Nathalie Prince - Mélanie Fuentes
La dinde savante
& la poule philosophe
À propos de l’auteure
La dinde savante
&
la poule philosophe
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Dans une basse-cour, des poules et des coqs, des pintades et des dindons, des oies et des cailles vivaient dans l’harmonie. Ils étaient bien nourris ; ils étaient bien au chaud. Un matin d’hiver, le soleil brillait haut, le fermier apporta un nouvel individu : une grande dinde blanche, maigrelette, avec de petits yeux vifs. Chose remarquable : elle ne bougeait pas. Elle ne bougea ni le premier jour, ni le second. Mais ses yeux bougeaient. Elle observait tout son nouveau petit monde. Les poules, les coqs, les pintades, les dindons, les oies et les cailles ne faisaient pas attention à elle, mais l’inverse n’était pas vrai. Dès son arrivée, la dinde les observa, les scruta… Elle se
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mit à les suivre pour mieux les observer et même – fait rare – elle prenait des notes et écrivait de grands signes blancs sur le capot noir d’une voiture à l’abandon. Il y avait des plus, des moins, des divisions, des flèches, de grandes colonnes et, chaque jour, elle remplissait son tableau en regardant du coin de l’œil les pintades, les poules et les autres volailles avec un air entendu. Elle notait les jours de la semaine avec application ; dessinait un soleil quand il faisait beau, un nuage parfois ou même des gouttes de pluie pour se rappeler du temps qu’il faisait ; faisait attention au sens du vent en suivant la girouette du clocher du village et prenait la température le matin et le soir de chaque journée. Elle terminait toujours en disant « Hum… Hum… Voilà qui est très intéressant ! »
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Dans la basse-cour, il y avait une poule qui n’était pas tout à fait comme les autres et qui était immensément respectée : elle était grise et vieille, déplumée par endroits, mais elle marchait la tête haute et elle était toujours suivie de trois ou quatre autres poules qui lui donnaient soit des vers, soit de l’eau, et surtout, qui l’écoutaient religieusement, sans cesse à dire : « Hum… Hum… Voilà qui est très intéressant ! ».
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Il n’était pas rare de voir les poules disciples s’en aller dans un coin de la basse-cour pour réfléchir à ce qu’avait dit la vieille poule grise. On dressait une plume vers le ciel ; on faisait de grandes phrases définitives ; on s’écoutait caqueter ; on gonflait la poitrine ; on ne cessait de se contredire. L’une disait : « À quoi bon la vérité, alors ? » Une autre : « Pour dire vrai, il faut apporter une preuve ! Mais qui dira la vérité de la preuve ? » Une troisième : « On m’a toujours dit que la vérité était au fond du puits… Comment faire pour la trouver ? Je ne sais pas nager ! » Une quatrième, un petit peu originale, aux plumes rares, se demandait, elle : « À partir de quelle plume peut-on dire qu’une poule est chauve ? » Voilà de bonnes questions…
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Un jour, la vieille poule grise philosophe décida d’aller trouver la grande dinde blanche scrutatrice : – Bonjour chère amie. Voilà près d’un an que tu es ici, que tu nous regardes avec curiosité et que tu prends des notes sur ton grand tableau… Mais que fais-tu donc ? – Je suis contente que tu me poses cette question, petite poule. (La dinde parlait avec une certaine prétention.) Vois-tu, chez moi, chez les dindes, je suis réputée pour ma science et ma rigueur. Je suis, on peut le dire, une dinde savante. La poule grise ferma un œil et dit : « Hum… Hum… Une dinde savante ? » – Eh bien, figure-toi, chère dinde, qu’ici, dans cette basse-cour, je passe pour une poule philosophe. – Hum… Hum… fit la dinde. Comme c’est intéressant ! Et la poule reprit : – Mais si tu es savante, c’est que tu sais des choses… Dis-moi, que sais-tu ?
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Alors la grande dinde se fit encore plus grande. Elle allongea le cou, croisa ses plumes dans le dos et se mit à faire les cent pattes de droite à gauche… – Ta question, poule philosophe, n’est pas une bonne question. Le savant n’est pas celui qui sait. Il est celui qui cherche à savoir… – Hum… Hum… dit la poule. Et que cherches-tu à savoir ? Les petites poules disciples s’étaient rapprochées, intriguées par ce débat de haute tenue. – Par exemple, dit la dinde, je commence par bien observer le monde qui m’entoure. Après cela, j’élabore des hypothèses qui me permettent d’expliquer le monde qui m’entoure. Après cela, je vérifie ces hypothèses. Après cela, j’établis une grande théorie scientifique d’explication du monde qui m’entoure.
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– Comme c’est intéressant ! se moqua la poule. Et qu’as-tu observé ici chez nous qui puisse t’amener à une grande théorie scientifique ? – Eh bien, dit la dinde tout excitée, voilà près de quatre saisons que je suis avec vous… – … Et alors ? fit la poule. – Eh bien j’ai remarqué que chaque jour de ces 360 jours, on m’apporte à manger à 9 heures précises. – Et alors ? – Je fais donc l’hypothèse que tous les jours, à 9 heures précises, les dindes sont nourries. – Et alors ? – Eh bien, si tu le veux bien, nous vérifierons demain matin, à 9 heures, cette hypothèse. Si elle est vraie, je pourrai établir la grande théorie scientifique du nourrissage des dindes à 9 heures.
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– Bof, soupira la poule grise. Je ne suis pas convaincue… À quoi bon de telles sornettes ? – À prévoir l’avenir ! – Sornettes encore, renchérit la poule philosophe. La dinde s’énerva ; la dinde rougit ; la dinde bredouilla. – Mais… mais non, voyons… C’est scientifique, c’est prouvé, c’est observé ! Je sais ce que je vois, je crois ce que je vois, et 360 fois, j’ai vu qu’on me nourrissait à 9 heures… Alors donc, demain, à coup sûr… La poule grise l’interrompit, soutenue par quelques poules apprenties philosophes qui s’étaient rapprochées de la conversation, en faisant un cercle. – … Sornettes ! Tu ne t’es donc jamais trompée en observant les choses ? – Comment ça ? fit la dinde. – N’as-tu jamais cru voir des choses qui n’existaient pas ? Tes yeux ne t’ont-ils jamais mis dans l’erreur ?
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– Comment ça ? répéta la dinde, de plus en plus étonnée. – Tiens ! fit la poule. Est-ce que tu vois là-bas, au loin, le pigeonnier ? – Où ça ? Là-bas ? – Oui, là-bas, au loin. Peux-tu me dire s’il s’agit d’une tour ronde ou d’une tour carrée ? La dinde savante étira le cou, plissa les yeux et, catégorique, répliqua : – Une tour ronde, voyons. Et toutes les petites poules se mirent à glousser…
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– Non non, non ! Que nenni ! Ce pigeonnier est carré ! Il a toujours été carré ! Depuis que les poules sont poules, que les pigeons sont pigeons et que cette ferme existe ! Mais comme cette tour est très éloignée, tu ne peux pas voir les côtés du carré… Alors, si ta science repose sur l’observation, si elle repose sur ce que tu vois, elle ne repose sur rien, car on peut voir des choses fausses. Moi, je ne crois rien de ce que je vois. Moi, je pense que tout ce que je vois est faux. Moi, je doute de tout… Par exemple, je ne suis pas sûre que tu sois vraiment là devant moi, pas vraiment sûre que nous vivions dans cette basse-cour, pas vraiment sûre que ce mur existe.
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– Sornettes ! dit la dinde à son tour. La vieille poule grise leva une plume en l’air : – Et il est vrai que rien n’est vrai. Et elle s’en retourna, d’un pas clair, droit vers le mur. – Attention, le mur ! lui crièrent ses disciples… Mais la poule grise ne ralentit pas. – Ce mur que je vois, parce que je le vois, n’existe pas, dit-elle en marchant d’un pas sûr vers le mur. Et elle se cogna bruyamment dans celui-ci. Elle repartit dans une autre direction en titubant, sous les yeux très étonnés de la dinde, qui se demandait comment elle pourrait convaincre la vieille poule philosophe que la vérité existait…
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Trois jours passèrent… Et, chaque jour, à 9 heures, la dinde était copieusement nourrie, comme elle l’avait prédit. Mais quelque chose de nouveau la tracassa, et elle demanda que la poule philosophe revienne la voir. Le soleil était pâle ; de petits flocons de neige tombaient. Il faisait froid, mais les esprits allaient s’échauffer. La poule vint accompagnée de ses disciples, qui l’orientèrent ici ou là pour qu’elle ne se cognât pas dans les murs ou dans les poteaux, pour qu’elle ne tombât pas dans les trous… Murs, poteaux et trous qu’elle ne voyait pas, mais donc qui n’existaient pas.
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