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BOULEVARD DES HÉROS La vie

HARRY HOUDINI LE ROI DE L’ÉVASION

L’auteur autrichien MICHAEL KÖHLMEIER raconte les destins hors du commun de personnages inspirants, dans le respect des faits et de sa liberté d’écrivain. Ici, comment le grand magicien faillit être trompé par plus petit que lui.

Le spiritisme est une intrigue contre les fussent-ils, n’avaient rien de paranormal et lois de la Nature.» C’est en ces mots s’expliquaient par l’habileté et le pouvoir d’ilque débute une conférence tenue en lusion du magicien. Il raconta alors, devant la 1925 par le grand magicien Harry petite assemblée réunie à l’université, l’histoire Houdini à l’université de Columbia, d’un complot qui faillit bien lui coûter la vie. dans l’état de New York. Invité par l’Institut Il reçut un jour la visite d’un homme venu des sciences naturelles à l’occasion de la de Philadelphie, qui se présenta comme un sortie de son livre «Un magicien parmi les MICHAEL KÖHLMEIER agent et lui proposa ses services. Il avait déjà, médiums», ce prestidigitateur, de renommée L’écrivain est considéré disait-il, préparé le terrain en activant un internationale, a choisi de parler devant un comme l’un des meil- solide carnet d’adresses – pas moins d’une auditoire volontairement restreint car, dit-il, leurs conteurs du monde vingtaine de grosses compagnies aux Étatsce qu’il a à révéler pourrait attirer des ennuis à la direction de l’université. La première germanophone. Dernière parution en français: La petite fille au dé Unis et une douzaine en Europe, qu’il avait toutes réussi à convaincre pour organiser une phrase y fait d’ailleurs allusion, et son auteur à coudre, Éd. Jacqueline tournée gigantesque dont lui, l’incomparable, poursuit en ces termes: «Mais s’il est un Chambon, 2017. l’inimitable Houdini serait la vedette! À lui la moyen par lequel on peut contourner les lois gloire et la richesse! Houdini laissa parler son de la Nature, c’est justement par l’intrigue.» interlocuteur. Il avait après tout un talent certain pour

Après s’être retiré du monde du spectacle et de la démasquer les charlatans – une remarque qui ft rire son magie, Harry Houdini s’est lancé dans une deuxième car- auditoire, car eux savaient évidemment à quel calibre ils rière: pourfendeur offciel du spiritisme, un courant qu’il avaient à faire. Houdini avait senti dès le début que cet qualifait lui-même de véritable «féau» et qui était deve- «agent» n’était pas venu lui vendre une tournée. nu, depuis son apparition à la moitié du XIXème siècle, un phénomène de masse d’une telle ampleur que le Congrès américain avait dû lancer une commission d’enquête à ce sujet. Habitué à débusquer les tours de magie A u bout d’un moment, l’homme de Philadelphie fnit en effet par cracher le morceau: il avait sous contrat une dame qui se disait médium, une et déterminé à prouver le charlatanisme de ces médiums certaine «Madame Pick-Pock». Or, poursuivit l’agent, qui parlaient aux morts et faisaient tourner les tables, pourquoi le cacher plus longtemps au grand maître de Harry Houdini fut le plus célèbre membre de cette com- l’entourloupe: cette dame était évidemment une menmission. Le spiritisme avait été en quelque sorte remis à teuse, une affabulatrice. Mais Monsieur Houdini, les la mode aux États-Unis, quelques décennies auparavant, artistes ne sont-ils pas fnalement tous des imposteurs? par les sœurs Margaret et Kate Fox, deux Américaines Les moins habiles fnissent par l’admettre, les autres le qui affrmaient pouvoir communiquer avec les morts par nient… Quant aux plus talentueux d’entre eux, leurs sule biais de coups frappés. Elles suscitèrent un tel engoue- percheries passeront toujours inaperçues. L’art de l’évament auprès du public américain et international que sion que vous pratiquez et qui vous a valu l’adoration du même après avoir avoué publiquement la supercherie, public est certes spectaculaire, mais avouez-le: il n’attire les gens continuèrent d’y croire dur comme fer. plus les foules. La mode est dorénavant au spiritisme,

Houdini, quant à lui, ne cachait nullement le fait que aux histoires de fantômes, de tables qui tournent, de tous ses tours de magie et d’évasion, aussi dangereux coups qui résonnent mystérieusement dans une pièce

sombre. C’est ce genre de frissons que le public réclame aujourd’hui! L’agent termina son réquisitoire avec cette proposition: Harry Houdini partirait en tournée d’adieu autour du monde, pour régaler le public une dernière fois des tours qui l’ont fait passer à la postérité: une dernière fois, se libérer d’une camisole, accroché par les pieds tout en haut d’un immeuble, une dernière fois, faire disparaître un éléphant au milieu d’un public ébahi, une dernière fois, s’évader des cellules de prison les mieux gardées du monde ou de malles remplies d’eau… Sa tournée terminée, Houdini prendrait sa retraite de magicien et partirait en croisade contre les spiritistes, démasquant les ruses que les faux médiums utilisent pour tromper la crédulité des pauvres gens. Il n’en épargnerait qu’une: Madame Pick-Pock. À elle, et elle seule, Houdini consentirait à accorder son crédit. Si cette dame devenait la seule médium à être reconnue dans son art par le plus habile pourfendeur de charlatanerie du monde, le succès de Madame Pick-Pock ne connaîtrait plus aucune limite. Et des rentrées d’argent phénoménales qui en découleraient, Houdini toucherait évidemment sa juste part. S’il approuvait la proposition, l’agent était prêt, sur le champ, à lui verser une avance de 10000 dollars en espèces. Dans la petite salle de l’université de Columbia, le silence s’était fait. Suspense. Comment Houdini, réputé incorruptible, avait bien pu réagir? La réponse de l’intéressé choqua l’assemblée: «J’ai dit oui. Et j’ai encaissé l’argent.»

Harry Houdini est né le 24 mars 1874 à Budapest sous le nom d’Erik Weisz. Quelques années plus tard, son père, rabbin, émigre aux États-Unis et réussit à faire venir le reste de la famille. Le jeune Erik se prend très vite de passion pour l’art de la prestidigitation et monte sur les planches dès ses seize ans. Son nom de scène, Harry Houdini, est inspiré par ses deux idoles: le Français Jean Eugène Robert-Houdin, considéré à l’époque comme le plus grand magicien de tous les temps, et Harry Kellar, autre célèbre magicien américain. Il rencontre à dix-neuf Bess Rahner, danseuse de cirque, qu’il épouse la même année et qui devient son assistante. Le jeune couple met au point des numéros d’évasion qui vont émerveiller un public toujours plus nombreux. Bess est une épouse dévouée, Harry un mari fdèle: ils vivent et travaillent ensemble. Une vie de couple certes désargentée mais heureuse.

Harry Houdini, en se laissant faussement corrompre, avait un objectif: ce qu’il voulait, c’était tromper son imposteur. Il prit donc l’argent offert et en ft don à la Society of American Magicians, qui s’était fxé une mission: lutter contre ces charlatans de spiritistes et rappeler aux gens que seule la raison permet de se sortir de l’immaturité qu’ils s’infigent à eux-mêmes. «Je pensais, poursuivit Houdini, que ce serait un fabuleux tour de passe-passe: l’arroseur arrosé! Et c’est ce que je fs savoir, peu après, à cet homme.»

Il s’avéra, hélas, que l’agent de Philadelphie fut un homme rancunier. Il comprit qu’il n’avait aucun moyen légal de récupérer son argent, et c’était d’ailleurs le moindre de ses soucis: non, ce qu’il voulait à présent, c’était anéantir Harry Houdini. Il réussit – sans doute par une même tentative de corruption, cette fois-ci réussie – à mettre la main sur le secret de l’un de ses tours. Or, c’est une chose que redoutent tous les magiciens et qui est une règle déontologique à ne jamais transgresser: on ne débine pas les arcanes des tours de prestidigitation. Comble du malheur, l’agent avait en sa possession le «truc» de son tour le plus spectaculaire, le plus célèbre: au beau milieu de l’hiver, alors que l’East River de New York était gelée, Houdini se ft enfermer par deux policiers dans un coffre-fort, pieds et poings liés par de lourdes chaînes, et jeté dans l’eau du feuve par un trou percé dans la glace. Des milliers de badauds s’étaient amassés sur le Brooklyn Bridge, retenant leur souffe. La mise en scène était dramatique: Harry faisait ses adieux à une Bess en larmes qui l’implorait de renoncer à ce tour, se jetait à ses pieds en criant. Harry avait feint l’hésitation – peut-être allait-il se raviser? Finalement, les époux se dirent adieu en un baiser passionné et Houdini se laissa enchaîner par les policiers. Personne n’avait vu que c’était Bess elle-même, par un baiser, qui avait glissé la clé des chaînes dans la bouche de son mari. Une manœuvre subtile que notre agent avait réussi à découvrir.

Bess était une femme séduisante et passionnée, mais aussi, avant de rencontrer son futur mari, une femme fantasque et chaleureuse qui se laissait vite déborder par les sentiments. Harry connaissait ce trait de sa chère épouse et savait qu’elle se laissait alors volontiers manipuler. Lui était, de par son métier, d’un naturel beaucoup plus méfant et avait appris à anticiper chaque éventualité. Il connaissait, il aimait sa femme et lui faisait confance, mais il savait aussi – ou croyait savoir – que personne ne peut véritablement sonder les tréfonds de l’âme humaine. Une faille que l’agent était déterminé à utiliser. Il parvint, par l’entremise d’un tiers, à faire croire à Houdini que Bess avait un amant dont elle était tombée folle amoureuse, et qu’elle cherchait à se débarrasser de son époux, connaissant les travers jaloux et possessifs d’Houdini. «S’il est un moyen par lequel on peut contourner les lois de la Nature, c’est justement par l’intrigue», répéta l’orateur devant le petit groupe réuni à la Columbia. Le tour du coffre-fort plongé sous la glace était le plus dangereux des tours que le magicien avait eu à réaliser. Sans compter le fait

« Je pensais que ce serait un fabuleux tour de passepasse : l’arroseur arrosé ! »

qu’il n’avait, jusqu’à présent, été réalisé qu’à l’air libre et au chaud. Houdini n’allait avoir que quelques secondes pour se libérer du coffre-fort, et même si ce dernier était équipé de coussins fottants dissimulés à l’intérieur, le fait de couler lentement n’allait pas empêcher notre magicien de se retrouver confronté à des températures pouvant paralyser un corps humain. Chaque seconde comptait et toute pensée parasite qui viendrait assaillir Houdini pouvait lui être fatale. Tel était le plan machiavélique de l’agent. Les rumeurs sur Bess sont-elles vraies? Est-ce que je la connais vraiment? Et si la clé qu’elle me tend n’est pas la bonne? Dois-je m’y préparer? Puis-je réellement m’y préparer?

Mais le roi de l’évasion ne laissa pas son esprit s’évader dans de dangereuses élucubrations: il réalisa ce tour de force d’un sang-froid inébranlable. Quand elle le vit sortir de l’eau, victorieux, la foule new-yorkaise hurla de joie, faisant trembler le Brooklyn Bridge. Houdini, lui, savait qu’il avait désormais un ennemi. Un traître qui œuvrait dans l’ombre pour le faire tomber. «L’intrigue, dit-il alors à ses auditeurs, ne peut être combattue qu’en la faisant paraître au grand jour.» C’était la raison, l’unique raison, pour laquelle il avait tenu à en parler en ce jour publiquement. Un an après le discours de Columbia, Harry Houdini se retrouva face à des étudiants, à qui il expliquait comment il s’entraînait pour ses numéros. Il savait gonfer ses muscles de telle sorte qu’il parvenait ensuite à libérer ses poings et ses chevilles de n’importe quelle menotte. Et il ne faisait confance à personne, ni à quoi que ce soit. C’était son naturel méfant qui l’avait, jusqu’ici, toujours sorti du pétrin. Il savait donc toujours à quoi s’attendre. À ces mots, un étudiant lui asséna un coup de poing au ventre qui le prit de surprise. Harry Houdini, qui n’avait pas eu le temps de bander ses muscles pour parer le coup, en mourut quelque temps après.

Harry Houdini savait qu’il avait un ennemi qui œuvrait dans l’ombre.

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