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Vivre confi nés
La nouvelle nostalgie
La pandémie nous a poussés à passer plus de temps que jamais à la maison. Certains ont optimisé leur intérieur ; d’autres ont donné à leur vie une nouvelle orientation. Quelques réflexions sur les nouvelles routines et les nouveaux rêves qui ont élargi nos horizons
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Texte de VERENA RICHTER Illustrations de SIX N. FIVE
Au début, nous nous sommes dit : tenons le coup, ces quelques semaines de confinement passeront vite. Une petite pause, et la vie reprendra son cours. Mais au lieu de ranger notre bureau à domicile – d’abord juste un ordinateur portable posé sur la table de cuisine –, il a fallu se faire aux circonstances exceptionnelles devenues notre quotidien. Et nous nous sommes adaptés, vraiment. Un siège ergonomique a remplacé la chaise sur laquelle nous travaillions, la chambre d’amis s’est transformée en bureau, la cafetière électrique est devenue une machine à expresso, les murs blancs ont été repeints, et les dalles usées de l’entrée ont enfin laissé place à un parquet en chêne foncé. Car un monde confiné doit au moins ressembler à un monde parfait.
Pendant les premiers jours de la pandémie, nous avons surtout cherché à lutter contre l’ennui. Puis nous avons consacré du temps à entreprendre ce que nous voulions faire depuis toujours : du bricolage, de l’aquarelle, des légumes fermentés, lire tous les livres achetés et reçus au fil des ans. Un art de vivre à la maison s’est installé. Comme dans les peintures de la période Biedermeier (18151848 en Allemagne et en Autriche, correspondant à un repli des artistes sur la sphère privée), nous nous sommes assis dans des fauteuils confortables, devant de belles armoires, le dos à la fenêtre. Sauf que la fenêtre ouverte n’était et n’est toujours pas un symbole du monde extérieur, mais plutôt un symptôme de la pandémie : nous aérons pour dissiper les aérosols pouvant contenir du virus. Nos ordinateurs et nos smartphones ont remplacé la fenêtre qui donne sur le monde. À l’aide des bonnes applis, ils deviennent d’incroyables instruments pour élargir nos horizons.
Nous pouvons désormais assister à des concerts ou à des expositions en ligne, y compris à Tokyo et à San Francisco ; nous pouvons montrer à nos parents notre nouvelle robinetterie ou les dents de lait de leurs petits-enfants. Grâce à de nouvelles applications sur les réseaux sociaux, nous échangeons, avec des connaissances comme avec des inconnus, sur l’écriture inclusive ou sur la taille des rosiers. Nous participons sur Zoom à des cours pour apprendre la technique de la broderie en 3D, le punch needle ou encore le macramé ; nous faisons du yoga avec la professeure originaire de Miami rencontrée lors d’une retraite au Maroc. L’offre est sans limite et ne dépend plus de l’emplacement géographique.
Une fois que nous avons compris cela, nous avons aussi compris qu’il importait peu d’où nous nous connections pour être joignable en télétravail. C’est alors qu’un mouvement déjà perceptible avant la pandémie du coronavirus s’est brusquement accéléré : l’exode urbain. Car tout ce qui fait l’attrait de la vie dans les grandes villes, dans des appartements étriqués, sans balcon et hors de prix, a disparu pendant le confinement : les restaurants, les discothèques, les galeries et les théâtres. Si la plupart des gens hésitaient à déménager à la campagne en raison des trajets ou de l’absence de magasin de sneakers, on rêve à présent plus que jamais de combiner le meilleur des deux mondes. Le livreur trouve désormais les endroits les plus reculés du monde.
L’entrepreneur ultra-créatif Lionel Bensemoun, ex-figure des nuits parisiennes, a par exemple réussi à convaincre ses amis artistes d’aller vivre à la campagne. En pleine pandémie, il a ouvert un hôtel-résidence pour artistes à Barbizon, à la lisière de la forêt de Fontainebleau. Il y a deux cents ans déjà, un groupe d’artistes s’était installé dans ce petit village situé à une heure de route de Paris, ouvrant la voie à l’impressionnisme. Quel courant artistique révolutionnaire y naîtra cette fois-ci ? Peut-être un mouvement créant de gigantesques installations en extérieur...
L’envie des citadins de disposer de plus d’espace et de se rapprocher de la nature est un phénomène mondial. Les créatifs londoniens migrent vers le sud de l’Angleterre – en 2020, un quart de million de personnes auraient quitté la capitale britannique. Quant aux Berlinois, ils se rapprochent de l’Uckermark, au nord-est de la ville, et les New-yorkais du Vermont. Le nombre de personnes ayant déclaré leur résidence principale dans cet État verdoyant de la Nouvelle-Angleterre aurait
Pendant la pandémie, nous avons compris qu’il n’était pas nécessaire de voyager physiquement pour découvrir le monde.
L’agence espagnole Six N. Five a créé les images de cet article. Même si ces illustrations semblent réalistes, elles ne représentent en fait que des mondes virtuels. En plus de collaborations avec des clients tels que Burberry ou la banque N26, Six N. Five est surtout connu pour ses images de synthèse.
doublé depuis un an. Une tendance longtemps inimaginable. Les métropoles d’Europe et du reste du monde – y compris leur attrait dans la société – étaient vouées à une croissance interminable.
Mais que reste-t-il lorsque l’on passe de plus en plus de temps enfermé entre quatre murs ? Lorsque le monde extérieur, de l’autre côté de la vitre, se fait de plus en plus distant ? Lorsqu’il n’y a plus d’amis chez qui s’asseoir sur le nouveau canapé ? La solitude. Et là encore, depuis des mois, nous trouvons des solutions. L’an dernier, en Allemagne, les acquisitions de chiens ont augmenté de 20 % par rapport à 2019. Ce sont désormais nos amis canins qui partagent notre canapé, que nous prenons dans nos bras et qui nous permettent de mettre le nez dehors malgré le couvre-feu. Tout cela est certes bien sympathique, mais insuffisant.
Au début de la pandémie, cette intériorité forcée était encore la bienvenue, car nous réalisions que nous nous déplacions trop et que tout allait trop vite. Nous avons commencé à méditer et à prêter davantage attention à nos besoins et à ceux des autres. Nous sommes allés nous promener. Nous avons fait de longues balades, régulières. À deux. Puis de plus en plus souvent seul. Et maintenant avec un chien. Mais l’objectif est resté le même. Le voyage nous a surtout menés jusqu’à nous-mêmes. Ceux qui ne veulent plus rester seuls et silencieux chez eux peuvent le faire avec d’autres personnes dans des salles de relaxation numériques. Tant qu’à être seul, autant l’être ensemble.
Nous sommes assis dans notre maison (rénovée) avec jardin. Il y a notre famille, le chiot, les livres de cuisine, le piano, la broderie en 3D et le macramé. Et nous attendons. Que la vie reprenne. Car même si nos conditions de vie sont merveilleuses, nous sommes toujours en mode veille. Ce qui a de bons côtés, bien sûr. Parce que nous n’avons que rarement eu l’occasion de faire le point sur nos conditions de vie idéales et sur nos raisons de vivre. Mais pour être heureux, nous avons besoin de gens proches. Avec lesquels nous pouvons rire avec insouciance, sans avoir à mettre de distances.
Tout cela a donné naissance à un nouveau romantisme. Une forme de nostalgie ne cesse de croître : ne plus seulement observer la vie mais la vivre. L’ombre des arbres, une douce brise au bord de la rivière, les vagues dans la mer, mais aussi la proximité de nos semblables. Nous voulons reprendre le contact avec les autres, les laisser nous inspirer, découvrir de nouvelles choses, et ne plus seulement voyager en pensée. La campagne est devenue aussi inaccessible que le Costa Rica, voire encore plus. De fait, dans ce pays d’Amérique centrale, les hôtels sont restés ouverts, alors que nous, nous restons coincés, confinés. Le monde marche sur la tête, doit être calibré de nouveau, le proche est de plus en plus lointain, et d’autant plus désirable. Nous découvrons les petites choses dans les grandes. Non au tourisme de masse ; oui aux canaux propres à Venise, aux coraux intacts en Thaïlande et à beaucoup, beaucoup plus de poissons.
Et même si le monde s’est rouvert au moment où vous lisez ces lignes, les tendances apparues pendant la pandémie perdureront. Nous nous sommes habitués à cette nouvelle vie depuis si longtemps qu’il n’y a aucune raison pour que ce monde ne s’installe pas durablement dans nos vies. Nous avons appris à quel point cela nous fait du bien de regarder à l’intérieur, et surtout de faire ce qui sert notre bien-être, ainsi que celui de nos amis proches et de notre famille.
VERENA RICHTER
a étudié les sciences théâtrales, l’histoire de l’art et l’histoire de la littérature à Munich. Elle travaille comme journaliste pour le magazine Salon et pour le magazine d’architecture Häuser. La pandémie l’a, elle aussi, amenée à vivre davantage à l’intérieur. Elle a réalisé son rêve en devenant propriétaire d’un appartement à Berlin-Köpenick. Elle a installé dans son jardin un potager surélevé et n’a jamais reçu chez elle tant d’ouvriers que ces derniers mois !