Lou y es-tu ?
Aline de PĂŠtigny
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Quand je suis rentrée chez moi ce soir-là, j’ai couru dans ma chambre, histoire de ne voir personne. Aucune envie d’entendre : – Que se passe-t-il, chérie ? Pourquoi as-tu les yeux rouges ? D’accord, mes parents sont sympas, ils font même certainement partie des meilleurs parents du monde, mais à mon âge, je veux tenter de résoudre mes problèmes toute seule. Je me suis écroulée en pleurs sur mon lit. Comme tous les soirs. S’entendre dire, jour après jour, Lou la 5
Louseuse, on n’en sort pas indemne. J’ai beau être une dure à cuire, ça fait quand même mal. Alors pleurer, ça fait du bien. Et puis taper du poing sur mon oreiller, crier et dire que c’est injuste et nul, ça aussi ça fait du bien ! Mais tous les jours rentrer chez soi et pleurer, crier et pleurer encore, c’est dur, vraiment très dur. Quelques minutes plus tard, enfin calmée, je me suis rendu compte qu’il y avait près de mon lit un livre, du genre vieux gros livre qui sent un peu le sucre glace après avoir attendu pas mal d’années dans un grenier. Ce n’est pas que j’aime tellement l’odeur du sucre glace, en revanche, tout ce qui peut traîner dans un grenier m’intéresse ! C’est fou ce qu’on peut trouver au milieu des toiles d’araignées et de la poussière. Donc ce vieux gros livre poussiéreux était posé là. Vraiment étonnant, mais ce qui l’était un peu moins, c’était son nom : Loup ! Bon, des livres sur les loups, quand on s’appelle Lou comme moi, croyez-moi, tout le monde vous en offre ! Des grands-parents aux 6
copains et copines, tout le monde se croit obligé de vous en faire cadeau. À vous dégoûter de votre prénom ! Impressionnant le nombre de livres sur le sujet ! Mais ce livre-là, je le sentais, était spécial. Il avait un je-ne-sais-quoi de mystérieux. Alors, je l’ai ouvert en plein milieu, au hasard. J’ai souvent entendu dire que le hasard faisait bien les choses… Après tout, peut-être… Je caressai les pages. Le papier était jauni, assez épais, et les bords des pages étaient abîmés. Je ne sais pas de quand il datait, mais il n’était pas tout jeune. Il n’y avait pas d’illustrations, tout juste de petits signes ici et là. Avaient-ils une signification ? Impossible à dire. La page commençait ainsi : Le loup est symbole de courage, de force et de loyauté. Si vous désirez trouver les qualités du loup en vous, entrez dans votre monde. Courage, force… J’en avais bien besoin, mais comment entrer dans mon monde ? Et puis, c’est quoi exactement “mon monde” ? Bien joli de dire ça, mais qu’est-ce 7
que ça veut dire, exactement ? Pas grand-chose, c’est certain ! Je refermai le livre d’un coup sec, énervée. Facile de faire de belles phrases : Vous déprimez ? Entrez dans votre monde ! Vous vous sentez nulle et moche ? N’hésitez pas ! Connectez-vous à vous-même, faites confiance… Ben, tiens ! Bien sûr ! Comment n’y ai-je pas pensé avant ? La vie est belle, tout va bien, zen... et… et je suis la reine des quiches ! Après quelques instants, je ne pus m’empêcher de reprendre le livre, presque malgré moi. Il m’intriguait trop pour que je le laisse par terre. Pour la seconde fois, je l’ouvris au hasard et, chose étonnante, je tombai sur la même page. Je continuai donc ma lecture. J’étais à la fois énervée et curieuse de voir comment ce vieux bouquin pouvait m’aider à trouver des solutions à mes problèmes d’aujourd’hui. Quelque chose en moi me disait que ce livre pouvait m’être utile. Je vous imagine en train de lire mon histoire 8
et vous dire : OK, on a compris, c’est un livre magique qui va t’avaler ! Eh bien non, il ne m’a pas avalée… enfin… pas vraiment. Bon, pour faire court, et vous éviter les quatre pages d’explications du livre, voilà où j’en étais une demi-heure plus tard : Assise en tailleur au milieu de ma chambre, entourée de 12 cailloux pris dans la collection de Maman, avec sur chacun un symbole tracé au crayon-feutre par mes soins. Et comme le livre le demandait, je me suis mise à psalmodier : – Lou ououououooouoouououououo, Lou ouououououououououououuoououuu. Je me disais en même temps que, vraiment, j’avais touché le fond du désespoir pour en être rendu là ! Mais au moment où j’allais arrêter, et me moquer de moi en pleurant, il se passa l’inattendu, l’inexplicable, l’incroyable. Je me sentis happée, emportée dans un tourbillon, comme un vulgaire grain de sable au milieu de la mer. 9
Mon cœur s’emballa, mes yeux virent mille et une choses invisibles. J’eus l’impression que tout en moi allait s’écrouler. Quand tout cela s’arrêta, le cœur battant, je tentai de reprendre pied, comme au sortir d’une vague gigantesque, et m’écroulai près d’un arbre incroyable.
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– Attention ! Ils arrivent ! Je regardai le garçon de mon âge qui venait de passer devant moi en courant. – Vite ! Sauve-toi ! cria-t-il. Voyant que je ne bougeais pas, il se retourna, me tira par la manche. – Suis-moi ! Vite ! Soudain, un bruit inexplicable, une sorte de vrombissement et de cavalcade à la fois, arriva de ma droite. Le style de bruit qu’il n’y a que dans les cauchemars ou les films d’horreur. Sans chercher à comprendre, je me levai et me 11
mis à courir. – Vite, cache-toi ici. Et sans ménagement, mon nouveau compagnon me poussa dans la brèche de ce que je pensais être un mur, mais qui était, je l’appris un peu plus tard, un arbre. Une fois à l’abri, je me retournai et j’aperçus alors une ombre étrange, presque monstrueuse qui, après quelques secondes, s’éloigna. – Qu’est-ce que c’était ? demandai-je, le cœur battant, les jambes tremblantes. – Ton pire cauchemar ! Tu es vraiment complètement folle d’avoir ça dans ton monde ! Tu ne te rends pas compte à quel point c’est dangereux ! N’importe quoi ! – Mais, qu’est-ce que tu me racontes ? Ce n’est quand même pas de ma faute ! – Je te rappelle que c’est ton monde, pas le mien ! Je ne comprenais rien à ce qu’il me disait. J’avais beau faire des efforts, j’avais l’impression de regarder un mauvais film. – Qui es-tu ? demandai-je pour tenter de reprendre les choses une à une. Peut-être que je pourrais comprendre la suite 12
si je savais déjà qui était ce garçon. – Je suis Loup ! Qui veux-tu que je sois ? me répondit-il en haussant les épaules. – Tu t’appelles comme moi ! – Naturellement ! – Pourquoi ? Tu aurais pu t’appeler autrement ! Loup me regarda bizarrement. – Lou, je suis Loup, je suis toi. – Quoi ? – Je suis toi, dans ton monde. C’était la troisième fois qu’il me parlait de mon monde. Tout d’un coup me revint en mémoire le vieux livre. Quelle était la phrase déjà ? Si vous désirez trouver les qualités du loup en vous, entrez dans votre monde. Entrez dans votre monde ? Donc, si je comprenais bien, j’étais maintenant dans mon monde, et le garçon que j’avais en face de moi affirmait, tout simplement, qu’il était moi. Autant dire que j’étais folle ! – D’accord. Admettons que tu sois moi. Je 13
dis bien « admettons » ! Tout à l’heure, ces monstres, qu’est-ce que c’était ? – Ce sont tes monstres, tes cauchemars ! Je ne sais pas, moi ! En tout cas, à chaque fois que tu as des problèmes, ici, c’est horrible. Tes monstres arrivent de toutes parts. J’ignore ce que tu vis en ce moment, mais vu les monstres que je croise depuis quelque temps, je sais que ce qui se passe dans ta vie n’est pas agréable ! – Ah non alors ! Tous les jours, on me traite de Louseuse, on se moque de moi ! Je sentais que ma colère et ma peine reprenaient le dessus. Soudain, le sol se mit à trembler. Le bruit se rapprocha. Les monstres revenaient vers nous. Je me tournai vers Loup et restai pétrifiée. Près du jeune garçon rencontré quelques minutes auparavant se tenait un grand loup noir, les yeux brillants, la gueule prête à déchiqueter.
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Une once d’humanité luisait dans son regard, presque imperceptible, mais bien présente. Et malgré cet animal impressionnant qui se tenait face à moi, je savais que je ne risquais rien. – Je me nomme Bleiz, le gardien, me dit-il d’une voix étonnamment douce. Si tu ne fais rien, ton monde va disparaître, dévasté par tes monstres. Ils sont en train d’envahir chaque région, chaque maison, chaque coin de ton monde. Toi seule peux le sauver. – Mais comment voulez-vous que je fasse ? 17
Vous avez vu ces monstres ? Je ne peux rien y faire ! Les bruits, les tremblements devenaient plus présents. Et plus le danger se rapprochait, plus mon cœur s’accélérait et moins j’arrivais à respirer. Je suffoquais presque. – Mais que voulez-vous que je fasse ? murmurai-je. – N’oublie pas, c’est ton monde, dit Bleiz le gardien avant de disparaître dans les fourrés. J’eus alors le sentiment d’être infiniment seule, abandonnée de tous, dans un monde hostile que je ne connaissais pas. Des larmes coulèrent sur mes joues, mais au moment où j’allais m’écrouler en pleurs, Loup me prit par la main. – Tu n’es pas seule. C’était exactement ce que j’avais besoin d’entendre à cet instant, pas plus, pas moins. Avec cette douceur et cette assurance dans la voix. C’était très précisément les mots qui pouvaient m’aider. – Normal, je suis toi, je sais ce dont nous avons besoin. – En plus, tu lis dans mes pensées... – Je suis toi… me murmura-t-il avec un sou18
rire qui me fit du bien. Comme je l’ai dit, nous avions trouvé refuge dans le tronc d’un arbre immense. Une fente y permettait l’accès à un creux protecteur. Tout s’était passé tellement vite depuis mon arrivée que je n’avais pas pris le temps de voir où nous nous trouvions. En levant les yeux, je vis les branches, loin au-dessus de nous, partir vers le ciel. – Je connais cet arbre, dis-je. – Normal, c’est… J’interrompis Loup en soupirant. – Oui, je sais, c’est mon monde… Je connaissais cet arbre, j’en rêvais régulièrement. Et à chaque fois, dans mes rêves, cet arbre me servait de refuge. J’y étais bien. – Des fois, tu dors là, dit Loup. Le plus étrange était que rien ne m’étonnait vraiment. – Tu crois que tout ça peut disparaître ? – Depuis quelque temps, ces créatures ont grossi. Avant, elles étaient là, mais ça allait. De temps en temps, elles s’énervaient un peu, mais ça ne durait jamais bien longtemps. Maintenant, elles n’arrêtent pas. Elles ont énormément grandi et ont déjà détruit plusieurs 19
arbres de ta forêt. Si tu ne fais rien, il n’y a pas de raison pour que ça s’arrête là. Une grande secousse ébranla notre abri. J’avais le choix : rester tétanisée par la peur ou bien prendre les choses en main.
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À certains moments, je m’étonne. Ce jour-là je me suis surpassée ! Je sentis soudain une force incroyable m’envahir, une espèce d’instinct de survie. – Hors de question que ces monstres détruisent notre monde ! Je bondis hors de l’arbre en hurlant et en brandissant un bout de bois. Le cri que je poussais avait quelque chose d’animal, il venait du plus profond de moi. En revanche, mon deuxième cri, mon cri qui tue, est resté coincé dans ma gorge. Ma main a lâché le 21
bâton et mon cœur s’est, un instant, arrêté de battre. Si j’avais imaginé, une seule seconde, la chose face à laquelle j’allais me retrouver, croyez-moi, je serais restée dans le creux de mon arbre ! Comment expliquer l’inexplicable ? Je me retrouvais face à un mélange d’araignée et de mammouth… À un détail près… ce mammouth-araignée semblait recouvert d’une matière gluante verdâtre. Alors que le mammouth-araignée s’apprêtait à m’écraser (facile ! Je n’avais plus mon bâton !), Loup m’attrapa par la main, et m’entraîna dans les fourrés. Après avoir couru à travers les ronces et les orties, on se cacha dans ce qui aurait pu être le terrier d’un lapin géant. À notre grand soulagement, l’araignée-mammouth passa près de nous, sans nous voir. – Mais à quoi penses-tu ? fit Loup, hors de lui. Tu veux nous faire tuer ! Tu crois peutêtre qu’avec ton petit bâton et tes cris, tu vas 22
vaincre des créatures comme celle-ci ? Mais tu es folle ! – Tu as raison… Il faut que je sois un peu plus organisée. La frayeur s’atténuait, et je commençai à réfléchir froidement à ce que j’allais faire. – Loup ? Tu es prêt à m’aider ? – Bien sûr ! Quelle question idiote ! – Nous allons fabriquer des armes, tendre des pièges, pour tuer ces monstres. Je te promets de faire tout mon possible. Loup me regarda, comme on regarderait un adulte qui croit encore au Père Noël. – Lou, la violence ne te mènera à rien, dit-il en secouant la tête, l’air désolé de voir que je n’avais encore rien compris à la vie. – Mais… que veux-tu faire d’autre ? – Je ne sais pas. C’est ton monde. Mais, ce qui est sûr, c’est que tuer ces monstres va faire empirer les choses ! – Je ne te comprends pas. Je croyais que c’était ce que tu voulais. – Je ne t’ai jamais demandé de les tuer ! Ce n’était pas faux. Il m’avait demandé de 23
régler le problème, de faire en sorte que ces monstres cessent de tout casser sur leur passage, mais jamais il ne m’avait suggéré de les tuer ! J’essayais de me rappeler toutes mes lectures, les films vus et revus. Que faisaient les héros et héroïnes face au danger ? J’avais beau fouiller dans mes souvenirs, je ne trouvais qu’une chose : à chaque fois que leur vie était menacée, la solution qui s’imposait était la violence. Et la violence, face à des monstres de 10 mètres de haut, moi, dans certains cas, je trouve ça justifié ! Je n’allais quand même pas serrer dans mes bras ces espèces de créatures horribles !
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Il était hors de question que je me laisse avoir par ces monstres. Loup ferait comme il voudrait, mais moi, héroïne de mon monde, j’allais employer la bonne vieille méthode connue de tous : la violence… Œil pour œil, dent pour dent ! Bien sûr, j’aurais aimé envisager d’autres solutions, mais bon, tuer des monstres comme ceux-là, moches et horribles, vraiment, je crois que tout le monde aurait fait pareil ! Je me mis en quête de bois pour fabriquer un arc et des flèches, ainsi que de pierres pour armer la 25
fronde que pouvait devenir mon bandeau. Une épée du style Excalibur aurait été bienvenue, mais je ne trouvais rien qui ressemble, de près ou de loin, à une arme magique et il ne fallait pas que je compte sur Loup pour me donner un coup de main. – Je croyais que tu étais moi dans ce mondelà ! Tu pourrais m’aider quand même ! lui disje, vexée de le voir rester assis pendant que je rassemblais des branches. – C’est vrai, je suis une partie de toi… Et je crois que je suis la partie la plus sensée ! Boudeuse, sans répondre, je continuai la fabrication de mon arc. Je venais de retrouver au fond de ma poche le petit couteau suisse que mon parrain m’avait offert quelques semaines auparavant et je fus heureuse de l’avoir laissé là malgré les reproches de Maman. J’essayais tant bien que mal de me rappeler les cours de tir à l’arc que nous avions eus au premier trimestre, tout en me reprochant de n’avoir pas été plus attentive que ça. Pour la corde, j’avais eu la chance de trouver des espèces de lianes assez résistantes. Je me mis à épointer des branches pour en faire des flèches. Ce ne fut pas facile, beaucoup de 26
branches cassèrent, et je me fis une profonde entaille au pouce. Je poussai un cri de douleur, de fatigue, de tristesse. L’espace d’une minute, tous ces sentiments se mêlèrent en moi et un immense chagrin voulut surgir. Mais je serrai les dents et retins mes larmes. J’avais des monstres à combattre, et il était hors de question que je perde du temps à m’apitoyer sur mon sort. Une fois le sang stoppé, avec un vieux mouchoir qui traînait au fond de ma poche, je continuai à tailler mes flèches. Rien ne pouvait m’arrêter. Bien sûr, mon arc était sommaire, mais, bien lancées, mes flèches pouvaient blesser. Mais de là à tuer les monstres… J’étais bien décidée à leur montrer que la cheffe, ici, c’était moi. Mais je restais réaliste ! Je me doutais bien qu’il y avait très peu de chance que je les tue, ou même que je les touche sérieusement ! Un bruit dans les buissons me mit en alerte. J’attrapai une flèche, et bandai mon arc. Le cœur battant, mais décidée à ne pas me laisser faire, je visai le buisson. Le bruit se répéta, les branchages s’écartèrent pour laisser place à une 27
petite biche. Armée de ma peur, la flèche partit. Par bonheur, au dernier moment, j’avais pu dévier sa course et elle alla se planter dans un arbre. – Tu es vraiment folle ! fit Loup. Tu as vu ce que tu as failli faire ! – Oui, mais je ne l’ai pas fait. La biche est encore en vie, et j’ai la preuve que mon arc et mes flèches sont efficaces ! Crois-moi, je ne vais pas me laisser faire par une bande de monstres ! – Mais ce sont tes monstres ! Ces monstres sont tes problèmes non résolus ! – Eh bien, je vais les résoudre ! Avec ça ! dis-je en brandissant mon arc telle une amazone. Je n’étais pas très fière de moi. J’avais tiré par réflexe, par peur, sans vraiment savoir ce qu’il y avait dans les buissons. Bien sûr, je n’avais pas touché la biche, mais je savais qu’il s’en était fallu de peu. Alors que je tournai le dos à Loup pour lui cacher les larmes qui me montaient aux yeux, je me retrouvai face à Bleiz. 28
– Retourne dans l’autre monde, et quand tu auras compris que ce n’est pas en détruisant que l’on peut construire, tu reviendras.
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– Alors Lou la Louseuse ? Encore dans la lune ! J’ouvris les yeux et me retrouvai dans la cour du collège. Je repris ma respiration, comme on cherche l’air après avoir bu la tasse, regardai autour de moi, en essayant de me convaincre que je ne rêvais pas. – Allez ! fit Magda de sa voix de crécelle, pousse-toi de là ! Nous avons besoin du banc. – Mais pas de toi ! continua Manon, fière d’avoir rejoint la bande de celles qui écrasent tout sur leur passage. J’avais envie de leur taper dessus, de les anéan31
tir jusqu’à la dernière, de les faire taire d’une manière ou d’une autre ! Je n’en pouvais plus de leurs mauvaises blagues. Mais je leur laissai le banc, fatiguée de les entendre. Une fois tranquille, assise dans un coin de la cour, je tentai de me rappeler mon rêve, car c’était obligatoirement un rêve ! Je me souvenais de tout avec précision. Me revenaient même en mémoire les odeurs, les sensations, les... Je regardai mon pouce gauche... et restai sans voix. Bon, de toute façon, je n’avais personne à qui parler, alors... De plus, si jamais j’avais eu un copain ou une copine près de moi, je l’aurais fait fuir en lui disant que je m’étais coupé le pouce en taillant des flèches pour combattre des monstres. Qui pouvait me croire, à part peut-être Jo, mon singe en peluche. Au moins, il aurait le bon goût de ne pas me contredire !
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Le dernier cours de maths parut durer une éternité ! La brume semblait m’entourer. Tout était lointain, irréel... sauf Loup, Bleiz, les monstres. Heureusement, je ne fus pas interrogée. Dès que les cours furent finis, je me dépêchai de partir. Magda et sa bande me firent bien une ou deux blagues pourries, mais toujours dans ma brume, je n’y prêtai pas attention. Une fois à la maison, je filai dans ma chambre, et trouvai les petits cailloux sagement posés par terre, en rond. – C’est une histoire de fous, murmurai-je, assise sur mon lit, le regard allant du livre à mon pouce, de mon pouce aux cailloux, des cailloux au livre. C’est impossible. Je pris Jo dans mes bras. Mon pauvre singe tout reprisé, mon doudou rescapé de ma petite enfance m’écouta attentivement. Comme je m’y attendais, il eut la gentillesse de ne faire aucune remarque désobligeante. Quand je lui eus tout raconté, les choses me parurent plus claires. Ça m’arrivait souvent 33
avec lui. Je posai Jo tout en m’excusant de le délaisser cinq minutes et pris le livre. Car c’était de lui que tout était parti. Si je voulais des explications, j’allais certainement les trouver là. J’ouvris au hasard et découvris les M.O.N.S.T.R.E.S.
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La première fois que j’avais pris le livre, je ne l’avais pas feuilleté, je l’avais ouvert, comme à cet instant, au hasard, et j’avais trouvé ce dont j’avais besoin. Je ne pus m’empêcher de faire une expérience : je refermai le livre, puis l’ouvris, une fois encore au hasard. Sans être étonnée, je tombai sur la même page, celle des M.O.N.S.T.R.E.S. Je parcourus le livre et m’aperçus qu’il ne comprenait que deux chapitres, celui d’hier et celui d’aujourd’hui. Il semblait épais… il était épais… mais ne comportait en fin de compte que ces deux 37
chapitres. Et je savais que, la veille, il n’y en avait qu’un seul. Je repris Jo dans mes bras et commençai la lecture de ces nouvelles pages. Vous pouvez penser que c’est un peu idiot à mon âge d’être rassurée par la présence de mon singe en peluche, mais mettez-vous à ma place ! J’étais seule, vivant une histoire de fous que personne ne pouvait comprendre. Bien sûr, j’aurais été heureuse d’avoir un ami, un vrai, pas en peluche, qui me rassure, mais en attendant, Jo était fidèle au poste, attentif et compatissant. Pelotonnée sous ma couette, serrée contre lui, je commençai donc la lecture, tout en me demandant ce qui allait m’arriver. Le chapitre ne concernait pas les monstres comme je l’avais pensé au premier abord, mais les M.O.N.S.T.R.E.S., ce qui n’était pas tout à fait la même chose. M.O.N.S.T.R.E.S. Mauvaise Opinion 38
Négative Servant Toujours à Rien Excepté à se Sous-estimer. Si on n’y prend pas garde, ces Mauvaises Opinions Négatives Servant Toujours à Rien Excepté à se Sous-estimer peuvent détruire une vie entière. Chaque personne est responsable de ses propres M.O.N.S.T.R.E.S. Elle seule peut les rendre inoffensifs. Ils attaquent si insidieusement qu’on a peine à les identifier, pensant que les assauts viennent de l’extérieur. La puissance des monstres est proportionnelle à l’importance que vous leur donnez. Cette phrase était suivie de savantes équations et de tableaux de proportionnalité ! Moi qui n’ai jamais vraiment aimé les maths, j’étais servie !
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Confiance x Estime = Moi C x E = M (Peur + Doute) x Silence = Violence (P+D) x S = V
(Une précision : je vais arrêter de le noter M.O.N.S.T.R.E.S., c’est très énervant d’écrire en majuscules, et de bien mettre les points. J’espère que ceux qui me liront peut-être un jour ne m’en voudront pas !) La suite du chapitre énumérait différentes sortes de monstres. Les descriptions étaient assez précises. En voici quelques-unes : Le Nullivore Se nourrit d’idées telles que “je suis nul-le”, “je ne vaux rien”. Réagit vivement à toute pensée dévalorisante. Vit proche de tas d’immondices. Détruit le monde à coups de pied. Le Deloveur Petit par sa taille, mais très destructeur. Il ronge de l’intérieur. Il s’abrite au cœur des arbres, des fleurs et 40
des roches. Se nourrit du sentiment “je ne m’aime pas”. Le Zotrovore Grandit à chaque fois qu’on se trouve beaucoup moins bien que les autres. Vit principalement sur les plates-bandes. Le Plusarien Se nourrit de toute pensée ressemblant à “je suis inutile”, “je ne sers à rien”. Il se plaît dans les marécages et détruit lentement, mais sûrement. Le Détesnausore Se nourrit et grandit grâce à des émotions de colère, de détestation, de rancœur et de haine. Peut devenir énorme, gigantesque. Le Trouillanosaure Se nourrit et grandit grâce aux peurs. Il peut se glisser partout dans votre vie. Toutes les peurs sont bonnes à prendre. Ces différents monstres peuvent totalement 41
envahir une vie. Leur force réside dans le fait de passer inaperçus. Peu de personnes s’aperçoivent qu’elles vivent au quotidien entourées de leurs monstres. Pour les découvrir, il est nécessaire de se rendre dans son monde. Eh bien, oui ! Je pouvais confirmer ! J’étais allée dans mon monde, j’avais vu mes monstres et… et je n’étais pas près d’y retourner ! Pas folle, la guêpe ! On m’avait eue une fois, ça me suffisait ! J’avais très bien vécu sans côtoyer ces horribles créatures durant toutes ces années, je pouvais bien continuer ainsi. J’avais en tête une liste sans fin de personnes qui, j’en étais sûre, n’avaient jamais été confrontées de près à leurs monstres et ne s’en portaient pas plus mal pour autant. Et j’étais bien décidée à faire comme elles. Après avoir rangé les 12 cailloux empruntés à Maman dans une vieille boîte à chaussures, que je cachai avec le livre au fond de mon 42
armoire, en dessous d’un tas de vieilleries, je me couchai tranquille, prête à oublier toutes ces histoires. La journée avait été étonnante, instructive même, mais ma vie allait reprendre son cours normal, avec, bien sûr, ses inconvénients, notamment la bande à Magda. J’allais continuer à supporter leurs blagues idiotes, leurs moqueries, mais entre deux horreurs, mon choix était vite fait ! Enfin... c’est ce que je croyais.
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