Gauche. De la déroute à la nouvelle route Les élections départementales ont marqué une nouvelle défaite à gauche. Moins de trois ans après la victoire de François Hollande, le gouvernement est déjà dans les choux. Une fois de plus. Une fois de trop. D’alternances en alternances, la politique déçoit quand elle n’écœure pas et n’enterre pas la notion de progrès humain dans le cimetière de la règle d’or. Si le Front de gauche résiste relativement mieux, le PS emmène l’ensemble de la gauche dans un record historique, situant le total des voix face à la droite et l’extrême droite à 37 % au premier tour. La menace d’un nouveau 21 avril en 2017 est sur les rails. Manuel Valls faisait, il y a peu, mine de s’inquiéter : « La gauche peut mourir. » Tenant le fusil, le premier ministre sait de quoi il parle. Mais si le PS a renoncé à changer la vie, la gauche, elle, n’a aucune raison de mourir. Elle ne doit pas survivre, mais renaître. LES ÉLECTEURS DE GAUCHE FLOUÉS Attendre un sursaut du Parti socialiste, tenter de jouer encore les aiguillons est aussi vain que mortifère. Après Tony Blair en Angleterre et Gerhard Schröder en Allemagne, François Hollande incarne en France le tournant démocrate de la social-démocratie européenne. Au nom d’un prétendu pragmatisme – « Il n’y a qu’une voie possible » –, la direction du PS et le gouvernement se sont coulés dans des choix néolibéraux, sans souffle, sans vision. Au diable l’égalité et la justice sociale, l’ambition écologique, la démocratie.
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La règle d’or et le conformisme auront tout emporté. Capitulation devant Angela Merkel, cadeau de trente milliards pour les grandes entreprises sans contrepartie, déclarations anti-Roms, renoncements à fermer Fessenheim, fiasco de l’écotaxe, abandon de la lutte contre le contrôle au faciès, loi Macron, etc. : les électeurs de gauche en sont pour leurs frais. Le chômage reste explosif, l’écosystème malmené, l’égalité introuvable, la démocratie en berne. À droite, il faut avoir une Rolex à cinquante ans pour réussir sa vie. À “gauche”, avec Emmanuel Macron, les jeunes doivent rêver d’être milliardaires. Après tant de renoncements et d’échecs au sommet de l’État, le dégoût à l’égard de la politique elle-même s’est dramatiquement installé. Et le mot gauche se trouve vidé de son sens et de contenu concret, sans tranchant, ni force populaire. C’est ainsi que EE-LV a choisi de quitter le gouvernement, qu’une partie des socialistes sont devenus frondeurs, que des députés communistes ont refusé de voter la confiance au gouvernement. Après des décennies d’union de la gauche, ces ruptures doivent préfigurer une grande recomposition politique, pour reprendre le fil de l’histoire, impulser une dynamique émancipatrice à hauteur des défis de notre époque et combattre la droite extrême. Elles doivent signifier la convergence de toutes les forces politiques constituées qui, à gauche, contestent la politique gouvernementale.
À une condition : mettre en place un cadre inédit à même de favoriser l’effervescence sociale, culturelle, citoyenne au service d’un projet émancipateur, seul en mesure de produire du neuf, d’inventer la stratégie, les formes organisationnelles, les mots de la transformation au XXIe siècle. D’Espagne, les leaders de Podemos nous le rappellent : « La politique, c’est créer. » UNE NOUVELLE ALLIANCE EN DEHORS DES APPAREILS La nouvelle gauche sociale et écologique dont notre pays a besoin ne naîtra pas d’un cartel de partis. Mais une alliance nouvelle peut donner le signal et l’envie de s’engager à ces millions de Françaises et Français qui attendent un sursaut, une initiative. Et mettre en mouvement une force visant à changer les finalités de l’économie, donner du sens humain à notre organisation sociale, vitaliser la démocratie, sortir de la logique consumériste qui abime la planète et nos désirs, élargir le socle des droits, des protections, des libertés publiques. En un mot : vivre mieux. En contestant le choix dogmatique de l’austérité et en investissant concrètement dans la transition énergétique et le développement des activités qui favorisent le lien social, le vivre ensemble – éducation, santé, culture, vie associative –, il est possible de battre en brèche le chômage et la précarité, d’améliorer nos vies, et d’instaurer de nouveaux droits, protections et services aux personnes, là où les détricotages actuels des droits acquis font rage. Ce travail ne se fera pas sans l’implication de toutes les forces vives, les esprits critiques, les tenants des expérimentations sociales alternatives, les acteurs-trices du mouvement social, les artistes et intellectuels engagés. Les “Chantiers d’espoir”, dont le premier temps fort national a eu lieu le 11 avril, doivent participer de cette dynamique de refondation. C’est en dehors des appareils établis que l’énergie doit être puisée. Pour que nous trouvions du répondant dans la société, condition sine qua non du changement véritable, il faut bousculer nos pratiques et nos routines. Pour fédérer et inventer. Vite. ■ clémentine autain
La nouvelle gauche sociale et écologique dont notre pays a besoin ne naîtra pas d’un cartel de partis. Mais une alliance nouvelle peut donner le signal.
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DANS CE NUMÉRO 04 GAUCHE. DE LA DÉROUTE À LA NOUVELLE ROUTE
Après les départementales, refonder la gauche.
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Agenda politique, culturel et intellectuel.
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L’horloge s’est arrêtée.
Syriza doit aussi relancer l’activité économique : rencontre avec des patrons athéniens.
22 UNE JEUNESSE PERDUE DE VUE Désengagés, radicalisés ? Les jeunes ont conservé leur désir de révolte, mais il prend d’autres formes et d’autres sens. Enquête.
64 PABLO IGLESIAS, L’ESPAGNOL POST-CASTE L’homme fort de Podemos veut rompre avec les élites, mais aussi avec les vieilles lunes de la gauche.
LES PME ET SYRIZA ?
Effacement des clivages, scénario du tripartisme : peut-on encore reconnaître sa droite de sa gauche ?
82 PORTFOLIO : MONS ÉMERVEILLE PAR BRAM GOOTS À rebours de Google Street View, des artistes et un photographe réenchantent une ville.
14 LES ENTREPRISES GRECQUES VEULENT RESPIRER DANS UN PAYS À BOUT DE SOUFFLE
GRÈCE 14
74 GAUCHE, ENQUÊTE SUR UNE DISPARITION PRÉSUMÉE
92 LA CRISE DE LA DÉMOCRATIE EST-ELLE SOLUBLE DANS LA DÉMOCRATIE LIQUIDE ? Yves Sintomer et Clément Sénéchal s’accordent sur le diagnostic d’une démocratie malade, mais par sur les remèdes.
108 INDE : LA VRAIE RÉVOLUTION VERTE Au Karnataka, les petits fermiers se liguent contre Monsanto et refondent une agriculture paysanne.
118 TANIAMOURAUD ZEN-CONTRÔLE La plasticienne, féministe et antistar, impose son art au Centre Pompidou Metz.
LE CLIVAGE INCERTAIN
GAUCHE / DROITE 74
HOLLANDE
CE QU’IL ENTERRE 102
LES V.I.P.
LES CHRONIQUES DE…
DAVID LE BRETON Sociologue, spécialiste du corps.
Gustave Massiah 102
ALAIN BERTHO Anthropologue, directeur de la Maison des sciences de l’homme de Paris-Nord. Il travaille depuis dix ans sur les émeutes urbaines dans le monde. ALI GUESSOUM Publicitaire et artiste, travaille sur la mémoire de l’immigration au sein du collectif Remembeur.
Figure du mouvement altermondialiste, il a longtemps enseigné en école d’architecture
Rokhaya Diallo 62 Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards
Arnaud Viviant 72 Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume
CLÉMENT SÉNÉCHAL Membre du Parti de gauche, animateur de la commission pour la constituante et la VIe République.
Clémentine Autain 126 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
YVES SINTOMER Professeur au département de science politique de l’université Paris 8, membre de l’Institut universitaire de France. TANIA MOURAUD Artiste.
PORTFOLIO
MONS ÉMERVEILLE 82
ZYED ET BOUNA SACRIFIÉS
ROKHAYA DIALLO 62
ZEN-CONTÔLE 104 TANIA MOURAUD
Ce printemps,
CONGRÈS DU PS : LES JEUX SONT (DÉJÀ) FAITS Après la déroute des élections départementales, les socialistes s’attendent à une réplique en décembre. C’est dans un contexte de ruine électorale et militante que se tiendra le congrès national du Parti socialiste, en juin à Poitiers. Depuis les États généraux de décembre 2014, Jean-Christophe Cambadélis est à la manœuvre. Il multiplie les déplacements pour câliner les militants meurtris et conforter son assise. Les frondeurs, eux, avancent en ordre dispersé. Ils auront bien du mal à capitaliser le mécontentement de la base. D’autant que cette base se restreint chaque jour. Emmanuel Maurel sera candidat à la tête du parti, Benoît Hamon attend qu’on le désigne comme tel, Martine Aubry, présentée comme l’arbitre du congrès, va tenter de gauchir la motion Cambadélis et d’obtenir des places. Autant dire que ce congrès est quasiment déjà joué.
PAS D’ÉLECTIONS EN ÉGYPTE Les élections législatives égyptiennes devaient se dérouler entre le 21 mars et le 7 mai. Elles ont finalement été reportées, la justice ayant jugé début mars que les dispositions relatives au découpage des circonscriptions étaient anticonstitutionnelles. Quatre ans après le soulèvement populaire, la parenthèse démocratique semble définitivement refermée. Depuis que l’ex-chef de l’armée a évincé le président islamiste démocratiquement élu Mohamed Morsi le 3 juillet 2013, les autorités ont lancé une sanglante répression contre ses partisans, faisant au moins 1 400 morts. Des centaines de fidèles de Morsi ont été condamnés à mort dans des procès de masse expédiés en quelques minutes, tandis que 15 000 autres ont été arrêtés.
1915 Au printemps de 1915, les pacifistes européens relèvent la tête et cherchent à se rassembler (ils le feront en septembre, à Zimmerwald en Suisse). Sous l’impulsion du député Jean Longuet, la fédération socialiste de la Haute-Vienne demande que la direction du Parti socialiste (SFIO) « tende une oreille attentive à toute tentative de paix, d’où qu’elle vienne ». C’est le premier accroc public à l’Union sacrée. Mais les pacifistes restent très minoritaires dans le parti. En 1916 encore, seul trois députés socialistes votent contre les crédits de guerre...
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En Grande-Bretagne aussi, le bipartisme s’essouffle Le 7 mai auront lieu de très disputées élections législatives en Grande-Bretagne. L’incertitude ne tient pas, cette fois, au rapport de force entre les deux grands partis historiques. Car la gauche va retrouver des couleurs avec les Greens et les indépendantistes, écossais et gallois, tous opposés à la politique d’austérité des travaillistes. Les Greens réclament aussi la sortie du nucléaire, la renationalisation des transports publics et l’augmentation du salaire minimum. Les indépendantistes écossais pourraient emporter une quarantaine de siège à Westminster autour de leur projet anti-austé-
rité budgétaire, en faveur du démantèlement des bases nucléaires britanniques en Écosse et pour de nouveaux pouvoirs pour le Parlement d’Édimbourg. L’extrême droite entend quant à elle confirmer son ancrage. Ukip, le parti de Nigel Farage, après ses 26,6 % aux européennes, va marteler son crédo : retour de la souveraineté nationale, contrôle de l’immigration. Ukip entend tirer parti de la promesse arrachée à David Cameron d’un référendum sur la sortie de l’Union européenne. Le bipartisme, déjà écorné par la montée des libéraux démocrates, va encore s’effriter. Plus d’un tiers des voix pourrait ne pas aller aux grands partis. Cameron tente l’intimidation : « Si vous ne donnez pas une majorité suffisante aux Tories, ce sera le chaos. » Les travaillistes, comme les conservateurs avec lesquels ils sont au coude à coude, ne peuvent espérer gouverner sans alliance.
FORUM MONDIAL DE L’EAU, LES GRANDES AMBITIONS Le 7e Forum mondial de l’eau se tient à Daegu, en Corée du Sud, en avril. Avec 3,5 milliards de personnes exposées à une eau dangereuse pour la santé, 2,6 milliards qui ne bénéficient pas d’un assainissement satisfaisant, les enjeux sanitaires et environnementaux de l’eau cristallisent les problèmes de développement. L’accès universel à l’eau compte parmi les huit “objectifs du millénaire” qui seront définis par les Nations unies en septembre. Il risque de rester un vœu pieux à l’issue de ce sommet qui réunira gouvernements, experts, ONG, mais aussi industriels qui tenteront une fois de plus de convaincre que la solution est la privatisation des services, malgré un bilan désastreux.
CPI : PLAINTES PALESTINIENNES ? Depuis le 1er avril, la Palestine est officiellement le 123e membre de la Cour pénale internationale. Si elle n’a jamais caché son intention d’y faire juger des dirigeants israéliens pour crimes de guerre ou crimes liés à l’occupation, les prochains mois révèleront ce qu’elle peut réellement faire de cette adhésion. Car le gouvernement israélien, qui avait gelé les taxes collectées pour le compte des Palestiniens, aurait débloqué les fonds en échange d’un accord selon lequel Ramallah ne déposerait pas, dans l’immédiat, de plaintes visant la colonisation. Reste que la procureure Fatou Bensouda, qui peut ouvrir une enquête sans requête des Palestiniens, a lancé dès janvier un examen préliminaire sur les crimes commis à Gaza cet été, qui ont coûté la vie à près de 2 200 Palestiniens.
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Expos Taryn Simon, Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure. Jusqu’au 17 mai, Jeu de Paume, Paris. Foucault irrigue le travail de cette artiste américaine qui mélange photographie, documentaire, texte et graphisme. Jérôme Zonder, Monographie. Jusqu’au 10 mai, Maison Rouge, Paris. Les dessins gigantesques de Jérôme Zonder suscitent de profondes interrogations et parfois même de l’effroi. Au bord des mondes, expo collective. Jusqu’au 17 mai, Palais de Tokyo, Paris. Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas « d’art » ? Une expo à la lisière de l’art, de la création et de l’invention. Bricologie. La souris et le perroquet. Jusqu’au 31 août, Villa Arson, Nice. Une exposition collective pour explorer les rencontres de l’art et de la technique dans l’art contemporain. COOL, A state of mind. Jusqu’au 26 avril, Centre d’art de la Cité radieuse, Marseille. Une histoire d’une contre-culture mais aussi d’un état d’esprit qui dépasse
les cheveux mouillés, les plages paradisiaques, la jeunesse hédoniste. Les Bourgeois de Vancouver. Jusqu’au 16 mai, Centre culturel canadien, Paris. Une relation tendue entre les œuvres de Rodin et celles que proposent Denys Arcand et Adad Hannah, deux artistes canadiens. Voix cheminotes, exposition sonore. Du 8 avril au 20 juin, Archives nationales, Pierrefitte-surSeine. Plus de sept cents cheminots témoignent pour cette exposition. Ils ont tous vécu et travaillé pendant la seconde guerre mondiale. Bowie. Jusqu’au 31 mai, Cité de la musique, Paris. L’occasion d’en apprendre plus sur les différentes facette de David Jones : Ziggy Stardust, Aladdin Sane, le Thin White Duke et bien d’autres personnages… Chercher le garçon, expo collective. Jusqu’au 30 août, Mac Val, Ivry-sur-Seine. Qu’est ce qui définit la masculinité aujourd’hui ? Et comment proposer des alternatives à la figure du mâle dominant dans la société patriarcale ?
LE SOUTIER ET LA PROSTITUÉE Après The Kid de Charles Chaplin en 2010, le guitariste Marc Ribot accompagne le film muet de Josef von Sternberg, The Docks of New York, qui narre la passion amoureuse d’un soutier et d’une prostituée. 24 et 25 avril, Philharmonie de Paris.
ANTI-EXOTISME MUSICAL Chassol, pianiste hors-pair, part loin, en Inde, à la Nouvelle-Orléans pour filmer et enregistrer des sons, des paroles, la rue. Il y puise l’énergie de performances iconoclastes. Le voilà revenu des Antilles de ses origines avec le très attendu album Big Sun. En tournée partout en France jusqu’en août.
FOLK-S L’individu doit-il faire résonner les codes définis par le groupe ou bien s’en détacher ? Inspiré par la danse populaire bavaroise, Alessandro Sciarroni signe une chorégraphie dépouillée qui invite danseur comme spectateur à répondre à ces interrogations. Les 29 avril à Nantes, 8 et 9 avril à Rennes et le 10 avril à Cergy-Pontoise.
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Essais
Louis Althusser, Etre marxiste en philosophie, Puf, mars Céline Braconnier & Nonna Mayer (dir.), Les Inaudibles. Sociologie politique des précaires, Les Presses de sciences Po, mars Philippe Chabot, L’Age des transitions, Puf, mars Mona Chollet, Chez Soi. Une odyssée de l’espace domestique, La Découverte, 23 avril Benjamin Coriat (dir.), Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Les liens qui libèrent, 6 mai David Dufresne, Nancy Huston, Naomi Klein, Brut, la ruée vers l’or noir, Lux, 4 avril Didier Eribon, Théories de la littérature. Système du genre et verdicts sexuels, Puf, mars Didier Eribon, Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, Flammarion, mars Philippe Estèbe, L’égalité des territoires, une passion française, Puf, 1er avril Hervé Falciani, Séisme sur la planète finance. Au cœur du scandale HSBC, La Découverte 16 avril Cynthia Fleury, Pretium doloris. L’Accident comme souci de soi, Fayard, 1er juin Michel Foucault, Théories et institutions pénales,
ESPACES PRÉCAIRES C’est à partir des marges urbaines que l’anthropologue Michel Agier étudie la fondation de la ville. Espaces précaires, quartiers populaires, camps de réfugiés : « Ce dénuement dessine l’image d’une ville nue » où, aux frontières de l’achevé et de l’établi, se trouvent l’instable, le désordre et la périphérie. Michel Agier, Anthropologie de la ville, éd. Puf, 1er avril.
Seuil, 7 mai Fanny Gallot, En découdre. Comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société, La Découverte, 5 mars Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête internationale sur les réalités de l’islam européen, La Découverte, 2 avril Alain Gresh, Israël Palestine. Vérités sur un conflit, Fayard, 20 avril Eric Hazan, La Dynamique de la révolte. Sur des insurrections passées et d’autres à venir, La Fabrique, mars Paulin Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Seuil, mars Guillemette Morel Journel, Le Corbusier. Construire la vie moderne, éd. Du Patrimoine, 23 avril François Morin, L’oligopole bancaire (ennemi public numéro 1), Lux, 16 avril Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Seuil, 2 avril JeanMarie Schaeffer, L’expérience esthétique, Gallimard, mars Bernard Stiegler, La Société automatique. 1. L’Avenir du travail, Fayard, mars Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, Seuil, 7 maiSlavoj Zizek, Moins que rien. Hegel et l’ombre du materialism dialectique, éd. Seuil, 7 mai
PÉRIURBAIN À chacun son pavillon ? Voici un essai qui interroge la promotion politique de la propriété depuis les années 1970, au détriment du parc HLM. Les nouveaux quartiers résidentiels désignés sous le terme de «périurbain» sont au cœur de l’enquête de la sociologue Anne Lambert, qui met au jour les raisons d’un désenchantement. Anne Lambert, Tous propriétaires ! L’envers du décor pavillonnaire, éd. Seuil, février.
TERRITOIRES Écosse, Catalogne… Comment s’expliquent les demandes croissantes d’autonomie, voire d’indépendance ? Outre les causes identitaires anciennes, le professeur au CNAM Laurent Davezies pointe un phénomène nouveau : les régions riches ne veulent plus payer pour les régions pauvres. Il livre un point de vue engagé contre le « nationalisme régional du 21e siècle ». Laurent Davezies, Le Nouvel égoïsme territorial. Le Grand malaise des nations, éd. Seuil, mars.
L’ÉDITO
L’horloge s’est arrêtée Le numéro que vous avez entre les mains aura sans aucun doute été l’un des plus difficiles à réaliser pour l’équipe de Regards. Comme vous sans doute, nous avons vécu à grand peine ce premier trimestre 2015, dans l’ombre portée des intégrismes islamistes et sous la pression des funestes idées du Front national. Les discours ont patiné face aux défis de cette hydre à deux têtes. Nous aussi, nous sentons que nous bégayons et que nous peinons à exprimer la nature des forces à l’œuvre. Nous vivons une crise de la représentation, politique pour la partie émergée et visible. Le dossier que nous vous proposons est né de notre perplexité. Nous nous sommes interrogés sur cette génération montante qui choisit parfois les voies d’un islam rigoriste. Quel est son lien avec notre histoire, qui porte en elle deux siècles de luttes sociales ? Notre travail en apnée a finalement permis d’assembler des témoignages, des réflexions et des idées convergentes. Nous les croyons utiles, pour comprendre ces jeunes, mais aussi pour réajuster notre regard. Nous avons voulu voir la multiplicité des formes de leur engagement, questionner l’idée que l’apartheid territorial serait la nouveauté du moment, à l’origine du pétage de plomb d’une partie des jeunes. Alain Bertho, anthropologue, spécialiste depuis dix ans des émeutes urbaines, livre une analyse sombre de ce temps post-communiste, quand la révolte et la radicalité n’ont plus de mots et de projets. En écho, Guillaume Liégard, collaborateur de Regards et profes-
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seur dans un lycée de Saint-Denis, rapporte la montée des thèses “complotistes” dans ses classes. Autre défi : percer l’abcès de fixation attaché au constat des “deux poids, deux mesures”. Ali Guessoum retrace l’histoire connue et sans cesse oubliée des luttes d’immigrés en France, celles-là même qui occupent la mémoire de tant des jeunes de France. Le rap est le témoin de toutes ces variations. Au total, ces approches, toutes inquiètes, font éclater l’impossibilité de vivre sans avenir. L’horloge arrêtée au temps des injustices et des mises à l’écart rend fou. Un peu ou beaucoup. Donc, retour à la politique. Celle qui fait tellement défaut. Mais comment y revenir ? En récusant la structuration classique opposant la gauche et la droite ? Des acteurs très différents, intellectuels, mouvements sociaux, forces politiques, en France et en Europe, font ce choix. Le plus souvent au profit d’une dualité peuple / élite. C’est le choix de Pablo Iglesias dont nous faisons le portait. Roger Martelli explore cette question de nouveau très prégnante. Ce débat est lourd d’enjeux. Comment caractériser les forces en tension ? Vaut-il mieux focaliser sur les oppositions sociales ou mobiliser, à l’inverse, le vieux langage de la politique pour retrouver le chemin perdu du discours global ? Si l’enjeu essentiel est celui de la reconstruction d’une perspective, il faut sans doute trouver les mots politiques pour le dire. Faire un pas de côté, observer les artistes, lire les intellectuels peut y contribuer. Mais c’est à la politique de pousser ce travail. Cela fait quarante ans que le socialisme et le commu-
ÉDITO
nisme politique sont appelés à le faire. Nous attendons toujours. Poursuivons la descente. Comment surmonter la crise de la représentation politique qui sévit aujourd’hui ? Par une relance démocratique ? Yves Sintomer et Clément Sénéchal s’accordent sur le constat d’un recul de la démocratie. Mais ils s’opposent sur l’apport de la démocratie directe, expérimentée par des mouvements comme Occupy et rendue possible par l’extension d’Internet. Rien n’est simple. Voici un numéro qui insiste sur les transitions et la nécessité de tout repenser. Clémentine Autain ne mâche pas ses mots. Même si le sol n’est pas très assuré. Dans l’incertitude, il est bon de s’attarder sur ce qui se tente ici ou là, sans se hâter d’en faire des modèles. La première expérience, celle de la Grèce, est vue du côté des petits patrons. Comment vivent-ils la politique du parti Syriza ? La deuxième, moins connue mais d’un enjeu considérable, concerne les paysans indiens qui cherchent à se sortir de l’emprise des géants de l’industrie chimique. C’est un reportage en bande dessinée. Enfin, une proposition artistique permet à des habitants d’un village belge de réenchanter leur monde et de se moquer de Google. C’est notre sujet photo. Pour finir, nous partons pour Metz où expose l’artiste Tania Mouraud, volcanique et féministe, qui hésite entre deux sentiments : Ad nauseum et I have a dream. Nous sommes Tania. ■ catherine tricot, rédactrice en chef
Si l’enjeu essentiel est celui de la reconstruction d’une perspective, il faut sans doute trouver les mots politiques pour le dire.
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REPORTAGE
LES ENTREPRISES GRECQUES VEULENT RESPIRER DANS UN PAYS À BOUT DE SOUFFLE
Alors que le gouvernement d’Alexis Tsipras négocie d’arrache-pied avec les Européens, les patrons des petites et moyennes entreprises hésitent entre espoir et interrogations sur les mesures prises en leur direction. Elles constituent un élément essentiel de la nécessaire relance en Grèce. Reportage. texte et photos fabien perrier pour regards
Athènes vu de l’Acropole. Athènes et l’Attique concentrent la majorité de la population et de l’activité économique du pays.
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Dans sa taverne en plein cœur d’Athènes, Dimitris Zoïs Papas se sent seul : toutes les tables sont vides. « Si le nouveau gouvernement poursuit la même politique que les précédents, il ne va pas rester longtemps au pouvoir. Si Alexis Tsipras n’augmente pas les salaires, il ne fera pas long feu », pressent le jeune homme. Lui a voté pour Syriza, le parti de la gauche anti-austérité, aux élections législatives du 25 janvier. « Pour que ça change ! », affirme-t-il. Il a vingt-deux ans, il est issu d’une famille convaincue que l’ancienne coalition de la gauche radicale, devenue parti en 2012, saura faire « ce qu’il faut pour la Grèce... ». Aujourd’hui, il est dans l’expectative. En attendant qu’un client franchisse le pas de la porte, il gratte sa guitare. « D’après le voisin, il y a encore six ans, c’était toujours plein ici ! », déplore-t-il. Avant de poursuivre, dépité : « Mais depuis, toute l’économie s’est s’effondrée. Quand nous avons repris cet endroit l’an dernier, nous savions que c’était un risque. Mais comment faire pour
vivre, sinon ? », s’interroge celui qui, jusqu’alors, n’a connu comme revenus que ceux tirés de l’entreprise familiale. Avant, son père détenait un élevage de volailles dans le Nord du pays. « Nous nous en sortions à peine en travaillant durement. Mais avec l’introduction d’un impôt à 26 % au premier euro gagné, nous n’atteignions même plus l’équilibre. Nous avons dû mettre la clé sous la porte », précise-t-il. Pour lui, « si l’activité ne repart pas au plus vite, l’économie grecque dans sa globalité sera définitivement anéantie ».
LES ENTREPRISES FAMILIALES, PREMIÈRES VICTIMES Le cas de Dimitris et de sa famille est général. Depuis l’éclatement de la crise grecque, en 2009, et plus encore depuis l’application des premières mesures d’austérité en 2010, en échange d’un prêt consenti par la Banque centrale européenne, la Commission
« Si l’activité ne repart pas au plus vite, l’économie grecque sera définitivement anéantie. » Dimitris Zoïs Papas, gérant de taverne
Dimitris Zoïs-Pappas a repris avec son père une taverne depuis un an. Il attend le client tout en essayant de garder le sourire.
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européenne et le Fonds monétaire international, la situation économique du pays ne cesse de se dégrader. Les petites et moyennes entreprises, qui représentent l’essentiel du tissu économique du pays, sont les premières touchées. « Les entreprises de moins de centcinquante salariés ont perdu 75 % de chiffre d’affaires depuis 2010 », explique Dionisis Gravaris, le directeur de l’institut de recherche IME-GSEVEE, proche du patronat. Les effets ont été immédiats. « En 2007, le pays comptait 840 000 entreprises. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 617 000 », poursuit le chercheur. En Grèce, 97 % des entreprises comptent moins de neuf salariés, plus de 800 0000 postes de travail ont été supprimés dans les PME. Conséquence: dans ce pays de 10,8 millions d’habitants, le chômage a bondi. En décembre 2014, 26 % des actifs étaient
ΠΩΛΕΙΤΑΙ : À vendre. Ces affiches ornent de nombreuses devantures d’échoppes aux rideaux tirés.
sans emploi selon Elstat, l’office grec des statistiques. Ce taux s’élevait à 9,6 % en juillet 2009. Aujourd’hui, 51,2 % des 18-25 ans sont au chômage alors que ce dernier atteignait le chiffre de 26,3 % en décembre 2008, lorsqu’a éclaté la révolte des jeunes, à Athènes. Quant à ceux qui ont encore un travail, ils ont connu une diminution substantielle de leurs revenus. En effet, depuis 2010, le salaire minimum national a été réduit de 751 euros bruts à 580 euros bruts, et à 510 euros pour les moins de vingt-cinq ans ; les revenus réels ont diminué de 30 % durant la même période. « C’est une thérapie de choc qu’a subie le pays », analyse Christos Triantafillou. Pour ce chercheur à l’Institut du travail, proche des syndicats, « la crise de la dette
la consommation : abolition de “ l’impôt-guillotine ” (l’impôt unifié sur la propriété immobilière considéré comme un frein aux investissements immobiliers) ; programme national visant à créer 300 000 emplois sur deux ans, dans tous les secteurs de l’économie privée et publique ; annulation des dettes des plus démunis ; et rétablissement du salaire mensuel minimum à 751 euros, censé relancer la demande intérieure. « Nous avons voté pour tenter autre chose. Les gouvernements précédents étaient composés de voleurs et de bandits », reprend Dimitris, qui espère que Syriza parviendra à apporter une bouffée d’air aux entreprises familiales qui faisaient tourner l’économie... et qui assuraient une
« En 2007, le pays comptait 840 000 entreprises. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 617 000. » Dionisis Gravaris, directeur de l’institut de recherche IME-GSEVEE a servi de prétexte pour imposer des politiques drastiques d’austérité budgétaire et de dévaluation interne, insistant exclusivement sur des politiques de l’offre, en sous-estimant le rôle de la demande, de la répartition des revenus et de la justice sociale ». La demande s’est tarie, une spirale infernale s’est installée. « Les entreprises familiales travaillent essentiellement grâce à la demande interne. Elles ont été les premières à subir sa chute de 40 % en cinq ans, résultant de la politique de dévaluation interne conduite ici », explique Dionisis Gravaris.
PRESSION SUR SYRIZA
« Sur les 1,5 million de chômeurs que compte la Grèce, 900 000 proviennent des PME », détaille pour sa part Nikos Skorinis, responsable économique de Syriza. À ses yeux, « les entreprises grecques n’étaient pas compétitives. Trop faibles, elles ne pouvaient se moderniser et innover. Notre politique doit les cibler : leur création ne nécessite pas beaucoup de capitaux ; elles sont très créatrices d’emplois ». Il s’agirait donc de mettre en place des mesures qui stimulent
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base de revenus pour des familles entières alors qu’en Grèce, il n’est plus de famille dont un des membres, au moins, ne soit sans emploi. Mais les gouvernements européens laisseront-ils l’équipe d’Alexis Tsipras appliquer la politique promise ? Cette question taraude les esprits. « J’ai regardé dans le détail les mesures que Yanis Varoufakis [le ministre des Finances] a envoyées à la Commission. Elles ont cet avantage : elles suppriment les taxes qui nous étranglent », explique le jeune restaurateur. « Je redeviens optimiste car je pense que nous avons touché le fond », renchérit Michalis Alepis, le président de la Fédération grecque des patrons de l’immobilier et des travaux publics (SATE). Pour lui, l’arrêt des baisses de salaire et des pensions est la première bonne nouvelle dans les dures négociations entre le gouvernement grec et les institutions européennes (Commission, BCE, Eurogroupe) et le FMI. « Cela permettra de redonner du pouvoir d’achat à la population », poursuit-il. Et de pointer les avancées qu’il voit dans les mesures
REPORTAGE
Depuis le début de la crise, en 2010, la politique est redevenue un des thèmes les plus débattus, dans les journaux, au marché couvert d’Athènes...
Les anarchistes maintiennent la pression en manifestant parfois violemment. Malgré tout, quelque chose a changé : les MAT (CRS) ne répondent plus par la violence depuis l’arrivée de Syriza. PRINTEMPS 2015 REGARDS 19
ENOIKIAZETAI / ΠΩΛΕΙΤΑΙ : à louer / à vendre. Les commerçants cherchent à se séparer de leurs boutiques, devenues des charges qu’ils ne peuvent assumer, déplore Giorgos Kavvathas.
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REPORTAGE
« Les chefs d’entreprise ont retrouvé un peu d’espoir, de confiance et de fierté. » Giorgos Kavvathas, président de la Confédération générale des professionnels, artisans et commerçants proposées par le gouvernement et actées à Bruxelles : « Que ce soit en matière de pouvoir d’achat, d’amélioration des marchés publics, d’imposition, de liquidités pour les banques, nous sommes sur la bonne voie. »
ABANDONNÉS PAR LES BANQUES
Cet optimisme, Giorgos Kavvathas, le président de la Confédération générale des professionnels, artisans et commerçants de Grèce (GSEVEE), le partage : « Avec l’arrivée d’Alexis Tsipras et de ce gouvernement, les chefs d’entreprise ont retrouvé un peu d’espoir, de confiance et de fierté. La politique appliquée précédemment ne menait nulle part. » Sauf à la misère. En 2014, la pauvreté frappait 34 % de la population. Nombre de petits commerçants ont plongé en peu de temps. « 370 000 confrères sont en dehors de tout système social. Ils travaillent encore mais n’ont pas les moyens de payer les cotisations sociales. Si l’on ajoute leur famille, la statistique grimpe à environ un million de personnes », estime Giorgos Kavvathas. Panayotis Kalavritinos en fait partie. Dans son échoppe à Aghios Dimitrios, en banlieue d’Athènes, il vendait briquets, bijoux, petits cadeaux en tout genre. Mais avec la baisse des ventes, il n’a pas pu honorer ses dettes ni payer son loyer. « Ils ont bloqué ma retraite alors que j’ai soixante-dix ans. J’ai travaillé depuis l’âge de quatorze ans et aujourd’hui, je touche le minimum vieillesse : 340 euros », témoigne-t-il alors qu’il remplit son chariot lors d’une distribution organisée dans sa commune par Solidarité populaire, l’association partenaire du Secours populaire français. Aristidis
Georgoulas a quarante ans et est membre de cette association : « Je ne veux pas terminer comme ça », soufflet-il, inquiet. « Avant, je n’aurais jamais pensé m’engager dans une association. Mais tous ces magasins qui ferment, toutes ces entreprises qui mettent la clé sous la porte... Moi, je vais fermer la mienne. Je n’y arrive plus ; j’ai quelques dettes, et les banques ne prêtent pas. » Car le manque de liquidités est l’autre problème auquel les PME sont confrontées, et il s’est renforcé depuis que les Européens font pression sur la Grèce. « Les banques ont perçu 200 milliards de l’État. Or depuis cinq ans, le système bancaire ne soutient pas les entreprises. C’est une question que nous devons absolument aborder avec ce gouvernement ! », explique Giorgos Kavvathas. Et au plus vite à ses yeux. En Grèce, déjà, les néonazis d’Aube dorée forment le troisième parti représenté à la Vouli, l’assemblée grecque. « Il faut que nos partenaires comprennent que la politique doit nécessairement changer s’ils ne veulent pas voir les forces d’extrême droite monter dans toute l’Europe », s’inquiète le représentant des petits patrons. Pour lui, les orientations économiques actuelles, qui mènent l’UE à la récession et à la destruction d’emplois, sont les premières responsables de cette résurgence. « Le vote pour Aube dorée est un choix conscient », prévient-il. ■ fabien perrier
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LE DOSSIER
UNE JEUNESSE PERDUE DE VUE
Les réactions aux attentats du mois de janvier ont révélé une jeunesse imprévisible et incompréhensible pour les adultes. C’est en revenant sur leurs expériences et sur l’histoire politique de leurs parents, en retrouvant la trace de leurs révoltes étouffées, en écoutant leur bande-son que peuvent s’éclairer les défiances d’une génération. llustrations fred sochard
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L
La société découvre une jeunesse qui se détourne massivement des chemins de lutte traditionnels. Sociologues et enquêtes affirment que les jeunes sont pourtant prêts à un engagement radical. Pour démêler cette contradiction, il faut se défaire d’une idée figée de l’engagement et entendre ce que les jeunes chantent, écoutent (page 36), regarder comment ils se construisent en détricotant et retricotant l’héritage politique de leurs parents (page 40). Il faut examiner leur combat au regard d’une société qui les sacrifie sur le plan économique (page 26), qui ne remplit pas ses promesses d’ouverture et enferme les possibles derrière de solides murs (page 31). Les jeunes se construisent dans un temps qui n’a plus de projet. Alain Bertho réfute l’analyse en termes de cas isolés et insiste sur la figure mortifère que peut prendre la révolte. Il alerte sur les périls d’une absence d’alternative positive (page 31). Ali Guesoum renoue les fils de luttes et de révoltes étouffées (page 49). Guillaume Liégard s’alarme de la montée des théories du complot (page 56) et Jérôme Latta revient sur la place structurante du sentiment de « deux poids, deux mesures » dans les représentations. Nous n’avons pas perdu notre jeunesse, nous avons seulement de la peine à la reconnaître…
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LE DOSSIER
UNE GÉNÉRATION APOLITIQUE ? La radicalité et l’esprit de contestation longtemps prêtés aux jeunes n’ont pas disparu : ils prennent des formes qui échappent aux catégories traditionnelles et se dilapident, ou parfois dégénèrent… faute de trouver une expression politique. Les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypermarché casher de la porte de Vincennes ont pris la société française de court. Passé l’effet douche froide, les médias ont découvert que les très jeunes candidats au djihad n’étaient pas tous habitants des banlieues. Parfois même issus des classes moyennes blanches, sans antécédents de délinquance, ayant même grandi dans des familles athées. Et l’on a soudain eu l’impression de ne pas la connaître, cette jeunesse, de ne plus la comprendre. Alors que l’on parlait jusque-là d’une génération amorphe, prise dans les filets de l’individualisme à l’ère néolibérale, c’est un tout autre visage qu’ont dessiné les chercheurs invités à réagir dans les journaux. « Aujourd’hui, des jeunes sont prêts à se battre et même à mourir pour une cause militante. Un engagement au risque de sa vie existe encore », avance le sociologue Albert Ogien, qui ajoute : « Mais pourquoi se concentrer seulement sur les candidats au djihad ? Des groupuscules violents, il en existe aussi chez les fascistes partis combattre auprès des Ukrainiens. » Derrière ces nouvelles formes de radicalité présentes chez une minorité, les événements tragiques de janvier ont surtout fait émerger un gros point d’interrogation. Quelles causes motivent ceux qui sont nés dans les années 1990 ? Contre quoi se révoltent-ils ? Comment se mobilisent-ils ? Autant de questions que n’ont pas vu venir ceux qui ont coutume de déplorer l’inertie
d’une jeunesse souvent abstentionniste et soi-disant soucieuse de son seul petit nombril. APATHIE POLITIQUE OU CYNISME ?
Apathique, résignée, frivole… Les poncifs ont la peau dure. À entendre certains commentateurs, la jeunesse a tous les défauts – à commencer par un idéalisme fortement déficient dont l’absence est ressentie par les anciens comme une attaque directe contre le fameux esprit de 68 et même au-delà, de la Résistance. « Indignez-vous ! », encourageait Stéphane Hessel dans son best-seller, exhortant la population à sortir de la passivité. Et il faut bien le dire, les grilles de lecture traditionnelles ont tendance à donner l’impression que l’apolitisme est une question d’âge. Avec environ 30 % d’abstentionnistes parmi les 18-24 ans aux deux tours de l’élection présidentielle de 2012, les jeunes votent par exemple moins que leurs aînés. Mais ignorer le jeu électoral, ne pas adhérer à un parti ou rester à l’écart des grands rassemblements syndicaux n’est pas synonyme d’indifférence et de léthargie, sauf pour ceux qui raisonnent encore dans les anciens cadres. Dans une enquête sur les jeunes et le vote, l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (Anacej) rappelle que « nombre de commentateurs publics ont supposé que la faible participation des jeunes citoyens est un symptôme
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DAVID LE BRETON
Sociologue, spécialiste du corps
« LE CORPS, CE LIEU OÙ SE TRAVAILLE LA DIFFICULTÉ DE SE SITUER DANS L’AVENIR » DAVID LE BRETON L’émancipation du corps est un des plus grands chambardements des trente dernières années. Comment les jeunes femmes et jeunes hommes vivent ce vaste possible ? Question essentielle à l’âge où se construisent les identités et le rapport à la norme. regards. Quel rôle joue le corps dans la prise d’autonomie caractéristique de l’adolescence ? david le breton. À cette étape de la vie, le corps devient une matière première pour se construire, se déconstruire, se reconstruire, pour essayer d’innombrables personnages jusqu’à trouver celui qui convient le mieux. C’est une sorte de compagnon de route que l’on bricole à sa guise pour être dans l’air du temps. Mais à cet âge-là, c’est aussi l’autre le plus proche. Avec l’entrée dans la sexualisation, les jeunes sont confrontés au changement corporel. Les seins se forment chez la fille, le garçon connaît ses premières érections, le corps – qui est le lieu où se travaille la difficulté de se situer dans l’avenir – s’ouvre, mais devient en même temps énigmatique. L’adolescence est une période d’apprivoisement de ce corps, donc de soi, où chacun se demande quel homme ou quelle femme il va être, il commence à être. regards.
Quelle forme prend ce passage ?
david le breton.
Dans nos sociétés contemporaines, cela peut passer par des manières de se coiffer et de se vêtir, mais aussi par un engouement pour le tatouage ou le piercing qui sont des manières pour les jeunes de “signer” leur corps qui, ainsi, leur appartient. Les ado-
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lescents essaient des personnages à travers différents styles, et l’affrontement ou la négociation avec les parents en matière d’apparence participe de la construction de soi. Il s’agit là d’un conflit symbolique qui soulève la question de savoir à qui l’on appartient : est-on déjà soi-même ou encore la créature de ses parents ? Regards. Ces styles que les jeunes essaient sontils l’expression d’une singularité nouvelle ou d’une tendance à la normalisation ? david le breton.
C’est un mélange des deux. Un adolescent est toujours dans l’ambivalence entre le fait de vouloir se différencier de ses parents et de ressembler à ses pairs. Il n’a pas forcément conscience de la contradiction. Toute l’ambiguïté tient à cette volonté absolue d’être soi-même et à la nécessité de rejoindre les autres pour y parvenir.
regards. Les injonctions à se rapprocher d’une norme collective pèsent-elles plus sur les filles que sur les garçons ? david le breton.
La socialisation qui s’opère à travers le marketing, les produits culturels de la télé et du cinéma s’applique autant aux garçons et aux filles, mais dans les deux cas, de manière genrée. Les filles sont
LE DOSSIER
« Un adolescent est toujours dans l’ambivalence entre le fait de vouloir se différencier de ses parents et de ressembler à ses pairs.» socialisées en termes d’attention à l’autre, de beauté et de minceur, alors que les garçons sont obsédés par l’idée d’être les meilleurs, sur un mode de compétition, dans un culte de l’excellence. regards. Comment interprétez-vous les réactions des collégiens et lycéens dans la période de l’après-Charlie Hebdo ? david le breton. Ces réactions expriment bien l’ambivalence de l’adolescence, qui peut être définie comme un âge idéaliste s’accompagnant de visions très tranchées du bien et du mal déterminés à travers des images. Ceci explique les attitudes des adolescents qui, d’un côté, refusaient de s’identifier à Charlie Hebdo et, de l’autre, adhéraient totalement. propos recueillis par marion rousset
Anthropologie du corps et modernité (éd. Puf 1990)
Les Conduites à risques à l’adolescence (Faber éd. 2015).
d’apathie, alors qu’un arbitrage fondamental doit être conduit pour différencier symptômes d’apathie et symptômes de cynisme ». Un cynisme qui est le fruit d’un système politique perçu comme une mascarade, incapable de remplir sa mission de représentativité. « Les jeunes sortent des canons traditionnels : les partis, le militantisme, la révolution, la lutte armée… La génération 68 cherche le politique là où il n’est plus. Ce qu’elle n’a pas vu, c’est que le contenu du politique s’est déplacé, si bien qu’aujourd’hui on s’engage autrement, à distance du monde organisé des aînés qui fonctionne en vase clos », affirme le sociologue Albert Ogien, coauteur avec la philosophe Sandra Laugier du Principe démocratie – dont un chapitre s’intitule “Oublier la nostalgie”. ENCORE PRÊTS POUR LA RÉVOLTE
Face au monde qui bouge, les anciens auraientils l’esprit chagrin ? En tout état de cause, l’idéal d’une jeunesse soudée contre le système et ferment de basculement n’est qu’un vieux rêve, le pendant du « c’était mieux avant ». Et cette tendance dépressive ne date d’ailleurs pas d’hier. « En 1967, Edgar Morin proposait une description d’un petit bourg breton dans un texte qui raconte exactement la même chose qu’aujourd’hui. Les jeunes sont déjà présentés comme étant exclusivement préoccupés par le divertissement, en quête perpétuelle de loisirs, tout entiers tournés vers ce que le sociologue appelait alors la “dolce vita” », constate le sociologue Camille Peugny, maître de conférence à l’université Paris-8. Avec sa consœur de l’EHESS Cécile Van de Velde, il a conçu un questionnaire en ligne qui est venu nourrir une vaste enquête de France Télévisions, “Génération quoi ?”, sur les 18-34 ans. Les conclusions livrées dans Le Monde en 2014 ont produit l’effet d’un coup de tonnerre : parmi les 220 000 participants, 61 % se disaient en effet prêts à se révolter. « Nous leur avions demandé s’ils seraient prêts à participer à un mouvement social de grande ampleur type Mai 68. Et je dois dire que nous avons été surpris par le nombre de réponses positives, même si le contexte expliquait en partie ce phénomène », relève le socio-
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logue Camille Peugny. Que cette étude ait été réalisée cinq ans après le déclenchement d’une crise financière dont la jeunesse continue de subir les conséquences a bien entendu son importance. La conjoncture éclaire ainsi cet autre résultat obtenu en 2008 auprès des 1829 ans : ils étaient 24 % à estimer qu’« il faut changer radicalement toute l’organisation de notre société par une action révolutionnaire », alors qu’ils n’étaient que 6 % à le penser en 1990. Il n’empêche que ces chiffres viennent contredire une idée ancrée dans les consciences : si ses formes ont changé en même temps que la société, l’esprit de contestation n’a pas pour autant disparu. FRUSTRATIONS SANS CATALYSE
Mais contre quoi au juste sont-ils prêts à se révolter ? « Les jeunes ont le sentiment d’être sacrifiés dans le champ économique. Cette classe d’âge subit de plein fouet la crise, tout en se représentant les dirigeants politiques qui se succèdent à la tête de l’État comme des acteurs impuissants », explique Camille Peugny. L’impression d’être méprisés par la classe politique et abandonnés à leur triste sort, beaucoup la partagent. Ainsi, 86 % des personnes ayant répondu au questionnaire élaboré par ce sociologue déclarent ne pas avoir confiance en la politique, tandis que 90 % pensent même que c’est la finance qui dirige le monde. Dans un contexte d’accroissement du chômage et face aux politiques d’austérité menées en Europe, cette précarité se double donc d’une défiance envers les élites. « La situation économique a créé une zone cruelle au sein de laquelle la société ne remplit plus sa mission qui consiste à produire de la cohésion sociale. La précarité s’est installée indépendamment des différentes classes sociales. Du coup, des jeunes sans attaches peuvent s’enflammer pour un rien », avance quant à lui Albert Ogien. Il reste que la jeunesse n’est pas révolutionnaire par nature. La gauche n’est même plus le seul catalyseur de ses frustrations. En témoigne l’adhésion au vote FN chez les 18-24 ans : selon un sondage Ifop, 37 % d’entre eux souhaitaient la victoire du Front national aux élections départementales, contre 29 % pour l’ensemble des Français. « On voit de plus en plus de jeunes qui refusent de se positionner sur l’axe gauche-droite, mais ceux
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« L’idée de la dépolitisation est aussi un argument du pouvoir pour désarmer la jeunesse. » Albert Ogien, sociologue
qui acceptent de se situer sont plus à gauche que la moyenne », nuance cependant Camille Peugny. Ce qui ne veut pas dire que ce positionnement trouve refuge dans les partis à la gauche du Parti socialiste : ce n’est plus au Parti communiste, au Parti de gauche ou au NPA que la révolte qui gronde cherche un exutoire. Voilà en tout cas la preuve que loin de former un ensemble homogène, la jeunesse est composite. L’engagement est conditionné par l’ancrage social et territorial de cette frange de la population qui peut aujourd’hui dépasser les trente ans, l’entrée dans l’âge adulte ayant été retardée en même temps que reculait l’arrivée dans la vie active stable. Il faut donc bien distinguer entre des formes de protestation plus ou moins rentrées qui ne s’expriment pas de la même manière selon qu’elles sont portées par des urbains diplômés, des classes moyennes déclassées, des habitants de banlieues stigmatisées, des ruraux sans emploi… PLUS RIEN À PERDRE
Tandis que la colère monte, certains passent à l’action. Les plus diplômés, ceux qui quittent tard le domicile familial, inventent ainsi de nouvelles manières de faire de la politique qui ne passent plus par les partis. Moins tête en l’air que leurs aînés, ils participent à des mouvements sans leader comme les Indignés ou Occupy, qui ont éclos en 2011 et fonctionnent sur le principe de l’égalité de parole au sein d’une communauté où toutes les décisions sont prises au consensus. Et à l’autre bout de la chaîne, on retrouve les désaffiliés, ceux qui n’ont plus rien à perdre. C’est le cas par exemple d’une par-
tie des aspirants djihadistes décrits par le spécialiste de l’islam Farhad Khosrokhavar : « Des jeunes exclus qui ont intériorisé la haine de la société et se sentent profondément victimisés. Ils pensent ne pas avoir d’avenir dans le modèle dominant “travail, famille, insertion dans la société”. L’adhésion à l’islam radical est un moyen pour eux de sacraliser leur haine, de la légitimer et de justifier leur agressivité. Ils ont quelques caractéristiques communes : vie d’exclusion dans les banlieues, déviance, emprisonnement, récidive, adhésion à une version radicale de l’islam, voyage initiatique en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen ou en Syrie, et enfin la volonté de rupture avec la société au nom de la guerre sainte », analyse-t-il dans le journal du CNRS. Mais aller faire la guerre avec Daech est loin d’être la seule cause de radicalisation. Dans la famille des désaffiliés, l’écologie regroupe également des activistes déterminés à se battre, par exemple contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens ou le Center parcs de Roybon. « Les ZAD [Zones à défendre] rassemblent les jeunes “largués” : à vingt ans, ils sont au chômage et savent qu’on n’attend rien d’eux », pointe Albert Ogien. Ils ont cette phrase qui en dit long : « On est là car on n’a plus rien à perdre. » « Les jeunes ont toujours été du côté du renversement du système, c’est pourquoi les gens établis ont beaucoup à craindre d’eux. L’idée de la dépolitisation est donc aussi un argument du pouvoir pour désarmer la jeunesse », imagine le sociologue. Élites corrompues, vies précaires et horizon bouché : le cocktail est explosif. marion rousset
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Le portrait-robot du candidat au djihad en Syrie et en Irak dressé par le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) vient briser les idées reçues. Cet organisme privé, créé en avril 2014 par l’anthropologue Dounia Bouzar, a publié un rapport dont il ressort que ces jeunes hommes et jeunes femmes feraient majoritairement partie de la classe moyenne (67 % contre seulement 16 % pour les milieux populaires et 17 % pour les catégories socioprofessionnelles supérieures). Ils auraient entre quinze et vingt-et-un ans. Parmi eux, il y aurait très peu de petits délinquants (5 %), mais beaucoup de dépressifs (40 %). Les familles dans lesquelles ils ont grandi seraient athées pour l’immense majorité (80 %) et “blanches” pour la plupart, seules 10 % comportant un grandparent immigré. Il ne faudrait cependant pas en tirer des conclusions définitives. Rappelons en effet que ce rapport ne prend appui que sur le témoignage de cent soixante familles qui ont contacté spontanément le CPDSI. m.r.
LE DOSSIER
KOUACHI ET COULIBALY, SONT-ILS ENFANTS DE «L’APARTHEID TERRITORIAL» ? L’intégrisme pousserait sur le terreau d’un apartheid territorial. Manuel Valls a donné sa lecture des causes des attentats de janvier. La société française est-elle, au quotidien, de plus en plus clivée socialement ? Enquête. Avant de surgir sur nos écrans de télévision et dans nos consciences le 7 janvier, où donc se cachaient les frères Kouachi ? Évoluaientils dans une dimension parallèle ? Leur parcours, entre cité du XIXe arrondissement de Paris et foyer d’accueil en Corrèze, a été décrit comme celui “d’enfants du ghetto”. Et le clivage entre une France qui “est Charlie” et une France qui ne le serait pas, au-delà des enjeux d’intégration et de religion, a donné l’impression de mondes sociaux hermétiques les uns aux autres. Face au choc national déclenché par les attentats de Paris, la question de la “mixité sociale” a resurgi sur le devant de la scène politique et médiatique : Manuel Valls a annoncé, début mars, soixante mesures censées lutter contre l’ “apartheid territorial, social et ethnique” qu’il avait dénoncé en janvier. DES MÉCANISMES DE SÉGRÉGATION RENFORCÉS
Les jeunes défavorisés ont-ils vraiment moins la possibilité qu’avant
de tisser des liens, ou même de simplement croiser des camarades issus d’autres milieux, que ce soit à l’école, dans leur immeuble ou leur quartier ? Difficile de répondre “scientifiquement”, le niveau de mixité variant nécessairement selon la durée et l’échelle retenues : une école en apparence mixte peut cacher, par exemple, une ségrégation interne par classe. Un quartier mixte à un moment peut en réalité se situer, en considérant une échelle de temps plus long, à un moment transitoire de son embourgeoisement. A contrario, l’existence d’un “ghetto” ne dit rien sur la mobilité de ses habitants, qui n’y vivent souvent pas longtemps. Selon le rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus) de 2005, de tous les secteurs urbains, c’est en effet dans les ZUS que la mobilité résidentielle est la plus élevée : ainsi, 61 % de leurs habitants en 1990 en avaient déménagé en 1999, les deux tiers vers des zones résidentielles plus valorisées. Il serait donc bien hasar-
deux de tenter de suivre l’évolution d’un “indice” de la mixité sociale en France. Cela dit, force est de constater que les mécanismes ségrégatifs ont tendance à se durcir dans les grandes villes. « Le tableau des inégalités territoriales révèle une société extraordinairement compartimentée, où les frontières de voisinage se sont durcies et où la défiance et la tentation séparatiste s’imposent comme les principes structurants de la coexistence sociale, constate l’économiste Éric Maurin. Chaque groupe s’évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l’échelle des difficultés. » Bien sûr, les espaces ne sont jamais complètement homogènes. Femmes de ménages, livreurs de pizzas et dealers circulent dans les domiciles bourgeois, les assistantes maternelles ayant un statut particulier à cause de leur lien quotidien et intime avec les enfants. Les jeunes continuent par ailleurs de se croiser dans les transports en commun, les stades de foot ou les concerts, même si, là encore, tout dépend de l’échelle considérée : s’ils se
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rendent au même match, ils ne sont pas assis ensemble, le prix des places variant du simple au quintuple. Mais surtout, se croiser n’est pas se fréquenter. La coprésence n’est pas le mélange. L’ÉCHEC DES POLITIQUES URBAINES
La mixité sociale est pourtant, depuis longtemps, un objectif proclamé des politiques publiques. Il est toujours question de contrecarrer les logiques de ghettoïsation. Surtout celle du bas : on parle moins des ghettos de riches. Aujourd’hui critiqués, les grands ensembles des années 1950 et 1960 étaient conçus à l’époque comme devant promouvoir le grand “brassage” des populations : pauvres, classes populaires et nouvelles couches moyennes. Mais avec la loi Barre de 1977, favorisant tant l’accession à la propriété pour les ménages aux revenus moyens que l’accès au logement social locatif pour ceux qui en étaient exclus, « les grands ensembles, abandonnés par la partie la plus qualifiée et la plus jeune des premiers locataires, se sont progressivement dégradés et transformés en “cités disqualifiées”, où s’est enclenché le cercle vicieux de la pauvreté, de la stigmatisation et de la délinquance », explique la sociologue Dominique Schnapper. Depuis les années 1990, l’objectif de mixité passe par l’introduction de quotas de logements sociaux dans les communes. 20 puis 25 % minimum, au terme de la loi SRU. Mais les politiques urbaines successives ont échoué à empêcher
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la polarisation spatiale selon des lignes socio-économiques. Or le voisinage résidentiel conditionne les possibilités de rencontre, que ce soit à l’école, dans les loisirs ou dans l’espace public en général. L’embourgeoisement de Paris constitue le cas le plus extrême d’éviction des classes populaires, corollaire de la désindustrialisation. Dans Paris sans le peuple, Anne Clerval montre comment la déréglementation des loyers, au tournant des années 1990, a accéléré le processus d’embourgeoisement avec la relance de la spéculation immobilière. UN BRASSAGE SCOLAIRE EN PANNE
Certes, l’accès gratuit et obligatoire à l’école continue d’être un puissant vecteur de mélange social, notamment grâce au dispositif de la carte scolaire, créée en 1963 pour gérer l’affectation des élèves tout en garantissant la mixité sociale. Et depuis la réforme Haby de 1977 instituant le collège unique, les adolescents ne sont plus “triés” précocement via des filières professionnelles, la bifurcation ne s’effectuant qu’au lycée. Le potentiel de brassage social du collège est cependant mis à mal par les stratégies d’évitement des classes moyennes et supérieures, pour qui l’éducation constitue un enjeu important de reproduction sociale : les familles aisées qui ne choisissent pas d’emblée leur quartier de résidence en fonction de la “qualité” du collège affilié s’arrangent souvent pour contour-
« Le tableau des inégalités territoriales révèle une société extraordinairement compartimentée. »
Éric Maurin, économiste
ner la carte scolaire, assouplie par Nicolas Sarkozy. Ainsi, un tiers des familles ne scolarisent pas leur enfant dans le collège public du secteur, soit en l’inscrivant dans un établissement privé (20 %), soit en l’inscrivant dans un autre collège public (10 %). Logiquement, l’évitement scolaire est d’autant plus intense dans les quartiers populaires récemment investis par les nouvelles couches moyennes. La massification universitaire, dans les années 1980, a conduit les élites à reconstituer l’écart symbolique avec la foule de diplômés du supérieur en privilégiant les prépas, grandes écoles et autres filières sélectives. Après la suppression, en 1996, du service militaire – l’une des institutions “creuset” majeures de la IIIe République –, les jeunes issus des différents milieux ont eu d’autant plus de chances de ne jamais se rencontrer. LES PARADOXES DE L’ENTRE-SOI
Reste à savoir dans quelle mesure cette accentuation de l’entresoi est vraiment problématique. Vivre dans un quartier d’immigrés pauvres réduit les chances de nouer
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VOGUE LA GALÈRE La danse serait-elle l’expression d’une jeunesse qui s’efforce de dépasser les clivages entre genres, entre classe, entre origines ? Histoire du Voguing comme lieu ultime de la rencontre. En 1990, Madonna sort un disque intitulé Vogue, qui va surprendre toute la planète. Deux paroles du refrain retiennent l’attention : « It makes no difference if you’re black or white / If you’re a boy or a girl » (« Il importe peu que tu sois noir ou blanc / Que tu sois un garçon ou une fille »). Madonna rend un hommage au style flamboyant de jeunes danseurs noirs et latino-américains. Leurs chorégraphies, qui exigent une virtuosité technique sidérante, pastichent les mouvements angulaires des bras et jambes des mannequins qui défilent dans Vogue ou sur les scènes de la mode. Ce que l’on appelle désormais le “voguing” n’est pas seulement un style de danse urbaine, c’est aussi un mode de vie. Et d’abord pour de jeunes trans ou gays, dont les “ bals ” vont vite attirer la jeunesse new-yorkaise, qu’elle soit riche ou pauvre ; blanche, noire ou latino ; mais aussi trans, gay ou hétérosexuelle. Les codes (le plus souvent blancs) de la célébrité, de la richesse, de la masculinité et de la féminité, font ici l’objet d’une réappropriation sur le mode du pastiche. Chacun, pour peu qu’il sache danser merveilleusement, peut, le temps d’un soir, être une “ star ”, une “ queen ”. Les chorégraphies donnent lieu à des “batailles” et des concours féroces. On aurait tort de n’y voir que futilité. Ces batailles se jouent entre “maisons”, véritables
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foyers d’accueil pour jeunes en déshérence qui reconstituent des sortes de solidarité familiales alternatives. Le voguing incarne alors les valeurs de subversion et de justice sociale d’une jeunesse non-conformiste, dont Paris is burning, un documentaire passé à la postérité, dressera le portrait. Paris, justement, brûle-t-il ? Non, jusqu’à ces dernières années… jusqu’à ce qu’une de ses figures tutélaires, Mizrahi, revenue des États-Unis, jette les bases d’une scène voguing parisienne. Scène en tout point identique à la scène new-yorkaise, avec ses “maisons”, comme à Charenton, en lisière de Paris. Mais aussi ses “ bals ” bien sûr, dont un, exceptionnel, devrait se tenir à la Villette le 31 mai. Pourquoi maintenant ? Selon Kiddy Smile, l’un de ses DJs phare, la scène du voguing se construit contre une scène gay et hétéro mainstream qui fait preuve de racisme. Comme de sexisme du reste, que ce soit envers les gays efféminés, les trans ou tout simplement les filles en général. Pour Chantal Regnault, la photographe qui avait immortalisé la scène new-yorkaise, l’explosion de la scène parisienne témoigne d’un passage, en France, de la question de la sexualité à celle du genre et de la race, dont une jeunesse s’empare soudain. Pour mieux conquérir, avec énergie, une société qui la tient encore en marge. gildas le dem
LE DOSSIER
« L’enjeu est-il de disperser la pauvreté dans les espaces métropolitains, ou de favoriser l’émergence d’une force politique propre aux «quartiers» ? » Éric Charmes, chercheur en sciences sociales
des contacts utiles avec des populations aisées, mais habiter dans un environnement familier, à proximité de la famille et des amis, facilite aussi les liens de solidarité. Se rassembler entre pairs peut même aider à être plus et mieux visibles dans l’espace politique. Au XXe siècle, les regroupements d’ouvriers dans les communes de banlieue ont entretenu l’existence d’une force communiste les représentant au niveau national. « L’enjeu est-il de disperser la pauvreté dans les espaces métropolitains, comme si l’on voulait la rendre moins visible, et obliger les maires à se répartir leur “ charge ” ?, interroge le chercheur en sciences sociales Éric Charmes. L’enjeu n’est-il pas plutôt de favoriser l’émergence d’une force politique propre aux “ quartiers ” dont on parle ? » Tout comme l’entre-soi n’est pas toujours un mal, la mixité sociale n’est pas forcément la panacée. Si elle est supposée créer les conditions d’une plus grande égalité,
favoriser la tolérance, l’enrichissement mutuel et la cohésion sociale, mais aussi contrer l’individualisme et le “repli communautaire”, l’expérience de l’altérité peut aussi engendrer des attitudes de fermeture et de rejet raciste quand elle n’est pas vécue dans de bonnes conditions. Surtout, le soi-disant “mélange” se fait toujours à la faveur des normes du groupe dominant, rappelle Éric Charmes : « Les rapports de force et de domination qui traversent les sociétés ne sont pas neutralisés par le fait que des populations diverses se côtoient dans une ambiance en apparence pacifiée. L’expérience des espaces publics peut être celle de la domination, et elle peut aussi bien produire un sentiment d’exclusion qu’un sentiment d’inclusion. » MIXITÉ OU PARTAGE DES RICHESSES ?
Il est certain que lorsque la mise à distance sociale est trop forte, elle contredit de manière flagrante l’idéal démocratique égalitaire. Il est évident, aussi, que les politiques de redistribution sont en partie conditionnées par l’expérience physique et visuelle de la société dans toute sa diversité. Pour autant, des sociologues comme Sylvie Tissot mettent en garde contre la “spatialisation” de la question sociale et invitent à ne pas attendre de la mixité plus
que ce qu’elle peut apporter. Hier comme aujourd’hui, la proximité physique n’a jamais été gage de destruction des barrières sociales ou même d’échanges interpersonnels. Les bonnes du dernier étage de l’immeuble haussmannien du XIXe siècle ou les paysans priant dans l’église à quelques mètres des seigneurs du Moyen-Âge en savaient quelque chose. « Il ne suffit pas de voisiner pour avoir des échanges si ceux-ci ne sont pas assis sur des identités qui puissent être partagées et servir de référents, qu’ils relèvent du métier, de l’origine familiale ou géographique, ou des rapports économiques, par exemple », explique le sociologue Gérard Baudin. Ainsi, si la mixité sociale reste le plus souvent liée à l’idéal d’égalité, de cohésion et de justice sociale, l’enjeu premier n’est-il pas davantage la distribution des richesses plutôt que la répartition de la population ? L’action politique devrait prioritairement s’attaquer non pas au symptôme spatial, mais au fait que les citoyens disposent de ressources de plus en plus inégales. Encore faudrait-il, pour que des actions de ce type soient menées, qu’il y ait des représentants du peuple pour les promouvoir. Or s’il existe un lieu où la “mixité sociale” s’est évaporée, c’est bien dans la chambre des députés. laura raim
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RAP ET ISLAM L’HISTOIRE D’UNE CONVERSION
La question religieuse, l’affirmation de la foi ou la critique de l’islamophobie ont pris une place prépondérante dans le discours de nombreux rappeurs en France. Quels sont l’ampleur et le sens de cet engagement ? En parlant de rap, on a tendance à tomber dans l’éternel mantra : « C’était mieux avant. » Sans y souscrire, une remarque, au moins, s’impose : où sont passés les rappeurs engagés et areligieux ? Où sont les Sniper, NTM, La Rumeur, qui occupaient les ondes avec des messages à teneur politique sans passer par le religieux pour s’exprimer ? Car depuis quelques années, la revendication s’est discrètement déplacée vers la référence au fait religieux. Ils se nomment Kery James, Abd Al Malik, Ali, Médine. Qu’ils soient de la jeune génération ou de l’ancienne, leur lien commun, au-delà du rap, c’est l’islam. Certes, cette affirmation de la foi, musulmane ou autre, est très minoritaire dans le hip-hop français. Et même parmi les artistes évoqués ici, si l’islam berce leurs vies quotidiennes, s’ils prêchent la paix ou luttent contre l’islamophobie, le message religieux reste rare. Mais c’est bien l’islam qui les rapproche.
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Une religion, et autant de manières de l’évoquer, à des fins parfois bien différentes. L’AFFIRMATION D’UNE APPARTENANCE STIGMATISÉE
Le phénomène n’est pas nouveau. Déjà en 1996, Yazid, ancien membre du groupe NTM, rappait dans Islam : « Religion que le monde repousse et blâme. Blasphémé par des simples d’esprit dénués d’âme. Trop souvent musulman est synonyme de Coran. Trop de gens l’interprètent mal, sont ignorants. » Ali, lui, cela fait quinze ans que le grand public le connaît : il était le comparse de Booba, à l’époque du groupe Lunatic. Il vient de sortir son troisième album, Que la paix soit sur vous, promis à un succès commercial mesuré, malgré sa qualité indiscutable. Ali y parle majoritairement de sa foi, d’introspection et de la recherche d’élévation. Loin du prêche, comme il l’explicite dans
une interview au magazine de rap Booska-P : « Je vis ma foi, donc elle ressort dans ma musique. » Ali se dit « conscient de l’impact que [ses] paroles vont avoir sur les plus jeunes. » Pourtant, ce rappeur des Hauts-deSeine n’est pas du genre donneur de leçons, ce qui ne l’empêche pas de saupoudrer son album de mises en garde, comme dans sa chanson Art : « Là où les hommes sont des loups, les gosses sont des cabris. Mettez l’humanité à l’abri. » C’est ce qu’il appelle son « devoir de citoyen » Ali a un autre devoir, celui d’expliquer ce qu’est l’islam. Face à la montée de l’islam radical et de l’islamophobie, lui se place au milieu : artiste religieux, jamais extrême. Son dernier album commence par ces mots : « La paix est le message, là où la haine est comme un marécage. » Et pour promouvoir la paix, Ali n’hésite pas à tendre la main aux autres religions : « “Salam” dans les mosquées, “shalom” dans les synagogues. Seuls les cœurs sincères sont ouverts au dialogue. »
LE DOSSIER
Ali n’est pas sans rappeler un de ses homologues : Abd Al Malik. Rappeur, cinéaste et penseur, Abd Al Malik a récemment fait parler de lui parce qu’il a avancé dans Télérama que du côté de Charlie Hebdo, il y avait une responsabilité, ou plutôt une “irresponsabilité”, non sans lien avec l’attaque de janvier. Abd Al Malik, s’il a quitté le rap pour l’univers plus modeste du slam, utilise sa médiatisation pour défendre les musulmans, en tant que minorité opprimée. Mais sans violence, avec sa plume pour arme. Ses mots, empreints de spiritualité, ne versent pas dans le prêche. L’Alsacien préfère raconter des histoires, des contes. Le concernant, on pourrait parler de l’affirmation d’une appartenance stigmatisée. CROYANCE ET ENGAGEMENTS
Pour Karim Hammou, sociologue chargé de recherche au CNRS et auteur de l’ouvrage Une histoire du
rap en France, la présence de l’islam dans cette musique n’a rien d’extraordinaire, car selon lui, « dans une société où le cadrage des problèmes publics se focalise de façon croissante sur la référence à l’islam, l’islam devient un thème plus présent dans les œuvres artistique de rap – qui ont souvent démontrées leur étroite volonté d’interagir avec l’actualité du débat public ». Il considère les rappeurs comme des « producteurs de discours publics parmi d’autres, ayant parfois des propositions dissonantes avec l’orthodoxie politique et médiatique ». Autre exemple de ce rap imprégné d’islam : Kery James. Il commence à rapper avec le groupe Ideal J, avec lequel il enregistre un premier album dès l’âge de quinze ans, au tout début des années 90. Kery James reste depuis lors un inclassable du rap français. Musulman converti, il passe avant tout pour un citoyen activement engagé. Une dualité qui lui permet d’apporter une autre dimension à son message : la paix et l’éducation. Pour atteindre son but,
Musulman converti et citoyen activement engagé, Kery James apporte une autre dimension à son message : la paix et l’éducation. Kery James “construit des ponts”, travaille au “vivre-ensemble”. Autant de qualités qui n’empêchent pas le rappeur de porter une critique virulente, avec des textes délibérément agressifs comme Lettre à la République, qui plonge le stylo dans la plaie du passé colonial de la France. Autre thème de prédilection : la critique (on pourrait même parler d’autocritique) de ceux qui, issus de l’immigration, alimentent leurs propres préjugés. Kery James fait partie de ceux qui ont su résister au tournant commercial du hip-hop. Il regrettait alors : « Le rap n’est plus à contre-courant, il porte les valeurs de la société qu’il est
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censé contester. » Voilà pourquoi Kery James s’engage, revendique. Et si il le fait parfois au travers de l’islam, il ne se considère pas comme « un rappeur islamiste. Mais quelqu’un qui affirme sa croyance et la chante pour rapprocher les générations. » LA LAÏCITÉ COMME ENNEMI ?
Plus jeune, le rappeur Médine incarne une autre facette du rap, plus provocateur, plus “punch-liner”. Ces textes sont d’une force rare, comme celui de Alger Pleure. Mais derrière ses paroles crues, sa dénonciation des injustices et des amalgames dont sont victimes les musulmans, Médine reste une énigme. Grosse barbe, grosse voix, un label : Din Records (Din veut dire religion en arabe), des minarets à la place des “i”, et même un album qui s’intitule Jihad. Il l’a toujours affirmé, Médine veut casser les codes de l’islam radical pour mieux lutter contre le radicalisme. Seulement, la polémique née de son dernier morceau, Don’t Laïk, dépasse de loin celle de la Lettre à la République de Kery James. Attaqué de toute part, il justifie sa chanson ainsi : « Mes morceaux appartiennent à cette tradition d’œuvre caricaturiste qui exagère volontairement les représentations pour en extraire un contenu parfois
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absurde et contradictoire. » Il va même jusqu’à se comparer à Charb... Dans ce titre, le rappeur du Havre appelle tout de même à « mettre des fatwas sur la tête des cons » ou clame « crucifions les laïcards comme à Golgotha ». Seulement, si Médine prétend « distinguer laïcisme et laïcité », on se demande quelle laïcité il défend. Lui qui affirme : « Nietzsche est mort », « Je me suffis d’Allah, pas besoin qu’on me laïcise » ou encore : « Le polygame vaut bien mieux que l’ami Strauss-Kahn ». On peine à saisir la satire dans ces propos. Médine peut bien plaider la provocation, celle-ci semble receler un double discours. En trame de fond demeurent deux questions. D’abord celle du conflit israélo-palestinien. Que ce soit Abd Al Malik dans Jérusalem : « Soudain je priais comme un rabbin. Réalisant que tout à dieu toujours revient. Revenant à moi le Coran comme le livre de David puisque l’amour éteint ce qui divise. » Ou bien Médine dans Gaza Soccer Beach et Kery James dans Avec le Cœur et la Raison. Aucun ne saurait rester neutre. Ensuite, il y a cette interrogation : le rap est-il soluble dans l’islam ? Kery James n’utilise pas d’instruments à vent car ils sont interdits, Diam’s a tout laissé tomber pour se réfugier derrière une burqa. Certains abandonnent tout simplement, là où d’autres,
Médine reste une énigme. Grosse barbe, grosse voix, un label Din [religion en arabe] Records, des minarets à la place des “i”, et même un album qui s’intitule Jihad.
comme le peu que nous venons de voir, continuent à rapper. Car s’ils rappent leur foi, ils diffusent surtout un message qui va au-delà du fait religieux. Karim Hammou relève « une certaine obsession de l’islam [qui] surdétermine actuellement les débats publics autour du rap. L’association d’une critique sociale et d’une référence religieuse dans le rap contemporain vise le plus souvent ce traitement public, politique et médiatique réservé à l’islam et aux musulmans. » En d’autres termes, qu’ils l’abordent par le biais de l’islam ou par un autre, les rappeurs ne font que décrire des réalités sociales qui touchent des milliers de Français, sans autres voix ni porte-parole qu’eux. loïc le clerc
FILLES ET FILS DE...
« Je suis beaucoup plus radical que mes parents. Ce que j’ai envie de faire après mes études, c’est de prendre un van et de ne pas travailler. »
THOMAS, DIX-HUIT ANS, TERMINALE, FILS DE MILITANTS NPA, LYON « Le NPA, je trouve ça trop officiel, trop hiérarchisé pour moi. Une année, je suis allé avec mes parents à une université d’été. Les gens étaient gentils, mais il y avait des clans. Entrer dans un parti ne correspond pas à ce que je pense. Ma mère me dit que je suis beaucoup plus radical qu’elle, même si je conserve les grands axes de la culture politique qu’on m’a transmise. Je veux suivre des études pour ne pas partir sans rien, mais après, ce que j’aurais envie de faire, c’est de prendre un van et de ne pas travailler, devenir marginal plutôt que de rentrer dans la société. Ce qui est malheureux, c’est qu’on est minoritaires dans mon lycée. Les gens de mon âge sont très peu politisés. Je suis dans un établissement où les élèves sont assez aisés et dans ma classe, la majorité de ceux qui parlent politique sont pro-FN, ils forment un groupe d’une dizaine de potes. C’est assez violent. Il y a une grosse stigmatisation des étrangers et des chômeurs qui sont soi-disant assistés. Ils disent qu’ils veulent voter FN, évoquent la peine de mort et après les événements de Charlie Hebdo, ils me disaient : « Tu ne penses pas qu’il faudrait les brûler, les mecs qui ont commis ces attentats ? » C’est en lisant les livres que mon père laissait traîner dans sa chambre que j’ai découvert la politique. Le premier qui m’a fait vraiment fait accrocher sur l’extrême gauche, c’est Le Communisme libertaire de Daniel Guérin. Je me suis branché sur tout ce qui était anar. Je suis même allé voir la CGA [Coordination des groupes anarchistes], mais je n’ai pas eu envie de me prendre la tête avec de la paperasse pour y rentrer. Surtout que l’individualisme, on en trouve même dans un endroit comme celuilà. J’y étais allé pour avoir une première expérience de collectivité et je me suis fait avoir. Du coup, je ne sais plus du tout quoi faire. Les ZAD [Zones à défendre], ça m’est apparu comme la seule expérience qui me donne de l’espoir. Il faut se débrouiller pour planter et se faire à manger ensemble. Je trouve ça énorme. Je n’ai pas encore essayé, mais si ça me plaît, je compte bien y rester un bout de temps quand j’aurai terminé mes études. J’espère vraiment que ça existera encore à ce moment-là. »
EMMA, QUATORZE ANS, GRAND-MÈRE COMMUNISTE, PARIS « J’ai grandi dans le 13e arrondissement et j’ai beaucoup de copains musulmans très sympas qui m’ont parlé de l’islam. Ça m’a boostée dans l’envie de me convertir. Car l’islam, pour moi, c’est une religion qui respecte les autres et qui veut aider les pauvres. Et puis je trouve qu’il y a énormément de discriminations envers les musulmans, on regarde mal les femmes voilées et on fait beaucoup d’amalgames avec les djihadistes. Je sais que les juifs ont été discriminés, mais l’actualité c’est les musulmans. J’ai pas mal vécu avec ma grand-mère qui est au PC, ce parti me plaît car d’après ce qu’elle m’en dit, ils sont antiracistes. »
« Je sais que les juifs ont été discriminés, mais l’actualité c’est les musulmans. »
GILDAS, VINGT ANS, FAC DE MÉDECINE, FILS DE MILITANTS NPA, ROUEN « Je n’ai jamais eu envie de m’engager autant que mes parents, car je n’ai pas des convictions aussi fortes qu’eux. Ils sont très investis, la politique c’est le plus important pour eux. Quand j’étais petit, ils militaient énormément. Moi, il n’y a aucun parti assez proche de ce que je pense pour que j’aie envie de m’y engager. Je peux éventuellement manifester si je me reconnais dans le mot d’ordre, mais je ne vais pas débattre… Les notions d’égalité sociale et de racisme me touchent beaucoup – mes parents m’ont sensibilisé à ces questions –, mais aussi ma vie quotidienne : j’ai été dans un lycée rive gauche dont le niveau social n’était pas très élevé, et maintenant je suis en fac de médecine. Je vois bien la différence. Il y a des situations que je trouve anormales. »
« Je ne me considère pas comme engagée, même si je suis capable de me mobiliser pour des actions »
« Il n’y a aucun parti assez proche de ce que je pense pour que j’aie envie de m’y engager. »
LÉNA, VINGT-SIX ANS, FAMILLE COMMUNISTE, FONTENAY-SOUS-BOIS « Le militantisme familial au Parti communiste faisait entièrement partie de ma vie quotidienne quand j’étais enfant et adolescente. C’est une période révolue à présent pour presque tous les membres de ma famille, mais à l’époque, je trouvais ça absolument normal, j’étais fière de faire partie d’une famille qui était engagée dans la lutte permanente pour créer d’autres rapports entre les gens et défendre des conditions de vie décentes pour tous. Malheureusement, au moment où j’aurais souhaité pouvoir m’engager moi aussi, j’ai commencé à voir les failles de ce parti. Son mode de fonctionnement parfois réellement antidémocratique, le mépris (ou tout du moins l’absence d’intérêt) affiché pour ceux qui ne partagent pas les idées et visions des dirigeants. Je ne conçois pas l’engagement comme un acte d’obéissance à un groupe qui sait, opposé à ceux qui font mais n’ont pas leur mot à dire. À mon sens, ce processus doit respecter les divergences d’opinions. Donc le Parti communiste n’est définitivement pas fait pour moi ! Je ne me considère pas comme engagée, même si je suis capable de me mobiliser pour des actions dans des moments bien délimités dans le temps. Car pour moi, le mot engagement rime forcément avec engagement militant, or je ne suis active dans aucun parti, aucune association, aucun syndicat… J’aime la politique, elle nous empêche de nous endormir et de ne plus nous indigner parce qu’« après tout, on peut rien changer ». Mais ma position sur les partis politiques est relativement ambiguë. Je pense qu’ils sont nécessaires dans notre système politique. Ils restent des lieux de militantisme indispensables à la vie de notre société et ce sont des machines bien huilées parfaitement adaptées au fonctionnement du monde politique. Mais en même temps, je les trouve justement trop bien adaptés. J’aimerais qu’ils ne visent pas d’abord la conquête du pouvoir, mais qu’ils soient aussi des forums dans lesquels les citoyens n’aient pas peur d’aller. Ça manque de mouvement, de fluidité… et de gens qui ne font pas de la politique leur métier ! »
ALAIN BERTHO
Anthropologue, directeur de la Maison des sciences de l’homme de Paris-Nord. Il travaille depuis dix ans sur les émeutes urbaines dans le monde.
« UNE ISLAMISATION DE LA RÉVOLTE RADICALE » ALAIN BERTHO Pour prendre la mesure des attentats de janvier et comprendre comment la révolte peut prendre de telles formes, Alain Bertho invite à appréhender le point de vue de leurs auteurs, et souligne l’absence actuelle de toute proposition de radicalité positive. regards. Comment avez-vous compris les attaques terroristes du début d’année à Paris ? alain bertho.
Quelques jours après les attentats des 7 et 9 janvier, j’ai lu Underground. Dans ce livre basé essentiellement sur des entretiens, le romancier japonais Haruki Murakami tente de comprendre l’attaque meurtrière au gaz sarin perpétrée par la secte Aum dans le métro de Tokyo en 1995. Il a pour cela interrogé des victimes, dont il restitue les témoignages singuliers, et des membres de la secte. Son travail montre à quel point, dans ce genre de situations, deux expériences subjectives irréconciliables sont en concurrence sur le sens de l’événement : celle des victimes et celles des meurtriers. En réalité, l’expérience des victimes est celle d’un pourquoi sans réponse. La répétition en boucle des témoignages et de l’extrême douleur ne produit pas de sens. Cette expérience de souffrance physique et subjective est la matière première possible pour construire des énoncés sur la période qui s’ouvre. On l’a vu en janvier en France, on l’a revu à Tunis en mars. Quand “les mots ne suffisent plus”, voire quand “il n’y a pas de mots” pour le dire, c’est que l’événement est au sens propre “impensable”. C’est ce que
nous montre Haruki Murakami dans les deux tiers de son livre consacrés aux passagers du métro dont la vie a été bouleversée, voire anéantie par l’attentat. Mais ce qui fait le sens de l’acte et assure sa continuité subjective avant, pendant et après, c’est ce que pensent ceux qui en ont été les acteurs ou auraient pu l’être. C’est ce qu’interroge Haruki Murakami en donnant la parole à des membres d’Aum. Il nous donne à lire une intellectualité en partage entre quelques assassins et de beaucoup plus paisibles Japonais au nom desquels les meurtres ont été commis. Il nous montre comment, si le passage à l’acte est toujours exceptionnel, il s’enracine dans une vision du monde et une expérience partagée. C’est l’élément qui nous manque aujourd’hui pour comprendre complètement les 7-8-9 janvier 2015. regards.
Comment reconstituer, compléter le ta-
bleau ? alain bertho.
À notre tour, nous devons faire ce travail et comprendre le sens des meurtres de Paris. Notre subjectivité, et on peut le comprendre, s’y est refusée. Nous avons été sidérés, choqués. Pour faire le deuil de ce traumatisme, il a été nécessaire de construire un récit
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« Nous n’avons pas affaire à un phénomène sectaire isolé ni à une “ radicalisation de l’islam ” mais plutôt à une islamisation de la révolte radicale. » qui n’est pas celui des meurtriers. Mais malgré l’horreur que cela nous inspire, il faut pourtant comprendre le sens qu’ils ont donné à leur acte. Le qualificatif de terroriste est beaucoup trop général et générique. Nous avons affaire à la rencontre d’expériences personnelles et d’une figure contemporaine et mortifère de la révolte que la seule logique policière et militaire ne parviendra pas à anéantir. Les actes d’Amedy Coulibaly et des frères Kouachi, comme ceux de Mohammed Merah, viennent au terme d’histoires singulières, d’histoires françaises. Comme celles des quelque mille jeunes français partis en Syrie. Comme celle de ceux, bien plus nombreux, qui ne regardent pas forcément avec autant d’horreur que nous cette guerre annoncée contre l’Occident corrupteur. De la même façon, les salafistes tunisiens, dont sont issus les meurtriers du Bardo, sont particulièrement bien implantés à Sidi Bouzid et Kasserine, berceau de la révolution de décembre 2010-janvier 2011. Pire : nombre d’entre eux ont été les acteurs de cette révolution et n’étaient pas salafistes à l’époque. regards. Est-ce que des événements passés peuvent aider à comprendre ce qui s’enracine ici et maintenant ? Comment comprenez-vous la conversion à l’islam de jeunes sans rapport aucun avec la culture arabe, parfois issus de milieux très engagés à gauche ? alain bertho. Je pense qu’il nous faut comprendre que nous n’avons pas affaire à un phénomène sectaire isolé, et surtout que nous n’avons pas affaire à une “radicalisation de l’islam”, mais plutôt à une islamisation de la
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révolte radicale. Alors que les salafistes tunisiens actuels les plus actifs ne l’étaient pas lorsqu’ils étaient mobilisés contre Ben Ali, on sait que les candidats français au djihad sont bien souvent des convertis ou, à l’instar de Coulibaly et des frères Kouachi, des pratiquants tardifs. La vérité de leurs mobiles et de leur pensée ne doit pas tant être cherchée dans la théologie, de l’islam en général ou du wahhabisme en particulier, mais bien dans la cohérence contemporaine des propositions politiques qu’ils portent. Si la confessionnalisation du monde et des affrontements est bien au cœur de ces propositions, ils sont loin d’en avoir le monopole aujourd’hui. Cette confessionnalisation en a mobilisé d’autres, en France ou ailleurs, dans la rue (la Manif pour tous) comme dans les gouvernements. L’événement majeur qui nous a conduits là est sans aucun doute l’effondrement des États communistes et du communisme à la fin du 20e siècle et, de proche en proche, l’effondrement de la figure moderne de la politique qui faisait de la conquête du pouvoir le levier des transformations collectives. Nous avons perdu dans le même mouvement l’espoir révolutionnaire et le sens de la représentation élective. Nous avons perdu en même temps un certain rapport populaire et politique au temps historique, dans lequel le passé permettait de comprendre le présent et le présent de préparer l’avenir. regards.
Quelles formes prend la rupture de ce
lien ?
alain bertho. Pour toute une génération qui arrive aujourd’hui à l’âge adulte, une évidence s’impose : au bout du chemin emprunté par leurs parents, qu’ils aient immigré pour une vie meilleure, milité pour des lendemains qui chantent ou œuvré à leur propre “réussite”, il y a une impasse. Plus d’espoir collectif de révolution ou de progrès social et peu d’espoir de réussite individuelle. Le compte à rebours de la planète semble commencé sans que rien n’arrête la course à la catastrophe. Avec la mondialisation financière, la vie publique est dominée par la corruption des États et le mensonge
LE DOSSIER
des gouvernements. Dans ces conditions, les valeurs de la République peuvent apparaître quelque peu désincarnées. La référence obsessionnelle à la mémoire s’est substituée à la réflexivité du récit historique. Et nous avons perdu le sens du passé parce que nous n’avons plus de subjectivité collective de l’avenir. Tout ceci, nous le savons peu ou prou. Mais il nous faut en réfléchir les articulations et les conséquences. Qu’est-ce qu’une révolte qui n’a plus ni avenir ni espoir ? Quand on a cela en tête, on comprend mieux la puissance subjective des propositions djihadistes. Le seul avenir proposé est la mort : celle “des mécréants, des juifs et des croisés” comme celle des martyres qui finiront au paradis en emmenant avec eux soixante-dix personnes. On comprend mieux aussi la publicité faite par Daech autour des destructions des vestiges du passé et du patrimoine culturel. Si ce passé nous a menti sur notre avenir, il ne nous servirait plus qu’à mentir encore. regards. Le problème est que ce choix se tourne vers un islam des plus rétrogrades, des plus intrusifs… alain bertho.
En effet… Le salafisme, puisque c’est de lui qu’il s’agit, repose sur un sens donné à la vie qui ne laisse aucune place à la liberté. C’est l’islam dans une version des plus totalisantes. Un de ses attraits repose sur sa maîtrise de l’intime, la répression des désirs et des plaisirs, un cadre proposé pour tous les actes et les moments de la vie comme un acte de résistance au capitalisme et à “l’Occident corrupteur”. Dans toute organisation de la révolte, il y a une figure de la libération possible et une contrainte de lutte, une discipline, et une éthique. Nous vivons l’effondrement des constructions qui ont associé ces deux dimensions à la fois libératrices et contraignantes. Le communisme a été au 20e siècle sa forme majeure. Il donnait sens à la souffrance, à la vie quotidienne en même temps qu’il proposait une subversion. Nous sommes toujours dans ce moment qui suit l’effondrement du communisme, mais aussi celui du tiers-mondisme. Le cycle politique des 19e et 20e siècles se clôt.
« Pendant ces dix dernières années, une génération s’est révoltée. Si rien ne semble bouger, comment s’étonner que certains décide de passer à la “ phase 2 ”. » regards. La demande ne s’exprime pas que sur le terrain spirituel ou religieux. Elle prend des formes politiques explicites, par exemple avec EI, l’État islamique. alain bertho.
Il y a une demande de politique et de cadre qui se retrouve dans le nom que se donne ce mouvement radical, l’État islamique. Il n’a rien d’un État au sens moderne du terme : il ne garantit ni la paix ni le respect de l’altérité. Il est au contraire entièrement fondé sur la guerre et le massacre de l’autre. Il n’est ni national ni territorial, mais à vocation universaliste et multi-situé avec le jeu des “allégeances” qui ne vont que se multiplier. Mais c’est une puissance de combat au service de cette radicalité mortifère, une puissance qui – à l’instar de la puissance malfaisante du Cinquième élément de Luc Besson – se renforce et gagne en influence quand on l’attaque.
regards. Peut-on faire un parallèle entre l’extrême gauche hyperpolitisée passée au terrorisme dans les années 1970 et ces actes individuels sans revendication ? alain bertho.
L’effondrement de la catégorie d’avenir dont nous avons parlé, et que l’anthropologue Arjun Appadurai a mis au centre de son dernier livre The Future as Cultural Fact: Essays on the Global Condition, est sans doute une des dimensions de la vague émeutière qui a touché le monde entier depuis le début du siècle. Ces dernières années, cette vague a été prolongée par
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Dans toute organisation de la révolte, il y a une figure de la libération possible et une contrainte de lutte, une discipline, et une éthique. Le communisme a été au 20e siècle sa forme majeure. de grandes mobilisations collectives comme ce que l’on a appelé le printemps arabe, la mobilisation brésilienne contre la Coupe du monde, la mobilisation turque contre le projet urbain de la place Taksim… Nous venons de vivre une séquence mondiale d’affrontements entre les peuples et les pouvoirs, équivalente du “Printemps des peuples” de 1848, des révolutions communistes d’après la première guerre mondiale, de 1968. Il y a deux devenirs possibles à ces séquences : la construction d’une figure durable de la révolte et de l’espoir qui s’incarne dans des mouvements politiques organisés et des perspectives institutionnelles, ou la dérive vers le désespoir et la violence minoritaire. Après 1968, on a connu les Brigades rouges, la Bande à Baader, des dérives terroristes au Japon. Pendant ces dix dernières années, une génération s’est révoltée. Si rien ne semble bouger, comment s’étonner que certains décident de passer à la “phase 2” ? C’est l’expérience biographique des meurtriers de janvier. Le 17 septembre 2000, Amedy Coulibaly, qui a alors dixhuit ans, vole des motos avec un copain, Ali Rezgui, dix-neuf ans. Ils sont poursuivis par la police… qui tire, et Ali meurt dans ses bras sur un parking de Combs-laVille. Aucune enquête n’est ouverte sur la bavure. Cela provoque deux jours d’émeute à la Grande-Borne. Où sont aujourd’hui tous les acteurs des émeutes de 2005 ? Et tous ceux qui les ont regardés faire avec sympathie ? Comment regardent-ils la vie et la politique ? Quel regard ont-ils porté sur les événements de janvier ? On ne les a pas écoutés avant, ni pendant, ni après, ni depuis le 7 janvier. Le 8 au soir, je ne me suis pas rendu à la République, mais au rassemblement devant la mairie de Saint-Denis, ville où j’habite. J’ai rarement vu autant de monde, aussi ému. Mais en même temps, j’y ai rarement vu
aussi peu “tout le monde”. Il y avait certainement là tous les réseaux des militants. Mais si peu de gens ordinaires, d’inconnus, de gens et de jeunes “des quartiers”, comme on dit. Pris dans notre émotion collective, avons-nous été attentifs au clivage silencieux qui était en train de prendre forme ? regards. Comment avez-vous vécu la grande manifestation du 11 janvier ? alain bertho. C’est un événement complexe. Je ne sais pas si nous avons déjà connu dans l’histoire une mobilisation aussi massive, construite sur du désarroi. Je l’ai un peu vécue comme une marche funèbre, l’enterrement de la génération de 68. C’est sur ce désarroi que l’État a pu construire un sens auquel il a donné un nom : “l’esprit du 11 janvier”. Il y a dans l’expression “Je suis Charlie” au moins deux choses qu’il nous faut éclaircir. D’abord le “je” qui n’est pas d’emblée un “nous” sommes Charlie. Car le nous ne préexiste pas au désarroi, il se construit dans le partage de l’émotion et dans les rassemblements. C’est pourquoi il est idéologiquement plastique. Ensuite il y a Charlie. Car il y a eu trois catégories de victimes : les “mécréants” (Charlie), les juifs (l’Hypercacher) et les “croisés” (le policier du 11e arrondissement et la policière de Montrouge). Mohammed Merah s’en était déjà pris aux juifs et aux “croisés” sans susciter tant d’émotion. Et gageons que si Coulibaly avait agi seul et si les frères Kouachi n’avaient pas attaqué Charlie, la mobilisation n’aurait absolument pas été la même. Quelque chose s’est noué autour de l’attaque d’un journal peu connu et peu lu, devenu plus sûrement le symbole d’une liberté collective que ne l’aurait été peut-être un autre organe de presse ayant beaucoup plus pignon
« Les vraies valeurs d’une génération sont celles qu’elle se construit en retravaillant le passé à l’épreuve de sa propre expérience. La transmission n’y suffit pas. » sur rue. C’est aussi à une butte témoin des années 6070 que s’en sont pris, sans le savoir, les assassins, à des souvenirs d’enfance et de jeunesse, aux dernières traces d’une révolte juvénile d’un autre âge. Car pour une part, comme l’ont dit des collégiens à leurs enseignants, on a aussi assassiné des “papys”. Mais une part du malentendu national est là. D’une certaine façon, une équipe héritière de mai 68 a mené jusqu’au bout des batailles devenues décalées par rapport aux enjeux d’aujourd’hui. Charlie a inscrit son irrévérence face à l’islam dans la lignée de son opposition aux églises et aux dogmes qui bloquent la libération de la société. Ils n’ont pas pris la mesure qu’en France au 21e siècle, s’en prendre ainsi à l’islam, c’était aussi blesser les gens dominés dont c’était un point d’appui éthique pour faire face à la souffrance sociale. regards.
“L’esprit du 11 janvier” n’a pas opéré sur
vous…
alain bertho.
Une fois encore, qui maîtrise le sens de l’événement ? Qui le construit ? C’est le pouvoir qui parle de “l’esprit du 11 janvier”. Je le redis, le consensus de l’émotion s’est construit sur un non-dit. Les incidents autour de la minute de silence ont été révélateurs de ce non-dit. Et plutôt que d’entendre le malaise qui s’exprimait alors, ils ont été au sens propre “réduits au silence”, soumis à l’opprobre général, voire judiciarisés. On est ainsi passé de l’émotion partagée à l’émotion obligatoire. Pense-t-on inculquer par autorité les valeurs de la République ? On sait bien, depuis au moins une
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génération, que ces valeurs sont aussi des promesses non tenues. L’obligation d’y adhérer est une violence de plus. L’une des grandes faiblesses du monde institutionnel est de penser que l’on peut répondre par les valeurs du passé, par la transmission. Les vraies valeurs d’une génération sont celles qu’elle se construit en retravaillant le passé à l’épreuve de sa propre expérience. La transmission n’y suffit pas. Le propre des valeurs est de donner un sens éthique à l’expérience. C’est hélas ce qui fait, pour certains, le sens du djihad et son attrait. regards. Quel rapport entre les djihadistes d’ici, qui partent en Syrie, et ceux qui ont contesté la minute de silence ? alain bertho. Nous sommes face à des trajectoires subjectives diverses et pour une part disjointes. C’est une erreur grossière d’assimiler ceux qui ont contesté la minute de silence à des candidats au Djihad, ou même à ses thuriféraires. Et même tous ceux qui partent en Syrie ne sont pas forcément voués au meurtre individuel. Il y a dans ce passage à l’acte ultime une part de décrochage irrationnel. Mais il y a un contexte, des vécus en écho sinon en partage. Comme à d’autres époques, ce contexte est aujourd’hui assez puissant pour polariser des décrochages psychiques, voire donner un sens contemporain à la folie. Pour les jeunes de la Grande Borne, Amédy Coulibaly est identifié comme « perché », autrement dit un peu cassé dans sa tête. De quel contexte subjectif est-il question ici ? Il s’agit d’une expérience en partage, un désarroi et une révolte
« La conversion au djihadisme est aujourd’hui une figure possible de la révolte. » face à un monde politique, médiatique, institutionnel qui ne prend pas en compte le malaise ou la souffrance d’une partie des classes populaires, qui les confessionnalise et les stigmatise. C’est plus que l’expérience d’une « exclusion » objective. C’est l’expérience collective d’une négation subjective. Ce qu’ils ressentent n’a pas d’existence officielle. Il ne faut pas sous-estimer les effets dévastateurs de cette expérience populaire : l’expérience du mensonge permanent des discours politiques et journalistiques à leur propre endroit. Cette expérience est destructrice des repères sur la notion même de vérité et alimente toutes les rumeurs et tous les complotismes dont se repaissent Alain Soral et ses amis. Si le « système » gouverne avec le mensonge, toute parole autorisée fut-elle scientifique peut être frappée du sceau du soupçon. D’autre part, la négation de la souffrance alimente toutes les mises en concurrence victimaires. De ce point de vue, l’influence de Dieudonné comme héro “anti-système” aurait dû être davantage regardée comme un symptôme plus global et pas une dérive morale solitaire. Mais l’indifférence générale à l’islamophobie a aussi ouvert la voie à un un renouveau antisémite bien audelà de ceux qui en étaient les victimes. N’en déplaise au président du CRif, les profanateurs du cimetière de Sarre-Union en février n’étaient pas musulmans. Le résultat, aujourd’hui, est que si l’islamophobie progresse, l’antisémitisme aussi. En vis-à-vis de l’extrême droite officiellement islamophobe du FN, un terreau est aujourd’hui prêt pour une autre extrême droite, “révo-
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lutionnaire” comme on disait, populaire et antisémite. En vis-à-vis de l’extrême droite classiquement islamophobe du FN, un terreau est aujourd’hui prêt pour une autre extrême droite, « révolutionnaire » comme on disait, populaire et antisémite. regards.
Et maintenant ?
alain bertho.
Une période s’achève… La conversion au djihadisme est aujourd’hui une figure possible de la révolte. La réponse à ce drame n’est certainement pas une figure de l’ordre, fût-elle républicaine. La réponse viendra d’une figure alternative et contemporaine de la révolte, une révolte qui ne se place pas sur le terrain de la négation de l’avenir, de la négation du passé et de la haine de la pensée. Les deux questions clefs qui sont devant nous sont celle du possible et celle de la paix. “Podemos”, nous dit le mouvement d’Iglesias en Espagne. Quand la financiarisation au pouvoir nous enferme dans des calculs de probabilités et de risques, il est urgent d’ouvrir des possibles sans lesquels l’avenir n’est qu’un mot creux. Et quand la guerre ou la menace de guerre (ou de terrorisme) tend à devenir un mode de gouvernement, il est temps de redonner un sens à une perspective de paix collective qui ne passe pas par une politique sécuritaire ni par des frappes aériennes un peu partout dans le monde. C’est peut-être aussi cela que nous ont dit les manifestants du 11 janvier. Je ne suis pas sûr qu’ils aient été bien entendus sur ce point. entretien par catherine tricot
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ENTRE LA FRANCE ET LES JEUNES ARABES, PLUSIEURS GÉNÉRATIONS DE MALENTENDUS De la Marche des beurs à l’enrôlement djihadiste, Ali Guessoum refait le chemin de trois décennies de confusions et de déni autour de la figure de l’immigré et de ses enfants. Trois décennies durant lesquelles l’incompréhension actuelle a pris racine.
regards. Comment expliquez-vous que, de parents athées ou modérément religieux, surgissent des enfants qui se convertissent ou se radicalisent ? ali guessoum.
Les parents ont des racines, ils savent d’où ils viennent. Les enfants, eux, ont la désespérance sociale en héritage. La foi leur offre la possibilité, plus ou moins fantasmée, d’une communauté. Elle leur apparaît comme le seul endroit où l’on peut être admis et considéré, où l’on peut dire « nous ». Et ce nous est mondial. Quand le « nous, les Français » est ressenti comme excluant, le « nous, les musulmans » apparaît comme incluant. C’est un fantasme, parce qu’en réalité, il n’y a pas d’unité. En principe, la loi sur la laïcité de 1905 permet à la République d’accepter en son sein toutes les pratiques religieuses. Mais aujourd’hui, être musulman et français est, pour partie, criminalisé. Il serait pourtant possible d’organiser les religions de manière républicaine, de s’impliquer dans la formation
ALI GUESSOUM
Publicitaire et artiste, travaille sur la mémoire de l’immigration au sein du collectif Remembeur.
des imams, d’éviter les fonds qataris et saoudiens qui favorisent les frères musulmans et le radicalisme. Mais ce n’est pas la voie qui est choisie… et surtout pas par le PS qui entretient trente ans de quiproquos entre les beurs et la République. regards. Ces trente ans de quiproquos ressurgissent violemment au lendemain des attentats de janvier 2015… ali guessoum.
Oui, ce moment a aussi fait remonter un malaise parfois enfoui, parfois latent. Cette mémoire s’est transmise et a ressurgi. Elle remonte au début des années 70 quand les ratonnades envers les Algériens faisaient rage, à Marseille plus particulièrement. Les rodéos de voitures aux Minguettes à Vénissieux ou à Lyon en 1981 révélaient déjà l’ampleur du malaise social. Les bavures policières impunies n’ont pas été oubliée non plus.1 Un slogan monte alors dans les quartiers : pas de justice, pas de paix.
regards. Vous datez de cette époque le premier grand cri de révolte… ali guessoum.
La première grande marche pacifique pour l’égalité et contre le racisme part de Marseille le
1. Toumi Djaïda, le jeune président de l’association SOS Avenir Minguettes, est blessé par un policier pendant l’été 1983.
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15 octobre 1983 et suscite un intérêt surprenant de la part de jeunes immigrés rebaptisés “beurs”. Mais très vite, la Marche est confisquée par SOS Racisme, une confiscation organisée par l’Élysée qui transforme la “Marche pour l’égalité” en “Marche des beurs”. À cette période, Pierre Mauroy fait alors des amalgames scandaleux à l’occasion des grèves de Talbot et de Renault. Les travailleurs immigrés seraient manipulés par
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des « puissances étrangères » et, selon lui, « agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises »2. Le spectre d’une France islamisée est brandi pour la première fois, et par un premier ministre socialiste. Il laisse des traces sérieuses dans la mémoire des ouvriers 2. Le Monde, 11 février 1983.
LE DOSSIER
qui gardent précieusement les coupures de journaux alors même que certains ne savent pas lire. Les jeunes manifestants de la Marche sont renvoyés chez eux avec la promesse d’être écoutés, représentés. Sur le terrain social comme politique, rien ne sera fait. regards. Les bavures policières traumatisent une jeunesse… ali guessoum.
Trois ans après la Marche, en 1986, Malik Oussekine est battu sauvagement dans un hall d’immeuble où il s’était réfugié par des policiers-voltigeurs. Il sortait d’un jazz-club du quartier latin un jour de manifestation étudiante. Au début de l’été 1987, Lyon s’enflamme de nouveau à la suite de la mort d’Aziz Bouguessa. En 1989, six ans après la Marche, surgit l’histoire du foulard de Creil. Ce n’est pas un détail, mais un glissement important : ceux qu’on décrivait comme les beurs cools et pacifiques deviennent des musulmans. On leur découvre une religion. Un an plus tard, c’est la guerre du Golfe. On découvre un ailleurs, un ailleurs qui rappelle à la mémoire la colonisation. Au fur et à mesure de ces événements, la jeunesse est de plus en plus dépitée et résignée : la Marche n’aurait donc servi à rien, ils ne seront jamais considérés comme Français.
regards.
C’est aussi la période de la montée du
FN…
ali guessoum.
Le FN passe de 3 % à près de 30 % en trente ans. L’immigration devient un fonds de commerce électoral bien utile au PS pour diviser la droite. Après le 11 septembre 2001, le musulman est vu comme une bombe en puissance, il remplace la figure du dangereux communiste et son couteau entre
« Quand le «nous, les Français» est ressenti comme excluant, le «nous, les musulmans» apparaît comme incluant. » les dents. Les problèmes des banlieues et le chômage s’aggravent. On tolère le commerce de stupéfiants, bien utile pour endormir les quartiers ou pour nourrir un consumérisme débridé. Le ras-le-bol est si fort que le dialogue n’est plus possible. Éclatent les émeutes de 2005. Le divorce entre les jeunes et les institutions est consommé. Des écoles, symboles de l’échec républicain, sont brûlées. regards.
Dans ce contexte, comment fonctionne la question palestinienne ?
ali guessoum.
À l’issue de la Marche pour l’égalité, les jeunes reçus à l’Élysée ont été sommés d’enlever leur keffieh. Au nom de la Shoah. Comme s’ils étaient, ou comme si leurs ancêtres, étaient responsables de la Shoah. Alors qu’il y a eu des dizaines de milliers de dénonciateurs dans la France vichyste, les juifs vivaient paisiblement au Maroc et en Algérie. La patate chaude de la collaboration est renvoyée dans les mains de personnes dont les grands-pères sont parfois morts pour la libération de la France. Et puis il y a eu l’affaire Dieudonné. Je ne peux pas défendre quelqu’un qui combat le FN et Stirbois à Dreux en 1983 et qui retourne sa veste. Mais cet acharnement est infondé. Chez ceux qui manquent de jugement ou qui sont fragiles, les actes de Valls et du gouvernement ne peuvent qu’amplifier un fanatisme idiot. Aujourd’hui, est brandi un mot que je honnis : l’islamophobie. La notion d’antisémitisme était déjà une erreur, un argument précieux pour ceux qui défendent le deux poids, deux mesures de la mémoire. On doit combattre fermement le racisme, point. entretien par aline pénitot
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LE COMPLOT, UNE THÉORIE POUR L’ÂGE DE DÉRAISON
Guillaume Liégard enseigne la physique au lycée Paul-Éluard de Saint-Denis. Au travers de cette chronique des croyances de ses élèves, il révèle la confusion des esprits dans une partie de la jeunesse.
Jeudi 8 janvier 2015, c’est le jour d’après. Pas encore de polémiques sur les “incidents” pendant la minute de silence, elle n’a pas eu lieu. Les instructions, les conseils du ministère n’arriveront que dans huit jours… De toute façon sans grand intérêt. Comme dirait le principal syndicat du secondaire, nous avons « une jeune ministre avec de vieilles idées ». En attendant, il faut reprendre les élèves et aujourd’hui, on va discuter. LE COMPLOT, LE COMPLOT
En classe, le débat s’amorce. Ici, contrairement à ce que déclarera martialement Najat Vallaud-Belkacem dans quelques jours, les questions, les vagues à l’âme sont possibles. Donc oui, il y a des « ce sont des fous, mais quand même Charlie ils auraient pas dû faire » et des « il ne faut pas tuer, mais on ne critique pas la religion parce que c’est sacré ». Après tout, le pape François en route pour les Philippines dira des choses équivalentes sans que cela produise le moindre tollé. Et puis d’un coup, patatras, j’en étais sûr... Oh, ce n’est pas ce que vous croyez, ce qui vient de sortir c’est : « M’sieur, vous avez vu la vidéo, on voit bien qu’ils ne l’ont pas vraiment abattu le policier, il n’y a pas de sang. » Ça y est, la thèse complotiste est de sortie. Il se trouve que j’ai vu la vidéo et que je connais cette rumeur qui déjà traîne sur le Net. La thèse est absurde, l’homme a été abattu comme un chien en pleine rue, mais rien n’y fait : la première inclinaison, c’est qu’on nous ment. Déjà, je sais que mes élèves, des étudiants de BTS de physique, sont quasiment majoritaires à
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penser que les Américains ne sont jamais allés sur la lune, que cela a été tourné en studio. Les explications de la NASA ayant peu de crédit et l’explication du physicien étant souvent trop abstraite, ce qui persuade le mieux, c’est finalement que l’URSS n’ait pas démenti. À quoi ça tient… L’année dernière, il avait fallu plusieurs minutes pour convaincre quelques élèves que non, décidément non, la masturbation ne serait pas enseignée à l’école maternelle. Plus marginalement, chaque année il faut subir au moins une question sur les “illuminatis”. Pour le lecteur non averti, le complot illuminati relève de thèses conspirationnistes qui se confondent avec celles sur le complot maçonnique. En son temps, les mêmes histoires farfelues avaient couru sur le 11 septembre 2001. Voilà, ils ont vingt ans et l’on se dit que pour certains, ce n’est pas l’âge le plus perspicace de la vie. ABÎME DE PERPLEXITÉ
Si l’héliocentrisme tient bien la corde et si le Big Bang, de toute façon non enseigné, a droit de cité, la théorie de l’évolution suscite bien des ricanements, quand ce n’est pas un réel effroi. Si toutes les religions récusent peu ou prou le darwinisme, le développement exponentiel des églises évangéliques, notamment au sein de la communauté antillaise, n’a pas amélioré la situation. Cette réalité particulière n’a pas de vérité statistique – il faudrait produire quelques études –, mais elle n’est, hélas, pas isolée. Elle plonge le corps enseignant, peu
préparé, démuni et mal formé, dans un abîme de perplexité. Bien sûr, chacun a le droit à sa part d’irrationalité. Certains des lecteurs de Regards, par exemple, croient sans doute réellement que l’homéopathie soigne. Là n’est pas le problème : l’homéopathie, l’astrologie, la religion – que sais-je encore – relèvent de croyances individuelles et collectives. Mais on s’interroge sur la facilité avec lesquelles les histoires les plus invraisemblables se propagent. Le discrédit des médias, des gouvernements, des institutions a abondamment alimenté le fameux « On nous
cache tout, on nous dit rien ». Dans une analyse parue le 16 janvier sur le site Quartier libre, l’auteur résumait ainsi la situation : « Globalement, jusqu’à l’avènement d’Internet, il y avait deux possibilités pour remettre en cause un événement dont certains faits avaient été occultés : le temps qui finissait par faire émerger certains aspects de l’affaire (voire la vérité), ou le traitement de l’affaire (méthode d’investigation) qui était remis en cause. Aujourd’hui c’est plus simple : quand la version officielle ne convient pas, il en existe d’autres, plus satisfaisantes et disponibles rapidement sur le Net. » On en est là. guillaume liégard
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LE DOSSIER
“DEUX POIDS, DEUX MESURES”, LE SYMPTÔME DE LA FRACTURE
Les événements de janvier ont fait surgir le discours dénonçant l’inégalité de traitement des différentes communautés : un sentiment nourri de nombreuses confusions, mais qui prend racine dans des injustices bien réelles. Dans le sillage tragique des attentats du début d’année, ceux qui refusèrent de se dire Charlie placèrent au devant du débat leur sentiment que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. En particulier : quand certains semblent pouvoir outrager le prophète, d’autres voient la foudre s’abattre au moindre soupçon d’antisémitisme. Ainsi, en postant sur sa page Facebook, le 11 janvier, « En tout cas, moi je me sens Charlie Coulibaly », Dieudonné a pris des risques judiciaires, mais il était sûr de son effet. LA RÉPRESSION PLUTÔT QUE LA PÉDAGOGIE
Le contraste apparent entre un antisémitisme régulièrement sanctionné et une islamophobie largement tolérée, entre la liberté d’expression pour les uns et la censure pour les autres, alimente la perception d’une profonde inégalité de traitement. Pour démonter ce sentiment, il faut entrer dans des considérations plus complexes : établir la distinction entre critique de la religion et incita-
tion à la haine ou apologie du terrorisme, expliquer que l’antisémitisme est un préjugé racial et non religieux ou que Dieudonné s’en prend à tous les juifs sans distinction, là où Charlie Hebdo ne moque que les croyants. Mais aussi rappeler que la liberté d’expression inclut la satire de la religion, que le blasphème n’est pas un délit. Une pédagogie d’autant moins aisée que la critique de l’islam est de plus en plus souvent le masque d’un racisme à peine déguisé, la foi devenant en retour un point d’extrême sensibilité pour les musulmans. Loin de contribuer à de tels éclaircissements, les pouvoirs publics, aux lendemains des attentats, ont fait de “l’esprit du 11 janvier” un gaz volatil. Si les poursuites immédiates contre le message de Dieudonné se justifiaient, la chasse délirante menée contre des enfants traînés en garde à vue ou des ivrognes jugés en comparution immédiate a envoyé un message désastreux. Celui d’une vindicte que l’on qualifierait d’aveugle si elle n’était précisément
ciblée ; celui, aussi, d’une réelle intolérance envers tous ceux qui refusèrent de répondre à l’injonction d’être Charlie ou de respecter une minute de silence. Raide, sourde, la République a opté pour l’obligation d’expression plutôt que pour la liberté d’expression, y trouvant même prétexte à répression. UNE PALESTINE INTÉRIEURE
Dieudonné, qui fait commerce de ses provocations, a pour habitude de dénoncer le caractère intouchable de la Shoah (« Au-dessus, c’est le soleil ») en regard de la difficulté à obtenir une pleine reconnaissance des crimes coloniaux ou de l’esclavage. Exploitation de la concurrence des victimes d’autant plus efficace qu’elle s’appuie indifféremment sur des éléments légitimes et d’autres relevant d’une vision biaisée ou franchement malveillante, les premiers conférant quelque crédit aux autres. Une chose est sûre : le cercle est vicieux.
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Ce sentiment d’une justice très variable s’étend de proche en proche, jusqu’au plus lointain. Au plus près, la discrimination prend la forme du harcèlement policier et du délit de faciès institutionnalisé. Le récent procès des policiers accusés d’avoir provoqué la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois en 2005 a cristallisé l’inégalité du traitement judiciaire de la délinquance ordinaire et celui des bavures policières. Au plus loin, le conflit israélo-palestinien, plaie constamment rouverte, fournit au ressentiment un inépuisable carburant, rendu d’autant plus inflammable par l’iniquité du traitement médiatique et diplomatique de ce conflit. Le Moyen-Orient tout
La pédagogie est d’autant moins aisée que la critique de l’islam est de plus en plus souvent le masque d’un racisme à peine déguisé.
entier subit depuis plusieurs décennies une politique perçue – non sans raisons – comme néocoloniale, en même temps qu’il est ravagé par des guerres massivement meurtrières. Arabes et musulmans incarnent de fait la figure de l’ennemi dans un “choc des civilisations” dont ils se sentent les victimes expiatoires et auquel le risque est bien qu’une partie d’entre eux adhère, comme le souhaitent également les djihadistes. LA RÉPUBLIQUE IRRÉCONCILIABLE
Dans un pays en panne d’intégration, où les processus de relégation se sont intensifiés, favorisant les replis communautaires et identitaires, tout concourt à des crispations exacerbées. D’un côté, le dévoiement de la laïcité accentue des stigmatisations toujours dirigées à l’encontre des mêmes populations, placées au carrefour de toutes les injustices. De l’autre, l’usage sans discernement d’une notion aussi ambiguë que celle d’islamophobie, initialement destinée à lutter contre ces stigmatisations, semble renforcer la confusion. S’il est légitime d’en user pour circonscrire ce qui relève d’une nouvelle modalité du racisme et de
la xénophobie, l’amalgame effectué avec toute critique de l’islam en tant que religion – en assimilant cette critique à un racisme – aura inutilement ajouté aux sentiments d’outrage et contribué à noircir un tableau qui n’en avait pas besoin. Pour autant, la lutte politico-sémantique pour imposer le terme d’islamophobie pointe un énième hiatus : l’existence préalable d’un terme spécifique pour le racisme contre les juifs, sans équivalent pour d’autres catégories.1 Les déchirements au sein de la gauche radicale suscités par la question de l’islam et le retour du fait religieux dans l’espace public ne sont qu’un symptôme d’une fracture qui traverse la société française tout entière. Le constat, dramatique, est celui d’une immense incapacité à concilier les points de vue, à sortir par la raison d’une conflictualité qui dresse les uns contre les autres. Aussi bien la République que le débat public – politique et médiatique – ont démontré leur incapacité à produire 1. Le travail de pédagogie devrait insister sur le fait que les minorités, pour des raisons essentiellement historiques, ne disposent pas toutes des mêmes capacités à se fédérer et à se défendre.
Dieudonné apparaît comme un symptôme autant que comme un acteur des pathologies nationales. des modes d’arbitrage et de résolution, à enrayer une logique totalement manichéenne qui a la “vertu” de proposer une vision du monde simplifiée au point de n’opposer plus que bourreaux et victimes, et qui ne préconise que l’inversion des rôles. Comme si Éric Zemmour et Dieudonné étaient les organisateurs du débat public. LE TERREAU DE L’INJUSTICE
La France, avec sa mémoire sélective et son refus récurrent de mener un examen honnête et salutaire des moments les plus sombres de son histoire, subit aussi l’éternel retour de son refoulé – en particulier colonial. François Hollande, comme son prédécesseur Nicolas Sarkozy, a cru bon d’employer le terme si connoté de “repentance” pour écarter cette éventualité2, suggérant ainsi que ce travail ne pouvait constituer qu’un acte de contrition doublé d’une humiliation, et non prendre la forme d’une démarche de transparence et de réconciliation. 2. En décembre 2012, lors d’un voyage en Algérie : « Je ne viens pas ici faire repentance ou excuse, je viens dire la vérité. »
C’est bien dans une faille de cette nature que s’est engouffré – ou qu’a sombré – Dieudonné, encore lui : sa fuite en avant a coïncidé avec le refus du CNC, en janvier 2002, de financer son projet de film sur l’esclavage. Ce qu’il a commenté ainsi, plus tard : « Ceux qui m’attaquent [les juifs] ont fondé des empires et des fortunes sur la traite des Noirs et l’esclavage. » Une nouvelle fois, le comédien apparaît comme un symptôme autant que comme un acteur des pathologies nationales. Pour sortir de ces impasses, il faudrait en revenir au terrain social, quitter la logique des identités et des communautés pour celle de la lutte politique, du combat pour l’égalité, remettre en lumière la véritable nature de la domination. Car en dernière analyse, le plus transversal des “deux poids deux mesures”, celui qui constitue le terreau de tous les autres, c’est celui des inégalités sociales. Au lieu de traiter celles-ci, notre système politique et économique les laisse dégénérer et être travesties dans ces conflits identitaires qui présentent justement l’avantage d’éluder complètement leurs racines. jérôme latta
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ZYED ET BOUNA, ENFANTS SACRIFIÉS DE LA RÉPUBLIQUE
Illustration Alexandra Compain-Tissier
« Ils sont rentrés dans la centrale. Je donne pas cher de leur peau. » Tels sont les mots laconiques qui ont précédé la mort de Zyed Benna, dix-sept ans, et Bouna Traoré, quinze ans. Des mots froidement prononcés par un policier conscient de leur engagement sur une voie périlleuse. Un commentaire énoncé sans être assorti d’aucune action pour prévenir un danger pourtant avéré. C’était en 2005, à Clichy-sous-Bois : trois adolescents effrayés, poursuivis par la police alors qu’ils n’avaient rien à se reprocher, se sont réfugiés dans un transformateur électrique. Deux d’entre eux trouvent la mort, le troisième, Muhittin Altun, survivra
rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles
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avec de lourdes séquelles physiques et psychologiques. Ces décès sont à l’origine d’une vague de révoltes dans les quartiers populaires d’une ampleur nationale sans précédent. Il faudra pourtant dix longues années pour que le procès des policiers impliqués dans la poursuite des jeunes Clichois ait lieu. Dix ans de procédure au cours desquels vingt juges examineront les dossiers sans que cela n’aboutisse. Dix ans pendant lesquels le Parquet, suivant une ligne politique aveugle, réclamera encore et encore le non-lieu. Pendant cette décennie, alors que les familles pleurent les morts inexpliquées de leurs enfants, la carrière de ces policiers – toujours en poste – se poursuivra tranquillement, au gré de promotions régulières. Aujourd’hui, c’est un mélange d’indifférence, de mensonges, d’injustices et de peurs que révèle le procès des deux policiers comparaissant pour non assistance à personne en danger. C’est d’abord l’indifférence face à la mort certaine des adolescents pris au piège dans une centrale électrique qui saute cruellement aux yeux. Plusieurs conversations enregistrées entre les policiers démontrent qu’ils savaient où se trouvaient Zyed,
Bouna et Muhittin. Alors que vingt minutes s’écoulent, aucun d’entre eux n’envisage de contacter la compagnie EDF pour couper le courant électrique. Comme si la vie des jeunes Arabes et Noirs de banlieue ne valait rien. Comme si leur mort n’était que la banale conséquence d’une énième course poursuite entre police et habitants de quartiers populaires. La succession de mensonges ayant entouré cet événement a largement contribué à la propagation des révoltes en 2005. Comment contenir cette envie de tout casser quand Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, accuse injustement ces jeunes d’être des malfaiteurs, salissant leur mémoire et ajoutant à la douleur des familles confrontées à la cruauté d’une République à deux vitesses ? Et que dire de la peur, cette peur qui tenaille le ventre des habitants des quartiers populaires, mus par la conscience aiguë de leur position de citoyens de seconde zone ? « Pourquoi fuir la police lorsque l’on n’a rien à ce reprocher ? » Cette interrogation, empreinte de lourds sous-entendus et de doutes quant à l’irréprochabilité des trois adolescents, montre à quel point la réalité des banlieues pauvres
françaises échappe à celles et ceux qui ne voient dans la police qu’une force en charge de leur protection. Dans certains quartiers pauvres dont les habitants sont majoritairement non-Blancs, la police est vécue comme une menace, elle fait peur. Rappelons qu’en France, lorsque l’on est perçu comme noir ou arabe, on est exposé à six à huit fois plus de risques d’être contrôlé par la police que lorsque l’on est vu comme blanc. Comment avoir confiance dans une institution, quand on sait qu’elle nous discrimine systématiquement ? Dans notre pays, où 320 morts provoquées par des policiers ont été recensées depuis le début des années 1970, certains parents avertissent leurs enfants d’un « Fais attention à la police ! » lorsque ceux-ci sortent de leur domicile. Il y a des endroits où police effraie. C’est cette peur qui a conduit Zyed et Bouna à la mort ce soir d’octobre 2005. La peur d’être arrêtés arbitrairement en ce mois de Ramadan, alors que l’heure de la rupture du jeûne en famille approchait. Nous sommes prompts à dénoncer la violence et le racisme des pratiques policières aux États-Unis, que nous dépeignons volontiers comme un pays raciste. Mais c’est en France que deux enfants innocents ont trouvé la mort parce que les policiers ont vu en eux des délinquants. Et c’est en France que, dix ans plus tard, la procureure de la République demande la relaxe des policiers dont l’inaction a conduit ces enfants à leur fin tragique.
PORTRAIT DE POUVOIR
PABLO IGLESIAS, L’ESPAGNOL POST-CASTE
Qui est cet autre Tsipras qui inquiète les États européens ? Comme le nouveau premier ministre grec, Pablo Iglesias l’Espagnol a moins de quarante ans et porte les espoirs d’une gauche critique du libéralisme. On en sait pourtant peu sur cet extraterrestre de la politique européenne, possible vainqueur des élections générales de fin d’année. Et luimême se fait discret sur son parcours. par loïc le clerc illustrations alexandra compain-tissier
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M Meeting à Valence. Des milliers de personnes se sont vêtues de violet, en signe de ralliement. Face à la foule, sur la tribune, un homme. Certes, il est entouré mais tout le monde est là pour lui, pour entendre ce que Pablo Iglesias va dire. En ce début d’année 2015, la gauche européenne est comme transportée d’optimisme par la victoire de Syriza en Grèce. Iglesias lance à son auditoire : « L’espoir a commencé : Syriza, Podemos, nous vaincrons. » La voix est nette, précise, volontaire. L’homme n’est pas là pour faire de la figuration, mais bien pour impulser un changement radical de politique en Espagne. Au printemps 2014, à l’occasion des élections européennes, l’Espagne découvre le visage de Pablo Iglesias, un jeune homme de trente-cinq ans, charismatique, cheveux longs, barbe de trois jours et chemise ouverte. Le style tranche avec le commun des hommes politiques. Mais c’est par le discours qu’il incarne vraiment le changement, en utilisant un langage sans fioriture technocratique. Depuis quelques mois, il est le porte-parole naturel et indiscutable de Podemos, l’enfant organique du mouvement des Indignés et, déjà, Iglesias repré-
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sente l’alternative au bipartisme. Son avantage ? Il n’entretient de lien ni avec le PP de droite au pouvoir, ni avec le Parti socialiste espagnol d’aujourd’hui. UN HÉRITIER AFFRANCHI
Les parents de Pablo Iglesias étaient pourtant de fervents socialistes. Ils lui ont même donné le nom du fondateur du PSOE, sorte de Jaurès ibérique : Pablo Iglesias Posse. Son arbre généalogique abrite des députés, des juges, des syndicalistes, des républicains – certains ayant été condamnés à mort pour leurs engagements politiques. Bref, un passé familial très engagé dans la lutte au côté de « la classe ouvrière depuis le XIXe siècle », pour reprendre les mots de sa mère Maria Luisa. Avec cet héritage, Pablo Iglesias grandit à Vallecas, un quartier populaire de Madrid. Entre quatorze et vingt-et-un ans, il milite aux Jeunesses communistes et participe à de nombreux mouvements altermondialistes et associatifs (Jeunesse sans avenir, Promoteurs de pensée critique, Association contre le pouvoir, etc.). Son mot d’ordre est alors “désobéissance civile”. Il poursuit des études de sciences politiques et rédige une thèse sur
PORTRAIT DE POUVOIR
Porte-parole naturel de Podemos, enfant organique du mouvement des Indignés, Iglesias représente l’alternative au bipartisme. les “mouvements sociaux postnationaux”. Son inspiration ? Il la puise dans ses voyages en Amérique latine, et dans la lecture de grandes figures de la gauche. Le philosophe italien Antonio Gramsci tout d’abord. Iglesias se dit admirateur du fondateur du Parti communiste italien en 1921. Dans son panthéon, Gramsci trouve place au côté du président chilien Salvador Allende. Pour ses inspirations contemporaines, il ne cache pas son respect pour la politique d’Hugo Chavez et se rend, en septembre 2014, à la rencontre de José Mujica, d’Evo Morales ou encore de Rafael Correa. Même s’il n’est pas question de fantasmer sur un copier-coller des politiques économiques et sociales de l’Amérique latine, Iglesias y voit un message : « On peut gouverner d’une autre manière avec une efficacité formidable, on peut gouverner en démocratisant l’économie, en disciplinant les marchés financiers, en donnant la priorité aux intérêts du peuple avant ceux des banques ou d’une minorité de privilégiés, tout en obtenant des succès économiques notables que toutes les institutions internationales doivent reconnaître. » C’est le sens du leitmotiv « Podemos » : une autre politique est possible.
Un besoin de grandeur qui s’enracine dans son enfance et ses lectures de Jules Verne. De quoi faire trembler les socialistes espagnols, immobiles. EN RUPTURE AVEC LA TRADITION
Plus étonnant, c’est en regardant la série Game of Thrones qu’Iglesias conforte sa pensée critique. L’année dernière, il publie Gagner ou mourir, leçons politiques dans Game of Thrones, dans lequel il s’appuie sur les comportements et les déclarations des personnages de la série pour expliquer la politique. Iconoclaste, mais pas si étrange en réalité. Iglesias travaille en permanence la forme de ses messages. Il entend adresser une analyse claire, accessible pour la jeunesse espagnole. Il s’y attèle depuis dix ans, notamment au travers de la maîtrise des codes de la télé et d’Internet. Devenu enseignant en sciences politiques à l’université Complutense de Madrid, il rencontre Juan Carlos Monedero, Íñigo Errejón, Carolina Bescansa ou encore Luis Alegre. Ensemble, ils prennent littéralement le pouvoir à la faculté de sciences politiques, faisant pres-
sion sur les professeurs, imposant leurs idées et allant jusqu’à organiser des boycotts des conférences des partis de droite. Violence politique ? Aujourd’hui encore le style est autoritaire, mais chacun l’admet, c’est pour le bien commun. Avec ceux qui finiront aux plus hautes places de Podemos, il fonde une émission télévisée sur Internet, La Tuerka. Ce rendezvous numérique jouera un rôle clé dans la formation et la médiatisation du mouvement. Pablo Iglesias en est le principal animateur. Il y fait ses armes, et c’est un succès. Iglesias a trouvé son style, en rupture avec la tradition politique espagnole. Ce n’est pas une question d’apparence, mais bien de fond. Si Podemos et Iglesias sont placés à la gauche de la gauche, ce dernier souligne sans cesse que l’enjeu n’est plus celui là. Pas de poing levé, pas d’Internationale : Iglesias veut changer le paysage politique en s’attaquant aux politiciens et banquiers du “régime de 78”, leur préférant l’héritage républicain perdu en 1939. Une façon de fédérer les déçus du bipartisme. Une façon aussi de prendre littéralement la place des socialistes. Et pour ce faire, Iglesias recentre
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son discours : il estime que, pour gagner, Podemos doit conquérir l’électorat qui s’est éloigné des références historiques de la gauche. CONTRE “ LA CASTE ”, POUR “ LA SOUVERAINE TÉ”
Depuis ses premières prises de paroles publiques à la Puerta del Sol, Pablo Iglesias ne veut pas s’adresser au peuple comme l’ont toujours fait les hommes politiques de gauche. Il faut rompre avec “la caste” mais aussi abandonner les tics du gauchisme révolutionnaire. Cela passe par la suppression des termes “classe”, “prolétariat” ou “bourgeoisie”. Pour Iglesias, désormais, il n’y a que les “gens” ou le “peuple”, opprimés par une “caste”. En janvier 2014, Podemos se lance officiellement sur la scène politique avec un manifeste ayant pour titre Convertir l’indignation en changement politique. Le mot-clé de Podemos devient rapidement “souveraineté”. Symboliquement, Podemos annonce vouloir organiser un référendum sur le maintien de la monarchie. Mais la priorité du mouvement, ce qui lui a donné son élan, c’est de redonner à chacun accès à un logement, un travail, une retraite et des systèmes de santé et d’éducation. Iglesias reste silencieux sur les autres questions, comme l’épineuse indépendance de la Catalogne. Celui que l’on sait pro-indépendance demande simplement de respecter la décision
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du peuple souverain. Prudence et réalisme ? Podemos s’attache à ne pas effrayer. En matière économique, seules les mesures fiscales restent nonnégociables, comme la taxe sur les transactions financières, l’impôt écologique, etc. Mais le mouvement est passé de la promesse d’un salaire universel à une augmentation du salaire minimum. Alors que le parti menaçait de renégocier le Traité de Lisbonne, de restructurer la dette espagnole, voire de sortir de l’euro, désormais, il n’est plus question que de renégocier la part illégitime de la dette. Dans son programme, Podemos maintient l’objectif de “récupérer la souveraineté économique”, et affirme vouloir mettre au pas la BCE afin qu’elle arrête d’aller contre les peuples. Une UE démocratique, dirigée par des gens élus et non par des banquiers, et surtout une UE qui “change ce qui ne fonctionne pas”, cela fait rêver de nombreux Espagnols. Les obstacles mis sur la route de Syriza montrent l’ampleur de la tâche. Iglesias le sait : ses chances de succès sont indexées sur les avancées obtenues par Syriza en Grèce. EXEMPLAIRE À STRASBOURG
En attendant les élections au Cortès, Pablo Iglesias se doit aussi d’être fidèle à un autre concept phare de Podemos : l’exemplarité. Pour être une alternative à “la caste
Pour Iglesias, il faut rompre avec “ la caste ” mais aussi abandonner les tics du gauchisme révolutionnaire.
corrompue”, la transparence et l’honnêteté sont de mises. Ainsi, à peine élus eurodéputés, Iglesias et ses quatre comparses de Podemos ont réduit considérablement leurs salaires, de plus de 8 000 à moins de 2 000 euros par mois. L’idée est de rester proche de la vie réelle des Espagnols, pris dans la tourmente de la crise économique. Collègue à Strasbourg, Fabio De Masi croise souvent Iglesias à la salle de sport du Parlement européen. L’eurodéputé allemand de Die Linke dit de lui qu’il est « très humble et déterminé. Pablo est une personne dont la première préoccupation est de savoir comment notre travail est perçu par 99 % de la population. Pour lui, un jour sans oser dire les quatre vérités aux puissants est un jour perdu. » Avec cette énergie et cette détermination, Iglesias est devenu en quelque mois une des figures de la gauche radicale au Parlement européen, siégeant aux côtés des membres de Syriza, de
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Die Linke et du Front de gauche. Il est le candidat du groupe GUE au poste de président du Parlement, et il soutient Tsipras pour la tête de la Commission. Jean-Luc Mélenchon est un des admirateurs du succès d’Iglesias. Au Parlement européen, il lui adresse un grandiloquent « Nous vous regardons avec fraternité et amour ». Il explicite sa leçon politique : « Podemos, lui, refuse de s’allier avec un parti, quel qu’il soit. Il rallie sans bannière. Je dois trouver un chemin entre eux et Syriza. » Côté grec, on embraye : « Pablo Iglesias et Alexis Tsipras sont les nouveaux leaders dont la gauche européenne a besoin pour que le peuple parvienne à gouverner », commente l’eurodéputée de Syriza Kostadinka Kuneva. TOURNANT “VERTICAL” POUR PODEMOS
C’est Pablo Iglesias qui a voulu faire de Podemos un mouvement homogène, dans lequel tous ceux qui ne se reconnaissent plus dans le pouvoir peuvent exprimer leur indignation. Mais le mouvement ne sera pas ouvert à la “double appartenance politique” dont Iglesias a été un farouche opposant. L’enjeu de ce combat était aussi interne. En imposant qu’un membre de Podemos ne puisse être adhérent d’une autre formation politique, Iglesias se débarrasse temporairement de Izquierda anticapitalista (IA, Gauche anticapitaliste). Mais cette organisation n’a pas dit son dernier mot : fondateur de Podemos, IA n’entend pas se faire mettre sur la
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Depuis qu’Iglesias a été élu, plébiscité même, à la tête du parti, Podemos a changé de visage. touche et se refonde en association Anticapitalistas. Teresa Rodriguez, cheffe de file de IA et eurodéputée Podemos, a tout fait pour que les anticapitalistes demeurent à l’intérieur du mouvement, et défendent l’esprit de la démocratie participative hérité des Indignés. Depuis qu’Iglesias a été élu, plébiscité même à la tête du parti, épaulé à chaque poste clé par ses proches, Podemos a changé de visage. Le mouvement s’est verticalisé, centralisé, avec comme but essentiel la victoire aux élections de la fin 2015. À peine élu secrétaire général, il affirmait : « J’aimerais me décharger de toute responsabilité, mais je pense que trois secrétaires généraux (comme le proposait alors Echenique et Rodriguez, ndlr) ne peuvent pas gagner les élections contre Rajoy ou Pedro Sanchez, alors qu’un seul, si. » Autoritaire, Iglesias ? José Carillo, recteur de l’Université Complutense se veut
rassurant : « Quand il a gagné les élections européennes, j’ai parlé avec lui et il m’a dit qu’il se sentait professeur, que la politique était quelque chose de provisoire dans sa vie. » UN DISCOURS « SUFFISAMMENT AMBIGU POUR PLAIRE À TOUS » ?
D’ici la confrontation électorale attendue, et pour préserver la marque Podemos de tout échec ou d’alliances indésirées, les candidatures pour les municipales se font sous d’autres noms, tel que “Guanyem” à Barcelone. Cette stratégie sera-t-elle payante à l’arrivée ? Le véritable défi, c’est l’alliance, voire la fusion entre Podemos et Izquierda unida (IU, Gauche unie, l’équivalent espagnol du Front de gauche). Pomme de discorde entre ces deux formations ? Les rapprochements fréquents entre IU et le PSOE, qu’Iglesias n’accepte pas. Mais il ne ferme pas pour autant la porte. Lui-même a collaboré avec IU, en 2011, en tant que conseiller extérieur lors des élections générales. Reste qu’une telle union à grande échelle est loin d’être actée. Pour Alberto Garzon, dirigeant d’IU, Podemos a “littéralement copié” leur programme. Il regrette l’attitude solitaire d’Iglesias, accusé de faire le jeu de la droite en fragmentant la gauche tout en tenant “un discours suffisamment ambigu pour plaire à tous”.
Début janvier, Pablo Iglesias fêtait le premier anniversaire de Podemos. Pour l’occasion, tous les symboles ont été convoqués. C’est à Séville que le leader s’est rendu, pour épauler Teresa Rodriguez, candidate pour la région Andalousie aux élections anticipées du 22 mars. Podemos et Anticapitalistas ont affiché leur réconciliation, et la dynamique de la victoire a semblé prendre le dessus. Dans ce scrutin, véritable test pour Podemos et première confrontation dans les urnes depuis les Européennes, la formation avait pour principal adversaire le PSOE, qui dirige la région. Pour Iglesias et la grande majorité des militants de Podemos, aucune alliance avec ce dernier n’est envisageable. Moqueur, Iglesias dessine le paysage politique espagnol : « Rajoy soutient Samaras, Podemos soutient Syriza. Mais que soutient Pedro Sanchez (secrétaire général du PSOE, ndlr) ? Il est perdu ? » Iglesias jubile et se réjouit des bons sondages qui assurent que Podemos surclasse le PSOE, parfois même le PP. Le bipartisme espagnol est mis à mal. Reste la lancinante question : peut-il y arriver seul ? Podemos peut-il gagner contre le “PPSOE” sans alliance avec IU ? Réponse tout au long de cette année 2015, dans les urnes espagnoles, pour voir si les mots d’Iglesias se convertissent en bulletins de vote. ■ loïc le clerc
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Le terme de “zadiste” entrera-t-il un jour dans le dictionnaire ? Et si oui, quand ? Le plus vite serait le mieux, car il envahit comme du chiendent la littérature, d’essai ou de fiction. Prenons par exemple Le Grand Paris du séparatisme social, un essai du sociologue Hacène Belmessous. Il pose une question intéressante : pourquoi n’existe-til pas, contrairement à la province, de Zone à défendre (ZAD) en Îlede-France, à l’heure grave où le Grand Paris se façonne et se dessine pourtant de façon beaucoup plus politique que citoyenne ? Certes, l’auteur a bien repéré dans les Hauts-de-Seine, plus exactement dans le quartier de la Défense, deux territoires qui ressemblent à des ZAD : à savoir La Ferme du bonheur et le Champ de la Garde. Mais après les avoir bien étudiés, il remarque combien ces expériences “agro-poétiques” en milieu urbain, diffèrent des ZAD. Il note ainsi que « si le Champ de la garde avait recouru à un mode d’action et de langage plus frontal, par exemple
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en s’affirmant ouvertement comme un lieu “ contre ” – le capitalisme, l’urbanisme libéral, la société de consommation, la financiarisation de la sphère publique – l’adhésion à cette mobilisation hebdomadaire ne serait ni aussi pérenne ni aussi massive ». Pas de politisation du geste, donc, mais “un joyeux bordel” où l’on rencontre plutôt des “engagés” que des enragés. Or, quand il se rend à Notre-Dame-des-Landes, le chercheur entend soudain un tout autre langage : « Nous n’avons rien à voir avec les partis politiques. Ils sont du côté de l’État et de sa logique financière et économique. Ils sont partenaires de ce système, ses intermédiaires. On ne lutte pas avec des adversaires, on les combat » (un zadiste, étudiant en architecture). On laissera le chercheur se dépatouiller avec cet intéressant différentiel de radicalité entre Paris et la province, pour noter que le zadisme est assurément le phénomène politique le plus important de ces dernières années. Très loin devant la montée du Front national, ça c’est sûr.
Illustration Alexandra Compain-Tissier
EN 2023, HOUELLEBECQ OU BÉGAUDEAU ?
arnaud viviant
Romancier et critique littéraire
La preuve ultime, c’est que le zadisme a désormais son roman. La nouvelle fiction de l’auteur de Entre les murs, François Bégaudeau, s’intitule La Politesse. C’est une mécanique textuelle de haute précision qui raconte trois fois la même histoire, celle d’un écrivain (Bégaudeau dans son propre rôle) qui fait sa promo en 2012, en 2013, puis en 2023, dans une France où le “zadisme”, appelons-le comme ça, s’est réalisé. Le zadisme ou la politesse, autre nom de cette utopie, politesse envers les autres qu’on ne domine plus, politesse envers soimême qu’on libère de ses chaînes, politesse envers la nature qu’on respecte (le zadisme est foncièrement écologique). Dans cette France zadiste de 2023, peut-être grâce à un revenu universel garanti pour tous, mais peut-être pas non plus, on travaille beaucoup moins, mais on s’organise en SCOP (comme Regards !), mais on cherche beaucoup plus, on pratique le troc, on laisse les enfants s’occuper d’une ferme qui ressemble furieusement à la
CHRONIQUE
Hacène Belmessous, Le grand Paris du séparatisme social, Post-Éditions, 16 euros.
François Bégaudeau, La Politesse, Verticales, 19 euros.
Ferme du bonheur évoquée plus haut, on met tout en commun, y compris l’imagination, y compris les droits d’auteur des écrivains, puisqu’il n’y a enfin plus d’auteur, ouf, en tout cas pas dans le sens où on le comprenait en 2012-2013, re-ouf. Car en racontant ses tournées promos de 2012 et 2013, qui l’emmènent un peu partout en France, et même en Belgique, ce que raconte Bégaudeau, c’est un monde en crise au sens où Gramsci l’entendait. Tout le monde connaît la citation, même Sarkozy. Car Gramsci est à la mode. Même à droite. Surtout à droite, d’ailleurs, où on a toujours compris plus vite qu’à gauche, ce que “crise” veut vraiment dire. La citation de Gramsci, Bégaudeau la réécrit à sa façon. Il raconte à sa petite nièce, qui avait dix ans en 2013 et qui lui demande comment c’était avant, que « le sel de cette époque, c’est que tout mourait, tout émergeait ». De ce point de vue, Bégaudeau est vraiment l’anti-Houellebecq. On se souvient que Soumission, son dernier roman, se situe en 2022, donc un an avant celui de Bégaudeau. Ce sont deux visions diamétralement opposées que nous proposent ces grands écrivains contemporains, dans un style et une idéologie fort différents. On n’est pas à la Nouvelle Star ici, on n’a pas à voter, tant qu’à faire, pour le pire ou le moins pire. On est en littérature, et il faut lire. On a écrit beaucoup de bêtises sur roman de Houellebecq, je trouve, jusqu’ici. On a voulu le récupérer politiquement. On a bien raison,
mais pas comme ça. Car Houellebecq, très cohérent, on ne peut pas lui enlever ça, ne dit qu’une seule chose : que notre démocratie représentative ne fonctionne plus, ou alors, si on veut continuer à le croire, gare au pire. De l’autre côté, François Bégaudeau ne dit pas autre chose. Cependant, dans ce roman qu’il faut lire, et surtout relire, il fait l’ellipse sur la transition entre l’ancien monde et le nouveau. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Par vote “démocratique” ou par révolution plus ou moins soft ?
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ENQUÊTE INTELLECTUELLE
GAUCHE, ENQUÊTE SUR UNE DISPARITION PRÉSUMÉE Pour beaucoup, les termes de gauche et de droite sont devenus des coquilles vides. Des intellectuels abondent en ce sens. Le Front national enfonce le clou et remet en cause la bipartition de la vie politique. La gauche a-t-elle fait son temps ? par roger martelli
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Paris Salle Equinoxe le 18/05/2014- Elections europÊennes 2014, meeting du front national avec Marine Le Pen et Aymeric Chauprade. Š Eric Baudet / Divergence
L L’extrême-droite française rêve depuis toujours de l’effacement du grand clivage fondateur de la vie politique. Dans le Figaro du 23 mars dernier, Éric Zemmour se demandait récemment « Le clivage droite-gauche va-t-il enfin exploser ?». Prudent, il ajoutait : « La fin du clivage droite-gauche : ça fait 20 ans que j’annonce ça, et je me plante ! Cela peut continuer, mais idéologiquement, géographiquement (métropoles/ périurbains), sociologiquement (classes populaires / élites) tout indique qu’il devrait voler en éclat ». Le parti de Marine Le Pen fait ses choux gras des brouillages politiques. Faut-il donc acter l’épuisement historique de la gauche ? Faut-il au contraire la réactiver, au prix d’une totale refondation ? Audelà des querelles de mots, l’enjeu est fondamental. Dans son livre récent sur L’Ère du peuple, Jean-Luc Mélenchon rapporte une discussion qu’il a eue avec un proche du président bolivien, Evo Morales. « Je lui demandai pourquoi leur nouvelle majorité ne se disait pas de gauche. Il me répondit : La gauche je sais ce que sais ! J’ai été torturé pour être militant. Mais à présent, si tu parles de la gauche, on te tourne le dos ; car pour les pauvres et les Indiens, la gauche et la droite ce sont les mêmes corrompus et les mêmes assassins ». Comme en écho, un responsable de la toute jeune formation politique espagnole Podemos, Jorge Largo, déclarait aux Inrocks : « Je suis un républicain de gauche. Mais est-ce que me revendiquer de gauche va aider les gens ? » Il ajoutait avec vigueur : « Défendre le système de
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santé, ce n’est ni de droite ni de gauche (…) Il faut casser le discours idéologique qui empêche de voir la réalité et de bâtir une majorité sociale. » UN AXE GAUCHEDROITE QUI S’ESTOMPE
C’est dit : la référence à la gauche a du plomb dans l’aile. Le constat n’est pas si nouveau. Voilà une trentaine d’années que s’est amorcé un phénomène bien connu des études d’opinion. Le clivage entre gauche et droite est de plus en plus relativisé. Ils sont de plus en plus nombreux à ne plus voir la différence entre les deux grandes familles politiques, bien que beaucoup d’entre eux continuent de se classer sur l’axe droite-gauche. Un sondage CSA de l’automne 2014 laissait ainsi entendre que 70 % des interrogés se plaçaient à droite (28 %), à gauche (28 %) et au centre (14 %), tandis que 30 % seulement se déclaraient ni à droite, ni à gauche, ou ne se prononçaient pas1. Ce classement continue de recouper des clivages de valeurs. Les déclarants de gauche se disent pour moitié « révolutionnaires », préfèrent le collectif, l’égalité, le secteur public, la prévention de la délinquance ; ceux de droite affirment pour moitié qu’ils sont “conservateurs” et aux trois quarts “réalistes”, et ils préfèrent la répression de la délinquance, le secteur privé, 1. Sondage CSA pour le site Atlantico.fr, publié le 3 novembre 2014.
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
Autrefois, le refus du clivage gauche/droite était massivement le fait de la droite. Ce n’est plus le cas. l’individualité. Mais la position sur l’axe droite-gauche se raccorde moins qu’avant au système existant des partis. Ce qui hier encore suscitait des mobilisations électorales ne fonctionne plus. Ni l’union de la gauche ni les invocations défensives ( Au secours, la droite revient ! ) ne provoquent le sursaut électoral, même face au Front national. Pour le journaliste Christophe Ventura, « désormais la gauche est ramenée, sur le plan électoral, au noyau de ses bases sociologiques minoritaires » (fraction du salariat stable du secteur public et industriel, classe moyenne intellectuelle progressiste)2. La référence à la gauche aurait-elle perdu son sens ? LA FIN DES GRANDS CONFLITS IDÉOLOGIQUES ?
Autrefois, le refus du clivage était massivement le fait de la droite. On citait volontiers le philosophe radical Alain, expliquant dans les années 1930 que si quelqu’un mettait en doute les notions de droite et de gauche, il était à peu près certain que ce « n’est pas un homme de gauche ». Ce n’est plus le cas et 2. Christophe Ventura, « Gauche captive », Contretemps, n° 24, 4e trimestre 2014.
le doute transcende les barrières anciennes. La gauche est désormais touchée en son cœur. Ses déboires ne sont-ils pas l’indice d’une fragilité plus structurelle encore ? « Il y a longtemps, écrivait déjà Cornélius Castoriadis en 1986 dans Le Monde, que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond ni aux grands problèmes de notre époque ni à des choix radicalement opposés. » L’épuisement du soviétisme, l’affaiblissement des grands modèles d’alternative et le triomphe apparent de l’idée libérale ont nourri, au début des années 1990, l’idée que le temps des grands conflits idéologiques était forclos. L’Américain Francis Fukuyama l’a condensée dans sa formule célèbre de la “fin de l’Histoire”. De nouveaux clivages ont accompagné la transformation des sociétés : genre, écologie, inclus / exclus Nation / Europe, identités, ouverture / fermeture, matérialisme / post-matérialisme… Or ces clivages divisent la plupart du temps la gauche et la droite et échappent ainsi à la bipartition fondamentale des deux grandes familles d’opinion. La succession des alternances au pouvoir et, plus encore, l’inflexion centriste du socialisme français ont
conforté l’idée que la référence à la gauche est à la fois inefficace et source de confusion. C’est le point de vue du philosophe Jean-Claude Michéa. Dans son essai sur les Mystères de la gauche3, il fait remonter l’origine de la gauche à l’Affaire Dreyfus. Or, nous dit-il, cet “acte de naissance” a été en même temps, « un des points d’accélération majeurs de ce long processus historique qui allait peu à peu conduire et dissoudre la spécificité originelle du socialisme ouvrier et populaire dans ce qu’on appelait désormais le camp du Progrès ». Pour Michéa, le monde ouvrier a troqué le message des figures originelles du socialisme (Leroux, Proudhon) contre le scientisme de Marx et l’opportunisme de Jaurès. L’immersion dans la gauche et la soumission aux normes de la croissance matérielle (“le prête-nom de l’accumulation du capital”) ont étouffé la force critique de la classe. LES «PETITS» CONTRE LES «GROS»
Si l’on en croit le philosophe, le recentrage libéral du gouvernement actuel n’est rien d’autre que 3. Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Fayard, 2013.
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ENQUÊTE INTELLECTUELLE
« l’aboutissement logique d’un long processus historique dont la matrice se trouvait déjà inscrite dans le compromis tactique négocié lors de l’affaire Dreyfus par les dirigeants du mouvement ouvrier français ». Michéa reprend, en les développant, les critiques anciennes des courants libertaires et du syndicalisme révolutionnaire qui voyaient dans l’ouverture du socialisme vers la gauche une trahison de l’autonomie ouvrière et un émoussement du combat prolétarien. Proposant d’abandonner le mythe de la gauche, il invite à repartir du peuple. Ce peuple dont il parle n’aime pas l’individu. Il cultive “le sentiment naturel d’appartenance” qui s’oppose à “l’individualisme abstrait”. À la différence de la modernité dévoreuse du capital et du “cosmopolitisme bourgeois”, il préfère l’enracinement national, le respect des “valeurs traditionnelles”, le souci de la transmission familiale et des “valeurs de décence et de civilité”. À le lire, on s’interroge. Michéa part de la gauche – sa tradition de référence est celle du communisme – mais pour aller où ? Moins vers la lutte des classes que vers le combat des “petits” contre les “gros”. Le philosophe se situe quelque part entre le socialisme “utopique” de la première moitié du XIXe siècle et le PCF des années 1930, celles de la stratégie sectaire de “classe contre classe”. Les bases sociales et symboliques de ces époques ayant disparu, il risque de ne plus rester, comme point de repère pour les
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“petits”, que… le Front national. Dans une critique mordante parue dans la revue Contretemps, Isabelle Garo estime que son collègue philosophe « en vient non pas du tout à
Ce n’est pas la première fois, depuis deux siècles, que les errements des gauches au pouvoir poussent la part de l’opinion la plus attachée à l’égalité des conditions à contourner le
Proposant d’abandonner le mythe de la gauche, Michéa invite à repartir du peuple – un peuple qui n’aime pas l’individu. rénover un discours de classe, mais à proposer un tout autre clivage, éthique en apparence, qui ne peut avoir pour effet que de décomposer plus encore le paysage politique sur son flanc gauche ». ÊTRE DU PEUPLE PLUTÔT QUE DE LA GAUCHE
Si l’outrance du propos de Michéa le conduit vers des horizons incertains, toute critique d’une gauche épuisée ne conduit pas vers les désastres de la fascination contemporaine pour le Front national. On ne peut balayer d’un revers de main les réticences boliviennes ou espagnoles, ou l’objection majeure réitérée par le Comité invisible. Dans son dernier opuscule À nos amis, ce Comité pose ouvertement la question : « Peut-être pourrions-nous nous interroger sur ce qu’il reste de gauche chez les révolutionnaires et qui les voue non seulement à la défaite, mais à une détestation quasi générale. »
piège d’une gauche discréditée. Il en fut ainsi au début du XXe siècle, au temps de la République radicale, quand le syndicalisme révolutionnaire vitupérait un syndicalisme jugé trop parlementaire. Plus tard, dans les années 1950 et 1960, quand le socialisme s’enlisait dans l’atlantisme de “troisième force” et dans les guerres coloniales, il sembla à une partie de la gauche que le clivage Est-Ouest prédominait et qu’il remisait la gauche au rang des accessoires. Nous revivons une de ces phases de trouble, où l’on ne sait plus désigner le ressort principal des grands clivages politiques. Le pari de Pablo Iglesias et de Podemos est de dire que « la ligne de fracture oppose désormais ceux qui comme nous défendent la démocratie (…) et ceux qui sont du côté des élites, des banques, du marché ; il y a ceux d’en bas et ceux d’en haut, (…) une élite et la majorité » (22 novembre 2014). Interrogé par Jean-Luc Mélenchon, le respon-
Octobre 2012. Paris. Assemblée nationale. © Laurent HAZGUI / Divergence
La gauche désigne ce lieu politique à l’intérieur duquel le monde ouvrier peut faire entendre sa parole. sable bolivien cité plus haut suit une ligne de conduite identique : « Alors comment vous définissez-vous ? Demandai-je – Nous disons : nous sommes du peuple ». Séduit, le leader français saisit la balle au bond. S’il est vrai que, en Bolivie comme en Espagne « le système n’a pas peur de la gauche mais a peur du peuple », alors la solution politique n’est pas de rassembler la gauche mais de constituer le “Front du peuple”. SAISIR LE «MYSTÈRE» DE LA GAUCHE
Déporter l’attention d’un jeu institutionnel en pleine crise de légitimité vers un peuple réel qui ne se sent ni représenté ni considéré est de fait une prise de parti rationnelle. Mais la référence au peuple peut elle-même relever de l’abs-
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traction. Alors que le mouvement ouvrier historique avait unifié le noyau prolétarien d’un “peuple” qui était devenu celui du temps des révolutions industrielles, les catégories populaires de notre temps sont à nouveau dispersées. Michéa rêve des débuts du mouvement ouvrier, quand s’opposaient un “nous” prolétaire et un “eux” bourgeois, englobant le reste de la société et avec elle le courant républicain. Or cette logique du “nous” peut conduire le monde ouvrier vers le repliement sur soi (un “communautarisme” de classe, pourrait-on dire…), ou bien vers un “travaillisme”, combinant une forte conscience de classe et une subordination politique aux partis censés être les plus capables, par leur “réalisme”, d’arracher des améliorations immédiates. Contrairement à ce qu’affirme Michéa, la force d’un Jaurès et plus tard celle d’un Thorez fut de comprendre que, sans l’insertion dans un mouvement à portée majoritaire, le peuple au sens sociologique du terme n’a aucune chance d’occuper une place centrale dans la dynamique d’évolution des sociétés. Le socialisme jaurésien et le communisme des années du Front
populaire – autre moment “noir” pour Michéa – avaient compris le vrai “mystère” de la gauche. Elle désigne ce lieu du politique à l’intérieur duquel le monde ouvrier peut faire entendre sa parole et la rendre légitime aux yeux de la société. Cela tient d’abord à ce que la gauche a été le terme historique, fixé à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, pour désigner le vieux courant qui, depuis 1789, porte l’ambition de l’égalité. Cela tient aussi à ce qu’elle est le lieu où se débat publiquement si, pour parvenir à l’égalité, le plus efficace est de s’intégrer dans les logiques du système dominant pour l’infléchir ou, au contraire, de le contester pour promouvoir d’autres logiques de développement. RENDRE LA GAUCHE DE NOUVEAU POPULAIRE
En raccordant le combat ouvrier et la gauche politique, les responsables du socialisme et du communisme historiques ne sacrifièrent pas la classe. Ils comprirent que la multitude des catégories populaires dispersées ne pourrait pas devenir peuple au sens politique du terme (l’acteur central de la cité) sans que la politique raccorde une expé-
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
rience sociale concrète, un combat pour la reconnaissance et la dignité et les institutions. C’est par l’action politique et donc par un travail volontaire de subversion de la gauche, que les ouvriers français sont passés du “nous” au “tous”, du repliement communautaire à la société tout entière. La coalition grecque Syriza constitue en ce sens une option complémentaire aux expériences latinoaméricaines et espagnoles. Comme le suggère le jeune philosophe Alexis Cukier, réfléchissant sur la notion contemporaine de gauche : « Syriza a réussi à rendre “la gauche” populaire en trouvant la formule d’une articulation entre classe (avec des mesures concrètes en faveur des classes populaires et moyennes), État (avec des propositions audacieuses concernant sa démocratisation réelle) et institution supranationales (avec une détermination à s’opposer pratiquement aux diktats de la Troïka et de l’Union européenne). Cette formule, c’est celle de l’eurocommunisme de gauche et de la “voie démocratique vers le socialisme” de Poulantzas réactualisée aujourd’hui : reconstruction l’une par l’autre de la puissance d’agir populaire et de la démocratie institutionnelle au moyen de la déconstruction de l’internationalisme du capital. » ■ roger martelli
Pour aller plus loin Paul Bouffartique (dir.), Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, La Dispute, nouvelle édition, 2015.
Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Fayard, 2013.
Contretemps n°24, La gauche, état de crise.
Jean-Luc Mélenchon, L’Ère du peuple, Fayard, 2014.
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PORTFOLIO
MONS ÉMERVEILLE PAR BRAM GOOTS
Un véhicule muni d’une caméra à 360° est passé en 2014 dans les rues de Mons pour capturer une série de happenings aussi beaux que déjantés, et joués par les Montois. « Il était important que les habitants participent aux représentations de leur ville, au lieu d’être floutés et désincarnés, du fait des questions de droit à l’image », confient Antonia Taddei et Ludovic Nobileau, les concepteurs de ce projet hors-normes (Cie X/tnt) photographié par Bram Goots (streetreview.eu). Mons Street Review propose de renouer avec une tradition ancienne dans laquelle les plans, les cartes étaient des outils élaborés à partir des dernières connaissances scientifiques et de véritables créations artistiques. Le fait que les cartes étaient intitulées « portraits de ville » à la Renaissance prouve l’importance de ces œuvres qui représentaient la cité. D’où l’envie de réactualiser ces portraits, à l’aune d’Internet et de la connectivité… avec une petite dose de subversion à l’adresse du fameux Google Street View.
Rue de la Biche à Mons, en Belgique. Mons est la capitale de la culture en 2015. Une place pour la nature en ville ? PRINTEMPS 2015 REGARDS 83
Rue A. Clesse Une Capitale Européenne de la Culture dénonce les frontières qui demeurent en Europe : sociales, linguistiques.. Triste !
Place du Parc Ă Mons en Belgique. Mons est la capitale de la culture en 2015. Des tentes dans les arbres de Mons. Repenser les habitats urbains
Rue Des Droits de l’homme à Mons, en Belgique. Mons est la capitale de la culture en 2015. Des ombres épaisses sur le tableau des Droits de l’Homme.
Rue des Galliers à Mons, en Belgique. Mons est la capitale de la culture en 2015. Le Museum d’Histoire Naturelle de Mons dans la rue !
Rue des Epangliers Ă Mons en Belgique. Mons est la capitale de la culture en 2015. Peut-on afficher son origine sociale ? Que sont devenus des enfants de mineurs?
NOËL MAMÈRE
Maire de Bègles et député écologiste de Gironde
Rue de la Peine Perdue à Mons, en Belgique. Mons est la capitale de la culture en 2015. Panneaux électoraux en berne.
La Grande Place Ă Mons, en Belgique. Mons est la capitale de la culture en 2015. Saint Georges au centre de la mythologie montoise.
Le titanesque recensement des voies de circulation mené par Google et sa succursale Street View n’est pas dénué de fantaisie, si l’on s’arme de patience. Le hasard place parfois, sur le chemin des Google cars, des scènes étranges, que certains ont d’ailleurs collectées. Le contrepied choisi par le projet de la Cie X/tnt, fixé en images par Bram Goots, est plus volontariste. Pour réenchanter Mons, pour que Mons émerveille, Antonia Taddei et Ludovic Nobileau ont eu recours aux artifices : fumigènes, éclairages et accessoires. À rebours du point de vue surplombant et des tons ternes de Street View, Goots shoote à hauteur de taille, sature les couleurs, use du contrejour et des contrastes. Aux passants qui ne font que passer, les happenings substituent des habitants qui ne font pas de la figuration, mais interprètent des performances plus énigmatiques. On peut ainsi se demander « À quoi ce cerf ? ». Mais le sens politique de ces postures de deuil devant des panneaux électoraux drapés de noir est assez explicite. Remarquons que, si leurs visages ne sont pas floutés, ils apparaissent souvent masqués, grimés ou obscurcis. Ce ne sont pourtant plus des personnes anonymes, mais des personnages, costumés, en représentation. Dans leur propre rôle – celui des jours de travail ordinaires ou celui des jours de fête – ils se réapproprient leur ville. Et celle-ci n’est pas un simple décor : la brique, les pavés, les murs et les façades impriment leur présence sur l’image, la rue est vivante. On est bien quelque part. À Mons, avec les Montois, dont le portrait est bien, aussi, celui de leur ville. ■ jérôme latta
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AU RESTAU
LA CRISE DE LA DÉMOCRATIE EST-ELLE SOLUBLE DANS LA DÉMOCRATIE LIQUIDE ? La déliquescence de la démocratie cohabite avec de nouvelles expériences citoyennes… Yves Sintomer et Clément Sénéchal interprètent différemment cette contradiction. Mais s’accordent sur la nécessité d’un profond changement. dialogue orchestré par jérôme latta photos laurent hazgui/divergence pour regards
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R AU RESTAU
Rue Ramponeau, à Belleville et à quelques mètre de là où, dit-on, se dressa la dernière barricade de la Commune de Paris, Dame Jane, “cave à manger et à boire”, a récemment ouvert ses portes. Une nouvelle adresse “bistronomique” modeste en nombre de tables, mais généreuse en plaisirs. regards.
Quels sont les symptômes de la crise politique qui mine les vieilles démocraties occidentales, et particulièrement la France ?
CLÉMENT SÉNÉCHAL
Membre du Parti de gauche, animateur de la commission pour la constituante et la VIe République.
YVES SINTOMER
Connu pour ces travaux sur la démocratie participative, il est professeur de science politique.
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yves sintomer. Ils sont multiples. Les partis continuent à perdre des militants, en France comme ailleurs en Europe. L’abstention monte de façon presque continue, tout comme l’insatisfaction à l’égard des partis et du système politique – insatisfaction qui peut se mesurer dans les sondages, mais que l’on ressent aussi au quotidien, de même qu’une désaffectation plus globale envers le système institutionnel. Cette crise touche en particulier les classes populaires, au sein desquelles le premier parti est l’abstention, et le second le Front national. La crise sociale et économique, même si elle n’est pas la cause unique, a renforcé l’impression de l’impuissance de la politique nationale à répondre aux défis posés.
clément sénéchal. Cette crise s’accélère. La façon dont le Parti socialiste gouverne, par reniements successifs, est un symptôme grave de la déréliction de la social-démocratie : de fait, le PS incarne aujourd’hui le discrédit total de la parole politique et institutionnelle. En dehors de l’élection présidentielle, autour de laquelle est orientée la Ve République, surtout depuis l’inversion du calendrier électoral et la mise en place du quinquennat, l’abstention est galopante. Les élections intermédiaires ne servent plus à grand-chose. À quoi on doit ajouter l’illisibilité démocratique entre le niveau national et le niveau européen : on ne sait plus où s’exercent la souveraineté et le
pouvoir. Enfin, l’accroissement des inégalités sociales est lui-même l’un des symptômes majeurs de cette crise démocratique. regards. S’agit-il conjointement d’une crise des élites, du fonctionnement démocratique, des modèles socio-économiques qu’on ne semble plus pouvoir dépasser, ou bien y a-t-il des facteurs parmi ceux-ci sur lesquels on peut agir ? yves sintomer.
Les crises sont distinctes, elles se renforcent les unes les autres : la crise socio-économique, la crise écologique qui va marquer le siècle, la crise de la souveraineté qui s’est affaiblie en même temps que l’État-nation. Certains facteurs sont spécifiquement français : intensité de la crise “postcoloniale” et identitaire d’une France de plus en plus provincialisée, présidentialisation à l’extrême du pouvoir dans la Ve République, professionnalisation encore plus accentuée qu’ailleurs. D’autres ne sont pas particuliers à la France, comme la crise des partis de masse. Il n’y a donc pas de cause majeure unique sur laquelle on pourrait agir.
clément sénéchal. On constate aussi une distorsion de l’espace public. Auparavant, ce dernier était majoritairement vertical, fermé, gardé par des élites qui triaient les paroles autorisées. Aujourd’hui, avec la révolution numérique, celui-ci devient poreux, multiple,
« La démocratie liquide apporte quelque chose de nouveau par rapport au programme classique de la gauche, totalement obsolète. » Yves Sintomer
AU RESTAU
divers. S’il reste bien sûr des paroles dominantes, ce nivellement renforce la crise de légitimité des paroles instituées, institutionnelles, dans un système politique rigide et césariste. Dans la Ve République, le chef de l’État est à la fois irresponsable et tout-puissant, avec un parlement marginalisé. Nikos Poulantzas prédisait dès les années 1970 cette dérive autoritaire : le néolibéralisme s’appuie sur une bureaucratie d’État et un exécutif fort pour mettre de côté les corps intermédiaires et les fonctions de représentation constitutives de la démocratie classique. regards. En parallèle à cette crise, on parle beaucoup d’expériences démocratiques novatrices, locales ou nationales, de l’émergence de contre-modèles : les mouvements des Indignés, Occupy, Podemos ou Syriza… yves sintomer.
Il est important de rappeler leur existence pour contrebalancer un discours de décadence très fréquent, au sein de la gauche en particulier, selon lequel « Tout fout le camp » : la démocratie, l’État social, la souveraineté populaire, etc. Il ne faut pas nier les reculs et des tendances préoccupantes, mais le panorama est complexe. Par exemple, la place des femmes en politique est incomparable avec celle d’il y a trente ans. C’est un progrès majeur. L’ouverture de l’espace public à d’autres types d’acteurs, la place des réseaux
sociaux dans la politique sont des facteurs forts de démocratisation. À l’échelle internationale, le schéma du déclin n’est pas généralisé : la démocratisation a été très forte en Amérique latine, en Europe de l’Est, mais également – de façon plus complexe – en Asie et en Afrique. Les expérimentations démocratiques actuelles vont dans des sens très différents : elles ont évidemment des liens entre elles, mais elles n’offrent pas de modèle clés en main. Il y a cependant une tendance à la rénovation démocratique qui se déploie aujourd’hui sous des formes variées, sur lesquelles on peut s’appuyer pour aller de l’avant. Nous sommes en tout cas à un stade où ce ne sont plus des aménagements à la marge ou des réformettes qui peuvent nous permettre d’avancer de façon dynamique. clément sénéchal.
Il est vrai que l’on a assisté à de grandes mobilisations dans d’autres pays, au Brésil, au Canada, avec les printemps arabes, etc. Syriza et Podemos nous permettent aussi d’espérer, même s’ils recouvrent des processus politiques différents. Syriza est parti de peu de suffrages et a enclenché une dynamique unitaire assez classique, dans un environnement institutionnel particulier, dominé par des élections à la proportionnelle. Podemos relève plus d’une stratégie bolivarienne dite “populiste”. Pablo Iglesias, issu du Parti communiste (Izquierda Unida), a été
inspiré par le théoricien sud-américain Ernesto Laclau et suit une ligne radicalement “anti-système”. Podemos se singularise aussi par un intérêt pour le tirage au sort et par l’utilisation des technologies numériques pour mettre en œuvre une démocratie plus directe – même si, lors du dernier congrès, c’est la motion qui portait la vision la plus verticale du parti qui l’a emporté. En revanche, je suis plus dubitatif envers Occupy, qui me semble s’être dilué dans “l’ego-trip”, sans produire d’avancée réelle. regards.
La notion de “démocratie liquide”, qui désigne des formes démocratiques directes, appuyées sur les usages d’Internet, a souvent été accolée à ces expériences politiques originales. Une partie de la solution réside-t-elle en elle ? clément sénéchal. La question posée, avec ce que l’on désigne sous ce terme, est de savoir à quel moment on se confronte vraiment aux rapports de force qui structurent le système, à quel moment on entre dans le jeu politique pour le subvertir. Le travers de la démocratie liquide est de croire que la démocratie peut vivre sans acter un processus de décision, sans arbitrer entre différents possibles ni cristalliser une volonté. C’est une liquéfaction du temps. La dimension participative du Web permet de nouvelles mobilisations ; mais comme c’est un espace qui
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AU RESTAU
ne connaît pas la rareté, il incite à contourner les problèmes plutôt que de les trancher. Je ne pense donc pas que la démocratie liquide puisse servir réellement d’alternative globale ou de renouveau démocratique. La politique, c’est aussi l’administration matérielle de la vie collective : c’est-à-dire l’arbitrage entre une pluralité d’opinions et d’intérêts contradictoires. yves sintomer.
En effet, la “démocratie liquide” ne se suffit pas à elle-même. Mais je pense qu’elle dispose de deux très grandes forces. D’abord, c’est l’invention d’une nouvelle forme politique qui a une influence internationale aujourd’hui et dont tout laisse à penser qu’elle va être durable. Même si Occupy et la démocratie liquide n’ont pas eu de conséquences immédiates, cela ne signifie pas qu’ils ne changent pas les choses et ne les font pas progresser. Sans les mouvements de type Occupy, il n’y aurait pas eu Podemos, qui est né du mouvement 15-M, ni Syriza. La démocratie liquide va être une des formes qui vont peser dans la vie politique, avec ses limites et ses forces : capacité de mobilisation spontanée, de toucher de nouveaux acteurs, de bousculer des hiérarchies et des appareils établis. L’autre force de la démocratie liquide, c’est de nous faire penser la démocratie autrement qu’avec le modèle de la souveraineté, c’està-dire comme un espace unifié pyramidal dans lequel on discute,
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on effectue des médiations avant de prendre une décision majoritaire que l’on applique. La réalité, claire au niveau international, plus nuancée au niveau national, c’est une gouvernance multipolaire. Une multiplicité d’acteurs génère les normes politiques et juridiques auxquelles nous obéissons. Nous vivons dans un monde multipolaire, multidécisionnel, dans lequel le vieux schéma de la souveraineté populaire est totalement inopérant. La démocratie liquide nous pousse à penser autrement en nous invitant à une conception plus fédéraliste de la politique et de la démocratie. clément sénéchal. Pour ma part, je ne me défais pas d’une lecture politique qui reste articulée à la lutte et à la différenciation des classes. La “gouvernance multipolaire” est avant tout le mode de gouvernement actuel de la classe dominante – à l’image de la Troïka dans le cas grec – pour mener une politique de classe unifiée et hégémonique. La classe dominante exerce aujourd’hui une souveraineté très intégrée, qu’elle soit ou non multipolaire, au travers d’institutions déterminantes comme la monnaie, le monopole de la violence légitime, le système juridique etc. Je conçois plus la démocratie liquide comme un phénomène individualiste, peu institué, micropolitique – inspiré par exemple des théories de la multitude d’Antonio Negri. Or, si elle génère des luttes spontanées, elle
tend aussi à les disperser très vite. C’est pourquoi je crains qu’elle ne suffise pas à renverser un système hégémonique. Le capitalisme néolibéral s’arrange très bien des mouvements disparates comme ceux des places. Il faut lire Lénine ou, plus près, Bensaïd. On ne changera pas l’histoire, même si l’on est réformiste, sans devenir central dans certaines places-fortes. Ce qui nécessite de s’organiser par le nombre, dans une stratégie au long cours. yves sintomer. Il ne fait aucun doute que la lutte des classes est une réalité, que les classes dominantes connaissent leurs intérêts et savent comment mener des politiques qui les servent, que l’hégémonie du libéralisme est mondiale. Mais il ne faut pas penser la politique et les solutions politiques sous un mode unifié, voire paternaliste ou autoritaire, comme dans le léninisme. Cette dispersion, que l’on peut considérer comme un risque, est une condition existentielle de la politique aujourd’hui. Il ne faut donc pas penser la lutte hégémonique sous la forme d’une place-forte que l’on prendrait mais, selon l’image du réseau ou de l’écosystème, considérer qu’il y a des acteurs différents, disposant de poids extrêmement contrastés : non plus un centre, mais des centres. L’alternative, c’est de contrebalancer le poids des “nouveaux gouverneurs” que sont les agences de notation, les grandes multinationales,
« Le travers de la démocratie liquide est de croire que la démocratie peut vivre sans un processus de décision. » Clément Sénéchal
les organisations internationales, au profit des citoyens ordinaires, mais aussi en faisant rentrer parmi les centres de pouvoir des gouvernements plus progressistes et populaires, des grandes ONG, des mouvements du type Occupy… Là réside la possibilité d’une démocratisation. Il ne suffit pas à Syriza ou Podemos d’arriver au pouvoir : s’ils ne transforment pas le système politique traditionnel, ils rencontreront très vite les mêmes problèmes que les autres partis. C’est en changeant le logiciel politique qu’un véritable changement peut se produire. regards. La restauration d’une démocratique plus réelle n’estelle pas un préalable à des changements plus profonds, même si elle ne les enclenche pas immédiatement ? yves sintomer.
L’idée d’une instrumentalisation réciproque entre un mouvement de type démocratie liquide et un appareil politique en construction me semble assez intéressante. Il n’y a pas un facteur préalable à ce changement, mais plusieurs évolutions dans des espaces et des temporalités différentes, sur des thématiques différentes. Comme dans un écosystème, l’arrivée d’un élément peut provoquer des mutations préludant à une reconfiguration plus globale, au terme de laquelle se constituerait une contre-hégémonie, socialiste, progressiste, écologique, etc. Lé-
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nine n’est pour cela d’aucune utilité. Les pensées libertaires ont plus à dire – mais elles n’ont malheureusement que très peu fait le bilan de leurs propres échecs. Il faut aussi penser l’institutionnalisation que les libertaires ou les mouvements comme Occupy ne thématisent pas. La démocratie liquide apporte cependant quelque chose de fondamentalement nouveau par rapport au programme classique de la gauche, qui me semble totalement obsolète. clément sénéchal. Je ne vois pas comment la “gouvernance multipolaire” pourrait trancher quand s’expriment des intérêts parfaitement contradictoires. De “gouvernance multipolaire” à gouvernementalité néolibérale, il n’y a peut-être qu’une nuance sémantique. Aujourd’hui, on constate bien plus une extrême concentration du pouvoir, entre très peu de mains, que l’avènement d’une démocratie liquide. Il n’est pas possible de transformer la logique des relations sociales sans changer les règles de la représentation politique ou le diagramme du pouvoir institutionnel : dépossession économique et dépossession politique sont les deux faces d’une même médaille. Il faut trouver un système qui permette à des voix opposées à l’ordre établi de s’exprimer sur la scène politique avec la même légitimité que les autres. En somme : donner aux classes populaires une centralité politique contre l’oli-
garchie. La société civile recèle certes des recoins où des espoirs d’émancipation peuvent se cultiver, se développer. Mais j’ai peur que la tendance ne soit : chacun dans sa petite lutte, de son côté, incapable de s’unir à d’autres – dans un parti notamment. Et je ne vois pas vraiment comment la théorie de la démocratie liquide ou les pensées libertaires pourraient remédier à cette pente funeste. Au contraire, Lénine peut nous instruire sur le rapport entre une mobilisation de grande ampleur, irriguant les différents lieux de sujétion, et la nécessité d’une direction politique sans laquelle on tombe dans l’agitation ou l’esthétisme. yves sintomer. Prenons deux exemples paradigmatiques de transformations fondamentales initiées au siècle passé. L’État social, que l’on défend aujourd’hui contre le néolibéralisme, a été le produit d’intérêts parfaitement contradictoires: Bismarck qui voulait contrer la social-démocratie et fournir en soldats l’État prussien, Ford qui voulait vendre ses automobiles à ses ouvriers, le mouvement ouvrier révolutionnaire, les églises qui souhaitaient plus de solidarité, les mouvements réformateurs, etc. Deuxième exemple : la révolution féministe, qui est une révolution anthropologique majeure, s’est faite sans “prise de la Bastille”, sans partis spécifiques. Elle a été le fait d’une multitude d’actrices et d’acteurs, dans les
mouvements sociaux, l’État, les familles… Il y a évidemment des intérêts et des acteurs qui s’opposent, et une gouvernance internationale qui ressemble aujourd’hui à un véritable apartheid. Mais penser que l’on va résoudre le problème avec un centre me semble totalement illusoire. Des gouvernements vont tomber et d’autres vont être élus, des rapports de pouvoir changeront au sein des entreprises, des
grands entrepreneurs comprendront peut-être que pour éviter une crise économique et écologique ingérable, il vaut mieux abandonner un développement non soutenable. Il y aura des phénomènes contradictoires, hybrides… C’est ça la vie, c’est ça la politique ! ■ propos recueillis par jérôme latta,
Médias contre médias. La société du spectacle face à la révolution numérique, de Clément Sénéchal. Les Prairies ordinaires 2014.
Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, d’Yves Sintomer. La Découverte, 2011.
photos laurent hazgui
/divergence
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François Hollande est en représentation dans les jardins de l’Élysée. Il plante un chêne à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Office national des forêts. Un chêne à l’Élysée ? Quelle drôle d’idée ! Que pourra penser ce chêne élyséen de ces présidents qui se suivent et ne se ressemblent pas ? Un des derniers à y avoir pensé, André Malraux, avait repris pour titre de son livre, sur les adieux à de Gaulle, les premiers mots d’un très beau vers de Victor Hugo, « les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ». Mais François Hollande, en prenant la pose, semble en déséquilibre, en recherche d’une béquille, peut-être écologiste, pour tenir sur les deux jambes. La pelle qu’il tient à la main est un outil ambivalent. Il sert à planter et aussi à enterrer. Qu’est-ce qu’il pourrait chercher à enterrer dans les jardins de l’Élysée ? Peutêtre la social-démocratie qui a épuisé son temps. Il y a longtemps que ce n’est plus le projet flamboyant et internationaliste de Rosa Luxembourg dans les premières années du vingtième siècle. Ce n’est plus, non plus, le projet ambitieux de l’État social, keynésien et fordiste, encore porté par Olof Palme en 1986, quand il a été, lui aussi, assassiné. La social-démocratie se résume à des partis de gouvernement qui voguent au gré des vagues néolibérales. Elle est entrée dans la période de déclin de sa trajectoire. Comme le radicalisme républicain qui, après sa période de gloire, a continué à occuper longtemps les ors de la République. La social-démocratie ne porte plus de projet d’émancipation, même plus simplement de projet de transformation. Elle gère et se retranche derrière la dictature du réalisme. Elle rejoint la maxime de Mme Thatcher, dite TINA : There Is No Alternative, par rapport au diktat néolibéral. Ce qui ne veut pas dire qu’elle va disparaître. Après tout, la queue de la comète éclaire le ciel bien après que la comète soit passée. En plantant un arbre, François Hollande cherche peut-être à compléter un programme. Celui qui dit que pour réussir sa vie, un être humain doit faire trois choses : avoir un enfant, écrire un livre et planter un arbre. François Hollande estime-t-il qu’il a réussi sa vie ?
GUSTAVE MASSIAH Figure du mouvement altermondialiste
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AFP PHOTO / POOL / Philippe Wojazer
gustave massiah commente… une photo de Philippe Wojazer
L’IMAGE
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INTERSECTIONNALITÉ. Le mot est aujourd’hui partout. Ou presque. Venu des milieux de la gauche radicale et universitaire américaine, il a traversé l’océan et s’invite même chez les humoristes. Ils ont beau jeu de rire de ce terme aussi difficile à prononcer qu’à comprendre. Le jargon n’est pas loin et il fonctionne parfois comme un mot de passe. Entre initiés. Dommage. Car le sujet n’est pas sans importance. Il renvoie à une réflexion sur les luttes d’émancipation des dominés. Faut-il les hiérarchiser ? Faut-il les unifier ? A quel prix ? Le terme a été forgé en 1989, par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, dans une étude portant sur les violences subies par les femmes de couleur au sein des classes sociales défavorisées. L’analyse intersectionnelle désigne, depuis lors, une réflexion sociologique sur les individus subissant, conjointement, des formes de discrimination relativement hétérogènes. Elle part du principe général que le racisme, le mépris de classe, le sexisme, etc., ne
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LE MOT
peuvent être étudiés et combattus séparément. Mais elle s’interroge sur la possibilité, et même l’opportunité d’une “convergence des luttes”, dès lors que celle-ci se ferait nécessairement au détriment des plus discriminés. La pensée intersectionelle conteste toute convergence qui alignerait les luttes sectorielles sur une lutte plus générale. Par exemple : privilégier la lutte des classes et faire passer au second rang les luttes des femmes, des immigrés. Mais en cherchant le sujet ultime des luttes (la femme noire ouvrière, par exemple), l’approche intersectionelle reconduit, paradoxalement, la recherche d’un sujet privilégié de l’histoire des luttes, comme la classe ouvrière, en son temps. En ouvrant indéfiniment la liste des dominés, elle risque surtout, comme l’écrit Judith Butler, de confondre division et divergence des luttes. Ce n’est pas parce que l’on conduit une lutte singulière qu’on s’oppose aux autres combats, à leur articulation. Sur le papier, du moins ! ■ gildas le dem
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L’OBJET POLITIQUE
La pancarte Être porté par la marée humaine sans fondre dans la masse. Défiler aux côtés de milliers de manifestants tout en brandissant une pancarte, sa pancarte, c’est éprouver la puissance de la multitude sans abdiquer sa personnalité. Unique et artisanale, la “bonne” pancarte doit provoquer le sourire du voisin de cortège ou attirer l’objectif des photographes. Le « Non à la casse sociale » de la banderole géante de la CGT est, hélas, toujours pertinent et d’actualité, mais il s’agit d’un mot d’ordre rituel qui ne prétend ni surprendre, ni livrer un sentiment personnel. La pancarte, elle, permet à chacun de préciser sa pensée. Si elle a toute sa place dans les mouvements sociaux traditionnels portant sur les retraites et l’emploi, elle fleurit plus encore dans les marches spontanées, celles qui réagissent à des événements inattendus et traumatisants, et rassemblent de ce fait un public plus large que d’habitude : l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour en 2002, l’invasion des rues par un million de réacs homophobes en 2013, les attentats de Charlie en 2015… Après le 21 avril, les jeunes agitent des feuilles A4 pour dire « J’ai honte d’être français », exprimant leur point d’entrée intime dans la lutte collective contre l’extrême droite. Sur un registre plus ludique, les rassemblements en défense du mariage pour tous débordent de slogans aussi drôles qu’inventifs. « François, recule pas, les homos sont derrière toi ! », « Pitié ! Elle m’a dit : pas avant le mariage » ou encore « Je mets mes doigts partout, pourquoi pas dans une bague ? » Mais la pancarte s’avère aussi un moyen précieux de communier dans l’émotion et le besoin d’être ensemble tout en refusant la récupération politique. Ainsi, lors de la marche du 11 janvier, a-t-on aperçu : « Je suis en deuil, pas en guerre. L’Otan, “Unité nationale”, L’Europe forteresse… non merci ! » ■ laura raim, illustration anaïs bergerat
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REPORTAGE
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REPORTAGE
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REPORTAGE
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REPORTAGE
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Nature
Exposition à la Maison des projets À partir du 31 mars 2015
en ville Maison des projets 128 av. Paul-Vaillant-Couturier
Programme d’animations sur vitry94.fr
REPORTAGE
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TANIA MOURAUD ZENCONTRÔLE L’art contemporain est aussi une affaire de femmes. Mais pour Tania Mouraud, pas question de parler de la « chambre à coucher ». Cette plasticienne revendique d’aller sur le terrain des hommes : la pensée. par marion rousset photos célia pernot pour regards
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DANS L’ATELIER
L
« Là, on me voit en train de brûler mes toiles dans la cour de l’hôpital de Villejuif. » L’artiste Tania Mouraud est née d’un grand autodafé. Un acte fondateur, à l’image de cette femme au tempérament tout feu tout flamme, qui remonte à l’année 1969. Ce geste radical est posé au retour de la Documenta de Cassel où elle vient d’avoir un déclic. Vingt-six ans sera pour elle cet âge tout de rage qui la conduit à faire table rase. À partir de ce jour et pour longtemps, la peinture ne sera plus son terrain d’expression privilégié, dès lors remplacée par une multitude d’autres supports – installations, photos, vidéos… – avec une prédilection pour des matériaux comme les bâches de chantier et le formica qui n’était pas encore vintage. L’œuvre qu’elle désigne en entrant dans la galerie du Centre PompidouMetz, I burned all my paintings, ouvre l’exposition que l’institution lui consacre au printemps et qui se déploiera dans neuf lieux de la ville à partir de fin juin. Cette rétrospective, sorte de face-à-face avec ellemême, elle l’a désirée en même temps que redoutée : « Ce n’est pas mon truc, ce rapport au passé. » À soixantetreize ans, Tania Mouraud reste plus que jamais un électron libre qui pense tout haut sans s’occuper du qu’en dira-t-on. Lunettes fumées, chapeau de feutre et blouson de cuir, cette femme qui s’est inventé un look qui dépote pour ses soirées DJ parle beaucoup, répond du tac au tac, désopilante et volcanique, quoique zen affirmée contre toute apparence. Mais là aussi, c’est une question d’indépendance : « Quand je pars en Inde, je manifeste mon indépendance par rapport au milieu de l’art contemporain et ça fait peur à ceux qui font partie de ce monde-là. » Elle, en revanche, n’a peur de rien, sauf peut-être de verser dans le fétichisme sans y prendre garde. Qu’elle se rassure, c’est un travers que l’exposition évite de fait, grâce à un concept ad hoc : « La plupart des pièces de l’époque ont été réactivées, les originaux ayant été presque tous détruits. Il y a même une œuvre que j’avais transformée en étagère à une époque où je n’avais pas de fric », livre l’artiste. Quant aux plans “ archi jaunis ” de tous les projets qu’elle a élaborés au fil des années, elle a préféré les numériser. « Les exposer
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Tania Mouraud Artiste
dans leur état actuel aurait introduit de la nostalgie, ce que je ne veux surtout pas. L’important, c’est l’idée. » AU MÊME NIVEAU QUE LE SPECTATEUR On s’en serait douté, Tania Mouraud n’a donc pas non plus peur des concepts. Son œuvre est un vaste chantier fait de maquettes qu’elle a voulu exposer à Metz. C’est dans les livres d’écrivains, de sémiologues, de philosophes et de sociologues que ce “work in progress” puise son inspiration. Des auteurs qui l’aident à cheminer dans le monde contemporain : « J’aime les lectures qui me permettent de comprendre la société. Quand j’étais jeune, je lisais Frantz Fanon, aujourd’hui je m’intéresse à des penseurs comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, Roland Barthes ou Pierre Bourdieu. La manière
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Cette solitaire n’a cure de partager les codes policés d’un Jeff Koons et autres stars ultra-bright de l’art contemporain.
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DANS L’ATELIER
dont ils déconstruisent le système capitaliste me nourrit en tant qu’individu », confie-t-elle. Dans son œuvre, cette dimension qui ne saute pas aux yeux est pourtant partout présente en filigrane, en particulier dans la manière qu’elle a de toujours vouloir se mettre au même niveau que le spectateur. « Je ne suis pas enfermée dans une bulle. J’ai toujours laissé une grande place au regardeur car je me considère au même niveau que lui. » Comme dans People call me Tania Mouraud, une série de portraits qui ne disent rien de son intimité, mais parlent à tout le monde. « On voit une photo de moi mais ça pourrait être une de toi », lance l’invitée de Pompidou-Metz. « Elle a profondément foi en l’intelligence du spectateur », estime d’ailleurs Hélène Guenin, commissaire de l’exposition. Ce souci politique se raconte sans cesse au fil de surprenants détours qui conduisent cette figure de l’art conceptuel jusqu’à faire l’éloge de l’artisanat. Là, c’est un crépi peint à la feuille d’or par un artisan du faubourg Saint-Antoine, ici un travail de menuiserie réalisé par un professionnel qui possède encore les machines que son grand-père utilisait pour fabriquer des skis en bois. « Les artistes acceptent d’être considérés comme des ouvriers, mais pas comme des artisans ! Ils instaurent une hiérarchie entre les deux pour une question d’ego, alors qu’ils sont au même niveau. Dans chaque cas, il s’agit de faire art. » Un art du renouvellement, en l’occurrence, qui sait changer de forme au gré de ses envies, jusqu’à son fameux NI : deux lettres en capitale pour une campagne d’affichage, imaginée à la fin des années 1970, sur les lieux de la parole marchande. « LES ARTISTES SONT TOUS SEXISTES » L’œuvre de Tania Mouraud ne fait pas état de sa vie personnelle qui, sans passer par l’autofiction, s’y décrypte à la manière impressionniste. Où l’on apprend par exemple avec la série Girl Li qu’entre autres petits boulots, elle a été ouvrière à la chaîne chez Spaten Kaffee à Düsseldorf, en Allemagne, quand elle avait à peine vingt ans. Et où l’on comprend que son intérêt pour les matériaux de chantier n’est pas sans lien avec sa passion pour les
constructivistes russes, qui fait elle-même écho à son expérience communiste de jeunesse… « J’ai été militante dans une cellule communiste, mais j’en ai eu marre de faire les sandwichs. Je suis partie, sans abandonner derrière moi l’idéal d’une société plus juste. Ce sont les voyages en Inde qui m’ont permis de vivre à ma manière mes idées de justice. » Des voyages dont elle a ramené l’idée de s’inspirer du coussin Zafu de méditation, positionné face à une fenêtre avec vue plongeante sur la ville. Marre de faire les sandwiches ? La misogynie qu’elle a expérimentée au Parti communiste n’a pas cessé de l’exaspérer dans le monde si chic de l’art contemporain où, l’air de rien, chacun reste à sa place. Du moins d’après ce qu’elle en dit : « Je n’ai pas d’affinités personnelles avec les artistes, ils sont tous sexistes… Quand on est jeune on est de la chair fraîche et à cinquante ans on est transparente », déplore-t-elle. Et de poursuivre avec son franc-parler : « Pour sortir du lot, il faut soit être lesbienne, soit avoir un mec connu, artiste, collectionneur ou ministre, soit travailler sur la chambre à coucher, s’appeler Nan Goldin et mettre sur la place publique tous les trous de son anatomie. Ça, c’est vendeur ! » La voilà qui explose, décidément furieuse de se rappeler à quel point les femmes continuent de se mouler dans des rôles faits pour elles, telle la Française Annette Messager qui tisse et assemble la laine et le tissu pour faire peluches, jouets et poupées. « Elle ne remet rien en cause : aux femmes la nature, aux hommes la culture… » Quid de Louise Bourgeois dont les sculptures monumentales en forme d’araignées ont pourtant l’ampleur requise ? « Elle est devenue célèbre à quatre-vingt ans, quand son mari est mort. » LES YEUX OUVERTS Le rejet de cette partition paternaliste est un héritage de sa mère, une aventurière qui fut lieutenant dans la Résistance, journaliste à CBS pendant la guerre du Viêt-Nam, femme d’affaires… Mais rêvait d’un riche mariage pour sa fille qui a grandi sans figure paternelle d’autorité, orpheline de ce père juif roumain mort pendant la guerre du Vercors. Tania Mouraud est donc envoyée dans des pensionnats chics en Angleterre où,
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DANS L’ATELIER
raté, elle apprend les vertus de la sororité. « Ma mère travaillait et avait des enfants. Je trouvais normal de ne pas avoir à choisir entre les deux. » Cela à une époque où les épouses dépendaient encore de leur mari pour ouvrir un compte en banque. « Je ne suis pas militante, mais on ne peut pas ne pas se dire féministe », affirme aujourd’hui celle qui se bat avec les outils qui sont les siens : « Je suis une femme qui va sur le terrain des hommes : la pensée, l’éthique, la responsabilité. » Encore plus depuis qu’au début des années 2000, elle a commencé à tourner des vidéos dans lesquelles se devine l’histoire de la Shoah, un peu la sienne. Prises à travers la vitre embuée d’un véhicule qui remonte vers l’ancien camp de concentration français KL-Natzweiler au Struthof en Alsace, les images de Sightseeing sont projetées dans un cube séparé sur fond de clarinette aux accents Klezmer. Une musique traditionnelle autrefois jouée dans les communautés juives d’Europe de l’Est. « Pour cette composition contemporaine, je voulais une clarinette déchirante qui soit le symbole de tous les génocides », confie-t-elle. Il y a aussi, avec Ad Nauseam, cette pelleteuse que l’on voit ramasser des milliers de livres envoyés au pilon et derrière lesquels on ne peut s’empêcher d’imaginer des cadavres. « Tania Mouraud est quelqu’un d’entier qui garde cette vision d’une artiste qui a les yeux ouverts et se sent responsable de la société », acquiesce la commissaire de l’exposition. LOIN DES STARS Subtile articulation de la pensée et de l’émotion, ces œuvres empruntent des chemins de traverse qui saisissent à la gorge. « Je faisais de l’art minimal à la fin des années 90 avant d’aborder la vidéo. Je me suis dit que je n’avais rien à perdre, ce medium m’offrait la liberté que je souhaitais, les films n’étant pas très chers à produire. Et tout ce que j’avais refoulé, mon angoisse, est soudain sorti. » Son secret de fabrication ? Deux ans de tournage intenses suivant une méthode à mille lieues de celle d’un Loris Gréaud dont la superproduction, The Snorks, tourné avec Charlotte Rampling, a coûté des centaines de milliers d’euros. « Je m’occupe de tout pour être en contact
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« Une femme qui donne comme moi son avis sur le monde, on dit qu’elle a mauvais caractère » direct avec mon émotion. Je ne prépare rien, j’aime bien ne pas trop maîtriser le médium : quand c’est trop parfait ça devient ennuyeux. Et puis je tourne énormément, entre cinquante et soixante heures, pour aboutir à une séquence qui dure à la fin entre cinq et dix minutes. » Cette solitaire n’a cure de partager les codes policés d’un Jeff Koons et autres stars ultra-bright auxquelles l’art contemporain tend parfois à être assimilé. Aux antipodes des figures d’artistes devenus des hommes d’affaires à la une des journaux, elle n’est « pas mondaine » pour un sou. Dans les mois à venir, elle devrait même l’être de moins en moins : l’atelier qu’elle louait ayant été vendu à la découpe, elle s’apprête à quitter son modeste appartement de l’Est parisien pour s’installer à la campagne, près de Bourges, non sans appréhension. Mais quand elle a une idée en tête, elle n’en démord pas. « Une femme qui donne comme moi son avis sur le monde, on dit qu’elle a mauvais caractère », explique la plasticienne. Autant dire qu’elle passe auprès de certains pour une emmerdeuse. Nuance : « Je suis juste exigeante ! » Au point de préférer claquer la porte que de se soumettre à des diktats. Ainsi n’a-t-elle pas hésité à se séparer de sa galerie qui lui demandait de rétrécir drastiquement le format de son projet monumental pour le City Hall de Toronto. Plus original, elle prétend travailler en permanence avec une lettre de démission dans la poche. Au cas où. « Si l’art est attaqué, je pars. » C’est arrivé une seule fois. r marion rousset
L’EXPOSITION
L’œuvre de l’artiste Tania Mouraud est présentée au Centre Pompidou-Metz jusqu’en octobre 2015. L’occasion de faire connaître la richesse et la diversité d’un travail aux matériaux et aux enjeux sans cesse renouvelés : outre ses installations, photographies et vidéos, sont aussi exposées les maquettes de projets qui n’ont jamais été réalisés. Pour cette rétrospective, de nombreuses pièces qui avaient été détruites ont été réactualisées. À découvrir. Centre Pompidou Metz, Tania Mouraud. Une rétrospective, du 4 mars au 5 octobre 2015 et du 27 juin au 5 octobre dans neuf lieux de la ville.
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MÉMOIRE ET TRAUMATISMES POLITIQUES
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Bien sûr, il y a l’écriture. Saccadée, juste, précise, douce et tonitruante à la fois. Bien sûr, il y a en toile de fond la relation mère-fille, cet éternel conflit dont on voit bien qu’il peut faire le sel d’un roman. Mais Noémi Lefebvre a réussi bien plus important : avec L’enfance politique, elle signe un roman d’époque de haute qualité politique. Martine n’est pas à la plage mais devant sa télé. Dépressive après un traumatisme, elle campe dans le lit de sa mère et regarde des séries télé. Sa mère a trouvé un clic-clac qu’elle a installé dans la cuisine : « Elle a fait
clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
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comme ça, (…) c’est son idéologie. (…) C’est ainsi, l’homme croit et il se représente. En tant que mère, souvent il croit en la cuisine où il se représente. » Ces jours passés devant les séries permettent à Martine de remonter le temps politique de l’éducation de sa mère, une scolarité chez les bonnes sœurs et l’influence du maréchal Pétain. « Il y a prescription des crimes de l’Occupation des bonnes sœurs sur ma mère », écrit l’auteure. De toute façon, la mère de Martine continue de prier et de vouvoyer Dieu, et de raconter une version pour enfants de la guerre d’Algérie au cours de laquelle son époux, décédé, s’est battu – au nom de la France. Une infusion éducative dont Martine ressent les effets. La situation psychique de Martine se dégrade : elle est internée à l’hôpital psychiatrique à la demande d’un tiers, sa mère. Finalement, les traumatisés, les fous, ceux qui ne se relèvent pas sont ceux qui n’arrivent pas à vouloir. « Certains ont entendu siffler quelques obus et ils sont en morceaux, d’autres ont un bras en moins mais ça va, ils font de la poésie. (…) Moi je voulais vouloir. Mais je voyais bien que bien que le voulant, je ne le pouvais pas car je n’avais pas
le pouvoir de vouloir. » Martine finit par lâcher le morceau : elle a subi un viol politique. Mais elle ne s’en souvient pas. En attendant, elle n’y arrive pas. Et s’interroge : « Je me demande si les abus politiques sont transmis par la mère ou transmis par la guerre (…) Je me demande si la Nation n’y est pas pour quelque chose. » D’ailleurs, en cas de guerre ou de viol, la société organise un service sanitaire mettant à disposition des psychiatres et psychologues : « La nation constate les effets psychologiques de la violence politique. » Pour ceux qui ne surmontent pas ces violences, des médicaments permettent d’assommer pour supporter, de se détendre pour retrouver sa place dans la vie civile. Noémi Lefebvre développe tout ce propos en nous comparant à des rats. L’enfance politique est un livre sur la mémoire politique, ce qu’elle imprime sur les générations. C’est une réflexion littéraire sur la folie, ce construit social, culturel, historique. C’est aussi une contribution romancée mais utile à la psychologie / psychiatrie / psychanalyse. C’est enfin une mise en scène de cet enjeu particulièrement d’époque, entre le je et le nous.
Noémi Lefebvre, L’enfance politique, Verticales, 169 pages, 9 euros.
J’ai lu ce roman dans un contexte politique particulier : celui d’une nouvelle déroute, magistrale, de toute la gauche aux élections départementales. Je ne savais pas encore que le total de la gauche atteindrait, moins de trois ans après la victoire de François Hollande, 37 % au premier tour – contre 48 % en 2011. Ce livre m’a fait penser à la mémoire générationnelle militante. En politique aussi, après tout, ne sommesnous pas faits comme des rats ? Ce qu’imprime sur les nouvelles générations le vécu des précédentes, l’échec des expériences de type soviétique, les impasses de la social-démocratie, les traumatismes du 20e siècle à gauche nous sont légués. La succession de tentatives qui n’ont pas réussi pèse sur les consciences anciennes et fragilisent les nouvelles. Si l’on écoute Noémi Lefebvre, tout le monde n’en sera pas impacté de la même façon, et l’énergie viendra de ceux qui, dans le pays, pourront. Autrement dit de ceux qui voudront, et donc de ceux qui pourront vouloir. Gageons que ces survivants seront les plus nombreux possibles.
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E BL I T C DU TRE N É D VO TIO E D RA A L C 4 DÉ 201
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