux, mais amor ti par la douceur du sable, et que je n’entendais qu’à l’intérieur de moi-même. Je perdis peut-être un peu connaissance. En tout cas, je ne me souviens pas être remonté à la surface. Mais le contact avec l’air, le salut, le sentir à nouveau gonfler mes poumons me fit réagir instinctivement. Je tendis un bras vers le haut, hurlant à nouveau, sentant que déjà je retombais, mais en dirigeant toute mon attention vers mon bras qui devait rester droit, pour être repéré par mes compagnons. Toute ma concentration était dans la droiture et la ver ticalité de mon bras, alors que le tourbillon m’empor tait à nouveau vers le fond, impitoyable. Ma tête heur ta à nouveau le sol, je remontai, et je serais bien incapable de te dire combien de fois cette séquence se répéta dans le roulis grondant de l’océan. L’air, la grâce, le cri, la chute, le tourbillon, le coup, mon bras, vers le haut, vers le haut, toujours vers le haut. Et le miracle : soudain, une force résistante à la fureur du courant qui saisit mes cheveux, brûlure salvatrice, et qui m’entraîna comme par enchantement vers la rive. L’air était là, à nouveau, et ne disparaissait plus. Revenu brutalement, il engagea dans mes poumons son dur combat contre l’eau. Victime de la bataille, je me tordais, toussais, crachais, criais, vomissais, haletais. La douleur de la brûlure sur mon crâne et dans mes poumons, mais aussi le divin de l’air. Peu à peu, mon corps se calma, se recomposa, me fit mal par tout. Il n’était plus qu’une énorme 37
crampe. Je me recroquevillai en position fœtale et me mis à sangloter. Toute ma virilité débutante, ma bravoure avor tée, s’évaporait dans ces pleurs. Mais j’étais sauvé. n En 1977, le pays est retourné aux urnes et notre candidat à nous est revenu au pouvoir. Il a réussi à marquer la f in du régime communiste, mais pas à endiguer la violence couvant sur l’île. Son mandat a été, dès le premier jour, taché de sang. Et ma famille n’était pas en reste : personne chez nous n’avait oublié l’assassinat de ma grand-mère. J’avais onze ans le soir de la victoire. Mon père me mit une torche entre les mains et m’ordonna de le suivre. Bâton au poing, il m’entraîna avec un groupe d’hommes qui semblaient aussi en colère que lui. Nous sommes d’abord allés chez le maire, qui ne le serait bientôt plus. Toute sa maison y passa. Hébété, je regardais ces hommes, à la lueur de ma torche, s’acharner sur les fenêtres, puis les placards. Je n’y voyais pas grand-chose de plus depuis l’ex térieur et, pétrif ié d’horreur, je refusais de rentrer dans la maison. Quand ils en eurent f ini avec la maison du maire, terrorisé, je les vis se diriger vers la maison de Nimal. Je savais que la famille de Nimal soutenait les nouveaux perdants, et que son père, disait-on, faisait par tie des émeutiers qui avaient attaqué la maison de ma grand-mère lors des précédentes élections. – Papa, Papa, Nimal est mon ami, s’il te plaît. Je ne veux pas lui faire de mal. – Je t’emmène pour que tu apprennes, Hidli. Tu dois savoir qu’aucun crime ne reste impuni. Le Seigneur a dit : « On récolte ce qu’on sème. » C’est le Seigneur qui veut que 38
nous allions rendre justice à ta grand-mère ce soir. Je sentais mes larmes couler. – Et après, Papa ? Aux prochaines élections, c’est lui qui viendra, avec un bâton, pour nous tuer nous ? C’est vraiment ça, la parole de Dieu ? Ça ne s’arrêtera jamais ? J’aurais dû prendre une gifle pour un tel affront. Nous arrivions devant leur terrain. Mon père s’était arrêté. La gifle ne venait pas. Il se tourna vers les autres. – N’entrez pas ! Ne saccagez pas leur maison. Montronsleur que nous ne sommes pas des sauvages comme eux. Détruisez les poulaillers, tous ! Qu’il ne reste pas une volaille là-haut ! Mais personne ne dira de nous que nous avons tué, comme eux ! Les bâtons volèrent dans les airs, écrasèrent les poulaillers suspendus. Les volailles endormies se mirent à hurler de terreur et à s’enfuir en voletant et en courant dans tous les sens, à la lueur des torches qui les effrayaient d’autant plus. Il ne fallut que quelques minutes pour que les poulaillers de la famille de Nimal soient réduits à des tas de branches de palme piétinés à terre. Cer taines branches, au sol, prirent feu, et des poules s’y brûlèrent. L’odeur, les ombres, les flammes, les cris, c’était un aperçu de l’enfer. Les poules couraient affolées, promises aux prédateurs de la mangrove avant le lever du jour. Mon père et sa bande n’avaient tué personne, mais ils venaient de priver Nimal et les siens d’une précieuse source de revenus. Tous savaient que le père dépensait en alcool l’intégralité de sa paie et que la mère de Nimal comptait sur la vente des œufs et des poules pour élever les enfants. Mes larmes s’étaient transformées en sanglots. Je pensais à ma grand-mère. Sans l’avoir beaucoup connue, je me disais qu’elle n’aurait jamais voulu cela. Au plus profond de 39
moi, cette haine me désolait. La vengeance n’était pas pour moi. Elle m’écœurait, me rendait malade. Comme pour me le prouver, je me mis à vomir mes tripes, appuyé contre un cocotier, hoquetant dans mes larmes. Mon père s’approcha et, cette fois, me gifla sur les deux joues pour me faire reprendre mes esprits. – Tu es bien trop sensible, Hidli. Tu vas devoir t’endurcir pour affronter la vraie vie. Je sais que c’est ton ami. Mais c’est comme ça. Demain, tu le retrouveras sur le chemin de l’école. Et la vie continuera. Vous ne parlerez même pas de ce qu’il s’est passé ce soir. Le souffle des torches, l’hébétude, voilà mes souvenirs du chemin du retour. L’idée que jamais la haine ne serait une solution avait pris toute la place dans mon esprit. Mon père avait raison. Le lendemain, Nimal me rejoignit dans son uniforme impeccable. Il ne parlait pas. Mais il n’avait pas l’air fâché. Je lui murmurai un timide « ça va ? » auquel il répondit d’un coup de coude et d’un clin d’œil souriant. Ravaler sa langue. Ne pas parler des choses contre lesquelles nous ne pouvions rien, des histoires de nos parents qui auraient pu nous détruire mais que nous ne voulions pas nous approprier. L’expédition resterait impunie, comme l’autre avant elle, comme la prochaine sans doute, et entretemps, nous, nous devions bien continuer à vivre ensemble. Alors autant sourire.
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III
C’est en 1979 seulement que j’ai percé son secret : ma mère avait tellement aimé le sucre depuis toute petite qu’elle était devenue diabétique des années auparavant. Elle était suivie pour sa maladie, mais n’écoutait personne, ni aucun conseil. Elle aurait dû diminuer sa consommation de riz et de sucreries, mais elle n’en faisait qu’à sa tête. Elle disait que nous élever pratiquement seule demandait du courage et qu’elle devait bien se donner quelques petits plaisirs, comme les hommes le faisaient au bar. D’ailleurs, elle, au moins, ne buvait pas. Elle ne parlait jamais des bonbons et du lait condensé sucré qu’elle achetait en cachette et qu’elle suçotait à longueur de journée. Le riz blanc est l’aliment de base de l’île. On en consomme à chaque repas, tel quel, ou en boules épaisses et sucrées en desser t, ou encore en farine dans les hoppers, ces crêpes à base de farine de riz et de lait de coco en forme de bol, dans lesquelles on glisse un œuf cuit qui fait office de petit 41
déjeuner. Bref, on le consomme de mille et une façons. Mais le riz blanc que l’on se procurait sur l’île était un poison pour les diabétiques. Combiné aux friandises, il faisait lentement des ravages dans le corps de ma mère. Le diabète est une maladie insidieuse, tu sais. Les symptômes semblent bénins : quand on a un taux de sucre trop élevé dans le sang, on a un mauvais goût en bouche, on perd un peu la mémoire, on urine beaucoup, la transpiration change d’odeur. Rien qui semble bien grave. Elle ne s’est jamais inquiétée de cette maladie qui, d’après elle, faisait les affaires de son médecin et elle refusait de nous parler d’un sujet qui, à ses yeux, n’était pas digne d’intérêt. Quand les médecins lui ont interdit formellement toute ingestion de sucre, elle s’est sentie tellement frustrée qu’au lieu de s’arrêter, elle s’est mise à en manger encore plus. Sa consommation outrancière devint une véritable addiction. Elle suçait constamment des bonbons ou tétait sa boîte de lait condensé sucré. Son corps ne savait que faire de ces quantités quotidiennes ingurgitées. Son foie s’affolait et elle, elle était de plus en plus fatiguée. Elle n’arrivait plus à s’occuper des champs. Mes frères et moi redoublions de discipline pour nous par tager son travail en attendant qu’elle guérisse. Mais elle ne semblait pas aller mieux, au contraire. Même si elle ne se plaignait jamais, on voyait bien qu’elle souffrait. Elle avait une main sur le ventre et grimaçait constamment. Elle vomissait souvent et maigrissait à vue d’œil. On m’a dit plus tard qu’elle avait eu un ulcère à l’estomac. Il a fallu l’opérer d’urgence. Elle est restée hospitalisée quelques jours et mon père nous a emmenés la voir. Elle était toute petite et toute noire dans ce lit blanc, toute faible, à peine éveillée. Elle fut renvoyée à la maison, il fallait libérer le lit. Mais son diabète était tellement avancé qu’il empêchait la plaie de 42
bien cicatriser. Elle s’infectait, se surinfectait. Ma mère a dû retourner d’urgence à l’hôpital. Je pense qu’à ce moment-là elle était déjà condamnée, mais on ne m’avait parlé de rien. Ce que je te dis là, c’est aussi ce qu’on m’en a raconté, mais il m’a été impossible de savoir de quelle façon exacte tout cela s’est déroulé. On dissimule ces choses-là à un enfant, et quand j’ai cherché à le découvrir une fois adulte, j’ai eu le silence pour réponse. L’hôpital se retranchait derrière le secret médical pour ne pas devoir secouer la masse administrative. Moi, je me souviens juste qu’elle dépérissait lentement. L’hôpital n’était pas loin de chez moi. J’y allais à pied ou à vélo, tous les jours, car je tenais à la chaleur de ses bras, même amaigris. Quand elle a fini par ne plus être capable de me parler, j’y allais juste pour m’allonger auprès d’elle. Et puis elle ne m’a plus reconnu. Un abîme sombre et infini s’ouvrait sous mes pieds, menaçant de m’avaler, mais je ne le regardais sur tout pas, je ne voulais pas voir ce que je voyais, comprendre ce que je comprenais. Je priais tous les matins, tous les soirs, pendant les cours, pour qu’elle aille mieux le lendemain, pour qu’elle me reconnaisse. Tout allait se faire petit à petit, mais pour de bon : elle recommencerait d’abord à se souvenir de nous, ses fils, puis elle prononcerait nos prénoms, elle se relèverait, elle marcherait lentement, au bras de mon père, et même si cela prenait des mois et des mois, elle rentrerait à la maison, elle redeviendrait ma maman comme avant, for te, tonitruante, déterminée. Et même si elle ne redevenait pas ma maman d’avant, elle reviendrait à la maison, même diminuée, même sans parler, sans marcher, même sans me reconnaître, même dans un lit, mais elle resterait vivante simplement parce que quand on est un enfant on ne vit pas sans sa maman. Je voudrais croire qu’elle s’est battue contre la mor t. 43
Je voudrais le croire, mais en fait, je n’en sais rien. On prête les volontés que l’on espère à une personne comateuse dans un lit d’hôpital. Je voulais croire aussi que Dieu m’entendait. Je demandais pardon pour tout, pour n’avoir jamais fait mes prières, pour avoir été gourmand, pour avoir suivi mon père cette nuit-là chez Nimal, pour avoir agressé Michael. Je promettais de devenir un enfant de chœur, mais qu’Il fasse vivre ma mère. Elle est mor te une nuit d’avril, dans la chaleur étouffante qui précède les moussons. C’est durant les périodes d’équinoxe qu’il fait le plus chaud sur l’île, car le soleil est plus proche de nous. L’air est irrespirable vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ne dormais pas cette nuit-là. Je n’ai pas fermé l’œil. Et c’est le lendemain, au retour de l’école, qu’on nous a dit que maman était par tie pour toujours. Elle était mor te toute seule dans le noir. n Quand on perd un être cher, quand un enfant perd sa mère, c’est l’absence de la personne aimée qui fait mal. C’est cela qu’il faut soigner. Il faut reconstruire une présence aimante qui entoure l’enfant, parce que la vie doit continuer dans l’absence de cette personne-là. C’est énorme, c’est douloureux, c’est indescriptible, mais ça se limite à ça : l’absence, même immense, d’une seule personne. C’est de cette façon que cela a commencé pour moi. Mais je n’imaginais pas que le drame de la disparition de ma mère allait entraîner avec lui un tel sillon de malheurs. Toute la communauté était là à l’enterrement. Toute la fratrie de mon père était unie autour de nous, malgré les conflits. 44
Même la famille de Nimal était présente au grand complet, ainsi que d’autres familles pour tant ouver tement hostiles à la nôtre. Les cloches de l’église au bord de la plage résonnaient lugubrement tandis qu’on por tait en terre le corps de ma mère dans le caveau de mon père, à côté de la place qui lui était déjà réservée. Qui savait déjà, à cet instant, l’émiettement qui allait se produire, cet éparpillement précipité qui ne laissa que moi, miette solitaire, dans la maison de la lagune ? Je vais te paraître larmoyant en disant cela, mais la mor t de ma mère a marqué la fin de tout. Ce n’était pas seulement sa vie qui s’était arrêtée. C’était toute la vie avec tous mes repères. Après les funérailles, mon père est venu me parler. – Hidli, je vais devoir par tir à Colombo. J’ai trouvé un nouvel emploi là-bas, je n’ai pas d’autre choix que d’aller y vivre. En fait, il s’installait avec cette autre femme. C’était tellement précipité que d’autres comprirent qu’elle faisait déjà par tie de sa vie avant le décès de ma mère. Pas moi. J’étais trop jeune et trop choqué pour y réfléchir. – Ton frère aîné a dix-huit ans. Il est en âge de se marier et nous lui avons trouvé une bonne épouse. L’arrangement avait été conclu avant le décès de ta mère. Il va reprendre mon affaire de pêche en s’installant avec sa femme. La cérémonie aura lieu dans deux semaines et elle sera très sobre, car nous sommes en deuil. Je hochais la tête sans trop comprendre. – Ton autre frère a seize ans. Il voudrait faire l’école militaire à Hambantota et s’engager dans l’aviation, pour se charger de l’entretien des avions. Il a été reçu. Il va par tir juste après le mariage de ton frère. – Et… et moi ? Je vais avec toi à Colombo ? 45
– Eh bien, toi, Hidli, il faut que tu respectes la tradition : quand l’un des parents meur t, c’est le plus jeune garçon de la famille qui doit rester dans la maison pour veiller sur l’âme du défunt, l’empêcher d’errer seule dans la maison où il vivait, et lui montrer sereinement le chemin de l’au-delà. Tu vas demeurer ici le temps nécessaire à accompagner ta maman dans l’audelà. C’est bien comme ça, estima-t-il d’une voix un peu plus lente, comme à regret. C’est toi qui étais le plus proche d’elle. Tu pourras lui dire au revoir petit à petit, en prenant ton temps. J’ai tout arrangé pour qu’on vienne prendre soin de toi tous les jours. Ne t’en fais pas. Tu as un rôle impor tant à jouer, tu es celui de vous trois qui a le plus de chance. De la chance… J’avais treize ans, je me sentais comme une caisse de résonance, tout vide, incapable de penser, de parler, de me nourrir, habité uniquement de cet énorme néant qui vibrait toute la journée, toute la nuit, et je devais veiller sur l’âme de ma mère. C’était non seulement le discours de mon père, mais aussi celui de tous ces gens autour de moi. C’était comme ça. C’était le respect dû aux défunts. C’était dur, mais la vie est dure. Et j’étais proche d’elle, donc ça irait. Et ils par tirent. Tous. J’étais terrorisé. Un vieux pêcheur ivrogne, sale et un peu louche, bien connu dans notre communauté, m’a pris en pitié. Il prit l’habitude de venir me voir, au coucher du soleil, avec une bouteille d’arack. Il me disait que boire faisait oublier les malheurs. Croyant m’aider, il m’en donnait une gorgée. Les premiers jours, cela suffisait à m’assommer et à me faire dormir quelques heures d’un sommeil sans monstres, sans épouvante, un néant dans un néant plus grand. Ensuite, je me suis mis à lui en demander plus qu’une gorgée. Il ne m’en privait pas. Il répétait : 46
– Mage baba, mage baba, pauvre petit, tiens donc, bois pour oublier, baba, bois… Quelquefois, il s’asseyait à l’entrée de la maison quand j’allais me coucher. Il posait la bouteille devant lui. Par fois, avant de sombrer dans le sommeil comateux de l’arack, je le voyais ouvrir son pantalon et caresser son sexe lentement, sans grande conviction. Il me semblait, du fond de mes nimbes, l’entendre pousser un profond soupir de satisfaction. En par tant pour Colombo, mon père avait demandé à l’une de ses cousines éloignées, Anusha, de venir prendre soin de moi. Je n’avais aucun souvenir d’elle avant cette époque. Ma mère avait fait disparaître avec elle toute ma famille, et dans cette maison où j’avais toujours vécu, il n’y avait plus qu’un fantôme et ces deux inconnus. Terrible, cette période, tellement longue, tellement sombre ! Tout me faisait mal, respirer, parler, manger, marcher. Ne parlons même pas d’aller à l’école. Vivre n’était plus qu’une immense douleur que seul l’arack anesthésiait un peu, le soir. À l’époque, dans ce pays où on commençait déjà à tuer à tour de bras, le sor t d’un enfant de treize ans abandonné à lui-même n’intéressait pas grand monde. Rien de ce que je vivais ne paraissait grave aux yeux de qui que ce soit, donc je n’en parlais pas. Seule Anusha semblait se rendre compte des ravages que ces chamboulements et ces disparitions causaient chez moi. Elle était très douce avec moi. Elle arrivait en début d’après-midi, quand j’étais censé revenir de l’école où je n’allais pas toujours, mais personne ne s’en inquiétait, ni même ne le remarquait. Elle me nourrissait, me lavait. Elle essayait de houspiller le vieil ivrogne parce qu’elle avait peur de lui et n’était pas sûre que l’arack soit une bonne solution pour moi. Au crépuscule, elle 47
devait rentrer chez elle pour s’occuper du repas de la famille. Quand elle revenait, parfois, je dormais déjà, saoul. Elle me bordait et s’allongeait à côté de moi, pas tout à fait cer taine non plus que l’arack soit vraiment une mauvaise idée. Au moins, il me donnait une par t d’oubli. n Quelques semaines après les funérailles de ma mère, Sirima, une jolie fille qui était dans ma classe, me fit parvenir un courrier. Je n’avais jamais fait par ticulièrement attention à elle et à ses deux longues nattes noires, son beau sourire et son regard profond, et je fus très surpris. Sirima, comme mes autres compagnons de classe, et tout le reste du monde d’ailleurs, avait disparu dans le néant qui a suivi la mor t de ma mère. Absorbée, ingurgitée par tout ce noir. Je ne percevais plus vraiment les gens autour de moi, ils n’étaient plus que des ombres. Jamais auparavant je n’avais remarqué qu’elle s’intéressait à moi, et jamais personne ne m’avait écrit de lettre. La missive était pliée dans une enveloppe kraft qui por tait mon nom soigneusement manuscrit :
À la place du timbre, une croix de deuil avait été dessinée à la main et, au verso, son nom à elle écrit de sa main :
J’étais touché par cette écriture soignée, comme si elle s’était appliquée à écrire pour une personne de valeur, un évêque ou un ministre. Elle utilisait des tournures élaborées et son écriture était jolie comme tout, pas comme mes pattes de 48
mouche. Elle faisait honneur à notre bel alphabet aux lettres arrondies. Elle était maladroite dans ses formulations qui oscillaient entre la langue écrite et la langue parlée.
Cher Hidli, Je souhaite te présenter toutes mes condoléances à la suite du décès de ta maman. Tu es un gentil garçon, toujours prêt à aider les autres et toujours gentil avec les filles, et tu ne méritais pas un tel malheur. Je souhaite que Dieu t’accompagne dans cette épreuve qu’Il t’inflige et qu’Il t’aide à ne plus sentir trop de tristesse très bientôt. Je suis là si tu as besoin de moi. Je t’apprécie beaucoup et je t’envoie toutes mes pensées de soutien. Sirima Il y a des choses qui vous por tent, de petits gestes qui deviennent immenses. Personne à par t cette fille que je connaissais à peine ne s’était préoccupé de savoir comment je me sentais, de me soutenir dans ce que je traversais. Personne ne m’avait jamais dit « je suis là si tu as besoin de moi ». En temps normal, j’étais d’un naturel assez réservé, je n’aimais pas infliger mes problèmes aux autres, et elle, elle avait pris le temps d’observer mes silences en classe, de s’interroger sur mes absences, de comprendre mes douleurs et même d’avoir de la compassion pour moi. Cette lettre a fait par tie des raisons qui m’ont donné envie de survivre à tout ça. Je l’ai longtemps gardée comme un trésor, j’ignore où elle a fini par disparaître, mais j’en conserve encore aujourd’hui un faible pour les courriers manuscrits. 49
n Anusha devait avoir dix-sept ou dix-huit ans quand on m’a confié à elle. J’en avais presque quatorze et pour tant j’étais l’enfant, et elle était l’adulte, chargée de veiller sur moi. Je pense que sa mission la comblait. Pour la première fois, elle s’expérimentait en mère, avec la douceur et la bienveillance que ce rôle imposait, mais aussi avec la volupté de sa jeunesse et l’envie de découvrir toutes les choses adultes. J’étais son gentil cobaye, démuni et malléable, en manque douloureux de bras tendres et accueillants. Très vite, elle refusa de me laisser dormir seul dans cette maison hantée par le fantôme de ma mère qui quittait doucement le monde terrestre. Elle installa mon matelas dans sa chambre pour m’éviter des dangers qu’elle supposait. Sa large poitrine me fascinait. À la nuit tombée, quand elle venait s’allonger près de moi, elle se mit bientôt à me parler doucement en me serrant contre elle, avec une immense tendresse que je prenais pour de la compassion. Elle avait les gestes d’une mère envers son fils. Et une fois dans sa chambre, por te fermée, dans ses bras, je respirais l’odeur de ses seins. Mon visage glissait doucement. Était-ce elle qui le guidait ou moi qui me laissais aller ? Ou aucun de nous deux ? Ou l’alcool et nos curiosités réunies ? La première fois que son mamelon a terminé dans ma bouche, ce fut une explosion pour elle comme pour moi. Mes mains ne pouvaient plus contenir leur exploration. – Sois prudent, Hidli. Je dois rester vierge, murmuraitelle. Je n’osais pas lui dire que je n’avais aucune idée de 50
ce que cela signifiait, ni de ce qu’elle attendait de moi. Ces mots me figeaient, m’effrayaient : rester vierge ? Est-ce que la toucher avait suffi à mettre fin à cet état ? Elle n’était déjà plus vierge des empreintes de mes mains sur son corps, sa peau en était souillée. Elle souriait, reprenait doucement mes mains, les posait sur sa peau de miel et de velours et ondulait sous mes paumes. J’étais désemparé, mais trop curieux pour m’arrêter, et la chaleur dans le bas de mon ventre devenait impossible à contenir. Ce qu’elle appelait la prudence consistait à se retourner. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris comment elle était restée vierge malgré nos ébats. Loin dans mon néant, je ne savais pas ce que je faisais. Je comprenais juste que sa peau, ses formes, ses ondulations et la chaleur douce à l’intérieur de son corps me faisaient exploser de bonheur. Dans l’épais brouillard gris qu’était devenue ma vie, Anusha mettait des feux d’ar tifice qui me faisaient oublier, durant quelques secondes, ma détresse et le vide énorme, gigantesque, tellement trop grand pour moi. Je laissais l’arack et les orgasmes me fournir les quelques moments de joie sur lesquels j’allais devoir apprendre à m’appuyer pour me reconstruire. À cette époque, les enfants étaient en contact avec l’alcool très jeunes. Mon père nous laissait boire de petites gorgées de todi ou d’arack quand il était fier de nous, déjà à cinq ou six ans. Bien avant le vieil ivrogne, je savais déjà la chaleur soudaine, la brûlure, l’étourdissement, la gaité. Mais maintenant, je connaissais aussi le réconfor t que la bouteille m’apporterait ou, du moins, je comptais sur elle pour m’endormir, me faire oublier mon triste monde, l’enfer de cette île maudite qui me prenait ma mère et, dans son sillage, mon père, mes frères, mes attaches. Plus tard, je me mis à dérober des fonds de bouteille en cachette. Je rêvais du jour où je serais assez riche 51
pour acheter ma propre bouteille d’arack. Je ne devais même pas avoir quinze ans quand l’alcool est devenu le compagnon indispensable de mes soirées. n Les mois passaient dans la maison de la lagune à accompagner le fantôme de ma mère. J’allais maintenant au collège, plus éloigné, où je ne pouvais plus me rendre à pied et que je continuais à fréquenter tant bien que mal. Chaque jour, il fallait se lever, manger les quelques fruits qu’Anusha préparait pour moi, boire un verre de lait, m’habiller, marcher jusqu’au bus, aller au collège, suppor ter les heures de cours, revenir, manger le rice and curry avec Anusha, attendre que l’après-midi s’égrène, minute après minute, voir Anusha par tir un peu avant le coucher du soleil, la voir revenir une fois la nuit tombée. Je n’arrivais pas à répéter quotidiennement toutes ces séquences qui n’avaient aucun sens, aucune cohérence pour moi. Je me souviens d’une chose étrange : les coups des autres enfants lors des bagarres ou le bâton cinglant de l’instituteur ne me faisaient pas mal. Mon cerveau ne comprenait plus la douleur convenablement. Des gestes ordinaires, manger, respirer, marcher, me faisaient mal alors qu’ils n’auraient pas dû, mais ce qui en principe provoque une douleur physique chez l’être humain laissait mon cerveau comme anesthésié. Parfois, souvent peut-être, je marchais jusqu’à l’arrêt du bus pour faire croire à Anusha que j’allais à l’école et je revenais sur mes pas dès qu’elle avait disparu. Je n’avais pas la force de monter dans le bus. Je restais là, assis sur le perron qui autrefois sentait l’urine, à contempler le terrain qui par tait en friche. Mon instituteur me prit en grippe. Comme je ne faisais 52
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