Le Classement, Mode d'emploi

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI LES CLASSIFICATIONS ET LEURS ESPACES DE REPRESENTATION

Raphaël Ménard École d’Architecture de Paris Belleville Olivier Gahinet, directeur d’études décembre 2002 / Code séminaire 0235350T04


LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

AVANT-PROPOS________________________________________2 INTRODUCTION ________________________________________5 A. Qu’est qu’une classification ? _______________________________ 5 1. La nature des entités à classer 6 2. L’ensemble des entités à classer 7 3. Partition et représentation 8 B. Le classement de ce travail _________________________________ 10

PARTIE I : TEMPS / ESPACES _____________________________12 A. Une chronologie des classifications du savoir __________________ 12 1. L’invention de l’écriture 12 2. L’Antiquité 13 3. Le Moyen Âge 15 4. Renaissance et Age Classique 18 B. Quelques espaces des classifications systématiques____________ 21 1. L’Encyclopédie 22 2. L’herbier et le Jardin des Plantes 23 3. Les premières bibliothèques publiques 27

PARTIE II : ARBORESCENCES / TREILLIS ___________________29 A. L’essor des classifications bibliographiques ___________________ 30 1. Dispositifs communs 31 2. La classification de la Bibliothèque du Congrès 32 3. La classification Décimale de Dewey 33 4. La classification Décimale Universelle 34 B. Les critiques du schéma arborescent _________________________ 35 1. Les limites des classifications 35 2. L’exemple du tableau périodique 38

PARTIE III : HYPERESPACES / HYPERTEXTES________________40 A. L’apparition des classifications bibliographiques multidimensionnelles_________________________________________ 41 1. Les caractères communs 43 2. La classification Colon de Ranganathan 47 3. La classification de Cordonnier 48 4. La classification spécialisée de Braffort 49 B. Les classements du savoir à l’ère du numérique________________ 50 1. Le classement des objets numériques 50 2. Les objets numériques dispersés en réseau 52

CONCLUSION __________________________________________56 APPENDICES___________________________________________60 A. Enquête dans la Bibliothèque de Babel _______________________ 60 B. Résumé de quelques classifications __________________________ 61 C. Bibliographie _____________________________________________ 67

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Avant-propos 1 BIBLIOTHEQUE DANS UN LIVRE

Je suis étudiant en architecture. Pour le diplôme, le sujet de mon projet est une bibliothèque universitaire dont la problématique vise à organiser l’espace selon une nouvelle hypothèse classificatoire des ouvrages. Le projet cherchera notamment à résoudre l’absence de corrélation analysée par Eliséo Veron1«Dans l’étalement spatial d’un fonds soumis au libre accès […] la tridimensionnalité joue à plein, en imposant un ensemble de décisions de localisation, qui sont totalement étrangères à la structure de la classification elle-même : proche/lointain, haut/bas, gauche/droite, centre/périphérie, devant/derrière, etc. Autant de relations créées par la nature métonymique à la fois de l’espace et de la dynamique des corps qui vont le parcourir, relations vis-à-vis desquelles la grille conceptuelle de la classification ne fournit aucune règle d’engendrement » 2 UN RAYON DE LA BIBLIOTHEQUE PUBLIQUE D’INFORMATION A PARIS

Si on classe les bibliothèques selon le type classificatoire de leur fonds, une grande majorité de bibliothèques sont «arborescentes» : l’étage correspond à une ou plusieurs classes ; l’allée ou un groupe d’allées équivaut à une division de classe ; une étagère est associée à une subdivision. Enfin l’alignement des tranches propose le classement alphabétique des auteurs. L’espace du livre se crée avec la contrainte du schéma linéaire de classement des ouvrages (§122) Comme la ville, l’allée de la bibliothèque est une rue dont la dénomination renvoie à un thème ou une discipline du savoir. Les rues de la bibliothèque ont pour nom «mécanique du solide», «littérature nord-américaine, auteurs de KE à MI», «allergologie »… 3 LA BIBLIOTHEQUE D’EXETER, LOUIS I.KAHN ARCHITECTE

La question de la classification est étroitement associée à une représentation d’une « ergonomie du savoir ». Comment caractériser le projet de relation entre l’institution et son usager ? Réserve de connaissances, doit-elle être conçue d’abord comme un lieu tourné vers le lecteur ? Lorsque Louis I. Kahn projète la bibliothèque d’Exeter, il énonce en préambule : « Un homme avec un livre se dirige vers la lumière. Une bibliothèque commence comme cela. Il ne fera pas quinze mètre vers un éclairage électrique » « La bibliothèque d’Exeter commença par la périphérie, où est la lumière » 4 LA BIBLIOTHEQUE DE L’UNIVERSITE DE DUISBURG, ARWED TOMM ARCHITECTE

Est-elle au contraire une forteresse du savoir (§46) ? La bibliothèque dans Le Nom de la Rose décrite par Umberto Eco est un sanctuaire de livres, renfermant une multitude de pièges et de procédés dissuasifs (§43) Elle emprunte la topologie du labyrinthe, le rangement et l’indexation des codex sont cryptés. Argan rapporte le projet de bibliothèque secrète de MichelAnge, accolée à la Laurentienne : 2« […] destiné à la protection des manuscrits les plus précieux, il nous reste le dessin, triangle massif et labyrinthique, fortifié comme un bastion : comme la République, la culture humaniste de Florence était menacée et, dans ce contexte, l’association mentale entre bibliothèque et bastion n’était pas le fruit du hasard. » 1

Espace pour le livre, perception et usages de la classification et du classement en bibliothèque , p10 2 G.C. Argan et B.Contardi, Michel-Ange architecte, Gallimard / Electa, Milano, 1990, Paris, p117

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5 Des relations ambiguës avec son usager, Lador3 rappelle ironiquement «[que] la mission [de la bibliothèque] peut être de conserver les livres ou de les mettre à disposition des lecteurs. Les deux ne paraissent pas opposés et pourtant… On sait l’histoire de la grotte de Lascaux fermée au public pour éviter sa dégradation due à des facteurs physico-chimiques. Les livres sont soumis à des dégradations tout aussi dangereuses… ». Évoquant la Laurentienne, Argan écrit 4« la grande nouveauté fut la volonté de faire d’une bibliothèque non seulement le cadre, mais la forme visible d’une culture.[…] Avec Saint-Laurent, Michel-Ange semble s’être consciemment proposé de faire émerger, par la forme de la bibliothèque une culture laïque […] » Alain Farel précise : 5« Michel-Ange fut d’ailleurs sans doute le premier architecte à avoir l’intuition de cette parenté entre la figure labyrinthique et la connaissance humaine » (§165) Plus généralement, Daniel Payot6 analyse une correspondance entre l’accès au savoir et sa mise en espace : « Les documents que [la bibliothèque] abrite témoignent d’abord d’un état du savoir : leur collection atteste la relation qu’une époque entretient avec elle-même, trahit le rapport qu’elle a instauré avec les temps qui l’ont précédée, laisse peut-être deviner des rêves d’avenir qui la traversent ; du côté des livres assemblés, de leur choix, de leur exposition, de leur disposition et de leur accessibilité, une bibliothèque est une figuration particulière d’une interprétation du savoir, c’est-à-dire aussi du sens, voire de la vérité »

LA LAURENTIENNE, MICHEL-ANGE ARCHITECTE

6 BORGES (1899-1986)

L’imbrication entre bibliothèque et volumes, entre forme et fonds, exprime sans doute son expérience « limite » au sein de la bibliothèque fantastique de Borges (§165) Dans La Bibliothèque de Babel, Borges invite le lecteur à entrer dans l’hétérotopie de la bibliothèque. Mais la bibliothèque de l’écrivain argentin est-elle un lieu de classement ? Ce que nous propose à voir Borges, c’est une bibliothèque totale : elle contient la liste exhaustive d’un ensemble de chiffres (en base 25 et représentés sous une forme alphabétique) comportant presque un million et demi de facteurs ! Rapporté à la base décimale, la bibliothèque rend concrète l’écriture de l’ensemble des nombres composés de plus de deux millions de chiffres décimaux. Au sein de cet inventaire textuel, la bibliothèque contient effectivement tous les chefs d’œuvres passés et à venir mais également «des lieux et des lieux de cacophonies insensées, galimatias et d’incohérences»7. Cette bibliothèque liste l’ensemble des codes de manière implacable. Un premier classement pourrait être alphabétique en fonction du premier caractère (25 classes fondamentales), puis le second caractère crée à son tour une ramification comportant 25 embranchements…Cette arborescence évoque, on le verra, le principe des classifications décimales (§88)

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Le Rat, La Célestine et le Bibliothécaire, p28 G.C. Argan et B.Contardi, Michel-Ange architecte, Gallimard / Electa, Milano, 1990, Paris, p117 5 Architecture et Complexité, le Troisième Labyrinthe, Les éditions de la passion, Paris,1991, p172 6 A.M Bertrand et A. Kupiec (sous la dir.) Ouvrages et Volumes, Architecture et Bibliothèques, Ed. du Cercle de la Librairie « La Bibliothèque comme espace architectural : digressions théoriques »,p12 7 «La bibliothèque de Babel », p74

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7 TEXTE LABYRINTHE

A la différence d’une bibliothèque « réelle », chaque ouvrage est son propre indice car il n’existe pas de textes alphabétiques plus courts caractérisant son identité. De cette impossibilité de condenser les livres, de les projeter, la Bibliothèque de Babel est son propre catalogue. Payot confirme cette « éclipse » entre la bibliothèque et le livre : « Il n’est sans doute pas besoin de donner foi aux spéculations fantastiques de Jorge Luis Borges, étendant la Bibliothèque aux dimensions infinies de l’Univers pour être éveillé à ce caractère presque abyssal de toute bibliothèque, à cette analogie du livre et de l’édifice qui rend étonnant tout édifice de livres. Une bibliothèque seraitelle un grand livre contenant d’autres livres ?» La seconde interrogation révélée par le texte de Borges consiste à savoir si certains livres méritent d’être nommés, indexés puisque leur texte, leur code paraît à première vue non porteur de sens. Borges ne propose aucune piste classificatoire. Il inventorie par contre les comportements et les théories classificatoires des bibliothécaires errant dans Babel : 8« D’autres en revanche, estimèrent que l’essentiel était d’éliminer les œuvres inutiles. Ils envahissaient les hexagones, exhibant des permis parfois authentiques, feuilletant avec ennui un volume et condamnaient des étagères entières : c’est à leur fureur hygiénique, ascétique que l’on doit la perte insensée de millions de volumes. » Borges décrit par exemple ces « inquisiteurs » qui jettent les ouvrages incompréhensibles. Cette dichotomie est déjà un classement, et c’est celui du sens. On classe ce que l’on peut retenir (§23) 8 GRAPHE MARKOVIEN PERMETTANT DE MODELISER UN JARGON 2

Les travaux des linguistiques permettent d’analyser plus finement le sens contenu dans une suite de lettres. On dit en effet qu’elle compose un jargon 0 lorsque les lettres sont tirées au hasard dans l’alphabet. Le texte est un jargon 1 lorsque la suite est constituée de lettres tirées au hasard mais en fonction de leur probabilité d’occurrence dans une langue donnée. Les points attribués à chacune des lettres dans le jeu Scrabble en version française sont peu ou prou proportionnels à l’occurrence de chacune des lettres dans la langue française. On appelle ensuite un jargon 2 lorsque les lettres du « code » sont tirées au hasard dans leur probabilité d’apparition successive. En langue française, si la dernière lettre sortie est le « Q », la probabilité d’apparition d’un « U » est très élevée ; l’autre caractère assez probable est un espace marquant la fin du « mot». Un jargon 2 propose donc des codes évoquant les mots du dictionnaire de la langue. Le texte est de jargon 3 s’il est composé de mots appartenant au dictionnaire de la langue ; mais la syntaxe reste absente. Enfin le jargon 4 est la langue. Dans un livre de la Bibliothèque de Babel, les « inquisiteurs » semblent se satisfaire d’une apparition locale de « jargon3 » ! Hors de cette fiction, depuis la découverte de la structure de l’ADN en 1953, on s’intéresse également au texte du code génétique formé par les quatre bases A,T,G et C (adénine, thymine, guanine et cytosine) Si l’on observe le « texte » de l’ADN, on peut croire de prime abord que les « lettres » sont tirées au hasard mais il n’en est rien. Un code génétique tiré au hasard produirait un « sens métabolique » avec une probabilité très proche de zéro.

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« La Bibliothèque de Babel », pp77-78

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Introduction 9 9

SUPERMARCHE

Vouloir mettre en ordre peut aussi créer le désordre… « Les animaux se divisent en a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés ; d) cochons de lait ; e) sirènes ; f) fabuleux ; g) chien en liberté ; h) inclus dans la présente classification ; i) qui s’agitent comme des fous ; j) innombrables ; k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau ; l) et caetera ; m) qui viennent de casser la cruche ; n) qui de loin semble des mouches. » La boutade de Borges rappelle que tout classement est destiné à la production de sens, que l’ordre est nécessaire à la mémorisation d’une collection d’objets (§107) Bergson annonce également que 10«le désordre est de l’ordre que nous ne cherchons pas ». En établissant des critères distinctifs fonction de la collection, le classement permet le groupement d’entités naturelles, d’objets artificiels ou d’idées (§67) L’attribution d’un nom à chacun des groupes reconnus complète le processus. Une classification est en définitive un moyen pratique de stocker et de transmettre une information sélectionnée et codifiée, directement utilisable pour peu que la symbolique employée soit commune à l’émetteur et au destinataire.

A. Qu’est qu’une classification ? 10 SINGE ET MIROIR

Par la dichotomie opérée par l’enfant entre le «moi» et le «non-moi», la conscience est le mot repérant ce classement fondateur. Le Littré définit le classement par « l’action de ranger effectivement d’après un certain ordre ». De la transformation de l’ « inné » du classement à sa justification par un procédé ou une méthode, Paule Salvan11 écrit : «C’est sur le raisonnement logique que repose la classification, même lorsque ce raisonnement ne réussit qu’après coup à en dresser une véritable théorie […] On a «classé » bien souvent avant de définir avec méthode le système de classification, l’explication rationnelle vient souvent corroborer les à-peu-près de l’intuition. La logique confirme le bien-fondé de la technique mise en œuvre d’une manière empirique. » 11 MIROIR DEFORMANT

La classification est la partie théorique de l’action de classer : pour le Littré, la classification est « l’ensemble des règles qui président au classement effectif ou qui déterminent idéalement un ordre dans les objets. » La classification opère d’un ensemble vers les partitions de cet ensemble tandis que le classement est le résultat de l’opération classificatoire. La fondation de la classification suppose un travail d’abstraction car le choix de caractéristiques discriminantes nécessite une simplification, une recherche sur « l’essence » des entités à ordonner (§64)

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Borges cité par Michel Foucault, Les Mots et les Choses, p7 Bergson, L’Évolution Créatrice, cité dans La Recherche « Ordre et désordre », p24 11 Paule Salvan, Esquisse de l’évolution des systèmes de classification 10

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12 OUTIL DE PROJECTION

En nommant les objets, en leur attribuant des caractéristiques, les classifications sont des « projections » (§121) alors que les classements sont des « permutations ». Pour un fonds bibliographique, le classement réordonne en permutant la position spatiale des ouvrages (§101) tandis que la classification attribue une « étiquette » à chacun des ouvrages en les situant sur un schéma. Pour le processus classificatoire, le titre, le sujet, l’auteur etc. sont des projections du volume vers la page. Ce groupe de lignes est à son tour condensé en une cote, nom propre à l’ouvrage. Dans cette suite de réductions dimensionnelles, la classification constitue une logique de «pliage» (§72) La nature des entités à organiser apporte l’information de la distance minimale entre deux « plis » successifs ; le dénombrement de l’ensemble des objets à classer fournit une appréciation de la réduction à opérer. Enfin le schéma classificatoire décrit le scénario des pliages. De ce point de vue, les caractères d’une classification seraient : − La nature des entités qu’elle organise − La nature de l’ensemble des entités à classer − Enfin, les partitions créées dans l’ensemble

1. La nature des entités à classer 13 UN « PNEUMATIQUE

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Toute classification est une émanation des objets qu’elles classent. Cette induction n’est cependant pas triviale : la chronologie des taxinomies du vivant démontre la difficulté d’une évidence classificatoire (§62) Pour les classifications bibliographiques, nous verrons qu’elles s’ordonnent selon une pensée de l’organisation du savoir mais se distinguent aussi en fonction des intentions pragmatiques de la bibliothéconomie (§91) Toutefois le livre n’est pas l’unique méthode de projection du savoir. On peut en effet distinguer trois médias successifs entre l’oral (§34), l’écrit puis l’hypertexte. Nous pouvons penser que les classifications du savoir seront différentes en fonction de la manière dont les connaissances se déposent. 14 ORGANES DE LA PAROLE

Sur quels critères, quels caractères peut se fonder cette première partition ? Pierre Lévy12 fournit sans doute une première méthode :« Dans les sociétés orales, les messages linguistiques étaient toujours reçus dans le temps et le lieu où ils étaient émis. Émetteurs et récepteurs partageaient une identique situation et, la plupart du temps, un semblable univers de signification. Les acteurs de la communication plongeaient dans le même bain sémantique, dans le même contexte, dans le même flux vivant d'interaction. L'écriture a ouvert un espace de communication inconnu des sociétés orales, dans lequel il devenait possible de prendre connaissance de messages produits par des personnes situées à des milliers de kilomètres, ou mortes depuis des siècles, ou bien s'exprimant depuis d'énormes distances culturelles ou sociales. Désormais, les acteurs de la communication ne partageaient plus nécessairement la même situation, ils n'étaient plus en interaction directe.[...]»

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Pierre Lévy, Cyberculture, rapport au Conseil de l'Europe. Paris, Odile Jacob,1998

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15 « LA PERSPECTIVE DU FROID », D.SELZ (§114)

On pourrait caractériser les supports du savoir selon les dimensions de leur diffusion dans l’espace et dans le futur. La dimension de diffusion de la parole est ponctuelle : l’information orale se transmet de manière locale dans l’espace ; son étalement spatial et temporel se perpétue uniquement par la redite. L’écriture ouvre la voie à une dimension de diffusion linéaire : l’information se dépose sur un support physique. Le texte écrit est situé spatialement et se déploie sur la demi-droite du temps. La copie crée son étalement spatial (et temporel dans une moindre mesure puisque le support se dégrade). De ce point de vue, l’invention de l’imprimerie a permis un étalement accru : le savoir se démultiplie grâce à un faisceau de droite située en plusieurs points géographiques. Enfin la stratégie de diffusion de l’objet numérique est volumique dans la mesure où un document placé en réseau est instantanément virtuellement reproduit à tous les endroits et à tout moment. L’objet numérique semble toutefois perdre en « espérance de vie » ce qu’il gagne en étalement géographique (§150) 16 « EXPOSITION D’ESTAMPES », M.C.ESCHER

Puisque les classifications sont elles-mêmes un procédé, une technique et donc un savoir, il apparaît qu’elles s’ordonnent d’abord dans leur possibilité de « s’écrire » ou de se projeter. Ainsi l’idée de l’organisation du savoir du temps de l’Antiquité, transmise de manière orale principalement, fut pérenne mais circonscrite géographiquement. La classification d’Aristote possède en effet une audience pluriséculaire mais localisée au bassin méditerranéen (§35) A l’inverse, les moteurs de recherche sur Internet sont utilisés partout dans le monde mais leur durée d’audience est bien plus faible : certains de ces dispositifs de classements sont oubliés aussi rapidement qu’ils étaient plébiscités.

2. L’ensemble des entités à classer 17 NEBULEUSE

Pour les classifications, le nombre d’entités contenues dans l’ensemble à ordonner est également un caractère discriminant (§65) En fonction de la taille de la collection, les classifications se classent. Le dénombrement fait apparaître que l’ensemble est infini comme les nombres entiers, fini mais à cardinal inconnu et / ou variable (les étoiles, le vivant, les timbres…) ou bien fini et à dénombrement connu (les polyèdres réguliers, les atomes…) De ce point de vue, dans le caractère fini, important et variable du dénombrement de leur collection, les classifications bibliographiques s’apparentent aux taxinomies du vivant. Cette similitude se poursuit dans la nécessité d’intégrer les « objets » anciens voire disparus : incunables et dinosaures, médailles et dodos…

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18 CLASSEMENT DE NOEUDS

Les classifications sont associées à une méthode d’abstraction. Le paradigme fondé par Galilée lorsqu’il énonce 13«expliquer, c’est transformer, grâce à une construction adéquate, un fait physique en un problème mathématique, puis utiliser pour sa résolution les résultats déjà établis par la science mathématique » décrit finalement un procédé classificatoire. Il faut indexer les phénomènes, les « coter » dans le langage mathématique. La syntaxe classificatoire transporte l’objet étiqueté à sa place dans un système d’ordonnancement. A l’instar d’une fonction mathématique, une classification possède donc un ensemble de définitions et ne peut agir que sur un certain type d’objet. 19 RAMANUJAN (§118), MATHEMATICIEN INDIEN

Les mathématiques disposent d’un grand nombre d’outils de classement. Au sein de la famille des entiers naturels, la fonction suivante, qui agit sur les entiers, permet de distinguer l’espèce des pairs de celles des impairs. Cette opération peut consister à étudier le reste de la division par 2 de l’entier considéré. Si le reste est nul, le nombre est pair. Dans le cas contraire, il est impair. On voit que cette entreprise de classement des entiers peut s’étendre aux entiers relatifs. Si l’on tente maintenant d’élargir le domaine de définition de cette « application-classification » aux nombres réels, doit-on en conclure que p est impair car le reste de sa division par 2 n’est pas nul ? Toute entreprise classificatoire doit donc en premier lieu étudier des caractères valides des entités à classer (§24) Et de fait, la notion de parité n’a pas de sens pour les nombres réels. 20 Nous verrons notamment que les classifications bibliographiques ont connu des bouleversements liés à la taille des fonds qu’elles devaient classer. Le caractère extensible des classifications décimales répond par exemple à l’inflation des documents écrits à la fin du XIXème siècle (§85). Le classement des documents sur Internet doit continuer à affronter une inflation plus importante encore. De plus les entités à ordonner ne sont plus des livres mais des pages : cela constitue encore un autre facteur de multiplication. On ne classe pas de la même manière les nombres réels des entiers : les méthodes bibliographiques ne s’appliquent pas sans doute pas avec le même succès aux pages hypertextes (§150)

3. Partition et représentation 21 Dans son article « A city is not a tree »14, Christopher Alexander, mathématicien devenu architecte, propose une partition dichotomique applicable à l’ensemble des villes. Il distingue en effet les villes naturelles comme Sienne, Liverpool, Kyoto ou Manhattan, des villes artificielles comme Levittown ou Chandigarh (§51) Ce classement révèle, selon l’auteur, la différence fondamentale entre l’organisation d’un ensemble complexe et l’élaboration de la pensée. Philippe Boudon résume ce point en écrivant 15 : « [Alexander] développe l’idée que la pensée est « un arbre » (au sens mathématique) tandis que le processus de production spontané des villes, beaucoup plus complexe, relève d’une structure en semi-treillis. Là encore, le processus de conception, plus que l’objet conçu, commande l’examen » 13

cité dans La Recherche, Hors-série « Ordre et désordre » paru dans Architecture-Mouvement-Continuité, n°1, 1967 15 Philippe Boudon, Introduction à l’Architecturologie, p 80 14

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BRASILIA


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22 ORANGE, PASTEQUE , BALLON DE FOOTBALL, BALLE DE TENNIS

Pour illustrer le classement « naturel » de la pensée, Alexander nous propose, comme pour un Art de la Mémoire, de mémoriser quatre objets suivants : une orange, une pastèque, un ballon de football puis une balle de tennis. Alexander explique que la mnémotechnique « naturelle » nous aide à retenir ces quatre éléments en les partageant en deux groupes. Un premier découpage consiste à distinguer les fruits des articles de sport. Une autre partition incite à classer les petits objets d’une part, les plus gros de l’autre. Alexander indique que ces deux partitions ne peuvent naturellement coexister. Or la maille, le réseau de ces deux systèmes de partage, est la seule capable de fonder l’identité des objets (§123) 23 PLAQUE D’IMMATRICULATION

Si le classement est effectivement un procédé mnémotechnique, la question de la représentation est cruciale dans les performances mnésiques. Comment retenir un code binaire composé de douze chiffres par exemple ? Douze chiffres binaires permettent de composer 4096 codes différents (§166) Si on représente le code en base décimale, il faudra donc retenir seulement quatre chiffres décimaux ; avec un alphabet de 26 lettres, trois lettres suffiront. Un autre exemple est fourni par la méthode consistant à retenir un code décimal en groupant les chiffres par deux et de les associer à un département administratif. Pour les fonds bibliographiques, nous verrons que certains classificateurs repenseront les questions de l’indexation en fonction du choix de l’alphabet : les cotes sont courtes en écriture alphabétique ; elles sont plus longues en écriture décimale (§126) 24 FLEUR DE LA PASSION

Les partitions d’une classification correspondent (un peu comme le choix d’une base binaire ou décimale) à déterminer des bases de caractères. La question de leur choix crée la pertinence ou le savoir inhérent à une classification (§64) Paule Salvan cite cet exemple: « L’opération élémentaire de la logique formelle –dichotomie- c’est le choix d’une caractéristique et la distinction des objets à classer suivant qu’ils possèdent ou non cette caractéristique : les fleurs rouges distinguées de celles qui ne sont pas rouges. On voit tout de suite, par l’exemple choisi, l’absurdité du choix d’une caractéristique qui n’est essentielle que du point de vue d’une éventuelle préférence subjective de l’enfant. Le nombre de pétales pourrait être, au contraire, une caractéristique beaucoup plus importante. » 25 PLAQUE DE RUE PARISIENNE

Si une typologie en architecture est un classement, le type est une indexation composite empruntant une description textuelle résumée, un plan schématisé. Quatremère de Quincy écrit à ce propos que « le type est un objet d’après lequel chacun peut concevoir des ouvrages qui ne se ressemblaient pas entre eux ». Gregotti considère que 16« le concept de type vise à ordonner l’expérience selon des schémas qui la rendent opératoire (sur le plan de la connaissance et de la construction) en réduisant à un nombre fini de cas, l’infini des phénomènes possibles ».

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Vittorio Gregotti, Il territorio dell’architectura, Feltrinelli. Milano 1966. Traduction française. Le territoire de l’architecture, Paris 1982, cité par Christian Devillers dans « Mais ou commence l’architecture ? Le type dans le concept de l’architecture », octobre 1984

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B. Le classement de ce travail 26 J .P. LEAUD DANS « BAISERS VOLES

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Ce mémoire expose et analyse plusieurs classements bibliographiques et leurs procédés classificatoires. Les paragraphes précédents proposent trois premiers « caractères » projetant l’essence des classifications : la nature des choses qu’elles ordonnent, la nature de l’ensemble à classer et enfin le schéma de partition. Les classifications se repèrent également, comme les livres, par leur auteur et leur date de parution. Évoquer les classements, l’histoire des classifications bibliographiques, la genèse des taxinomies spécialisées suppose un ordre, une linéarité du discours qui feront nécessairement référence à un ou plusieurs procédés qui seront décrits. L’évocation de l’histoire des classifications passera par le langage et par un ordonnancement de l’écrit proposant chapitres, parties et paragraphes. L’axiome du classement de ce travail consiste à associer les classements du savoir en fonction des âges des supports de la mémoire. 27 « LES MENINES » PAR VELAZQUEZ

La première partie met en parallèle la chronologie des idées d’organisation du savoir à l’émergence d’espaces ordonnés de représentation des connaissances. Le premier chapitre de cette partie relate l’histoire des classements du savoir depuis la naissance de l’écriture jusqu’aux premières classifications bibliographiques. Il établit un inventaire chronologique des idées, des orientations philosophiques et religieuses fondant l’architecture des connaissances. De ce chapelet de taxinomies, faisant écho à la dimension de diffusion de l’oral et des premiers temps de l’écrit, le second chapitre propose une analyse de quatre types espaces codifiés de représentation du savoir. A l’instar du classement inné des objets d’Alexander (§22), la « maille » est la suivante : les espaces traitant la taxinomie du vivant (l’herbier et le Jardin des Plantes) ou les lieux organisant la totalité du savoir (l’Encyclopédie et les bibliothèques publiques). Le second classement opère une distinction selon que les espaces de classement sont soit sous forme livresque (l’herbier ou l’Encyclopédie) ou deviennent des archétypes architecturaux. 28 SCHEMA D’ARBORESCENCE PAR ALEXANDER,

Des succès de ces nouvelles institutions, les bibliothèques publiques, la seconde partie relate, dans son premier chapitre, l’apparition des classifications bibliographiques à ambition universelle. Celles-ci fondent leur organisation sur une partition arborescente des connaissances. Le premier chapitre expose et analyse plusieurs d’entre elles. Le second chapitre développe les critiques qui seront formulées à leur encontre. Ces doutes se fondent sur les interrogations quant aux classifications usitées pour certaines disciplines du savoir. Ces interrogations remettent en cause notamment le schéma arborescent : l’hybridation des sciences analysée par Kedrov fait émerger une structure de « treillis ». Des rameaux créent des liens entre les branches jusqu’à présent séparées.

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« A CITY IS NOT A TREE »


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29 Issu de la remise en cause du graphe arborescent, un type nouveau de classification apparaît au début du XXème siècle. Les révolutions scientifiques de la relativité et de la physique des quanta font émerger un nouveau paradigme. Les procédés classificatoires deviennent mutidimensionnelles ; les connaissances se projètent dans un « espace des états ». Ces classifications cherchent à fonder un langage classificatoire, esperanto du savoir. Elles anticipent les premiers langages informatiques. Ces hyperespaces du classement possèdent en effet comme corollaire historique l’apparition de l’hypertexte et l’avènement d’un réseau d’information mondial. On analysera les techniques de classement utilisé par ce nouveau média. 30 J .P. LEAUD DANS « BAISERS VOLES

Comme nous l’avons vu, le découpage hiérarchique de ce travail omet sans doute le rapprochement entre les idées contenues dans des paragraphes non consécutifs. Le texte est subdivisé en paragraphes numérotés. Ces numéros sont placés sur la partie droite de la page pour faciliter leur repérage. Les analogies entre paragraphes se feront donc par des renvois (§61) Chaque paragraphe est associé à une vignette qui constitue un outil de repérage des paragraphes composant ce travail.

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Partie I : Temps / Espaces

A. Une chronologie des classifications du savoir

1. L’invention de l’écriture 31 TABLETTE SUMERIENNE

Environ 3500 ans avant notre ère, en Mésopotamie, en bordure du Tigre ou de l'Euphrate, l'écriture apparaît. Dans un premier temps, elle représente et désigne les choses par des dessins simplifiés. Cette protoécriture est au début une projection formelle des objets. Elle deviendra une « écriture des sons » lorsque les scribes transformeront ces pictogrammes primitifs en y ajoutant une représentation phonétique du signe : l’information se condense, le nombre de caractères diminue.

32 UN DICTIONNAIRE

On voit apparaître avec l’écriture cunéiforme les premières listes connues : elles recensent l’ensemble des signes ; elles inventorient et rassemblent l’ensemble du vocabulaire et de la syntaxe de l’écriture. Ces listes sont en quelque sorte l’ «ADN» de l’écriture permettant de perpétuer son propre système (§8) Une fois la continuité assurée, les listes commencent à inventorier plus que le code de leur structure. Une grande plaque d’argile, sans doute écrite au deuxième millénaire avant notre ère en Basse Mésopotamie, recense par exemple les dieux de Sumer. Le prestige et l'utilité de l'écrit incitèrent peu à peu les pouvoirs institutionnels à collecter et rassembler tous ces textes rédigés sur des tablettes d'argile pour les offrir à l'usage des lecteurs dans les bibliothèques où ils étaient minutieusement classés sur des étagères ou empaquetés dans des paniers de roseau ou de bois (§46) 33 PRISME EN ARGILE

L’espace du support de la mémoire à cet âge est celui de la page, d’un plan compact sur lequel des codes se déposent (§147) Pour assurer son autonomie par rapport au langage, il doit d’abord se raconter lui-même par lui-même : il installe ainsi un décodage unique l’affranchissant du doublage par la parole. Plus tard, l’écriture se transformera en parole déposée. Les prismes en argile à six, huit ou dix côtés sont un support fréquent pour les récits de nature historique à l’époque assyrienne. Les Assyro-Babylonniens conservent parfois dans un étui de terre cuite les tablettes : c’est la forme primitive du codex.

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2. L’Antiquité 34 HOMERE

Dans l’Antiquité grecque, le savoir se transmet encore essentiellement par la parole. Dans L’Illiade d’Homère, Les Muses sont les seules détentrices du savoir absolu. A ce sujet, Christian Jacob rapporte :17« L’épopée [l’Illiade] ne répond certes pas aux critères modernes d’une encyclopédie. Bien que longtemps diffusée oralement, notamment par les récitations publiques des rhapsodes, elle fut cependant ce qui s’approcha le plus du concept d’un «livre des livres», totalisant une somme de connaissances. Œuvre fondatrice, un idéal chevaleresque qui joua un rôle essentiel dans l’éducation de l’homme grec, elle fut aussi le texte scolaire par excellence. Le commentaire du texte mobilisait un vaste savoir géographique, mythique, historique et parfois technique. […] » (§60) 35 ACADEMIE DE PLATON

De cette époque, Aristote est considéré comme le père fondateur de l’étude de l’organisation du savoir. Avec lui s’ouvre la première catégorisation des connaissances comme système. La base axiomatique consiste à supposer que le plus haut degré de réalité n’est pas ce qui apparaît par le raisonnement, mais ce qui est perçu par les sens (§59). Il partage alors le savoir en trois domaines correspondant à des champs de l’activité humaine : − la création ou l’art, − la pratique ou la morale, − la théorie ou la science Ce découpage s’installe dans le partage disciplinaire du Lycée d’Athènes créé par Aristote : cet espace d’enseignement -abritant notamment des livres- est le lieu de perpétuation temporel de la classification philosophique d’Aristote (§43) Ces disciples deviendront les médias de la diffusion de ce savoir. 36 ARISTOTE (384-322)

L’axiome fondateur d’Aristote (« les sens avant le raisonnement ») considère que l’observation précède la connaissance. Cette posture philosophique conduit Aristote à l’examen de la nature. Il est de ce point de vue le père fondateur de l’Histoire Naturelle (§62) : il établit une première classification des êtres vivants et rédige une Histoire des animaux puis Parties des animaux, et enfin De la Génération des animaux. Il recense près de cinq cents espèces animales. Sa classification élabore une hiérarchie : en partant du principe que tous les êtres vivants ont une âme, mais une âme de nature différente. Seul l’homme a une âme rationnelle. Il édifie une «échelle de la Nature», qui est une échelle de complexité croissante de l’«âme», partant de la matière inanimée et s’élevant vers les plantes, puis les éponges, les méduses et ainsi de suite jusqu’au sommet où figurent les mammifères et l’homme.

17

« Athènes-Alexandrie » Tous les savoirs du monde, Encyclopédies et bibliothèques, de Sumer au 21ème siècle, p44

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37 TORAH

A cette méthode opératoire nécessaire pour « connaître », semble répondre, à la même époque et sur l’autre bord de la Méditerranée, une soif effrénée d’accumulation et d’exploration (§50) À Alexandrie, au IIIème siècle av. J.-C., Ptolémée Ier ordonne que l'on recopie tous les livres se trouvant sur les navires qui font escale au port, que l'on garde les originaux et que l'on remette à leurs possesseurs les copies effectuées. Il édifie un lieu de rassemblement de tous ces rouleaux consignés. À son apogée, la bibliothèque héberge en ses murs un demi-million d’ouvrages philosophiques, poétiques, historiques ou scientifiques. Les ouvrages sont constitués de rouleau de papyrus (volumen) souvent teints. Ils se déroulent autour de bâtonnets d’ivoire. Ptolémée adresse une lettre à tous les souverains, leur demandant de lui faire parvenir tout type d’œuvre. Il commande par ailleurs la traduction de tous les livres non-grecs. 38 CHURCHILL , LES DECOMBRES DE LONDRES

L’accumulation est la logique fondatrice de la bibliothèque d’Alexandrie. Le fantasme d’Alexandrie est celui de la bibliothèque universelle. Ce désir perpétue le rêve conquérant d’Alexandre qui voulait maîtriser le monde. La bibliothèque est l’ancêtre de la war-room dans une analogie proposée par Bruno Latour : 18«Voici l’une des War Rooms dans lesquelles Winston Churchill menait la dernière guerre, abrité des bombes dans un bunker creusé sous Westminter [...]. Dans ce lieu abrité, on ne voit aux murs que des inscriptions, des compilations statistiques et démographiques sur le nombre de convois coulés, de soldats morts, de fournitures militaires en production. Ce lieu n’est pourtant pas isolé de la grande bataille planétaire. Au contraire, il la résume, la mesure, lui sert, littéralement, de modèle réduit. Comment savoir en effet si l’Axe gagne ou non sur les Alliés ? Personne ne peut le reconnaître avec certitude sans construire un "dynamomètre" mesurant le rapport des forces par une série d’instruments statistiques et de dénombrements. Comme le cabinet de notre cartographe, cette salle basse et protégée des bombes s’attache par mille intermédiaires -dossiers, fiches, bordereaux, rapports, évaluations, photographies, comptages, stocks- à prélever des informations sur la bataille qui fait rage au dehors mais dont le sens global serait perdu sans ce panoptique, sans cette compilation de notaire. » 39 « WAR ROOM »

Pour rendre utilisable cette war room, le poète Callimaque projète le contenu de la bibliothèque en un volumineux catalogue de cent vingt voluma : il condense la bibliothèque en un véritable livre des livres, précieux résumé d'une bibliothèque. Jusqu’à son incendie en 47 avant notre ère (§164), elle est un haut lieu de culture encyclopédique, où les informations recueillies, comparées, commentées, classées, publiées, peuvent être indéfiniment retraitées et enrichies.

18

«Ces réseaux que la raison ignore –laboratoires, bibliothèques, collections » dans Le pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres dans la culture occidentale, sous la direction de Ch.Jacob et M. Baratin, Albin Michel 1996, pp23-46

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40 CALIFE DE BAGDAD

ème

Au VIII siècle de notre ère, la logique exploratoire entamée à Alexandrie se poursuit avec le transfert de la capitale de l'Empire musulman. En partant de Damas pour rejoindre Bagdad, l’Empire, alors en pleine expansion, phagocyte les cultures perses et byzantines. Les ouvrages scientifiques grecs sont traduits en arabe ; des textes indiens sur l'astronomie sont intégrés dans le savoir de l’empire. Ce mouvement se poursuit jusqu'au Xème siècle. Une vaste culture arabe, philosophique et scientifique, se structure assimilant les savoirs grecs, perses, indiens qui seront synthétisés à travers le filtre de l'Islam. Du Xème siècle, on connaît une classification universelle élaborée par Ibn An-Nadim qui organise toutes les connaissances du monde en dix classes. L’inflation continue d’être organisée selon les principes aristotéliciens : les savants arabes imitent et complètent les traités de philosophie naturelle. L’émergence d’un souci de classement émane alors peut-être de la nature de la langue arabe qui est dite de «dérivation». Les mots sont groupés par famille et chaque famille est engendrée à partir d’une même racine (§144) 19« Par adjonction de lettres à la racine, on forme d’autres mots, chaque type d’adjonction correspondant à une même classe de sens »

3. Le Moyen Âge 41 DETAIL DE « LES AMBASSADEURS

»

SYMBOLISANT LES ARTS LIBERAUX , PAR H.HOLBEIN LE JEUNE

Alors que le classement du savoir à l’Antiquité se fonde en grande partie sur les divisions d’Aristote, l’organisation des connaissances durant le Moyen Age s’établit dans l’opposition sacré/profane. Les bibliothèques sont situées pour la plupart au sein des institutions religieuses : le rassemblement du savoir est localisé dans les maisons de Dieu. Cette séparation entre les sciences sacrées et les sciences profanes, qui constitue le noyau même de l'Adab, organisation du savoir dans l’Islam, ressemble à la conception des Arts Libéraux qui prévaut en Occident entre le IXème siècle et le XIIème siècle.

a. L’Occident chrétien 42 SAINT-AUGUSTIN

Saint Augustin énonce dans De Doctrina christiana et De Ordine, ce qui sera le fondement de l’enseignement médiéval : la foi est au centre de toute connaissance (§65) Les Arts Libéraux sont préliminaires à l’étude de la théologie. Les Arts Libéraux constituent un programme d’enseignement secondaire. Les sept arts (chiffre sacré) sont distribués en deux cycles : − le Trivium : la science des mots comportant : − la grammaire, − la rhétorique, − la dialectique. − le Quadrivium : la science des choses qui rassemble : − L’arithmétique, − La géométrie, − La musique, − L’astronomie.

19

Norbert Verdier, « Un arbre pour le théâtre », Tangente Hors Série pp28-29

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43 CARTE DES UNIVERSITES AU XIIIEME SIECLE

ème

Au début du XII siècle, Hugues de Saint-Victor élabore une méthode d’enseignement destinée aux clercs suivant une classification d’inspiration aristotélicienne. Il sépare en effet les sciences logiques (le Trivium des Arts Libéraux) ou sciences éthiques, des sciences théoriques comprenant la théologie, les mathématiques et la physique. Le XIIème siècle redécouvre aussi secrètement la logique, la physique et la métaphysique d’Aristote : on pense au Nom de la Rose, à son bibliothécaire aveugle, Jorge de Burgos20 (§165) cachant le deuxième volume d’Aristote. La science gréco-arabe est traduite en latin. L’enseignement va en être bouleversé. L’assimilation de ces nouveaux savoirs prendra un siècle. Les espaces de ce nouveau rapport au savoir se matérialisent par la création et la multiplication des universités dans la première moitié du XIIIème siècle. Les connaissances se partagent alors en quatre lieux : − la faculté des Arts, − la faculté de Théologie, − la faculté de Décret, − et la faculté de Médecine. 44 ORDRES ARCHITECTURAUX PAR PERRAULT

A la même époque Hugues de Saint-Victor réfléchit à l’exposition du savoir dans les codex. Il expérimente des méthodes d’organisation de l’espace de la feuille (§147) Il structure notamment la page de son Chronicon comme la façade d'un temple ponctuée de colonnes (§33) distribuant les données historiques selon les temps, les lieux et les personnes. Les éléments sont rangés dans une perspective mnémotechnique : chaque élément du discours possède un emplacement ; les séries d’éléments se voient attribuer une couleur spécifique. Saint-Victor explore également les ressources expressives de la carte en superposant plusieurs couches d’informations : toponymes, formes des continents, couleurs…

45 Parallèlement, les premiers index, « cartes des livres », voient le jour simultanément à Paris, à Oxford ainsi que dans les couvents cisterciens de France et des Flandres. On assiste à un mouvement de systématisation avec la multiplication des connaissances, des livres et le succès des universités (§85) Les index permettent la consultation rapide et l'utilisation d'un grand nombre de textes. Ils utilisent des systèmes de renvois variés qui permettent de localiser un mot où un sujet dans un ouvrage tout en classant les rubriques à l'aide d'un ordre artificiel (rationnel ou alphabétique). Parmi les systèmes de renvois, on distingue ceux désignant une partie du texte de ceux désignant une partie du manuscrit (§30) Pour classer les rubriques des index, l'ordre alphabétique n’est couramment utilisé qu’à la fin du XIIIème siècle (§59)

20

Amicale caricature de Borges par Umberto Eco !

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46 BIBLIOTHEQUE DU SENAT

Le pouvoir politique saisit également l’importance du rassemblement du savoir. Au milieu du XIIIème siècle, Louis IX décide de réserver un lieu sûr à cet outil politique (§38) A la fin du XIVème, Charles V déménage ses livres et les installe au château du Louvre. On compte près de mille volumes. La «Librairie royale » répond à un projet politique : elle rassemble des ouvrages propres à fournir méthodes et exemples pour bien gouverner, destinés à former une élite administrative. Le roi met en œuvre une véritable politique de vulgarisation du savoir, en faisant traduire en français un très grand nombre d’auteurs latins et en accordant des prêts pour copies.

b. Le Moyen Âge musulman 47 Dans le monde arabe, vers le VIIIème siècle, la maîtrise des procédés de fabrication du papier à partir de fibres de lin ou de chanvre assure la diffusion et la durabilité du livre (§37) Ces évolutions techniques autorisent une plus grande autonomie de l’« objet-livre ». Depuis la naissance de l'Islam en Arabie au VIIème siècle, le livre joue un rôle important : il constitue le vecteur de cette nouvelle culture, permet sa diffusion de la Perse à l'Espagne. Au sein des bibliothèques du calife, on collecte, on copie et traduit les ouvrages qui vont forger l'unité de la culture musulmane autour de la littérature de l'Adab.

PAPYRUS

48 MADRASA A SAMARCANDE

L'Adab désigne la culture profane par opposition aux sciences religieuses : au VIIIème siècle, le monde musulman découvre la médecine, l'astronomie, la logique et la philosophie grecques, la littérature de la Perse et l'astronomie indienne. Des genres littéraires étrangers sont assimilés et donnent naissance à la littérature d'Adab. Les bibliothèques de mosquées reçoivent des exemplaires du Coran destinés à l'enseignement ou à la lecture à haute voix. Elles conservent aussi des ouvrages profanes. L'accès public y est assez courant et les livres servent aussi à l'enseignement. Un maître lit et commente un ouvrage et les gens se rassemblent autour de lui. Les madrasas sont les institutions d'enseignement destinées aux élites religieuses.

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4. Renaissance et Age Classique 49 PETRARQUE (1304-1374)

On attribue à Pétrarque l’initiation du mouvement humaniste de la Renaissance. Le poète recueille les inscriptions sur les vieilles pierres de Rome, poursuit dans les manuscrits sa quête des Anciens. Parti d’Italie, l’humanisme rayonne dans toute l’Europe cultivée. Les humanistes du XVème siècle s’efforcent de retrouver l’authenticité de la pensée des Anciens, perdue sous les multiples adaptations et interprétations chrétiennes du Moyen Âge. Ils étudient les langues anciennes (grec, hébreu, latin classique, syriaque) et recherchent des manuscrits dans tout le monde méditerranéen. La prise de Constantinople par les Ottomans amplifie ce mouvement avec l’arrivée d’un grand nombre de réfugiés en Occident apportant avec eux des manuscrits anciens.

a. Grandes découvertes et progrès technique : une nécessaire mise en ordre 50 LE SYSYEME DE COPERNIC

La Renaissance est une période de découvertes majeures. En 1492, Christophe Colomb découvre le Nouveau Monde. Les expéditions maritimes rapportent une faune et une flore inconnues, qui élargissent les inventaires des naturalistes (§67) Les connaissances géographiques remettent en cause Ptolémée et stimulent l’invention d’outils plus performants. Ainsi l’Atlas de Mercator change la vie des navigateurs. En mathématique, les Italiens accomplissent des progrès importants en algèbre et redonnent à cette science un niveau jamais atteint (§84) L’astronomie copernicienne révolutionne la fin du XVI ème siècle et ouvre la voie à la science moderne. Les travaux d’Aristote et Ptolémée perdent leur audience. Enfin Gutenberg met au point un procédé d’imprimerie à Strasbourg entre 1436 puis à Mayence en 1439. Suite aux troubles survenus dans cette dernière ville en 1462, les typographes se dispersent en Europe. La technique de la démultiplication du savoir se diffuse (§147) 51 CITE IDEALE

L’afflux de ces connaissances nouvelles, l’augmentation de leur diffusion par l’imprimé impose une remise en ordre. On invente des instruments pour mesurer le temps, l’espace, les astres. Les villes sont soumises à la géométrie de plans rigoureux (§83)

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b. La classification de Francis Bacon 52 BACON (1560-1626)

La philosophie de Bacon représente une des grandes ruptures avec la scolastique. Après Thomas More et Montaigne, Bacon cherche à dégager la connaissance humaine de l’autorité accordée à Aristote par les universités : 21 «Le savoir dérivé d’Aristote, s’il est soustrait au libre examen, ne montera pas plus haut que le savoir qu’Aristote avait» Francis Bacon prétend que « la science doit être tirée de la lumière de la nature, elle ne doit pas être retirée de l’obscurité de l’Antiquité ». Pour Bacon, « ce qui reste à faire » est plus important que «ce qui a été fait». En axiome opératoire, Bacon considère que Dieu a écrit deux livres : la nature et la Bible. Ces deux livres sont égaux en dignité, en importance mais ils demeurent distincts et les passages de la Bible ne doivent être utilisés pour discuter de questions concernant la connaissance de la nature par exemple. En prononçant la séparation des sciences et de la religion, Bacon a contribué à constituer l’espace des sciences. Conjointement il fonde la recherche scientifique en supposant que la nature est régie par des lois antérieures et indépendantes de l’esprit. La philosophie de Bacon établit pour le XVIIème siècle la conception d'un savoir ouvert, se dégageant des lieux clos de l’érudition pour partir à la conquête des mondes inconnus. Bacon fonde son organisation des connaissances sur trois « facultés » primordiales de l’esprit humain : la mémoire, l’imagination et la raison (§168)

c. Gesner et Naudé : les bibliothécaires de l’imprimé 53 PRESSE D’IMPRIMERIE

Avec l’imprimerie, le nombre des livres va augmenter dans des proportions considérables (§150) Pour les seuls livres imprimés avant 1500, les incunables, on possède de trente à trente-cinq mille impressions différentes. Si l’on considère que le tirage moyen est de cinq cents exemplaires, quelques vingt millions d’exemplaires sont offerts au public (les textes religieux représentent près de la moitié de cette « collection ») Cette augmentation de la production correspond à un élargissement du public des lecteurs. On change également d’attitude à l’égard du livre : il ne s’agit plus de lire et relire quelques textes, mais de confronter, de consulter. L’imprimé devient rapidement un instrument de propagande des idées nouvelles (Luther saura l’utiliser pour répandre ses idées) : l’information exprimée par l’imprimé peut se déployer à partir d’une multitude de foyers. Pour le pouvoir politique et religieux, c’est une perte de contrôle. Suite à «l’affaire des placards » en 1534, les imprimés doivent repasser par un point : le foyer de contrôle, la faculté de théologie décide de l’impression des livres. Chaque livre doit contenir une fiche d’identité : date, noms de l’auteur et de l’imprimeur et autorisation de paraître. Deux siècles auparavant, Hugues de Saint-Victor organisait l’espace de la page, c’est maintenant le volume qui est codifié (§72)

21

cité dans l’Encyclopédie Universalis

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54 BIBLIE DE GUTENBERG

Tirant partie des identifications proposées maintenant sur les ouvrages, le naturaliste suisse Conrad Gesner (1515-1565) réalise la première véritable bibliographie publiée en 1545-1548, qui répertorie seize mille titres par ordre alphabétique des auteurs. Il y ajoute un classement des notices par ordre logique des matières. Le système de Gesner conserve l’architecture du Trivium et du Quadrivium. Toutefois Gesner déploie et développe uniquement l’ordre du Quadrivium.

55 MAZARIN

Gabriel Naudé, bibliothécaire de Mazarin, conçoit une bibliothèque dressée pour l’usage du public et il entend qu’elle soit «universelle» (§60) Elle doit contenir22«tous les principaux auteurs qui ont écrit sur la grande diversité des sujets particuliers, et principalement sur tous les arts et les sciences». Naudé déclare que le meilleur ordre pour disposer les livres serait «le plus facile, le moins intrigué, le plus naturel, usité, et qui suit les facultés de théologie, médecine, jurisprudence, histoire, philosophie, mathématiques, humanité». Il prescrit l’ordre « naturel» pour dresser des catalogues : l’un suivant l’ordre alphabétique des auteurs, l’autre l’ordre logique des matières. Pour Naudé, un rassemblement de livres ne devient une bibliothèque que lorsque que classé : 23« Le point qui semble absolument devoir être traité après les précédents est celuy de l’ordre et de la disposition que doivent garder les livres dans une bibliothèque : car il n’y a point de doute que sans celle toute notre recherche seroit vaine et notre labeur sans fruict puisque les livres ne sont mis et réservez en cet endroit que pour en tirer service aux occasions qui se présentent. Ce que toutefois il est impossible de faire s’ils ne sont rangez et disposez suivant leurs diverses matières ou en telle autre façon qu’on les puisse trouver facilement et à poinct nommé. Je dis davantage que, sans cet ordre et disposition, tel amas de livres, fust-il de cinquante mille volumes, ne mériterait pas le nom de bibliothèque… »

22 23

cité dans l’Encyclopédie Universalis ibid.

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B. Quelques espaces des classifications systématiques 56 DESCARTES (§105)

L’âge classique voit apparaître l’achèvement de trois supports canoniques de représentation du savoir. Depuis les études d’Hugues de Saint-Victor sur l’organisation de la page puis la création d’un paratexte réglementaire pour tous les livres et l’émergence du paragraphe dans le Discours de la Méthode, le livre apparaît en une forme extrêmement codifiée du support de la mémoire. Son déploiement s’est transformé en passant des voluma au codex, plus solide. Sa matière a évolué du papyrus au parchemin, moins fragile. L’écriture avait traversé bien avant une même succession d’étapes pour devenir la doublure de la parole, le dépôt du langage (§31) 57 DETAIL DE « L’ASTRONOME

» PAR VERMEER

On verra que l’Encyclopédie constitue le couronnement de ces mutations et le début d’une nouvelle ère du rapport au savoir. L’âge classique marque également la fin des cabinets de curiosité. L’organisation du vivant se représente dans les herbiers, les serres et les zoos. Certaines bibliothèques commencent à s’ouvrir au public. Ces espaces du livre entament une systématisation de leur fonds et les archétypes de bibliothèques publiques apparaissent en architecture. Cette codification est le fruit de l’application des classifications philosophiques au classement bibliographique. 58 LEIBNIZ (1646-1716)

Leibniz, philosophe, inventeur et encyclopédiste, est emblématique de ce rapprochement. Tout en projetant de réaliser « un inventaire exact de toutes les connaissances acquises et mal rangées »24 , il rêve d’une bibliothèque idéale. Il aspire à dresser un inventaire général des connaissances, tout en opérant un tri dans l’ensemble de la production imprimée. Bibliothécaire à Wolfenbüttel, il rattache son projet encyclopédique à une certaine idée de bibliothèque, ronde, permettant d’embrasser d’un seul coup d’œil l’étendue du savoir

24

Couturat, Opuscules et fragments inédits de Leibniz

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1. L’Encyclopédie 59 LE SYSTEME FIGURE DES CONNAISSANCES

L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (parue entre 1751 et 1772) est d’abord présentée comme une œuvre de compilation : catalogue de nos acquisitions. Le mot n’est plus considéré pour sa valeur de signe –comme dans un dictionnaire- mais pour sa valeur classificatoire (§67) En plaçant l’homme au centre de l’univers, elle constitue également un manifeste philosophique. Dans son Discours préliminaire, d’Alembert, énonçant les principes de l’entreprise, spécifie que la connaissance vient des sens (§35) et non de Rome ou de la Bible. L’Encyclopédie se démarque de ces prédécesseurs dans la façon d’aborder la connaissance. Dès la rédaction du Prospectus (1750), en choisissant de présenter la division des sciences suivant l’arbre, ou « Système Figuré des Connaissances Humaines » : c’est l’organisation de Bacon (§168)

60 D’ALEMBERT(1717-1783)

L’Encyclopédie est un recueil de savoirs et de méthodes concernant les sciences, la poésie, les beaux-arts, les arts libéraux et les arts mécaniques. Elle est destinée à l’«honnête homme». Les encyclopédistes souhaitent mettre le savoir à la portée de tous. La multiplication des illustrations participe de cette volonté. Diderot l’annonçait dans le Prospectus : « Un coup d’œil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus long qu’une page de discours.» L’iconographie se développe d’autant plus qu’après l’interdiction de l’Encyclopédie, autorisation est donnée de publier un recueil de planches. L’image devient alors prioritaire, elle n’est plus une illustration au service d’un texte, c’est au contraire le texte qui explique l’image. 61 DIDEROT

L’Encyclopédie est également nommée Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Dictionnaire raisonné donc : il choisit les articles utiles, classe par matières selon le schéma de Bacon (§168) Il s’efforce en outre, par un système de renvois, de remplir les vides qui séparent deux sciences ou deux arts et de renouer ainsi la chaîne des raisons. Cette intention était formulée par d’Alembert : « Montrer la liaison scientifique de l’article qu’on lit avec d’autres articles qu’on est le maître, si l’on veut, d’aller chercher ». Ce système de renvois très élaboré permet ainsi au lecteur de créer des connexions entre les sciences, de compléter, de reconstituer l’enchaînement des causes, et qui fait de l’Encyclopédie le Dictionnaire raisonné qu’elle prétend être. L’objectif de ces renvois est double : remédier, certes, à l’ordre alphabétique qui empêche de traiter d’une science dans son intégralité, mais aussi déjouer la censure pour exprimer des idées non conformes à celles reconnues par l’Église et l’État.

22

(1718-1784) PAR FRAGONARD


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2. L’herbier et le Jardin des Plantes 62 DESSIN DE TAPIR

La classification d’Aristote des êtres vivants servira de prototype aux classifications du XVIIIème siècle, plus de vingt et un siècles après lui. Pendant des siècles, les érudits étudient la nature dans les livres anciens au lieu de regarder leur environnement. Une nouvelle approche se dessine à la Renaissance. Peu à peu, les compilations cèdent la place à l’observation. Si les textes continuent de se référer aux anciens (§49), les illustrations se font de plus en plus riches et précises, copiées non plus dans les livres mais in vivo. 63 DETAIL DE «LE JARDIN DES DELICES» PAR BOSCH

Les idées de classification et d’expérimentation progressent rapidement. Les espèces sont regroupées par ressemblances et les diverses parties d’une plante analysées et interprétées. Au XVIIème siècle, les bases de la méthode scientifique sont jetées. John Ray, botaniste de la fin du XVIIème définit la brique élémentaire de classement (§13), l'espèce, 25«ensemble d’individus qui engendrent, par la reproduction, d’autres individus semblables à euxmêmes». Antoine de Jussieu précisera, en 1789, la notion de famille comme une réunion de genres voisins. 64 CLASSIFICATION DE CUVIER

La lente élaboration de la taxinomie, la fabrication d’une trilogie –éléments, ensemble, partition- suppose de s’interroger sur la nature des éléments à ordonner. La classification est une patiente recherche des caractères pertinents permettant de déterminer les embranchements, séparer les classes, établir les ordres, repérer les familles, les genres et les espèces. La classification du vivant passe par l’élaboration d’une hiérarchie abstraite des caractères. Cuvier est le premier à définir des caractères dominateurs dans sa subordination des caractères. La distinction fondamentale dans la règne animale entre vertébrés et invertébrés s’est par exemple substituée à la classification aristotélicienne qui distinguait les animaux à sang rouge des animaux qui n’ont pas le sang rouge (§36) 65 LINNE (

L’œuvre du botaniste Carl von Linné est exemplaire car elle fonde le premier système d’organisation des plantes. Il se fonde sur un premier axiome : «nous comptons aujourd'hui autant d'espèces qu'il en fut créé à l'origine». Fils d’un pasteur, né en Suède, le présupposé de Linné est une croyance religieuse. Cette certitude décrit de manière définitive la nature de l’ensemble des éléments à ordonner : les espèces sont finies et ne se modifient pas avec le temps (§17) Ce fait sera réfuté par la suite (par la théorie de Darwin notamment) ; il n’en demeure pas moins que l’édification de la classification de Linné est exemplaire par sa rigueur.

25

cité dans l’Encyclopédie Universalis

23

1707- 1778)


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66 PISTILS ET ETAMINES

Pour établir le classement en genre, Linné se fonde exclusivement sur un nombre limité de caractères : il sélectionne les étamines et le pistil –organes reproducteurs- comme éléments caractéristiques. Il note le nombre, la figure, la proportion et la position des étamines et groupe les plantes en vingt-quatre classes, qu’il divise en ordres suivant l’analyse rigoureuse de la combinaison des étamines et des pistils : « Comme le disait Linné, dans un texte capital, «toute note doit être tirée du nombre, de la figure, de la proportion, de la situation» »26 67 CALLIGRAMME D’APOLLINAIRE

Linné invente un langage international de dénomination des plantes, qu’il étendra aux animaux - un système binomial, composé du nom du genre et du nom de l’espèce (§143), dérivés du latin ou encore du nom du découvreur latinisé : il établit un véritable nom propre à chaque espèce. Il inaugure les principes de la nomenclature actuelle, réglementant l’expression applicable aux organismes dès lors qu’ils deviennent objets de science. Foucaut décrit cette projection dans le langage 27 :« La structure, en limitant et en filtrant le visible, lui permet de se transcrire dans le langage […] Dans ces calligraphies botaniques […] il voulait que l’ordre de la description, sa répartition en paragraphes, et jusqu’à des modules typographiques reproduisent la figure de la plante elle-même » Grâce à ce système, tout végétal ou tout animal rencontré peut être identifié. La chasse aux spécimens se développe. Linné envoie ses propres élèves et collaborateurs aux quatre coins du monde, dans des régions encore inexplorées par les naturalistes. On assiste à une véritable fièvre de l’inventaire (§37) 68 BUFFON (1707-1788)

L’œuvre du Comte de Buffon se définit en opposition au travail de Linné. De fait, les fondements dogmatiques de leur classification respective se distinguent dans un clivage « divin/humain ». Dans la filiation des encyclopédistes, l’approche de Buffon est philosophique : il commence d'abord par réfléchir sur la valeur de la connaissance humaine (§59) Il croit en la raison et au pouvoir de l’entendement. Il remet en question le dogme de la fixité des espèces sur lequel le botaniste suédois fonde sa classification. Foucault résume l’opposition28 : « […] Les uns, comme Linné, tenant que toute la nature peut entrer dans une taxinomie ; les autres comme Buffon, qu’elle est trop diverse et trop riche pour s’ajuster à un cadre aussi rigide » Dans les Époques de la Nature publiée en 1779, il propose une nouvelle chronologie de l’histoire de la Terre, divisée en sept époques, ainsi qu’un âge de la planète ; il va même jusqu’à émettre des hypothèses sur l’apparition des premiers êtres vivants, leurs migrations avant la séparation des continents et leurs différenciations en fonction de leur environnement.

26

Michel Foucault, Les Mots et les Choses, p146 ibid., p146 28 ibid., p139 27

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69 ARBRE PHYLOGENETIQUE DES CROCODILIENS

La Méthode, nom propre du procédé classificatoire de Buffon, consiste à énumérer les différences entre les éléments d’un groupe plutôt que leurs caractères de ressemblance. Il ne reconnaît entre que le clivage par l’espèce qu’il définit comme «une succession continue d’individus semblables qui peuvent se reproduire entre eux». Buffon ne se contente pas de décrire les espèces, il note systématiquement pour chaque individu son environnement, son histoire, ses mœurs. En réunissant plusieurs espèces voisines physiologiquement, il constitue des familles biologiquement unitaires. Selon Buffon, ces familles sont issues d’une espèce unique qui se serait diversifiée avec le temps, sans cependant modifier les caractères biologiques essentiels. Ainsi pressent-il la théorie de l’évolution. 70 TECHNIQUES DE PLIAGE

De cette époque des premières classifications systématiques, on définit tacitement une nouvelle discipline, une nouvelle espèce du domaine du savoir. L’attribution de noms propres aux taxinomies de Linné et Buffon ( le Système ou la Méthode) constituent les nécessaires identifications. Pour les classifications bibliographiques, on parlera plus tard de la Dewey pour la classification décimale élaborée par Melvil Dewey (§93); de la Colon pour la classification multidimensionnelle de Ranganathan (§130)…

a. L’herbier 71 Au XVIème siècle, on collectionne des plantes séchées. Pressées, elles sont ensuite fixées sur des pages pour constituer un herbier (§31) L’herbier est le journal richement composé d’un naturaliste éclairé. La constitution de l’herbier commence par la récolte de spécimens, de fragments ou d’individus entiers. Pour le scientifique, les spécimens recueillis doivent être représentatifs des divers caractères morphologiques. Ils sont ensuite étiquetés : à partir des données apposées sur le carnet de récolte, on consigne date, lieu, milieu, altitude, nom du récolteur, particularités biologiques observées : c’est le paratexte du spécimen. 72 L’herbier est littéralement le recueil de projections de spécimen, d’individus aplanis : son volume rassemble une forêt, une prairie, un biotope, un continent. Lamarck ne fixait pas ses spécimens sur les feuilles de son herbier : il voulait conserver la faculté d’examiner les deux «élévations» de l’individu consigné. Les capacités de la condensation avoua ses limites : les échantillons restant libre, sa collection se conserva mal. Le format des espaces de projection s’est dorénavant codifié : les pages sont de 28 par 44 centimètres. De même pour le bibliographe 29, «le livre est d’abord un objet écrit de plus de 48 pages»

29

Henri-Jean Martin, « Éloge de la perfection », La Bibliothèque, Miroir de l’Âme, Mémoire du Monde,p108

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73 TRIPLE DECIMETRE

L’archivage des spécimens varie en fonction de la destination de la collection ou des orientations de recherches. Le but est d’aboutir au meilleur regroupement possible des spécimens d’une même espèce, puis des spécimens de toutes les espèces, d’un même genre au niveau de chaque famille. Chaque lot d’une même espèce sera placé dans une ou plusieurs chemises collectives et repéré par un «dépassant» (labelle qui indique le nom de l’espèce), les dépassants pouvant être de couleurs différentes selon les unités géographiques. Certains herbiers acquièrent selon leur légitimité historique, la rigueur et la qualité de leur rassemblement, le statut de référence : ils constitueront un étalon d’appartenance, le rassemblement des spécimens canoniques. 74 TECHNIQUES DE PLIAGE (SUITE)

Dans un ultime pliage de représentation de la nature, les herbiers sont à leur tour répertoriés dans un Index Herbariorum. Les collections sont projetées notamment selon leur provenance géographique : P pour Paris et l’herbier général du Muséum National d’Histoire Naturelle, K pour Kew et les herbiers des Royal Botanic Gardens conservés à Kew, NY pour New-York et son Botanical Garden etc. Ce dernier est complété depuis 1954 par un index des récolteur : c’est un catalogue transversal de la collection totale.

b. Le Muséum d’Histoire Naturelle 75 LE JARDIN DES PLANTES

En 1635 -même année que l’Académie française-, le médecin de Louis XIII, Guy de La Brosse crée le Jardin royal des Plantes médicinales. Il est installé à Paris entre la Bièvre et l’abbaye de Saint-Victor. La vocation du jardin est de fournir gratuitement des remèdes, « toute sorte d’herbes médicinales pour servir ceux qui en auraient besoin, même pour l’instruction des écoliers de l’Université de médecine. » Cinq ans plus tard, le Jardin des Plantes contenait déjà deux mille trois cents espèces vivantes, et cette collection fut complétée par des enseignements publics de botanique, de chimie pharmaceutique et d’anatomie, confiés à des «démonstrateurs» : le Jardin royal des Plantes médicinales est le rassemblement ordonné d’une pharmacopée vivante vouée à l’ensignement (§107) 76 PINGOINS A LONDRES

Fagon développe le Jardin royal des Plantes médicinales ; il convainc Louis XIV d’envoyer des «voyageurs naturalistes» en Égypte et aux Amériques afin d’enrichir les collections avec des espèces inconnues en France (§37) Il effectue ensuite des expériences d’acclimatation avec les plantes rapportées. C’est ainsi qu’il inventa les serres pour faire pousser les plants de café. L’installation de serres d’acclimatation permet d’ordonner des spécimens exotiques : le Jardin royal des Plantes médicinales classe donc les spécimens étrangers comme les bibliothèques proposent la littérature étrangère dans des étagères spécifiques.

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77 ELELPHANT DU JARDIN DES PLANTES

Buffon est nommé intendant en 1739. Pendant sa charge, il triple la surface du Jardin et développe considérablement les collections de zoologie et de minéralogie dans le Cabinet d’histoire naturelle. Sur un même site, Buffon propose ainsi le classement des trois règnes sur trois espaces différents. En 1793, les amis de Buffon, Joseph Lakanal et Louis Daubenton, rédigent le nouveau statut du Muséum d’histoire naturelle : par décret de la Convention, le but du Muséum «sera l’enseignement public de l’histoire naturelle, prise dans toute son étendue» (§60) La Convention créa au Muséum une ménagerie à partir de bêtes foraines et d’animaux provenant des collections royales. Cette ménagerie fut vite une grande attraction de Paris, avec ses fosses aux ours, sa rotonde et sa faisanderie. En 1827, le roi Charles X reçut la première girafe. Le zoo ordonne le règne animal : on y trouve une maison des singes et des oiseaux, des fosses aux ours, une rotonde pour les éléphants et les girafes, un bâtiment des animaux féroces… Les insectes, plus de cent millions, sont rangés dans la collection du laboratoire d’entomologie, depuis les pucerons microscopiques jusqu’aux immenses papillons des tropiques. 78 DETAIL DE «JULES ET JEAN AU JARDIN DES PLANTES»PAR GEOFFREY HENRY

La vocation du Muséum est la conservation, l’accroissement et la mise en valeur de collections qui comptent parmi les plus riches du monde et contiennent les types, c’est-à-dire les espèces décrites pour la première fois, auxquels les savants du monde entier viennent se référer : le Muséum devient « l’herbier » de référence du règne animal (§73)

3. Les premières bibliothèques publiques 79 SIENNE / BIBLIOTHEQUE

Après l'Encyclopédie, après le Jardin des Plantes, l’esprit philanthropique de la Révolution Française ouvre au public l’espace du livre. Deux siècles auparavant, Mazarin avait ouvert la bibliothèque royale une fois par semaine au public (§55) Les besoins accrus d’éducation et d’information suscités par le développement industriel et économique du début du XIXème siècle donnent l’occasion au livre de se donner lui aussi en spectacle. A la fin du règne de Louis XVI, lorsque Boullée remet le projet de la salle de lecture de la bibliothèque royale, il écrit : 30« J’ai donc voulu que nos richesses littéraires fussent présentées dans le plus bel ensemble possible. C’est pourquoi j’ai pensé que rien ne serait plus grand, plus noble, plus extraordinaire et d’un plus magnifique aspect, qu’un vaste amphithéâtre de livres.[…]Ce superbe amphithéâtre est couronné par un ordre d’architecture tellement conçu que, loin de distraire l’attention du spectacle des livres, il n’offrirait qu’une décoration nécessaire pour donner à ce beau lieu encore plus d’éclat et de noblesse.»

30

cité par Payot, Ouvrages et Volumes, Architecture et Bibliothèques, « La Bibliothèque comme espace architectural : digressions théoriques »

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80 LA BIBLIOTHEQUE DU SENAT

Alors que « l’espace privé du livre peut s’accommoder de l’anarchie, les inventaires après décès des grandes maisons en témoignent où le livre est partout »31 (§102), la bibliothèque publique doit aussi organiser ces connaissances. L’Encyclopédie rend son usage accessible au plus grand nombre par classement alphabétique. La bibliothèque héritera de la Classification des Libraires Parisiens. Cette dernière s’appliquait au départ aux notices bibliographiques. Son domaine d’intervention fut alors étendu aux ouvrages par Jacques Brunet. Le système de Brunet convenait aux fonds relativement limités et dont le rythme d’accroissement était relativement lent. Les grands partages de Jacques Brunet : − Théologie − Jurisprudence − Sciences et Arts − Belles Lettres − Histoire 81 DETAILS DE LA BIBLIOTHEQUE SAINTEGENVIEVE

La mutation de la bibliothèque, d’espace réservé, à lieu public se manifeste également dans la transformation de son caractère sacré à des intentions utilitaires. Les archétypes de bibliothèques publiques empruntent aux hôtels, aux premiers grands magasins. Depuis Juan de Herrera et sa bibliothèque de l’Escurial en 1863, les volumes sont placés dans des rayonnages alignés sur les murs. Au XIXème siècle, l’industrie naissante et triomphante étale sa production de manière organisée sur les étagères de Au Bonheur des Dames. Comme dans le roman de Zola, la bibliothèque de Baltimore en 1857 se déploie sur cinq étages. Pour le magasin des livres de la Bibliothèque Nationale, Labrouste traite les magasins comme un lieu industriel : caillebotis pour les passerelles, grilles à claire voie pour les planchers. La bibliothèque publique devient alors un centre de diffusion plus qu’un lieu de conservation.

31

Daniel Roche, « Lumières », La Bibliothèque, Miroir de l’Ame, Mémoire du Monde, p95

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Partie II : Arborescences / Treillis 82 DETAIL DE « L’EXECUTION DES DEFENSEURS DE MADRID, 3 MAI 1808 » PAR GOYA

Pour l’Antiquité et le Moyen Age, le principe dichotomique des premières classifications fait écho à l’organisation des individus dans la société : esclave/maître, «dés-ordonné 32»/clergé, serf/noble etc. En Occident, l’essor du capitalisme crée des clivages plus subtils : l’appartenance se corrèle notamment au camaïeu du patrimoine. La société s’organise dans une hiérarchie plus complexe : les classes apparaissent dans l’idéologie politique. Le sociologue allemand Max Weber compare l’organisation de l’entreprise du XIXème siècle à la pyramide militaire : chaque embranchement dans l’arborescence est responsable des rameaux descendants. 83 « AVENUE DE L’OPERA A PARIS » PAR PISSARO

A l’âge de la classification de Dewey, le Paris du baron Haussmann range « linéairement » ces habitants derrière ces fenêtres. On donne aux rues les noms de personnages illustres, d’évènements marquant depuis l’histoire de la ville jusqu’à celle du monde ; le Panthéon archive les restes des personnalités emblématiques. La ville devient une représentation de la mémoire. Les identités données aux espaces publiques se renouvellent avec le temps : la bibliothèque procède de même dans la réactualisation de son fonds. « La conservation de plus en plus complète de l’écrit, l’instauration d’archives, leur classement, la réorganisation des bibliothèques, l’établissement des catalogues, de répertoires, d’inventaires représentent, à la fin de l’âge classique, plus qu’une sensibilité nouvelle au temps, à son passé, à l’épaisseur de l’histoire, une manière d’introduire dans le langage déjà déposé et dans les traces qu’il a laissées un ordre qu’est du même type que celui qu’on établit entre les vivants.»33 84 ème

Auguste Comte publie au milieu du XIX siècle les six volumes de son Cours de philosophie positive. Selon lui, la seule expérience est celle des sens et le dogme fondamental de la philosophie positiviste n’est autre que l’affirmation du déterminisme : 34«Tous les phénomènes quelconques, inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, individuels ou sociaux, sont assujettis à des lois rigoureusement invariables» S’insérant dans le positivisme de Comte, la fin du XIXème siècle voit apparaître des théories majeures. En physique, les équations de Maxwell unissent champs électrique et magnétique : électricité, électrostatique et magnétisme sont embrassés dans un même résumé analytique. La thermodynamique et la physique statistique sont associées avec les descriptions de l’autrichien Boltzmann. En chimie, le classement des atomes par Mendeleïev fournit une description formelle des propriétés chimiques des éléments. En mathématique, David Hilbert rédige un programme de recherche pour le prochain siècle : la résolution des dernières énigmes mathématiques semble en voie d’achèvement. C’est l’époque des grandes espérances, le rêve de l’unité des choses au sein d’un déterminisme rassembleur.

32 «désordre» a d’abord désigné en français (vers l’an 1200) un «manquement aux règles monastiques», cité dans La Recherche, Hors-série « Ordre et désordre » 33 Michel Foucault, Les Mots et les Choses, p143 34 Cours, t. VI, p. 655

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AUGUSTE COMTE

(1798-1857)


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A. L’essor des classifications bibliographiques 85 BIBLIOTHEQUE SAINTE-GENEVIEVE, LABROUSTE ARCHITECTE

Sous la pression d'une double inflation -celle de la production éditoriale et celle du lectorat- le XIXème siècle connaît une poussée encyclopédique sans précédent à un moment où la «religion de la science» devient l'idéologie dominante. L’ère des premières bibliothèques publiques fait apparaître sa propre science, la bibliothéconomie. Les classificateurs issus de cette nouvelle discipline se scindent entre les partisans d’un classement utilitaire et les adeptes de l’adaptation d’une organisation philosophique du savoir. 86 VIEUX VARSOVIE

Pour les « utilitaristes » comme pour les dogmatiques, la localisation des volumes en libre accès obéit à une correspondance entre la cote et position spatiale. On verra que les partitions arborescentes et leurs schémas hiérarchiques établissent un positionnement des ouvrages analogue à l’adresse géographique d’une personne (§2) : on se dirige d’abord dans la ville (l’étage : première partition des classes), puis dans la rue (l’allée : sousclasses), ensuite le numéro (l’étagère : subdivision) enfin l’étage et le nom de l’habitant (le livre : la cote et les premières lettres de l’auteur) 87 La création de la cote suppose d’analyser le document : il s’agit d’établir précisément son sujet. Lorsque le livre traite plusieurs sujets, les manuels à l’usage des bibliothécaires définissent des règles de priorité. L’indexation consiste à identifier dans un document les éléments significatifs (les caractères du botaniste) qui serviront de clé pour retrouver ce document au sein d’une collection. Ces éléments comprennent le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage, le nom de l’éditeur, la date de publication et l’intitulé du sujet traité -les données consignées dans le carnet de récolte (§71) L’indexation fournit donc la fiche d’identité du document : elle crée la cote (un « mot ») et une notice comprenant le paratexte, les mots-clés (une « page ») Ces deux projections permettent d’élaborer le catalogue systématique de la collection ; le fonds est alors projeté dans un livre (§74)

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1. Dispositifs communs 88 DIFFERENTS TYPES D’ARBRES

Ces systèmes sont hiérarchisés : les relations sont uniquement de genre à espèce. Les savoirs sont répartis en classes. Chaque classe est éventuellement subdivisée en autant de sous-classes nécessaires à la description de notions plus précises (§64) Le schéma arborescent permet aux systèmes l’utilisant de préciser à l’infini toute notion nouvelle. Par ajout de caractères, on descend jusqu’au degré souhaité de précision. La Dewey prévoit le partage disciplinaire à partir des trois embranchements suivants : 1) Classe 2) Division 3) Subdivision 89 NEURONE DU CERVELET

A l’instar des systèmes de l’histoire naturelle, ces mots de Foucault s’ajustent aux classements bibliographiques arborescents 35 « Elle ramène, en effet, tout le champ du visible à un système de variables, dont toutes les valeurs peuvent être assignées, sinon par une quantité, du moins par une description parfaitement claire et toujours définie ». De la même manière 36 « On choisira le caractère [la subdivision] en fonction de la finesse du classement qu’on veut obtenir ». Les ensembles gigognes du classement du vivant sont les suivants : 1) Règne 5) Famille 2) Embranchement 6) Genre 3) Classe 7) Espèce 4) Ordre 90 On indexe chacune des subdivisions dans l’alphabet de la classification : la notation peut être alphabétique -Classification de Bliss (§116)- ; ou numérique –Dewey (§93), CDU (§96)- ; ou des indices mixtes -Classification de la Bibliothèque du Congrès (§91)- ; lettres cyrilliques pour la classification soviétique BBK (§172) La longueur du «mot» de la cotation renseigne donc du nombre d’embranchement. On appelle indice l’ensemble des symboles repérant une notion ou un sujet. De prime abord, on peut supposer que plus la cotation de l’ouvrage considérée est longue, plus la notion exposée dans le volume est précise. Nous verrons par la suite dans quelle mesure cette appréciation peut être erronée. Le choix de l’alphabet conditionne le nombre maximum de subdivisions. La notation numérique limite les bifurcations à dix embranchements. La notation alphabétique permet plus de subdivisions. En notation décimale, les indices sont donc en général plus long (§125) Pour la Classification de la Bibliothèque du Congrès, certaines lettres ne sont pas utilisées : on dispose ainsi d’une «réserve d’embranchements» pour intégrer des notions ou disciplines futures. La CDU a laissé vacante le «4» de la Dewey. Si les indices sont moins longs en notation alphabétique, ils sont en revanche plus difficiles à retenir ; les chiffres romains sont par ailleurs lisibles pour tous les systèmes alphabétiques. Une notation numérique peut prétendre de ce fait à l’universalité. 35 36

Les Mots et les Choses, p148 ibid., p153

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2. La classification de la Bibliothèque du Congrès 91 Putman a élaboré cette classification pour la Bibliothèque du Congrès de Washington. Elle dérive de l’Expansive Classification créée en 1891 par l’Américain Charles Cutter ; cette dernière s’inspirait elle-même de l’organisation du savoir proposé par Auguste Comte. Putman énonce le pragmatisme nécessaire à l’élaboration d’une classification bibliographique (§86) : «Le rôle du classificateur dans une bibliothèque est de disposer les ouvrages sur les rayons suivant une séquence ordonnée. Mais, dans une bibliothèque qui est appelée à être utilisée et s’accroître, le classement ne doit pas seulement être ordonné ; il doit être systématique et il doit être élastique, autrement dit extensible. Il doit réunir les ouvrages traitant d’un même sujet et, sous le sujet, les livres du même auteur et il doit fournir une série alphabétique ou, pour certains sujets, chronologique pour les auteurs. Il doit aussi désigner chaque ouvrage par un symbole qui fixera sa place d’une manière permanente tout en permettant l’intercalation dans les groupes d’additions ultérieures, avec leurs symboles appropriés, chacun étant intelligible et localisant avec précision. » 92 La classification du Congrès créé la notion de « base documentaire » : on oppose à un principe d’organisation idéologique la réalité d’une base documentaire existant (§155) Cette posture consiste finalement en une analyse des entités à classer et de leur dénombrement avant d’envisager les partitions. L’élaboration du procédé classificatoire doit par ailleurs de la complexité des sujets contenus dans les livres : pour serre cette réalité complexe, des classes composites artificielles peuvent être créer dès que nécessaire. L’indexation (§169) est alphanumérique : l’indice HS 1529 désigne par exemple l’histoire des sociétés religieuses où H. désigne les sciences Sociales, HS. spécifie les sociétés. Enfin les subdivisions s’expriment numériquement.

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3. La classification Décimale de Dewey 93 MELVIL DEWEY (1851-1931)

Cette classification est l’œuvre de Melville Dewey : en 1876, il publie alors jeune bibliothécaire au Amherst College (Massachusetts), la première version de sa classification. Dewey est épris de simplification, d’ordonnancement. Il commence avec son prénom qu’il ampute en Melvil ! Il rédige ses préfaces en orthographe simplifiée. Jusqu’à sa mort, il publiera douze éditions de sa classification. La révolution de la classification décimale consiste à partager le savoir en dix classes fondamentales ; elles sont représentées par un chiffre (§170) Chaque partition est alors représentée par un chiffre après la virgule ; par commodité cette dernière n’est pas représentée. On peut alors introduire dans n’importe quelle série un indice supplémentaire La Decimal Classification Editorial Policy Committee est aujourd’hui chargée de son actualisation. 94 En s’inspirant de la taxinomie du savoir élaborée par Bacon, Dewey fonde la première édition sur un partage des connaissances en dix classes : 1) Philosophie 2) Religion 3) Sciences Sociales 4) Langues 5) Sciences pures 6) Techniques 7) Arts 8) Littérature 9) Géographie, Histoire 10) Et enfin les généralités Ce découpage correspond assez bien au programme universitaire anglosaxon en vigueur à cette époque. On retrouve cette corrélation entre disciplines scolaires et philosophie de l’organisation du savoir au XIIIème siècle (§43)

95 UNITES DE LONGUEURS IMPERIALES

Par l’emploi d’une indexation mixte, la classification de la Bibliothèque du Congrès correspond au système impérial : lors du passage d’une échelle de grandeur à une autre, le nombre de subdivisions n’est pas préservé. Dewey se place dans la continuité du système métrique (§73) : le schéma arborescent est invariant à toute échelle. Dewey ajoute à sa table des subdivisions communes : elles permettent de compléter un indice par des renseignements géographiques et historiques.

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4. La classification Décimale Universelle 96 PAUL OTLET

L’ambition de l’Institut international de bibliographie était, depuis sa fondation à Bruxelles en 1895, d’élaborer un répertoire recensant tous les livres connus depuis l’imprimerie (§58) Paul Otlet et Henri La Fontaine souhaitaient classer ce répertoire à fiches. Dewey les autorisa à utiliser et à modifier sa classification. Cette entreprise s’apparentait à rédiger le « catalogue des catalogues » : «Vaste répertoire embrassant l’ensemble de la production scientifique, littéraire ou artistique de tous les temps et de tous les pays comprenant l’inventaire des articles contenus dans les revues et dans les publications de sociétés savantes, aussi bien que celui des livres, brochures et manuscrits ». Les transformations élaborées parurent dans une première édition en 1905. A la différence de la Dewey, la CDU a l’intention d’être universelle : elle doit permettre de classer toutes types de documents, en toutes langues, pour les fonds encyclopédiques ou spécialisés. En 1962, son schéma initial est revu : la classe « 4 » est vidée de son contenu et intégrée à la classe « 8 » (§171)

97 DISLOCATION LINEAIRE

Les éditions suivantes de la CDU s’inspirent de la syntaxe de la classification Colon. Elle permet en effet la fabrication d’indices composés : − extension « / » : le document indexé contient toutes les notions comprises entre deux indices − relation « : » : indique que l’ouvrage établit une relation entre les deux indices séparés par le double point (ce signe provient de la Colon, deux point en anglais) Mais comme la Dewey, elle intègre des tables auxiliaires. Les subdivisions communes sont : − de lieu, introduites par des parenthèses − de temps, introduites par des guillemets − de forme, présentées entre parenthèses et précédées d’un zéro

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B. Les critiques du schéma arborescent 98 37

« Ayant reçu une bibliothèque classiquement organisée selon la Classification Décimale Universelle (CDU), je déplorais non moins classiquement que la pluridimensionnalité de l’univers se réduisît au plan de l’étagère voire plutôt à la linéarité du rayon, même si je savais bien que derrière cette ligne des cotes s’ouvrait la profondeur presque infinie des textes et donc la pluralité des mondes retrouvée. Et les écarts des matières, cette dispersion de l’unité du savoir, je compris qu’ils étaient l’image de l’histoire des sciences. »

1. Les limites des classifications

a. Les classifications décimales 99 PANOPTICON

L’ambition universelle des classifications décimales est entachée par la marque de leur origine : les partitions de la Dewey et de la CDU sont le reflet de la société occidentale capitaliste. A ce sujet, Veron écrit : « La classification décimale de Dewey, dont la première édition date de 1876, est héritière du positivisme de la fin du 19ème siècle. Elle entraîne dans son sillage une image muséale de la bibliothèque, lieu de classification quasi zoologique des productions de l’Histoire »38. Lador39 ajoute « La CDU ne saurait être universelle […] Les inventeurs de cette classification […] pensaient pouvoir définitivement ordonner l’Univers et les sciences et le bonheur des hommes. » Les classifications sont l’image d’une idéologie, l’empreinte d’une époque : la classification soviétique BBK (§172), adaptation de la Dewey, place par exemple le marxisme-léninisme en premier. 100 UNE GREFFE INTERNE

Pour assurer leur pérennité, les classifications doivent intégrer et représenter l’actualisation du savoir. Les premières divisions des schémas arborescents correspondent à un instantané du savoir. La classification de Brunet rassemble « sciences et arts » dans une même classe. Dans la Dewey, la « psychologie » (150.195) est indexée comme une notion de la philosophie. Les notions postérieures à la Dewey comme «électronique» (621.381) ou «cinéma» (791.43) possède des indices très longs et difficilement mémorisables : les schémas arborescents ont des difficultés pour insérer les notions nouvelles ou transverses. 37

Lador, « Une expérience de mise en « stabulation libre » d’une partie des collections », Bulletin des Bibliothèques de France, t.46, n°1, p54-56 38 Espace pour le livre, perception et usages de la classification et du classement en bibliothèque, Études et recherche, BPI 39 Lador, Le Rat, la Célestine et le Bibliothécaire

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101 Réorganiser, actualiser les classifications arborescentes obligent alors les bibliothécaires à modifier cotes et emplacement des ouvrages. Il s’agit donc de trouver un rythme équilibré entre nécessaires révisions et limitations de réorganisation des fonds : le reclassement d’un nombre élevé de documents est une entreprise importante et coûteuse. 102 PEREC

Du point de vue du lecteur, ces classifications partagent le savoir selon les disciplines. A l’inverse, aucun indice ne référence des sujets. Dans la Dewey, le sujet « enfant » se trouve en «psychologie» (155.4), en «sociologie» (305.23), en «médecine» (618.92), en «puériculture» (649) etc. Georges Perec rappelle ironiquement les inconvénients inhérents à un classement des ouvrages selon une unique facette (§121) − 40« Classement alphabétique − Classement par continent ou par pays − Classement par couleurs − Classement par date d’acquisition − Classement par date de parution − Classement par formats − Classement par genres − Classement par grandes périodes littéraires − Classement par langues − Classement par priorités de lecture − Classement par reliures − Classement par séries Aucun de ces classements n’est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s’ordonne à partir d’une combinaison de ces modes de classement : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donnent à toute bibliothèque une personnalité unique […] » 103 BRAFFORT

Paul Braffort, membre de l’Oulipo comme Perec, est le créateur d’une classification particulière pour le service de documentation du CEA. Au sujet des procédés classificatoires, il énonce : 41«[Les] systèmes linéaires ne se prêtent pas à l’expression des sujets appartenant à des domaines mixtes, communs à plusieurs rubriques fondamentales. Un seul de ces sujets, dans ces systèmes, réclame alors plusieurs cotes et par suite, plusieurs fichiers pour lui seul. »

40

« Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres », Penser-Classer, Texte du 20ème siècle, Hachette pp 31-42 41 « Élaboration d’une classification alphanumérique pour le fichier de matière du service de documentation du CEA », p2

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104 Son camarade oulipien, Jacques Roubaud, décrit dans L’Exil d’Hortense, un « hyper-classement » au sein de l’ «hyper-bilbliothèque» : 42« Dans la tour rouge où se rendait Hortense, les livres avaient été répartis selon les principes rationnels des hyper-bibliothèques dont le système classificatoire fut autrefois l’invention géniale d’un auteur de la Renaissance poldève, disciple de Léonard de Pise, Paolo de Brafforte 43 […] ; nous ne pouvons donner ici qu’un bref aperçu de cette conception grandiose […] : Dans une section, les ouvrages étaient disposés selon les nombres: d’abord ceux qui contenaient dans leur titre le nombre 1 ; ensuite ceux contenant le nombre 2 ; puis le nombre 3 ( Les Trois Mousquetaires, par exemple), 4 (Le Signe des quatre, d’Agatha Christie), 5 (Les Cinq Sous de Lavarède), 20 (Vingt ans après), et ainsi de suite jusqu’à 10 puissance 14 ( Les Cent Mille Milliards de poèmes de Raymond Queneau par Raymond Queneau). Dans une autre section, on avait assemblé les livres selon les couleurs (Le Rouge et le Noir, Le Chien Jaune, La Gabardine verte, Le Virus orange) Ailleurs encore, ceux contenant (toujours dans le titre) des mots isocèles, comme chevêche, quelconque, hiérarchie, raisonnerais… (ces mots ont été inventés par Marcellus B.) […] »

b. Le classement des sciences 105 SCHEMA DE « SEMI-TREILLIS

» PAR »

ALEXANDER DANS « A CITY IS NOT A TREE

Les boutades des membres de l’Oulipo remettent effectivement en cause le principe analytique cartésien, la hiérarchie linéaire qui ordonne le savoir. Dans L’Intelligence de la Complexité, Edgar Morin voit dans le Discours de la Méthode44 (§56) l’origine de la séparation des savoirs : « Ce principe analytique est certes pertinent, mais il manque simplement la conscience de la difficulté que pose l’ensemble en tant qu’ensemble. Le principe de séparabilité s’est imposé dans le domaine scientifique par la spécialisation, puis il s’est dégradé en hyper spécialisation et compartimentation disciplinaire où les ensembles complexes comme la Nature à l’être humain ont été fragmentés en parties non communicantes.[…] La séparation entre les grandes sciences et à l’intérieur de ces sciences entre des disciplines tendent à se refermer sur elles-mêmes, puis s’est propagée la spécialisation des techniques et enfin des sciences humaines selon les mêmes principes, ce qui a conduit à une parcellisation généralisée du savoir.»

42

L’Exil d’Hortense, pp69-70 Paul Braffort ! 44 Descartes énonce comme mode opératoire : « Diviser chacune des difficultés en autant de parties qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux résoudre » 43

37


LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

106 JEAN PIAGET

Dans La Classification des Sciences, Kedrov analyse ce processus historique :45« Au cours du développement des sciences de la nature et de toute la science en général, deux tendances diamétralement opposées se manifestent de diverses manières aux différentes étapes de l’histoire de la science : l’une vise à l’intégration des connaissances, à leur union en un système général, à la découverte de leurs liens réciproques ; l’autre tend à la différenciation des connaissances, à leur ramification et à la séparation des branches de la connaissance ». Les mouvements d’intégration se réalisent notamment par l’apparition des « sciences charnières » : l’hybridation se manifeste par exemple avec l’émergence de la thermodynamique qui se trouvait au départ à cheval sur la mécanique et la physique puis la physique et la chimie. Kedrov résume ainsi leur importance :46« les [sciences-charnières] rattachent les sciences auparavant isolées et confèrent ainsi à toute la science de la nature un caractère synthétique intégral qui leur faisaient défaut jusqu’au deuxième tiers du 19ème siècle »

2. L’exemple du tableau périodique 107 Vers le milieu du XIXème siècle, la chimie est en pleine évolution : l’apparition de l’électrolyse, les progrès de l’analyse permettent d’exhiber une soixantaine d’éléments. Les index recensent ces substances et leurs propriétés (§32) Comme la botanique, la chimie s’intéresse aux spécimens et il faut les nommer. Les chercheurs sont souvent professeurs. Pour ordonner leur cours, le souci pédagogique les incite à élaborer un classement des éléments capable d’exprimer le maximum d’analogies entre les éléments et ainsi de facilité la mémorisation de leurs propriétés47 (§9) On retrouve là le souci mnémotechnique commun à la plupart des classifications. 108 CLASSEMENT EN SPIRALE DES ELEMENTS

Entre les éléments connus, on repère des propriétés physiques ou chimiques similaires : on recherche une théorie regroupant sous une seule idée maîtresse la diversité observée. Comme chez les naturalistes, une partie des chimistes croient en une «classification naturelle » ; d’autres fondent leur organisation sur une «classification artificielle ». On retrouve finalement l’opposition entre les fervents de Buffon et les admirateurs de Linné (§68) En 1816, Ampère rejette lui la dichotomie traditionnelle entre métaux et non-métaux : sa tentative d’élaborer un ordre exprimant toutes les analogies se révèlent infructueuse. En 1839, Johann Döbereiner montre l’existence de triades d’éléments de propriétés voisines. D’autres chimistes le suivront dans cette voie, mais la première classification par ordre croissant de poids atomique n’apparaît qu’en 1863, avec la «vis tellurique» de De Chancourtois, une hélice s’enroulant autour d’un cylindre et le long de laquelle sont disposés les éléments. Ceux dont le poids atomique diffère de seize unités sont placés sur une même génératrice verticale du cylindre, et De Chancourtois souligne les analogies de propriétés au sein des familles ainsi constituées.

45

La Classification des Sciences, p9 ibid., p19 47 Bernadette Bensaude-Vincent, « Petits arrangements entre chimistes », La Recherche, pp28-29 46

38


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109 MENDELEIEV (1834-1907)

En 1867, Mendeleïev est nommé de professeur de chimie à l’université de Saint-Petersbourg. Comme ses confrères, il recherche une classification des éléments chimiques lui permettant d’architecturer son cours. Mendeleïev élabore sa classification périodique en faisant fi de la croyance d’un ordre généré par l’arithmétique. Le poids des éléments chimiques sont des multiples entiers de l’atome d’hydrogène : beaucoup de chimistes tentaient alors d’établir de vaines correspondances entre poids atomique des éléments et nombres premiers. Mendeleïev recherche un schéma global. Comme l’herboriste, il attribue à chaque élément une carte répertoriant nom, poids atomiques et différentes propriétés. Mendeleïev manipule ses cartes, les fiches de son herbier (§72), comme un jeu de Memory ou un « solitaire chimique »48. 110 CLASSEMENT DES ELEMENTS EN

«BRETZEL»

Lorsque Mendeleïev parvient à un ordonnancement, il met en évidence la répétition régulière des propriétés des éléments classés. Pour préserver cette périodicité, il rectifie la masse atomique de certains éléments pour qu’ils retrouvent leur place «naturelle» et laisse vacantes quelques « cases » pour des éléments encore inconnus (§90) Les découvertes ultérieures lui donneront raison sur tous les points, et le tableau de Mendeleïev deviendra l’outil indispensable du chimiste. Mendeleïev ne considère toutefois pas sa classification comme parfaite. Elle n’exprime pas toutes les similitudes. Il propose plusieurs formes graphiques. Comme les classifications bibliographiques, Mendeleïev modifie les représentations graphiques de la classification périodique à chaque réédition de ces Principes de Chimie. Les chimistes retiendront finalement la seule que Mendeleïev ait décidée d’abandonner ! 111 LE TABLEAU PERIODIQUE SOUS SA FORME USUELLE

En 1913, les théories de Bohr et Rutherford sur la structure de l’atome viennent expliquer la périodicité des propriétés des éléments et donner un sens physique au numéro atomique. La mécanique quantique explique les périodes du tableau. Les chimistes subodorent l’existence d’un ordre plus fondamental. De la quête de la représentation embrassant toutes les analogies, on inventorie, en 1973, sept cents variétés de tableaux périodiques : long, court, spirale, hélice, pyramide, tridimensionnel… 49

48

Bernadette Bensaude-Vincent, « Petits arrangements entre chimistes », La Recherche, p30 49 ibid., p31

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Partie III : Hyperespaces / Hypertextes Peu après la révolution des chimistes, le début du XXème siècle est marqué par d’autres découvertes scientifiques majeures. La théorie de la relativité et la mécanique quantique bousculent les certitudes : espace et temps ne sont pas deux bases de représentation dissociées, elles appartiennent au même continuum ; la théorie quantique rejète les intuitions macroscopiques et fonde la dualité onde/corpuscule de la matière. Ces théories physiques voient le jour grâce aux avancées mathématiques récentes : les transformations de Lorentz, le calcul matriciel développé par Jordan permettent respectivement la formalisation du « mélange » espace-temps pour la relativité restreinte et la décomposition des états propres de la théorie des quanta. Ces idées se transmettent à la philosophie, aux arts et fondent le paradigme des hyperespaces : cubisme, néoplasticisme cherchent notamment à représenter un espace à quatre dimensions. Foucault propose une représentation de la pensée de ce siècle : « Il faut plutôt se représenter le domaine de l’épistémè moderne comme un espace volumineux et ouvert selon trois dimensions »50

112

113 TRANSISTOR

L’avènement de l’ère électronique constitue une conséquence technologique de ces grandes découvertes scientifiques. La mécanique quantique a permis la prévision de matériaux aux propriétés électriques particulières, les semiconducteurs. Le développement des technologies de communication (avec l’appoint des travaux fondateurs de Shannon et de Wiener) ont abouti à l’ère de l’ordinateur (§141) et du réseau (§146). Dans cette filiation, l’hypertexte est fils des hyperespaces de la mécanique quantique. 114 « LA PERSPECTIVE DU FROID », D.SELZ

Du point de vue sociologique, les appartenances et l’identité des individus se transforment et ne se fondent plus sur l’appartenance à une classe ou à un stéréotype (§82) : la superposition des réseaux humains se confond avec des liens hypertextes d’une page du réseau mondial. Le repérage spatial les individus se transforment. L’adresse ne suffit plus : numéros de téléphone, codes d’accès, adresse électronique etc. constituent autant de nouveaux moyens pour atteindre ou restreindre l’accès aux personnes. L’individu devient « multi-indexé » 115 BIBLIOTHEQUE PUBLIQUE D’INFORMATION

Les bibliothèques se transforment. Leurs fonds s’enrichit de nouveaux supports. Ces derniers contiennent une information qui peut être autre que du texte : image, sons, vidéo etc. L’émergence de la médiathèque répond au souci de préserver la place de centre informationnel à la bibliothèque. Cette dernière est par contre confrontée à organiser une nouvelle dimension de support physique.

50

Les Mots et les Choses, p358

40


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A. L’apparition des classifications bibliographiques

multidimensionnelles 116 NEW YORK CITY COLLEGE

La classification publiée par Henry Evelin Bliss en 1910 peut être considérée comme un système de transition. Bliss est bibliothécaire au New-York City College. Lors de ses recherches, il remet en cause les classifications traditionnelles en considérant que l’interrelation entre les disciplines n’est pas exhibée. Bliss affirme sa foi dans un «ordre naturel» des sciences. Il estime que la notation est auxiliaire –elle doit être courte- et considère que l’organisation du savoir doit d’abord se fonder sur un schéma. Le graphe de Bliss s’organise autour de 26 classes principales. Il modifie l’emplacement de disciplines jugées à cheval dans la Dewey comme la « psychologie » ou la « géographie » (§100) 117 L’originalité du système de Bliss, hormis la concision de la notation qui n’excède pas six facteurs, réside dans les alternatives proposées. Suivant le point de vue du bibliothécaire ou de l’usager, le schéma propose des variations : la photographie peut par exemple être incluse dans les « Arts », à la « physique » voire à l’ « aviation » !51 Les chiffres arabes mentionnent les subdivisions communes de forme : 6) Périodiques 1) Ouvrages de référence 7) Mélanges 2) Biographie 8) Étude du sujet 3) Histoire, but, méthodologie 9) Livres vieillis 4) Biographie se rapportant au sujet 5) Documents, matériaux, photos etc. Ces chiffres sont les préfixes ou les suffixes du sujet général. Son travail théorique se concrétise en 1929 avec la parution de The Organization of Knowledge and the System of Science. Ce système est encore en vigueur dans certaines bibliothèques anglo-saxonnes mais reste peu utilisé.

51

Paule Salvan, Esquisse de l’évolution des systèmes de classification, p29

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1. Les caractères communs

a. La culture scientifique des auteurs 118 RANGANATHAN (1892-1972)

Au début de sa vie professionnelle, Shiyahi Ramamrita Ranganathan est professeur de mathématiques. Il s’intéresse à la vie et à l’œuvre du mathématicien indien Ramanujan (§19) en lui consacrant une biographie Ramanujan, the Man and the Mathematician. La vie de ce mathématicien est en effet exemplaire par la qualité des travaux réalisés pendant sa courte de vie : de ce point de vue il rejoint la destinée d’Évariste Galois. Ramanujan se forma seul aux mathématiques. Il élabora une méthode d’analyse, le calcul modulaire. Des calculs de Ramanujan, ne subsistent que des formules énigmatiques. Ranganathan a sans doute perçu dans le personnage romantique de ce mathématicien une figure de proue de la récente émancipation indienne et un symbole du savoir. L’attirance de Ramanujan pour l’approximation des nombres transcendants répond au mysticisme de Ranganathan. Ce dernier devient bibliothécaire en 1924. Il accède à la notoriété en rédigeant The Five Laws of Library Science. Dans cet ouvrage, il énonce cinq principes pragmatiques (§86) : les livres sont faits pour être lus ; chaque lecteur doit trouver le livre qui lui convient ; chaque livre doit pouvoir être repéré ; le temps du lecteur doit être économisé ; la bibliothèque est un organisme évolutif. Enfin il rédige la première édition de la Colon Classification en 1933. 119 « LA BIBLIOTHEQUE » PAR VIEIRA DA SILVA

Lorsque Gérard Cordonnier élabore ces Méthodes nouvelles de documentation, il est ingénieur en chef des Industries Navales. Il réfléchit à l’organisation documentaire de la Bibliothèque Centrale des Industries Navales. De formation scientifique, Cordonnier envisage l’organisation du savoir dans une analogie avec les phénomènes ondulatoires de la matière : «Si l’on examine en effet l’ensemble des activités humaines, toutes appelées à bénéficier de l’organisation, on remarque que leurs domaines ne sont nullement juxtaposés simplement mais qu’ils se recouvrent largement, qu’ils se nouent, qu’ils ont plusieurs « bandes d’absorption » dans le « spectre » général d’une classification universelle. Des domaines bien distincts au premier abord sont en réalité reliés de plusieurs manières par d’autres domaines formant entre les extrêmes un réseau de liaisons.»52 (§106) 120 JACQUES ROUBAUD

Paul Braffort (§103) est sans doute plus connu pour son œuvre au sein de l’Oulipo où il a été élu membre en 1961. Il fonde avec Jacques Roubaud, l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs) dont il est le directeur scientifique (§128) Dans la bibliothèque oulipienne, il publie notamment Mes hypertropes, Le désir (les désirs) dans l’ordre des amours, Les bibliothèques invisibles et Trente-quatre brazzles. Mais il a par ailleurs travaillé comme chercheur au Commissariat à l’Énergie Atomique. Il rédige Computer Programming and Formal Systems, L’intelligence artificielle, Science et Littérature. C’est lorsqu’il travaillait au CEA qu’il s’intéresse au classement du fonds documentaire mis à la disposition des chercheurs (§136) 52

Classification et Classement, p21

43


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b. Le nombre de dimensions 121 UN COMPTEUR GEIGER-MÜLLER

Pour ces trois classificateurs, les classements linéaires sont inaptes à rendre compte de la diversité des sujets traités par un document. Pour Cordonnier, «Un objet se retrouve dans plusieurs rubriques comme un point dans l’espace est défini par ses coordonnées ou projections suivant plusieurs points de vue ». Pour un fonds spécialisé comme celui du CEA, Braffort décrit l’inadaptation de la CDU : « le système s’est révélé trop ambitieux et, enfin de compte, peu satisfaisant. On y prévoit une classification détaillée de l’Histoire, de la Géographie, des religions etc. ; par contre le développement réservé à des domaines comme celui des compteurs Geiger-Müller, de la radiochimie opératoire etc. ne satisfait pas les besoins du CEA. Nous n’avons eu à utiliser de la CDU qu’une partie infime des cotes disponibles ; chacune des cotes comporte alors un trop grand nombre de signes, par exemple : 621.385.84.2 pour les compteurs Geiger-Müller. Enfin la CDU […] malgré plusieurs révisions partielles, ne correspond plus, dans la structure même, au développement des sciences et des techniques. »53 122 CAMERA OBSCURA

Dans Philosophy of Library Classification, Ranganathan énonce les limites inhérentes à toutes classifications bibliographiques. Celles-ci doivent en effet transformer le continuum multidimensionnel d’une branche du savoir en une suite unidimensionnelle et orientée d’ouvrages sur une étagère. Mais il annonce, à l’adresse de ses confrères : 54« it is the duty of documentalists to spread the multi-dimensional universe of knowledge along one line. We must make a linear spectrum of it. We have to map an n-dimensional space on a one-dimensional space. This is the problem in the organization of information and knowledge for use.» 123 DIFFERENTS ORDRES DE GRANDEUR

Chez Braffort, les deux dimensions d’organisation seront d’une part l’échelle des phénomènes et d’autre part la méthode utilisée pour les étudier. Pour Braffort, le choix du nombre de dimension révèle un souci pratique (§92) : « le matériel de rangement dont nous disposons impose une base bidimensionnelle à notre schéma : c’est le tableau rectangulaire de lignes et de colonnes que forment les tiroirs du fichier »55 Il faut rappeler que la classification de Braffort vise à organiser un fonds scientifique. Un premier axe classe le sujet principal du document en fonction de l’échelle des phénomènes traitée. Celle-ci est subdivisée selon les ordres de grandeurs suivants : 1) Macroscopique 2) Atomique et moléculaire 3) Nucléaire 4) Corpusculaire 5) Inter-échelle Le sujet est exprimé sur l’autre axe en fonction de la méthode d’investigation employée par le document. Braffort les subdivise de la manière suivante : 1) Problèmes théoriques 2) Production des phénomènes 3) Mesure des phénomènes 4) Description des phénomènes 5) Utilisation des phénomènes 53

Braffort, « Élaboration d’une classification alphanumérique pour le fichier de matière du service de documentation du CEA », p2 54 Ranganathan, A Descriptive Account of Colon Classification, 1965 p. 198 55 « Élaboration d’une classification alphanumérique pour le fichier de matière du service de documentation du CEA », p4

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124 CINQ DOIGTS

Pour Ranganthan, la décomposition universel du savoir s’effectue selon les cinq dimensions suivantes : 1) La personnalité 2) La matière 3) L’énergie 4) L’espace 5) Le temps Selon Salvan56, « Ranganathan retrouve une tradition ancienne puisqu’il s’agit en fait de catégories aristotéliciennes » (§35)

c. L’alphabet d’indexation 125 OPTIMISATION DU NOMBRE « B

» DE

CARACTERES CONTENUS DANS L’ALPHABET

Le travail théorique des trois auteurs concerne également des réflexions quant à l’alphabet d’indexation. Pour les classifications décimales, l’alphabet est numérique ; chaque embranchement possède au plus dix subdivisions (§95) Cordonnier est amené à repenser cette «compétition» entre le choix de la base et la longueur du «mot» d’indexation. On a déjà vu que plus l’alphabet est étendu, plus court est l’indice de façon générale. Ce dernier est par contre plus difficile à mémoriser.

126 SIMULATION DE CORDONNIER

Cordonnier traite de façon approfondie l’optimisation de l’alphabet. Il considère des mots d’indexation écrits à partir d’un alphabet comportant b lettres. Il fait l’hypothèse que la longueur maximale du mot est de n lettres. Il quantifie l’effort à produire pour la recherche d’une rubrique et considère qu’il est égal à bn (cela correspond au temps nécessaire à la lecture du mot) Par ailleurs, le nombre de rubriques est inférieur à bn : c’est la contrainte liée à la taille du fonds à classer (§166) A bn donné, l’effort (b.n) est minimal pour b=e=2,71…Un alphabet à trois lettres est donc optimal dans la modélisation de Cordonnier. 127 SCHEMA DE BRAFFORT

Ranganathan défend au contraire un alphabet comportant plus de lettres que la longueur maximale du mot d’indexation (soit b>n). Chez Braffort, on se souvient que son tableau est constitué de 25 cases. Mais il attribue une lettre à chaque alvéole ( hormis le «i» que l’on risque de confondre avec l’unité) : 57«Ces lettres ont été choisies de préférence aux couples (X,Y) où X et Y varient entre 1 à 5 afin de simplifier l’écriture et de faciliter le travail de la mémoire. Mais l’ordre alphabétique ne jouira ici d’aucun privilège : la classification n’est pas linéaire. »

56

Esquisse de l’évolution des systèmes de classification, p32 « Élaboration d’une classification alphanumérique pour le fichier de matière du service de documentation du CEA », p6 57

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d. Une « langue documentaire » 128 TEXTE DE ROUBAUD PAR L’ALAMO

Lorsque Ranganathan développe les idées présidant à l’élaboration de la Colon, il établit en préambule que toute classification créée un langage de classification (§67) Au sein des classifications décimales par exemple, 58«un système de nombres classificateurs constitue virtuellement un langage artificiel de nombres ordinaux ». Pour Ranganathan, ce langage est devenu trop faible pour définir la richesse des sujets contenus dans un document : 59 «la forme ordinale de la Dewey était suffisamment élastique pour être utilisée même lorsque le quantum de pensée contenu dans des livres commença à s’amenuiser progressivement». Ranganathan se réfère sans doute au quantum d’action de la mécanique quantique lorsqu’il évoque cette brique élémentaire de la pensée. Selon lui, chaque document contient dorénavant trop de quanta de pensée : le principe des «facettes» permet d’y suppléer. Ranganathan énumère alors les qualités d’un langage de classification : 60« Un langage de classification doit essentiellement avoir les qualités suivantes : chaque nombre classificateur ne doit avoir qu’une signification et qui soit stable ; il ne doit admettre aucun synonyme ou homonyme » 129 PRONONCIATION DES VOYELLES

Nous verrons par la suite que la question du langage documentaire est fondatrice chez Cordonnier (§67) L’ambition ultime consiste à supprimer l’usage du catalogue: 61«Une langue auxiliaire faite à partir de notre code terminologique présenterait un avantage considérable. Son dictionnaire serait le catalogue de la classification méthodique. Tous les spécialistes connaîtraient vite à l’usage les mots de leur spécialité en classant sans cesse les documents les concernant […] » Au sujet de ce rêve, Cordonnier62 pense à Leibniz : «Mon travail sur les principes de la classification […] lorsqu’on m’a communiqué les deux ouvrages de Couturat sur l’histoire des langues artificielles et « la logique de Leibniz. J’ai eu la surprise d’y apprendre que Leibniz avait rêvé toute sa vie d’une « caractéristique universelle », ou langue synthétique, fondée précisément sur l’analogie arithmétique que nous avons sommairement esquissée. Leibniz voulait faire un inventaire de toutes les idées élémentaires et leur affecter à chacun un nombre premier pour symbole. Toute idée complexe pouvait alors être représentée par le nombre produit des facteurs correspondant aux idées élémentaires incluses.» (§58) Ranganathan fait sans doute référence à ces travaux de Leibniz lorsqu’il évoque le quantum d’idée.

58

Classification, Codification et Appareillage de recherche, p5 ibid. 60 ibid. 61 Classification et Classement, p52 62 ibid., p29 59

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2. La classification Colon de Ranganathan 130 POLYEDRES ETOILES PAR M.C.ESCHER

Ranganathan publie la première édition de la classification Colon en 1933. L’origine de son système réside notamment dans le caractère énumératif des classifications existantes. Ces dernières se fondent sur le principe de l’analyse. Il s’agit d’énumérer des sujets, simples et complexes, en les disposant autant que possible selon des hiérarchies génériques. Ranganathan élabore la Colon sans indices « préfabriqués » : Chaque document doit être selon lui rigoureusement analysé. Le contenu de l’information est projeté selon cinq axes qu’il nomme «facettes» (§124) Ranganathan organise le savoir selon cinq notions fondamentales : temps, espace, matière, énergie et ce qu’il appelle personnalité. Ces catégories primordiales positionnent la place de l’élément. La personnalité définit de façon générale les entités traitées par le document. L’énergie détermine les relations entre ces éléments. La matière réfère le matériau de l’entité. Enfin le temps et l’espace sont les repères spatio-temporels de l’entité -comme les subdivisions communes pour la Dewey et la CDU (§95) Cette décomposition fait écho aux quatre unités fondamentales du système métrique international : longueur [L], temps [T], masse [M] et température [U] 131 SHIVA

Dans la Colon, ces entités sont définies par le terme de personnalité, leurs relations par celui d’énergie ; les parties et les matériaux dont se compose une entité sont classés sous matière, et une entité qui, à un certain niveau d’organisation, au sein d’une certaine classe, figure comme personnalité, peut devenir matière là où elle n’est qu’un des éléments contribuant à former une entité douée de personnalité appartenant à un niveau supérieur. À l’intérieur de chaque sujet, il a appelé «facettes», les groupes de termes tirés de ces catégories fondamentales, et dans chaque sujet la notion centrale qui lui donne son identité spécifique constitue sa personnalité. Dans la Colon, seules les hiérarchies génériques vraies sont énumérées ; pour subdiviser davantage, on se sert de termes empruntés à diverses catégories, ou «facettes». L’idée fondamentale est que les concepts qui font partie d’un domaine de connaissance sont susceptibles d’être analysés et groupés ainsi en diverses catégories de termes clairement définis et distincts les uns des autres. Ce système n’est pas souvent utilisé, sauf en Inde, mais la théorie qui en est la base a été très largement acceptée et a servi à édifier des systèmes de classement pour beaucoup d’organismes spécialisés. Les éditions récentes de la Dewey ou de la CDU ont toutes été fortement influencées par l’œuvre du bibliothécaire indien (§97)

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3. La classification de Cordonnier 132 DESCRIPTIVE DE MONGE

63

« Une classification universelle ne doit pas chercher une place unique pour chaque objet ou idée. Ceux-ci doivent s’envisager sous de nombreux points de vue naturels suivant la spécialisation des utilisateurs. Une classification encyclopédique doit être alors une collection ordonnée des points de vue. Un objet se retrouvera alors dans plusieurs rubriques dont l’ensemble définit sa place dans le domaine intellectuelle, comme un point dans l’espace est défini par ses « coordonnées » ou projections suivant plusieurs points de vue […] ». Cordonnier propose alors les quatre points de vue, les quatre « facettes » suivantes (§174): − Points de vue logiques − Points de vue cosmologiques − Points de vue biologiques − Points de vue sociologiques ou humains 133 ALPHABET DU LANGAGE DE CORDONNIER (LES SERIES SONT LES PLACES DES SYLLABES)

La particularité de la classification Cordonnier concerne son indexation. Cordonnier montre dans un premier temps qu’un alphabet à trois lettres est optimal (§126) Mais il opte finalement pour cinq lettres ! Cette réaction est sans doute à mettre au crédit du procédé de représentation prévue. Cordonnier indexe en effet par syllabe (§34) Chaque syllabe comporte trois facteurs : les facteurs d’extrémité sont des consonnes, le facteur central est une voyelle. Dans la langue de Cordonnier, le sujet « antennes dirigées » se traduit par « dig pon to » et « radiogoniométrie » par « dig pop sis » !

134 STENOGRAPHIE DU LANGAGE

Chaque syllabe permet de composer 155 sujets différents (51+52+53) De l’avantage mnésique de la partition syllabique, Cordonnier construit un procédé permettant d’éviter les erreurs de permutation entre les syllabes. Ainsi le groupe de cinq consommes permettant l’écriture de la première syllabe diffère de celui de la seconde, et idem pour les suivantes. L’usager sait ainsi que la syllabe « pop » se compose de la consonne « p » située dans le deuxième groupe ; « pop » est donc la deuxième syllabe d’un mot classificatoire. Cordonnier réfléchit même à une écriture sténographique des indices (§31)

CLASSIFICATOIRE DE CORDONNIER

135 CARTOUCHE EGYPTIEN

Puisque la langue de Cordonnier doit pouvoir exprimer plusieurs points de vue, « le symbole synthétique d’une rubrique ne se présente donc pas comme une suite linéaire de symboles élémentaires ».La projection du langage de Cordonnier devient une arborescence de syllabes : le sujet «antennes dirigées par radiogoniométrie » s’écrit alors : « Dig pop sis pon to » Le sujet possède en effet une racine commune s’écrivant «dig». Cordonnier définit alors des règles syntaxiques très complexes selon la topologie des arborescences. 63

Classification et Classement, p7

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4. La classification spécialisée de Braffort 136 SCANNER DU CERVEAU

L’approche de Paul Braffort semble s’inspirer des trois points de vue définit par Kedrov (§105) dans La Classification des Sciences : − Caractère de l’objet − Méthode − But Kedrov annonce :64«Chacun de ces éléments peut conditionner la coupe particulière de la classification générale des sciences à partir de laquelle l’ensemble des connaissances sera considéré. Dans ce cas, une difficulté apparaît : ne pas perdre au travers d’une coupe, la somme des relations et des rapports entre les sciences.» De cette trilogie, Braffort semble effectivement retenir le «caractère de l’objet» et fusionner «méthode» et «but» 137 Nous avons vu que Braffort attribue une lettre de l’alphabet à chacune des cases. Cette démarche est l’inverse de la classification périodique : chez Mendeleïev, la « lettre » de chaque élément chimique –le poids atomique en l’occurrence- était connue, mais il s’agissait de trouver les proportions du casier, les alvéoles vacantes (§109) Dans la classification de Braffort, la lettre «A », « l’hydrogène » du diagramme, coïncide avec l’intersection de la première colonne et de la première ligne : « A » désigne donc le sujet traitant de « phénomènes inter échelles » étudiés comme des « problèmes théoriques ». La lettre « X » (3ème colonne, 5ème ligne) contient les applications (5ème ligne) de la physique nucléaire (3ème colonne)

138 SCHEMA « DOUBLE

Pour sans doute augmenter la résolution de son système bidimensionnel, Braffort propose de spécifier deux fois la position d’un sujet dans le « casier ». Chaque sujet est alors indexé dans un espace à 2+2 dimensions. Braffort invoque effectivement les raisons suivantes présidant à ce choix : « […] Les structures de la matière, les techniques humaines pour les découvrir et les utiliser forment un schéma bien plus complexe que celui d’un tableau à deux entrées. Il y a des problèmes qui font intervenir des phénomènes à des échelles différentes (par exemple : les propriétés électromagnétiques des solides, la chimie sous radiation etc.) d’autres il est souvent impossible de séparer des aspects théoriques et expérimentaux. […] Ainsi, pour améliorer notre schéma, nous divisons les « cases » (représentées par une lettre) en formant des rubriques dénotées par un couple de deux lettres. Chaque lettre correspond à un élément dans un ensemble à quatre dimensions. En fait nous n’utiliserons qu’une partie des combinaisons possibles, celles qui correspondent à une activité scientifique réelle. » Ainsi « AA » désigne les « mathématiques générales ». Puisque « Z » correspond aux « industries » (« utilisation des phénomènes » à l’ « échelle macroscopique »), alors « XZ » correspond aux « applications industrielles des radio isotopes »

64

Kedrov, La classification des sciences

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» DE BRAFFORT


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B. Les classements du savoir à l’ère du numérique 139 A l’hybridation des connaissances scientifiques défendue par Kedrov (§105), à l’instar des classifications multidimensionnelles proposant des liens transversaux entre les disciplines, le XXème siècle voit apparaître la convergence des technologies de transmission et de traitement de l ‘information. Le support d’archivage, le véhicule de transmission qu’il soit analogique ou numérique, est électronique, magnétique voire lumineux : on assiste à la dématérialisation des supports de savoir. Cet essor est le résultat du couplage que nous allons décrire par la suite : d’un côté les machines de stockage et de traitement de l’information - l’informatique et les ordinateurs - et de l’autre l’émergence de structures et de technologies d’interconnexion -les réseaux (§146)140 De fait, le XIXème siècle fait émerger les « pousses » des techniques fondatrices de l’information. Le daguerréotype, ancêtre de la photographie (et des microfiches) apparaît en 1839. L’écossais Maxwell décrit en 1864 une théorie générale de l’électromagnétisme : elle permet à Hertz de créer des ondes qui porteront son nom. Plus généralement, on assiste à une transformation de l’échelle caractéristique des supports : l’information se condense sur des media dont l’ordre de grandeur dimensionnel est très inférieur à celle de l’humain. Conjointement la vitesse de transmission se transforme : on quitte les ordres de grandeur du déplacement mécanique. Classés selon l’échelle des phénomènes de Braffort, ondes électromagnétiques, électrons, micro-documents ne sont pas situés dans l’échelle macroscopique. Le classement du savoir s’émancipe de sa représentation spatiale traditionnelle. La somme du savoir et son organisation ne se lit plus dans les espaces symboliques de sa représentation, les bibliothèques.

LECTEUR DE MICRO-FICHES

1. Le classement des objets numériques 141 MACHINE DE BABBAGE

Il faut sans doute voir dans les machines à calculer de Pascal et Leibniz les lointains aïeux de nos ordinateurs. Le principe opératoire de l’ordinateur consiste effectivement à décomposer tout traitement en une succession d’opérations élémentaires : le terme français d’ «ordinateur» fait echo à cette méthode tandis que le terme anglais original de computer se réfère au calcul. Après les tentatives de Babbage, le développement de l’électromécanique à la fin du XIXème siècle fait émerger des machines de traitement très spécifiques : trieuses, tabulatrices etc. Conjointement, les techniques de stockage se miniaturisent : en 1906, les premières microfiches apparaissent et en 1925, un microfilm de la taille d’un timbre contient cinquante fois le texte entier de la Bible.

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142 L’ENIAC

La programmation pour ces machines nécessite de nombreuses opérations manuelles : les tâches sont spécifiées par un câblage, réalisé sur un tableau de connexions. Dans le classement typologique des machines, ces protoordinateurs seront appelés machines à programme affiché. Les calculatrices électromécaniques sont vite supplantées par leurs cousins électroniques : l’ENIAC, premier calculateur entièrement électronique fut construit en 1946 avec des tubes à vide. L’ENIAC était une machine à programme affiché. Les travaux de Von Neumann permettent de codifier (§53) une architecture commune aux futurs ordinateurs. Parallèlement les découvertes de Pfann dans les laboratoires Bell permettent la production en grande série des transistors. La structure et le matériau fonde l’archétype de l’ordinateur : cette émergence est analogue à celle d’un autre centre de traitement, quelques siècles plutôt, la bibliothèque. Il n’est pas anodin que l’on utilise le terme d’architecture pour désigner la structure de fonctionnement des ordinateurs : il serait sans doute possible d’établir une correspondance entre organigramme programmatique d’une bibliothèque et architecture d’un système d’informations. 143 2001, ODYSSEE DE L’ESPACE

La nouveauté du schéma de Von Neumann, c’est que le programme d’instruction est enregistré. Naturellement, l’expression de l ‘assignation des tâches s’écrit et se codifie. D’une certaine manière, le tableau de connexion était déjà un langage : la connexion entre deux points étant un trait sur un plan. Après les cartes perforées, la communication entre l’homme et la machine s’effectue dans un emboîtement de langages. Chacun de ces différents langages étiquète les informations à traiter : les systèmes d’exploitation courants attribue ainsi un titre et une extension à chacune des entités. L’extension rapporte la nature de l’information : texte, tableau, image, sons etc. Dans les médiathèques, ces extensions sont communément les livres, les microfiches, les périodiques, les documents sonores etc. (§115) 144 ARBORESCENCE DE FICHIERS

De l’origine textuelle de l’interface homme-machine, le stockage de l’information hérite d’une logique arborescente propre au langage : l’emplacement de données particulières se définit dans une série d’emboîtement de dossiers. D’une certaine manière, l’archivage de la mémoire dans l’ordinateur est analogue à la situation d’un livre au sein d’une bibliothèque dont la classification est décimale. La hiérarchie des dossiers correspond à l’arborescence des disciplines. Le titre est utilisé pour classer le support dans une branche ; dans la CDD, les premières lettres de l’auteur ordonnent le livre dans son étagère (§2) Il est également possible de trier les fichiers par date de création ou par type d’extension : la bibliothèque propose de manière identique dans les catalogues systématiques. Le classement canonique de la machine correspond donc aux classifications arborescentes.

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145 FICHE BIBLIOGRAPHIQUE

On aurait été effectivement tenté de croire que les hyperespaces et les classements multidimensionnels seraient de mise en informatique. De fait, les bases de données sont précisément destinées à organiser et à trier des informations selon plusieurs champs. Comme pour la classification Colon par exemple, il est nécessaire d’analyser le document pour l’injecter dans une base de données : comme pour les « facettes », il faut attribuer les projections du document aux différents champs de la base de données. Michel Fingerhut énonce les transformations suivantes :65« Dans la bibliothèque traditionnelle, les fiches du catalogue doivent être dupliquées pour chacun des modes d’accès proposés : par auteur, par sujet… Ces fiches sont rangées dans des tiroirs, le lecteur ne peut les en sortir pour créer son choix personnel. En revanche, l’informatique permet d’offrir des vues multiples d’une même collection d’objets numériques – catalogue ou base de données – sans avoir à répliquer les métadonnées : tout est question de programmation des choix offerts au public : recherche par auteur, titre, mots-clé... ; listes alphabétiques, thématiques… ; sélections, nouveautés, événementielles… ». Nous allons voir que la spécificité de l’organisation de l’information au sein du rassemblement localisél’ordinateur- se perpétue puis se transforme lorsque ces rassemblements deviennent à leur tour les briques d’un nouveau rassemblement.

2. Les objets numériques dispersés en réseau 146 UNE REPRESENTATION DU GRAPHE DU WEB

Lorsque Paul Otlet, l’auteur de la CDU, publie en 1934 le Traité de documentation, il anticipe les principes de l’hypertexte et imagine un réseau planétaire permettant l’échange documentaire ! L’accomplissement du rêve du bibliothécaire commence en 1940 avec le premier traitement de données à distance entre Hanovre et New York. En 1961, un prototype de serveur documentaire voit le jour au MIT. Il inaugure une navigation dans une base de données bibliographiques. En 1963, Ted Nelson crée le terme d’hypertext (après les propositions de linktext, jumptext ou zapwrite !) En novembre 1987, l'Université de Caroline du Nord accueille la première conférence sur l'hypertexte. Ce rassemblement est un grand succès, les cinq cents chercheurs présents repartent avec un programme d’investigation pour fonder l’architecture et la norme d’un espace «hypertextuel». 147 VUE AERIENNE DU CENTRE EUROPEEN DE RECHERHCHE NUICLEAIRE

Les chercheurs du CERN concluent en 1989 en présentant la structure du world wide web. La brique constituant cette architecture est également codifiée : la norme de description et de balisage des documents est dorénavant l’HyperText Markup Language. Pour la bibliothèque la brique élémentaire d’information, c’est le livre. Il constitue l’objet informationnel nommé de plus petites dimensions. Nous avons vu que les classifications nommaient et hiérarchisant des disciplines et ces dernières sont constituées d’un rassemblement de livres. Le réseau nomme lui chacune de ces pages. Et pour qu’une page devienne une page du réseau ou hypertexte elle doit répondre à des caractères fondant son espèce.

65

Michel Fingerhut, « Le site web de la bibliothèque considéré comme un espace » dans Bulletin des Bibliothèques de France, t.45, n°3, mai 2000

52


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148 UNE REPRESENTATION DU GRAPHE DU WEB

(SUITE)

Dans l’espace numérique, la matérialité de l’objet livre se dissout et s’évapore. La multiplication des documents est à la base générée par l’indexation de toutes les pages de « livres virtuels ». Mais la profusion d’entités à classer présente un ordre de grandeur tout autre que le fonds des bibliothèques. Sur le réseau, l’élément consigné est la page : la réduction de la taille caractéristique de l’objet informationnel nommé génère de facto un catalogue de la collection beaucoup plus important. Pour la page hypertexte, le lien est l’équivalent de la référence bibliographique. Alors le « livre virtuel », le « fagot de pages », c’est sans doute le site web. Ce dernier terme est d’ailleurs assez étrange car traditionnellement, ce mot désigne « la configuration d’un lieu ou un paysage ». De l’ «utopie»66 déroutante du réseau, nous transplantons les termes de notre qualification à la géographie ( terrestre ou maritime d’ailleurs) 149 UNE SOURIS

La nouveauté de l’ère numérique ne réside pas uniquement dans l’extrême condensation de l’information ; elle s’exprime également dans le gigantesque saut d’échelle opéré par la vitesse de transmission. Dans une bibliothèque, le temps et la distance séparant la connaissance de l’adresse du document à sa lecture se trouvent dans des dimensions humaines. Dans le réseau, les unités de temps et d’espace sont dissoutes ; le «clic» est l’unité « métrique» en vigueur (§152) De ce fait les objets numériques deviennent équidistants. Alors la représentation du réseau présente des analogies avec cette autre forme canonique de rassemblement du savoir l’Encyclopédie : elle assigne un titre à chacun des articles qu’elle déploie comme le réseau ces pages. L’autre parallèle réside dans la singularité du projet hypertextuelles et la profusion des renvois entre les documents (§61) Le projet de l’Encyclopédie consistait à rassembler tous les savoirs du monde dans un seul même livre. Le projet holistique de l’hypertexte, c’est finalement de condenser toute la connaissance dans une seule hyperpage. 150 LA VOIE LACTEE

A la différence de l’Encyclopédie dont le projet état d’abord une collection choisie d’articles, il est difficile d’établir l’inventaire des pages du réseau. En premier lieu, la quantité d’éléments est sans comparaison : le nombre total de pages s’élèvent à plusieurs milliards 67(§53) Par ailleurs, l’espérance de vie d’un objet numérique est bien plus courte que celle d’un livre. L’évolution très rapide des technologies informatiques rend par exemple caduque certains types de fichiers : si leur encodage n’est pas actualisé, ils deviennent illisibles. D’une certaine manière, l’audience potentielle de l’information gagne en espérance d’espace sur le réseau ce qu’elle perd en espérance de vie en étant pas préhensible. L’Encyclopédie ordonnait ces articles selon l’ordre alphabétique. La logique classificatoire présuppose l’établissement d’un inventaire : le gigantisme et la volatilité des objets numériques rendent illusoire tout projet de recensement.

66 67

le « non-lieu » J.L Guillaume et M.Latapy, « Le graphe du web », Tangente, HS n°12, p12

53


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151 SURJECTION

Finalement l’analogie avec l’Encyclopédie prend fin au moment où le rapprochement avec la bibliothèque refait sens : la collection du réseau n’est pas raisonnée comme l’est l’Encyclopédie. La profusion et l’absence de contrôle éditorial des pages publiés sur le réseau ressuscitent le mythe de la Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges (§165) Des espaces antérieurs du rassemblement du savoir correspondait un schéma d’aspiration arborescent. La convergence de l’information s’effectuait sur un réseau étoilé : les bibliothèques nationales sont de ce point de vue des attracteurs en assumant le rôle du dépôt légal. Les lieux du savoir –au sens large et en incluant les personnes- sont disséminés et interconnectés : la spatialisation du savoir se lit sans doute dans le parallèle entre l’interconnexion de ces lieux comme les dendrites reliant les neurones dans le cerveau (§89) On voit alors que la nécessité du classement est double sur le réseau : il faut d’une part trier les documents « intéressants » du flot continu de « galimatias » (§7) et il est nécessaire de prévoir un schéma de classement. 152 En prenant en compte l’ensemble des pages et leur lien hypertexte, le réseau est un gigantesque graphe où les pages sont les sommets et les liens hypertexte les arêtes. Le « clic » correspond à emprunter une arête particulière. L’exploration de ce graphe s’avère une entreprise difficile. J.L. Guillaume et M. Latapy propose de commencer par une première page et d’explorer toutes les pages qui lui sont connexes ; on réitère l’opération à chaque page atteinte. Les auteurs de l’article considèrent qu’il faut plus d’un mois pour parcourir toutes les pages visitables depuis la page initiale ; et pendant ce temps des millions de pages sont apparues tandis que d’autant disparaissaient. Un groupe de chercheurs68 a préféré suivre une démarche statistique : la synthèse de leur analyse décrit le graphe du web comme un «nœud papillon». 153 LE NŒUD PAPILLON

: LA TOPOLOGIE DU WEB

En partant d’une page situé du centre du « nœud papillon », l’étude fait apparaître que l’on ne peut atteindre que la moitié des pages ! Le web n’est donc pas un unique ensemble mais plusieurs « volumes » qui ne se citent pas mutuellement. De quelle manière peut-on alors accéder à l’ensemble hypertexte souhaité ? Par ailleurs, au sein d’un « sous-graphe », le nombre de « clics » peut être très élevé : la suite de liens reliant deux pages atteint parfois 900 « clics »69. Le web propose donc des moteurs de recherche, catalogue systématique permettant de trouver la bonne page.

154 YAHOO

Ces moteurs de recherche sont de deux types : annuaires ou recherche par mot clés. Les annuaires recensent et ordonnent les pages selon les méthodes bibliographiques ; les moteurs fonctionnant par recherche de mot clés passent en revue les pages comportant ces informations. Les annuaires appliquent les recettes de la bibliothéconomie. Les catégories proposées par Yahoo correspondent à l’organisation du savoir de Classification de la Bibliothèque du Congrès. Yahoo utilise également la syntaxe, le langage documentaire de la Colon.

68

A.Z. Broder, S.R. Kumar, F.Maghoul, P.Raghavan, S.Rajagopa Ian, R.Stata, A.Tomkins et J.L. Wieer cité dans Tangente 69 « Le graphe du web »

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155 GOOGLE

Comme dans La Bibliothèque de Babel, la recherche de la pertinence de l’information est primordiale (§7) Le moteur Google a développé de ce point de vue une méthode quantitative permettant un classement d’intérêt des pages comportant les mots clés proposés. Ce procédé consiste à noter les pages en fonction du nombre de liens hypertextes pointant vers elle : plus il est élevé, plus un nombre important de personnes considère que son contenu est intéressant. Une page présentant peu de liens, mais référencée par ces « attracteurs » est également bien notée : elle est supposée intéressante par «transitivité». On retrouve finalement la logique de citations et de références entre les livres. 156 AUTOMATES CELLULAIRES DE WOLFRAM

La profusion d’informations rassemblées sur le réseau fait écho à l’inflation du savoir et des documents de la XIXème siècle (§85) On semble retrouver également une nouvelle foi dans le déterminisme scientifique. Le physicien et informaticien, Stephen Wolfram70, auteur de A New Kind of Science énonce 71« Je crois qu’il y a peut-être un programme très simple, unique, qui, s’il était exécuté pendant suffisamment longtemps, reproduirait tous les détails de ce qui est survenu dans notre Univers. Ce programme constituerait donc la théorie physique ultime ». Dans un entretien à Wired, Wolfram considère que le code du programme permettant d’engendrer l’Univers tiendrait en trois ou quatre lignes : la bibliothèque de Babel se condenserait alors en quelques mots !

70

Wolfram est le créateur du logiciel Mathematica. Il a par ailleurs développé de nombreux modèles d’automates cellulaires 71 « Une nouvelle forme de science », La Recherche, septembre 2002

55


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Conclusion 157 Le réseau est-il destiné à devenir l’espace hégémonique de rassemblement et de diffusion du savoir ? Le caractère le distinguant de ces prédécesseurs –encyclopédie, bibliothèque…- est qu’il n’opère pas de tri. Toutes les informations diffusées sur le web ne passent par un lieu de contrôle –ligne éditorial, dépôt légal…-. La sélection ne se crée que par la citation, par le lien hypertexte qu’une autre page envoie vers la page de support de l’information en question. Christian Jacob72 rappelle : «La conservation résulte d’une décision politique autant qu’intellectuelle : on décide de conserver en anticipant les usages futurs de l’information, en portant des jugements sur ce qui mérite ou non d’être archivé. Sélectionner, c’est aussi assumer le risque d’une élimination irrémédiable. Toute politique de la mémoire se bâtit sur une part d’amnésie. La mémoire est ainsi un processus volontariste et la gestion du passé se projette dans sa finalité future. » Doiton envisager de voir naître des bibliothécaires du web, qui, comme dans la bibliothèque de Babel serait chargé de supprimer les galimatias hypertextuels ?.. (§6) 158 La Bibliothèque Nationale prend déjà ce rôle en charge : elle trie et archive les sites internet pertinents. Les bibliothèques et les médiathèques se transforment à l’heure du numérique : organisation de catalogues collectifs en ligne, techniques de numérisation, outils d’indexation et de liaisons hypertextuelles. L’architecte hollandais, Rem Koolhaas, résume leur évolution : 73« L’enjeu est de redéfinir / réinventer la bibliothèque : non plus une institution exclusivement dédiée au livre, mais une réunion d’informations à tous les médias – anciens & nouveaux – cohabitant dans les conditions d’une égalité nouvelle. A l’âge où l’accès à l’information peut se faire de partout, ce sont la simultanéité des médias, la qualité de leur présentation et de leur interaction qui renouvellent la bibliothèque. Que l’on puisse stocker le contenu d’une bibliothèque sur une simple puce, qu’une seule bibliothèque puisse contenir toute la mémoire numérique, voilà qui change tout. Les formes de stockage nouvelles permettent de concentrer l’espace dédié au livre, tandis que de nouveaux modes de lecture rehaussent son aura. » 159 LE « SERPENT

En avant-propos, je mentionnais que ce travail constituait la base théorique d’un projet de bibliothèque pour mon diplôme (§1) Le site est situé à l’intérieur du Campus de Jussieu à Paris. Le fonds bibliographique –dont les trois quarts seront proposés en libre accès- est constitué principalement d’ouvrages et de périodiques scientifiques. La problématique du projet consiste à développer l’espace du bâtiment à partir d’une hypothèse classificatoire. La forme de l’édifice sera en partie issue de la représentation du système d’ordonnancement des connaissances scientifiques.

72

Christian Jacob, La Bibliothèque, Miroir de l’Ame, Mémoire du Monde, « La Leçon d’Alexandrie », p23 73 Techniques & Architecture juin-juillet 2001

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» DE LA DEWEY


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160 UNE MISE EN ESPACE DE LA DEWEY

?

L’élaboration du projet fut entamée lors des recherches pour ce mémoire. Je me suis alors initialement orienté vers les systèmes classificatoires les plus couramment utilisés dans les bibliothèques publiques, les classifications décimales. Les organismes chargés de leur diffusion et de leur actualisation sont très puissants et parviennent à imposer le monopole de la « langue décimale ». Elle est la « langue maternelle » de tout bibliothécaire. On a pu apercevoir leurs inconvénients (§99) , particulièrement patents pour les fonds scientifiques (§121) Dans un premier temps, j’ai donc cherché à résorber l’inconvénient concernant la distance séparant les classes fondamentales pourtant connexes. Rapprochement entre la « 4 », la linguistique, avec le « 8 » pour la Dewey ? Tangence entre la « 3 », les sciences sociales avec la « 9 » pour la Dewey et la CDU ? 161 ETUDE DE CORRELATION ENTRE CLASSES

Une autre piste explorée consiste à transformer les classifications décimales, ou plus généralement unidimensionnelles, en un système « 1+1 »-dimensionnel. A l’instar de la classification de Braffort qui applique une nouvelle fois sa partition à chaque case du tableau (§138), j’étudiais les corrélations entre classes au sein de la Dewey (§170) ou de la CDU. On peut imaginer une « cote double » pour chaque ouvrage 74 : un ouvrage traitant des inventions de Leonard de Vinci serait alors situé à l’intersection des « arts de la Renaissance » et de « l’histoire de l’ingénierie ». Chaque volume serait ainsi défini par deux projections de son contenu. Ce schéma ne résout cependant assez mal la segmentation entre disciplines scientifiques. On a vu le problème de l’indexation de disciplines nouvelles : le double indice conduirait à des cotes très longues. Ce système serait de surcroît peu intuitif pour les usagers.

74

la CDU applique ce principe grâce aux signes d’extension (§97) Ces derniers restent cependant peu employés.

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162 PROJECTION D’UN FONDS SCIENTIFIQUE SUR LA DEWEY

Concernant les classifications multidimensionnelles, le système de Ranganathan est élégant et puissant. Toutefois sa richesse et ses cinq dimensions seraient difficilement « projetables » dans l’espace architectural. Pour le bibliothécaire, il est par ailleurs très difficile de « parler correctement le Colon » ! Le système de Cordonnier propose également un nombre de dimensions important puisqu’il est de quatre (§174) Cordonnier n’a d’ailleurs pas écrit de tables ; il a principalement décrit le vocabulaire et la syntaxe de son langage classificatoire. La classification de Braffort est quant à elle dimensionnée à l’origine pour un fonds scientifique. Nous n’allons voir qu’il est sans doute intéressant de partir sur la base de ce système. La bibliothèque universitaire de Jussieu a également vocation à proposer un fonds généraliste : la classification de Braffort ne permet pas de traiter un fonds encyclopédique. Toutefois si l’on examine la projection dans la Dewey des matières enseignées à Paris VII, le tableau est le suivant :

Si l’on incorpore le fonds encyclopédique, la répartition des classes en proportion relative serait alors telle que présentée sur le schéma de droite. 163 PROJECTION MIXTE

En retenant le schéma bidimensionnelle de Braffort, on pourrait imaginer de fusionner les classes « 5 » et « 6 » et les ordonner selon les axes de l’échelle des phénomènes et de la méthode employée pour les appréhender. Par ailleurs, une bibliothèque universitaire propose généralement une section d’enseignement et une section de recherche. Le fonds scientifique réservé à la recherche pourrait être lui ordonné selon le schéma de Braffort complet : chaque case est découpée et les sujets précis sont mieux décrits (§175) La suite de l’élaboration de mon projet explorera donc attentivement cette piste…

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164 BORGES

Depuis le premier Adam qui vit la nuit et le jour et la forme de sa main, les hommes inventèrent et fixèrent dans la pierre ou dans le métal ou sur le parchemin tout ce qu’enferme la terre ou que modèle le songe. Voici leur travail : la Bibliothèque. On dit que les volumes qu’elle renferme laissent loin derrière eux le chiffre des astres ou des sables du désert. L’homme qui souhaiterait l’épuiser y perdrait sa raison et ses yeux non moins téméraires. Ici, la grande mémoire des siècles qui furent, les épées, les héros, les symboles laconiques de l’algèbre, le savoir qui sonde les planètes qui gouvernent le destin, les vertus des plantes et des ivoires talismans, le poème où la caresse est perpétuée, la science qui déchiffre le solitaire labyrinthe de Dieu, la théologie, l’alchimie, qui dans la boue cherche l’or, et les simulacres de l’idolâtre. Les Infidèles affirment que, si elle brûlait, brûlerait l’histoire. Ils se trompent. Les veillées humaines engendrèrent les livres infinis. Si, d’eux tous, il n’en demeurait aucun, les hommes recommenceraient à engendrer chaque page et chaque ligne, chacun des travaux et des amours d’Hercule, chaque variante de chaque manuscrit. Au premier siècle de l’Hégire, moi, le même Omar qui soumit les Perses et qui impose partout l’Islam sur la terre, j’ordonne à mes soldats de détruire par le feu la vaste Bibliothèque, qui ne périra pas. Loués soient Dieu qui ne dort pas et Mahomet, Son Apôtre. J.L. Borges, « Alexandrie, 641 a.d. »75

75

Treize poèmes de J.L. Borges traduits par Roger Caillois aux éditions fata morgana , 1978

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Appendices

A. Enquête dans la Bibliothèque de Babel 165 La nouvelle de Borges commence par ces mots : « L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d'un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. […] À proximité passe l'escalier en colimaçon, qui s'abîme et s'élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. [...] .Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères ; chaque étagère comprend trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages» L’auteur nous indique que la hauteur sous plafond d’une cellule est approximativement de 2 mètres. Chaque étagère est donc haute d’environ 0,4m. Si l’on considère qu’un ouvrage comportant 410 pages et haut d’une trentaine de centimètres, on peut supposer que son épaisseur est de l’ordre de 3 centimètres. Si chaque étagère comporte 32 ouvrages alors le côté de l’hexagone fait à peu près 1 mètre : le volume occupé par une cellule hexagonale est donc approximativement de 7m3 166 « chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs. Il y a aussi des lettres sur le dos de chaque livre ; ces lettres n'indiquent ni ne préfigurent ce que diront les pages : incohérence qui, je le sais, a parfois paru mystérieuse. [...] » « Deuxième axiome : le nombre des symboles orthographiques est vingt-cinq76 […] »Chaque ouvrage comporte donc 410x40x90 caractères. Et puisque la bibliothèque liste l’ensemble des combinaisons de «codes-livres», elle comporte ainsi 25410x40x90ouvrages. 167 Chaque cellule abrite 640 volumes (20x32) : on en déduit que la bibliothèque contient (25410x40x90 /640) cellules soit environ 102000000 (§150) ! En considérant que la bibliothèque est contenue dans une sphère77 de rayon R, on a alors R~10700000 années-lumière ! Le rayon R de l’univers est lui de l’ordre de 15.109 années-lumière. L’Univers est donc une poussière oubliée dans la Bibliothèque de Babel ! Pour que la bibliothèque ait au maximum les dimensions de l’Univers, elle devrait alors uniquement consigner l’ensemble des codes de 36 caractères soit moins d’une ligne ! A l’heure où l’ensemble du savoir est numérisable (cinéma, musique), le format type d’un film ou d’un morceau de musique nécessite un nombre borné de « bits » définissant son contenu. On pourrait de ce fait imaginer une « Médiathèque de Babel » listant par exemple l’ensemble des DVD ou CD possibles ! 76

« Le manuscrit original du présent texte ne contient ni chiffres ni majuscules. La ponctuation a été limitée à la virgule et au point. Ces deux signes, l’espace et les vingt-deux lettres de l’alphabet sont les vingt-cinq symboles suffisants énumérés par l'inconnu ( Note de l’éditeur. ) » 77 « La Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible », p72

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

B. Résumé de quelques classifications 168 SYSTEME DE BACON

169 CLASSIFICATION DE LA BIBLIOTHEQUE DU CONGRES

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

170 CLASSIFICATION DECIMALE DEWEY

171 CLASSIFICATION DE LA CDU

172 CLASSIFICATION SOVIETIQUE BBK

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

173 CLASSIFICATION COLON

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

174 CLASSIFICATION DE CORDONNIER

Points de vue "logiques" Arithmétique et algèbre Analyse Géométrie Mécanique

B Be Bi Bo Bu

Points de vue "cosmologiques" échelle infra atomique échelle atomique échelle moléculaire échelle moyenne échelle universelle

C Ca Ce Ci Co Cu

Points de vue "biologiques" anatomie physiologie pathologie psychologie Sociologie

D Da De Di Do Du

Points de vue "sociologiques" ou "humains" descriptifs (ethnologie, histoire, géographie) institutionnels (sociétés diverses, éducation, droit) techniques et économiques expressifs (langues littérature arts métaphysique (philosophie et religions)

F Fa Fe Fi Fo Fu

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

175 CLASSIFICATION DE BRAFFORT ère

1

colonne

A

mathématiques AA mathématiques générales AL analyse des phénomènes AQ théorie du champ AV calcul mécaniques

F

appareillage électrique FF la circuiterie et ses éléments FO sources électrochimiques FU conversion électroacoustique et photoélectrique FV tubes radioélectriques FZ électrotechnique

L

mesures en général et mesures électriques LA métrologie générale LF mesures électriques LQ mesures électroniques LV mesures radioélectriques

Q

physique électronique QD propriétés électromagnétiques des solides QQ électrodynamique QV décharge électrique dans les gaz

V

radioélectricité et applications VF production des oscillations électromagnétiques VQ rayonnement propagation VV amplification et stabilisation VZ applications de la radioélectricité

2ème colonne B

théorie quantique BA mécanique quantique BB mécanique ondulatoire BQ théorie quantique des champs

G

accélération des particules GG accélérateurs GQ optique ionique GR spectrométrie beta GS spectrographie de masse

M

détection de particules M/ détection en général MJ émulsions photographiques MM compteurs GM MQ chambre d'ionisation MU compteurs à cristaux MV technique des émulsions MW chambre de Wilson MZ prospection

R

corpuscules élémentaires et particules RC mésons RQ électrons photons RS nucléons et rayonnement lourd RW rayons cosmiques

3ème colonne : C

physique nucléaire théorique CB mésons théoriques CC modèles nucléaires CR théorie de la radioactivité CS potentiels nucléaires

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

H

nucléonique HH techniques neutroniques HN réacteurs nucléaires HZ bombes atomiques

N

réactions nucléaires NH fission NS fusion

S

systématique des nuclides SC caractéristiques nucléaires

X

utilisation des radioisotopes XX applications scientifiques des radioéléments XZ application industrielles des radioéléments

4ème colonne D

chimie théorique DB structures atomiques et moléculaires DE cinétique et thermodynamique chimique DJ adsorption catalyse

J

chimie opératoire JK séparations mécaniques JP séparations physiques JT opérations chimiques JX radiochimie

O

analyse chimique OD principes fondamentaux de l'analyse chimique OJ méthodes particulières d'analyse OO analyse optique OQ électrochimie OX dosage par radioactivation

T

chimie descriptive TT étude des familles TY chimie organique générale TX chimie organique des produits marqués

Y

sciences naturelles et applications YA astrophysique YU géologie et minéralogie YX radiobiologie YY biologie et application

5ème colonne E

théorie macroscopique EA mécanique physique EP mécanique des fluides EU théorie des états de la matière EE thermodynamique

K

technique macroscopique KE techniques acoustiques KJ technique des pressions extrêmes KK élaboration et traitement des matériaux KU corrosion KZ technique des températures extrêmes

F

mesures macroscopiques PE mesures thermodynamiques PO essais optiques PU essais des matériaux PZ essais des constructions

U

propriétés macroscopiques de la matière UE étude expérimentale des états de la matière UU fichier des matériaux

Z

généralités sur l'industrie ZK élaboration des pièces ZU assemblage des matériaux ZZ machines et industries

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LE CLASSEMENT MODE D’EMPLOI

C. Bibliographie Alexander Christopher, «A City is not a Tree », AMC, n°1 1967 Bensaude-Vincent Bernadette, « Petits arrangements entre chimistes », La Recherche, Hors-Série n°9, novembre décembre 2002 (§107) Béthery Annie, Abrégé de la classification décimale de Dewey, Ed. du Cercle de la Librairie (§94) Borges Jorge Luis, « La Bibliothèque de Babel », Fictions, Collection Folio, 1983 Braffort Paul, « Élaboration d’une classification alphanumérique pour le fichier matière du Service Documentaire du Commissariat à l’Énergie Atomique », Rapport CEA n°258, décembre 1953 Cordonnier Gérard, Classification et classement Figuier Richard (dirigé par), La Bibliothèque Miroir de l’Âme, Mémoire du Monde, Série Mutations n°121, Collection Autrement, Avril 1991 Foucault Michel, Les Mots et les Choses, Tel, Gallimard 1966 (§112) Kedrov, La Classification des Sciences, Ed. du Progrès, URSS 1977 Lador Pierre-Yves, Le Rat, la Célestine et le Bibliothécaire, Ed. L’Age d’Homme, Lausanne, 1985 Morin Edgar et JL Le Moigne, L’Intelligence de la Complexité, L’Harmattan, Paris 1999 Perec Georges, Penser-Classer, Texte du 20ème siècle, Hachette Ranganathan, Philosophy of Library Classification, Ed. E.Munksgaard 1951 Ranganathan, Classification, codification et appareillage de recherche, Ed. UNESCO, Paris 1951 Roubaud Jacques, L’Exil d’Hortense, Ed. Seghers, Paris 1990 (§104) Salvan Paule, Esquisse de l’Évolution des Systèmes de Classification, Ed. École Nationale Supérieure des Bibliothécaires 1972 Veron Eliséo, Espace pour le livre, perception et usages de la classification et du classement en bibliothèque, Études et recherche, BPI Les Sciences de l’écrit, Encyclopédie internationale de bibliologie, sous la dir. de R. Estivals, Ed. Retz Tangente, Hors-Série n°12 « Les Graphes, De la Théorie des Jeux à l’Intelligence Artificielle » (§152) Tous les savoirs du monde, Encyclopédies et bibliothèques, de Sumer au 21ème siècle, Bibliothèque Nationale de France, Flammarion 1996

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