Quentin Perissinotto
Neuchâtel
Etudiant en lettres à l’Université de Neuchâtel, sa vie navigue entre l’absorption conscienceuse de café et la cadence des pages tournées. Il est venu à l’écriture comme on dérive au rayon biscuits au supermarché : par hasard dit-on. Quentin Perissinotto habite depuis 22 ans à Boudry (période entrecoupée d’une année d’infidélité à la Suisse et d’études à Bonn en Allemagne), dans le canton de Neuchâtel. Il a 23 ans.
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Il est peut-être vingt heures. Ou alors la fin de l’après-midi, je ne sais pas. Tout ici devient noir de plus en plus vite. De toute façon tout est noir depuis bien longtemps ici ; ce n’est pas tant la nuit qui a tué la ville, c’est l’ennui. Au noir du café matinal succède rapidement le gris des rues, qui glissent le long du lac, toutes pareilles sous les gouttes qui tombent lentement. Puis au fil de la journée, même la pluie se lasse. Triste décor de monotonie. Depuis la fenêtre de ma chambre, j’aperçois une cour qui ne donne sur rien. On m’a présenté une impasse, je m’y suis engouffré. La seule voix qui m’accompagne continuellement est le long râle du réfrigérateur. Il est cette lame de fond qui vous parcourt l’échine, finit par vous transpercer les tympans de sa régularité. Et instabilité. Les habitudes sont le chloroforme du solitaire, l’opium du mal-être, elles agissent par petites touches de rappel puis disparaissent. Mais il est trop tard, elles ont déjà transmis leur poison, qui s’est inséré dans votre esprit depuis le début. Il suffisait le matin que je descende prendre mon café – café au lait, jamais noir, leur café filtre est un tord-boyaux utilisé légalement pour vomir sa haine du quotidien –, que je m’assoie à la table pour que gentiment m’aspire ce lieu : ou plutôt, qu’une hâte m’enveloppe tendrement, puis me serre de plus en plus fort. Les cafés sont des lieux vivants, qui se nourrissent de la détresse des autres, chaque pièce tendue à la serveuse est un pas de plus vers le vide.
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Entre les hurlements des enfants, les cris des parents, je tourne les pages de mon journal. L’Express toujours le lundi, pour les résultats sportifs de la dernière journée, les Inrockuptibles le jeudi, parfois le vendredi. Le reste des jours, je colmatais avec ce que je trouvais. Les journaux étaient devenus des compagnons de route, qui me racontaient chacun leur histoire, parfois la même mais autrement. On saute d’un article à un autre comme on se promène dans la ville. Je lis les journaux pour vivre par procuration. On suit l’actualité de la même manière que l’on suit un match de foot : on cherche la moindre occasion pour jeter à la fois sa rancœur et sa satisfaction. On tire des journaux ce qui nous manque pour vivre. Je disais donc que je lisais dans ce café. Une fois ce divertissement consommé, il me faut quitter les lieux. Provisoirement. Quand je lève les yeux sur la ville alentour, sur le pas de la porte tout déjà s’est rétréci. Et aussitôt on pousse mes pas vers les rues du retour. Les arrêts aux passages piéton semblent être là pour me donner une chance de faire demi-tour. Mais le macadam déjà court sous mes semelles. Quand j’ai quitté la ville pour la première fois, je n’ai senti aucun soulagement. Juste une voix qui me disait «pars aussi loin que tu voudras, tu le sais aussi bien que moi, tu devras revenir». Je devais revenir. Le café s’était soudain enveloppé d’une senteur froide, non pas glaçante comme le vent d’hiver qui s’engouffrait sous la porte, mais froide comme l’odeur de la vaisselle délaissée de la nuit, et qui nous attend le lendemain, en place mais sans dessus dessous. Un parfum inévitable. Lors de mes promenades forcées,
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courtes pérégrinations du domicile à l’université, même chemin en retour, je ne me souviens pas une fois m’être rappelé mon arrivée ici. Où plutôt m’être remémoré les sensations éprouvées. Je savais déjà que je devais faire ceci, noyer ce rapt dans mon esprit. Je me revois juste au milieu de ma chambre, ne sachant pas quoi faire pour combler tout ce vide. Et puis de temps en temps, je revois la rue se présenter à moi, toujours de la même manière : en m’encerclant dans un dédale de rues parallèles, aux croisements incertains. Une seule partie du quartier est vivante, celle à la fin de ma rue, au coin du supermarché. Elle s’ouvre à vous, libère la ville de l’emprise des façades et vous donne un horizon. Un horizon qui se ferme bien vite, mais qui vous aura laissé espérer quelques secondes. Et je pense bien que ce sont ces quelques secondes volées qui, mises bout à bout, construisent votre chemin. Seul le silence vient s’imposer violemment et chasser toute cette provisoire légèreté. Il n’y que lors d’une seule occasion que ce silence est étouffé : lorsque la neige est tombée. Non pas quand elle tombe, car les flocons ne sont rien de moins que des échecs en formation. Mais dès les rues et les trottoirs maculés de blanc, la ville n’est plus la même. Alors que tout le quartier était auparavant encerclé, les rues sont désormais des bouts d’horizon, qui semblent s’étirer à l’infini. La neige ne mange pas seulement vos semelles, elle absorbe le silence tout entier, ce tyran du quartier. Elle l’ensevelit, pour un temps, avant que la pluie prochaine le délivre à nouveau. Partout où il y a de la pluie, accourt
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prochainement l’ennui. Les voitures peinent à avancer avec cette masse collante. Même les piétons semblent en difficulté. Une tiède lueur baigne la ville depuis les hauts de la Collégiale, les toits présentent leurs façades au soleil comme le baigneur se presse d’exposer son corps sur la plage pour bronzer. C’est la fin du printemps, les mornes matins gorgés de bruine ont laissé place à un ciel certes encore timide de striures lumineuses, mais déjà piqué d’une ouate réjouissante. Je dévale les escaliers du château après avoir longuement observé la ville et ses plaies depuis un banc, non pas à l’écart du tout cela, mais avec un certain recul. Encore avant elle une cité qui me présentait ses balafres, des rues qui n’étaient que des lacérations lancinantes dans la chair de la société, des édifices qui ne s’élevaient pas mais se recourbaient sur eux-mêmes, las d’une époque trop morne. Le bruit de l’ICN m’arrache à mes chimères passées. Si le train file désormais au loin, le temps m’a lui au contraire rapatrié une ville perdue. Sans jamais l’avoir quittée, je l’avais vue se dérober à moi, jalouse. Elle m’a tendu ses flancs pleins de luxure, mais c’est elle qui m’a giflé. La légère brise soulève les pans de mon manteau tandis que j’arrive sur les pavés de la vieille ville. Je suis comme dans le Colisée, au milieu de l’arène, regardant d’un oeil naïf et surpris toutes les poussées verticales, qui me fixaient en retour, torves. Au rouge ocre des vieilles briques succèdent des armoiries, ornant une porte, donnant un côté théâtral à cet instant. Alors que des mois auparavant je constituais mon
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itinéraire machinalement, devant passer obligatoirement par des lieux qui étaient devenus vitaux, je vais maintenant dans ma ville, libre. C’est comme se libérer d’une addiction qui vous rongeait. C’était ça : ces lieux avaient il y a des mois perdu tout charme, tout caractère, ils n’existaient plus que comme impératifs sourds. Des bourreaux vous flagellent, mais ils sont votre seule marque de vitalité, tout le reste alentour est mort. J’avais besoin de passer chaque jour ou presque dans les mêmes ruelles, de jeter un oeil hâtif à la devanture des bouquinistes, m’étonner faussement des livres jetés en désordre dans les caisses en bois sur le perron, puis de pousser la porte et laisser l’odeur âpre et rassurantes des vieux livres m’enivrer. Elle avait cette protection rassurante car aussitôt que j’y goutais, que j’étais imprégné de cette ambiance austère, je savais que j’avais déjà été là avant, que je répétais des schémas déjà vécus. Les souvenirs ont beau être des fantômes du passé, ils sont parfois tout ce qui nous relie à nous-mêmes. Ces haltes n’étaient rien d’autre que des remontés à la surface pour aspirer de l’oxygène. Je vivais en apnée, étouffé par mon quotidien. Mais maintenant, je ne me sens plus obligé de rien. Je flâne de nouveau par pur plaisir coupable, le long des rives du lac, longeant les bancs et les hôtels, contournant le port, arrivant dans l’allée des BeauxArts. Souvent j’y entre contempler les tableaux, puis je ressors. Je vais porter mon attention à messieurs Léopold & Théophile Robert, Monet, Renoir, Pissaro, Kisling, comme on va saluer sa vieille grand-mère. Pour le plaisir de partager de la convivialité. Il est peut-être dix-huit heures, ou alors le milieu
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de la soirée, je ne sais pas. Assis sur un banc, face au flux berçant du lac, je me laisse griser par ce sentiment de plénitude. Être simplement dans l’instant, ne pas se projeter, ne pas ressasser. Les vagues claquent tendrement sur les rochers, telles des chevaux furieux galopant et roulant dans mon esprit. Le lac avait besoin de se défaire de moi, de se retirer de son lit, pour revenir s’y déverser, avec des baumes nouveaux. De me laisser vide, à jeun, pour panser ensuite. Un capricieux ressac de l’existence. La lumière au loin zèbre la marine. La ville se coule dans ce lac sans profondeur. Puis une autre lumière, celle du tram, qui m’emportera au galop. *
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