1.05 F O R M E S
Diagramme de Ashby, classification des matériaux énergie grise par m3
# 1 E P F L 2015 -2016 // ENAC ARCHITECTURE FUTURS // FORMES // ÉNERGIES ATELIER DU PROF. RAPHAËL MÉNARD
Mis en forme par S.Shiraishi & S. Formery, sous la dir. de R. Ménard
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a.
a. De l’énergie potentielle de pesanteur pour achever l’assemblage. Extrait de miniature de la Bible de Toggenburg Maître suisse, 1411 D’après Archives de l’imaginaire, Lapis
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ET AVEC QUOI JE CONSTRUIS ?
“It’s the Second Law of Thermodynamics: Sooner or later, everything turns to shit.” Judy Davis campant le personnage de Sally, dans Husbands and Wives de Woody Allen, 1992.
La matière, son organisation. A proximité, cette citation de Maris et Femmes : un résumé formidable de la mécanique implacable de la flèche du temps sur toute chose. La structure d’un système fermé se dégrade nécessairement avec le temps. Ainsi croît l’entropie ! Il en va ainsi aussi de la matière et de ses formes : la qualité de l’énergie n’est donc pas la seule concernée. Et si vous souhaitez en savoir davantage sur l’entropie (et son duo de choc avec l’énergie), dépêchez-vous de visionner la conférence de François Roddier, disponible dans la filmographie de l’atelier (#1.01). Bâtir, puis habiter, puis la ruine (ou la destruction) : nous évoquerons ces trois moments canoniques de nos structures architecturées. Nous verrons ce que convoque chacun de ces temps, en termes d’intrants et d’exutoires. Sur le sujet de l’énergie, nous verrons comment la toise de la demande individuelle à 2000 Watts suppose implicitement un triple contrôle, sur des champs embrassant technique, architecture et sociologie : (i) l’énergie grise (ou incorporée) d’une unité de surface ; (ii) la quantité de surface par individu ; (iii) et la durée d’obsolescence. Comme exemple d’exutoire, nous rappellerons le poids du carbone gris dans les émissions de gaz à effet de serre. Et puis, nous aborderons cet «âge critique de la matière» : la rareté probable au cours 3
du 21ème siècle des briques fondamentales nécessaires à notre mix matériautique. Nous en profiterons pour aborder comment ces enjeux s’appliquent aux ISU et entamer alors la documentation locale des ressources disponibles autour du Léman.
ÉNERGIE DU CONSTRUIT
Une miniature du 15ème siècle (en page 2). Une tour de guet en construction. Une échelle pour monter les sceaux de mortier. Une poulie pour vaincre plus facilement la pesanteur (un dispositif comme un autre d’efficacité énergétique). « Faire forme », organiser la matière, la transformer réclame nécessairement de l’énergie. Dans ce dessin, et pour la séquence finale de la construction, l’énergie humaine est à l’œuvre. Mais d’où vient le travail de ces biceps? La machine animale utilise un carburant particulier que nous appelons communément l’alimentation. Et quid de nos assiettes au 15ème siècle ? Leur contenu arrive directement de la photosynthèse et de ses différents produits dérivés selon la chaîne animale (un diagramme de Sankey qui ne dit pas son nom, mais ça nous en reparlerons plus tard). Donc il y a cinq siècles, l’achèvement construit était exclusivement issu de la photosynthèse et donc du solaire récent. En amont de la totalité de sa dépense énergétique constructive, la constitution complexe de cette tour, cette «néguentropie 2 concrète» a été possible en se nourrissant exclusivement de la qualité énergétique du flux solaire. Le Solar Sinter de Markus Kayser (dont nous avons vu le petit film précédemment) reproduit d’une certaine façon ce même processus de façon contemporaine. 4
2. La néguentropie est le contraire mathématique de l’entropie et généralement utilisée pour les sciences de l’information
b. L’obsolescence, la flèche du temps et la ruine. L’amortissement a posteriori de l’énergie utilisée pour bâtir. Adorazione del bambino Giorgo Martini Francesco Vers 1485-90 D’après Archives de l’imaginaire, Lapis
b.
ENTROPIE DU CONSTRUIT
Une autre image : la ruine en toile de fond à la révélation de la vie ! La grande faux de l’entropie qui attend son heure : la vie, la complexité, l’information, l’ordonnancement se dégrade inéluctablement avec le temps. L’édifice est un «code matériel», une «phrase de matériaux» en quelque sorte (et ce parallèle me rappelle la nouvelle de Borgès, La bibliothèque de Babel ; par extension, nous pourrions penser que la bibliothèque de Babel contienne également tous les projets architecturaux passés et à venir, réalisés et non réalisés 3 puisque les images contenues dans un livre possèdent un nombre fini de pixels : quel vertige !) 3. D’ailleurs pour ceux que ça intéresse, j’avais tenté d’estimer ici [lien] la taille de la Bibliothèque de Babel.
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PREMIER DILEMME
Revenons donc à ce dilemme constructif : investir quelle quantité de matériaux, dépenser quelles énergies, et ce, pour quelle durée de vie?... Construit-on simplement, hâtivement, frugalement mais avec l’horizon d’une durée de vie limitée (la cabane dans les bois par exemple), ou au contraire, consent-on un investissement énergétique et matériautique lourd (et donc aussi en temps humain, en ressources capitalistiques etc.) pour permettre la permanence de l’édifice (comme l’architecture religieuse généralement)? Peutêtre que nous pourrions ainsi relire la phylogénèse des «types» de l’architecture vernaculaire selon cette tension, cette recherche d’un optimum de l’«amortissement de la dette constructive». Une sorte de sélection naturelle effectuée selon ce «score».
c. d. e. graphiques tirés de MENARD Raphaël et al.. Reforme. Rapport final de recherche. Programme Ignis Mutat Res, 2014.
c.
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L’AMORTISSEMENT DE L’ÉNERGIE GRISE
Sur le versant des exutoires et des pollutions diverses, et du fait de la mondialisation, une fraction importante des chaînes de transformation de la matière se situe hors de nos territoires. Les transferts d’énergie incorporée se lisent alors davantage dans nos volumes de marchandises importées que dans le décompte de notre consommation énergétique nationale. Au début des années 2000, en Suisse, le carbone gris représentait environ 5 tonnes d’équivalent CO2 annuellement émis par un citoyen (sur un total de 12 tonnes). Quelles stratégies contemporaines adopter pour limiter cette «dette de la forme» ? Repassons alors en revue les différents âges de la construction.
d.
e.
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TEMPS 1, BÂTIR. RÉDUIRE L’ÉNERGIE GRISE : GÉOMÉTRIES ET MATIÈRES
«La Modernité a souhaité épouser un mythe, la perfection de la machine. L’architecture devait tendre vers la complexité technique du paquebot, la rigueur millimétrique de l’automobile, la précision clinique de l’avion. Tout au long du 20ème siècle, cette « grande bifurcation » dans notre lien à la matière construite s’est aussi révélée avec l’essor du high-tech. En parallèle, le monde industriel a développé des procédés de construction de plus en plus élaborés, éloignant le bâtiment des matières primaires. Matières primaires, matières finales construites : deux continents à la dérive l’un de l’autre. Chez certains architectes et ingénieurs, la quête absolue de la légèreté s’opère parfois au prix d’un coût écologique élevé des matériaux utilisés : énergie grise considérable de l’acier inoxydable, aluminium à très haute limite élastique… L’impact écologique de la matière peut se décomposer à la fois en quantité (qu’elle soit masse ou volume) et en coût unitaire. Mais si la perte de quantité ne compense pas l’impact intrinsèque plus élevé, la planète n’a rien gagné... on trouve là un deuxième faux ami conceptuel.» 4
4. voir MENARD, Raphaël, Le Pic de l’Architecture, in Matière grise, Matériaux / Réemploi / Architecture, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 2014
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1.05_FORMES #1 f. Chronogramme de Ashby montrant les quatre classes de matériaux (céramiques, composites, polymères et métaux) et leur utilisation en statique et mécanique au cours du temps. Echelle de temps nonlinéaire. (source: Ashby, 1987)
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1.05_FORMES #1 g.
g. Diagramme de Ashby
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Revoyons ces différentes stratégies pour optimiser la quantité de matière selon la rhéologie du matériau et le projet de ces sollicitations typiques: la forme optimale d’une poutre encastrée en organisant savamment ses pleins et les vides. L’optimisation topologique comme une sculpture de Michel Ange : l’art d’évider, de creuser aux bons endroits. Alternative : éviter la «pathologie de la compression», le flambement (réclamant de la surmatière pour limiter les instabilités structurelles) en cherchant les formes dont les grands trajets d’effort sont essentiellement en tension (il faut regarder alors les travaux de l’Ecole de Stuttgart et plus particulièrement de l’ILEK). Voilà donc un rapide aperçu de ces « genèses de la forme » pour la recherche de la légèreté comme ce projet de de silos à grain par Frei Otto : la forme obtenue de la membrane est le funiculaire du chargement hydrostatique : la courbure gaussienne est plus importante en bas du fait du cumul du chargement généré par les grains. Les efforts verticaux est alors porté par un « ballon », une membrane plutôt que par une forme épaisse dimensionnée par la flexion et la compression (comme par exemple un silos cylindrique traditionnel en béton) . N’omettons par le dual de la forme : le matériau lui-même et ses caractéristiques. La forme optimale peut souvent dépendre de lui. Dès lors, quel matériau utiliser pour une performance structurelle maximale ? Cette carte de Ashby illustre une comparaison entre l’énergie grise 13
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(ou incorporée) par unité de volume vis-à-vis de la résistance. Une autre stratégie enfin, complémentaire des précédentes : le réemploi, la réutilisation. Une hypothèse pour allonger la durée de vie du « composant-donneur ». Du point de vue de l’ «édifice-receveur », cela s’apparente alors à une option de réduction des externalités constructives et donc aussi de l’énergie grise. L’architecture devra sans doute se réorganiser selon cette circularité. Les ISU porteront cette réflexion.
g.
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h. Dymaxion Car, Buckminster Fuller, Développée dans les années 1930. i. graphique tiré de MENARD Raphaël et al.. Reforme. Rapport final de recherche. Programme Ignis Mutat Res.. : , 2014.
h.
TEMPS 2 ET 3 : VIVRE ET MOURIR
Un autre dilemme : un regard global sur la demande énergétique totale. Dans les prochains fascicules, nous reviendrons sur la généralisation du dilemme avec comme exemple la Dymaxion Car de Buckminster Fuller [Fuller au choix]: une belle carrosserie profilée en goutte d’eau pour améliorer l’aérodynamisme et donc l’efficacité énergétique, mais sans doute au prix d’un coût constructif plus important.5
i.
La vraie question est donc cette pente moyenne sur la durée de vie… avec en ligne de mire : l’ « architecture super-positive » (beau slogan n’est-ce pas?): le bâtiment génère non seulement toute l’énergie dont il a besoin pendant sa durée d’exploitation mais il rembourse également la totalité de sa dette constructive !
5. Comme le font maintenant les panneaux photovoltaïques selon une ACV énergétique : ils ont la capacité de générer 10 descendants au moins !
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DE L’HISTOIRE DES MATÉRIAUX j. Ci-contre: tiré de MENARD, Raphaël, Le Pic de l’Architecture, in Matière grise, Matériaux / Réemploi / Architecture, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 2014
L’histoire des matériaux et de l’énergie sont très largement entremêlées : pas de moteurs à combustion interne sans alliages performants d’acier ou d’aluminium par exemple. Ashby nous propose encore avec une éclairante iconographie : un chronogramme de l’usage des matériaux depuis le néolithique à nos jours. (cf. p. 10-11: Chronogramme de Ashby) En balayant cette histoire raccourcie, nous redécouvrons que le bois est un polymère. Quelques-unes de ses vertus : il pousse, il flotte, il est mécaniquement intéressant et peut accessoirement fournir un combustible de choix. Les rivières et les fleuves étaient les infrastructures énergétiques du passé, comme nos oléoducs contemporains (voyons cette carte postale du flottage du bois dans l’Yonne). Le bois, piège à carbone, facile à transformer et léger : les dômes géodésiques de la contre-culture américaine des années 1960 et 1970. Selon le vocabulaire de la charpente, mais d’acier celleci, l’exemple d’une collaboration fructueuse entre des architectes (Piano et Rogers) avec un ingénieur (Peter Rice) au service de la légèreté et de l’expressivité de l’utilisation de l’acier. Et puis, la métaphore du mix matériautique du bâtiment contemporain, cet écorché d’une Ferrari Daytona de 1969. En conclusion de ce trop rapide aperçu, le flux standard de matière que contrôle l’architecte : près de 800 kilos qui défilent chaque heure devant les yeux de l’architecte 6, “ce grand prescripteur de la matière et de ses formes” ! [extrait dispo, à voir si utile ?]
6. Tiré de Le Pic de l’architecture
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AUTRES RARETÉS PROGRAMMÉES, PUIS ENJEUX POUR LES ISU
Terminons cette première introduction aux «FORMES» avec la poursuite du parallèle avec les «ÉNERGIES». Cette mise en couleur du fameux tableau de Mendeleïev illustre les «briques atomiques fondamentales» qui viendront bientôt à manquer dans notre «Lego global». Tout comme nos stocks finis d’hydrocarbures, la «matière pure» (non disséminée -comme le platine contenu dans le pot catalytique de nos automobiles qui recouvrent maintenant à très faible dilution l’asphalte de nos route- ou non mélangée, comme dans un alliage métallique par exemple) se fait rare. Il faudra sans doute beaucoup d’énergie (et de patience) pour démêler tout ça !
Architectures bâties en 2050, les ISU devront intégrer cette problématique : identifier les ressources locales à réemployer, ou celles qui renouvelables (issues de la biomasse par exemple) mais intégrer aussi la nécessité d’une différenciation des temps de vie. Le squelette, la matrice de l’ISU vivra longtemps ; ce ne sera pas le 18
cas de l’enveloppe de certaines parties de l’architecture : il faut donc rendre ces «temps de la matière», ces obsolescences caractéristiques indépendantes. A vous d’élaborer une stratégie constructive permettant de déterminer la quote-part de la demande énergétique de l’ISUien. Vous pourrez aussi réfléchir comme les habitants eux-mêmes participent à la fabrication de l’édifice lui-même… La rencontre de la miniature du 15ème siècle avec le Solar Sinter de Markus Kayser ?...
MEADOWS Donella H., RANDERS Jorgen, MEADOWS, Dennis. Les limites à la croissance (dans un monde fini). : Rue de l’échiquier, 2012.
«Si la durée de vie moyenne de chaque produit circulant dans l’économie humaine pouvait être multipliée par deux, si l’on pouvait recycler deux fois plus de matériaux, si on avait besoin de mobiliser moitié moins de matière pour fabriquer un produit, on pourrait diviser le flux de matière par huit».
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