HIVER 2015 9€
VILLAGE ROUMAIN VS CHEVRON
GAZ DE SCHISTE
ÉVADÉE DE LA NORME
LOLA LAFON
GRAND ENTRETIEN
JEAN-LUC MÉLENCHON L 11731 - 33 - F: 9,00 € - RD
E BL I T C DU TRE N É D VO TIO E D RA A L C 4 DÉ 201
ACCOMPAGNEZ REGARDS DANS SA PROGRESSION
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Roger Martelli
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DANS CE NUMÉRO 80 LE GRAND BASCULEMENT RÉACTIONNAIRE
08 CET HIVER Agenda politique, culturel et intellectuel.
Impostures intellectuelles et droitisation du débat public.
12 L’ÉDITO
Entre les lignes de front.
96 SCOP : BORN TO BE ALIVE !
14 GAZ DE SCHISTE
Lancées dans l’enthousiasme, que deviennent les entreprises reprises par leurs salariés ?
Le village qui ne voulait pas payer la fracture. Reportage.
26 LA MER, RÉPONSE POLITIQUE POUR MONDE TROP ÉTROIT
104 LA CORRUPTION DU POUVOIR, LE POUVOIR DE LA CORRUPTION Les journalistes Fabrice Arfi et Antoine Peillon ont exploré les bas-fonds des affaires.
Des ressources insondables mais déjà disputées : la mer redevient l’horizon de l’humanité.
34 CAMBADÉLIS, L’HOMME DU VIEUX MONDE
112 ROUILLAN À L’ENCRE DU PROLÉTARIAT L’ancien activiste d’Action directe a retrouvé une liberté qu’il investit dans ses écrits. Rencontre.
Le secrétaire général du Parti socialiste est un survivant. Le PS lui survivra-t-il ?
42 MÉLENCHON, LA GAUCHE ET LE PEUPLE
120 LES DERNIERS JOURS D’UN THÉÂTRE POPULAIRE Le Forum du Blanc-Mesnil a vu ses ailes coupées par la municipalité. La fin d’une expérience fertile.
Malgré les fêlures, il reste sur la brèche.
50 POURQUOI NOS DONNÉES INTÉRESSENT
130 LOLA LAFON, ÉVADÉE DE LA NORME
Les intrusions dans la vie privée se révèlent légion : jusqu’où faut-il s’en protéger ?
Romancière et musicienne libre
72 PORTFOLIO : AUTOPORTRAITS AVEC HOMMES Avec des amis ou des inconnus, Dita Pepe se met en scène en compagne modèle.
26 LA MER
UNE RÉPONSE POLITIQUE
INTELLECTUELS MÉDATIQUES 80
CES RÉACS QUI BASCULENT
CAMBADELIS D’UN AUTRE AGE 34
LES V.I.P.
LES CHRONIQUES DE…
FABRICE ARFI Chef du service enquêtes de Mediapart, est à l’origine des affaires dites Karachi, Bettencourt, Takieddine, Kadhafi et Cahuzac.
Gustave Massiah 92
LOLA LAFON Danseuse, chanteuse, écrivaine…
Rokhaya Diallo 88
Figure du mouvement altermondialiste, il a longtemps enseigné en école d’architecture
Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards
JEAN-LUC MÉLENCHON Figure de proue du Front de gauche.
Arnaud Viviant 128
ANTOINE PEILLON Grand reporter à La Croix, a participé à la révélation des affaires MNEF, Elf, HLM de Paris ou Clearstream. JANN-MARC ROUILLAN Ancien activiste d’Action directe, devenu écrivain.
Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume
Clémentine Autain 136 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
PIERRE ZAOUI Philosophe, cofondateur de la revue Vacarme.
LES ENTREPRISES COOPÉRATIVES
96 BORN TO BE ALIVE
FORUM DE BLANC-MESNIL
FIN DE CULTURE 120
CORRUPTION 104 DANGEREUSES MÉTASTASES
Cet hiver, 2015, TERRITORIALES EN FRANCE L’année 2015 sera celle des élections territoriales en France, cantonales au printemps et régionales à l’automne. Elles devraient être redoutables pour les socialistes au pouvoir, qui risquent de perdre l’essentiel de leurs positions de force. Elles seront délicates pour le PCF, qui redoute d’être évacué du paysage départemental. Elles seront d’autant plus cruciales qu’elles vont accompagner la grande refonte des territoires voulue par l’exécutif. Tourbillons en vue...
LA GRÈCE AUX URNES Ce quatrième trimestre sera décisif pour le Front de gauche. La La Grèce reste dans l’oeil du cyclone. Elle ne se débarrassera pas cette année de la tutelle de ses créanciers financiers et elle est en crise politique. L’État a du mal à agir et la Chambre est ingérable. L’hypothèse d’élections législatives anticipées prend du corps. Pour l’instant, Alexis Tsipras et Syriza sont en pole position. Ce qui se passera en Grèce aura de lourdes répercussions sur toute L’Union européenne. À suivre... Nous sommes tous des Grecs?
CET HIVER
Macron & Co Les apprentis sorciers du pouvoir
La Commission européenne avait sommé la France de mener les « réformes structurelles nécessaires ». Voilà qui est en bonne route. Le projet de loi sur la croissance et l’activité d’Emmanuel Macron, qui sera débattu à l’Assemblée nationale à compter du 22 janvier, brasse large : libéralisation des professions réglementées, attaques contre les prud’hommes, privatisation des aéroports, et extension du travail dominical. Reste à voir s’il y aura une majorité parlementaire pour adopter ce projet néolibéral de déréglementation et de remise en cause des temps
2015 La France accueille la 21e Conférence climat. Pour les associations altermondialistes, l’incohérence des dirigeants – à la fois capables de discuter écologie et de négocier des accords de libéralisation qui encouragent le commerce transatlantique d’énergies fossiles – atteint des sommets. Face à l’urgence climatique, les ONG sont sur le pied de guerre pour lancer un vaste mouvement social en faveur de la justice climatique, indispensable pour « changer le système, pas le climat. »
sociaux. Au-delà des frondeurs habituels, de nombreux députés socialistes ont menacé de voter contre le texte s’il reste en l’état. Le travail du dimanche focalise les plus vives critiques. L’abandon ou la reformulation des dispositions envisagées pourraient-ils, à la limite, faire passer l’amère pilule ? On peut le craindre, faute d’une critique sur le fond de l’esprit de la loi. Il est vrai, par ailleurs, que le gouvernement dispose toujours de l’arme secrète de tout exécutif en délicatesse avec sa majorité : le fameux 49-3. On conviendra que ce n’est pas très classe, mais techniquement ça fonctionne… Dans sa fuite en avant, pour le pouvoir l’essentiel est de faire passer les réformes. Il espère en tirer plus tard le bénéfice politqiue. Risqué, très risqué.
ISRAËL La tenue d’élections législatives anticipées a été fixée au 17 mars. Si le Parti travailliste espère (comme en1999) former un bloc de centre gauche avec d’ex-ministres centristes de Netanyahou, ce dernier semble assuré de remporter les primaires du Likoud. Mais reste menacé sur son extrêmedroite, en dépit du projet de loi définissant Israël comme « État-nation du peuple juif ». Projet qui a fait éclater sa coalition et sera, avec la politique d’austérité et le processus de paix, au cœur des enjeux.
ENTRE DÉSIR ET CAUCHEMAR En prenant pour thème « la mobilité » la seconde édition des Rencontres Oscar Niemeyer, organisées par le PCF le vendredi 23 janvier, tombera on ne peut mieux. Liberté de mouvement, flux des marchandises, déplacements subis ou voulus : la mobilité est au cœur des aspirations mais aussi des contestations radicales de nombreux projets urbains ou d’infrastructures majeures. 12 débats, conférences, spectacle. Regards est partenaire des rencontres Niemeyer.
10 Expos
Les mécaniques poétiques - EZ3kiel. Jusqu’au 16 fév., musée des Beaux-Arts d’Agen. Un voyage poétique dans l’univers de Yann Nguema, du groupe EZ3kiel, pour découvrir 10 installations numériques interactives, sonores et visuelles. Niki de Saint Phalle. Jusqu’au 2 fév., Grand Palais, Paris. L’une des artistes les plus populaires du milieu du XXe siècle, qui impose par son engagement politique et féministe. Joyce Mansour, Poétesse, collectionneuse. Jusqu’au 1er fév., Musée du Quai Branly, Paris. Figure majeure du surréalisme, née en Égypte, l’écrivaine s’est illustrée grâce à son oeuvre poétique d’une intensité provocante. Garry Winogrand. Jusqu’au 8 fév., musée du Jeux de Paume, Paris. Première grande rétrospective du célèbre photographe de l’Amérique de l’après-guerre. Haïti, deux siècles de création artistique. Jusqu’au 15 fév., Grand Palais, Paris. Première exposition sur l’extraordinaire richesse de la création artistique haïtienne mêlant poésie, magie, religion et engagement politique.
Erró. Jusqu’au 22 fév., Musée d’art contemporaine, Lyon, rétrospective de l’artiste Islandaise, sorte d’anti-encyclopédie visuelle et critique de tous les savoirs. Nina Childress, Monographie. Du 6 fév. au 31 mai, Centre d’art contemporain de Sète. Issue de la scène punk alternative parisienne, l’artiste poursuit une recherche non dénuée d’humour et de provocation. Raymond Depardon, un moment si doux. Jusqu’au 2 mars, Mucem, Marseille Avec la couleur comme fil conducteur, cette expo invite à une déambulation dans l’œuvre et la vie de l’artiste. Andy Warhol, Time Capsules. Jusqu’au 12 avril, Musée d’Art Contemporain, Marseille. Présentation de huit « capsule de temps » appartenant à l’oeuvre de la collection du Musée Andy Warhol de Pittsburgh. Confidences d’OutreTombe. Jusqu’au 30 mars, Musée Dauphinois, Grenoble. Squelettes en question. Que peuvent nous apprendre les morts de leur vie ? Que recherchent les archéologues en exhumant des défunts des siècles passés ?
JANVIER LE CALUMET DE LA PAIX Les Arts Florissants en grand effectif célèbrent l’inauguration de la nouvelle Philharmonie de Paris avec les œuvres emblématiques de MarcAntoine Charpentier, Jean-Cassanéa de Mondonville et Jean-Philippe Rameau. Les Arts Florissants, Direction William Christie, 16 janvier,
U 31 JANV. AU 14 FÉV. LES VESTIGES DU MUR Les acteurs du Birgit Ensemble étaient tous juste nés ce fameux 9 novembre 1989 : traces qui les déterminent et sur lesquelles, en même temps, ils n’ont pas de prise. De quoi exactement ont-ils hérité ce jour-là ? Berliner Mauer, Vestiges, de Julie
JANVIER NUIT BLANCHE À OUAGADOUGOU Une place publique, la nuit. Certains refusent de dormir… Une société piétine ses somnifères, dans l’urgence de se saisir enfin de son destin. Un spectacle qui s’inspire de plusieurs mouvements sociaux qui ont récemment secoué l’Afrique.
Bertin et Jade Herbulot du 31 janvier au 14
Une chorégraphie de Serge Aimé Couli-
février, Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.
baly, du 14 au 17 janvier, Tarmac, Paris
Philharmonie de Paris.
22
CET HIVER
Essais
Ian Angus et Simon Butler, Une planète trop peuplée ? Le mythe populationniste, l’immigration et la crise écologique, éd. Ecosociété, 9 mars. Isabelle Aubert, Habermas, une théorie critique de la société, éd. CNRS, 8 janvier Philip Auslander, Glam rock. La subversion des genres, éd. La Découverte, 19 février Clémentine Autain, Nous avons raison d’espérer, éd. Flammarion, 28 janvier Alain Badiou, A la recherche du réel perdu, éd. Fayard, 9 février Alain Badiou, Métaphysique du bonheur réel, éd. Puf, 14 janvier Miguel Benasayag, Clinique du mal-être. La « psy » face aux nouvelles souffrances psychiques, éd. La Découverte, 5 février Barbara Cassin, La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, éd. Fayard, 23 février Collectif, Penser la paix, penser l’impossible : le conflit israélo-palestinien, revue Lignes n°46, 13 mars Anaïs Collet, Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, éd. La Découverte, 19 février Didier Fassin, L’ombre du monde, Une anthropologie de la condition carcérale,
NUREMBERG Le rôle de la France dans le procès de Nuremberg a longtemps été réduit à la caricature, de l’impréparation de la délégation française aux voitures en panne sur le bas-côté de la route menant à la salle du tribunal. L’historien Antonin Tisseron restitue la manière dont ce pays s’est aussi fait le porte-parole, non sans ambivalences, de l’héritage des Lumières et de la Révolution française. Antonin Tisseron, La France et le procès de Nuremberg. Inventer le droit international, éd. Les Prairies ordinaires
éd. Seuil, janvier Nicholas Fox Weber, La bande du Bauhaus, éd. Fayard, 23 février Axel Honeth, Le Droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique, éd. Gallimard, 25 janvier Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, éd. La Découverte, 15 janvier Geoffroy de Lagasnerie, L’Art de la révolte, éd. Fayard, 19 janvier Frédéric Jameson, Repenser le capital, éd. Les Prairies ordinaires, février Eric Loret, Petit manuel de critique, éd. Les Prairies ordinaires, février Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, éd. Puf, 14 janvier Bernard Rougier et Stéphane Lacroix (dir), L’Egypte en révolutions, éd. Puf, 21 janvier Michel Surya, L’autre Blanchot. L’écriture du jour, l’écriture de la nuit, éd. Gallimard, 22 janvier Alain Supiot présente JacquesBenigne Bossuet, De l’éminente dignité des pauvres, éd. Fayard, 26 janvier Léon Trotsky, Contre le fascisme, éd. Syllepse, 29 janvier
ARYENS Les Indo-européens ont-ils vraiment existé ? C’est un mythe fondateur de l’Occident qui est mis en question dans le volumineux ouvrage de JeanPaul Demoule qui fait éclater la fragilité de l’hypothèse d’un peuple dont l’existence a notamment servi de point d’appui à la construction, par l’idéologie nazie, d’une identité aryenne. Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-européens ? Le mythe d’origine de l’Occident, éd. Seuil
NAZISME Johann Chaputot montre ici que le nazisme, loin d’être un projet irrationnel, s’appuie sur un corpus de textes philosophiques, scientifiques et juridiques précis. Autant d’impositions auxquelles la population allemande a plus ou moins résisté. Les lettres échangées, les journaux intimes en témoignent. Ce livre pose ainsi la question de notre résistance à un « projet de révolution normative ». La loi du sang. Penser et agir en nazi, de Johann Chaputot, Gallimard.
L’ÉDITO
ENTRE LES LIGNES DE FRONT Un numéro livre sa cohérence souterraine une fois terminé. Plus encore que le choix des articles, c’est dans les fils qui courent entre eux que l’on perçoit le moment présent. Ce trimestre réserve une surprise : le réveil tout azimut d’une radicalité qui a bien changé de visage. Les stars cachées de l’hiver 2015 sont les auteurs anonymes de la missive À nos amis. Pas moins de cinq articles font écho au nouveau livre du Comité invisible. Dont la chronique d’Arnaud Viviant. Nos héros de chair et d’os, eux, sont les opposants aux grands travaux qui commencent. Rémi Fraisse leur a donné un visage. Mais ce mouvement n’est pas local. Laurent Hazgui pouvait-il anticiper que la lutte acharnée entre le géant américain Chevron et les habitants d’une province roumaine ferait écho aux mobilisations zadistes d’ici ? À travers l’Europe, contre le gaz de schiste ou une ferme de mille vaches, contre le tunnel LyonTurin ou un barrage, une population rurale et une jeunesse étudiante se coalisent pour stopper ce qui ne fait plus de sens. En s’en prenant aux infrastructures, ces insoumis visent juste : l’espace et son aménagement sont devenus les enjeux stratégiques d’un capitalisme qui, décidément, n’est pas que financier. Ce mouvement de contestation ne vient pas de naître. Mais les similitudes dans l’action lui donnent une visibilité nouvelle qui contribue à sa force. L’occupation du sol pour bloquer des travaux fait écho à la prise des places par les Indignés d’Espagne et les révolutionnaires des pays arabes. Les activistes se servent des réseaux sociaux pour mettre en jeu leur corps politique.
12 REGARDS HIVER 2015
La tente Quechua est en passe d’être l’emblème de l’hiver 2015. Il en sera donc question. Ces luttes nous interpellent aussi. Derrière la contestation claire et nette d’un mode de développement qui maltraite la nature et gaspille les richesses dans d’inutiles projets, survient l’indispensable question d’un nouvel horizon. Sinon, le refus des destructions pourrait alimenter la peur, cette mauvaise conseillère qui semble saisir le corps social. Cette peste qui vient contamine le monde des intellectuels. Gildas Le Dem décortique les processus qui, glissement après glissement, conduisent à rallier et relayer les thèses de l’extrême droite. Dans un long entretien, Jean-Luc Mélenchon livre ses analyses sur cette conjoncture. Il le fait en prenant du champ : comment relancer la démocratie en temps de naufrage des repères politiques ? Comment redonner voix au peuple ? Parce qu’elle s’avance sur des chemins de traverse, cette réflexion mérite d’être connue et discutée. L’impasse politique ne nourrit donc pas seulement de l’affliction. Aline Pénitot s’intéresse à un nouveau territoire de projet, la mer. Les grands océans sont l’horizon d’un monde qui invente à grande échelle un espace, des ressources et un droit communs. C’est notre enquête intellectuelle. Autres audacieux des grands vents, les salariés se lancent de plus en plus dans l’aventure de la création d’une Scop. Quelques années après le lancement de leur entreprise nouveau style, Benoît Borrits va à leur rencontre. Si rien n’est simple, aucun de ces coopéra-
teurs ne ferait marche arrière. C’est aussi une bonne nouvelle. Les artistes apportent leur contribution à l’écriture de ce nouvel âge. Clémentine Autain a retrouvé Lola Lafon. La musicienne et romancière râpe les peaux sèches du conformisme. C’est mieux que bien. Elle participe de ce mouvement qui unit les artistes, les amateurs et les spectateurs au Blanc-Mesnil comme à Marseille. En Seine-Saint-Denis, ils luttent contre la fin lamentable de leur centre d’art, une expérience qui fut remarquable. On vous la raconte. Et Emmanuel Riondé lit sur l’épaule de Jann-Marc Rouillan, qui retrouve la vie brûlante et entend écrire encore et pour les prolétaires. Ce grand chantier d’une modernité à redéfinir malaxe toutes les frontières. Celles qui séparent le public et le privé deviennent ténues. Nous ne sommes pas seulement sous surveillance, nous voulons aussi nous exposer, nous exprimer. N’est-ce pas ainsi que les échanges à grande échelle seront possibles ? Marion Rousset et Laura Raim veulent prendre la mesure de ces évolutions et nous invitent à réfléchir au sens de la protection de la vie privée. Elles proposent des pistes pour penser le monde avec de nouveaux concepts. Une nouvelle fois, la créativité juridique est sollicitée. Dans cet environnement foisonnant, Jean-Christophe Cambadélis, dont Nathanaël Uhl fait le portrait, n’en paraît que plus hors-sol et hors du temps. Figé. L’hiver commence sous le signe d’une vitalité retrouvée. Bonne année 2015 ! ■ catherine tricot, rédactrice en chef
Sans nouvel horizon, la contestation claire et nette d’un mode de développement, pourrait alimenter la peur, cette mauvaise conseillère qui semble saisir le corps social.
HIVER 2015 REGARDS 13
14 REGARDS HIVER 2015
GRAND REPORTAGE
GAZ DE SCHISTE LE VILLAGE QUI NE VOULAIT PAS PAYER LA FRACTURE
En Roumanie, le géant pétrolier américain Chevron entend exploiter le gaz de schiste. Dans le petit village de Pungesti, le refus des conséquences écologiques et sanitaires engendre une opposition farouche. Reportage dans cette Moldavie agricole où se dispute un combat inégal. texte et photos laurent hazgui
/ divergence
Des activistes tournent autour de la plate-forme de forage au contact des forces de l’ordre. L’objectif ? Occuper le terrain pour montrer que la militarisation du site est illégale. HIVER 2015 REGARDS 15
L
Les plaines s’étendent à l’infini, véritable grenier agricole et fertile. Le vert des champs et le marron de la terre s’offrent une lune de miel avec le bleu du ciel. Bienvenue en Moldavie, région au nord-est de la Roumanie. Ce territoire est marqué du sceau de conflits historiques qui ont vu tour à tour Turcs, Russes et Ukrainiens écarteler la région. C’est dans ce qui reste de la région historique de Moldavie en Roumanie que se joue une nouvelle bataille. Les intérêts financiers ont supplanté l’expansionnisme territorial. Un étonnant conflit oppose un petit village roumain de la région à un géant pétrolier américain : c’est Pungesti vs Chevron. Le combat de David et Goliath se rejoue dans l’une des régions les plus pauvres de Roumanie où l’agriculture vivrière est le principal moyen de subsistance de la population.
LA MAISON DE LA RÉSISTANCE
Pour aller voir sur place ce qu’il se passe, mieux vaut s’armer de patience. Il faut plus de six heures en voiture pour effectuer les 350 kilomètres qui séparent la capitale Bucarest de Pungesti. Les autoroutes sont quasi-inexistantes dans le pays. La corruption galopante engloutit les fonds nationaux et européens dédiés aux infrastructures. À l’entrée du village, on emprunte l’unique route goudronnée qui le traverse. Les drapeaux « Stop Chevron » ornent les devantures des maisons et des fermes. À mesure que l’on se rapproche du site du pétrolier américain, les voitures garées sur la chaussée, immatriculées dans toutes les parties du pays, se font de plus en plus nombreuses. Jusqu’à l’épicentre de l’opposition militante, où un attroupement s’est formé en ce week-end de mobilisation. Une maison est louée à l’année pour les activistes, ceux qui sont de passage ou ceux qui s’investissent à plein temps. C’est le quartier général de la résistance, avec vue dégagée sur la plate-forme de forage construite au milieu des champs cultivés, à moins de deux kilomètres à vol d’oiseau. Dans chaque pièce, on s’organise : atelier banderole par ici, cuisine collective par là et… communion de groupe.
16 REGARDS HIVER 2015
« On se croirait dans un western, ici. La situation est difficile mais on doit continuer à se battre pour éveiller les consciences », explique l’activiste Maria Olteanu.
George Epurescu (en haut devant le local de son organisation), chercheur et président de l’ONG Romania without them . En bas à Pungesti le député Tudo Ciuhodaru, l’un des rares politiques à s’opposer au projet de Chevron.
Une babouchka, foulard noué sur les cheveux, psalmodie un poème écrit la veille avant de se coucher, qui évoque les méfaits du gaz de schiste. Le groupe de jeunes militants qui l’entoure écoute religieusement. Les applaudissements entrecoupés de signes de croix ponctuent la scansion. La femme vient du village de Bârlad, à soixante kilomètres de Pungesti où des terres sont aussi tombées dans l’escarcelle de Chevron. Là-bas, l’église orthodoxe fait office de dernier rempart : la mairie ne veut plus échanger avec les opposants et interdit les rassemblements.
MILITANTS CONTRE MACHINES
Dehors, dans une ambiance solennelle, cinq cents personnes écoutent les discours de tribune. Pungesti est devenu au fil des années le symbole de la résistance au gaz de schiste dans le pays, avec un air de Notre-Dame-des-Landes ou de barrage de Sivens. L’assemblée est un attelage hétéroclite : agriculteurs, étudiants, anticapitalistes, écologistes, universitaires, retraités et… supporters du club de football de Vaslui, la grande ville d’à-côté. Tous sous les yeux des médias locaux et nationaux et de quelques journalistes étrangers. L’occasion de rappeler une nouvelle fois comment Chevron est arrivé en Roumanie. « Le ballet des 4x4 américains a démarré à l’été 2012, sans que la population de Pungesti ne soit informée, raconte Marina Stefan de l’ONG Romania Without Them, scientifique à la retraite. De Bârlad, déjà accaparé par Chevron, des militants de l’ONG Vira sont venus pour informer les villageois. C’est à ce moment-là que le mouvement de contestation s’est organisé. » En 2013, le géant pétrolier organise des réunions avec la population. Malgré l’opposition des habitants, l’entreprise persévère. « Ils faisaient miroiter des emplois aux villageois, mais devant la résistance, ils ont fait venir des Roumains qualifiés de tout le pays et les ont formés à l’extraction. Aujourd’hui, les villageois employés par Chevron se comptent sur les doigts de la main et ont interdiction de parler de ce qui se passe sur le site, même à leur entourage », s’indigne Marina Stefan.
18 REGARDS HIVER 2015
Les activistes parviennent à interrompre les travaux à plusieurs reprises en bloquant pacifiquement les camions. Mais en octobre 2013, les machines commencent à s’installer. Le 2 décembre 2013, la centaine de militants qui occupe un camp de fortune installé en face de la plate-forme de forage est délogée violemment, en pleine nuit, par plus de cinq cents policiers anti-émeute. Dans la foulée, les forces de l’ordre effectuent une tournée dans le village. Elles font ouvrir les portes des maisons et battent plusieurs personnes, dont des anciens et des femmes. Un traumatisme gravé dans les mémoires. Les témoignages affluent, mais aucune condamnation ne sera prononcée.
DÉPLOIEMENT SÉCURITAIRE
Pour expliquer cette mansuétude, il faut considérer la volte-face opérée à la tête de l’État. Adversaire du gaz de schiste lorsqu’il était dans l’opposition, le premier ministre Victor Ponta en est aujourd’hui le garant. Et il ne lésine pas sur les moyens. Le village est déclaré zone spéciale d’intervention, un statut normalement dévolu aux opérations anti-terroristes. L’arsenal sécuritaire autour du site d’exploitation est impressionnant : police municipale, gendarmerie, CRS et armée. De mémoire de villageois, on peine à se rappeler la vue d’un seul policier avant l’arrivée de Chevron. Le village prend les allures d’un Fort Knox aux relents de Securitate, qui ressuscite de terribles souvenirs au sein de la population. Des voitures de police, officielles ou banalisées, patrouillent toute la journée sur la seule route principale. Les contrôles d’identité sur des barrages improvisés et les fouilles de véhicules sont monnaie courante. Les amendes pleuvent pour des raisons farfelues. Les paysans sur leurs charrettes tirées par des chevaux sont par exemple verbalisés en pleine journée lorsqu’ils ne portent pas de gilet luminescent jaune. « Ils nous intimident en nous donnant des amendes, surtout à ceux qui parlent fort. Cela peut aller jusqu’à trois
GRAND REPORTAGE
L’arsenal sécuritaire est disproportionné. Police municipale, gendarmerie, CRS et armée ont transformé les champs en une « zone de guerre », établissant une frontière invisible.
Les opposants à l’exploitation du gaz de schiste se retrouvent lors de rassemblements où les discours à la tribune se mêlent aux danses traditionnelles et aux concerts de hip-hop.
20 REGARDS HIVER 2015
GRAND REPORTAGE
cents euros, confirme Lucian, un paysan du village de trente ans. Mais nous n’avons pas l’argent pour les payer. Ma famille est pauvre, je vis avec ma mère. On produit quelques légumes, on a quelques poules et on fait un peu de vin. Nos onze familles d’abeilles représentent l’essentiel de notre richesse. Le miel nous permet de troquer des aliments avec d’autres villageois. J’ai peur pour la nature et ma santé. Si on est malade, on ne pourra pas partir, personne ne voudra racheter notre maison. Des compagnies font de l’argent sur notre dos et on paye l’addition. » Afin de discréditer les opposants, le gouvernement profite de la déstabilisation régionale en Ukraine pour les accuser d’être des agents troubles. « On dit que nous sommes des éco-terroristes payés par Moscou et Gazprom, s’énerve Marina Stefan. L’argument politique du gouvernement est d’être énergétiquement autonome de la Russie. »
NOUVELLE FRONTIÈRE AU MILIEU DE NULLE PART
Retour devant la tribune. Autour de Constantin Paslaru, l’un des leaders de la contestation, les invités défilent. Une chorale de jeunes filles du village entonne des chansons traditionnelles sur scène, et les larmes coulent. Suivent des danses de groupe enflammées et un concert de… hip-hop. « Le chant et la danse sont très ancrés dans la culture roumaine, explique le rappeur Robert Rotaru, originaire de Vaslui et auteur d’un « hit » local de la contestation contre le gaz de schiste. On manifeste en chantant, c’est notre nature. » Mais la résistance ne s’arrête pas là. L’occupation du terrain est une autre arme pacifique. À tour de rôle, des groupes de militants filtrés par la police se rapprochent du site d’exploitation, bien gardé par les forces de l’ordre – deux cents hommes en moyenne – et par des agents de sécurité privés. Aux barrières de contrôle, les militants ironisent sur cette nouvelle « frontière » érigée au milieu de nulle part. Et c’est finalement l’un des rares politiques à avoir épousé la cause de l’opposition à Chevron qui se fait le plus virulent. Le député Tudor Ciuhodaru,
HIVER 2015 REGARDS 21
(en haut) Un paysan continue de labourer son champ mitoyen au site de forage de Chevron. (Ă gauche) Des enfants du village se peignent des drapeaux roumains sur la joue. 22 REGARDS AUTOMNE 2014
GRAND REPORTAGE
candidat aux dernières élections européennes et membre du parti social-démocrate, lance aux policiers anti-émeute : « Vous allez en Irak et en Afghanistan, et maintenant ici vous défendez Chevron… Vous êtes les esclaves des Américains ! » Il a proposé il y a quelques mois une loi contre le gaz de schiste, restée lettre morte. De l’autre côté du site, des militants menés par Maria Olteanu passent à travers champs. La jeune femme emmène le petit groupe, caméras et appareils photo au poing, pour montrer les limites de l’occupation policière du site. Elle a été happée par cette cause après avoir vu le film Gasland1 en 2012. « Je suis tombée de ma chaise devant la télé. Que faire ? Nous sommes petits, ils sont puissants. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose mais je ne savais pas quoi. » Elle s’engage à plein temps. Maria fait partie d’un groupe informel d’une dizaine de personnes qui partagent un local à Bucarest et viennent très régulièrement à Pungesti. Diplômée de géographie et brillante en langues, elle crée des ponts avec les autres militants européens dans le but de construire des actions à l’échelle du continent. Pour l’heure, l’occupation du terrain vise à montrer que la militarisation du site est illégale. Les forces de l’ordre sont agacées. Un jeu du chat et de la souris s’établit entre les deux camps.
ACCAPAREMENT DES TERRES
Derrière le cordon de policiers, plus nombreux que les opposants, de hauts grillages entourent le périmètre de 8 000 mètres carrés. Une première tour de forage se dresse au milieu de la zone protégée. Les opérations ont commencé en mai 2014. Elles consistent à sonder jusqu’à 4 000 mètres sous terre 1. Gasland est un documentaire américain sorti en 2010. Réalisé par Josh Fox, il décrit l’impact environnemental et sanitaire de la méthode de fracturation hydraulique dans la prospection du gaz de schiste aux États-Unis.
pour déceler la présence du gaz. Si l’exploration est concluante, la suite se résume en deux mots : fracturation hydraulique. La méthode consiste à opérer la fissuration massive d’une roche au moyen de l’injection d’un liquide sous haute pression (souvent de l’eau avec du sable et des produits chimiques) pour faire jaillir le gaz. Cette technique et ses conséquences polarisent la peur de la population. « La terreur est sur la chaussée, souffle Liliana Sava, quarante ans, agricultrice, qui vit avec son mari et ses deux enfants au village. Chevron a pris notre vie en otage. Les champs bordent le site d’exploitation. J’ai peur pour l’avenir de mes enfants. Je garde espoir, même si je suis terrorisée par tous ces camions-citernes qui passent devant chez moi et dont je ne sais pas de quoi ils sont chargés. » C’est sa vie qui s’effondre. Son mari a travaillé en Espagne pendant quatre ans dans l’industrie automobile pour pouvoir construire leur maison. La famille possède une ferme d’élevage et quelques hectares de blé, de vigne, de maïs. « La terre, c’est vital pour nous, poursuitelle. C’est une partie de notre cœur, notre héritage, notre existence. Les politiques n’ont jamais proposé autre chose et maintenant, la terre, ils veulent nous la prendre. » À l’instar de la majorité des villageois de Pungesti, Liliana et sa famille vivent de leurs récoltes dans une région aux allures de désert économique. Le lien à la terre est l’un des symboles de la révolution roumaine qui a précipité la chute des Ceausescu et annoncé la fin du collectivisme. Les terres furent alors redonnées à la population. Ironie de l’histoire, c’est ce qui a permis à Chevron de s’installer. « Le maire du village a échangé le terrain où est Chevron contre un autre détenu par sa femme, accuse Relu Epurescu, membre de Romania Without Them. Il l’a vendu à Chevron. Mais c’est une transaction frauduleuse car la terre est municipale, elle n’appartient pas au maire. On a essayé de le destituer mais le préfet s’y est opposé. » Pour compléter ce sombre
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Les paysans sont violemment opposés à Chevron. La terre est tout ce qu’ils possèdent dans cette région moldave où la culture vivrière prédomine. tableau, la Roumanie a encore assoupli son cadre législatif. Le traité d’adhésion à l’Union européenne a contraint le pays à libéraliser son marché foncier au 1er janvier 2014. Ce qui induit mécaniquement une libéralisation accrue des marchés agricoles, accentuant l’accaparement des terres. Selon l’ONG EcoRuralis, 700 000 à 800 000 hectares, soit 7 à 8 % des terres arables du pays, seraient déjà détenus par des investisseurs étrangers.
NAISSANCE D’UN ACTIVISME
Chevron le concède, la contestation roumaine n’est pas anodine. « Je n’ai pas connu ce genre de protestations dans d’autres pays », explique Greg Murphy, un responsable du groupe énergétique, lors d’une visite de journalistes en avril 2014 pour le lancement de l’exploration des sols. Ce qui n’empêche pas la compagnie de poursuivre sa marche en avant. Elle possède des permis d’exploration de gaz de schiste dans trois autres villages autour de Vaslui et Bârlad, mais aussi dans d’autres régions de Roumanie, avec l’ambition d’y développer l’extraction. En soignant sa communication. « Chevron est déterminé à construire des relations constructives avec les communautés près desquelles il opère, et poursuivra son dialogue avec le public et les autorités », a indiqué le groupe dans une déclaration, assurant que sa « priorité est de travailler de façon responsable en ce qui concerne la protection de l’environnement »2. Ces effets de manche n’arrivent pas 2. AFP.
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à convaincre la population et les militants. À l’automne 2014, la résistance prend un nouveau tour en installant ses quartiers devant les tribunaux. Cinq procès opposent plusieurs ONG, dont Romania without them, à la multinationale, au gouvernement et à l’agence nationale des ressources minérales. Coïncidence, Chevron vient d’arrêter ses explorations à Pungesti à moins de 3 000 mètres de profondeur. « Les représentants de Chevron disent devant les juges que l’extraction n’aura pas lieu dans le village, explique Diana du collectif Stop fracturare. Mais nous pensons qu’il s’agit d’une manœuvre pour gagner du temps et laisser passer les élections présidentielles. » La contestation connaît une résonance au niveau national. Des manifestations sont organisées dans tout le pays depuis l’automne 2013. La lutte contre le gaz de schiste et l’opposition au projet canadien de mine d’or à Rosia Montana, prévoyant l’utilisation de grandes quantités de cyanure, cristallisent le mécontentement. Les Roumains veulent en faire un symbole contre la corruption politique qui gangrène ce pays dans lequel le modèle libéral, la façon de gouverner ou encore l’élaboration des lois sont vilipendés. La récente défaite de l’ex-premier ministre Victor Ponta, à la surprise générale au deuxième tour de l’élection présidentielle, est une première victoire contre ce système. C’est aussi la naissance d’un activisme pour ceux qui ont décidé de rester au pays et de se battre, afin de ne pas être obligés d’imiter l’exil de trois millions de leurs compatriotes… ■ laurent hazgui
GRAND REPORTAGE
Liliana Sava vit à Pungesti avec son mari agriculteur et ses deux enfants depuis quatre ans. Elle a peur pour les conséquences sanitaires et écologiques sur sa famille. « La terreur est sur la chaussée », dit-elle. AUTOMNE 2014 REGARDS 25
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
On ne pourra plus la regarder sans la voir : vieil enjeu culturel et territorial, la mer recèle des ressources dont la conquête représente autant de menaces que d’opportunités pour l’humanité. Un nouvel horizon que se disputent déjà scientifiques, industriels, intellectuels et politiques. par aline pénitot
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LA MER,
RÉPONSE POLITIQUE POUR MONDE TROP ÉTROIT
La mer orageuse, Gustave Courbet
L « La mer doit renter en politique. » C’est la nouvelle frontière proposée par Jean-Luc Mélenchon depuis 2012. Et la mer de devenir le thème central des assises de l’écosocialisme du Parti de gauche en janvier 2013. « Nous avons besoin d’un choc d’imaginaires, de quelque chose qui nous ouvre le cœur, l’envie de faire », insiste-t-il. Ce chant de marin est aussi tombé dans l’oreille de Marine Le Pen. En septembre, la patronne du FN annonce vouloir « partir à la conquête des mers ». Début décembre, les Assises de l’économie de la mer ont été ouvertes en grande pompe à Saint-Nazaire par le premier ministre, suivi de près par Michel Rocard. Le Parti socialiste entre donc lui aussi dans le débat, à sa vitesse : celle d’un pédalo. Les Verts, à l’instar d’une commission qui se réunit timidement depuis 2011, sont eux encore en cale sèche. L’UMP avait marqué le Grenelle de l’environnement par son extension : le Grenelle de la mer et la création d’aires maritimes protégées – pas de quoi transformer le monde. Face à un projet européen en panne, la mer avec ses grands horizons devientelle le nouveau roman national ? La mer a été conquise trois fois :
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par Christophe Colomb, par les vacanciers du Front populaire et par les pétroliers. Aujourd’hui, plus de la moitié des terriens vit à moins de cent kilomètres des côtes et la population mondiale, comme le niveau des mers, ne cesse de monter. Nous sommes acculés à penser notre entrée en mer. Depuis le XVIIe siècle, et les prémices du droit international, la mer est reconnue comme un bien commun, défini par le principe de la liberté : les mers et les océans sont ouverts à tous et n’appartiennent à personne. Jusqu’à très récemment, l’État côtier n’exerçait son autorité que sur une zone qui correspondait à la portée du boulet de canon de l’époque. Une goutte d’eau face aux étendues qui couvrent plus de 70 % de la surface de la planète. À l’échelle du globe, la masse d’eau est sensiblement la même qu’il y a cinq milliards d’années. La mer est le lieu des tempêtes, des drames humains, des plus profondes inquiétudes écologiques, elle incarne avec le commerce triangulaire l’un des pires moments des nations européennes. Elle est aussi le rêve à jamais renouvelé d’une « Californie », d’un apaisement estival ou
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
Avec la convention de Montego Bay et grâce à ses outremers, la France a étendu son territoire sans avoir à tirer un coup de canon. d’une retraite rêvée. Penser la mer revient à ouvrir des horizons qui se cognent à la linéarité du politique. LA MER DEPUIS LA CAPITALE DE FRANCE
Fernand Braudel l’avait mise au cœur de ses analyses. Pour comprendre le cycle du capitalisme, pour analyser la localisation des places-fortes du nouveau monde, les principales villes citées sont côtières : New York, Shanghai, Londres, Tokyo, Sao Paulo, Gênes, Rotterdam, Hong Kong. « Les transports maritimes ont fait et défait des métropoles. Vasco de Gama en passant par le cap de Bonne-Espérance a mis fin à la puissance vénitienne. D’un seul coup, les produits importés de Chine valaient moins cher à Lisbonne qu’à Venise », rappelle Francis Vallat, président de la principale organisation des professionnels de la mer. L’analyse de Braudel ne s’est pas démentie. Les grands ports d’hier sont devenues les métropoles mondes d’aujourd’hui. On y vient par l’air et par l’eau. Une histoire qui ne cesse de se répéter. Même Paris, une des très rares métropoles continentales, se trouve désormais trop loin du Havre et se
sent à l’étroit dans sa petite ceinture. Pour Jean-Luc Mélenchon comme pour l’urbaniste Antoine Grumpach, l’avenir du Grand Paris se joue à l’exacte croisée de la mer et de la capitale. L’idée semble tomber comme une mouette sur le pont Mirabeau. En réalité, la Ville lumière entretient des liens très anciens avec la mer à travers son fleuve. Ce sont les Nautes, ces marchands de l’eau, qui donnent naissance à Lutèce. Peu à peu, s’impose la devise que l’on connaît : Fluctuat nec mergitur1. En 2014, tout cela pourrait sembler vaseux. Notre imaginaire est intra-muros. Fernand Braudel l’explique : « L’identité de la France, c’est ce rayonnement plus ou moins brillant, plus ou moins justifié. Et ce rayonnement émane toujours de Paris. Il y a une centralisation très ancienne de la culture française. » Mais sans manquer de grandiloquence, l’urbaniste Antoine Grumpach « fait un rêve » : « J’ai compris que Bonaparte avait vu juste lorsqu’il a déclaré en 1802 au Havre : “Paris-Rouen-Le Havre, une seule et même ville dont la Seine est la grande rue”. » Le discours maritime de Jean-Luc Mélenchon embraye 1. Il est battu par les flots, mais ne sombre pas.
sur la même idée. L’homme est à la recherche d’un nouveau récit national qui parle au plus grand nombre. HA ! IL EXISTE UN AUTRE MONDE !
La France est un tout petit territoire, si l’on en juge par nos manuels de géographie. Elle se situe à peine dans la moyenne des pays avec ses 671 308 km2. Pourtant, si l’on tient compte du littoral, notre pays, seul pays présent sur quatre continents, devient le deuxième territoire au monde – juste derrière les ÉtatsUnis, à une broutille près. Grâce à une lutte bien discrète menée par nos diplomates à l’ONU depuis 1996. Date à laquelle la France a ratifié la convention dite de Montego Bay qui permet à tout pays de créer des zones économiques exclusives larges de 200 miles (370 kilomètres) en partant de la côte. Là se trouve une très grande partie des richesses marines : les poissons, les sous-sols, l’énergie de la mer… La France a donc étendu miraculeusement son territoire sans avoir à tirer un coup de canon. Grâce à ses outremers. Voilà sans doute pourquoi elle ne le chante pas à tout vent.
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ENQUÊTE INTELLECTUELLE
Le développement des énergies marines soulève des espoirs inouïs. L’Agence nationale de l’énergie estime qu’elles permettraient de couvrir cinq fois les besoins actuels. Là-bas, au loin, se trouvent à la fois des plages paradisiaques, le plus grand nombre de chômeurs et les principaux lieux d’expérimentation sur les énergies marines. Donc potentiellement un foyer très important d’emplois. Lors du congrès des maires de 2013, les responsables politiques ultramarins ont affirmé en bloc le potentiel de leur territoire en matière d’énergies renouvelables. Mais Paris a toujours refusé que les DOM se lancent dans leur propre révolution énergétique. Une manière certaine de les maintenir sous la domination hexagonale. Le rapport à l’histoire contraint aussi à la discrétion. Coloniser un nouveau monde inconnu ne résonne pas de la même manière que l’on soit descendant d’esclaves ou de
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colons, signale le député européen réunionnais Younous Omarjee lors des Assises de l’écosocialisme. « La traite fit système, elle dut son ampleur historique au rôle que les négriers jouèrent en tant qu’instrument et moteur d’un capitalisme en voie de mondialisation », rappelle Jean Attali (et non Jacques), commissaire de l’exposition Retours de Mer2. La transition écologique passera par la remise en question de représentations centrées sur le seul territoire hexagonal et sur la seule Europe. L’ENJEU ÉNERGÉTIQUE
Le développement des énergies marines soulève des espoirs inouïs. L’Agence nationale de l’énergie estime aujourd’hui qu’elles permettraient de couvrir jusqu’à cinq fois les besoins actuels. Des énergies, de surcroît, au bilan carbone très léger. De quoi faire rêver. La révolution passerait par le développement croisé des énergies issues des vagues et des marées, des éoliennes en mer et des courants, ou des différences de salinité et de températures. Éric Coquerel, grand marin et actuel coordinateur du Parti de gauche, parle de « Révolution industrielle à l’envers ». Pour chacune de 2. Retours de mer, Musée des Beaux-Arts de Dunkerque, jusqu’au 31 janvier 2015
ces énergies, des fermes expérimentales ou des parcs existent déjà. En France hexagonale, les principaux foyers d’énergie marine se trouvent au large des côtes de la Normandie, de la Bretagne et des Pays de Loire. C’est un des secteurs prioritaires identifiés par la France pour amorcer sa transition énergétique. Et donc un des futurs sujets de controverse politique. Pour JeanLuc Mélenchon, la politique proposée par le Parti socialiste conduirait à « vendre des frigos aux Esquimaux ». Au contraire, il rêve d’implanter au large des côtes des hydroliennes fabriquées grâce à l’acier de Florange. Elles permettraient de créer des emplois enthousiasmants sur la côte ; les retombées feraient « vivre les coiffeurs qui se mettraient à vouloir vivre mieux donc à manger bio. Ce serait bon pour l’agriculture », etc. « L’économie de la mer : c’est le volant d’entraînement de l’économie générale. » Rien de moins. Il n’a pas tort. Les activités marines sont déjà le deuxième secteur économique mondial après l’agroalimentaire, devant l’automobile et l’aéronautique. En France, en dehors du tourisme et des industries portuaires, le secteur pèse plus de 350 000 emplois directs. La France se situe au quatrième rang de la pêche maritime. Elle est pionnière dans la recherche
La Mer, Gustave Courbet
océanographique. Elle est très largement en tête dans le domaine de la navigation de plaisance. DES RESSOURCES POUR L’HUMANITÉ
La mer est un secteur en pleine expansion qui fait rêver les investisseurs. Seulement voilà, la mer est très polluée. Notre navigatrice nationale et présidente de WWF, Isabelle Autissier, s’alarme : « Il existe aujourd’hui des zones maritimes sans vie, des zones mortes. Elles augmentent de 8 % par an. Ces déserts existent parce qu’à un moment, l’agriculture a utilisé à l’excès des nitrates et des phosphates qui provoquent des algues vertes. Elles absorbent tout l’oxygène disponible dans l’eau et il n’y a plus de vie possible. » Selon l’ONU, le nombre de zones mortes est passé de 150 en 2003 à 450 en 2008. On pourrait aussi citer l’augmentation de l’acidité de la mer, le vortex de déchets plastiques du Pacifique Nord, la montée des eaux due à la fonte des glaces, les ravages des chaluts sur les fonds marins. Aujourd’hui, les pécheurs du monde ne peuvent plus nourrir l’humanité. Les perspectives de la recherche en matière d’algoculture et d’aquaculture rendent pourtant optimiste le syndicaliste CGT, Nicolas Mayer: « Nous n’en sommes qu’aux balbutiements de la recherche. Nous découvrons chaque année deux mille nouvelles espèces marines. Nous avons besoin d’encourage-
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ments et d’investissements. Avec les énergies marines renouvelables, nous sommes à un moment qui me fait penser au début de l’aviation, quand l’humanité allait enfin accomplir son rêve, voler. C’est là, en mer, que se trouve une issue positive à une bonne partie des problèmes de l’humanité. » Il voit loin et oublie aussi que les luttes syndicales et écologistes ont bien du mal à dialoguer. Hubert Reeves veut partager son enthousiasme avec les enfants : « Si on arrivait à dessaler l’eau de mer dans des petites usines à énergie solaire très locales un peu partout dans le monde – et surtout en Afrique –, à trouver le moyen de la transporter et de la distribuer, on ferait avancer l’humanité… sans causer de tort ni à la Terre, ni à la mer. »3 LA HAUTE MER POURRAIT ÊTRE RÉVOLUTIONNAIRE
Aujourd’hui, on se presse sur les quais de Saint-Malo pour assister aux départs des grandes courses au large. La route du Rhum efface l’histoire du commerce triangulaire. La route du Jasmin qui relie le Nord et le Sud de la Méditerranée est aujourd’hui le théâtre d’un désastre humain d’un genre nouveau. De janvier à septembre 2014, l’Organisation internationale pour les migrations a compté 3 072 migrants morts en Méditerranée. Face aux épreuves traversées par 3. La mer expliquée à nos petits-enfants.
ces aventuriers pleins d’espoirs, Ulysse fait pâle figure. La réponse de l’Europe rompt avec la coutume très profonde de la solidarité en mer, et lui substitue la militarisation des frontières. Une réponse armée organisée par Frontex, agence privée à la limite de la légalité. L’effroi actuel rencontre nos grandes peurs. Les deux principaux romans sur la haute mer, Moby Dick de Melville et 20 000 lieux sous les mers de Jules Verne, ne sont-ils pas souvent cachés dans les rayons de la littérature enfantine ? Il a fallu la caméra de James Cameron pour que l’on réalise que l’homme connaissait mieux la lune que les fonds océaniques. Onze personnes ont marché sur la lune, trois sont descendues dans les profondeurs du Pacifique. Nous étions persuadés qu’il était impossible que la vie se développe dans le noir et le froid, il était question d’y remiser nos déchets nucléaires. En réalité, des espèces incroyables, parfois gigantesques, se cachent dans les abysses. Ce nouveau monde a aujourd’hui un nom : Ressources génétiques marines. Remontées à la surface, elles pourraient permettre de ramener de la vie dans les zones mortes. Autre découverte sous-marine qui suscite bien des appétits : dans les plaines océaniques abyssales, entre 3 000 et 5 500 mètres de profondeur, se trouvent des nodules, des
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
La lutte est rude à l’ONU pour se partager l’Arctique, territoire riche en minerais, pétrole et autres ressources que le réchauffement climatique dévoile peu à peu. petites boules, concentrés de minerais. Une véritable manne. Les conséquences environnementales que pourrait avoir l’exploitation de ces ressources restent incertaines. Pour prévenir un nouveau désastre, la convention de Montego Bay crée « la zone ». Au premier sens du mot. Elle dissocie la haute mer – où il est possible de naviguer librement – des fonds marins. Pour descendre en profondeur, les nations doivent faire une demande à l’Autorité internationale des fonds marins. Élie Jarmache, qui représente la France dans cette instance, voit l’audace de cette approche. Il explique que la zone est un concept révolutionnaire selon lequel les ressources n’appartiennent pas au premier arrivé, mais qu’elles ont un destin
collectif. Aujourd’hui, 1,8 million de km2 sont déjà explorés ; les États et les entreprises minières sont dans les starting-blocks. Plus l’exploration s’intensifie, plus les demandes d’« extensions du plateau continental » augmentent. Une autre manière d’étendre son territoire au-delà des zones économiques exclusives déjà acquises. La lutte est rude à l’ONU pour se partager l’Arctique, territoire riche en minerais, pétrole et autres ressources que le réchauffement climatique dévoile peu à peu. La mer est le premier écosystème dont dépend la stabilité globale de notre environnement. Les leviers politiques et économiques pour prendre soin des océans existent. Le Parti de gauche a mis le cap sur une idée surgie des abysses où le débat politique semble désormais noyé. La mer pourrait donc être, comme disent le philosophe Philippe Dardot et le sociologue Christian Laval à propos du commun, « le nœud des luttes anticapitalistes et de l’écologie politique ». En relisant La Mer de Jules Michelet, l’historien Jean Borie découvre que « La surprise est que l’océan contient bien plus que des poissons et des réserves énergétiques, il contient toute la civilisation. »4. La route est longue et semée d’intempéries. ■ aline pénitot 4. Jean Borie, préface de La Mer de Jules Michelet.
EXPOSITIONS Retours de mer, Musée des BeauxArts de Dunkerque, jusqu’au 31 janvier 2015. La mer, exposition en ligne sur le site bnf.fr.
LIVRES Hubert Reeves et Yves Lancelot,
La mer expliquée à nos petitsenfants, Ed. Seuil, à paraître en janvier 2015. La mer et les ressources marines, Responsabilité et environnement, Annales des Mines, 2013. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, Ed. La découverte, 2014. Fernand Braudel, L’identité de la France, Ed. Flammarion. Jean Attali, catalogue de l’exposition Retours de mer, Ed Dilecta., 2014. Jean-Luc Mélenchon, La règle verte, Pour l’éco-socialisme, Ed. Bruno Le Prince, 2012. Isabelle Autissier et Erik Orsenna, Passer par le Nord, Ed. Paulsen, 2014. Jules Michelet, La Mer, folio Classique.
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PORTRAIT DE POUVOIR
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CAMBADÉLIS, L’HOMME DU VIEUX MONDE
Le premier secrétaire du Parti socialiste est un homme d’appareil, à l’ancienne. Tout en élaborations stratégiques, il arpente les fédérations pour cultiver les réseaux, garde le goût des combinaisons et de la gestion des contradictions. Sous son impulsion, le PS n’implose pas, mais il est de plus en plus déconnecté du réel. par nathanaël uhl illustrations sébastien bergerat
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M « Merci Jean-Christophe », « Jean-Christophe a voulu ces états généraux », « grâce à Jean-Christophe »… Ce samedi 6 décembre, dans son fief du 19e arrondissement de Paris, JeanChristophe Cambadélis, savoure le consentement d’un millier de présents à son désir. Il a tellement voulu être le patron de la rue de Solférino. « Quand on veut vraiment quelque chose, ça finit par arriver », lui fait dire Pascale Fautrier, dans son roman Les Rouges. Cambadélis est premier secrétaire du PS depuis avril et la déroute de la gauche aux municipales. Il entend bien le rester, grâce au vote des militants cette fois, en juin prochain. Cet homme d’appareil est l’un des derniers de son espèce, un animal à sang froid, qui fascine autant qu’il inspire des réactions de rejet. Un insubmersible aussi. L’APPÉTIT DU SURVIVANT
Il n’y a qu’en France qu’un homme politique de premier plan puisse survivre à deux condamnations pour abus de biens sociaux et emploi fictif. La première d’entre elles remonte aux années 90 et à un poste dans une société gestionnaire de foyers d’immigrés, dont le président est un ancien membre actif
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du Front national… Délicat pour le fondateur du Manifeste contre le Front national, créé à la fin des années 80 pour faire pendant à SOS Racisme, l’organisation du frère ennemi et ancien de la LCR Julien Dray. La seconde date de 2006 et concerne son emploi fictif à la Mutuelle nationale des étudiants de France (MNEF). De ces deux affaires, Cambadélis reconnaît garder une « blessure ». Mais aussi la certitude d’être encore vivant, au sens politique. « Ma femme dirait que je me crois immortel », confie l’intéressé aux journalistes. Il raconte à l’envi, pour ne pas contredire son épouse, cette chute première, lorsqu’il a huit ans et qu’il vit au Canada où son noceur de père est parti faire fortune. Quatre étages, une voiture amortit le choc, il en ressort indemne. Depuis, Cambadélis garde un appétit féroce pour la vie. Mais cette vie rime entièrement avec la politique, à laquelle il donne tout. « Il est extrêmement, entièrement, politique », résume Patrick Mennucci, qui le connaît depuis la fin des années 70 et la création de l’Union nationale des étudiants de France indépendante et démocratique (UNEFID). Ensemble et avec Manuel Valls, Jean-Marie Le Guen et Julien
PORTRAIT DE POUVOIR
« Être premier secrétaire, c’est son rêve depuis que je le connais. » Isabelle Thomas, députée européenne PS Dray, ils rassemblent dans cette organisation étudiante des trotskistes lambertistes de l’Organisation communiste internationaliste (OCI), les « pablistes » de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et les socialistes. Le tout pour faire pièce aux communistes de l’UNEF renouveau et pour « chasser les gauchistes des facs ». Cambadélis, issu de l’OCI, prend la tête de l’UNEF-ID. Il s’est taillé une solide réputation à l’occasion de son combat initiatique contre la réforme Saunié-Seïté en 1976. C’est dans ce contexte que le rencontre Yann Couvidat, membre à l’époque des Comités communistes pour l’autogestion (organisation trotskiste minoritaire) et délégué de son campus de Bordeaux 2 à la coordination étudiante. « Mon premier souvenir de Cambadélis est très graphique : il vient d’interrompre la coordination pour aller faire sa gymnastique pendant trente minutes. » Celui qui est alors le camarade Kostas s’entretient toujours ; dans les années 2000, il fait encore « cent longueurs de bassin » le matin pour conserver cette allure qui est un des éléments de sa réussite. C’est ce qu’il revendique en tout cas, le charmeur d’assemblées générales mais pas que. À l’OCI, on cultive volontiers la
virilité, jusqu’au machisme. À ce jeu, « Camba » n’est pas le dernier. « Il est très attentif au regard des autres, notamment celui des femmes », explique un de ses camarades de la « fédération étudiante » lambertiste. À L’ÉCOLE DU TROTSKISME
Ce côté séducteur : grand gabarit, moue boudeuse, yeux noirs qui vous fouillent jusqu’aux entrailles, il s’en sert encore aujourd’hui, pour que ces « mille » militants réunis pour conclure trois mois d’états généraux des socialistes – les mêmes qui ont applaudi à chaque critique lancée contre la politique gouvernementale – se lèvent et l’ovationnent à tout rompre. Matois, « retors » pour certains, Cambadélis n’ignore rien de la psychologie des masses. Sa formation initiale encore, le trotskisme cette « ENA de la politique » selon le mot de Christian Piquet, ancien de la LCR, adversaire puis comparse de « Camba » à l’époque du manifeste contre le Front national (puis, dès 1994, des Assises de la transformation sociale qui déboucheront sur la gauche plurielle). Retour au début des années 80 et à l’UNEF-ID. Pascal Nicolle,
responsable de la tendance socialiste à l’Assemblée générale des étudiants de Dijon, avant d’être un de ses animateurs au niveau national, côtoie son président. « À cette époque, Cambadélis arbore un visage très ouvert, séduisant, se souvient l’actuel membre du comité central de la Ligue des droits de l’Homme. En bon trotskiste, il fait de très longs et bons discours, sans notes… » « Kostas » est dans le rassemblement, déjà. Une obsession qui le poursuit encore aujourd’hui avec son rêve d’un Parti socialiste hégémonique dans le discours de gauche, et fort de 500 000 adhérents « d’ici 2017 ». Dans ces années, de fin 1980 à 1984, Pascal Nicolle se souvient que Cambadélis, président de l’UNEF-ID, « laisse faire le sale boulot aux autres ». Mais le camarade Cambadélis n’a pas toujours délégué cette part obscure du travail militant. Chez les anciens jeunes de l’OCI, on se souvient encore aujourd’hui qu’il aurait « défenestré un maoïste du premier étage de Paris 3 » dans les années 70. Christian Piquet se rappelle, sans en avoir été personnellement victime, « des charges d’une violence inouïe du service d’ordre » de l’Alliance des jeunes pour le socia-
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lisme (AJS, organisation de jeunesse de l’OCI). Yann Couvidat complète : « Le dialogue entre groupes trotskistes était très musclé à l’époque. Le contexte était très différent. À Bordeaux 2, on n’aurait jamais laissé la droite afficher. L’imprudent jouait sa vie. » Même assagi par son passage au Parti socialiste en 1986, Cambadélis garde un rapport étrange à la violence physique. Il y a quelques années, il raconte à Libération une altercation dans le métro : « Quatre loubards arrachent le sac d’une bonne femme. J’en ai allumé deux, j’ai pris un coup-de-poing américain en pleine poire et un cocard énorme. » ARTISAN DES SYNTHÈSES IMPROBABLES
Marie-Pierre Vieu, qui collabore avec Pierre Blotin, responsable des relations extérieures du PCF à l’époque où se construit la gauche plurielle, n’hésite pas à reconnaître que Cambadélis, le « mécano de Jospin », lui « fait peur physiquement » : « C’est un type dangereux ». Mais il est aussi le type qui a l’intuition d’une nouvelle alliance avec les communistes, les écolos, les chevènementistes, les radicaux de gauche, un an à peine après la déroute électorale de 1993 qui lui a valu de perdre son siège de député du 19e arrondissement de Paris. La dissolution inattendue de 1997 lui permettra de retrouver son mandat, mais pas de prendre la tête du Parti socialiste, qu’il semble pourtant attendre comme un dû de la part
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de son ancien camarade en lambertisme Lionel Jospin. Las pour lui, Cambadélis est « victime de sa réputation ». Celle d’un animal à sang froid, manœuvrier, tacticien à l’extrême. Quitte à assumer des positions contradictoires. Karel Yon explique dans sa thèse consacrée à Convergence(s) socialiste(s), le groupe que fonde et dirige Cambadélis en sortant de l’OCI : « La rigidité du lambertisme permet (…) des dispositions à gérer des discours et des positions contradictoires. » Ce substrat permet à Cambadélis, dès son entrée au PS, de se poser en artisan des synthèses improbables entre la ligne droitière, qui le verra fidèle lieutenant de Dominique StraussKahn, et la ligne social-démocratie redistributrice. La gauche plurielle est la première tentative pratique de cette quête permanente. Les « reconstructeurs » en seront, en interne du PS, la deuxième étape. En homme-orchestre du congrès de Reims, en 2008, il rassemble les strauss-kahniens, les amis de Martine Aubry et les fabiusiens dans une alliance tactique « tout sauf Ségolène Royal ». Le congrès de 2015 sera une nouvelle tentative de faire la synthèse entre les libéraux sociaux de Manuel Valls et les socio-démocrates de Martine Aubry. S’il parvient à bâtir cette alliance, il sera encore et toujours au centre de gravité du PS, « le seul endroit où il estime que l’on peut agir », résume Guillaume Balas, un de ses opposants en qualité de secrétaire général d’Un monde
« C’est un homme d’appareil à 100 % : il fait et défait les alliances, il joue avec les gens comme avec des Lego. » Marie-Pierre Vieu, élue régionale Front de gauche d’avance, le courant de Benoît Hamon. Le député européen poursuit : « Jean-Christophe est très attentif aux rapports de forces, qu’il décortique pour trouver le centre de gravité, et c’est là qu’il cherche toujours à se situer. » C’est pourquoi, contrairement à Julien Dray qui rentre au PS en même temps que lui, Cambadélis ne cherchera jamais à créer un courant de gauche au sein de son nouvel appareil. Comme s’il avait aussi compris qu’un tel courant ne lui permettrait jamais d’arriver à la tête du parti. « Être premier secrétaire, c’est son rêve depuis que je le connais », témoigne Isabelle Thomas, députée européenne, ancienne présidente de l’UNEF-ID, qui a rencontré « Camba » autour de 1984. LE GOÛT DU TRAVAIL… DES AUTRES
Dans un parti exsangue, guetté par le surpoids des énarques tels que Bruno Leroux ou François
PORTRAIT DE POUVOIR
Hollande, l’apparatchik Cambadélis détonne. Pas uniquement en raison de ses méthodes, que résume MariePierre Vieu en observatrice avisée : « C’est un homme d’appareil à 100 % : il fait et défait les alliances, il joue avec les gens comme avec des Lego. » Un portrait que peu, au PS, se hasardent à invalider. Isabelle Thomas et Patrick Mennucci reconnaissent « le stratège ». La première explique la hantise actuelle de Cambadélis : « Il ne veut pas être le premier secrétaire d’un parti qui exploserait en vol. » D’où le nouveau montage politique, qui s’adosse aux discours de la gauche du PS pour mieux le contrôler, dixit Guillaume Balas, et donner des gages « à une droite du parti qui a l’intelligence de se cacher derrière Jean-Christophe », présage Isabelle Thomas. En homme d’appareil roué, Cambadélis sait récupérer les idées qu’il voit grandir et se les approprier, pour en maîtriser la progression. C’est ainsi qu’il a impulsé un tournant « éco-socialiste » et « alter-européen » à un Parti socialiste nouvellement promoteur de la « la société du bien-vivre », écho assumé du « buen vivir » développé par Paul Ariès et les décroissants. Si tout le monde reconnaît à l’actuel premier secrétaire du PS « une des meilleures formations politiques parmi les dirigeants du parti », « Camba » n’est pas un créateur d’idéologie. « Il passe toutes les idées au filtre de sa stratégie : unité du parti et rassemblement de la gauche », précise un bon connaisseur des arcanes solfériniennes.
PORTRAIT DE POUVOIR
« Reconnaissons-lui la capacité d’intégrer les idées qui viennent d’ailleurs à sa pensée propre pour en faire quelque chose. » Christian Piquet, cofondateur de la Gauche unitaire Les détracteurs du bonhomme dépeignent un Cambadélis vampire. Dans son dernier livre À tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient, son ancien comparse Laurent Mauduit décrit l’auteur de Pour une nouvelle stratégie démocratique comme un homme peu scrupuleux s’arrogeant le travail des autres, notamment ceux du philosophe Pierre Dardot. Cambadélis a démenti. Mais Yann Couvidat relève, outre un doctorat en sociologie « pour services rendus, on les appelait “doctorat AJS” », que le cerveau de Kostas « a pour nom Rozenblat » [Marc Rozenblat, ancien président de l’UNEFID, ndlr]. Étonnamment, c’est l’ancien liguard Christian Piquet qui vient à la rescousse de Cambadélis. « Il n’y a plus de dirigeants de l’épaisseur de Jaurès ou de Blum, qui définissaient
une idéologie en la mettant en pratique, souligne le fondateur de la Gauche unitaire. Cambadélis a au moins le sens politique de saisir les idées qui viennent d’ailleurs. Reconnaissons-lui la capacité de les intégrer à sa pensée propre pour en faire quelque chose. » VERROUILLEUR D’APPAREIL
Isabelle Thomas acquiesce sur la capacité de synthèse, mais y voit une faiblesse du premier secrétaire : « Il a horreur de la bipolarisation des idées. » La volonté de concilier l’inconciliable se heurte à la réalité politique du moment. Guillaume Balas : « Par sa formation, Jean-Christophe méconnaît le mouvement social et n’a pas le sens du moment politique », celui où tout peut basculer : « Il préfère la pérennité de l’appareil. » Au demeurant, il respecte tous les appareils, y compris celui de la CGT où il lit, dans les « affaires Lepaon », une « tentative de déstabilisation ». Le principal intéressé confirme dans Le Monde : « Les gouvernements passent, le parti reste. Le PS, c’est la seule trace constante à travers l’histoire de ce qu’est la gauche. » Et c’est bien ce parti qu’il laboure, de sections en fédérations, à l’ancienne, pour séduire les cadres mis à mal par
les défaites de mars 2014 et celles annoncées pour 2015. Dans leurs yeux, il peut « lire leur consentement à son désir » selon les mots de Pascale Fautrier. Ce consentement est la clé de son pouvoir, quand le verrouillage de l’appareil en est le cadenas. Profitant des défections de ses anciens adversaires, il a fait monter de nouvelles têtes au secrétariat national : Juliette Méadal et Carlos Da Silva, porte-parole ; Karine Berger à l’économie. Elles remplacent entre autres Delphine Mayrargue. Cette dernière a analysé, dans une lettre publiée sur le site d’Un monde d’avance, la nomination de Cambadélis à la tête de Solférino en termes bruts : « Le Parti est aujourd’hui replié sur lui-même sourd et aveugle à la réalité sociale et culturelle qui l’entoure. Ce choix de fermeture (…) le refus du débat m’ont conduit à quitter la direction du Parti. » Peut-être a-t-elle ainsi mis en lumière les vrais ressorts de la méthode Cambadélis : déconnecter le PS du monde et, surtout, de la politique du gouvernement. Au final, « Camba » est surtout le vrai symbole de cette période dans laquelle « le vieux n’en finit pas de mourir et le neuf peine à éclore ». Il est « ce vieux » et ne veut pas mourir. ■ nathanaël uhl
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ENTRETIEN
MÉLENCHON, LA GAUCHE ET LE PEUPLE
Mi-novembre. Nous avons rendez-vous avec Jean-Luc Mélenchon dans un café parisien, quelques semaines après la sortie de son dernier ouvrage, L’Ère du peuple (Fayard). La plateforme pour réunir les militants d’une nouvelle République recueille plus de 60 000 signatures au moment de cet entretien. D’une ponctualité absolue, Jean-Luc Mélenchon a l’air de tout, sauf d’un homme qui musarde. propos recueillis par catherine tricot photo olivier coret
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/ divergence-images
Manifestation pour une alternative à l’austérité Photo © Olivier CORET / Divergence-images
V ENTRETIEN
regards. Vous disiez cet été vouloir prendre du temps. Et on vous a rarement autant vu, lu, entendu… Vous en avez déjà assez de bayer aux corneilles ? jean-luc mélenchon.
Les circonstances ne m’ont pas permis de prendre le recul auquel j’aspire. J’ai dû remplacer à son poste de combat un ami très gravement malade. Et, de toute façon, je dois affronter, comme tous les responsables de notre gauche, la situation dangereuse dans laquelle nous vivons désormais. Pour cela il s’agit aussi notamment de faire de notre parcours récent une expérience plutôt qu’un sujet d’aigreurs et de récriminations. L’explosion du Front de gauche lors des élections municipales nous a à la fois rendus illisibles et a empêché le rassemblement de notre camp lors des élections européennes. L’impasse dans laquelle le Front de gauche s’est trouvé enfermé imposait de reprendre l’initiative. Comment faire face à un paysage marqué par l’effondrement du Parti socialiste ? Comment agir quand les symboles de la gauche sont devenus aussi confus ? Quel est le déclencheur, l’acteur de l’histoire ? J’ai travaillé… et j’ai vu : les résultats de nos amis espagnols de Podemos valident ce que je pressens : c’est le peuple qu’il faut fédérer et cela n’est pas souvent compatible avec le rassemblement de la gauche traditionnelle. Il fallait alors faire une proposition
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politique qui exprime cette prise de conscience. Une formule capable de produire ce passage du peuple en soi au peuple pour soi, de la multitude au sujet politique. La proposition de s’unir en vue d’une constituante assure ce travail. C’est une stratégie révolutionnaire en ce qu’elle remet en cause les privilèges de la propriété du capital, l’ordre des institutions et la hiérarchie des normes juridiques. C’est à l’arrièreplan intellectuel de l’initiative que j’ai prise en septembre : lancer un mouvement pour la 6e République. Le but est de lui faire rencontrer les attentes du peuple et d’inventer un modèle concret d’auto-organisation politique. regards. Vous cherchez à « fédérer » le peuple. Votre proposition porte sur la construction d’un nouvel âge démocratique. Vous considérez donc qu’au cœur de la crise politique se niche la crise de la démocratie ? jean-luc mélenchon.
Il faut distinguer ce qui est de l’ordre de la scène politique collective de ce qui permet à chacun de se construire une pensée politique. Le nonrespect du vote « non », lors du référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen en 2005, est fondateur de notre moment politique. C’est la première fois, en France, qu’un vote majoritaire est aussi grossièrement bafoué. Ce viol du suffrage universel a cassé les mécanismes de consentement à
la démocratie, rendant très difficile l’accord entre soi et les institutions. Cela a atteint en profondeur les ressources de l’engagement, de la conscience civique. Or cette mise à mal du champ démocratique n’est pas seulement liée à la mécanique absurde et autoritaire de l’Union européenne. Elle découle d’un nouvel âge du capitalisme. Au XIXe siècle, il y avait une concurrence entre tous les capitalismes nationaux. Sur la base d’une croissance productiviste, des compromis pouvaient être passés dans le cadre national à l’abri des normes et protections décidées au niveau du pays. Dominants et dominés pouvaient y trouver leur compte autour d’une certaine répartition de la richesse. Nous n’en sommes plus là. Aujourd’hui, le capitalisme transnational veut détruire toutes les régulations, et donc la démocratie qui est à la source de la loi et des normes. Dans son contexte d’instabilité systémique, le capitalisme de notre temps porte en lui la fin de la démocratie et la dictature. J’ai qualifié cela de « dictamolle » pour signaler son mode de fonctionnement sur deux points d’appui idéologiques. D’une part, la répétition désarmante du : « Il n’y a pas d’autre politique possible ». D’autre part, la triangulation qui, en corrompant le sens des mots, empêche de penser politique. On peut prendre la mesure de la pulsion anti-démocratie du capitalisme de notre temps avec l’accord TAFTA – accord de libre-échange
en cours de négociation entre l’UE et les États-Unis. Dans le secret, se passe un compromis entre capitalistes : tout réguler, entre eux et dans leurs relations avec les sociétés que représentent les États, par les tribunaux d’arbitrage privés. TAFTA se place hors du cadre de la loi et de toute procédure de contrôle démocratique. Or toutes les superstructures politiques adhèrent aujourd’hui à cette distanciation. Dans la majorité des États européens, cette acceptation commune fonde le partage du pouvoir qui se fait entre la social-démocratie et la droite. Si l’on veut se sortir de la nasse, il n’y a pas d’autre chemin que de refuser la liberté du capitalisme transnational des fonds de placement. C’est la base de toute reconstruction. regards.
Vous mettez en avant l’enjeu de souveraineté populaire. Votre argumentation constitue une sorte de rupture avec la tradition de gauche qui mobilise depuis deux siècles sur l’égalité, ou l’égaliberté pour reprendre le mot d’Étienne Balibar… Est-ce un adieu à la gauche ?
jean-luc
mélenchon. Pas exactement. La Grande révolution se fonde politiquement et symboliquement dans la question de la souveraineté du peuple. On sait que la scène primitive qui organise la division de la gauche et de la droite est celle des députés se rangeant à la droite ou à la gauche du roi,
en octobre 1789, selon qu’ils sont favorables ou opposés à son droit de veto. Puisqu’il n’est de souveraineté que nationale, comme le dit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui est le dépositaire de la souveraineté ? Le peuple ou le roi ? Tout part de là, en France et bien au-delà. La droite comme la gauche ont été structurées par cet acte fondateur. Et dans ce dualisme, la droite a longtemps été marquée par des traditions bonapartistes et nationalistes qui accordaient une place centrale à l’État. Voilà maintenant trois décennies que, pour
sition à l’aristocratie, la multitude d’aujourd’hui devient le peuple dans son opposition à l’oligarchie. regards. Vous voulez rassembler des catégories populaires éclatées face à un adversaire rassemblé. Où cela se joue-t-il ? jean-luc mélenchon. Jamais la catégorie employés-ouvriers n’a été aussi forte numériquement et aussi faible politiquement. Une chose est la situation objective, une autre est la conscience politique. Le fait d’être dominé ne suffit évidemment pas à cristalliser une
« Les résultats de Podemos valident ce que je pressens : c’est le peuple qu’il faut fédérer. » la première fois, les libéraux sont majoritaires à droite. La gauche dominante ne croit plus au public et la droite dominante ne croit plus qu’au marché. Avec de tels brouillages, la représentation actuelle du clivage gauche / droite est obsolète. Je ne veux pas dire que ce clivage n’a plus de sens, mais que ce qu’il donne à voir est mort. Il faut revenir à l’énergie initiale qui constitua le peuple. Il faut redéfinir l’acteur central, et l’acte qui redéfinit le peuple, c’est le moment constituant. Le Tiers-État de 1789 s’est constitué en peuple dans son oppo-
conscience. La domination est le plus souvent intériorisée. Elle est incorporée, même. Le mécanisme du désir mimétique l’enracine dans les profondeurs de la psyché. D’ailleurs, quand le prolétariat était en expansion, l’aspiration à en faire partie allait très loin, jusque dans l’intime et ses stratégies matrimoniales. L’océan que formait le groupe des paysans, des métayers, des artisans s’est rassemblé autour de l’archipel ouvrier, autour de cette figure ouvrière devenue centrale. Au total, le prolétariat a pu, tout un temps, se décrire objec-
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Jean-Luc Mélenchon au siège du PG Photo ©Olivier CORET / Divergence-images
tivement et subjectivement. Il a construit sa conscience de soi de ses conditions de travail et de vie. Ce qui doit continuer à nous intéresser est précisément d’agir là où se forme une conscience collective. L’entreprise, qui hier fut centrale dans cette construction, est devenue résiduelle pour la socialisation politique des masses populaires. C’est dans les énormes concentrations urbaines que tout se joue désormais. L’urbanité qui est le fait de milliards d’hommes institue un état d’interdépendance qui raccorde chacun à un immense collectif socialisé. Aristote déjà disait que la cité fonde l’individu. Mais les multi-dépendances contemporaines
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tout à la fois hyper-individualisent l’être humain et construisent son hyper-dépendance à l’égard du collectif. De son côté, l’exploitation capitaliste prend des formes nouvelles. Elle se déconcentre des lieux de la production et se territorialise. Ainsi, des millions d’hommes sont chassés du cœur des villes. Ils sont relégués à la périphérie, mais ils aspirent au mode de vie urbain c’està-dire à ses réseaux et services. L’accès à la ville apparaît comme un idéal. Mais il faut préciser : peut-on appeler « villes » ces ensembles de plus de dix millions de personnes ? Quelle est la réalité physique de Paris ? Elle est dans les réseaux,
celui des autoroutes et du périph’, du RER et du métro. Les réseaux construisent l’espace réel. Les individus sont institués par les réseaux ; là se joue leur construction individuelle et collective. regards.
Diriez-vous que la contradiction capital / travail devient centre / périphéries urbaines ? jean-luc
mélenchon. Pour une part, oui. Mais il ne s’agit pas seulement d’un déplacement du terrain de l’affrontement. C’est une reformulation de cette contradiction. Les enjeux culturels du mode de vie y prennent leur pleine dimen-
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sion. Si on ne les traite pas, on va vers une impasse. Je regarde beaucoup les expériences conduites par mes amis d’Amérique latine. Ils ont su mobiliser le peuple et lui permettre de se constituer en catégorie active. Les pauvres ne sont plus à la marge du système. Mes amis ont par ailleurs mieux réparti les richesses. Mais ils ont ainsi ouvert des questions nouvelles. La sortie de la pauvreté est vécue comme une « moyennisation sociale ». Et, comme on le sait, la classe moyenne s’identifie elle-même à partir de ses consommations ostentatoires. La révolution démocratique n’a pas su devenir une révolution culturelle. Comment répondre aux aspirations
chances de créer cette civilisation nouvelle sont plus grandes que par le passé. regards. Quelle traduction en faites-vous dans votre combat politique ? jean-luc mélenchon.
En France, nous pouvons nous appuyer sur l’antique réalité des communes et sur l’ancienne constitution des départements. Les villes se sont construites dans les interstices de la féodalité rurale et particulariste. Notre perception de l’identité populaire se fonde sur le pacte Liberté, Égalité, Fraternité. Même si l’hégémonie culturelle de cette
« L’invention d’une civilisation nouvelle est au cœur de la création révolutionnaire à faire pour refonder la société humaine post-productiviste. » du peuple, des classes moyennes et ne pas faire exploser les villes et la planète par un productivisme effréné ? L’invention d’une civilisation nouvelle est au cœur de la création révolutionnaire à faire pour refonder la société humaine postproductiviste. Le pourrons-nous à temps ? Pour moi, il y a déjà un atout. Avec l’émergence, comme fait de conscience, de l’existence d’un intérêt général humain, nos
façon de voir est malmenée et ses acquis sociaux contestés, ce sont des points d’appui d’une force infinie, qui permettent de s’adresser à chacun, dans sa culture de base, au nom de l’intérêt général humain. Nous avons aussi des faiblesses. Notre mise en réseau est moins rapide que celle de nos adversaires. Tous les jours la publicité façonne nos normes, nos goûts, notre esthétique. Sous cette première peau
se loge le système médiatique. Le capital a trouvé de nouveaux éléments de lien social : la peur de l’autre, le retour de la compétition des religions et des vérités révélées. Le livre d’Éric Zemmour en est un concentré. Tout ceci provoque une floraison du déclinisme. Ce serait la décadence généralisée. D’abord celle des « politiques », concentrée dans les avatars de la monarchie du système présidentiel et la corruption des élus. Ensuite celles des mœurs. Les médias se repaissent de faits scabreux dans ce registre. Enfin la décadence économique pour cause d’acquis sociaux cédés par des politiques irresponsables et consommés par fainéantise. C’est une boucle auto-organisée que la chanson du déclinisme… Tout cela constitue des mégastructures d’encadrement idéologique. Elle impacte spécialement notre pays, la France. Elle est en effet à la fois le berceau de la Révolution et celui de la contre-révolution. C’est la France qui invente l’égalité politique radicale mais aussi sa contestation non moins radicale. Dés l’origine, pour la contre-révolution, l’égalité ne peut être que le résultat d’une violence contre la nature des choses et des êtres. Il faut donc l’abandonner comme une vieille et sanguinaire chimère. Ces oripeaux habillent encore la pensée de la contre-révolution libérale. Autre musique, celle qui caractérise notre peuple comme catholique et blanc. Construire ce peuple ethnique est une vieille obsession
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utile en période où il faut fabriquer des boucs émissaires de diversion. Nous ne pouvons que riposter par notre mise en réseau. Je crois aux possibilités nouvelles que dessine Internet. La Toile est le nouvel espace public où se construisent et se combattent les idées. Je veux l’investir. J’ajoute que le réseau M6R permet d’aller bien au-delà de la seule construction de majorités. Il rend possible la construction d’un collectif où le point de vue minoritaire continue d’exister en tant que tel. La machine a débattre installée sur le site du Mouvement 6e République permet une auto-organisation du débat jusqu’au choix collectif des thèmes à débattre ! Pour cette raison également, je suis pour l’idée de fédération, cette idée qui
rizon de la reconstruction de notre famille politique. regards.
Est-ce que vous ne jouez pas sur les mots ? Ne faites-vous pas un faux procès à Pierre Laurent qui porte cette idée de « rassembler la gauche » ?
jean-luc mélenchon. Non, J’approuve les initiatives de Pierre et, pour une part, j’en fais autant. Dois-je rappeler mon « offre publique de débat » pendant la présidentielle ? Ou bien, il y a un an, mon appel à une nouvelle majorité sur les bancs de l’Assemblée nationale ? Mais tout cela est aussi vécu dans le grand nombre comme une accointance démoralisante avec le grand nombre. Où est le centre
« Je ne surgis pas avec une théorie globale. J’avance par approximations successives. » est au cœur de la révolution originelle et que symbolisa la Fête de la Fédération de 1790. « Rassembler » désigne un processus qui vient de l’extérieur ; « fédérer » part de ce que chacun est et fait. On n’injecte pas de la conscience depuis l’extérieur. Au passage, cela explique aussi mon désaccord avec l’idée de « rassembler la gauche » comme ho-
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de gravité du moment politique ? C’est la mise en mouvement qui le dira. Il faut marcher sur deux jambes : remobiliser ce qui peut l’être dans l’ancienne gauche et fédérer le peuple par l’action. La différence entre rassembler la gauche et fédérer le peuple est dans le mouvement. Le processus de fédération est contenu dans la mise en
mouvement qu’il opère, et non pas résolu par le rapprochement des médiations politiques qui est censé le faire naître. Aurais-je la cruauté de rappeler ce que produisent souvent les « mobilisations » pourtant signées par des dizaines d’organisations et de collectifs ? Dans le projet de fédération, il y a place pour le conflit d’idées. Je crois que c’est le conflit qui déchire le voile de ce qui va de soi. Je sais que cette conflictualité n’est pas toujours bien ressentie. En fait, le malaise que provoque le conflit est socialement situé. Les catégories populaires, les dominés, qui sont souvent contraints de descendre du trottoir, vivent ce conflit. Ceux qui pensent qu’il empêche l’émergence de solutions sont dans la recherche de solutions « intelligentes », raisonnées hors conflit, donc sans dimension « politique » – jugée polluante. Au bout du compte, des solutions technocratiques… Je ne néglige pas non plus que mon goût pour le conflit relève aussi de ma personnalité. Je suis un immigré avec un certain sens du tragique dans l’histoire… Quand j’ai dit que j’étais « le bruit et la fureur de mon époque », beaucoup n’ont pas compris la portée de cette référence voulue à Shakespeare. Dans la tirade de Macbeth, c’est la vie qui est pleine de bruit et de fureur et il faut une parole qui en donne le sens. Une fois de plus, à mon égard, beaucoup se sont confor-
més au vieil adage : « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. » regards. Historiquement, c’est le raccord entre l’expérience ouvrière et une idée politique qui a permis de sortir de l’enfermement ou de la marge. Quelle place accordez-vous aux médiations (actions des partis politiques, syndicats…) ? Comment penser politiquement ce processus ? jean-luc mélenchon.
Il faut examiner comment a eu lieu la rencontre entre un acteur et une idée politique dans la décennie des révolutions citoyennes de l’Amérique du Sud ou du Maghreb. Qui est aujourd’hui l’acteur de cette histoire ? Je dis que c’est le peuple. C’est une catégorie qui apparaissait confuse ou problématique. Vous vous souvenez que j’ai été accusé de populisme parce que je m’y référais. J’ai tenu bon et j’ai contribué à la construction de cette hégémonie : aujourd’hui la catégorie de peuple est revenue partout dans le débat public et le discours politique. Construire la médiation entre le peuple et l’idée politique est le fondement du combat culturel quotidien. Exemple : le Parti de gauche a un secrétaire national chargé de la bataille sur l’histoire. C’est dire l’importance que nous accordons au combat culturel pour
la reconstruction d’une hégémonie de l’imaginaire progressiste. Au cas particulier, la bataille sur l’histoire c’est la bataille sur le sens du récit qui fédère la conscience de soi du peuple dont l’enjeu est une définition nationale qui soit républicaine et non ethnique. La culture est centrale dans le combat politique. C’est un matérialiste qui le dit : le cerveau « fabrique » le réel. Marx ne disait-il pas que « la classe ouvrière sera révolutionnaire ou ne sera rien » ? Ici, déjà, un fait de conscience purement subjectif est placé plus haut qu’un rapport social réel. Cela dit, je ne peux répondre plus avant à la question des médiations. Je ne surgis pas avec une théorie globale. J’avance par approximations successives. L’idée sur laquelle je travaille en ce moment porte sur un fondement de la théorie matérialiste : je suis de plus en plus convaincu que le moteur de l’histoire est dans l’expansion du nombre d’humains (six milliards en 1999, sept milliards en 2011, neuf d’ici le milieu du siècle…) et que la lutte des classes est une des manifestations de ses effets. Il me paraît essentiel d’aller au bout de la description des phénomènes anthropologiques liés au nombre et aux interactions qui en résultent. regards. Vous centrez votre réflexion sur le processus de fédération. Vous semblez consi-
dérer ce processus comme le contenu politique du mouvement… jean-luc mélenchon. Je pense évidemment que ce qui va fédérer le peuple sera un programme. Mais d’où viendra-t-il ? Du peuple lui-même. Comment avons-nous construit le programme de la présidentielle de 2012, L’Humain d’abord ? À partir des idées présentes dans tous les secteurs de la société, chez les syndicats, parmi les associations… Le projet, le programme viendront du processus qui va constituer le peuple en catégorie politique loin des descriptions sociales, numériques, données par le parti médiatique et ses succursales de chien de garde. Je le crois parce que c’est un ressort anthropologique profond. La communauté humaine ne naît pas de la famille, mais d’un groupe qui affirme sa souveraineté sur ses membres et sur un territoire. C’est donc autant un acte individuel que collectif. C’est un processus d’autoorganisation qui allie la dynamique du nombre et la mobilisation individuelle. C’est ce que j’expérimente avec le Mouvement pour la 6e République. Il propose un objectif révolutionnaire et s’appuie sur une méthode jamais utilisée, une pétition, une action individuelle et collective dans le cyberespace (m6r.fr). ■ entretien réalisé par roger martelli et catherine tricot
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LE DOSSIER
POURQUOI NOS DONNÉES INTÉRESSENT
La NSA n’était donc pas seule à nous ausculter. Les intrusions dans la vie privée se révèlent légion : commerce des données personnelles, suivi de nos consommations et de nos fréquentations en ligne, exploitation des fichiers de personnes, surveillance policière et administrative… La frontière entre privé et public est souvent franchie ou effacée. Quels en sont les enjeux ? Jusqu’où faut-il protéger la vie privée ? dossier coordonné par laura raim et marion rousset illustrations fred sochard
R
La société hyper-connectée n’en finit pas de poser nouveaux dilemmes. Si les industries du Web ou les États se font de plus en plus intrusifs pour exploiter la manne des données personnelles, les réseaux sociaux sont aussi des lieux d’expression singulière. Comment marquer la limite entre nouvelles libertés et univers sous surveillance? (p. 53-55). Occasion de remonter aux origines de l’émergence de la « vie privée » (p. 56-57). Le philosophe Pierre Zaoui en souligne les paradoxes et propose les vertus d’une politique de la discrétion (p. 58-61). Les artistes se sont saisis du sujet de manière féconde (p. 62-64). À la question, « le privé est-il politique ? », les féministes répondent par l’affirmative. Pour autant, les responsables politiques doivent-ils voir leur intimité exposée, même ils en sont souvent à l’initiative ? (p. 64-66) Alors, comment rester connecté sans perdre le contrôle de ce qu’on livre de soi ? Nous conclurons en proposant quelques méthodes d’action discrète, pour ne pas perdre pied dans ce monde qui, entre transparence et opacité, nous laisse décidément dans le flou… (p. 67-71)
52 REGARDS HIVER AUTOMNE 20152014
LE DOSSIER
VIE PRIVÉE, VEUT-ON TROP LA PROTÉGER ?
À l’heure où les réseaux sociaux incitent à s’exposer sur la toile, la surveillance exercée par des organismes publics ou privés inquiète. Mais attention, protéger à l’excès la vie privée peut conduire à réécrire l’histoire.
L’affaire Snowden a eu l’effet d’une bombe. Après la révélation d’une surveillance mondiale orchestrée par une agence de renseignements américaine, la machine s’est emballée. Des stars qui se font pirater leurs photographies intimes, des paparazzi qui utilisent des drones pour atteindre leurs proies, Barack Obama qui se sert des outils du Big Data, capables de traiter d’énormes volumes de données, pour définir des arguments susceptibles de convaincre les abstentionnistes… Le lien entre toutes ces affaires ? On n’aura jamais autant parlé de protéger la vie privée. Au point qu’en mai 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a obligé Google à instaurer un « droit à l’oubli » qui permet aux internautes de remplir un formulaire en vue d’obtenir le déréférencement de certaines informations les concernant. Et, côté américain, des dispositifs ont été mis en place par Google et Apple pour mieux protéger les données des utilisateurs de téléphones portables fonctionnant avec les systèmes d’exploitation iOS ou Android. Un rétropédalage en phase avec l’air du temps. Après avoir rêvé à son quart d’heure de gloire, le moment serait donc venu pour chacun de fantasmer sur quinze petites minutes d’anonymat ? PRIVÉ-PUBLIC : UNE FRONTIÈRE… PERSONNELLE
Une quête de discrétion pas évidente, à l’ère de réseaux sociaux autorisant une mise en scène de soi sans précédent. À commencer par Facebook qui offre la possibilité à quiconque le souhaite de poster ses clichés
personnels, d’exposer ses goûts, de raconter son quotidien à des milliers d’inconnus. Au troisième trimestre 2014, ils étaient un milliard et des poussières à utiliser ce site d’échanges chaque mois, dont 864 millions quotidiennement. Et au fond, quel est le problème ? « Un individu libre et autonome a le droit de publier de son propre fait des informations sur ses idées politiques ou sa vie culturelle. Personne ne peut définir à sa place ce qui est privé et ce qui est public, explique le sociologue Dominique Cardon. Mais cette tendance sociale à poser le débat sur les données personnelles en termes de liberté d’expression peut être très naïve. On sait par exemple que Facebook revend à des entreprises des données à l’origine destinées aux “amis”. » Pas vraiment un détail. « Il faut toujours se poser la question de qui surveille et pas seulement de qui se montre. » Qui surveille, donc ? Les voisins, copains, collègues, employeurs présents et futurs – une galaxie hétéroclite, semblable à un village à l’ère du Web 2.0, sous l’œil de laquelle l’internaute évolue. Mais aussi quantité d’organismes privés. Les informations collectées sur Internet à des fins publicitaires représentent un formidable trésor pour les entreprises qui bombardent leurs cibles d’e-mails, de sms et d’agaçants pop-up qui surgissent sans prévenir sur l’écran. Last but not least, un autre type de contrôle qui avait su se faire oublier a refait surface récemment : les fichiers de l’État. Le témoignage d’Edward Snowden sur l’espionnage à grande échelle mis en place, avec la complicité des géants du Web, par la National Security Agency (NSA) a remis cette question à l’ordre du jour. Et réveillé des angoisses enfouies.
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PERTE DE CONFIANCE DANS LE RÉSEAU
Ainsi, la protection des données et le respect de la vie privée constituent des enjeux importants pour 98 % des personnes interrogées dans le cadre d’un sondage réalisé par OpinionWay en 2013. « Le climat a changé. Les gens disent qu’ils ont peur d’être surveillés et leur crainte colore la manière dont ils utilisent Internet : la confiance dans le réseau, qui était autrefois un lieu où ils se sentaient libres, a diminué. Il n’empêche que subsiste un décalage entre les pratiques et les représentations, car les internautes s’empressent par ailleurs de tout raconter sur Facebook », reconnaît Dominique Cardon. C’est là un paradoxe qui est souvent relevé. Les individus, qui n’hésitent pas à piocher dans leur portefeuille privé pour se donner une existence numérique, n’ont pourtant jamais été aussi sensibles à l’idée de se préserver contre le marché et l’État.
Après avoir rêvé à son quart d’heure de gloire, le moment serait donc venu pour chacun de fantasmer sur quinze petites minutes d’anonymat ? À raison ? Pour le journaliste Jean-Marc Manach, auteur de La vie privée, un problème de vieux con ?, tout n’est pas à mettre au même niveau : « Le fichage publicitaire ne fait pas beaucoup de dégâts et Facebook non plus. Avec les réseaux sociaux, peu de gens sont virés et beaucoup trouvent du boulot ! » En revanche, quand des administrations comme la police, la sécurité sociale, Pôle emploi ou les impôts mettent le nez dans l’intimité de chacun, les conséquences sont autrement plus préoccupantes. « Il y a un million de personnes dont l’emploi est conditionné par le fait de ne pas avoir été suspecté, or une personne sur six est fichée comme mise en cause dans une affaire de police judiciaire », précise-t-il. Un tel dispositif est d’autant plus préjudiciable que le taux d’erreur semble élevé, soit que les
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personnes aient été inscrites comme coupables au lieu de victimes, soit que la décision de non-lieu, de relaxe ou de classement sans suite n’ait pas été précisée dans le document. Dans une société où tout est automatisé, un simple couac dans l’enregistrement ou la mise à jour des bases de données, et voilà des personnes privées d’emploi, d’allocations chômage ou de RSA. LE SPECTRE DE MINORITY REPORT
Et encore, ce n’est rien au regard des États-Unis, où la révolution du Big Data est bien plus avancée qu’ici. Ce nouveau domaine, qui mobilise des technologies pour exploiter l’océan d’informations générées par l’usage d’Internet et toutes les transactions électroniques, ou produites par les administrations, les entreprises et les individus, constitue là-bas une manne pour les banquiers, les assureurs, les fournisseurs d’électricité et autres organismes. Ou comment conditionner l’octroi d’un crédit, par exemple, au profil établi grâce à des start-up qui scrutent les comportements des emprunteurs potentiels sur Ebay, Amazon ou Facebook. Quid de la surveillance au sommet de l’État ? « Le problème que posent ces fichiers relève moins d’Orwell que de Kafka », estime Jean-Marc Manach. Loin du spectre de Big Brother, le but n’est pas de passer au crible la vie de tout un chacun. « Il n’empêche que pour trouver l’aiguille, il faut commencer par nettoyer l’ensemble de la botte de foin », précise le journaliste. Une pêche hasardeuse dans la mesure où les réseaux terroristes, pédophiles, criminels se terrent en général dans le « Web caché » baptisé DarkNet. Et qui peut déboucher sur des malentendus plus ou moins cocasses. Comme cette famille de l’Oklahoma visitée par le FBI pour avoir entré sur Internet les expressions « bombe à gaz » et « sac à dos », alors qu’elle programmait d’aller camper pour les vacances ! Nettement moins drôle, la police de Chicago établit d’ores et déjà des listes de criminels en puissance qui ne sont pas sans évoquer une réplique culte du film de Spielberg Minority Report : « Vous êtes en état d’arrestation pour le futur meurtre de Sarah Marks ! »
Le débat n’est pas neuf. En tout cas en France où tout commence en 1974, lorsque le quotidien Le Monde révèle l’existence d’un projet inquiétant dans un article intitulé « Safari ou la chasse aux Français ». L’idée de l’État était alors de créer un supercalculateur capable de connecter entre elles des bases de données nominatives de l’administration française, notamment de l’Insee. Un scandale éclate, l’affaire tourne court, une commission d’enquête parlementaire est lancée. Dans la foulée, est votée la première loi Informatique et Libertés, en 1978, qui règlemente la pratique du fichage. Le but : instituer un garde-fou contre les dérives d’une informatisation mal maîtrisée qui porte atteinte à la liberté individuelle ou publique. « Cette législation visait à protéger les individus de grands fichiers établis à leur insu. La différence, c’est qu’aujourd’hui les gens participent eux-mêmes à ce fichage », analyse Jean-Marc Manach. UN RISQUE D’EFFACER LA MÉMOIRE
Si la loi française constitue donc un rempart, pas sûr que ce soit suffisant. En complément de ce dispositif, Google s’est ainsi vu contraint d’étudier les demandes de déréférencement formulées par de simples citoyens. À l’automne, la multinationale recensait environ 144 000 requêtes, parmi lesquelles celle d’un pianiste croate vexé par une mauvaise critique qui réclamait le retrait de celle-ci, ou encore celle d’un professionnel de la finance qui espérait la suppression de liens vers des pages mentionnant son arrestation et sa condamnation pour des délits financiers. In fine, c’est à l’opérateur privé de décider (ou non) d’effacer les URL afin que les sites litigieux ne fassent plus partie des réponses proposées par le moteur de recherche. Une solution intéressante ? « C’est un jeu dangereux », tranche Rémi Mathis, président de Wikimédia France et fervent défenseur du partage du savoir. « Si l’on en vient à effacer des informations pertinentes, sous prétexte que des gens veulent faire disparaître des photographies sur lesquelles ils ne se trouvent pas à leur avantage, c’est un problème. De l’idée de protéger la vie privée, on passe alors à de la censure pure et simple. » Et
ce n’est pas sans causer du souci aux historiens. « Cette situation m’évoque la manière dont des chercheurs se sont retrouvés incapables de relater l’histoire de la guerre d’Algérie, car les personnes amnistiées pouvaient porter plainte pour diffamation ou calomnie », affirme Rémi Mathis. « Ce n’est pas à Pétain de faire l’histoire du pétainisme, à Sarkozy de faire celle de son quinquennat, à tel artiste de dire ce qu’on pense de lui… » Au printemps 2013, l’Association des archivistes français s’était d’ailleurs émue, au travers d’une pétition qui avait recueilli plus de 50 000 signatures, du projet qu’avait la Commission européenne de garantir le droit à l’effacement des données. Mais pour Dominique Cardon, Google ne croit pas lui-même à la mesure qu’il s’attache à mettre en place. Le géant du Net a fait de la tâche qui lui a été confiée l’élément d’une stratégie qui s’inscrit dans un art subtil de la communication : « Google ouvre délibérément la boite de Pandore pour montrer que la liberté d’expression et d’information est menacée et que cela pose plus de problèmes que ça ne génère de bienfaits », avance le sociologue. Mission réussie. Seulement voilà, l’équation n’est pas si simple… Entre le droit à l’anonymat et le droit à la connaissance, il va falloir doser. marion rousset
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LA VIE PRIVÉE, UNE INVENTION RÉCENTE Théorisé au XIXe siècle, le droit à la vie privée est l’aboutissement d’un long processus de constitution d’une sphère mentale et physique à protéger des indiscrétions du regard public. Petite histoire d’une notion juridique aux contours fluctuants. Nous ne nous sommes pas toujours souciés de protéger notre vie privée. Et pour cause : nous n’en avions pas. Dans les communautés rurales du Moyen Âge, tout le monde se connaît et s’épie, tandis que beaucoup d’actes de la vie quotidienne s’accomplissent en public. On se lave devant les autres, parents et enfants partagent le même lit. Ce n’est qu’à partir du XVIe siècle que commence à naître, d’abord au sein de l’aristocratie, une pudeur face au corps, la volonté de dissimuler la défécation ou l’acte sexuel, mais aussi un goût pour la solitude et l’introspection. ÉCHAPPER AUX REGARDS
S’établit alors une frontière à ne pas dépasser, un territoire que l’on réserve à soi-même, à son journal intime ou à ses proches – l’amitié n’étant plus seulement la fraternité d’armes des chevaliers médiévaux. Le cercle familial, qui se resserre autour des parents et des enfants, devient une entité affective refuge où l’on échappe – en installant des rideaux et des persiennes – aux regards du dehors. Chez les bourgeois, les domestiques ne dor-
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ment plus dans le même logement que leurs employeurs, tandis qu’à l’intérieur même de la maison, on construit des chambres à coucher séparées des pièces de réception. Dans son Histoire de la vie privée, l’historien Philippe Ariès identifie trois facteurs derrière ce changement progressif des mœurs. Tout d’abord, la construction d’un État moderne visant la pacification sociale, institue à travers les codes de la cour, une manière d’être en société. Elle se caractérise par un contrôle plus strict des pulsions et le cantonnement dans l’intimité d’actes auparavant publics. Ensuite, les réformes religieuses exigent des fidèles une piété plus intérieure. Enfin, les progrès de l’alphabétisation et la diffusion des écrits permettent un rapport solitaire et secret entre le lecteur et son livre. Ce processus d’individualisation et de distinction privé / public atteint son apogée dans les grandes villes anonymes du XIXe. LE DROIT D’ÊTRE « LAISSÉ EN PAIX »
L’essor de la presse à scandale et du photojournalisme va alors
représenter la première menace pour cette sphère intime désormais bien circonscrite. Se fait donc sentir le besoin de la protéger juridiquement. Exaspéré par la couverture médiatique de ses noces avec une fille de sénateur, le juriste américain Samuel Warren élabore avec son collègue Louis Brandeis la définition désormais canonique du « droit à la vie privée » comme « le droit d’être laissé en paix ». Dans leur article publié en 1890 par la Harvard Law Review, texte qui n’exprime alors que l‘opinion de deux jeunes juristes sans aucune autorité particulière, il s’agit de garantir la capacité des individus de se soustraire au regard public. En réalité, ce n’est pas la première fois que la notion de « vie privée » apparaît dans un document juridique, puisque Warren et Barndeis citent la loi française sur la presse du 11 mai 1868 sanctionnant toute publication sans autorisation d’un écrit « relatif à un fait de la vie privée ». « Mais l’emploi de cette expression en droit français a des lettres de noblesse encore plus anciennes, puisqu’il remonte à la Révolution », rappelle l’historien du droit Jean-Louis Halpérin. La
Constitution de 1791 prévoit en effet, en matière de liberté de la presse, que « les calomnies et injures contre quelques personnes que ce soit, relatives aux actions de leur vie privée, seront punies sur leur poursuite ». LA VIE PRIVÉE, CONDITION DES AUTRES LIBERTÉS
Il faudra toutefois attendre les années 1930 pour que la privacy s’implante véritablement dans la jurisprudence américaine, tandis qu’en Europe elle trouve sa place dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) de 1950. Depuis, la portée de ce concept aux frontières mouvantes ne cesse de s’étendre. Aux États-Unis, la Cour suprême s’en sert dans les années 1960 pour reconnaître le droit constitutionnel à choisir librement en matière de contraception, d’avortement et d’orientation sexuelle. Une extension qui illustre à quel point la protection de la vie privée est la condition nécessaire à l’exercice des autres droits, et notamment du droit d’échapper à la « tyrannie de la majorité », cette pression sociale contraignant l’individu au conformisme. En France, l’article 9 du Code civil de 1970 consacre la protection du domicile, mais aussi le secret professionnel et médical, tandis que la loi du 6 janvier 1978 institue la Commission nationale de l’infor-
matique et des libertés (CNIL), chargée de veiller à ce que le développement de l’informatique ne porte pas atteinte, entre autres, à la vie privée du citoyen. Depuis les années 1990, l’invocation de l’article 8 sur le « respect de la vie privée et familiale » de la CEDH, non seulement permet aux étrangers de se défendre contre les mesures d’éloignement, mais aussi s’étend hors du domicile jusqu’au lieu de
travail, interdisant par exemple à l’employeur de lire la messagerie des salariés. Avec l’essor d’Internet, la « vie privée » demeure un terrain de lutte de prédilection pour combattre aussi bien les interventions policières des États que les ingérences commerciales des multinationales. Il n’est pas sûr, cependant, qu’elle constitue encore l’arme la plus efficace. laura raim
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PIERRE ZAOUI
LA DISCRÉTION, MI-RÉAC MI-PROGRESSISTE
Philosophe, fondateur de la revue Vacarme.
Alors que beaucoup déplorent l’avènement d’une société de la pure transparence, le philosophe Pierre Zaoui montre que ce n’est qu’une facette de la modernité. Dans La Discrétion ou l’art de disparaître, il explore les potentialités subversives d’une politique de la discrétion. Entretien. regards. Dans La Discrétion ou l’art de disparaître, vous faites un éloge de la discrétion. Cela peut paraître surprenant d’un point de vue de gauche… pierre zaoui.
À l’origine, la discrétion est en effet une valeur de la bourgeoisie liée à la courtoisie. Les Grecs anciens étaient dans une pure société de la visibilité et de la transparence. Chez Aristote, par exemple, un homme sage et mûr n’avait pas à être modeste et discret. L’invention de cette notion de discrétion, en Europe, remonte au Moyen Âge. Tout l’enjeu pour la société de cour était de conserver ses privilèges sans la possibilité de faire usage de la puissance armée. Le raffinement des mœurs est alors une stratégie pour justifier la proximité avec le roi. Par la suite, la bourgeoisie récupérera ces valeurs de pudeur, d’attention, d’hygiène qui étaient jusqu’alors celles de l’aristocratie.
La Discrétion ou l’art de disparaître, de Pierre Zaoui, éd. Autrement, 2013
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Cette distinction entre la vie publique et la vie privée devient ainsi un art de vivre extrêmement bourgeois. D’un point de vue aristocratique, la discrétion est gorgée de mépris. Se montrer ou se manifester, c’est vulgaire. regards.
Paradoxalement, vous expliquez que c’est aussi une notion qui « subvertit la distinction bourgeoise entre vie privée et vie publique » ?
pierre zaoui.
Mon intuition, c’est qu’il existe dans notre modernité une autre forme de discrétion qui ne relève plus de l’expérience privée. L’un des cas les plus typiques de discrétion, c’est la manifestation politique. En elle, on n’est plus rien, on disparaît. Les autres autour de soi ne sont pas perçus comme des individus mais à travers un geste, un sourire ou un regard, lesquels se noient aussitôt dans une forme d’anonymat collectif. C’est ce que ne supportent pas les grands narcissiques et les m’as-tu-vu. La discrétion, ce n’est pas l’art de se retirer dans le cercle privé, mais celui de ne pas apparaître en public. Le fait d’apprendre à être ensemble autrement, sans hiérarchisation, s’apparente à une micropolitique. Il s’agit de laisser vraiment la place à l’autre, et non de le faire par sentiment de supériorité, comme le machiste qui laisse son siège à la dame ou le roi qui laisse passer ses inférieurs, dans un renversement carnavalesque.
regards.
Vous précisez par ailleurs que ce souci de l’anonymat est au centre des nouvelles formes de mobilisations rendues visibles depuis le Printemps arabe en 2011… pierre zaoui.
Oui, il habite énormément de mouvements sociaux, sans leader et sans signature, notamment territoriaux, tels que Sivens et Notre-Dame-desLandes. Une fracture existe entre ces mouvements qui relèvent d’une politique de la discrétion et un champ institutionnel lancé dans un processus de sur-personnalisation qui se substitue au vide des programmes. Les mobilisations d’aujourd’hui tentent d’inventer des formes de manifestations publiques qui ne puissent pas être récupérées par le narcissisme individuel. Dans une société de masse, la discrétion apparaît comme une valeur très individualiste, alors qu’en réalité elle relève d’une politique du nombre, ou plus exactement de la multiplicité indénombrable. Il s’agit de produire du nombre qui ne puisse pas se dénombrer. Après, il ne faut pas être puriste. Quand un « zadiste » est tué et qu’on le fond dans la catégorie des casseurs, ça change tout. Rémi Fraisse [mort lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens ndlr] ne peut pas devenir un anonyme. Sans être un saint, c’est forcément un martyr momentané. regards.
Ces expériences viennent-elles contrebalancer l’idée selon laquelle nous serions passés, avec les réseaux sociaux notamment, dans une société de la visibilité et de l’exposition de soi ?
pierre zaoui.
Nous sommes dans ce que j’appelle une « modernité à deux faces » qui témoigne d’une double évolution parallèle. La lutte pour la reconnaissance est une course qui est devenue folle. Ce n’est pas le soi qui s’expose mais une image sociale. N’existe plus que ce qui est visible. En même temps, se développent des styles de vie discrets chez des gens pas forcément poli-
« Les mobilisations d’aujourd’hui tentent d’inventer des formes de manifestations publiques qui ne puissent pas être récupérées par le narcissisme individuel. » tisés au sens ancien du terme. Loin d’être utopiques, ces expériences reposent sur le refus intégral de cette forme de visibilité. Aujourd’hui, le spectacle est défait. regards. Cette « France des invisibles » reste pourtant porteuse d’une charge négative… Que vous inspire une telle représentation ? pierre zaoui. L’idée que l’invisibilité serait synonyme de
souffrance est fausse. Et à la fin, vouloir rendre visible le vrai peuple, c’est une pensée d’extrême droite. Le cas typique de ça, c’est le géographe Christophe Guilluy. Le peuple n’aime pas se montrer, il préfère rester anonyme et quand il manifeste, il ne se détache pas de la communauté. Ce qui est beau dans le populaire, c’est cette capacité d’abstraction, ce devenir indiscernable. Le schéma de pensée de Manuel Valls à Marine Le Pen est le même : selon eux, les devenirs minoritaires s’opposent au devenir populaire. Pour moi, c’est tout l’inverse. Car l’anonymat est au cœur de l’abstraction républicaine et la discrétion est une politique de non hiérarchie.
regards.
Vous montrez cependant que la discrétion peut être à la fois réactionnaire et progressiste. Comment se surmontent ces ambivalences ? pierre zaoui. C’est ambigu en soi, la discrétion. Ce n’est pas tout le temps bien. Il y a des tas de raisons répugnantes d’être discret, comme dans le cas de l’espionnage ou de la filature. C’est aussi une des grandes valeurs portées par la Manif pour tous. Quant au capitalisme, il est lui-même un mouvement d’anonymisation qui sépare les individus, les dépersonnalise, rendant chaque travailleur substituable à un autre. La ville
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LE DOSSIER
« C’est ambigu en soi, la discrétion. Ce n’est pas tout le temps bien. Il y a des tas de raisons répugnantes d’être discret ». moderne exprime parfaitement cette ambivalence : la discrétion y renvoie aussi bien à l’art jouissif du flâneur baudelairien qu’à la condition du SDF qui crève dans l’indifférence généralisée. Dans une perspective « de gauche », on ne peut donc pas faire de la discrétion une vertu politique univoque. Être discret a du sens quand on ne l’est pas tout le temps. Il n’en reste pas moins que c’est une manière d’acter une rupture totale avec le cirque médiatico-politique contemporain, avec toutes ces formes d’autopromotion, ces gens qui commencent par dire « Moi je ». regards.
Quels changements peuvent sortir de cette micropolitique ?
pierre zaoui. La première chose qu’elle montre, c’est que le monde ne se réduit pas à cette scène de la représentation dans laquelle se croisent les dominants d’aujourd’hui et leurs faux critiques. Il faut donc arrêter de désespérer. La seconde chose, c’est qu’avec la fin du paradigme révolutionnaire, de plus en plus de formes de sécession vont émerger. La troisième chose, c’est que cette politique de la discrétion est un appel à bosser. En effet, elle ne se joue pas que dans l’activisme, elle s’incarne aussi dans ces personnes qui sont actives sur leur lieu de travail. Les gens discrets, ce sont les travailleurs, cette classe ouvrière qui n’aiment pas se montrer. Le gouvernement n’a mis en place aucun projet alternatif, il est arrivé les mains vides au pouvoir. La seule réforme qu’il a faite, du bout des lèvres, c’est le mariage pour tous. L’expérience de la discrétion sera toujours l’expérience du travail, car personne
ne travaille dans la visibilité – sauf les tennismen et Johnny Halliday. Cela suppose une forme de retrait et de silence. regards. Ne risque-t-on pas, avec cet éloge des âmes discrètes, d’assigner le peuple à l’invisibilité ? pierre zaoui. Je tiens à mon ambigüité. Et j’aime beaucoup ce qu’écrit le philosophe Jacques Rancière : d’un côté, il dénonce une répartition du monde qui ne laisse de la place qu’au « roi » et plonge dans l’invisibilité ceux qu’il appelle les « sans-parts » ; et de l’autre, il loue les formes d’anonymat collectif. Une politique de la discrétion n’est jamais négative en soi, mais tout est question d’usage et d’alternance. Par moments, la personnalisation politique et l’individualisation peuvent être très fécondes. Ce qui est mauvais, c’est ce qui est figé. Les documentaires nostalgiques qui veulent rendre hommage à la classe ouvrière se contentent souvent de lui offrir un linceul. Aujourd’hui, ce n’est pas que le peuple soit devenu impuissant, c’est seulement qu’il n’emploie pas cette puissance. Il n’empêche que quand il veut renverser qui que ce soit, il peut le faire. Rien n’a changé de ce point de vue. regards.
Vous dites que la discrétion va avec la remise en cause de la personnalisation, du chef. Peut-on se débarrasser de toute verticalité pour changer le monde ?
pierre zaoui. Même les militants des ZAD [Zones à défendre] pensent avec un point de vue en surplomb… Et c’est logique : quand on a la tête dans le champ de bataille, il est impossible de réfléchir. Le dernier texte du Comité invisible, À nos amis, est exemplaire de ce point de vue. Il énonce une critique radicale de toutes les pensées en surplomb, tout en témoignant – et c’est sa force – d’une arrogance insensée. L’enjeu aujourd’hui, c’est d’imaginer un grand récit qui n’écrase pas la multiplicité. propos recueillis par marion rousset
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LES ARTISTES S’EXPOSENT
LE VOYEURISME ARTISTIQUE AU DESSUS DE LA VIE PRIVÉE Existe-t-il une exception culturelle en matière de respect de la vie privée ? La Cour suprême de New York a tranché en faveur de cette hypothèse l’année dernière, en rejetant la plainte visant le photographe Arne Svenson. Pour une série intitulée Voisins, l’artiste avait photographié au téléobjectif les habitants de l’immeuble d’en face pendant que ceux-ci prenaient leur petit-déjeuner, regardaient la télévision ou lisaient un livre. L’un d’eux n’a pas apprécié de découvrir le visage de son enfant alors qu’il visitait la Julie Saul Gallery et a porté l’affaire devant les tribunaux. Sans succès. La décision a été sans appel : « Le droit à la vie privée s’efface face à la protection d’un artiste, conformément au premier amendement. »
TES DONNÉES CONTRE UN COOKIE Nos données personnelles ne valent pas plus que le prix d’un biscuit. C’est ce qui ressort de l’expérience réalisée en octobre dernier par une jeune artiste américaine. Lisa Puno a proposé aux visiteurs du « Dumbo Arts Festival » de leur offrir des cookies faits maison en échange de certaines informations privées telles que les quatre derniers chiffres de leur numéro de sécurité sociale, leurs empreintes digitales, leur adresse ou encore le nom de jeune fille de leur mère. Alors que plus de trois cents personnes ont accepté, la performance – baptisée Please Enable Cookies (veuillez autoriser les cookies) – semble LA SURVEILLANCE EN DÉRISION bien confirmer que nous sommes souvent moins attachés à la protection de notre Depuis une affaire de redressement fiscal vie privée que ce que nous voulons qui l’avait mené en détention en 2011, Ai bien admettre. Weiwei est interdit de quitter Pékin et vit sous surveillance étroite. Qu’à cela ne tienne, l’artiste chinois touche-à-tout et dissident a installé l’année suivante quatre webcams à son domicile, permettant ainsi au monde entier de le surveiller à tout moment. « Ma vie est placée sous tellement de surveillance et de contrôles, que ce soit mon téléphone, mon ordinateur (…) Chaque jour je suis filé, il y a des caméras de surveillance en face de chez moi (…) Alors je me suis dit, pourquoi ne pas en installer ici afin que les gens puissent voir toutes mes activités ? »
L’ESSOR DU « SURVEILLANCE ART » Avis aux paranoïaques. Soucieux de participer au débat sur les dérives de la surveillance, les performers américains Kyle McDonald et Brian House ont posé dans un McDonald’s non identifié, à New York, une lampe spéciale dont la particularité est d’enregistrer les discussions de ceux qui parlent à sa lueur. Les phrases interceptées sont ensuite transmises en wi-fi à un service qui assure leur retranscription sur un compte Twitter dédié. Ainsi, en visitant la page Twitter du projet Conversnitch, on découvre des bribes de conversations, telles que « C’est juste une boisson, pas un choix de style de vie » ou encore « Ça c’est le pire nom de rappeur que j’ai jamais entendu ». Si ces mots sortis de leur contexte prêtent plus à sourire qu’autre chose, il se dégage une sensation étrange d’accéder ainsi aux conversations d’inconnus.
FILATURE Sophie Calle puise la matière de son art, souvent autofictionnel, dans sa vie la plus intime. La plasticienne qui aimait suivre les inconnus dans la rue, noter leurs déplacements et les photographier à leur insu, demande en 1981 à sa mère d’engager un détective privé pour la faire suivre à son tour, troquant la position de voyeur pour celle d’exhibitionniste. Tout au long de sa carrière, elle ne cessera de mettre en scène sa propre vie et d’explorer les limites poreuses entre vie privée et art public. En 2002, elle se fait installer une chambre au quatrième étage de la tour Eiffel et invite qui veut à venir dans son lit lui raconter des histoires. En 2012, l’artiste atteint un summum dans le brouillage des sphères à Avignon, où elle fait la lecture publique des journaux intimes de sa mère, morte deux ans auparavant.
LA FRONTIÈRE PUBLIC / PRIVÉ BOUSCULÉE PAR LES FÉMINISTES Pour en révéler la dimension politique et les établir comme lieux de la domination masculine, les luttes féministes ont dû forcer les portes des foyers. Aujourd’hui, le désir de transparence doit s’arrêter à celles de l’intime. « Le privé est politique » : le slogan des années 1968 a bouleversé les schémas ancestraux. Ce sont les féministes qui ont porté haut et fort cette assertion. Dans les groupes du MLF, des femmes ont partagé leur quotidien pour produire de la politique. Ainsi, les tâches domestiques ou les violences conjugales, historiquement campées dans le cadre du privé, ont atterri dans le débat public. Par la mise en commun de la réalité concrète de l’oppression des femmes, les féministes ont bâti une approche politique totalement inédite : elles ont remis en cause la répartition, à la fois sexuée et hiérarchisée, des sphères privé / public. Cette révélation du caractère politique de ce qui se passe à la maison, en privé, a permis de toucher au cœur de la domination masculine et de bousculer nos représentations.
privé. Les féministes ont donc posé la nécessité de s’en mêler car ce qui s’y passe est de nature politique. Savoir qui fait la vaisselle ne relève pas de la négociation propre à chaque couple, mais avant tout de dynamiques sociales. Le viol n’est pas une affaire privée, un simple fait-divers, mais un effet des rapports sociaux entre les
LA NÉCESSITÉ DE S’EN MÊLER
sexes. La sexualité, pour être libre, suppose notamment de permettre aux femmes de maîtriser leur fécondité et d’en finir avec les stéréotypes machistes. Voilà ce que le MLF a mis en avant : nos vies dites privées relèvent en grande partie de construits sociaux et politiques.
Dès 1949, Simone de Beauvoir avec Le Deuxième sexe partait du quotidien domestique, du corps, de la sexualité, pour dénoncer l’asservissement des femmes. Elle fit scandale parce qu’elle évoquait des sujets prétendument intimes : la bienséance devait empêcher d’étaler de tels faits sur la place publique. Parler du vagin, du blues après l’accouchement ou des douleurs liées au port d’un corset ou de talons hauts, cela ne se faisait pas. La démonstration des dimensions sociale et culturelle du sort des femmes est un levier décisif pour enclencher processus d’émancipation. Or ce sort se joue pour une large part dans ce qu’il est convenu d’appeler le
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Voilà ce que le MLF a mis en avant : nos vies dites privées relèvent en grande partie de construits sociaux et politiques
DU PRIVÉ, IL DOIT RESTER L’INTIME
Grâce aux mobilisations du XXe siècle, les femmes ont accédé à la sphère publique, notamment avec le droit de vote, et leur vie « privée » a été modifiée par des lois émancipatrices, comme le droit à l’avortement. La répartition traditionnelle à partir de laquelle s’est construite l’oppression des femmes s’en est trouvée minée. Autrement dit, les mouvements féministes ont contribué à
brouiller une césure historique entre privé et politique. C’était une condition sine qua non pour commencer à défaire les assignations de genre qui se nouent dans les moindres détails du corps et du quotidien. Les conséquences de ce trouble opéré n’ont pas fini de produire leurs effets. La frontière est bousculée, elle n’est plus étanche. Mais alors, que reste-t-il de privé ? Je dirais l’intime. Une chose est de revendiquer que le privé
soit en grande partie politique. Une autre est d’exiger la transparence de chaque vie, de contester le droit à avoir une vie personnelle, une intimité. Une nouvelle articulation entre les deux espaces se cherche aujourd’hui. Il faut se faire à l’idée que la dichotomie entre le public et le privé ne sera plus ce qu’elle était. Et que, entre le politique et l’intime, la frontière sera désormais mouvante et complexe. Comme une tension. clémentine autain
LES HOMMES POLITIQUES ONT-ILS DROIT À UNE VIE PRIVÉ ? En se prêtant à la mise en scène très calculée de leur personnalité, les élus et responsables politiques ont ouvert la porte à des intrusions moins flatteuses, et plus problématiques, dans leur intimité.
En 1996 avec Le grand secret, Claude Gubler, médecin du président François Mitterrand, s’était attiré les foudres de la justice : livre retiré de la vente deux jours après sa parution pour « intrusion particulièrement grave dans l’intimité de la vie privée et familiale » selon le juge des référés, et radiation de l’ordre des médecins de l’auteur pour violation du secret médical. Paru quelques jours après la mort de l’ancien président socialiste, le livre révélait pourtant que ce dernier souffrait d’un cancer de la prostate depuis 1981 et surtout qu’il n’était plus capable d’assumer ses fonctions depuis 1994. Si la méthode pouvait être contestée,
en revanche la légitimité du débat posé ne faisait guère de doute. Vingt ans plus tard, le succès commercial – à défaut de littéraire – du livre de Valérie Trierweiler démontre le changement profond du rapport entre la société et les responsables politiques. L’évolution est saisissante. Patrimoine, relations amoureuses : on pourrait donc tout savoir de notre personnel politique ? Une exigence de transparence d’autant plus nécessaire que les abus sont nombreux, entend-on parfois. Et pourtant, d’où vient le sentiment que cette nouvelle réalité enregistre et aggrave un processus de dépolitisation du débat public ? Il est absolument légitime et même indispensable de pouvoir s’assurer que les élus ne profitent pas de leurs charges pour s’enrichir. La corruption en France est un fait massif, les conflits d’intérêts des élus souvent nombreux et la difficulté à les condamner constamment rappelée. Qu’un Guérini ou qu’un Balkany
jouissent encore de leurs droits civiques dépasse l’entendement. Mais le reste, la vie affective ? LES PIÈGES DE L’IMAGE
La pipolisation de la vie politique française semble directement indexée sur le vide croissant des discours et propositions. Souvent, les médias ne s’intéressent qu’aux petites phrases – pour ne pas parler des approches psychologisantes sur la stature supposée de tel ou tel. Les émissions politiques au cours desquelles l’invité peut dérouler plus de trois phrases sans être interrompu sont devenues rarissimes. La confrontation des projets, des visions du monde relève désormais du dogmatisme et de la ringardise. Ne reste que l’écume. On aurait tort de n’y voir qu’une pression extérieure de la société. Une partie des responsables politiques pense habile de se prêter au jeu, voire de le susciter. Plus le fond s’étiole et plus il faut soigner la forme. Pas d’avenir électoral sans une armada de
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LE DOSSIER
conseillers en communication grassement rétribués. Ce n’est pas nouveau, encore que. Jadis, il s’agissait de rechercher la forme la plus percutante pour faire passer un message, aujourd’hui il faut vendre un homme (plus rarement une femme). Raconter une histoire pour vendre des voitures ou un candidat aux élections… c’est pareil. En marketing, on appelle cela le storytelling. C’est un fait, pas de campagne présidentielle pour un candidat majeur sans couverture de Paris Match avec femme et si possible enfants. Les choix sont parfois peu inspirés : la famille Fillon, décontractée sur les pelouses de son manoir classé du Maine-et-Loire, n’a pas dû convaincre grand monde. Mais là n’est pas le problème. En mettant en scène leur vie privée dans la presse people, certains politiques escomptent un bénéfice, une modification de leur image au sein de l’électorat. C’est en réalité un piège redoutable. Pensant instrumentaliser la presse pour délivrer une image mûrement réfléchie, mais souvent factice, les politiques s’exposent ainsi à de cruelles déconvenues. Il devient alors presque légitime que cette même presse s’attelle à révéler des faces plus cachées de leur vie. Après tout, son rôle ne peut se résumer à fournir des encarts publicitaires à ceux qui souhaitent corriger leur image dans l’opinion. Et comment pleurnicher sur des articles non choisis quand on a exposé sa « vie heureuse » ? guillaume liégard
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LE DOSSIER
DONNEZ CES DONNÉES, LES REPRENDRE SERA COMPLIQUÉ Tous les internautes ne sont pas décidés à se laisser dépouiller des données, métadonnés et autres traces numériques qu’ils essaiment, de clic en clic, sur la toile. Tour d’horizon des moyens de lutter contre leur exploitation par les géants du web, et des idées de modèles alternatifs. Facebook est trop aimable. À partir de janvier 2015, nous pourrons régler au millimètre près quel contenu nous dévoilons à quel ami, quel ennemi, ou quel employeur potentiel. Tous les utilisateurs du réseau social ont reçu une notification pour les informer en grande pompe de cette formidable avancée en matière de gestion de la confidentialité. L’entreprise de Mark Zuckerberg est cependant moins diserte sur l’autre volet de la confidentialité : celui qui concerne ce que nous dévoilons… à elle. Car Facebook a bien l’intention de continuer de s’approprier toutes les informations que nous fournissons sur son site. Comment pourrait-il en aller autrement puisqu’il s’agit là du cœur du modèle économique de tous les Google, Amazon et autres Twitter de la Silicon Valley : offrir, souvent gratuitement, un service (de partage de contenus, de microblogging, de moteur de recherche…) et collecter en échange les traces des internautes pour les revendre à des partenaires commerciaux. Bref, nous sommes peut-être mieux à même d’éviter qu’une photo de soirée ne compromette une opportunité d’embauche, mais nous sommes bel et bien en train de perdre le contrôle sur nos données personnelles. Cette perte ne va pas toutefois sans susciter une forte résistance. Entre 2006 et 2013, chacune des dix propositions de révision des règles a provoqué des campagnes de contestation dans le monde entier. Selon Antonio Casilli, maître de conférences en Digital Humanities à Telecom ParisTech, Facebook a dû faire marche arrière huit fois sur dix. Parmi ces campagnes, le recours collectif en justice engagé cet été par l’autri-
chien Max Schrems est prometteur. Cet étudiant en droit, qui réclame cinq cents euros par plaignant, a reçu le soutien de plus de 60 000 personnes. DE LA RÉTENTION DES DONNÉES...
Ainsi, il existe des moyens individuels et collectifs pour lutter contre l’exploitation abusive de nos données, et de nombreux usagers réfléchissent à de nouveaux modèles économiques et juridiques pour les protéger. Toutes les méthodes ne se valent pas cependant, et certains remèdes envisagés pourraient être plus dangereux que le mal qu’ils prétendent soigner. Une première réponse, forcément limitée, consiste à exhorter les internautes à changer leurs habitudes. La voie la plus radicale implique de s’abstenir de recourir aux services friands de données, ce qui implique de renoncer à bon nombre d’outils gratuits dont nous sommes souvent devenus dépendants : le moteur de
Nous sommes mieux à même d’éviter qu’une photo de soirée ne compromette une embauche, mais nous sommes bel et bien en train de perdre le contrôle sur nos données personnelles
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recherche le plus efficace, le smartphone avec la géolocalisation qui indique le bureau de poste le plus proche… La démarche peut également être coûteuse socialement : bouder Facebook, c’est s’exclure des conversations entre amis et des invitations aux « événements » festifs. Il existe certes des moyens de surfer sur Internet en laissant le moins d’empreintes possible. De la désactivation des cookies à la connexion au réseau Tor en passant par le recours à un ordinateur Proxy et à la cryptographie : des techniques plus ou moins accessibles aux non-geeks permettent de s’anonymiser. Toutefois, non seulement elles ne sont pas à la portée de tout le monde, mais ceux qui cherchent ainsi à s’extraire des mailles du filet risquent à terme d’être soupçonnés, par les compagnies d’assurance comme par les États, de cacher quelque chose… « Comme mesure antiterroriste,
le gouvernement constituera donc un fichier des “gens cachés” », prédit le Comité invisible dans À nos amis. S’il est particulièrement difficile de trouver des références sur vous sur Internet, vous pourriez bien être candidat pour un tel fichier. Vous pourriez ainsi vous voir appliquer tout un ensemble de règlements particuliers qui incluent des fouilles rigoureuses dans les aéroports et même des interdictions de voyager. » ...À LEUR COMMERCIALISATION VOLONTAIRE
Une autre impasse consiste à prendre acte de la marchandisation en cours et de reconnaître officiellement un droit de propriété des individus sur leurs données. Libre à eux, ensuite, de les monétiser s’ils le souhaitent. Des voix comme celles de l’essayiste et chef d’entreprise Jaron Lanier aux États-Unis ou de l’avocat
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Alain Bensoussan en France promeuvent activement ce modèle. L’idée peut paraître attrayante : contester les monopoles des géants d’Internet et les remplacer par une multitude de petits entrepreneurs. Aux ÉtatsUnis, cette commercialisation volontaire se pratique déjà, facilitée par des « courtiers » comme Yes Profile, Reputation.com, ou encore Datacoup, qui proposent aux individus de porter leurs données sur une place de marché destinée aux annonceurs. Cette approche dite « patrimonialiste » n’a donc pas besoin d’une consécration juridique pour commencer à produire des effets. Selon le juriste Lionel Maurel, qui tient le blog Cylex, cette tendance risque d’être annonciatrice d’un « troisième mouvement d’enclosure » : après le premier qui a frappé les terres à partir du XIIe siècle, le deuxième qui a touché la connaissance à partir du XIXe siècle, avec l’avènement du droit d’auteur et de la
Ceux qui cherchent à s’extraire des mailles du filet risquent d’être soupçonnés, par les compagnies d’assurance comme par les États, de cacher quelque chose
Guide de survie en milieu hostile Pour vivre heureux vivons cachés ? Plus facile à dire qu’à faire alors que s’émiettent nos données privées. Pour prendre au sérieux l’adage épicurien, d’abord y mettre du sien. Oublier amitiés numériques et autre déballage de soi, à moins d’activer, c’est obligé, paramètres confidentialité de Facebook, ce vaste vivier. Mais les réseaux sociaux ont bon dos. Le mail pas sûr non plus, allons bon, et le téléphone avec fonction géolocalisation n’a rien à lui envier. Donc laisser au placard ce mouchard – les modèles dernier cri, avec les vintage pas de souci – pour au bistrot descendre incognito. Dehors, observer vigilance pour éviter caméras de surveillance, voire bientôt drones espions volant furtifs au-dessus de nos tifs. Et ce jusqu’au métro où, au bas des escaliers, acheter tickets plutôt que Pass navigo, avec monnaie sonnante s’il-vous-plaît. Ce serait tout de même idiot de s’en être tiré jusque-là et de finir piégé comme un bleu par sa carte Visa. Globalement, vider son sac pour faire la chasse aux puces électroniques et aux codes barres de fidélité sous peine de se métamorphoser en animal fiché. Un vrai casse-tête. marion rousset
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propriété intellectuelle, voici venu le temps de la réappropriation des données personnelles. La France comme l’Union européenne se montrent méfiantes envers cette piste. Selon le dernier rapport du Conseil d’État, le supposé rééquilibrage entre le pouvoir des individus et les grandes plates-formes serait illusoire : sauf pour des personnalités très riches ou célèbres, la valeur des données d’un seul individu est de l’ordre de quelques centimes. « Le rapport de force entre l’individu, consommateur isolé, et l’entreprise, resterait marqué par un déséquilibre structurel », estime-t-il. De son côté, le Conseil national du numérique avait déjà averti qu’une telle option ne ferait que « renforcer les inégalités entre citoyens en capacité de gérer, protéger et monétiser leurs données et les autres qui, par manque de littératie, de temps, d’argent ou autre abandonneraient ces fonctions au marché ». LE DROIT À LA VIE PRIVÉE DÉPASSÉ
Résistant à cette approche, la législation française comme européenne cherche plutôt à renforcer le droit à la vie privée des citoyens. En France, la loi Informatique et libertés de 1978 instaure un ensemble de règles relatives au traitement des données personnelles. Inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, le respect de la vie privée, qui comportait traditionnellement le domicile, la vie familiale et la correspondance, a peu à peu intégré les données personnelles. La directive du 24 octobre 1995, qui constitue le texte de référence au niveau européen, réaffirme ce droit. Depuis, d’autres textes l’ont complétée, mais la législation ne s’est pas encore adaptée à l’essor des réseaux sociaux et des objets connectés, qui ont profondément modifié la façon de collecter et d’utiliser les données. Pour rattraper son retard, la Commission européenne a proposé le 25 janvier 2012 une réforme de l’UE, consacrant notamment le droit à l’oubli numérique. Approuvée par le Parlement européen en mars dernier, la proposition de réglementation générale sur la protection des données sera effective d’ici la fin de l’année. En cas de violation des règles, le plafond des
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De la donnée personnelle au BIG DATA La notion de « donnée personnelle » n’a cessé de se transformer en l’espace de quelques décennies. Née dans un contexte pré-web, la loi de 1978 visait à protéger les informations permettant l’identification des citoyens (nom, date de naissance...) contenues dans les fichiers des instituts de recherche, administrations publiques ou les entreprises. Avec l’essor des réseaux sociaux à partir de 2004, le citoyen lui-même devient un producteur actif de données. Celles-ci ne sont plus strictement personnelles mais sociales, dès lors qu’il s’agit de les partager avec son réseau ( en racontant sa vie sur Facebook) ou avec l’ensemble des internautes (en évaluant un film sur Allo Ciné). L’arrivée de l’Internet des objets et la révolution du Big Data provoquent aujourd’hui un troisième changement de paradigme et une hyperinflation de la masse des données : nous passons d’un Internet de publication à un Internet d’émission où les données sont extraites, parfois à notre insu, par les « objets connectés » (montre, lunette, la Google car sans conducteur...) qui sont appelés à remplir notre quotidien. Agrégées, croisées, recoupées et passées à la moulinette d’algorithmes, ces milliards de données représentent une mine d’or pour les géants du web, qui sont désormais à même de nous observer, nous cibleret nous évaluer dans tous les compartiments de notre existence. l.r.
amendes a été revu à la hausse pour atteindre cent millions de dollars ou 5 % du chiffre d’affaires global de l’entreprise. Des dispositions utiles, même si elles visent probablement autant à protéger la vie privée des citoyens qu’à tenter de casser le monopole des mastodontes américains afin que puissent émerger des concurrents européens. Mais il est à craindre que ce règlement ne soit pas à la hauteur du problème. « Le rythme du politique et du droit n’est pas celui de la technologie, et même si le prochain règlement constitue une avancée, il peut en quelques années se révéler impuissant face à de nouveaux dispositifs techniques », avertit Valérie Peugeot, chercheuse au labo Orange. UN USAGE EN COMMUN À INVENTER
Il se pourrait surtout que ce cadre législatif soit déjà désuet dans la mesure où il repose toujours sur une vision individuelle de la vie privée. Dans la loi de 1978, les données sont dites « personnelles » au sens où elles permettent l’identification des personnes, mais elles ont désormais une dimension sociale : certaines restent confidentielles et n’engagent qu’un individu, mais le plus souvent les internautes recherchent le contact, aspirent à partager leurs opinions, réflexions et goûts avec leur réseau, et à attirer le plus grand nombre de regards et de « like ». « Le “respect de la vie privée” était traditionnellement défini comme un droit à être “laissé tranquille”, alors que l’usager n’a aucune envie d’être laissé tranquille », affirme Antonio Casilli. Pour être réellement pertinente, « il resterait à la législation européenne de prendre en compte cette dimension collective des données personnelles (cf. encadré), mais aussi de reconnaître que celles-ci sont le fruit d’un “digital labor”, poursuit le chercheur. En tant qu’elles produisent de la valeur pour les propriétaires des plates-formes, des activités comme commenter un lien sur Facebook ou même effectuer une simple recherche sur Google peuvent s’assimiler à du travail ». Intégrant le caractère paradoxalement collectif de nos données personnelles, la piste la plus intéressante semble être celle qui parviendrait à en faire des biens communs, c’est-à-dire une ressource collective qui
ne relève ni de la propriété privée, ni de la propriété publique. S’il existe déjà des « creative commons », on pourrait imaginer des « privacy commons », réutilisables par exemple à des fins de recherche démographique ou sociologique, selon certaines conditions fixées par la communauté. De fait, c’est précisément le croisement des masses de données qui leur donne un sens et une valeur. C’est pourquoi se contenter d’exiger que chacun puisse accéder à ses propres données a peu d’intérêt. Reste à identifier le régime juridique capable d’incarner cette troisième voie. Le fondateur de la radio Skyrock Pierre Bellanger s’est intéressé au cas du sang humain, qui ne peut pas être acheté, mais auquel peuvent s’appliquer des droits d’usage consenti, et qui change de nature juridique selon qu’il est à l’intérieur ou à l’extérieur du corps. Le champ des possibles est vaste, la réflexion ne fait que débuter. La vie privée a des contours plus mouvants et complexes au XXIe siècle qu’au XIXe. Il n’empêche que même les accros aux réseaux sociaux ne sont pas décidés à se laisser déposséder de leur vie privée. Et la partie est loin d’être perdue. laura raim
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PORTFOLIO
AUTO PORTRAITS AVEC HOMMES PAR DITA PEPE
Avec des amis ou des inconnus, la photographe tchèque se met en scène en compagne modèle. Un album fictif d’une artiste caméléon.
« Que ce serait-il passé si j’étais née dans un autre endroit ? De manière différente, entourée de personnes différentes ? Qui serais-je aujourd’hui ? À quoi ressemblerait ma vie ? Selon moi, la photographie est un moyen de communication, non seulement avec moi-même, mais aussi avec mon entourage. C’est un moyen de poser des questions et de proposer des réponses. La photographie est pour moi un moyen de rechercher. Les premières photographies de ma série d’autoportraits ont été faites avec des personnes de mon entourage. Avec des femmes qui m’ont attirée, par leur apparence, leur vie, leur comportement ou leurs points de vue. Dans un second temps, j’ai fait des autoportraits avec des hommes et des familles. Je me suis intéressée à leurs modes de vie et leurs valeurs. »
DITA PEPE
Photographe hongroise
■ dita pepe
Exposition dans le cadre du Festival Circulations du 24 janvier au 8 mars 2015 au CENTQUATRE-PARIS, 5 rue Curial à Paris (19e)
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NOËL MAMÈRE
Maire de Bègles et député écologiste de Gironde
Bergson disait quelque part que nous restions hantés par les fantômes de vies que nous n’avions pas vécues. Les séries d’autoportraits fictionnels de Dita Pepe illustrent à merveille cette remarque. La photographe tchèque, en compagnie d’amis ou de modèles, explore autant de styles de vie qui eussent pu être les siens si, précisément, son entourage sexuel, amoureux, familial, social, n’avait pas été différent. Car, si l’on retrouve bien ce qu’a d’unique son visage dans chaque cas, tout, pour le reste, est soumis à changement et variation. Femme blonde ou brune. Femme blonde aux cheveux sagement ramassés, qui donne le sein à un nouveau-né dans un cottage. Ou femme blonde aux cheveux savamment ondulés qui, sur le trottoir d’une grande ville, donne le bras à un mari qu’on imagine, à son manteau noir, sobre et finement laineux, être un cadre supérieur. Femme blonde encore, mais qui pourrait être brune, à la chevelure coiffée d’une casquette en cuir, au côté de ce qui pourrait être un amant SM, torse-nu. Bref, tout se passe comme si les séries de Dita Pepe n’étaient pas une variation sur un même thème, mais étaient constituées de singularités qui, dans une vie, représentent autant de bifurcations radicales. On comprend, dès lors, que Dita Pepe se réclame d’un relativisme, ou d’un perspectivisme intégral : n’étaient l’ironie et le jeu avec les clichés sociaux, qui subvertissent et fragilisent la mécanique sociale, l’on pourrait croire que ce sont les individus qui viennent occuper un point de vue, et non les individus qui font le point de vue. ■ gildas le dem
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ENQUÊTE INTELLECTUELLE
LE GRAND BASCULEMENT RÉACTIONNAIRE L’espace public, intellectuel et médiatique connaît un glissement, sans précédent depuis les années 50, vers la pensée d’extrême droite. Amorcée avec le tournant libéral et conservateur des années 80, la dérive idéologique actuelle est d’une autre gravité. Et il faut la déconstruire. par gildas le dem
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J Journal pourtant réputé sérieux, le quotidien Le Monde titrait, il y a peu, sur une « polémique » entre Éric Zemmour et Robert Paxton1. Maladresse éditoriale ou faute intellectuelle et politique, peu importe : comment n’être pas stupéfait que l’on puisse mettre sur un même plan, voire sur un pied d’égalité, la figure d’un historien internationalement reconnu et celle d’un éditorialiste, reconnu, au mieux, des lecteurs du Figaro et de quelques spectateurs d’i>Télé ? Et, donc, que l’on puisse accorder à Éric Zemmour tout ce dont il rêve, être considéré comme un intellectuel ? Le succès éditorial du Suicide français doit-il valoir argument, et reconnaissance intellectuelle ? Depuis les Lumières, un intellectuel se définit par sa résolution à mettre en œuvre un savoir rationnel, mais autonome à l’égard de la raison d’État. Et à adresser au public des propositions critiques qui prétendent tout, sauf parler au nom de l’opinion ou du peuple. À cette aune, Éric Zemmour n’est pas un intellectuel. Mais c’est justement contre cette tradition des Lumières que Zemmour s’inscrit. Tout au contraire, Robert Paxton avait su, en son temps, s’adresser au public pour lever le voile sur ce refoulé socio-historique que représentait l’histoire de la collaboration de l’État français avec le régime nazi. Il mettait au défi une opinion 1. Le conflit porte sur l’implication de l’État Français dans la déportation des Juifs. Cf. Le Monde du 18 octobre 2014.
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encore réticente à s’approprier la face la plus obscure de sa propre histoire. Et contestait l’autorité de la raison d’État qui effaçait, raturait, réécrivait tout ce qui troublait ou entachait une prétendue « identité française », réputée homogène et pure dans sa version républicaine. UN DEUXIÈME TEMPS DE LA RÉVOLUTION CONSERVATRICE
Tout ceci serait de peu d’importance, si ce conflit n’était l’exemple le plus frappant d’une lente érosion structurelle de l’espace public et intellectuel. L’apparition d’idéologues réactionnaires au premier plan de la scène publique n’est pensable que sur fond de révolution conservatrice, telle que décrite par Pierre Bourdieu, puis par Didier Eribon2. Les dispositifs idéologiques du tournant réactionnaire des années 2000-2010 prolongent la révolution néo-libérale des années 19801990. Aux « intellectuels médiatiques » d’alors succèdent les éditorialistes d’aujourd’hui. Les François Furet, Marcel Gauchet, Luc Ferry, Pierre Rosanvallon ont laissé la place aux figures d’Élisabeth Lévy, Henri Guaino, Philippe Cohen. Les premiers se regroupaient autour de la Fondation Saint-Simon, véritable « think tank » visant à inspirer une politique néolibérale à la gauche de gouvernement. Et prenaient 2. Contre-feux, tomes 1 et 2, de Pierre Bourdieu, Liber-Raisons d’agir. Et D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, de Didier Eribon, Léo Scheer
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
L’idéologie nationale-républicaine et l’idéologie néolibérale ont en commun leur opposition à la pensée critique. leurs références intellectuelles chez les plus conservateurs et les plus académiques des universitaires, comme Raymond Aron. Les seconds, auxquels on peut agréger Éric Zemmour, Natacha Polony, se sont d’abord retrouvés autour de la Fondation Marc Bloch, en visant à inspirer, à la gauche comme à la droite, une politique souverainisterépublicaine. Le déplacement idéologique n’est pas neutre : l’idéologie nationalerépublicaine se construit contre l’idéologie néolibérale. Mais l’une et l’autre ont en commun leur opposition à la pensée critique, qu’elle se réfère à la lutte des classes, ou encore aux conflictualités entre dominants et dominés, gouvernants et gouvernés. Toutes deux s’entendent à récuser le clivage gauche / droite. L’idéologie néolibérale tend à nier la pertinence du clivage de classes, l’idéologie nationale-républicaine, elle, tend désormais à lui substituer le clivage nationaux / non-nationaux Or, on le sait depuis les travaux de l’historien Zeev Sternhell, cette négation est une prémisse fondatrice
d’une pensée fascistoïde3. Enfin, il faut ajouter que c’est ce glissement qui affecte le vote d’une partie des classes populaires, comme l’a montré Didier Eribon dans Retour à Reims. L’abandon, par la gauche de gouvernement, des classes populaires et du discours de classe qui structurait leur imaginaire politique a contribué à reformer un vote de classe qui se portait autrefois vers le Parti communiste, et se porte désormais vers le Front national. Ce vote est désormais ancré dans une cohérence culturelle, qui agrège humiliation de classe, ressentiment contre la gauche socialiste, hostilité envers les populations immigrées4. C’est sur ce terrain que prospèrent les analyses de Christophe Guilluy. Le géographe médiatique n’hésite pas à opposer, à la manière de Maurras, deux France, l’une péri3. Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, de Zeev Sternhell, Folio-Gallimard. 4. Il faut noter que, si Didier Eribon évoque évidemment l’homophobie ordinaire des classes populaires, il se garde d’ y rapporter le vote en faveur de l’extrême-droite ; si cette homophobie culturelle reste prégnante, elle ne se traduit pas en terme de mobilisation comme on l’a vu avec la Manif pour Tous, dont les rangs étaient, de manière écrasante, constitués d’une population blanche, bourgeoise et catholique.
phérique et « réelle », l’autre centrale et « privilégiée ». Variante moderne du « eux » et du « nous » qui brouille plus que jamais les pistes. Au lieu de rassembler les couches populaires, ce « nous » les divise : les immigrés de la banlieue sont classés du côté des « favorisés » de la France métropolitaine, quand les ouvriers « natifs » de la périphérie sont renvoyés du côté des défavorisés. Dans ces analyses, l’exploitation et la domination sont effacées. Reste le ressentiment des seconds à l’encontre des premiers. LA LIBÉRATION D’UNE PAROLE ESSENTIALISTE ET RACISTE
Ainsi, la question de l’identité, et notamment de l’identité nationale, occupe une place organisatrice dans le débat aujourd’hui, dominé par les idéologues réactionnaires. Avec, en son coeur, la tentative de suturer trois grandes blessures narcissiques, qui constituent autant de refoulés historiques de la société française : la Collaboration (et notamment le rapport aux Juifs), la Guerre d’Algérie (et notamment le rapport aux populations maghrébines immigrées), Mai 68 enfin (qui
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ENQUÊTE INTELLECTUELLE
La question de l’identité, et notamment de l’identité nationale, occupe une place organisatrice dans le débat aujourd’hui. associa grèves ouvrières et débuts de la révolution sexuelle pour les femmes et les homosexuels). Comme tout refoulé, ces blessures ressurgissent au travers de compromis linguistiques euphémisés, donnant lieu, par la suite, à une libération progressive d’une parole violemment essentialiste et raciste (qu’il s’agisse d’antisémitisme, de misogynie, d’homophobie, de racisme de classe). Il est significatif que l’on emploie aujourd’hui le terme de « citoyens musulmans » pour parler des populations immigrées, expression dont il faut rappeler qu’elle provient du vocabulaire officiel de l’administration coloniale en Algérie5. Il est utile, pour expliquer ce bas5. Cf. 1962, Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot) de Todd Shepard. Todd Shepard prépare actuellement un livre, qui montre combien la question algérienne a, par ailleurs, continué de travailler l’inconscient de la société française après l’indépendance algérienne, notamment au travers du prisme de la question sexuelle (La France le sexe et «les arabes», de 1962 à 1979, à paraître chez Payot). On ne s’étonnera pas, dès lors, que la figure sexuelle du « garçon arabe », occupe obsessionnellement les discours comme ceux d’Eric Zemmour, Pascal Bruckner ou Renaud Camus, qui ne cessent de dénoncer, par exemple, une dévirilisation du mâle blanc français ou, plus généralement, occidental. Et l’on pourrait bien évidemment comparer cette panique sexuelle et morale à celle qui s’empare des hommes blancs américains, lorsqu’il s’agit d’évoquer la place et la visibilité des hommes afro-américains dans la société étasunienne
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culement dans une idéologie d’extrême droite, de faire un détour par l’histoire intellectuelle européenne des années 30. Et de revenir à l’exemple du philosophe allemand Martin Heidegger. Pierre Bourdieu a mis à jour la manière dont Heidegger avait mis en forme un discours antisémite et contre-révolutionnaire dans les termes les plus sophistiqués de la philosophie la plus pure6. Tout en puisant, d’une autre main, au creuset du discours le plus populiste (contre les Juifs, la Sécurité sociale, la politique du logement, etc.). Pour finir par exprimer ouvertement ses pulsions réactionnaires dans son adhésion politique au national-socialisme7. Jacques Derrida ou Marlène Zarader avaient déjà montré, dans Heidegger et la question ou La dette impensée, combien les questions de l’histoire, du destin de la nation allemande, d’une identité intellectuelle européenne homogène à ellemême, jouaient un rôle organisateur dans la pensée heideggerienne. Suivant cette logique d’exclusion de toute forme d’hétérogénéité, qui
voudrait que l’identité européenne n’ait pour seules racines que l’héritage grec et chrétien, Heidegger se voyait contraint, pour ainsi dire, de biffer, raturer l’héritage intellectuel du judaïsme dans l’histoire de l’Occident. On pourrait ajouter, avec le médiéviste Alain de Libéra, qu’Heidegger a, comme tant d’autres, également passé sous silence l’héritage des traducteurs et des intellectuels musulmans formés à la lecture du Coran, et dont on il faut réaffirmer l’importance dans la transmission de l’héritage grec en Europe8. Ce sont ces mêmes biffures, ces mêmes ratures qui structurent à nouveau le discours réactionnaire, sur un mode évidemment moins sophistiqué que chez Heidegger. Les vaticinations hebdomadaires de Finkielkraut et Zemmour sur l’identité, l’histoire et la civilisation française et européenne, inspirées par Renaud Camus, n’en sont jamais qu’une pâle copie. L’ÉTRANGE COALITION DES RÉACTIONNAIRES
6. L’Ontologie politique de Martin Heidegger, de Pierre Bourdieu, Minuit.
On sait combien la rhétorique de Renaud Camus imprègne aujourd’hui celle de Zemmour sur le
7. On peut consulter aujourd’hui le livre de Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, Sur les « Cahiers noirs », qui revient sur les expressions d’antisémitisme les plus effarantes qui peuplent les écrits intimes d’Heidegger.
8. Alain de Libera : Le don de l’Islam à l’Occident (Maisonneuve et Larose), ainsi que Les Grecs, les Arabes et nous : Enquête sur l’islamophobie savante (Fayard).
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« Grand remplacement », expression euphémisée d’un racisme ordinaire s’il en est. Renaud Camus joue, dans la constitution de cet espace de pensée réactionnaire, un rôle déterminant et central. En 2000, alors que la publication de son journal, La Campagne de France, révélait des propos antisémites à peine voilés (sur le nombre de journalistes juifs à France Culture notamment), on vit les réseaux éditoriaux et médiatiques de la pensée libérale et réactionnaire se mobiliser, au nom du libéralisme et du pluralisme, pour défendre l’indéfendable. De la même façon, Élisabeth Lévy défendra les spectacles de Dieudonné au nom de la lutte contre l’anti-politiquement correct9. Étranges alliances, où au nom de l’identité culturelle française et de l’amour de la République, des 9 Dans son journal en ligne, Renaud Camus (aux entrées en date du mois de mai 2013 ) relate l’existence de soirées réunissant Alain Finkielkraut, Elisabeth Lévy, Paul-Marie Couteaux, Richard Millet, Charles Consigny, ou encore Robert Ménard. Tous ces individus, pris à l’état isolés, partagent, outre leur détestation de l’Islam, une prétention commune à l’originalité, la provocation vaguement esthète ou distinguée qui feraient d’eux de nouveaux dandys, quand ils n’ont évidemment pas le début de génie d’un Baudelaire ou même d’un Godard. Godard qui, aujourd’hui, dans une sorte de surenchère ou de provocation esthète qui s’emballe, en vient à « espérer » une victoire du Front National.
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« intellectuels » juifs, mais homophobes ou islamophobes, se solidarisent d’ « écrivains » ou d’ « artistes » homosexuels ou musulmans, mais antisémites. Il ne s’agit évidemment pas de réassigner chacun à ses appartenances sociales, culturelles, religieuses ou sexuelles, mais de relever l’instrumentalisation de ces appartenances pour renvoyer chacun au devoir de les sacrifier sur l’autel d’une identité nationale ou républicaine. C’était pourtant l’une des dernières leçons politiques d’Hannah Arendt, dont il arrive à ces « intellectuels » réactionnaires de se réclamer: ne jamais s’attacher à ses propres appartenances, mais ne rien en renier, s’il s’agit de les sacrifier au nom de l’identité nationale et de récuser les valeurs d’égalité et de justice sociale10. Il est donc grand temps de réaffirmer, de manière offensive, les valeurs d’une pensée authentiquement critique et de gauche. Bref, d’appeler de ses vœux, en théorie et en pratique, la venue de ce que Jacques Derrida nommait des termes énigmatiques de « nouvelles Lumières », de « démocratie à venir » ou de « nouvelle Internationale ». ■ gildas le dem 10. Cf. un des derniers entretiens d’Hannah Arendt, intitulé « Je n’appartiens à aucun groupe », ainsi que ses Ecrits juifs (Fayard).
Renaud Camus joue, dans la constitution de cet espace de pensée réactionnaire, un rôle déterminant et central.
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
Pour aller plus loin Pharmacologie du Front National, de Bernard Stiegler, Flammarion.
Démocratie précaire. Chroniques de la déraison d’Etat, d’Eric Fassin, La Découverte.
Les mots sont importants, de Sylvie Tissot, Libertalia, ainsi que le site du collectif « Les mots sont importants » : lmsi.net
Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, éditions Dehors.
Pour les musulmans, d’Edwy Plenel, La Découverte.
Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, de Philippe Corcuff, Textuel.
La gauche dans le piège de Guilly, Roger Martelli sur Regards.fr
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EXHIBIT B
QUAND L’ANTIRACISME S’EXPRIME SANS LES PREMIERS CONCERNÉS
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Dès l’annonce de son arrivée en France, Exhibit B, l’installation de l’artiste sud-africain Brett Bailey s’est trouvée au cœur de la polémique, malgré l’objectif affiché de dénoncer le racisme. Le procédé de mise en scène de comédiens exclusivement noirs reproduisant les postures dégradantes des zoos humains – des corps nus, enchainés, bâillonnés, encagés – est controversé : Bailey, lui-même blanc, expose des figurants noirs réduits au silence, les faisant ainsi apparaître comme dénués de toute capacité de révolte.
rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles
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Sitôt lancée, la pétition initiée par un collectif réunissant notamment des artistes majoritairement noirs recueille plus de 20 000 signatures pour demander la déprogrammation de « l’événement raciste », faisant suite à la mobilisation de militants antiracistes qui avaient obtenu son annulation à Londres. Pour appuyer leurs revendications, les pétitionnaires se rassemblent devant le Théâtre Gérard Philippe (TGP) à Saint-Denis et le 104 à Paris, qui accueillent l’installation. D’emblée, j’ai été saisie par le mépris et l’arrogance avec lequel les responsables de ces institutions ont accueilli leurs objections. D’une part, la newsletter du 104 qualifiant Exhibit B d’« œuvre artistique d’une force et d’une clarté incontestable » balayait d’un revers de main le ressenti plus que légitime des manifestants noirs, pourtant en capacité – du fait de leur expérience de victimes du racisme – de mesurer la « clarté » du message. De l’autre, Jean Bellorini, directeur du TGP déclarait face aux manifestants : « Les représentations vont donc avoir lieu, même si je dois pour cela convoquer les CRS en tenue de Robocop pour que la loi soit respectée. » Qui défendait alors la liberté d’expression ? L’institution envoyant
des CRS brutaliser et gazer des manifestants ? Que dire de l’absurdité d’une situation où le public de l’exposition, très majoritairement blanc, assistait à une performance exposant des corps noirs meurtris au moment même où des CRS presque exclusivement blancs gazaient et réprimaient des militants, en majorité noirs, parce qu’ils affirmaient se sentir offensés et humiliés par le spectacle auquel assistait un public « antiraciste », mais indifférent à leur sort ? Ce déni, cette insensibilité, cette incapacité à remettre en cause l’œuvre malgré ses intentions louables était perceptible jusque dans la couverture médiatique des premières mobilisations, dont les protagonistes étaient décrits tels d’incultes sauvages incapables de comprendre l’expression artistique. Tandis que Le Monde évoquait une manifestante « pasionaria petite et baraquée »1, Télérama décrivait « de gros costauds s’affichant comme “La Brigade anti négrophobie” » sans même prendre la peine de donner la parole à ces individus sans doute jugés trop vulgaires2. 1. Le Monde, Laurent Carpentier, 28 novembre. 2. Télérama.fr, Emmanuelle Bouchez, 28 novembre.
CHRONIQUE
Contrairement à ce qui a été dit par ces journaux, personne n’interdit à Bailey de s’exprimer sur le racisme parce qu’il est blanc. Les opposants à Exhibit B lui reprochent de prétendre dénoncer le racisme en faisant abstraction des premiers intéressés, dans un contexte où le monopole de la prise de parole artistique est détenu par des artistes blancs. Or on ne peut pas ignorer l’émotion de celles et ceux qui se sentent blessés et insultés, quelles que soient les intentions initiales de l’artiste. Est-il impossible de réfléchir au racisme sans en reproduire les images les plus insoutenables ? Comment aurait été accueilli un artiste allemand non-Juif décidant de dénoncer la Shoah en reproduisant le camp d’Auschwitz avec acteurs juifs faméliques et vêtus de pyjamas rayés ? Aurait-on accepté qu’un homme dénonce le sexisme en exposant des femmes vivantes dévêtues et enchainées ? Le regretté Nelson Mandela affirmait avec justesse « Ce qui est fait pour nous sans nous est fait contre nous ». Il est temps d’ouvrir les institutions culturelles à la pluralité des regards, et de permettre aux artistes de toutes origines de s’y exprimer.
DEmoc Démocratie. Il ne se passe pas un mois sans que survienne une nouvelle affaire. Deux conseillers de l’Élysée obligés de démissionner – Aquilino Morelle pour conflit d’intérêts et Faouzi Lamdaoui pour abus de biens sociaux –, Thomas Thévenoud, éphémère secrétaire d’État, convaincu de fraude fiscale, Patrick Balkany mis en examen pour corruption, Jean-François Copé, ancien patron de l’UMP, au centre d’une histoire de fausses factures… Sans compter Nicolas Sarkozy qui est aujourd’hui empêtré dans l’enquête sur le financement présumé de sa campagne présidentielle 2007 par Kadhafi. Résultat, la défiance envers les institutions démocratiques augmente, tandis qu’explose le sentiment de ne plus avoir de prise sur les décisions politiques. Les malheurs des puissants font donc le succès d’un mot quelque peu fourre-tout : démocratie. Qu’elle soit jugée « malade » ou « en crise », qu’on la rêve « authentique », « participative » ou « renouvelée », c’est une véritable épine dans le pied des politiques. Non seulement la France a chuté de deux points dans le classement des pays les plus vertueux de la planète réalisé par l’ONG Transparency International, mais 78 % des Français et 84 % des moins de trente-cinq ans estiment selon Ipsos que le système démocratique fonctionne mal… Mais tressauter n’est pas trépasser. L’antique idée grecque va-t-elle si mal qu’on le dit ?
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LE MOT
cratie À voir les mouvements sans leader de ce XXIe siècle, la question mérite d’être posée. Du Printemps arabe aux Occupy et aux Indignés, en passant par les ZAD (zones à défendre) de Notre-Dame-des-Landes, Sivens ou encore Roybon, dans le Vercors, des militants tentent de faire vivre une notion par trop malmenée. Dans les campements, tout est réparti à égalité, des tours de parole aux responsabilités. Quant aux décisions, elles sont prises à l’unanimité. Si bien que la démocratie est devenu la cible du Comité invisible qui ironise dans leur dernier livre anonyme, À nos amis : « La démocratie directe, dans son formalisme, est d’abord une affaire d’angoissés. Que rien ne se passe qui ne soit déterminé par une procédure prévisible (…) La démocratie est d’abord l’ensemble des procédures par lesquelles on donne forme et structure à cette angoisse. » Quoi qu’il en soit, « le premier élément commun à tous ces mouvements, et le plus frappant sans doute, est le fait qu’ils se constituent partout autour d’un même motif : la démocratie, observent le sociologue Albert Ogien et la philosophe Sandra Laugier dans Le Principe démocratie. Le mot est en effet devenu une sorte de formule attrape-tout. » Il regroupe, en vrac, une demande d’État de droit, de dignité des personnes, de probité des gouvernants, de transparence de l’action publique, voire d’épanouissement individuel. Une utopie contemporaine dont il reste donc à définir les contours. ■ marion rousset
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gustave massiah commente… une photo de nicolas henry
La photographie ne fixe pas une réalité objective. Elle la fait rêver. Elle bascule dans le fantastique. C’est la mise en scène d’une photo théâtre. Ce montage construit une composition et organise le choc des contradictions. La cabane devient un cadre, un écran. Le récit est celui de l’évolution humaine. Celle du primate à l’astronaute, en passant par le néanderthalien, qui fut, ne l’oublions pas, le premier des migrants. Et en rappel de cette linéarité, un portrait cadre, celui d’un combattant de l’émancipation, celui du Che. Ceux qui racontent l’histoire et la photo sont dans le spectacle et dans la photo. Les Indiens, appellation renouvelée des peuples premiers, sont toujours vivants à travers les générations. Ils racontent et écoutent l’histoire du monde. À travers la musique dans tous ses états. Dans l’orchestre et la fanfare qui rythment le spectacle. Et chez les ados qui écoutent l’orchestre d’une oreille, l’autre rivée à un radiocassette aux haut-parleurs démesurés. La photo convoque l’imaginaire qui permet de voir ce qu’il y a derrière le décor, d’entrevoir la réalité du monde caché. La cabane, concept universel, chère à l’auteur de ces photos est un relais laissé par les anciens. Elle s’élargit et intègre son extérieur centré et illimité. Elle est le point de départ d’un spectacle qui n’est plus enfermé en elle, qui vit et se construit en dehors d’elle. Une photo inépuisable.
GUSTAVE MASSIAH
Figure du mouvement altermondialiste
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L’IMAGE
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L’OBJET POLITIQUE
La tente Quechua Ce n’est sans doute pas la publicité dont rêvait Décathlon, mais les tentes de sa marque Quechua sont l’accessoire incontournable des manifestants qui font l’actualité ces mois-ci, que ce soient les opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou les résistants au barrage de Sivens, au Testet. Déjà, à l’hiver 2011, les « indignés » français qui occupent pendant six semaines l’esplanade de la Défense déploient les mêmes tentes, avant de se les faire confisquer par la police. Mais ce n’était pas la première fois que les tentes Quechua sortaient des campings estivaux et des sentiers de randonnée pour être propulsées dans l’espace politique. En décembre 2007, l’association Les enfants de Don Quichotte avait monté des centaines de Quechua colorées le long du Canal Saint-Martin pour alerter l’opinion sur la cause des sans-abri et des mal-logés. La démarche n’est cependant pas la même aujourd’hui. Poser sa tente, c’est autre chose que manifester un après-midi sur un parcours balisé par l’histoire. C’est occuper physiquement et durablement ce que l’on appelle une ZAD, initialement définie comme « Zone d’aménagement différée » dans le bocage nantais, avant d’être réinterprétée comme « Zone à défendre » au Testet. Vivre un temps sur place, dans sa tente, c’est habiter le territoire. Or « un territoire intensément habité finit par devenir en lui-même une affirmation, une explicitation, une expression de ce qui s’y vit », affirme le Comité invisible. « De là la joie qui s’attache à toute commune. Soudain, la vie cesse d’être découpée en tronçons connectés. Dormir, se battre, manger, se soigner, faire la fête, conspirer, débattre, relèvent d’un seul mouvement vital. » ■ laura raim, illustration anaïs bergerat
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SCOP
BORN TO BE ALIVE ! Reprendre son entreprise sous une forme coopérative : le phénomène s’étend depuis cinq ans. Comment ces entreprises singulières viventelles, passés les premiers mois d’enthousiasme d’une transformation réussie ? Enquête chez quatre d’entre elles. par benoît borrits, photos laurent hazgui
/ divergence pour regards
REPORTAGE
Février 2014. Carcassonne. Une vingtaine d’ex-salariés de l’entreprise PILPA lance une SCOP de glace appellée «La fabrique du sud». Portraits de dix-sept scopiens et collaborateurs sur la vingtaine qu’ils sont. De gauche à droite : Sandrine, Rachid, Sebastiana et Daniel.
L
La crise économique ou la simple rapacité des actionnaires ont provoqué la fermeture d’entreprises parfois centenaires... Le plus souvent, les salariés se battent pour négocier au mieux leurs licenciements, pour trouver un repreneur qui financera la poursuite de l’exploitation. L’expérience aidant, beaucoup se méfient de ces « entrepreneurs » qui dépècent la société, isolent les unités les plus profitables pour les revendre et ferment les autres. Concentration des productions, perte de savoir-faire local, menace sur l’emploi : beaucoup de salariés concluent qu’il vaut mieux s’organiser par soi-même plutôt que de dépendre de nouveaux patrons. Les années 2010 ont vu bien des entreprises reprises sous forme coopérative. Mais au-delà de l’annonce, parfois médiatisée, de ces reprises, que sont-elles devenues quelques mois plus tard ? À la rencontre de quatre entreprises de différentes régions et de divers secteurs.
« C’ÉTAIT ÇA OU LA CHÔME »
Fontanille, entreprise du textile située au Puy-enVelay, était en liquidation en octobre 2012. Créée il y a cent cinquante ans, elle a su développer un savoirfaire dans la dentelle élastique utilisée dans les bas auto-fixants et le paramédical. Soixante-dix personnes sur le carreau. La faute à l’ouverture totale du marché textile en 2007. Hélio-Corbeil, située dans la ville homonyme de l’Essonne, était une imprimerie d’héliogravure. Là encore une entreprise plus que centenaire, victime du déclin de la presse magazine. La maison mère est mise en règlement judiciaire en février 2011. À Corbeil, cent-vingt salariés sont concernés. Le glacier de Carcassonne, Pilpa, spécialisé en
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marques de distributeur a été racheté en septembre 2011 par un concurrent, R&R, lui-même détenu par le fonds d’investissement californien Oaktree Capital Management. Neuf mois plus tard, la fermeture de Pilpa est annoncée. Officiellement, R&R ferait des pertes. En réalité, le fonds d’investissement ponctionne 56 millions d’euros par an d’intérêts au titre des prêts consentis pour racheter des concurrents. La liquidation : une manière astucieuse de mettre la main sur un portefeuille de marques, de concentrer la production sur une seule localisation et de tout revendre avec une confortable plus-value. Enfin, la SET en Haute-Savoie. Cette entreprise de trente-neuf ans, disposant d’une technologie exclusive d’assemblage au demi-micron près de composants électroniques, est devenue en 2008 la filiale d’une start-up suédoise, laquelle s’est déclarée en faillite en 2012. SET, le joyau du groupe, est alors à vendre. Les salariés la rachèteront. Fontanille, Hélio-Corbeil, Pilpa, SET : quatre expériences de différents secteurs pour comprendre ce qui amène les salariés à reprendre leur entreprise. Bruno Arasa, président d’Hélio-Corbeil et ancien syndicaliste CGT, résume en termes crus sa vision : « C’était ça ou la chôme. » Même discours chez
« Il est important de retrouver un peu de fierté, y compris vis-à-vis de la famille. » Rolland Arnaud, président de la Scop Fontanille
REPORTAGE
Fontanille. À la SET, l’idée d’une Scop a germé assez vite parmi ces salariés déjà soudés face à une « maison-mère qui ne nous a rien apporté », précise Pascal Metzger, ancien responsable de la Recherche et Développement, aujourd’hui président de l’entreprise. Candidat à la reprise, K&S, le groupe américanosingapourien coté au Nasdaq, n’a pas convaincu. Les salariés ont vu cette offre comme une menace de pillage de technologie avec des licenciements à la clé. Chez les Pilpa, le déclic est venu plus tardivement. La production avait été purement et simplement transférée. Rachid Aït-Ouakli, ancien syndicaliste CGT de l’entreprise, rappelle : « Nous voulions continuer à faire de la crème glacée, car c’est notre métier. » Le projet de Scop est né d’une envie de faire différemment des glaces artisanales de qualité, si possible avec des intrants locaux. Pas un nouveau concurrent pour R&R : un compromis était envisageable et a été obtenu après une année de lutte.
FAIRE SON MÉTIER, C’EST NON NÉGOCIABLE
Dans tous ces cas, l’idée de reprendre sa propre entreprise ne naît pas d’une volonté de conquête sociale cherchant à évincer les patrons mais, plus prosaïquement, de celle de défendre son emploi et sa dignité. Rolland Arnaud, président de la Scop Fontanille rappelle combien « il est important de retrouver un peu de fierté, y compris vis-à-vis de la famille. » Partout s’exprime l’attachement au métier, chez les ingénieurs de la SET comme chez les imprimeurs d’Hélio-Corbeil et les anciens glaciers de Pilpa. Faire son métier, c’est non négociable. Une Scop, c’est avant toute chose une entreprise, aiment à répéter les responsables de la Confédération générale des Scop. Même si les sociétaires ont tous le nez dans la réalisation du plan d’affaires, ils commencent pourtant à s’écarter un petit peu des logiques marchandes. L’attachement au métier et la nouvelle position de décideurs ont ouvert de nouveaux choix. Chez Pilpa, devenu La Fabrique du
Sud, on abandonne les produits de synthèse et les couleurs criardes dans les glaces. Fontanille se dote de cuves de récupération des acides en cas de fuite d’un fût de colorants. « La Scop, c’est aussi une pensée environnementale », défend Rolland Arnaud. La vie n’est pourtant pas forcément simple pour les nouveaux coopérateurs. Même si dans ces coopératives il n’y a plus d’actionnaires à rémunérer, le niveau des salaires reste déterminé par le comportement économique de l’entreprise. Hormis la SET qui poursuit sa route en ayant relevé les plus bas salaires, toutes ces entreprises ont eu à se repenser. Pour Hélio-Corbeil, le salut ne passe pas par des baisses de rémunération : les coûts salariaux sont marginaux dans la fabrication d’un magazine. D’ailleurs, les baisses de salaires de 2006, bien avant la reprise en Scop, n’avaient pas permis d’éviter le dépôt de bilan. Aujourd’hui, l’entreprise projette son avenir dans une nouvelle rotative fonctionnant avec des rouleaux de 3,88 mètres de large au lieu de 3 mètres afin d’imprimer plus dans le même temps. Elle doit convaincre ses clients de s’engager sur du long terme. Chez Fontanille, on a maintenu les 35 heures, supprimé les pointeuses, mais il a fallu abandonner le treizième mois. Chez les glaciers de Carcassonne, l’effort est énorme. Selon Maxime Jarne, ancien syndicaliste, aujourd’hui directeur général de La Fabrique du Sud, « les salaires ont été réduits de 20 à 40 % avec désormais trois niveaux 1 250, 1 330 et 1 480 euros nets. Les salaires restent un point très sensible. On en a encore parlé en AG hier. » Mais comme il l’indique judicieusement, « il ne sert à rien de se verser des salaires pour les remettre ensuite au capital. » Dans toutes ces nouvelles Scop, l’échelle des salaires a été réduite.
L’ÉCUEIL DU RACHAT, LA NÉCESSITÉ D’INNOVER Côté recettes, chaque coopérative est un cas particulier. À La Fabrique du Sud, il fallait tout reprendre à zéro. Parmi la vingtaine de salariéscoopérateurs, certains ont dû se transformer en
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commerciaux pour démarcher des points de vente dans la région. Démarrant l’activité en avril 2014, il ne fallait pas rater la saison d’été, propice à la vente de glaces. Pari gagné car, dès septembre, La Fabrique du Sud a atteint son objectif de l’année : « Notre chiffre d’affaires 2014 s’établira probablement à 700 000 euros pour un objectif initial de 620 000 », précise Maxime Jarne. Malgré ce bel été, la Scop n’est pas encore à l’équilibre et devra tripler son chiffre d’affaires. C’est l’objectif que l’entreprise se donne pour son troisième exercice. Mais la coopérative pourra tenir : les pertes anticipées sur les deux premières années sont entièrement financées. La Fabrique du Sud, c’est un peu la start-up des crèmes glacées. Situation très différente chez Hélio-Corbeil et Fontanille, l’imprimerie et le textile étant des marchés en déclin. Chez Fontanille, on retrouve cette polyvalence des postes. Les commerciaux sont à l’affût de nouveaux contrats, notamment à l’international. L’entreprise a réalisé un bénéfice de 272 000 euros en 2013, dans un contexte d’exonérations de cotisations sociales au titre de la création d’entreprise. « Pour 2014, nous visons l’équilibre
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car nous aurons 20 % de charges en plus, soit 250 000 euros, indique Rolland Arnaud. Si le gouvernement tient ses promesses en matière de réduction de charges, alors cet équilibre tiendra. » Fontanille comme Hélio-Corbeil savent qu’il leur faut innover pour aborder de nouveaux marchés et diversifier leur clientèle. Pour les salariés désormais sociétaires de la SET, la route, qui avait failli s’arrêter brutalement, continue. La société progresse et poursuit ses innovations. Le financement du rachat est un point essentiel dans une reprise d’entreprise en Scop. Les salariés de la SET ont dû rapidement trouver les fonds pour présenter une offre de reprise crédible de leur entreprise saine. 160 000 euros sont rassemblés parmi les salariés. C’est beaucoup. Mais très insuffisant. L’Union régionale des Scop a mobilisé divers partenaires, émanations du mouvement coopératif (Socoden, Scop Invest, Transméa) ainsi que France Active pour abonder et permettre d’obtenir le complément auprès de deux banques. Les banquiers demandent toujours des fonds propres significatifs avant de prêter. Pas le mouvement coopératif : il fonde sa confiance dans l’engagement des hommes et
REPORTAGE
des femmes qui ont leur travail à défendre, autrement plus important que de l’argent. Au total, pas loin de deux millions d’euros ont été ainsi rassemblés. Cela représente 90 % des actifs financés de façon externe. Ce qui fait dire à Pascal Metzger : « On nous avait dit que les Scop ne pouvaient pas s’adapter aux entreprises de technologie. En fait, c’est l’inverse. Le mouvement a su nous financer. »
LE POUVOIR AUX SALARIÉS-SOCIÉTAIRES
Mais pour s’engager, le mouvement des Scop et son allié bancaire traditionnel, le Crédit coopératif, doivent avoir une confiance totale dans le projet. Ce qui n’est pas toujours le cas à 100 %. Sur le 1,7 million d’euros qui a financé la relance en Scop d’HélioCorbeil, les salariés ont dû apporter 700 000 euros, dont 150 000 provenant d’un prêt d’honneur à titre personnel de la Région Île-de-France. À la Fabrique du Sud, chaque salarié a apporté 20 000 euros, soit un total de 400 000 euros, pour obtenir 200 000 euros de financement externe. Chez Fontanille, les salariés ont contribué à hauteur de 970 000 euros pour ne se voir accorder que 400 000 euros de prêt. L’adage « On ne
prête qu’aux riches » garde un fond de vérité, y compris dans le mouvement coopératif qui reste inséré dans l’économie de marché. Les coopératives rassemblées dans le mouvement Scop ne veulent pas voir les outils de financement auxquels elles contribuent partir en fumée. Du côté des salariés sociétaires, apporter beaucoup d’argent ne donne pas de pouvoir supplémentaire. Une personne égale toujours une voix. Comme le résume clairement Rolland Arnaud, « pour nous, que l’on ait apporté 50 ou 30 000 euros, on compte tout autant : pour certains, apporter une petite somme est parfois plus coûteux que pour d’autres qui ont contribué plus. » C’est ici que la coopérative se différencie de la société de capitaux. Quel que soit l’apport, les décisions se prennent sur la base d’une voix par sociétaire. Et comme dans les Scop les salariés doivent être majoritaires au capital comme en voix, le pouvoir est dans les mains des salariés sociétaires. Il arrive que les sociétaires soient minoritaires parmi l’ensemble des salariés de l’entreprise. Dans les quatre entreprises visitées, ce n’est pas le cas : la très grande majorité des salariés sont des coopérateurs. De gauche à droite : Stephane, Véronique, Christophe, Maxime et Véronique.
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La place du syndicat en est modifiée. Avant la Scop, le syndicat représentait les intérêts des salariés face au patron. Qu’en est-il dans une entreprise dont le « patron » est un salarié, élu par ses collègues et qui peut être démis à tout moment ?
Apporter beaucoup d’argent ne donne pas de pouvoir supplémentaire : une personne égale toujours une voix.
LES MOTEURS DE LA TRANSFORMATION
À la SET, cette question ne s’est pas posée puisqu’il n’y a jamais eu de syndicat. Une équipe de passionnés de technologie s’est incarnée dans la reprise. Au-delà de l’obligation statutaire d’une assemblée générale annuelle, les salariés se réunissent tous les deux mois pour débattre de la stratégie. Même si ce n’est pas la révolution à la SET, Pascal Metzger a « l’impression que les gens viennent plus volontiers au travail car ils apprécient une certaine transparence. » Chez Fontanille, les syndicats CFDT et CGT ont purement et simplement disparu. Il faut dire que, bien que soutiens de cette transformation, ils n’ont pas eu un rôle moteur dans
REPORTAGE
la reprise. Les assemblées générales se tiennent en fonction des besoins et la parité hommes-femmes est effective dans le conseil d’administration. À Hélio-Corbeil et à la Fabrique du Sud, les syndicats CGT ont été actifs dans le processus de transformation en Scop. Pour Bruno Arasa d’Hélio-Corbeil, « ceux qui étaient syndiqués sont rentrés plus facilement dans le jeu démocratique ». Lors d’un débat sur l’opportunité de distribuer du résultat à l’issue d’une première année bénéficiaire, les syndiqués ont pesé en faveur du long terme. Ici, pas de recul du syndicalisme. Membres du Syndicat des imprimeries parisiennes, ils savent que l’existence de l’entreprise reste dépendante des rapports de forces à l’intérieur du secteur de la presse et de l’imprimerie. À La Fabrique du Sud, le syndicat est plus présent que jamais. Pas seulement par fidélité à la lutte passée. Pour Maxime Jarne, « dans une Scop, les syndicats ont un rôle de garde-fou. » Ce nouveau directeur général voit dans le syndicat un partenaire : « Je peux
échanger avec un délégué syndical, c’est important si je prends de mauvaises décisions. » Dans cette entreprise innovante en matière d’écologie et de développement local, la démocratie se traduit par la tenue d’une assemblée générale tous les quinze jours. Quatre reprises en Scop. Quatre cas singuliers. Le point commun entre ces expériences est toujours le maintien de l’emploi, qui fut à l’origine de la transformation en coopérative. Une fois le processus engagé, on assiste à une évolution de la vie de l’entreprise qui va bien au-delà de cette question et s’exprime de différentes manières : réappropriation de son travail, polyvalence, volonté de réaliser un travail socialement utile et écologiquement soutenable, processus démocratique... Le pari n’est pas toujours facile et jamais gagné d’avance. Mais pour tous, le passage en Scop est un acquis sur lequel il n’est guère question de revenir. Et qui devient une source d’énergie au quotidien. ■ benoît borrits De gauche à droite : Fabien, Jérôme, Cédric et Bernard.
AU RESTAU
LA CORRUPTION DU POUVOIR, LE POUVOIR DE LA CORRUPTION
Empoisonnée par les « affaires », la vie publique est surtout malade d’une faillite démocratique qui laisse le système de la corruption – sous toutes ses formes – étendre constamment son empire. Les journalistes d’investigation Fabrice Arfi et Antoine Peillon nous expliquent comment elle est devenue insupportable. dialogue orchestré par jérôme latta photos laurent hazgui/divergence pour regards
FABRICE ARFI
Chef du service enquêtes de Mediapart, il est à l’origine des affaires dites Karachi, Bettencourt, Takieddine, Kadhafi et Cahuzac.
ANTOINE PEILLON
Grand reporter à La Croix, il a participé à la révélation des affaires MNEF, Elf, HLM de Paris ou Clearstream.
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R AU RESTAU
Rénovées depuis peu, les Triplettes de Belleville, dont le nom s’inspire du film d’animation et qui se tiennent sur le boulevard éponyme, ne poussent pas trop loin la gentrification du quartier. La carte reste simple, les prix modiques et la cuisine soignée : idéal pour accueillir nos invités, qui partagent l’actualité de la parution de livres remarqués sur la corruption et les affaires.
Le Sens des affaires. Voyage au bout de la corruption, de Fabrice Arfi. Calmann-Lévy, 2014, 18 euros.
Corruption, d’Antoine Peillon. Seuil, 2014, 18 euros.
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Vous établissez tous les deux un diagnostic assez alarmiste sur la corruption aujourd’hui. A-t-elle vraiment augmenté au point de devenir endémique, ou bien a-telle pris des formes auxquelles nous sommes plus sensibles ? fabrice arfi.
La corruption est un délit pénal, mais tout ce qui relève de la corruption ne relève pas forcément du code pénal. Avec Antoine, nous en proposons tous les deux dans nos livres une définition large, pas seulement judiciaire. La question est de cerner « l’esprit de la corruption ». Les statistiques indiquent un nombre ridiculement faible de condamnations pour des faits de corruption, parce que c’est un délit très particulier qui suppose l’existence d’un pacte de corruption. Depuis Cicéron, on sait que la corruption existe et qu’il y aura toujours un corrupteur et un corrompu. Je n’obéis pas à une démarche moralisatrice ou purificatrice qui viserait à changer l’âme humaine. Le problème n’est pas tant que la tragédie de la corruption existe, mais que l’on soit à ce point incapable, en particulier dans notre République, de lui apporter des réponses politiques, institutionnelles, culturelles et judiciaires fortes. Cette incapacité tend à renforcer le sentiment de son omniprésence. J’ai en tout cas le sentiment que la mondialisation, la finance folle, les instruments mis au service du capitalisme contribuent à industrialiser la corruption. À plus forte raison
dans un contexte d’affaiblissement croissant de la République et des contre-pouvoirs. Nous sommes à un moment où la relation entre l’argent et la démocratie est devenue dangereuse. Les affaires sont en quelque sorte des crash-tests qui permettent d’éprouver la carrosserie de la démocratie. D’évidence, celle-ci n’est pas solide. Comme nous y répondons – tous, collectivement – très mal, naît une forme de fatigue démocratique des citoyens avec son symptôme du « tous pourris ». La mollesse des pouvoirs publics confine à la complaisance, laquelle confine à la complicité. Et cela devient totalement insupportable pour les citoyens. antoine peillon.
Je vais apporter une réponse claire à la question : jamais, au moins depuis la Libération, nous n’avons connu un tel niveau de corruption. Tout simplement parce que le volume de la corruption au sens large, consistant à acheter des idées, des consciences et des actes, est directement indexé sur le volume des flux économiques et financiers du capitalisme néolibéral. Nous disposons de données sur la finance non régulée, non contrôlée et parfois illégale, sur la part des avoirs financiers dans les paradis fiscaux, et sur celle des sommes consacrées à l’achat de décisions politiques. Or ces trois indicateurslà sont en hausse permanente. Avec la financiarisation de l’économie, les volumes d’argent
« La corruption étant un instrument consubstantiel du capitalisme néolibéral, l’expansion de ce dernier entraîne celle de la corruption » Antoine Peillon
« Les institutions de la Ve république ne nous protègent pas des ravages de la corruption : elles protègent ceux qui gouvernent en notre nom quand ils sont visés par les affaires de corruption » Fabrice Arfi
AU RESTAU
criminel consacrés à la corruption augmentent constamment. La corruption étant un instrument consubstantiel du capitalisme néolibéral, l’expansion de ce dernier entraîne celle de la corruption. Sur un plan « qualitatif », les affaires qui ont éclaté depuis 1995 et les années Balladur sont d’une nature très différente des précédentes, qui concernaient essentiellement le trucage des marchés publics à fins de financement des partis politiques. Leurs opérateurs se recrutaient déjà au sein de la criminalité organisée, elles étaient spectaculaires et dangereuses. Mais elles ne portaient pas sur les marchés internationaux de l’armement et de l’énergie, dont la nocivité pour les peuples, pour la planète et pour notre sécurité est d’une tout autre gravité. Il est tout à fait significatif que ces affaires soient pour la plupart couvertes par le secret défense, et sont donc désormais inaccessibles à la police judiciaire et aux juges d’instruction. fabrice arfi. Le distinguo entre la notion pénale de corruption et l’esprit de la corruption est capital. On est au cœur de cet esprit quand des États censément souverains dépendent des notes d’agences de notation qui ont partie liée avec la vie des marchés : il est absolument inadmissible, en termes d’éthique et de souveraineté des peuples, que des gouvernements soient à genoux devant des groupes d’intérêts privés qui, d’un claquement de
doigt, peuvent faire basculer une économie dans l’austérité. On est là dans des logiques d’influence qui se soustraient totalement au bien commun. Vous décrivez des systèmes de corruption internationalisés, mais on a aussi l’impression qu’il existe des formes plus bénignes, liées notamment aux conflits d’intérêts ou à l’action des lobbies… antoine peillon. La question de la corruption s’élargit aujourd’hui avec la prise de conscience que notre système social, économique et politique est un système d’achat des libertés, y compris des libertés vitales. Des États ou des forces politiques importantes peuvent être financés par des puissances qui ont intérêt à influencer leurs décisions, alors qu’ils ne devraient être mus que par la volonté des citoyens – du moins selon notre idéal démocratique. En raison de la dette, des États se trouvent dans une telle situation de dépendance envers le système financier que les gouvernants, une fois élus au terme d’une mascarade démocratique, ne sont plus aux ordres que de ces puissances. Un autre fait récent est très significatif. Des personnes qui ont refusé de couvrir des faits délictueux au sein, par exemple, des banques, et ont été finalement licenciées, vont désormais au tribunal en portant plainte pour corruption avec une argumentation nouvelle : « Mon patron a fait du chan-
tage sur mon emploi et sur mon salaire pour m’obliger à des malversations. Mon salaire est donc un véhicule de corruption, son maintien ayant été conditionné à l’accomplissement de faits délictueux. » Cela nous interroge tous : le « petit » conflit d’intérêts n’est-il pas lié par une chaîne continue aux pires faits de corruption ? Du clientélisme de certains élus jusqu’aux affaires les plus graves, ce lien réside dans une culture générale de l’achat des actes et des consciences. fabrice arfi. Les cas de Jean-Noël Guérini et Patrick Balkany livrent deux exemples vertigineux de l’effondrement des consciences et de la complicité des systèmes politiques avec la corruption. Guérini a été réélu sénateur par des élus, des grands électeurs qui ont pour mission citoyenne de défendre l’intérêt commun. Cela nous dit quelque chose de stupéfiant sur l’état de délitement républicain d’une partie de nos élites politiques : elles ne considèrent pas que les ravages de la corruption ont un impact concret et quotidien, mais aussi symbolique, sur la vie de la cité… Et les médias ne créent pas un écosystème favorable à une pédagogie de la corruption. Celle-ci est alors réduite à des sortes de pièces de théâtre ou à des faits divers financiers qui ne permettent pas d’en dégager le sens et nous maintiennent dans un aveuglement citoyen. antoine peillon. Beaucoup d’élus, y compris d’un niveau relativement
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modeste, n’ont pas une économie de vie normale, évoluent à des niveaux de richesse qui, d’une part, sont scandaleux en regard du niveau de vie moyen des Français et, d’autre part, constituent des anomalies par rapport aux financements légaux de la vie politique. D’où vient cet argent ? Quelque chose ne colle pas, dont l’origine va des conflits d’intérêts qui voient des puissances privées faire en permanence aux élus des cadeaux invraisemblables, jusqu’au détournement de l’argent des contribuables ou des militants. Un grand nombre de cadres de nos sociétés – cadres politiques ou économiques – bénéficient à titre personnel de niveaux de vie qui leur seraient inaccessibles s’ils ne se vendaient pas, s’ils ne vendaient pas leur cause et leur pouvoir. fabrice arfi.
Pourquoi les banques sont-elles prêtes à débourser 100 000 euros pour quarante minutes de Nicolas Sarkozy ? Ce n’est pas pour ses lumières philosophiques, dont je ne doute pas, mais parce que précisément elles achètent les leviers d’influence d’un ancien président qui, de surcroît, a la volonté de revenir dans le jeu politique. Quid de son action, s’il revient au pouvoir, vis-à-vis du lobby bancaire qui l’aura financé grassement durant sa parenthèse politique ? On est bien au-delà du conflit d’intérêts. De quoi résulte cette faillite démocratique dans laquelle
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semble résider le cœur du problème : de son inscription dans les institutions, de la démission des élus, de l’absence de contrôle citoyen ? fabrice arfi.
Il est certain que les institutions de la Ve république ne nous protègent pas, nous citoyens, des ravages de la corruption : elles protègent ceux qui gouvernent en notre nom quand ils sont visés par les affaires de corruption. Pourtant, les verrous institutionnels sont identifiés, et cela ne coûterait strictement rien de les faire sauter. On nous a appris à l’école, avec Montesquieu, qu’il faut que « Par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Les petites balades que nous effectuons dans les coulisses saumâtres des affaires nous montrent qu’au contraire, le pouvoir n’arrête pas le pouvoir. Les exemples abondent : le verrou de Bercy pour lutter contre la fraude fiscale, la dépendance hiérarchique et statutaire du procureur de la République envers le gouvernement, le secret défense, la non-protection des lanceurs d’alerte, l’appauvrissement de la Justice… Il n’y a aucune raison, sauf à vouloir être complaisant, donc complice, de ne pas y remédier. Le programme du Conseil national de la Résistance, écrit à l’unanimité des résistants républicains et qui était fondamentalement un programme de régénérescence démocratique et antoine peillon
républicaine de notre société, a été défait dès la Libération. Les grands résistants, Cabanel, Vernant, les époux Aubrac ont été témoins de la destruction et de la marginalisation immédiates de ce programme par le général de Gaulle revenu de Londres. L’institution de la Ve République avec un coup d’État en 1958, par le même acteur, a définitivement validé cette opération dont nous vivons encore aujourd’hui les conséquences. La Ve République est régalienne, au sens d’une institution Louis-quatorzienne qui protège le roi et sa cour en les mettant à l’abri de ceux qui pourraient leur demander des comptes. fabrice arfi. Les enquêtes sur les braquages sont beaucoup plus simples que les enquêtes sur la corruption, non pas parce que les faits sont plus simples, mais parce que les moyens légaux sont beaucoup plus puissants pour réprimer cette délinquance-là. La criminalité financière, telle que l’ont par exemple définie les Nations unies dans leur convention de lutte contre la corruption, constitue pourtant un assassinat contre l’idée de société organisée. Nous devrions accorder à la lutte contre la corruption les moyens les plus absolus.
N’y a-t-il pas, quand même, des améliorations, au travers de législations plus strictes, de la consolidation de la notion de conflits d’intérêts, d’une vigilance plus grande ?
fabrice arfi.
Il y a effectivement des motifs d’optimisme. Mais que l’on en soit, en 2014, à se réjouir d’avoir enfin une définition juridique du conflit d’intérêts en dit long sur le Moyen Âge culturel dans lequel nous sommes vis-àvis de la corruption. Bien sûr que la Haute autorité pour la transparence, par exemple, créée après l’affaire Cahuzac, va dans le bon sens. Ces dispositions ont le mérite de favoriser une pédagogie citoyenne. Mais, depuis la fin des années 80, on dénombre au moins quatorze lois et décrets pour la moralisation de la vie politique – à chaque fois précédés par un scandale politico-financier retentissant. Et ces évolutions restent ridicules en regard des enjeux. On est passé – pour fracturer cette porte blindée qui protège les lieux du secret, de l’opacité et du mensonge d’État – du plumeau au tournevis et du tournevis au burin. Cela ne peut suffire.
antoine peillon.
Je vais prendre moins de précautions : les nouveaux dispositifs légaux contre la corruption sont de faux outils, certains pouvant même créer des effets pervers en compliquant la tâche des enquêteurs. La loi dite Cahuzac de lutte contre la grande délinquance financière, adoptée en décembre 2013, ne comporte aucun des dispositifs attendus par les experts. Le projet de loi a été consciencieusement neutralisé par l’Élysée, le gouvernement et des
députés PS qui se sont inscrits dans une défense tout à fait consciente des intérêts des fraudeurs, fiscaux notamment. En revanche, je vois des progrès dans la conscience publique. Mediapart a joué, au sein de la presse, un rôle initiateur et moteur dans la prise de conscience de la nécessité de mettre ces sujets au centre de la vie publique. Cette thématique s’installe aussi dans l’opinion : j’ai toujours la bonne surprise, au cours des rencontres et des réunions auxquelles je participe, de constater une exigence croissante, de la part de tous les milieux sociaux, en faveur du respect des valeurs républicaines. La situation n’évoluera au niveau européen qu’au travers d’initiatives citoyennes, de mobilisations d’experts et de citoyens pour se faire craindre de ces pouvoirs qui, pour l’instant, ne craignent que ceux qui les ont achetés. Tout véritable changement ne peut venir que d’en bas ? fabrice arfi.
L’initiative de la lutte contre la corruption n’est jamais partie des politiques, c’està-dire de ceux qui ont le pouvoir de changer les choses. N’y avaitil vraiment personne d’autre que Jean-Christophe Cambadelis, condamné deux fois dans l’affaire de la MNEF, pour diriger le Parti socialiste ? Prenons le retour purement berlusconien de Nicolas Sarkozy dans l’arène politique, et regardons à quel point le système
médiatique et la classe politique de droite acceptent ce spectacle, au nom de très beaux concepts détournés, comme celui de la présomption d’innocence : nous sommes dans un système qui, de ceux qui le font à ceux qui le racontent, banalise l’esprit de la corruption. Le changement ne peut donc venir que des citoyens. Je conclus mon livre avec cette phrase de Victor Hugo : « Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans les cerveaux, ce sont des événements. » Je pense que nous sommes arrivés à cet instant : il ne s’agit plus de savoir si des événements vont avoir lieu, mais quelle forme ils vont prendre. antoine peillon.
Je partage avec Fabrice l’idée qu’il ne faut pas mettre des têtes au bout des piques. Mais la suite de l’histoire se décidera nécessairement par des événements, même si l’on ne peut pas deviner quelle forme prendra cette violence que l’on voit monter et qui atteindra inéluctablement un paroxysme. Ceux qui tiennent le pouvoir, ceux qui achètent et ceux qui se vendent, ne le lâcheront jamais par euxmêmes. Il y a dans notre société de multiples symptômes d’une guerre civile qui a commencé. La corruption, comme moteur fondamental de notre vie publique, est de l’ordre de l’insupportable. ■ entretien réalisé par
jérôme latta
POLITIQUE
L’ancien activiste d’Action directe, Jann-Marc Rouillan, est installé dans le Sud-Est de la France où il passe la majeure partie de son temps à écrire. Revenu à l’air libre après un quart de siècle en prison, il mobilise son écriture, carcérale mais bien vivante, pour « témoigner » et « résister ». Les armes sont remisées, pas la radicalité. texte et photos emmanuel riondé
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ROUILLAN
À L’ENCRE DU PROLÉTARIAT
O « On rit ». Parfois, évoquant une rencontre avec un vieil ami, des échanges avec des camarades ou une discussion de comptoir, Rouillan écrit « on rit ». Alors, sur la route menant à son repaire, on s’interrogeait : est-ce qu’on va rire, et de quoi, avec l’ancien activiste d’Action directe ? Quinze bouquins en quatorze années. Des récits, essentiellement, mais aussi un roman et des « essais », toujours de la littérature à forte charge politique : officiellement, on partait à la rencontre de Jann-Marc Rouillan, l’écrivain. Mais surtout avec, en tête, la figure (en l’occurrence celle de l’affiche « Wanted » version Pasqua placardée dans tout le pays au milieu des années 80 : une moustache fine sur un visage aigu saisi en noir et blanc et entouré de ceux de Menigon, Aubron et Cipriani) du groupe armé révolutionnaire qui, il y a trente ans, agissait sur le sol français. Des attentats, des « expropriations », des tués : policiers, militaires, capitaines d’industrie. Une époque européenne – Brigades rouges, RAF, etc. – au cours de laquelle une partie de la gauche radicale ne badinait pas avec les armes. Allait-on rencontrer l’auteur / littérateur ou le combattant / ex-militant des Groupes d’action révolutionnaires internationalistes (GARI) ? Double mauvaise pioche : sur la porte de la demeure qu’il loue dans un village du Sud-Est, l’homme qui accueille, sourire bienveillant aux lèvres, dévoile vite un troisième personnage. Celui que l’on avait occulté, évidemment : l’extaulard, vingt-cinq ans de prison au compteur, l’un des embastillés les plus surveillés de France au cours du dernier quart de siècle.
RENOUER AVEC LE DEHORS
Chemisette rouge, crâne rasé où perce une tonsure blanchie, regard vigilant, main ferme. Bien moins âpre
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d’aspect, en vérité, qu’il ne s’auto-décrit dans ses ouvrages : « crâne rasé. visage fermé. épaules galbées par les heures passées dans les salles de musculation. tatouages bleus. cicatrices laides. et une indicible étrangeté dans l’œil. » Ces phrases privées de toute majuscule figurent dans les premières pages du Tricard, chronique du dehors d’un interdit de séjour, son dernier ouvrage paru, deuxième volet d’un triptyque narrant le retour à la « vie du dehors ». Le premier s’intitulait précisément Autopsie du dehors. En ce début d’été 2014, il est en train d’achever la rédaction du troisième et dernier opus. Son titre : Le Rat empoisonné. Dans le dictionnaire gascon-français de l’abbé Vincent Foix (Presse universitaires de Bordeaux, 2003), l’expression « courir comme un rat empoisonné » – courre coum un arrat empousouat – est lapidairement explicitée par « courir partout ». Formule occitane, clin d’œil aux origines gasconnes et aux Pyrénées plantées en Espagne : Rouillan est né à Auch à l’été 52 et a été élevé au grain antifranquiste dans le Toulouse des années 60-70. Il en a gardé des bouts de rocaille dans l’accent et une belle carte ancienne qui trône dans l’entrée de sa demeure. Il dit désormais de la Ville rose qu’elle est « morte, ripolinée ». C’est plus à l’Est, à Marseille, qu’il a renoué avec le dehors, en 2007. L’y attendaient un contrat de travail chez l’éditeur Agone et, toutes les nuits, les Baumettes. En 2008, une phrase dans une interview parue dans L’Express (« Il est évident que si je crachais sur tout ce qu’on avait fait, je pourrais m’exprimer ») suffit à le renvoyer en prison pour plus de deux ans. Placé à sa sortie sous surveillance électronique (bracelet) entre 2011 et 2012, il est en liberté conditionnelle depuis le 18 mai 2012. Après plus de vingt-cinq ans cumulés à l’ombre, Rouillan court-il encore partout « comme un rat empoisonné » ?
POLITIQUE
« La feuille blanche, c’est une cellule, mais dans cette cellule je fais ce que je veux : pas de majuscules, pas de virgules ; ce sont les mots qui donnent le rythme. » Il connaît en tout cas les chemins à éviter pour ne pas repartir en maison d’arrêt : « Je sais exactement ce que je ne dois pas dire : à ma sortie, le magistrat a écrit sur un papier que je ne devais pas évoquer l’ensemble des faits pour lesquels j’ai été condamné. » Il s’en garde donc. Et vit désormais sur les hauteurs d’un village provençal, dans une maison agréable, plutôt vaste, appartenant à la grand-mère d’un ami marseillais qui le lui loue « au prix du crédit ». Cinq cents euros par mois. Son repaire d’écrivain. ATTRAPÉ PAR L’ÉCRITURE
Dans l’entrée, un meuble de bois massif aux lourdes portes protège les œuvres complètes de Lénine. Prélude imposant à sa bibliothèque, modeste mais causante. Peu de littérature française, plutôt des écrits politiques, de la poésie, des titres en espagnol. On croise Bensaid, Battisti, Trotsky, Durruti, Debord. Son bureau est à l’étage. Des piles de ses propres ouvrages y sont posées sur des étagères ; un kheffieh palestinien est jeté sur un matelas. Trois niveaux, cinq ou six pièces, un jardin circulaire. « Ici, j’ai de la place, de l’espace. » De l’espace. De l’air. De la circulation. Impossible de ne pas le remarquer: dès qu’il se met à parler, JannMarc se lève et arpente la pièce à petits pas. « Toute ma pensée est liée au fait de bouger, à ce balancement ; le plafond bas, c’est pas possible pour moi, sourit-il. J’ai besoin de bouger tout le temps ; lorsque j’ai été hospitalisé pour des examens médicaux (il est atteint de la – très rare – maladie de ChesterErdheim, ndlr), le premier truc que j’ai dit aux infirmières en voyant la chambre, c’est que je passerai le plus de temps possible à l’extérieur... La prison, elle est tatouée en moi. » Elle est aussi présente dans la demeure. Autour du grand écran d’ordinateur, dans un fouillis de livres et de revues, traînent quelques notifications de la police. Deux
ou trois pages agrafées qui l’autorisent à se déplacer provisoirement dans l’un des lieux où il est interdit de séjour. Soit trente-sept départements, selon un arrêt de 2011 de la cour d’appel de Paris. Lorsqu’il se rend en Aveyron depuis la région marseillaise il est contraint de passer par le Massif central, de traverser quatre ou cinq départements et de voyager plus de huit heures. Des contraintes pénibles pour lui, qui évoque avec gourmandise les « errances » et « la recherche de la liberté » de la beat generation... Mais, pas trop le choix, il se plie aux convocations, passe par les tribunaux, obtient les autorisations. Et au verso des notifications, gribouille parfois quelques lignes qui viendront nourrir ses récits carcéraux. Au sous-sol, des haltères, un banc de muscu. « En prison, je me levais tôt. À six heures j’étais sur le pont. J’ai gardé cette habitude de sortir du sommeil, prendre un café et me mettre à écrire. L’après-midi, c’était le sport. Du coup, j’écris exclusivement le matin. C’est en taule que l’écriture m’a attrapé et je reproduis les conditions de cette écriture à l’extérieur, je suis réglé comme du papier à musique... » LA CAGE EST ENCORE LÀ
C’est en 1999, alors qu’il se trouvait à la Centrale de Lannemezan, dans les Hautes-Pyrénées, qu’a eu lieu sa « rencontre avec la littérature » : « La bande de Jean-Bernard Pouy m’a proposé d’écrire une nouvelle, se remémore-t-il. Les gens de la bibliothèque départementale de Tarbes, qui intervenaient au sein de la prison, m’ont encouragé à continuer. Ensuite j’ai été transféré à Fresnes et mis à l’isolement. J’en ai profité pour achever Je hais les matins. » Son premier roman (paru en 2001 chez Denoël), qui demeure son ouvrage le plus lu et devrait faire l’objet d’une réédition en 2015 chez Agone.
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littérature carcérale » en témoigne : « Je n’ai pas tout lu mais je peux dire que je connais cet univers et, honnêtement, JannMarc Rouillan c’est plutôt bon. Il a une plume. » L’ŒIL DE L’EX-TAULARD
Allocataire du RSA, Jann-Marc Rouillan a récemment trouvé du travail pour une société vénézuélienne qui exporte du bois précieux (« issu de plantations », précise-t-il, titillé sur la dimension écolo du job). Un CDI pour faire du relationnel entre les autorités locales et les clients du bassin méditerranéen. Nouveau, mais a priori dans les cordes de cet hispanophone. Qui n’envisage pas un seul instant de renoncer à l’écriture. « Depuis douze ans, écrire est mon activité quotidienne principale. En prison, j’ai produit beaucoup de textes politiques, analyses, traductions... Ils n’ont jamais pu m’empêcher de les écrire ni de les faire sortir. » La perspective de censure pénitentiaire désormais écartée, il dit « retravailler » et « peaufiner » ses textes à l’infini, jusqu’à « connaître [ses] livres par cœur ». Flirtant toujours avec le vertige du doute – « Je me mets en danger dès que je reprends le stylo. À chaque livre, je me dis que je ne sais pas écrire » – et le plaisir incessant de transgresser les règles. Car la cage est encore là, jure-t-il : « La feuille blanche, c’est une cellule, mais dans cette cellule je fais ce que je veux : pas de majuscule, pas de virgules ; ce sont les mots qui donnent le rythme et les parenthèses me fournissent un artifice pour couper la phrase, projeter ailleurs le temps d’une précision ou d’une mise en retrait. Est-ce que j’ai un style ? Des styles, il y en a deux par siècle, pas plus. Moi, j’ai juste la chance de bien écrire. Je le vois comme un don, je ne l’ai pas voulu et c’est arrivé. » Un péché d’autosatisfaction ? Un journaliste marseillais qui, à l’occasion de collaborations avec l’Observatoire international des prisons (OIP), s’est constitué « une petite bibliothèque de
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Son territoire d’investigation littéraire étant judiciairement circonscrit, sa plume, dans ses derniers ouvrages, furète au ras du sol marseillais. C’est sec, lucide, souvent rageur, parfois drôle, très décalé. Des récits nocturnes, frondeurs. Les déambulations dans le centreville, les escapades dans les calanques, les rencontres artistiques s’entrecroisent avec des souvenirs de prison, de salles d’audience. Il parle de troquets, de gares, de femmes, aussi, et de leur corps parfois. Ce qui lui a valu l’accusation de « phallocrate ». Il répond que « la littérature doit être vivante » et que quand on a passé vingt-cinq années en cellule, dans un univers d’homme, on a envie d’inclure des femmes dans l’écriture, de leur donner de la place et de la chair. Car Rouillan a dans sa caisse un outil que peu d’écrivains possèdent : l’œil affranchi de l’ex-taulard. Sur une place, il voit des flics en civils, des anciens camarades de cellule, un vieux nationaliste corse, une fausse plaque d’immatriculation, des gars possiblement en train de préparer un coup ; dans une gare, un groupe de femmes à l’écart qui reviennent de la visite. Scènes uniquement perceptibles à qui s’est aiguisé les sens aux barreaux des cellules. Avec en prime, quelques souvenirs, disons... exotiques. Exemple : « (dans les bétaillères de l’aube), nous mettions à l’épreuve notre enthousiasme. (gare rer de fontenay-sous-bois) je portais (sous le bras droit) un rouleau d’architecte dissimulant mon fusil d’assaut. deux armes de poing. un colt 11.43 et un 357 magnum smith et wesson. le premier sous l’aisselle gauche. le second dans mon sac. (une grenade à fragmentation dans ma poche droite). je montais en première
« Je n’écris pas pour écrire, je vis une situation d’oppression et je la raconte. Je veux témoigner et bien dire dans quel camp je suis. » ligne d’une guerre civile parcourant l’europe. (là encore) je les imitais. je devais avoir cet air triste et résigné. (alors qu’au fond de moi) l’incendie de la révolte brûlait mes veines.(...) je guettais l’heure. l’heure de tuer le patron. (...) (aujourd’hui) j’ai laissé cette histoire derrière moi (derrière nous). » (Le Tricard, p.68). Zéro majuscules, des parenthèses en pagaille, texte ferré à droite, comme prév(en)u, Rouillan fait n’importe quoi dans la « cellule » de la feuille blanche. Où, outre les fantômes bien vivant des centrales et des maisons d’arrêt croisés un peu partout, surgit parfois le « nous » d’Action directe. DEBOUT SANS BÉQUILLES
Un « nous » aujourd’hui réduit en miette. Joëlle Aubron est morte (mars 2006) ; Nathalie Ménigon, hémiplégique et affaiblie par deux AVC, vit dans les Pyrénées. Elle et Jann-Marc Rouillan sont divorcés et se donnent des nouvelles régulièrement. Il dit qu’elle ne va « pas trop mal » ; Georges Cipriani, qui a passé plus de dix ans en psychiatrie, est installé dans l’Est de la France. Max Frérot, Régis Schleicher, eux, se sont fait discrets. Le second cercle s’est évanoui dans la nature et a totalement disparu des radars médiatiques. La page AD est bel et bien tournée. La répression d’État a été au-delà du féroce et l’immense majorité de la gauche française, y compris révolutionnaire, n’a jamais assumé cette excroissance violente. Il le souligne avec une pointe d’amertume. Malgré tout, lui qui a passé suffisamment de temps en prison pour y croiser Mesrine (au début) et Patrice Alègre (à la fin) est toujours debout. Des béquilles ? S’il évoque avec nostalgie les effets stimulants de l’absinthe, il ne fume plus, ne prend plus de « produits », boit avec beaucoup de mesure. Pas question, d’ailleurs, de jouer la carte de l’écrivain
maudit et blacklisté: « La littérature militante ne fait pas vendre, c’est un fait. Mais on s’en fout. Moi je n’écris pas pour écrire, je vis une situation d’oppression et je la raconte. Je veux témoigner et bien dire dans quel camp je suis. Il y a les écrivains bourgeois qui vont dans les salons ; moi je suis un écrivain du prolétariat qui va dans les usines et sur les luttes. C’est mon espace, ma résistance. » Il n’aurait pas détesté diriger une collection : « Pas des bouquins de chercheurs qui portent un regard à distance des sujets qu’ils traitent, ceux-là peuvent publier leurs travaux où ils le souhaitent. Mais des témoignages de militants engagés dans des luttes... » En matière d’édition, il cite l’exemple de François Maspero ; comme auteur possible, Georges Ibrahim Abdallah ; et comme lutte, les Fralib. Sa rencontre avec les salariés de Gémenos en conflit avec Unilever a été pour lui « une expérience extrêmement riche ». UN NOM QUI FAIT PEUR
L’écriture comme nouvelle arme, les rencontres, l’errance, les luttes à la fois comme matériau et comme respiration. Et toujours un seul cap: la « résistance ». En 2008, les médias n’ont pas manqué de remarquer son adhésion au NPA. « Ce n’était pas une démarche idéologique, confesse-t-il. C’est Daniel Bensaïd, un autre Toulousain, qui m’avait sollicité pour y venir. Cela m’a permis de signaler, notamment à la police, que je ne renonçais pas à faire de la politique, mais que j’allais cette fois militer dans un cadre ouvert. Mais je ne me suis jamais bercé d’illusions, ni sur le NPA ni sur le militantisme d’extrême gauche. J’appartiens à l’ultragauche et le point central de l’autonomie est pour moi indépassable. Le NPA m’a donné l’occasion d’ouvrir des portes, de rencontrer du monde, d’aller sur des luttes. Sur les Moulins Maurel, par exemple, j’ai participé à assurer les gardes de nuit sur le site de l’usine depuis le début de l’occupation. » Se disant « communiste de gauche », il a un temps reçu Regards lorsqu’il
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Certains « ex » lui ont fait part de leurs regrets de ne pas avoir mis de l’argent de côté au temps des braquages. Pour lui, c’est au contraire une fierté. était en prison. Henri Malberg, l’ancien directeur du mensuel dans les années 90, l’a fermement soutenu pendant ses années de détention. Jann-Marc Rouillan n’a pas oublié et ne manque pas de lui rendre visite lorsqu’il en a l’occasion. Il aurait aimé rester à Marseille, dans cette ville où « l’on peut être à la fois un étranger et un habitant » et où il a ses réseaux militants, ses éditeurs, et quelques habitudes. C’est là-bas qu’il a commencé à se réapproprier la « vie du dehors ». Mais après un retour à la case prison et un détour par celle du bracelet, il n’a plus trouvé de bailleur. « Mon nom continue de faire peur », estime-t-il. Il se retrouve donc contraint de poursuivre son atterrissage à distance de cette cité aimée. Il se sait toujours surveillé – le jour de la rencontre, une convocation de la police pour présenter les papiers de son véhicule est glissée dans sa boîte aux lettres... Mais la prison sort peu à peu de son existence. Dans Le Rat empoisonné, assure-t-il, « elle n’est plus qu’une blessure intime ». LE GOÛT DE LA CANAILLE
De nouveaux défis, inattendus, se profilent : « On arrive à un âge où on se demande comment on va finir nos jours ; avec quelques amis, on réfléchit à des maisons de retraite collective, ce genre de choses... » Certains « ex » lui ont fait part de leurs regrets de ne pas avoir mis de l’argent de côté au temps
des braquages. Pour lui, c’est au contraire une fierté : « Notre misère actuelle démontre que nous n’avons rien accumulé pour nous-mêmes. La cause a reçu jusqu’au dernier centime exproprié (par nos armes). Nous sommes sans propriété ! », écrit-il dans Le Tricard (p.135). Dans une autre vie, Jann-Marc Rouillan faisait des braquages pour financer la révolution et vivait dans des planques un peu partout. À soixante ans passés, quand il voit « les files d’attente à la CAF ou à Pôle emploi », il demande à ses amis : « Comment avez-vous pu accepter tout ça ? » L’absence de « dynamique révolutionnaire » dans la société française le consterne. Mais, bien qu’il le juge « catastrophique », il sait aussi faire son miel de ce réel « du dehors ». L’ADN rebelle, le regard de l’écrivain, le goût de la canaille et de la farce. Debout dans le salon de sa location, il brandit quelques feuillets, le regard franchement amusé : « Hier, ça a été le jour le plus important de ma vie : j’ai fait une déclaration d’impôts... Et l’autre jour, encore plus incroyable, j’ai été cherché un passeport bio-mé-tri-que ! » Dans son dos, collée au mur, une affiche, forcément datée, d’Action directe « Contre l’impérialisme contre Reagan » appelle, entre autres, à « la libération de tous les prolétaires ». Il se marre franchement, nous donnant enfin la réponse : oui, parfois en compagnie de cet écrivain provisoire, on rit. ■ emmanuel riondé
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PETIT REPORTAGE
LES DERNIERS JOURS D’UN THÉÂTRE POPULAIRE
La démocratisation culturelle ressemble parfois à de la poudre de perlimpinpin pour briller dans les dîners. Mais pour certains, il s’agit d’un instrument de transformation du territoire. Avant que la nouvelle municipalité ne le mette au tapis, le Forum du Blanc-Mesnil avait choisit son camp. Reportage dans un lieu emblématique. par aline pénitot, photos célia pernot pour regards
Le théâtre se remplit tranquillement pour la représentation de Bit de Maguy Marin.
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Le Blanc-Mesnil dans la froideur de la fin 2014. Une centaine d’habitants bat le pavé dans la bruine. Brusquement, la Mairie s’éclaire. Jeudi 13 novembre, le conseil municipal de la ville vote la sortie du conventionnement du Forum, mettant fin au partenariat qui liait la ville, le département, le ministère de la Culture et la région Île-de-France. La nouvelle municipalité renonce ainsi à 800 000 euros, à un moment d’affaiblissement des dotations de l’État aux collectivités.
UNE QUESTION DÉRANGEANTE
Pour le nouveau maire UMP, Thierry Meignen, le conventionnement est « trop contraignant », il serait « contraire aux intérêts de la ville en matière culturelle. Tous les Blanc-Mesnilois ne se reconnaissent pas dans la programmation. » Xavier Croci, le directeur du théâtre, n’est pas surpris. Il rappelle que « le maire a fait campagne sur l’idée que le forum était élitiste. » C’était sans rapport avec la programmation réelle : Xavier Croci agence des saisons qui balancent entre le théâtre engagé, le cirque, le hip-hop, la musique classique, la danse des grandes compagnies ou un festival avec les amateurs du Blanc-Mesnil… Croci se dit que ce travail profite à tous, même à ceux qui ne se rendent ni au stade ni au théâtre, mais se réjouissent d’une politique sportive ou culturelle vivante. La question que le Forum pose est toutefois bien plus dérangeante que cela. Elle se cache dans la grande confusion entre les mots populaire et populiste. Jean-Claude, ancien chauffeur routier qui finit rapidement son sandwich au bar avant chaque représentation, a mûri ici ; mais aussi Emmanuel Demarcy Motta qui dirige aujourd’hui le Théâtre de la Ville à Paris ou Marie-José Malis, qui prend la tête du Théâtre de la Commune à Aubervilliers. Chaque année, le Forum enregistrait près de 30 000 entrées1, 1. Six euros en moyenne.
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dont 70 % de Blanc-Mesnilois, et plus de 1 500 heures d’actions culturelles. Pas mal pour une ville de 50 000 habitants. Mais ce n’est pas seulement par ces très bons chiffres que le projet du Forum faisait la démonstration que l’accès à une culture exigeante pour tous est possible.
NE TIREZ PAS SUR LA HARPISTE
Marie Gueret est une des cinq responsables des relations publiques. Ici, on l’appelle plutôt Mariedu-Forum. Elle commence souvent ses journées par une série de coups de fil aux habitués du théâtre. Aujourd’hui, c’est d’elle que l’on prend des nouvelles. Personne ne sait pour le moment ce que le personnel deviendra après la fin de l’année. L’association va être liquidée et vingt personnes seront sur le carreau. La nouvelle structure sera obligée de reprendre le personnel. Mais le cœur n’y est pas : Marie n’est pas tant là pour « faire des relations publiques » que pour « porter collectivement un projet ». Quelques appels plus tard, elle file pour les Tilleuls. Un quartier ordinaire de banlieue, ses tours, ses canapés pour dealers sous les porches, ses grilles de magasins fermés et… un dernier coin de vie : un bazar transformé en café associatif. Une harpiste de l’orchestre des Siècles en résidence au Forum arrive sous les tirs de pistolet à billes des enfants planqués dans les étages. Une dizaine d’entre eux s’installe devant l’imposant instrument ; la musicienne montre le dessin d’un éléphant. « Je le reconnais, je l’ai vu dans un film, c’est barbare l’éléphant », se trompe l’un d’eux. Et c’est parti pour une heure d’écoute d’une pièce de Francis Poulenc. L’agitation devant le café n’y résistera pas, la douceur de la harpe gagne la partie. Une mère subjuguée oublie les trépignements de son enfant. Presque au même moment, dans un autre coin de la ville, une danseuse de la compagnie d’Herman Diephuis a un petit moment d’appréhension : elle va
Mobilisation des habitants lors du conseil municipal du 13 novembre.
« Je suis de l’ancienne génération, celle de l’élitaire pour tous, comme disait Antoine Vittez. Nous avions confiance dans l’intelligence des gens. » Xavier Croci, directeur du théâtre débuter un atelier avec une classe à horaire aménagé. Elle veut travailler sur la fragilité des premiers instants de rencontre : comment on se regarde, comment on s’envisage. Les garçons et les filles arrivent avec toute leur arrogance adolescente, avec toute leur difficulté à habiter un nouveau corps.
MAYONNAISE MUNICIPALE
Un peu plus tard, Éric Joly, un autre responsable des relations publiques, bataille sérieusement devant une classe de mômes en décrochage scolaire. Ils visitent une exposition photo du collectif Tendance floue. Il est question des conséquences de la fin de la collectivisation par Deng Zhao Ping et de l’importance du photojournalisme comme outil de compréhension. « Ce mur-là, il sépare deux mondes », hasarde une adolescente en regardant une photo. Mais les corps de ces ados-là sont trop lourds, voûtés, effacés, ils crient : laisse-moi tranquille. Éric abandonne, la fin de la visite se fera assis sur le sol. Chaque chose en son temps : il sait qu’il reverra cette classe. Pour le moment, il veut seulement que les ados sentent que le Forum est aussi pour eux. Ces médiateurs cherchent toutes les occasions de resituer le moment de la rencontre dans une histoire plus longue. Les familles et les adolescents ont bien souvent la fin du mois comme horizon. Ils découvrent qu’un moment partagé peut se prolonger par la fréquentation régulière d’un artiste dans des ateliers, par un vernissage d’expo qu’on ne pensait « pas pour soi » et par plusieurs spectacles qui en conduiront certains à monter sur scène. Peu à peu, chacun fabrique sa fréquentation du forum. Pour Xavier Croci, les choses sont très claires : « Le projet du forum repose sur la mise en relation de la population de la
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ville avec des artistes d’aujourd’hui. Si la rencontre se résume au moment du spectacle, alors les gens viennent voir ce qu’ils connaissent déjà. Soit parce qu’ils l’ont vu à la télé, soit parce qu’ils ont déjà des références qui leur permettent de s’intéresser à une pièce de Christian Rizzo ou à une chorégraphie de Julie Nioche. Cela existe ponctuellement, mais pas à l’échelle de la population d’une ville. » Et pour cela, Xavier Croci avait un atout majeur : l’artiste en résidence pour trois ans sur le territoire de la ville. Simultanément, le Forum accueillait trois compagnies de théâtre et trois compagnies de danse.
DIALOGUE AVEC LA CITÉ
La metteuse en scène Marie Lamarchère est en pause déjeuner avec un acteur. Sa compagnie était en train de poser ses valises au Blanc-Mesnil quand a débuté l’offensive du nouveau maire. « On voulait tous être là. C’est très rare un théâtre qui offre des outils pour travailler. Quand des conditions économiques simples sont assurées, cela permet un investissement total sur le territoire », racontet-elle. Cela avait démarré très vite par une série de petites formes en appartement. Marie Lamarchère se souvient d’une de ces rencontres avec une femme qui habilite les assistants maternels : « On s’est mis à discuter de l’art depuis son endroit de travail à elle. C’est très joyeux, le théâtre se met à dialoguer avec la cité. » Pour Marie Lamarchère, l’en-commun n’est pas un concept fourre-tout : « C’est le point où l’on ne présuppose pas qu’il y aurait une culture qui viendrait de nous, les artistes, qu’il faudrait diffuser, mais on ne présuppose pas non plus qu’il y aurait une identité des gens de banlieue à laquelle il faudrait s’adresser. Ce n’est pas une question de valeur, ni de niveau, c’est une question de temps commun passé ensemble. C’est une situation profonde d’égalité. Le public, c’est une destination qui te dépasse. » Marie-Lamarchère est profondément attachée à la notion de théâtre public.
PETIT REPORTAGE Les bureaux des attachés aux relations avec le public. Les élèves en décrochage scolaire visitent une exposition du collectif Tendance floue.
Xavier Croci, directeur du théâtre HIVER 2015 REGARDS 125
Des adolescents de l’institut médico-éducatif découvrent la lumière avec le régisseur de scène. Café associatif du quartier des Tilleuls après une heure d’écoute de la harpiste de l’orchestre des Siècles.
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PETIT REPORTAGE
Le théâtre du Forum était une arme puissante de transformation sociale et individuelle pour toute une ville, une somme de relations construites dans le temps. Le nouveau directeur des affaires culturelles, Tayeb Belmihoub, a une vision toute autre : « Notre mission n’est pas d’accompagner les artistes sur la longue durée. Notre projet, c’est de servir les publics ». Pfff ! Nombre de BlancMesnilois ont dépassé depuis longtemps l’idée que le théâtre « doit s’adapter au goût du public ».
UNE SOMME DE RELATIONS
Jean-Claude a finit son sandwich avant d’entrer pour la dernière fois dans la salle du Forum tel qu’il l’a tant aimé. Il est venu voir le spectacle BIT de la chorégraphe Maguy Marin. « La première fois que j’ai mis les pieds ici, c’était pour un atelier avec Arnaud Meunier, qui s’occupe maintenant de la comédie de Saint-Étienne. C’est une assistante sociale qui m’a inscrit à un moment où… » Les traces d’un passé rude sont presque effacées du corps de Jean-Claude qui se tient « poitrine au soleil » comme quelqu’un qui a derrière lui dix ans d’école de théâtre. « La grande Lucinda Childs est venu le mois dernier. J’ai voulu
aller la voir sur la grande scène du Théâtre de Paris, mais il n’y avait plus de places. » Dégotter une place au Théâtre de la ville est aussi facile que d’obtenir un CDI quand on a un CV du 93. Mais Jean-Claude ne se vexe pas : « J’ai fini par comprendre quelque chose. Quand tu arrives sur scène et que tu te mets à nu devant les gens, c’est le théâtre qui t’habille. » Le théâtre du Forum était une arme puissante de transformation sociale et individuelle pour toute une ville. Il était une somme de relations construites dans le temps, d’autant plus solides que la proposition était exigeante. Réduit à ses attentes présupposées, le public s’étoufferait dans un nivellement pas le bas et sans fin. « Moi, je suis de l’ancienne génération, avoue Xavier Croci, celle de l’élitaire pour tous, comme disait Antoine Vittez. Nous avions confiance dans l’intelligence des gens. » Le théâtre du Forum était de ceux qui anéantit tout conservatisme, renverse les rapports de classe et souffle sur le feu subversif du mot populaire. ■ aline pénitot
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Peut-être le livre qu’on attendait le plus. Un signe, sans doute. Car qui attend encore quelque chose (et surtout un livre !) dans ce monde de l’instant qui a mis son passé entre guillemets dans un cloud informatique, et son futur entre parenthèses devant les crises, les guerres, le dérèglement climatique — et qui avance en se dandinant, faussement zen, tel un fakir marchant sur des braises? Sept ans après L’Insurrection qui vient, les Anonymous littéraires du Comité invisible publient en tout cas un nouvel opuscule, À nos amis, simultanément traduit en huit langues : un événement qui entend bien se mondialiser de lui-même, par dessus le marché. À ceux qui n’auraient pas lu L’Insurrection qui vient (disponible gratuitement sur Internet), rappelons que cet essai méthodologique plus performatif que prophétique, c’est-à-dire cherchant moins à annoncer l’insurrection qu’à la produire, en en jetant concrètement les bases, a connu un destin peu ordinaire. Il a en effet
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servi de pièce à conviction à charge dans un procès contre le groupe de Tarnac : des jeunes vivant en communauté autogérée dans le Limousin, accusés de « terrorisme » pour avoir saboté des lignes ferroviaires. Pour la première fois depuis longtemps en France, suave patrie des Droits de l’homme, écrire devenait un acte délictueux, criminel en soi. Quant à la culpabilité du groupe de Tarnac, elle ne sera jamais prouvée, en dépit d’incarcérations préventives prolongées à l’envi, sous couvert de lois anti-terroristes. Sept ans plus tard, le constat ne souffre aucun doute : les insurrections sont bien venues, un peu partout dans le monde, semblant parfois se parler de l’une à l’autre, dans un effet domino d’émeutiers mondialisés. Place Syntagma à Athènes, place Tahrir au Caire, place Taksim à Istanbul, à Madrid et à Barcelone, à Wall Street, à Oakland en Californie, à Québec, au Brésil, au Mexique, à Hong Kong et même à Londres que l’on croyait pourtant immunisée de toute révolte, dans
Illustration Alexandra Compain-Tissier
RÉVOLUTION DANS LA RÉVOLUTION
arnaud viviant
Romancier et critique littéraire
le quartier de Tottenham. Parfois, il faut bien le dire, on a pu affubler ces émeutes du nom de « révolution », comme en Tunisie, où pourtant un ordre presque identique a su se remettre en place. Donc, des insurrections, des émeutes, oui. Mais de révolution, qui plus est mondiale, point. Comme l’écrit le Comité invisible dans À nos amis : « Quelque grands que soient les désordres sous le ciel, la révolution semble partout s’étrangler au stade de l’émeute. Au mieux, un changement de régime assouvit un instant le besoin de changer le monde, pour reconduire aussitôt la même insatisfaction. Au pire, la révolution sert de marchepied à ceux-là mêmes qui, tout en parlant en son nom, n’ont d’autre souci que de la liquider. Par endroits, comme en France, l’inexistence de forces révolutionnaires assez confiantes en elles-mêmes ouvre la voie à ceux dont la profession est justement de feindre la confiance en soi, et de la donner en spectacle : les fascistes. » Tout ceci implique donc un changement de stratégie, une révolution dans la révolution.
CHRONIQUE
David Graeber, Des fins du capitalisme, ed. Payot, 355 p., 20 euros.
Être révolutionnaire consisterait en effet, aujourd’hui, à tordre le cou à l’idée fondamentale de révolution en tant que renversement du pouvoir politique. Car aujourd’hui, juge le Comité invisible, ce pouvoir-là s’est évidé, les politiciens n’étant plus en charge que d’amuser soigneusement la galerie. Le véritable pouvoir, explique-t-il, est aujourd’hui dans les infrastructures : barrages, centrales nucléaires, réseaux informatiques, autoroutes, supermarchés, etc. Le Comité rejoint donc le mouvement des ZAD : ces Zones d’aménagement différé pour l’État, ces Zones à défendre pour ceux qui s’y opposent, comme à Notre-Dame-des-Landes contre un projet d’aéroport, comme à Sirens contre un projet de barrage, où la gendarmerie française a déjà tué un manifestant. Des ZAD qui ne sont pas sans rappeler les TAZ (Zones d’autonomie temporaire) pensées en son temps par Hakim Bey et qui ont notamment servi de base théorique au mouvement zapatiste. En ce sens, le Comité invisible n’est pas non plus très éloigné
Comité invisible, A nos amis ed. La Fabrique, 242 p., 10 euros.
des thèses de l’anthropologue David Graeber, très actif dans le mouvement Occupy Wall Street et qui, plutôt que la révolution, prône l’instauration de zones de « politique préfigurative » où l’on expérimente de nouveaux modes de vie égalitaire. Soit. Mais de même que le Comité invisible avoue modestement, dans cette prose ourlée dans un jeune romantisme noir qui exclut d’emblée les vieux (pourtant, quelque chose nous dit que si révolution il y a, elle se fera avec eux, sinon à partir d’eux), ne pas avoir mesuré la capacité du système à reprendre la main, ses analyses ne tiennent pas compte des récents changements du monde. Notamment, en Europe, de l’autodestruction de l’État nation en faveur du fédéralisme, accompagnée par la volonté d’autonomie de certains peuples (Écossais, Catalans, etc) qui change assez considérablement toute perspective révolutionnaire. Du coup, ne serait-ce que pour la beauté du chiffre, rendez-vous ici même dans sept ans pour faire un nouveau point.
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LOLA LAFON, ÉVADÉE DE LA NORME
DANS L’ATELIER
Lola Lafon n’a pas encore quarante ans mais déjà de jolis succès littéraires en poche. Son dernier roman, La petite communiste qui ne souriait jamais, s’apprête à faire le tour du monde. Danseuse, chanteuse, écrivaine… Comment produitelle cette œuvre « poélitique » qui nous enchante ? par clémentine autain lola lafon chez son éditeur, actes sud photos célia pernot pour regards
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Lola Lafon ne veut pas nous montrer son atelier, qui est chez elle et le restera. Nous ne verrons pas son lieu de travail mais, après tout, cet atelier est partout, tout le temps, dans sa tête, son corps, ses rencontres, son histoire. C’est dans un restaurant végétarien de son choix que nous discutons du processus de sa création. Ni viande, ni poisson, nous sommes en phase - « nous ne mangerons rien qui ait une âââme ». Je connais Lola depuis longtemps, mais je ne l’ai pas vue depuis longtemps. Hasard de nos vies, nous avons participé ensemble à un groupe de parole de femmes victimes de viol, animé par la féministe Suzy Rotjman. Pendant plusieurs années, nous avons partagé, avec d’autres, une intimité fracassée. Nous étions des « filles du lundi », comme dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. L’une comme l’autre, chacune à sa façon, nous avons transformé cet enfer en combat. Nous sommes debout. Aujourd’hui, Lola est lumineuse, posée, gaie, concentrée sur son œuvre. C’est chez son éditeur, Actes Sud, qu’elle choisit de prendre la photo. Elle adore cet espace, pas seulement synonyme de ses succès littéraires, mais aussi symbolique d’une esthétique qui la séduit. L’ÉVIDENCE ARTISTIQUE Lola Lafon est une artiste s’il en est. Elle danse, elle chante, elle écrit. À quel moment s’est-elle dit : « Je serai artiste » ? La question ne s’est jamais posée. Artiste relève pour elle de l’évidence. Petite, elle suivait des cours intensifs de danse indiquant une voie professionnelle toute tracée. Fille d’un père chercheur, spécialiste du XVIIIe siècle et de Diderot, d’une mère professeure de littérature, Lola Lafon a
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« C’est ma spécialité de me sentir étrangère ! J’aime les entre-deux, comme j’écris les romans, entre le réel et la fiction. » toujours écrit. Dès l’âge de sept ans, elle remplissait des carnets qu’elle conserve années après années. Et puis, explique-t-elle, « je n’avais pas de plan B, je ne pouvais pas trouver ma place autrement dans cette société ». Quand elle atteint la vingtaine, saturée de danse, Lola Lafon se met à écrire des chansons, des nouvelles qu’elle n’ose alors pas montrer. Elle redoute de transformer l’écriture en métier : « Je trouvais atroce d’être écrivain, un exercice trop solitaire. Je m’imaginais, comme mon père, la personne que l’on ne voit jamais, enfermée dans son bureau. » Et puis voilà. Lola Lafon devient chanteuse, avec un premier album, Grandir à l’envers de rien, où elle entonne ce refrain : « Une vie, si tu veux en avoir une, volelà ! » Elle chante encore, puis se lance dans l’écriture d’un premier roman bouleversant, Une fièvre impossible à négocier. Un succès. Qui en appelle d’autres. En poche, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce vient d’être traduit en anglais. Et La petite communiste qui ne souriait jamais, best-seller foudroyant, est déjà en cours de traduction en dix langues. Lola Lafon n’oublie pas la chanson : le roman est l’objet d’une tournée de concerts-lectures qui alternent textes chantés en lien avec le sujet du livre, et lecture d’extraits du roman.
Un nouvel album bientôt ? Elle aimerait, se promet de trouver le temps. Dans le milieu des écrivains, Lola Lafon se vit comme une « atypique » : « Je n’ai pas fait Sciences Po, je ne suis pas de cet univers où l’on échange sur les éditeurs que l’on connaît. Je me sens étrangère dans ce monde, comme dans celui de la chanson. » Elle rit et ajoute : « Mais c’est ma spécialité de me sentir étrangère ! » Lola Lafon cultive cette distance qu’elle transforme en posture, en position qu’elle a choisi d’adopter : « J’aime les entre-deux, comme j’écris les romans, entre le réel et la fiction. » AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA FORME Quand Lola Lafon se lance dans une création, sa première réflexion concerne la forme. « Je suis pour mettre toutes les formes : un décret, des bouts de documentation, des traces d’insurrection… comme un montage », explique-t-elle. Georges Perec est l’un de ses auteurs favoris : « J’ai adoré Les Choses. » Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce est parti d’une envie : écrire un conte « insurrectionnaliste
et féministe ». Publiée en mars 2011, cette histoire insurrectionnelle semble nous raconter le mouvement des Indignés juste avant l’heure. Autour de trois personnages féminins en quête de liberté, Lola Lafon nous emmène dans les dédales de cette révolte par l’intime et les sens. Pour La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon voulait un récit à la troisième personne. Qui ? Elle a en tête Nadia Comaneci. Une chanson ? Une nouvelle ? Elle ne sait pas. « Je suis allée me documenter. J’ai lu la presse française et américaine des années 1970 et 1980. C’était évident que mon sujet était la fascination du corps des petites filles et la haine du corps qui devient féminin, le corps qui dépasse, les seins qui poussent… Cela m’intéressait bien au-delà du sport. Je suis partie à Bucarest un mois. Il n’y avait presque rien à la bibliothèque. Des photos, mais rien de plus. Ceausescu ne voulait pas que quelqu’un soit plus célèbre que lui ! C’est grâce à deux unes de Libération et L’Humanité de juillet 1980 que j’ai saisi mon sujet. Nadia Comaneci avait dix-huit ans. Et les journaux titraient : “La petite fille s’est muée en
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Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, ed. Actes Sud
La petite communiste qui ne souriait jamais, ed. Actes Sud
« La prise de notes est une discipline. Je les conserve comme un fonds d’inspiration. J’y retrouve des ressentis que j’avais oubliés. J’ai par exemple relu ce que j’avais écrit avant d’avoir été violée. J’avais oublié que j’étais si libre, avant. » femme, la magie est tombée”. » Elle rédige deux ou trois versions qu’elle jette : la forme n’allait pas. Or la forme devait aller avec le sujet : « Pas gras, affuté. » Ce texte devait être épuré. Ensuite, poursuit-elle, le plus important, c’est d’oublier la documentation : « Il faut que l’information soit malaxée pour en sortir et inventer, ne pas reproduire mais créer un langage, un monde. » L’inspiration ? « C’est la vie, le moment où tu laisses le hasard agir. J’écoute beaucoup, je regarde les gens. Quand j’écris, je ne lis que des choses en rapport avec mon sujet, des essais. » Lola Lafon ajoute : « Il y a les odeurs aussi. À Bucarest, je me souviens avoir arpenté la ville, cela m’a aidé à raconter la Roumanie telle que les Occidentaux ne la voient pas. » L’observation doit être immédiatement consignée sur un carnet : « La prise de notes est une discipline. Je les conserve comme un fonds d’inspiration. J’y retrouve des ressentis que j’avais oubliés. Sur le rapport au corps, j’ai par exemple relu ce que j’avais écrit avant d’avoir été violée. J’avais oublié que j’étais si libre, avant. J’ai constaté que j’étais devenue plus peureuse et cela m’a aidée à récupérer la liberté que j’avais perdue. Pendant plusieurs années, mon travail a été de récupérer ce sentiment de liberté. » DE LA FICTION POLITIQUE Lola Lafon se bat contre « une société qui déclare la date de péremption du corps des femmes ». Elle a envie de faire des romans qui peuvent être des roues de secours. De créer des personnages féminins « qui ne soient pas attristants ou grotesques ». Le fil, c’est le corps des femmes, la violence exercée sur le corps des femmes. L’inspiration est intime mais sa fiction est politique. C’est le rapport entre les deux qui l’intéresse. « L’idée que l’on puisse faire passer des idées par la fiction est assez minoritaire. Dès que l’on parle politique, il faut avoir un
vocabulaire et des formes codées. Or dans les débats autour de La petite communiste qui ne souriait jamais, nous avons eu des échanges profonds et politiques. Ce dont on parle à partir de cette question du corps des femmes, c’est de la liberté. » Lola Lafon avait aussi envie de « mettre une claque à l’Occident ». Dans son roman, le régime de Ceausescu en Roumanie n’est pas qu’une toile de fond. Puisqu’elle a vécu dans ce pays, je lui demande si l’inspiration vient de ce qu’elle en a vu : « Petite, oui. Avec l’œil d’une enfant, une sorte de naïveté. Il y avait tant de choses que je ne savais pas, à l’époque, sur Bucarest ! La politique nataliste par exemple, qui a donné lieu aux orphelinats. Ce qui m’intéressait dans le dialogue entre la narratrice et la gymnaste, c’était de mettre en face de manière faussement naïve le libéralisme et le communisme, en tout cas les clichés sur l’un et l’autre. Par exemple, la surveillance dans le monde capitaliste apparaît normale. C’était dur, en revenant de Roumanie, d’expliquer autour de soi qu’il y avait des choses positives là-bas, que c’était plus complexe que les idées reçues, même si, à la fin, les conditions sociales étaient extrêmement dures. » Lola Lafon a récemment relu les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir : « J’ai adoré la sauvagerie, dans le bon sens du terme, qui émane d’elle et que je n’avais pas saisie quand je l’avais lu la première fois, à quatorze ans. » Elle précise qu’elle aime aussi Jean Echenoz. Mais ce qu’elle adore, c’est Joyce Carol Oates qui crée « des personnages troubles, pas manichéens, des mères violentes par exemple ». Ou Laura Kasischke, « une romancière et poétesse magnifique dont les personnages féminins n’ont l’air de rien, et qui travaille les dessous de la normalité, par exemple dans les rapports mère-fille ». Lola Lafon est de cette famille et de cette trempe-là : « Mes personnages sont toujours des évadés de la norme. » ■ clémentine autain
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NIKI DE SAINT PHALLE
LE DOIGT SUR LA GÂCHETTE
Illustration Alexandra Compain-Tissier
J’avoue, je ne savais pas. Niki de Saint Phalle était pour moi une artiste aux accents bourgeois, aux œuvres joliment colorées mais avant tout dédiées aux produits marketing. Son nom m’évoquait une bouteille de parfum chic, ornée de deux serpents. Pas de quoi en faire une idole féministe, ni une grande artiste aux gestes politiques. C’est donc une belle claque que j’ai prise en parcourant la ré-
clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
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trospective du Grand palais. Rare femme peintre et sculpteuse de son époque, figure avec Yves Klein des Nouveaux réalistes, recourant avant l’heure à la performance, Niki de Saint Phalle a fait de sa vie une œuvre subversive et populaire dont la compréhension vaut le détour à plus d’un titre. Dès la première salle de l’exposition, je suis saisie. Dans ses premières œuvres, gigantesques, bardées d’objets de récupération – des poupées, des fleurs, des grains de riz, des boutons, etc. –, la tension entre la vie et la mort, la violence et l’amour, se décline sur le terrain des identités masculin / féminin. Une femme mariée entièrement blanche, livide, est allongée sous un arbre multicolore. Son corps tout mince, atrophié, est gisant. En blanc, les mariées sont comme mortes. Elles contrastent avec ces femmes aux corps opulents, ventre rond et gros seins, qui débordent de couleurs, de puissance, et que l’artiste transformera plus tard en série : les « Nanas ». Née en 1930, Niki de Saint Phalle est une autodidacte. Issue de l’aristocratie, fille d’un banquier ayant fait faillite après la crise de 1929,
Catherine-Marie-Agnès Fal de Saint Phalle débute comme mannequin. Franco-américaine, elle pose en couverture de Life, Vogue ou Elle. Très vite, elle sombre dans une grave dépression. En 1953, à l’âge de vingt-trois ans, Niki de Saint Phalle est hospitalisée six semaines pour schizophrénie. C’est là, explique-t-elle, « chez les fous », qu’elle commence à peindre : « Je n’avais aucune alternative pour sortir de la dépression. » Avec l’art, elle apprivoise les monstres qui l’envahissent, ses peurs, ses cauchemars. Au cœur de son enfer : un viol incestueux, qu’elle révèle en 1994 dans un court texte intitulé Mon secret. Pudique, simple et politique, cette lettre adressée à sa fille Laura raconte la source profonde de son engagement. Le serpent symbolise une nuit de vacances durant laquelle son père commit le crime, alors qu’elle avait douze ans. En sortant de l’hôpital psychiatrique, Niki de Saint Phalle reçut une lettre de son père reconnaissant l’avoir violée. L’artiste relate ainsi la réaction de son psychiatre quand elle lui remit la lettre : « Il prit une allumette et la brûla. Il me dit : “Votre père est fou. Rien ne s’est passé. Il invente. La
chose est impossible. Un homme de son milieu et de son éducation religieuse ne fait pas cela” (…) Freud aussi pensait que toutes ces femmes qui se plaignaient d’inceste étaient hystériques. » Son œuvre est hantée par ce drame familial. Niki de Saint Phalle prend même un fusil pour tuer son père, dans un long métrage intitulé Daddy. Après avoir utilisé des fléchettes, elle se sert d’un 22 long rifle pour cribler un « mur de la rage » sur lequel est inscrit tout ce qu’elle hait – la faim, la soif, l’injustice, le Sida, le mépris, le gaspillage... La peinture jaune, rouge, verte ou bleue est travaillée par les tirs. L’artiste appuie sur la gâchette et crée, manière de signifier que la révolte permet la vie. Niki de Saint Phalle raconte qu’elle avait volé une chemise à l’un de ses amants qui lui avait fait du mal. Ayant accroché la chemise au mur, elle avait tiré dessus et ressenti un immense soulagement. L’artiste assume sa propre violence tout en survalorisant un féminin naturellement pacifique. Dans une vidéo proposée par l’exposition du Grand palais, Niki de Saint Phalle explique que les femmes sont « biologiquement plus intentionnées », qu’elles « portent en elles le désir d’aller vers les émotions ». Si ses « Nanas » ont une petite tête, c’est pour valoriser la place du corps et des sens, contre « cet esprit scientifique qui nous dévore ». Ses femmes de papier collé gigan-
tesques, elle les veut dans la cité, au pouvoir, avec leur joie, leur force. Ces femmes sont révolutionnaires, nous dit-elle : « Le communisme et le capitalisme ont échoué. Je pense que le temps est venu d’une nouvelle société matriarcale. Vous pensez que les gens continueraient à mourir de faim si les femmes s’en mêlaient ? Ces femmes qui mettent au monde ont cette fonction de donner la vie – je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elles pourraient faire un monde dans lequel je serai heureuse de vivre. » L’approche essentialiste de l’artiste, qui va jusqu’à plaider en faveur d’un salaire pour les femmes au foyer, n’est pas la mienne. Mais son œuvre est en réalité plus subtile et n’en reste pas moins tournée vers le paradigme de l’égalité hommes / femmes, pour la paix, contre les horreurs commises au nom de la religion. À la fin de sa vie, Niki de Saint Phalle remercie sa mère pour la vie ennuyeuse qu’elle lui a permis de ne pas avoir. « Je ne vous ressemblerai pas, ma mère », lui écrit-elle dans une lettre posthume. Non seulement Niki de Saint Phalle était une insoumise, mais une œuvre comme King Kong – un montage en blanc qui exprime l’angoisse de la catastrophe nucléaire vingt-cinq ans après Guernica – montre une conscience politique qui ne saurait être réduite aux produits dérivés de son art.
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