Plus belle sera l'aurore (extrait)

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Texte :Tiphaine Devalière lIllustrations : Aline de Pétigny Maquette : Aline de Pétigny Correction : Sophie Loubier Toute reproduction même partielle de cet ouvrage est interdite

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Tiphaine Devalière

Plus belle sera l’aurore Journal de bord d’une soignante

Vécu

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Toute ma reconnaissance à tous ceux qui ont cru en ce projet et plus par ticulièrement à mon père, qui m’a encouragée et qui a été mon premier lecteur. Une immense gratitude à ma mère pour la transmission du goût de l’écriture parmi tant d’autres. Un merci joyeux à mes proches, à mes amis qui m’ont écoutée et soutenue. Une pensée spéciale à tous les patients qui me donnent la force chaque jour d’être présente pour eux.

Par souci de confidentialité, les prénoms des patients ont été changés.

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Le texte avance en cour ts fragments denses. Les blancs entre chacun d’eux sont des silences qui les prolongent. Le noyau de nuit s’y éclaire. Bien plus qu’un journal de bord, Tiphaine nous offre une par tition musicale. Dans son écriture, les mor ts jouent à nous faire aimer la vie jusqu’au dernier instant. Et quand la dernière page est tournée, dans la douleur si bien chantée qu’elle nous enchante, s’élève en arabesque un cri de vie et de victoire, « comme un biniou breton dans ta face ! ». Un texte consolation, pour apprivoiser la mor t et mieux aimer la vie. Gwenaël D.

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« To hear with eyes belongs to love’s fine wit » William Shakespeare « Entendre avec les yeux, suprême privilège de l’amour »

À Edmond, Aimée, Louis, Juliette, Jean, Charlotte, Rosalie, Pierre, Armande et tous les patients que j’ai eu la chance de rencontrer.

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Je choisis mes fantômes au fur et à mesure des rencontres, mais sur tout des affinités, des coups de cœur, de ce que ça me fait à l’intérieur, tout doucement ou brusquement. Parce que chacun d’eux me parle, me murmure son histoire, sa vie qui s’écoule, me livre ses vomissements, ses tremblements, ses sourires ou ses cris. Chacun d’eux laisse une petite trace. Je suis donc à la fois moi-même et la somme de toutes ces rencontres. Nous sommes aussi vivants par ce que nous donnent les autres, et cer tains délivrent de bien étranges rêves. Serpents ou sirènes, vies de voyages et de romances ou vies de labeur et de rugosité. Elles sont presque miennes et lorsque l’oreille s’y prête, on chanterait pour les voir s’envoler. Se draper de fleurs colorées pour oublier la radiothérapie, le sang qui coule des narines et de la bouche. La sécheresse des yeux qui ne pleurent plus. Imaginer des fleurs dans les champs et s’y allonger en s’enveloppant de vent frais. Il fait s’envoler les douleurs dans la beauté du jour, comme des coquelicots. 7


Parfois des yeux plus insistants, des mains qui frĂ´lent, des regards qui nous engloutissent, des cris, des caresses... et puis des plaintes qui virevoltent autour de nous.

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Ceux qui n’ont plus faim, qui n’ont plus de famille, qui n’ont plus le goût de vivre parce qu’ils ont 100 ans et qu’il est temps d’aller sur l’autre rive. S’endormir avec dans le cœur ces multitudes de petits riens qui nous échappent, une parole, un baiser, un coup de peigne plus appuyé dans les cheveux blancs, une bouche qui sourit... et volent les soupirs !

Il dit non. Louis se débat, tremble, ne fait plus d’effor t pour marcher, tombe. On devine dans ses mots qui ne veulent plus rien dire qu’il nous insulte. Pour tant, il faut bien enlever les excréments qu’il a sur lui jusque sous les ongles. Il pousse, trépigne, bouscule, gémit, il veut frapper. On évite les coups, on tient les mains, on lave vite, le jet d’eau tiède par tout, le savon qui mousse, les chaussures et la blouse trempées. Après la bataille, on l’assied dans son fauteuil pendant qu’il déverse dans nos oreilles son fiel d’homme malade.

On le dit tout bas, dans les couloirs en dehors des chambres, dans la salle de pause. On le dit avec étonnement, insistance, avec rancœur, avec une pointe de peur et de chagrin. On le dit tout bas, le nom de celui qui a disparu.

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On « pause », mais on n’est jamais tranquille, on parle, mais jamais de choses très profondes, on rit, mais de petits riens, on pense à par tir, avoir du temps pour soi, pour fermer les yeux, pour respirer le vent. Le vent, c’est ce qui me manque le plus. Quand dans les couloirs tout est fermé, quand il n’y a plus de bruit, quand il y a ce moment où plus personne n’appelle, alors, tout doucement, j’ouvre la fenêtre. Alors le vent soulève les peines, empor te les souffrances et appor te avec lui le cri des enfants joyeux, l’odeur de l’herbe coupée, le bruit vivant des voitures qui passent. Vent frais, air vivifiant.

Émile est allongé, les bras sur le torse, sa moustache toujours intacte, il fait sombre et sa peau ressemble aux statues de cire. Hier, il a parlé plus doucement, plus lentement. Laisser la por te ouver te, ne pas le toucher, le laisser tranquille, pour apprivoiser celle qui viendra le cueillir. Il est là, et doucement, je ferme la por te.

Donner à manger, pas évident. Faire ce geste pour l’autre, amener la cuillère de la soupe à la bouche, sans renverser, sans faire de trace, sans que tout dégouline. Laisser le temps à l’autre de mâcher, mastiquer, avaler, respirer. Que c’est une tâche longue, périlleuse, difficile, voire douloureuse ! Faire attention aux fausses routes, à la 10


sauce qui tache, bien placer le dentier, mettre la serviette. Puis attendre que la nourriture glisse doucement dans l’œsophage, entendre la déglutition, les yeux qui brillent, la bouche qui s’ouvre à nouveau après avoir mâché si longuement. Après avoir avalé, comme un conquérant qui met son drapeau sur une terre nouvelle, juste un morceau de viande haché menu et recommencer.

Derrière la por te, Elle est là, par tout, il y a son odeur, le noir qui l’entoure, cette pellicule qui colle par tout sur nous. Tout est pesant, lourd, on étouffe. Elle rit de nous, là, tout près. Elle nous saisit et nous glace le dos, nous prend le ventre. Elle danse, tournoie, se projette. Elle remplit l’espace de sa puanteur. Elle gagne toujours. Derrière la por te, il n’y a plus rien que cette longue robe noire qui l’enlace et l’empor te.

Parfois, il est là, tout près, mais personne ne pense à lui donner, personne ne pense à lui ouvrir les yeux, à l’appeler par son nom. Personne n’y pense, alors Anatole reste là, dans ses rêves parce que là encore il peut bouger, parler, dire le manque ou le trop-plein et approcher sa main de la nôtre.

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Est-ce qu’après il y a un après ? Est-ce qu’ils reviennent la nuit nous hanter ? Est-ce qu’un jour on les oubliera ? Nous avons por té les derniers moments, le dernier soupir, les mots qui brouillent la vue et le cœur.

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Regarder par la fenêtre le temps qui bouge, regarder en soi ce qui a changé, ce qui à l’intérieur est si différent du dehors. Sur son fauteuil, il continue à lire, il veut encore dire entre ces lignes qu’il peut faire ce qu’il a toujours fait, et pour tant, le livre se refermera bientôt.

Il en faut parfois du temps pour mourir, il en faut de la témérité pour se tenir aux barrières, pour lutter, pour prendre les armes devant une guerre perdue d’avance. Il en faut de la douceur, des souvenirs d’enfance, des paroles pleines de ceux qu’on aime. Il en faut de la tendresse et de la hargne pour se laisser aller au dernier souffle.

La chambre est vide, lavée, propre, elle a retrouvé sa fraîcheur d’avant sa venue, le lit fait avec des draps impersonnels, le même dessus-de-lit par tout. Il n’y a plus son odeur, sa toux, sa respiration, la lumière est différente, toutes les affaires d’Annette sont par ties. La chambre est prête à accueillir encore et encore. Nulle trace de ceux qui avant y ont péri ou guéri. Seules des strates dans nos cœurs et le cerisier en face qui fait danser ses branches. Les a-t-elle comptées ? Y a-t-elle vu des oiseaux, le ciel s’assombrir autour de son tronc, les fleurs s’y épanouir, le vent s’y engouffrer, ses feuilles tomber et les bourgeons fleurir ? A-t-elle rêvé d’y grimper ? De construire sa cabane 13


de vieille femme, os contre bois, de devenir cette écorce si for te, cette sève si vive, de toucher le ciel ? Elle est par tie ce matin, la fenêtre était ouver te et les branches du cerisier dansaient, là, derrière la por te.

Les dents comme des herses vieilles de plusieurs siècles, craquelées, éventrées et vides. Amasser la nourriture dans la bouche, essayer d’écraser cette chose qui brûle, qui a un goût amer. Mettre en poudre pour mieux avaler. Ça pique, c’est pâteux, grumeleux ou sans goût, utile seulement pour continuer un peu encore : les traitements.

Le temps est tout autre là-bas dans les couloirs, il file, il ralentit, il n’a pas la même mesure, la même rapidité qu’à l’extérieur. Ici, les patients ont tout leur temps. Pour eux, le temps n’est que souvenir : celui qui est passé, celui qui réchauffe ou celui qui angoisse. Le temps s’évapore dans leurs bras noueux, sur les rides, les taches et les sourires édentés. Le temps n’a plus de fil. Discontinuité troublante. Temps émietté, amidonné, ballotté. C’est la ronde du temps.

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Reine a un corps énorme, fait de plis et de replis, plein de poils noirs, drus. Elle me dégoûte un peu et fait peur aussi parce qu’elle ne ressemble plus à une femme. Elle n’arrive même plus à voir ses pieds tellement la chair a pris d’ampleur. Elle ne peut plus ni marcher ni se tenir debout sans cannes. Et pour tant ! Une beauté étrange. Sa peau tangue, remonte et descend quand elle parle ou rit. Une douche et puis par tie, tombée, paralysée. Quelques heures pour que ce cœur parmi la chair s’arrête. Le mien aussi a manqué un battement.

L’âme : ce qu’il y a derrière la chair et le sang, tout près sans la voir. Nous, on est là pour le corps. Elle apparaît dans un silence, encore toute fripée, sombre et lumineuse, entière, ombrée. Elle est là dans ce regard, dans cet instant si bref, la profondeur d’un regard, un sourire plus insistant. L’âme, qui un jour s’élèvera là-haut, plus loin que ce corps qu’on lave, qu’on torche, qu’on manipule, qu’on tourne, qu’on soulève, qu’on nourrit.

Ça agresse, ça étouffe, on suffoque. J’aimerais refermer tous mes orifices : les narines, la bouche, les yeux, oui, ça rentre par tout. J’ai l’impression que l’odeur s’imprègne sur mes vêtements, sur mes cheveux, sur mes mains. Elle s’infiltre dans les poumons et me brûle. 15


L’odeur, c’est celle de la chair pourrie, les chairs nécrosées, imbibées de mor t où le sang ne passe plus pour oxygéner les tissus. Pour tant, au bout, il y a encore un être qui vit. Je n’ai qu’une seule envie, fuir, me battre contre cette odeur, la vomir, la parfumer, l’aérer, la mélanger avec des senteurs d’enfance, de chocolat chaud, de vent et d’herbes coupées. Rien n’y fait ; elle tient et flotte dans la chambre comme l’ombre des arbres, elle appar tient intégralement à ce corps et le grignote.

Élise serre ma main, for t, très for t, toutes ses forces sont concentrées dans cette main qui serre la mienne. Son visage est crispé, si crispé qu’on ne voit plus ses yeux, sa bouche se tord, se distend. Elle ne dit rien, elle serre encore, il n’y a que cette main qui bouge encore. La concentration de la douleur dans cinq doigts pleins d’ongles qui cassent. Et puis doucement l’étreinte se desserre. Mon cœur tailladé. Le souffle reprend, l’air se remplit à nouveau. Une feuille sur la branche de l’arbre dehors est tombée.

Le matin, pas de temps. La même mécanique : redonner confiance, écouter. Nous passons de chambre en chambre, de vie en vie, de petites contrariétés en grandes souffrances. Pas le temps de prendre le temps 16


pour la parole, pour les regards, pour la tendresse. Retenir le temps au creux de nos mains et les poser sur ceux qui en ont besoin.

Il me tient dans ses bras, il pleure, ils se sont tant aimés, ils ont tant vécu ensemble, tout, jusqu’au bout, jusqu’à la dernière heure. Il me prend dans ses bras et je me sens toute petite devant l’océan.

Simone a un corps flasque, une moustache et des petits yeux qu’elle laisse fermés le plus souvent possible. Il faut la laver dès son réveil parce que sinon elle reste là sur son fauteuil à ne rien faire toute la journée. Simone, elle nous insulte, elle nous demande tout le temps où estce qu’on a eu notre diplôme. Mais Simone, ça ne la fait pas rire de se faire propre parce qu’elle a froid et qu’elle se moque de qui peut la sentir ou pas. Simone, quand je la repose sur son fauteuil pour le reste de la journée, je me dis que je la croquerais bien quand même malgré ses sarcasmes et sa voix aiguë.

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Beaucoup disent, « Je ne sers plus à rien », « Je suis trop vieux »... Comment leur dire combien ils comptent encore ? Ce qu’ils ont enduré et por té, leurs paroles, leurs expériences sont ce qui nous aide pour aujourd’hui et pour demain.

Victorine m’enserre la main, cette main qui dit tout, tout en elle est concentré à l’intérieur, elle est d’une force incroyable. Sa main empoigne totalement la mienne. Elle la tord comme du papier. Je ne peux plus bouger, sa douleur me pénètre en même temps que cette main qui s’accroche, comme si le simple contact lui permettait de me transmettre ses peurs et sa douleur. Elle pulse. Tout à coup, cette main a plus de force que les mots et les larmes, que les gémissements. Cette main contre ma main, c’est tout un monde qui se transfère. Puis elle lâche ma main, exsangue et tremblante. Elle retourne ma main contre la sienne, qui ne bouge plus. Pour cette fois, caresser ce qui reste de vivant.

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Dis, est-ce qu’un jour ils reviendront, ceux qui ont serré ma main pour une dernière fois ?

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À nu : le premier contact est celui de la peau, de la nudité, c’est celui de l’effleurage et de l’intimité. Nous rentrons donc au cœur de l’autre, de ce qu’il a de plus à cacher. Le corps est la première chose que l’on voit, que l’on touche, que l’on palpe, que l’on nettoie, que l’on inspecte, que l’’on remue, que l’on garde au chaud. C’est dans cette nudité que le patient parfois se dévoile, s’entrouvre, se lie. Parce que la parole l’habille et résonne sur nos blouses blanches.

Petit scarabée, j’ai l’impression parfois de por ter des heures à rallonge, des sons qui cognent, des paroles déliées, des vies qui s’étirent, des fantômes qui rôdent. Mais aussi des mains serrées, des mots oubliés, des regards appuyés, des rides qui dansent et des souvenirs lointains. Des pleurs, des oppositions, des cris, des demandes, des plaintes, des angoisses, des cœurs qui « tachycardent », des pas dans le couloir, des déambulateurs qui grincent, des rires envolés et des envies d’échappées belles.

Suzanne s’en moque, elle est prostrée, ne veut pas se lever, ne veut pas manger, parler. Son regard est fixe, elle ne s’exprime que par monosyllabes. Ce matin, elle m’a demandé de laisser la por te ouver te et juste avant que je ne l’entrouvre, elle m’a dessiné un sourire. 20


La rencontre est dans cet instant fragile, ténu, insouciant, concentré où l’on croise l’autre et où il se laisse approcher. Parfois, c’est nous qui sommes fermés. La rencontre nécessite cet instant bref où chacun des deux est prêt à se donner. Rencontrer l’autre est rare, vif, un moment unique qui nous est prêté. J’aime m’y plonger doucement, regarder les trésors et les remonter à la surface pour que l’autre puisse mieux apprivoiser son nouvel état de patient.

Se tourner vers l’autre, complètement, comme les tournesols vers le soleil. Pas évident d’avoir du temps pour écouter, pour s’oublier, pour ralentir, pour s’asseoir un peu avec celui qui a besoin de dire.

Clotilde n’est plus là, son corps si. Ses yeux aussi, mais tout en elle n’est plus là. Elle reste enfermée en elle et proteste souvent. Elle s’agrippe aux barrières comme si sa vie en dépendait, comme si les lâcher, c’était tomber. Tomber de soi, de son intérieur, de ce qu’elle comprend. Aller doucement vers elle, lui dire que nous ne lui voulons aucun mal. Pour tant, elle a peur. La mémoire est là vaille que vaille, ongle contre métal, crier pour ne pas l’en détacher. Cordon froid, mais indispensable.

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Se donner, nier sa fatigue, aller jusqu’au bout de soi, jusqu’au bout du couloir, jusqu’au bout des regards, jusqu’au bout des doigts et jusqu’au fin fond de nousmême. Garder de l’énergie pour être présent à l’autre. Jusqu’au bout, là où la lumière s’agrandit.

Avoir l’odeur de l’autre sur ses mains, avoir l’urine de l’autre dans les yeux, avoir le son du crachat de l’autre dans l’oreille, avoir le sang de l’autre sur les draps, avoir les yeux de l’autre plantés dans les siens, avoir la main de l’autre tout contre sa main, avoir le sanglot de l’autre dans le dos, avoir l’autre sous la peau.

On entre dans la chambre en chuchotant, Lucienne se tient comme une princesse égyptienne. Elle ressemble déjà à un cadavre, elle a des yeux démesurés sur son visage blême. Ses veines font de petits ruisseaux qui coulent sur sa joue et contre mon épaule. Que j’aimerais me jeter dans cette eau avec elle pour la mettre à l’abri sur la rive. Nous n’avons pas ce pouvoir, seulement celui de chuchoter, de dire que nous sommes là pour l’aider à passer sur l’autre rive.

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Ils sont des petits grains en nous, ces petits instants, ces moments échangés, par tagés, parfois morcelés, enterrés. Ils sont là en nous, ceux qui ont existé encore un peu. Près de nous avant de par tir.

Il y a ce soubresaut comme un coup en moi, cette chose qui bouge et qui apparaît vive et tordue. Elle est recroquevillée sur sa barrière et tousse. Faire sa toilette tout doucement pour ne pas lui faire mal, la masser, lui dire des mots, doucement, pour que le temps passe plus vite. Il y a quelque chose qui bouge en moi à cet instant où je la regarde se retourner, les yeux ouver ts et qu’elle me sourit. Ça fait chaud et mal à la fois.

Mathilde me dit qu’elle se dégoûte, que ses jambes sont mor tes, que le pus qui en sor t lui donne la nausée et que ça ne lui fait même pas mal. Parce que ce qui fait mal est ailleurs... pas sur les jambes, mais dans son cœur.

Ce n’est pas la mor t qui fait peur, c’est le combat de l’autre, c’est le souffle qui s’accélère en ronflements difformes et tonitruants, c’est le ventre plein d’ascite, c’est les larmes qui coulent, c’est la peau qui jaunit, c’est les muscles qui s’atrophient, c’est la puanteur de la chair, 23


c’est cette déconvenue de voir que la vie quitte lentement l’autre sans pouvoir la retenir.

L’angoisse est si for te qu’elle ne peut rester debout, qu’elle se balance d’une jambe sur l’autre, que tout en elle est fermé. Elle m’a prise dans ses bras, j’essaie de la calmer, de lui dire des mots de réconfor t. Mais non, rien ne va, elle ne va pas y arriver, son souffle est court et rapide. Elle arrive tout de même à s’allonger et me parle de son combat auprès de son mari atteint d’Alzheimer, de la perte de l’être aimé. Plus jamais elle ne pourra être apaisée. Dans mes bras, elle pleure. Respirer doucement, calmer les larmes et écouter. Penser à la mer étale et repartir vers d’autres chambres avec un petit ballot de tristesse.

André sonne, il a mal. « Pourquoi ? », se demandet-il. Il le sait, mais place la réponse tout au fond de son inconscient parce que sinon, cette peur courageuse, il ne pourra plus lui sourire. Il y a des combats perdus d’avance, mais tant pis, il ne renonce pas.

C’est parfois long la fin. Il respire de manière saccadée. Cela fait un an qu’il est chez nous. Il n’a jamais prononcé un mot, mais on se comprend comme on peut. 24


Parfois, il nous faisait rire. Son souffle est rapide, sa langue chargée, gonflée, ses yeux sont révulsés. Que c’est long la fin !

Dans sa chambre, ça sent la pourriture, tout son corps sent la décomposition. Le cancer grignote tout et cela envahit toute la pièce. Juste avant d’entrer, il faut s’imaginer des odeurs de fraises, de sous-bois, de mer calme, des odeurs de croissants, de matins heureux, du parfum rassurant de celle qui vient nous embrasser avant d’aller dormir quand on est enfant. Fermer les yeux, prendre une grande inspiration et entrer. Écouter le patient sans penser à l’odeur. Elle s’infiltre d’un coup, c’est violent comme une claque, elle s’accroche sur toute notre peau, les cheveux, se faufile dans les yeux et les narines. Petit à petit, on ne sent plus rien. La pourriture, elle n’est pas dans cet homme, elle est dans les ratés, dans l’inattention, dans la pauvreté des gestes, au creux de la douleur, dans les mots de ceux qui le méprisent, dans les mots perdus, dans le déni et la peur. Là est la vraie pourriture. Lui sourire, l’écouter, embaumer nos mots, nos gestes et nos actes de rires, de parfums, de soulagements et de douceur.

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Charlotte a mal aujourd’hui. Avant, elle tricotait des écharpes, elle en a même tricoté pour l’équipe soignante. Elle a un humour incroyable, jamais elle ne se plaint et pour tant, aujourd’hui, elle a mal. Se sentir impuissante devant cette douleur qui grignote tout. Ses métastases cutanées ressemblent à des grappes. Des coquelicots sauvages sur les routes. Elle appuie sur la PCA de morphine (Analgésie Contrôlée par le Patient). Et là, dans la pénombre de sa chambre, je lui caresse la main. Juste le temps pour que le masque de la souffrance s’efface, pour retrouver la tranquillité de ses traits de tricoteuse. Les coquelicots sauvages, il n’en existe plus beaucoup à ce qu’il paraît.

Non, ne pas penser à la Mor t qui est là entre nos gestes, nos pensées, nos petits riens. L’effacer, c’est déjà la vaincre un peu, pas longtemps, juste le temps d’écouter encore celui qui demain ne sera plus là. L’envoyer paître, la réduire en une toute petite chose inutile, futile, débile, qui n’a pas de prise sur nos sourires. Recommencer demain.

Du sang par tout, ce sang qui nous fait vivre, qui pulse et nous appor te l’oxygène. Il vomit du sang et je tiens le haricot. Ça éclabousse jusque sur ma blouse et mes avant-bras. Ne pas paniquer, le rassurer. Il devait se 26


marier demain, mais il est mor t dans la soirée. Être veuve de sang, elle pleure des larmes sur ma blouse et ça se mêle au sang comme un tableau tremblant.

Chaque nuit, Aimée s’endor t en se rappelant les grandes mains de son amoureux sur son ventre doux. Les baisers suaves sur son cou après les valses au bal de la Saint-Jean. La chaleur de son corps contre son dos, les mots doux susurrés, les frôlements de ses pieds chauds contre ses mollets. Le goût de sa peau sur sa langue, le souvenir de ses courbes entre ses mains. L’effervescence des nuits où seule la lune regardait par la fenêtre leurs caresses échangées.

Comme on a besoin de se moquer de la Mor t, d’ouvrir les fenêtres pour faire disparaître son odeur fétide, de rire for t avec ceux qui vont bientôt la trouver ! De caresser encore, avec eux, des rêves d’avenir, d’écouter des souvenirs décousus d’écolière, de saisons qui dansent et d’entendre des murmures qui colorent de rose l’atmosphère. Jouer à cache-cache, ne pas voir que l’autre tremble non pas de froid, mais de peur, ne pas apercevoir dans ce regard qu’Elle est déjà là et ternit les espoirs. S’accrocher aux sourires, à la vie qui tonne for t dehors et au vent qui balaie les feuilles rouges de l’automne. 27


L’autre, celui qui est dans le lit, alité, celui qui est perdu, qui souffre, dont chaque pas ressemble à ceux de la Petite Sirène.

Il fait lourd aujourd’hui.

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C’est étrange comme la mor t pose un masque sur le visage. Avant, le front était plissé, la bouche tordue, les yeux affolés, les mains crispées, une grande agitation et puis, d’un coup, tout se lisse, un masque de paix éternelle sur le visage. Une paix sans appareil, sans souffrance. Seulement un repos tranquille.

De grands éclats de rire résonnent jusque dans le couloir. Ces rires font pousser des brins de vie et des rigoles sur les visages, plisser les yeux et rejeter la tête en arrière dans un grand mouvement qui fait tout trembler. Lorsque l’on entre dans la chambre, on nous offre du champagne. Aujourd’hui, c’est la fête ! Félicie se pacse avec sa compagne de toujours. Elle a mis un beau vêtement. Quitté la chemise de nuit, une étole bleue sur les épaules. Ses rires bondissent dans toute la chambre. Dès qu’on l’ouvre, c’est comme une petite boîte à musique qu’on aimerait ne jamais refermer. Je commence mon tour de l’après-midi avec ces rires tout autour de moi, comme un rempart contre la maladie.

Souvent, j’ai envie de les emmener très loin de là, dans un lieu sans mur, sans odeur, sans ronde de nuit, sans hallucination, sans cancer. Ouvrir la por te et s’échapper. La douleur ronge, grignote, impose son rythme, empor te les mots d’amour, fait grimacer, se 29


contracter. Elle roule sous la peau sa musique électrique sans discontinuer. Elle diminue l’autre, elle prend en traître en pleine nuit, ravageant les rêves, transpor tant son amas de gémissements et de damnations. Elle se faufile, garce sans ménagement. Elle transforme la tranquillité en secondes intenables.

L’adrénaline est juste au-dessus de la peur, faire les gestes qu’il faut sans trembler, tout occulter, ne se concentrer que sur les gestes pour emmener l’autre plus loin encore. La peur prend sa place après, quand le cœur reprend son rythme normal. Alors on tremble. Aller respirer l’air du dehors, l’air de la vie et fermer les yeux très for t pour trouver un moment de paix.

Marie déambule dans les couloirs, elle oublie où elle se trouve, son âge, la mor t de son mari, elle oublie le nom de ceux qu’elle a aimés, elle oublie ce qu’elle fait ici. Elle veut par tir pour continuer d’oublier, ailleurs, dans son ancien chez-elle, dans cette par tie de son cerveau qui la rassure, qui la réconfor te, elle veut voir son père, sa mère, son mari. Elle les appelle, mais personne ne vient. Seulement nos bras pour la raccompagner dans sa chambre. Aujourd’hui, je l’ai ramenée à son lit au moins dix fois. Lui réexpliquer, lui redire. Je suis par tie en la 30


laissant oublier encore. Peut-être que ses oublis l’aident à avancer dans les couloirs, à demeurer encore vivante audelà de la recherche, au-delà de la colère et au-delà des cris. Marie est repar tie dans les couloirs de sa mémoire. Pour qu’on la ramène encore et encore ?

La chambre est dans la pénombre. Sa respiration lourde et intermittente est gorgée de glaires qui viennent se coller à son palais. Je sens son cœur battre très for t quand je la tourne contre moi. Je sens sur ma peau des vibrations qui me traversent. Madeleine souriait tout le temps, avant, un sourire cassé et lumineux. Doucement, alors qu’elle ferme les yeux, je lui caresse le visage. Par moments, sa respiration ronfle moins, comme si mes mains sur son visage lui permettaient de mieux respirer ce qui lui reste de souffle. Elle ouvre les yeux très for t quelques secondes. Ils s’accrochent aux miens. C’est un sourire retrouvé, je le reconnais. Ça pique en moi, ce sourire-yeux me prend tout entière. Il est temps de par tir dans la pénombre. Un sourire-yeux accroché en plein cœur. Dehors, c’est la tempête.

Ici, c’est un microcosme où les corps sont déformés, endurent des traitements lourds, les aiguilles et les perfusions font ressembler à des hommes-machines. 31


Des appareils pour respirer, pour uriner, pour assouplir les genoux, pour se nourrir, s’hydrater. Dans ce monde clinique, il y a des cœurs qui battent et des mains qui se serrent. Pour se rappeler qu’au milieu des bips et des mécanismes lumineux il y a des êtres humains qui aiment.

Juliette reste assise sur son fauteuil roulant toute la journée à penser que son père viendra la chercher, quand elle parle toute seule, quand elle me raconte les histoires de sa mère... Quand elle tricote avec ses mots des phrases qui ne veulent plus rien dire... Quand la notion d’appar tenance est trop impor tante et grignote tout « C’est à moi, ça ? ». Est-ce qu’on est encore vivant par le feu de ses souvenirs ? « Dis, c’est mon père qui est là et qui vient me chercher ? » Lorsque je lui dis « Coucou ! » elle me répond « On joue à cache-cache ? ». Oui, jouons à cache-cache avec le temps, avec la vie d’ici, avec les mauvais souvenirs, les cris, les peurs de tomber. Venez, on va jouer !

Quand on retourne un mor t pour le laver, pour le coiffer, pour lui fermer les yeux, le parfumer, le rendre le plus beau possible avant que les proches n’arrivent. Quand on enlève les perfusions, les sondes, le sang coagulé, quand on lave la bouche de tous les tourments 32


traversés. Quand on sent encore sa chaleur contre soi, quand encore il y a quelques minutes il nous parlait, il tremblait, il grimaçait. Quand on a vu son teint devenir de plus en plus jaune, son ventre se gonfler d’ascite. Quand la nourriture ne pouvait plus passer et que l’Hypnovel le tranquillisait. Quand son souffle devenait de plus en plus lent, quand ses mains s’agrippaient encore aux vôtres, quand il disait « Ne me quittez pas », quand ses yeux devenaient de plus en plus vitreux. Quand soudain, dans un dernier « gasp », son corps sans vie tressaute contre le vôtre. Quand tout cela arrive, la peur, il faut la mettre sous des couches de détermination à rester dans notre rôle de soignant, à rester pour les vivants. La refourguer sur une île où personne, même pas soi-même, ne peut l’atteindre. La frayeur et la peine, les enterrer profondément pour ensuite venir les regarder au beau milieu de la nuit quand les mor ts que l’on a touchés reviennent vous sourire.

La fatigue nous rend mous, diminue tout jusqu’à notre volonté d’être là. On voudrait s’envoler de ces longs couloirs, s’extirper des silences trop longs, effacer les regards qui brillent, ne pas se soucier de la vie qui par t petit à petit. La fatigue prend tout, elle engloutit, donne froid. J’entends mon cœur battre doucement, une seule envie : m’allonger. Cette lourde fatigue des jours 33


de garde qui fait mal par tout dans le corps, sous les paupières et dans les gestes. Alors, dans ce chemin de lourdeur, tout tombe : les stylos, les nerfs, la patience et les espoirs. Oublier de refermer les poches des sondes, de remettre des barrières en place, donner à la va-vite le repas, nos sourires sont figés. Je me sens flotter, absente. Les muscles sont courbaturés, hachés, pliés, deviennent des pierres dures qui le lendemain nous chauffent encore les trapèzes et les mollets. Il faut marcher encore, por ter, appor ter, écouter, ensevelir cette fatigue très loin en dedans de soi, se ressaisir. Fermer un instant les yeux et se recentrer là, en plein milieu du couloir avant d’aller dans une chambre. Et puis tomber comme un mor t sur le lit le soir pour se réparer, pour reconstruire de la force, de l’engouement, de la vie, pour demain recommencer.

Jean se lève d’un coup, il a noué autour de ses cuisses sa protection. D’habitude, il se lève avec hésitation, difficulté, il titube, il doit s’accrocher. Mais là, il se lève vite, vite, il doit aller dans le couloir parce qu’il a entendu sa mère l’appeler. Doucement, le ramener dans sa chambre, l’habiller de nos mots, dire doucement que sa mère n’est pas là, le regarder dans les yeux pour qu’il y croie. Parce que lui, il l’a bien entendue, sa mère, et il pleure comme un enfant.

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Marcher, c’est ce qui nous permet de dire que l’on est debout, encore vivant, avec une canne, un déambulateur, avec les mains qui s’agrippent contre les murs, sur les blouses ou les rampes. Même avec les jambes gonflées, lourdes, ankylosées, les pieds tordus ou les or teils en coup de vent. Même avec des bas de contention, des chaussons trop petits, des por tes à ouvrir, des escaliers à monter. Il faut marcher encore, arpenter les couloirs, se saluer en souriant, s’arrêter un peu pour retrouver son souffle et, un pas devant l’autre, aller voir ce qu’il se passe par la fenêtre de l’autre côté du couloir.

Je suis vivante au milieu de ceux qui vont passer de l’autre côté des murs. Montrer dans ces couloirs que la vie est là, par nos rires, le son de nos chariots, nos esclaffements, nos pas sur le lino. Je suis vivante de trop avoir vu les gens mourir. Je suis vivante de toutes ces vies accompagnées vers la fin. Je suis vivante de ceux que j’ai croisés, de leurs mots, de leurs mains dans la mienne, de leurs pas fragiles, de leur fin. Je suis vivante et remplie de leurs envies de continuer, de leurs combats, de leur dernier souffle, de ce qu’ils ont laissé comme empreinte, de leur monde englouti. Je suis vivante.

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Annabelle fait 1 m 37 exactement, mais n’a plus exactement la notion du temps, ni des lieux, ni de ce qu’elle fait. Elle nous suit à petits pas dans les couloirs en se demandant si on va venir la chercher. Elle me parle sans que je puisse comprendre ce qu’elle me raconte. Ce sont des histoires d’un autre temps, des paroles qui n’ont de sens qu’en elle. Elle va s’asseoir sur un grand fauteuil rouge et nous regarde entrer et sor tir des chambres. « Quelle agitation ! Viens t’asseoir avec moi. » Pendant quelques minutes, je vais m’asseoir près d’elle pour écouter ses histoires magiques aux mots insensés.

Malgré la douche d’après garde, il y a encore des morceaux que l’autre a laissés en nous, qui nous collent à la peau. Cette culpabilité qui reste encore après la chaleur de l’eau, après avoir gratté, mis plusieurs fois du savon, après que l’eau a dégouliné par tout sur soi. Il y a des rencontres manquées, des blancs trop longs, des regards vides, des mots incompris, des accumulations de petites choses qui font écho en nous, des situations qui nous tannent, des répétitions qui nous chauffent, des touchers qui nous horripilent, des peaux contre la blouse qui nous répugnent. Des phrases qui tournent en rond, des regards éteints. L’eau ne lave pas les trous animés par les manques. Elle tourbillonne dans le siphon de la douche. 36


On croit qu’avec le temps on va s’y habituer, que l’on va se détacher des mor ts sans un pincement au cœur, sans le vouloir, sans y prêter vraiment attention, sans émotion, quelque chose de clinique, une fin parmi d’autres, tout doucement. Mais le temps passe et nous ressentons encore la vie qui lutte, les larmes dans les yeux, le souffle qui ralentit, les regards qui s’éteignent. Il n’y a pas d’habitude à la mor t, elle nous croise, nous frôle, nous nargue. Alors notre présence est un acte de résistance. On reste à accueillir ceux qui par tent de l’autre côté, peut-être avec un peu plus de ferveur, de volonté, de douceur, mais aussi de distanciation nécessaire.

Gaston regarde par la fenêtre de ses grands yeux sombres. Il pense voir des personnes voler, il veut les toucher des doigts, mais il n’y arrive pas. Il a des mots dans sa tête, qui veulent dire quelque chose, mais quand ils sor tent de sa bouche, ils ne veulent plus rien signifier. Une folie douce dans le ciel danse et virevolte.

Un patient a besoin de nous dans tout ce qu’il a de plus intime, de plus précaire, de plus caché. Il ne se possède plus. Souvent, il n’est même qu’un numéro de chambre. On regarde parfois en premier la perfusion, la poche à urine, tout ce qui le relie à une machine, à ce qui 37


reste sur le plateau, au degré Celsius, à la pression, au centimètre cube. On vérifie le nombre de médicaments avalés, le taux de glucides ou le nombre de changements de draps avant de le regarder. Les chiffres, cer tes, permettent d’établir le score de Cockroft, le débit des perfusions, le taux de fer, le nombre de globules blancs, la chute des plaquettes, le taux de protéines ou le nombre de battements de cœur. Un patient peut être facilement résumé à des antécédents chirurgicaux, à ses pathologies ou à une maladie chronique, virale, voire contagieuse. Des chiffres, des courbes, des scores, des électrolytes en plus ou en moins, des taux, des pressions, des radios, des ratios, le nombre de pas, d’insomnies, en échelle de douleur, en centilitres, en doses, en millimètres, en quantité d’urine, de selles, en taille, en poids. Il faut donc essayer de s’attacher à rendre au patient son humanité, dans nos regards, nos gestes, nos paroles, dans tout ce qui constitue ses par ticularités : sa manière de parler, de se raconter, de se dire au monde, de bouger, de respirer, de s’émouvoir, de crier, de rire. Cette relation tissée au fil des jours ne peut se soumettre aux nombres, ni aux calculs savants. Redonner la place aux mots, aux sourires, à l’écoute et à ce qui ne se compte pas.

Ici, ça sent la maladie, le renoncement, la démence sénile et les effluves de la soupe dès 7 heures du matin 38


qui remontent aux fenêtres et donnent une vague envie de vomir. Il faut, quand on revêt notre blouse, mettre une strate de force entre les couches de ce que l’on est. Tout peut basculer, l’endurance éclate comme un ballon de baudruche sur une aiguille. D’un coup, l’ardeur s’enfuit dans un regard plein de larmes, se soulève par une odeur écœurante, fuit par une sonde qui inonde par tout, se dissipe avec la fatigue qui accentue un peu plus le désarroi. Por ter l’autre contre soi, le voir se vider de son énergie, se remplir de ses peines. Cette inconstance des forces, toujours la bringuebaler sur soi, en soi, mais avoir la cer titude qu’elle peut vous échapper sans prévenir et qu’il faut encore pouvoir la reconstruire pour continuer.

Jacques avait des yeux bleus, des yeux tristes sur sa peau jaune. Des yeux comme une fenêtre ouver te pour s’échapper de ce corps endolori. On lui a fermé les paupières ce matin et j’ai laissé la fenêtre entrebâillée toute grande.

Voir l’autre repeindre les murs de ses selles, l’ascenseur de son sang, le lavabo de ses crachats, son corps d’ecchymoses et son âme s’envoler. Rester for t comme une statue en plein vent, ne pas ciller, pour que l’être fragile se repose sur nous de tout son poids, de 39


toute son histoire, de toutes ses terreurs. Et enfin déverser tout cela plus bas, dehors, dans les bourrasques du soir lorsque la journée est finie.

On n’est jamais préparé à ça : du sang par paquets, qui gicle, qui tombe, qui éclabousse, qui éjacule, qui tombe, qui se vomit, se crache, qui transforme les murs, le sol, le patient, en gouttes, en taches, en tas, en cauchemar. Du sang qui ne fait pas de bruit, qui assombrit tout, qui déséquilibre, qui fait tanguer, qui embrunit, qui dissout, qui apeure, qui engage dans le vif, qui propulse dans l’urgence, qui fait blêmir. Agir vite, essayer d’éviter tout ce sang sur soi, contre soi, en soi, dans les cils, sur la blouse, les chaussures et sur les mains. Du sang coagulé, des caillots énormes, durs, noirs, du sang qui sor t des narines, de la bouche, de tous les orifices. Il me regarde droit dans les yeux quand je lui nettoie le visage, et là, on comprend tous les deux que c’est la fin.

Adrienne a le ventre plein d’ascite et ses jambes ne peuvent plus la por ter tellement elles sont volumineuses et lourdes. Elle parle tout doucement comme si sa voix ne pouvait plus la por ter non plus. Elle n’est pas angoissée, elle ne demande pas la morphine à laquelle elle a droit, elle dor t ou somnole toute la journée. Lui faire un massage 40


pour lui dire que son corps peut lui prodiguer encore du plaisir et non toute cette souffrance pour se tourner, pour déglutir, pour ne pas vomir. Elle m’a soufflé à l’oreille qu’elle en avait marre. Alors, j’ai ouver t la fenêtre et allumé la radio : « Dis, quand reviendras-tu... », chantait Barbara.

Por ter le poids de l’autre de toutes ses forces, de tous ses bras, de toute sa volonté. S’ingénier à l’extirper de son fauteuil pour le recoucher, s’éver tuer à l’emmener en fauteuil dans le couloir, le transvaser sur un brancard, le tourner dans le lit, l’étendre dans les draps propres, le remonter jusqu’en haut du lit, le prendre dans ses bras, sur son épaule, l’agripper à la blouse, lui prendre les mains, l’accrocher à nos yeux. Un être humain, c’est lourd de tout son corps, de toute son âme, de toutes ses blessures. Savoir le por ter encore jusqu’au dernier souffle, l’ultime pas et rester figée dans le couloir à ne plus pouvoir (sup) por ter.

Par tir, vite, sans se retourner, ne plus y penser, retourner dans la vie, dans le tumulte, vers le vent, le soleil sur la peau, les baisers de l’enfant, les ronronnements du chat, la douceur des baisers, le goût du chocolat et celui de la vie.

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Il y a parfois dans ces corps des âmes tor turées, inaccessibles. Je ne les trouve pas… Montre-moi ton âme !

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Clémence pourrait dire « Je ne suis plus des vôtres, je me noyais et tu m’as vue... Vous avez fait ce qu’il fallait... Tu as pris ma main et je l’ai serrée tout ce temps jusqu’à ce que mon cœur s’arrête... Ma main est restée serrée dans la tienne jusqu’à ce moment-là... jusqu’au bout de mon souffle. Jusqu’à ce qu’enfin je puisse m’échapper de ce corps déchiré... Je ne suis plus qu’une noyée au fond de tes yeux... ».

L’angoisse est un corbeau freux qui déploie ses ailes sur toute la surface de la chambre, gobe de son bec les espoirs, enlace de ses ailes bleutées l’avenir incer tain, lacère de ses griffes la respiration. De ses yeux jaunes, il foudroie jusqu’à en transpirer, devenir moite dans le lit, éteint la lumière des futurs possibles en survolant la tranquillité. Il empêche le repos dans les draps plissés et, de ses croassements, rend sourd à toute parole apaisante. Il est là ce matin, le poil noir, dru, vif charognard tournoyant autour de la patiente, se jetant sur elle comme un affamé. Elle bouge sans cesse comme pour l’empêcher de la saisir, blême, transie, enfermée dans une cage oppressante qui ne la fait plus respirer qu’à moitié, le cœur transpercé. Freux vient s’y nicher. Je laisse la fenêtre de la chambre ouver te : peut-être s’envolera-t-il ?

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Assister impuissante à la mor t d’un autre, à cette violence primitive de la disparition, à l’atroce inconnue, au corps qui se défend, à l’accélération de la respiration, à la distorsion de la bouche, à la peur sans âge. Toute une concentration du mystère de ce que nous allons devenir devant les yeux. Jaune, bleu, blême.

Victor ne peut plus s’asseoir, seulement s’allonger ou être debout sur deux cannes, parce qu’elle est là, en lui, la douleur assommante, transpor tant les métastases au plus profond des os. À chacun de ses pas, il lui montre, à cette douleur, qu’il n’a pas peur. Il va au-delà d’elle. Avoir le courage de lutter, cela le rend presque invincible. Et dans sa marche tremblante, il hurle à la douleur qu’elle ne vaincra pas l’idée qu’il est un homme.

Les genoux marbrés, les mains gelées, les yeux clos, le corps humide qui se laisse prendre à la dernière danse. Peur insondable qui remonte comme un serpent le long de ma blouse. Refermer la por te et les yeux, doucement, sans un bruit. Quand l’autre par t, il y a comme une nécessité d’être absent à soi-même.

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Chuintements des machines qui n’ont plus leurs doses, grésillement des sonnettes sur le téléphone dans la poche de la blouse, grabuge des chariots, raffut des déambulateurs, détonation de la télévision, chambard de la musique dans le couloir. Puis tout à coup : le silence. Celui de ceux qui regardent, qui sourient et qui tendent les mains. Seulement le son des battements de cœur. Petite musique « tachycarde » qui surmonte toutes les cacophonies.

Alice est toute petite avec de grands yeux bleus et des cheveux blancs bouclés. Elle marche voûtée et nous embrasse avec plein d’affection. Elle a tout oublié, sauf des airs d’opéra. Sa voix est magnifique, ça résonne dans les couloirs. Elle a 99 ans, elle nous emmène vers un ailleurs de lumières, de velours et de trémolos.

À la frontière des autres, dans leurs pas tout près, au-dessus de leur corps, respirant leurs odeurs, transpor tant leurs paroles, être là, entière, concentrée, attentive jusqu’au bout de soi, parfois contre soi, souvent tout contre l’autre. Entre l’ombre et la lumière, au creux des jours et refermer la por te à grands pas, de la pointe des pieds.

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Vivre des mor ts par poignées. Voir des âmes se retirer à la lueur de la lumière de la salle de bains, sous le feutre adoucissant des seringues électriques qui propulsent les anti-douleurs. Voir les visages se transformer, la bouche grande ouver te cherchant l’air, les yeux qui roulent sur le monde à l’entour. Se retrouver avec des centaines d’âmes sur la sienne. Voir parfois des fantômes près de soi qui murmurent des mots d’amour, de regret ou d’amer tume. Ne pas remarquer qu’ici une âme s’envole. Retrouver le corps encore tout chaud, le mettre contre soi pour la dernière toilette et lui dire à l’oreille la prière de l’ultime voyage. Chanter au fond de son cœur les âmes qui vont rejoindre la nuit des temps.

Il pose sur son bras sa grande main tremblante où tombent les larmes qu’il n’arrive pas à retenir. Pour tant, il lui dit qu’il ne pleure pas, qu’ils se retrouveront bientôt. Gisèle sourit et ce sourire s’évanouit dans un grand ronflement. Le dernier sommeil, celui choisi, désiré, demandé. Celui que même un baiser ne réveillera plus. Celui qui empor te les rêves et qui ouvre les por tes de l’après. En refermant la por te, j’ai le cœur rempli de ce sourire fendillé dans lequel s’est engouffrée l’obscurité. Ne plus bouger un moment, attendre que la lourdeur de la chambre disparaisse en soi et que le soleil vienne vous rouvrir les paupières pour prolonger sa chaleur auprès de ceux qui sont encore là, en éveil. 46


Pas besoin de se grimer, de masque, de dÊguisement, de se prendre pour un autre. La maladie se charge de transformer, de remodeler, de provoquer et d’empor ter.

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On ne sauve pas des vies, on sauve ce qui reste de vie pour par tir plus doucement vers la mor t. Nous sommes les murs qui atténuent les hurlements de ceux qui restent. Les bras pour serrer quelques instants la compagne qui vient de perdre l’être aimé. Les derniers à fermer les yeux de celui qui était avec nous il y a encore quelques instants. Les derniers à toucher et rendre beau ce mor t qui manquera aux vivants. Les ultimes témoins des derniers espoirs. Les survivants des moments de lutte et d’espoir. Nous sommes les recueillants des yeux qui roulent en même temps que les larmes. Nous sommes ceux qui aideront au dernier voyage : celui sur le brancard entre la chambre et l’ascenseur. Créer cette haie d’honneur funèbre que personne ne doit voir. Lorsque les por tes se referment, reprendre son souffle et continuer pour ceux qui restent.

Ressentir intensément ce moment où l’on se retrouve seul avec le défunt pour une dernière caresse, une phrase que l’on dit comme pour se rassurer, un vent froid dans la chambre tout autour de nous. La fenêtre doit rester fermée et le chauffage coupé. Il y a des instants accrochés à la conscience et l’on reste là, dans la pénombre, comme pour veiller ce mor t. Une minute d’éternité. S’attarder encore, comme pour entendre un peu plus fort notre cœur battant dans cette chambre aux yeux fermés. 48


Étiennette, 80 ans, est une petite bonne femme ronde comme une boule de pain pas assez cuit, au regard bleu tout étonné. Tous les matins, elle sor t dans le couloir en chemise de nuit, parce qu’elle n’a pas de vêtements. Elle demande à la première venue si elle ne va pas se faire rouspéter, car elle aimerait, en catimini, aller s’asseoir sur le fauteuil en face de l’ascenseur. Tous les matins, c’est le même petit jeu. Elle sait pour tant qu’elle ne peut pas le faire avant que le soleil ne se lève, ni avant d’avoir fait sa toilette. Elle pose donc la question et rentre sur la pointe des pieds dans sa chambre après vous avoir fait un sourire complice et de ses petites mains vous avoir collé une tape dans le dos. Elle ira ensuite, pour le reste de la journée en face de l’ascenseur voir les por tes s’ouvrir et se fermer sur les visites des autres et les va-et-vient des soignants ou des autres patients. Elle argumente, fait un petit signe de la main, ou parfois encore nous demande l’heure, le temps qu’il fait. Elle distribue des commentaires sur la vie ici et celle d’ailleurs, celle imaginée, rêvée ou celle à attendre… Là, devant l’ascenseur.

Il y a dans ces heures sombres, de la solitude, des gerbes de silence, des échos qui ne répondent pas. Il y a des robes fleuries de tristesse à suspendre à un cintre dans la salle de bains, il y a des larmes tremblantes, des draps blancs propres pour cacher le sang, les crachats 49


et les salissures des derniers instants. Il y a des mains croisées sur la poitrine, celles que l’on caressait juste avant. Il y a des minutes où l’on garde notre souffle, des concentrations où l’on ne voit plus rien, des agitations sans but, des sièges que l’on ajoute, des mots que l’on ne saisit plus très bien, des regards qui flanchent et un cœur qui s’est arrêté. Il y a un rideau tombé, une petite lumière ver te dans le couloir, comme une bougie qui ne s’éteint pas. Et des pas feutrés.

La douleur de l’autre nous aliène, nous brusque, nous cogne, nous tend une embuscade. On s’y retrouve piégé, impuissant, grisé, obnubilé. Sauvage douleur qui ronge la peau, les os et finit par tomber sur nos cœurs.

Il y a des mouvements qui vous rendent immobile, des gestes saccadés qui ne font qu’épuiser, des tremblements involontaires sans répit, sans reprendre de souffle, aucun instant de tranquillité. Petit pantin, elle est agitée par une force hargneuse qui la balance de gauche à droite. Ses mouvements en avant la propulsent vers les barrières ou contre nous. Edwige se cogne à tout autour d’elle, des bleus sur sa peau et des blessures en elle. Celle de la dépendance plus que les autres. Des gestes qui empêchent de manger sans en mettre par tout, de se 50


lever, de parler sans à-coups, de faire un geste sans tout faire tomber. Elle sonne, les tremblements ont cessé. Tout son corps ne bouge plus, stagne comme un train arrivé à destination. Son corps est cloué au lit, elle ne peut ouvrir qu’un œil et la bouche arrive à peine à me dire qu’elle est en crise.

Il existe parfois dans le regard des mor ts comme un regret, une soumission, une résignation, une échappée belle, une mesquinerie, un pied de nez, une dernière larme, des couleurs diluées. Un rire tout juste éclos, un voile blanc que l’on referme sur le monde pour qu’il s’envole très vite, au-delà de nous.

S’endormir dans son lit près de la commode de l’arrière-grand-mère. Reconquérir l’être aimé depuis tant d’années et se dire que là, dans les couloirs, ce n’était qu’un passage, la vie continue.

On l’a connu se rasant seul, marchant jusqu’au petit salon avec sa canne, pleurant constamment des larmes d’homme abandonné. Edmond a voulu souvent par tir, sauter par-dessus les barrières de son lit, prendre l’ascenseur pour retourner chez lui. Il se débattait, il l’a 51


cherchée dans les couloirs et les autres chambres, celle qu’il a aimée. Il ne mange plus depuis longtemps, il a renoncé à fuir, il ne pleure plus et reste là, prostré dans son lit. Mourir de ne pas rentrer, d’être délaissé par celle qu’il a tant aimée. Mourir de ne plus être libre, ni de sauter, ni de faire du vélo. Mourir parce que dans les yeux de sa femme, il n’y a plus d’amour, ni de compréhension. Alors il lâche. Il retrouve dans sa prostration son chez-lui et l’odeur de la victoire des courses de vélo.

Est-ce qu’elle est là dans cette chambre sans son corps ? Est-ce qu’elle me regarde en riant de ma peur ? Estce qu’elle est près de moi toute glacée pour me toucher alors que je pose un drap propre sur sa dépouille ? Va-telle venir me raconter des histoires la nuit et me hanter jusque dans mes rêves ?

Marguerite a peur, ça transperce tous ses pores, ça vibre autour de moi et fait un tourbillon avec des yeux vides. Elle a peur et ça se voit dès que l’on pose son regard sur elle. Sa peur me prend et m’entoure. Comment rassurer face à la mor t ? Son effroi me fait peur et je n’arrive pas dans les silences à lui dire qu’elle va réussir à dépasser cette frayeur. Le vent se lève, il pleut et la peur est toujours accrochée comme un manteau transparent qui la fait trembler. 52


Dédoublement, folie, schisme, coupure entre le dehors et ici. Deux mondes parallèles. Tenter de transvaser le soleil dans le couloir, sur la joue et dans l’âme. Ouvrir les volets et sourire de tout son être pour que l’autre puisse faire un pas en dehors du lit et qu’il ait envie de se battre pour vite reprendre sa vie. Sentir le vent sur la peau, voir le soleil se coucher à travers les fils électriques de la ville. Rejoindre le monde exaltant des vivants. Ressentir les saveurs des bonnes choses et du pain chaud du boulanger le matin.

Alber tine a une obésité morbide, nous sommes six personnes pour la transférer du lit au brancard. Ses yeux sont jaunes comme ceux des reptiles. Elle me regarde, je suis hypnotisée par ce regard jaune, par cette femme énorme qui retire son oxygène pour tant vital, mais le fait sans panique jusqu’au moment où son teint cyanose. Les yeux jaunes ne savent pas pleurer, mais mettre du rouge aux joues.

Épuisement de tout mon corps. Contre ma peau se dessinent des traces de crachats, sur les chaussures des gouttes d’urine, dans les narines des odeurs de désodorisant, de selles, d’improbabilités. Du vomi sur le sol, des chaussures qui glissent. Des résurgences dans 53


mes rêves, des lamentations dans les oreilles, des goûts de plaies dans mes pensées, des crispations dans les mains, les jambes qui lancent, des bras qui ont por té, soulevé, rajusté, poussé, fermé, tenu, entreposé, déposé, donné, transvasé, lavé. L’être sous la blouse qui coule et se débine au bout de la journée. Ressurgissent des goûts de silence sous les paupières, des mots disparus sur mes lèvres et l’extrême envie de me plaquer contre mon lit, tout contre un corps furieusement vivant.

Ce matin, je l’ai découver t droit comme un if dans son lit, les yeux exorbités, la bouche tordue grande ouver te. Je n’ai pas trouvé de minerve pour lui fermer la bouche. Pour ne plus voir ce qu’il y avait à l’intérieur de ce corps sans vie, pour ne plus se rendre compte de ce qu’il a vécu, de ses cris, de son affolement. On a fermé les yeux de Léon, en lui disant qu’il s’était bien battu. Parce que, oui, c’est une bataille. Draps blancs. Je vais faire une pause, respirer le vent dehors, celui qui appor te le cri joyeux des enfants et l’odeur de l’herbe coupée.

Des ombres : nous ne sommes que ces formes indistinctes dans les yeux pleins de cataracte, des sons trop appuyés et trop haut perchés pour une audition amoindrie par le temps. Mais nous sommes avant tout 54


des mains qui palpent, qui touchent, qui posent, qui lavent, qui branchent et qui parfois se posent sur l’épaule qui a tant por té, sur l’endroit où ça fait mal, sur la couver ture pour la remonter, sur le corps pour le réchauffer, sur les larmes pour les essuyer.

Avancer encore, pas après pas, jour après jour vers une fin inéluctable, vivre à côté de ceux qui s’en vont, rire entre les murs de ceux qui poussent leur dernier soupir, avoir le goût du chocolat à la pause, chanter doucement en faisant le lit, recouvrir le corps quand il a froid. Marcher encore et toujours dans les couloirs pour aller voir à la fenêtre le temps qu’il fait et si demain le brouillard sera par ti.

Dans le couloir, Léonie marche comme un fantôme, avec un sac à dos contenant ses doses de morphine. Son visage ressemble à un masque de plâtre jaune. Elle ne veut pas s’allonger, laisser son corps se décontracter, ralentir, fermer les yeux. Elle ne veut pas lâcher ma main, je ne comprends pas ses mots, « Non pas toi, ne me quitte pas toi ». Est-ce vraiment à moi qu’elle parle ? Elle est tombée du lit, on lui a mis les barrières pour éviter une nouvelle chute. Mais je vois bien qu’elle continue dans son lit de bouger, de marcher derrière ses paupières, de 55


toujours se battre, de ne rien lâcher. Jusqu’à la fin, elle a agrippé les barrières. Elle continue encore de marcher dans les couloirs de mes nuits.

Ici, tout peut changer. D’une heure à l’autre, tout peut basculer. Les espoirs comme les per tes. Il suffit de tomber la veille de son dépar t pour mourir dans la nuit, il suffit d’un moment d’égarement, d’un fil tendu, d’une canne perdue, d’un dentier que l’on ne suppor te plus, de visites espacées, d’attentes incomblées, de mots incompris, de résolutions trop légères, du temps qui ronge. Une aile de papillon peut faire tout chavirer et l’inattendu tout submerger, d’un claquement de doigts.

Fernande est dans son monde, elle parle toute seule la plupar t du temps. Elle a des rides qui forment de grands sillons et tombent comme des racines sur son visage. Elle s’énerve, s’agite, crie. Elle pleure aussi parfois sans que l’on comprenne ce qu’elle raconte. Je me suis accroupie pour la regarder droit dans les yeux, pour lui sourire face à son visage plein de creux, pour remplir ses mots incohérents, non pas avec d’autres mots, mais avec un sourire. Elle a planté ses petits yeux froncés dans les miens et elle m’a souri !

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Se tourner vers l’autre, complètement, comme les tournesols vers le soleil. Pas évident d’avoir du temps pour écouter, pour s’oublier, pour ralentir, pour s’asseoir un peu avec celui qui a besoin de dire.

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