Ramuz
Le poète, le silence et la fuite par Quentin Perissinotto
C’est à la lecture de Paris, notes d’un Vaudois, que m’est apparu comme une évidence un axe à côté duquel j’étais totalement passé auparavant : le tiraillement des personnages chez Ramuz entre un désir d’enracinement et une volonté de fuite libertaire. Et c’est sous cette lumière-là qu’il est possible d’envisager en particulier un de ses récits : Passage du Poète ! Dans Paris, notes d’un Vaudois, Ramuz se pose en voyageur et en touriste pour mieux cerner sa Suisse et sa patrie vaudoise. Le livre commence avec le questionnement autour de la langue française parlée en Suisse, de l’identité vaudoise et de la timidité de nos racines face au voisin français. Mais petit à petit Ramuz se laisse glisser et atterrit en voyageur à Paris. Cette posture d’itinérant permet merveilleusement d’appréhender d’un autre œil la prose de Ramuz. Dans Passage du Poète, ce n’est plus Ramuz lui-même l’itinérant mais Besson, un vannier. Arrivé dans un village viticole car il se situait parfaitement pour son travail, Besson avise qu’il ne compte rester que le temps de la récolte. Ainsi dès les premières lignes, la fatalité du départ est actée et la posture du nomade de ce personnage est dressée. Les joyeuses tablées, la chaleur d’un foyer, les retrouvailles avec les enfants et sa femme après le travail, Besson n’y aura jamais accès. Si le lecteur peut lui y accéder, c’est par l’entremise des autres personnages qui, une fois la nuit tombée, se réfugient auprès de l’âtre. La première fois que l’on évoque les habitudes de Besson, c’est à la fin du livre lorsqu’il prépare sa valise pour quitter le village. Pour que Besson ne quitte pas une scène et les personnages, il faudra attendre le milieu de la narration; avant, il s’effaçait pour laisser l’action aux autres personnages. Mais cet instant marquera pour Besson le retour de l’inéluctable : il n’est pas
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ici pour durer, il ne fait que passer. Sa fuite commence déjà. Figure du passage, il est directement rapproché de la nature et de la saison qui va et vient : « [I]l y a là-haut Besson, celui d’où la poésie provient et que la poésie a quitté ; on ne va plus avoir besoin de lui ; alors, en ce même moment, il se prépare à s’en aller. »1 Cette poésie, c’est la vie qui a éclos et qui maintenant va ailleurs. Les mots sont alors des abeilles : « [I]l voudrait s’arrêter qu’il ne pourrait plus, parce que le poète est venu ; les mots sortent de lui tout le temps, comme quand les ruches se réveillent. »2 Cette métaphore de la ruche et de l’abeille se retrouve également quelques pages plus loin, non plus pour qualifier Besson de poète, mais la nature cette fois : « alors, de très loin, l’abeille est appelée, l’abeille vient aussitôt ; le mont chante de jour, le mont sent bon la nuit »3. Ainsi au fil du récit, le rôle de poète échoit tantôt à Besson, tantôt à la nature et ses saisons. Elle a donné aux vignerons leur récolte, Besson leur a donné la parole. Besson prend ponctuellement des allures métaphysiques et nous apparaît sous les traits d’un messager lorsque sont opposés « [E]ux, immobiles, chacun dans son carré de murs, chacun sur sa marche d’escalier, et étagés » et « lui qui alors a le mouvement et est comme un message de moi à toi, de nous à vous. »4 « La nuit de ce qui a été, derrière celui qui s’en va, tandis que devant lui est la nuit de ce qui n’est pas encore »5. Alors que les vignerons trinquent à l’union, donnent de la voix (« parce que l’homme quand il est content il va à l’homme »6) Besson, en silence, choisit de se mettre en route. Face à l’enracinement qu’il ne peut (ne veut ?) obtenir, il ne choisit pas la fuite, mais il embrasse le désir du possible, dans cette nuit. Cette tension entre solitude et souhait d’être au sein d’une communauté n’émerge pas seulement au travers de la figure transitoire de Besson, deux autres personnages sont intéressants à mettre en avant : Gilliéron et Calamin. Le premier est seul, sa femme l’ayant quitté une semaine avant l’arrivée au village de Besson, prenant avec elle ses enfants. Au début du livre, il est abattu, en colère, désemparé. Puis peu à peu, il réalise qu’il « [est] tranquille », qu’il « leur [a] échappé. »7 Gilliéron est l’exact contraire de Besson : il a sa propre maison (c’est p. 122 pp. 53-54 3 p. 69 4 p. 59 5 p. 141 6 p. 123 7 p. 22 1 2
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au travers de ses yeux que l’on découvre justement pour la première fois du récit la sphère intérieure) et possède ses racines, même sans meubles, sans terre, sans vigne. Plus encore, c’est lui qui a été soumis à la fuite, puisque sa femme et ses enfants sont partis. Calamin fait quant à lui office de pendant à Besson : aussi silencieux que le vannier, il se substitue même à lui au milieu de l’histoire en jouant un rôle proleptique lorsqu’il quitte le village au cœur de la nuit pour converser avec la nature, qui lui répond. « Et puis elle soupire, elle commence par un soupir, puis elle pousse un peu plus sa voix. C’est une phrase qu’elle a commencée »1. Si Besson se retire au milieu de la cacophonie, lorsque les hommes fêtent la fin de la récolte en se félicitant mutuellement, ce n’est pas un hasard. Le rôle du poète est de semer, puis de s’en aller. Alors que la nature sème ses graines, les graines que Besson a semées sont les mots, qui ont germé dans la bouche des vignerons. Chahuté par les habitudes qui rythment la vie de la communauté et qui viennent cogner contre sa solitude, Besson se construit au fil du récit comme la réponse aux désirs de cette communauté : ils ont besoin d’avoir des racines, le poète (lui ? la nature ?) lui apporte ceci, tandis que Besson s’affranchit de cette vie en se réfugiant dans un autre cycle, celui des saisons. Quitte à ce que ce constant vagabondage soit lui-même une impossible fuite.
C. F. Ramuz, Paris, notes d’un Vaudois, Éditions Plaisir de Lire, 263 p. C. F. Ramuz, Passage du Poète, L’Âge d’Homme, 182 p.
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