MEDI A COVERAGE 2014 ARCHI STORM
Rem Koolhaas, le chêne et le roseau
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RÉALISATION
« Je plie, et ne romps pas », faisait dire La Fontaine au roseau. À l’orée du nouveau millénaire, le vent de la civilisation a essaimé partout les villes. Si l’idée de la ville Monde avait germé dans les esprits dès le XIXe siècle, bien avant que l’on ne parle de mondialisation, les problèmes qu’elle pose sont plus que jamais d’actualité. Aujourd’hui, alors que les architectes ont, pour la plupart, renoncé aux idées sociales et politiques qui enracinaient leurs projets urbains dans les derniers développements de la modernité architecturale, les réalisations de Rem Koolhaas continuent cependant d’agir sur la ville, se pliant aux conditions nouvelles, sans toutefois rompre. Jean-Philippe Peynot
Par ses réalisations et ses écrits, en dépassant le cadre actuellement imparti aux architectes (souvent limité au design, voire au branding) pour s’immiscer dans la planification urbaine, mais aussi dans l’ingénierie, la communication, la politique… Rem Koolhaas est devenu l’un des architectes les plus influents de notre époque. Il est aussi l’un des plus mystérieux, tant son travail comme ses écrits déconcertent parfois ceux qui recherchent une continuité dans son œuvre. Nous avons rencontré Rem Koolhaas lors de l’inauguration de l’un de ses projets majeurs réalisés à ce jour, à Rotterdam, sur les humides bords des Royaumes du vent, dans la ville où il est né. archiSTORM : Vous avez présenté De Rotterdam comme intimement lié à son contexte : or il est très grand, et, dans votre texte Bigness, vous avez écrit qu’à partir d’une certaine dimension, il n’était plus nécessaire de se soucier du contexte parce que les bâtiments créaient eux-mêmes leur propre contexte.
1- Rem Koolhaas © Fred Ernst. Avec l’aimable
© Ossip van Duivenbode. Avec
autorisation d’OMA
l’aimable autorisation d’OMA
Rem Koolhaas : J’ai écrit l’essai intitulé Bigness en 1995. J’y explorais la manière dont un bâtiment, au-delà d’une certaine échelle, commence à répondre par lui-même aux questions d’architecture et d’urbanisme. C’était un essai adressé aux Européens, à un moment où le débat sur le contexte était un enjeu important. On posait la question du contexte dans le sens où un bâtiment doit, ou pas, être conçu de façon à ressembler, en termes d’échelle et d’expression, aux bâtiments déjà existants qui l’environnent. Je pensais que c’était une manière très limitée de poser cette question, et qu’il y avait d’autres points de vue possibles pour l’aborder. Agrandir ou rapetisser l’échelle d’un projet suffit à changer complètement la situation et avec le surréalisme, par exemple, tu peux combiner un parapluie et une machine à coudre. En disant cela, je ne vais pas dans le sens de ta question, mais c’est ce que je pensais quand j’ai écrit ce livre.
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Oui, en vous écoutant présenter ce bâtiment, je me suis aperçu qu’entre vos écrits et votre architecture, il n’y a pas un lien univoque. R. K. : J’ai une profonde admiration pour la France. J’avais une très bonne relation avec ce pays et puis on a commencé à se dissocier. Je crois que c’est un malentendu. Évidemment, mon travail est contextuel. Lorsque j’ai publié Bigness, je souhaitais articuler la question du contexte avec celle de la conception des villes européennes classiques. Plutôt que d’accepter d’élargir le débat, certains architectes français ont alors réagi en disant : « Moi, j’aime le contexte ! » Vous avez toujours joué avec les contradictions. « Bigness », « ville générique », « junkspace »… tous les concepts que vous utilisez poussent à la contradiction. Dans votre travail, il semble que vous arrivez à les dépasser. Est-ce grâce à vos écrits ? Comment s’articulent vos écrits et votre architecture ? R. K. : Je suis architecte et j’écris. Mon écriture rend compte de l’évolution de ma pensée sur la ville, l’architecture, l’économie, la politique, l’anthropologie… Je me sens très concerné par la question de l’identité dans toutes ses conditions : politique, problématique, évolutive… Cela est très important pour mon travail, mais ce n’est pas directement une influence. Je dois comprendre le contexte pour pouvoir me positionner. Parfois, je me positionne contre, ou sous forme d’une résistance, parfois c’est une véritable alliance, ou bien je fais avec. L’écriture me permet de créer un champ pour l’action. Il fut un temps où des intellectuels, dont des critiques d’architecture, définissaient le champ de l’action, mais ils ont disparu, donc on est obligé de le faire soi-même. Cette idée de construire, par l’écrit, un territoire où vous pouvez travailler comme architecte était déjà présente dans votre premier ouvrage, Delirious New York, qui vous a d’ailleurs donné accès à la commande architecturale. C’est une constante dans votre travail et, en songeant à ce livre, j’aimerais que vous en disiez un peu plus sur l’importance, pour vous, du surréalisme, qui semble aussi être une constante. R. K. : Le surréalisme a produit sur moi une impression cruciale qui n’est pas toujours mise en évidence dans mon travail architectural, mais qui reste un élément très important. Le xxe siècle nous a donné de nouvelles manières de faire cohabiter les objets. Il y a le surréalisme bien sûr, mais aussi le minimalisme, le cinétisme… Ce sont tous des systèmes qui permettent de mettre en relation les objets, de manière spécifique, et de les voir différemment, et je les utilise tous. Et pourtant, votre travail échappe en effet à tous ces systèmes. Votre architecture n’est pas spécifiquement surréaliste, ni minimale, ni cinétique… Comment se produit ce dépassement, dans le projet, des systèmes et concepts que vous utilisez ? R. K. : Il y a une dimension dans laquelle on peut réfléchir, penser, projeter, mais quand le résultat est là, en trois dimensions, il passe au-delà, ou en deçà de ces réflexions, pour devenir autonome. Dans le processus créatif, il y a un moment où toutes les structures idéologiques ou artistiques disparaissent, comme un échafaudage, pour laisser apparaître l’objet, et c’est alors lui qui parle.
© Ossip van Duivenbode. Avec l’aimable autorisation d’OMA
« On posait la question du contexte dans le sens où un bâtiment doit, ou pas, être conçu de façon à ressembler, en termes d’échelle et d’expression, aux bâtiments déjà existants qui l’environnent. Je pensais que c’était une manière très limitée de poser cette question, et qu’il y avait d’autres points de vue possibles pour l’aborder. »
De Rotterdam Wilhelmina Pier, Rotterdam, Pays-Bas Programme : appartements (240), hôtel (285 chambres), bureaux (60 000 m2), zone de loisirs dont cinéma (8 000 m2), cafés et restaurants (1 500 m2), parking (670 places) Maître d’ouvrage : De Rotterdam CV / Amvest Maître d’œuvre : OMA - Rem Koolhaas Surface brute : 162 000 m2 Hauteur : 150 mètres / 44 étages Coût total du projet : 350 000 000 € Achèvement des travaux : novembre 2013
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© Philippe Ruault. Avec l’aimable autorisation d’OMA
Et comment parvient-on à enlever l’échafaudage ? Beaucoup d’architectes et de créateurs semblent au contraire prisonniers d’un système, ou d’un style. Hier, lorsque vous avez présenté les prototypes de meubles à système rotatif sur lesquels vous travaillez, je songeais qu’ils étaient à la fois l’illustration la plus parfaite de la célèbre formule de Louis Sullivan : « La forme suit la fonction », et qu’en même temps, ils ne l’étaient pas du tout, et qu’ils disaient bien autre chose, et qu’on ne pourra pas les réduire à un style, à un mouvement ou à une mode. R. K. : J’ai la chance d’avoir exercé d’autres professions avant de devenir architecte. J’ai des liens très profonds avec le domaine du cinéma et avec l’anthropologie. Cela me donne la capacité d’alterner entre un domaine et un autre, sans rester prisonnier d’aucun système. Oui, mais comment cela se traduit-il précisément dans votre travail ? R. K. : Par l’ambition d’aller au bout, et l’espoir d’aller au-delà.
Ce que Mies a réussi. Lorsque nous marchions vers ce bâtiment, la façade me rappelait par certains aspects celle du Seagram Building, et, dans le hall où nous nous trouvons, le calepinage du mur en travertin me fait songer au Pavillon de Barcelone. Que pensez-vous de ce rapprochement avec Ludwig Mies van der Rohe? R. K. : Je suis flatté, mais je ne pense pas que les conditions permettent de réussir aujourd’hui ce qu’a fait Mies. J’ai fait une comparaison du coût au mètre carré du Seagram Building et de bâtiments récents. De Rotterdam représente seulement dix pour cent du coût du Seagram. La gestion du temps est différente, et aussi le respect de la profession. Lorsque Harvard a fait appel à Le Corbusier pour construire le Carpenter Center, la lettre qui lui était adressée disait : « Cher maître, si vous pouviez venir cet automne, nous serions très heureux, si vous venez au printemps, nous serons tout aussi heureux. » Dans mon cas, le plus souvent, c’est : « Si vous ne venez pas tel jour et à telle heure, vous pouvez oublier le projet ! »
© Ossip van Duivenbode. Avec l’aimable autorisation d’OMA
« L’écriture me permet de créer un champ pour l’action. Il fut un temps où des intellectuels, dont des critiques d’architecture, définissaient le champ de l’action, mais ils ont disparu, donc on est obligé de le faire soi-même. »
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De Rotterdam entre les bâtiments de Renzo Piano, à gauche, et Norman Foster, à droite © J.-P. Peynot
OMA/AMO, votre agence, par son infrastructure, sa dimension multinationale, la diversité des compétences qu’elle rassemble n’est-elle pas justement le moyen de lutter contre cela, puisque vous y disposez du temps, de l’espace et d’outils de production et de communication qui dépassent même le cadre de l’architecture ? R. K. : Oui, c’est une grande chance d’avoir autour de moi tous ces collaborateurs, et c’est autant un espace de réflexion que de production. Un paramètre essentiel de mon travail.
Et l’élément concret par lequel s’exprime la continuité ? R. K. : Un même cerveau, une même expérience, et la biographie. Être né ici à Rotterdam, alors que c’était un champ de ruines, puis, dès mon enfance, avoir été injecté en Indonésie quand ce pays traversait une crise politique et sociale liée à son indépendance, puis revenir en Occident, dans une situation complètement organisée. Cela explique certainement cette alternance entre une capacité pour la stabilité et un intérêt pour questionner les conditions de cette stabilité.
Quel serait l’élément de continuité entre tous vos projets ? Il y a cette précision dans le travail technique, une attention particulière, et pourtant il y a aussi de véritables ruptures d’un projet à l’autre, comme dans votre discours. R. K. : Je suis conscient que l’on peut lire mon travail comme une séquence aléatoire d’éléments déconnectés les uns des autres et donc autonomes, ou, au contraire, comme une persistance d’une seule et même logique qui s’exprime à chaque fois différemment. Ces deux aspects sont présents simultanément dans mon travail, et c’est peut-être là mon secret, d’être à chaque fois pareillement flexible, tout en acceptant que le poids de certaines données vienne marquer cette flexibilité.
Votre réponse se réfère à des qualités humaines, pourtant l’humanisme n’est pas le courant dominant. R. K. : Pas dans le contexte actuel, mais dans l’architecture, il doit l’être. Pour imaginer une narration, l’être humain a besoin d’éléments qui provoquent la narration, c’est nous qui créons la continuité, et là seulement peut naître la beauté.