DANS CE NUMÉRO, 76 ENTRE LES INTELLECTUELS
06 CE PRINTEMPS Agenda politique, culturel et intellectuel.
08 L’ÉDITO
Une place pour tous.
10 « Le premier problème en Europe est l’absence de démocratie, pas le capitalisme » Yanis Varoufakis vient de lancer mouvement DiEM25. L’ancien ministre des Finances grec veut restaurer la démocratie en Europe, pour sauver celle-ci.
16 ONDES MIGRATOIRES
Animée par des migrants, la Radio des foyers leur redonne une voix pour dire d’où ils viennent et où ils veulent aller dans leur pays d’accueil.
26 « En Amérique latine, la gauche a transformé la société, mais n’a pas réalisé un nouvel imaginaire »
Au secours, les droites reviennent en Amérique du Sud ! Christophe Ventura explique comment la gauche au pouvoir n’a pas su y gérer ses propres réussites.
34 BRUNO LE MAIRE, L’HOMME PRÉSIDENTIEL
Le “troisième homme” de la primaire à droite se voit déjà en sortir vainqueur et joue de ses ambiguïtés pour forcer sa voie vers l’Élysée.
42 TRAVAIL, LA FIN DU SALARIAT
ET LE POUVOIR, LE DIVORCE EST PRONONCÉ Les trahisons du gouvernement ont poussé nombre d’intellectuels à sortir de leur réserve pour entrer en résistance. Faute d’être entendus, ils haussent le ton.
82 PORTFOLIO
Polly Tootal réinvente la photographie de paysage en dressant le portrait d’une Angleterre que toute vie semble avoir subitement quitté.
92 COLOGNE, LE PROCÈS DES ORIGINES Les agressions du nouvel an ont suscité des interprétations racialisantes de cette violence sexuelle, attribuée la culture arabo-mulsulmane.
102 LA GAUCHE DÉSARMÉE FACE AU DJIHAD
Auteurs de livres remarqués sur la question, Jean Birnbaum et Raphaël Liogier débattent des difficultés de la gauche à penser le religieux et ses formes contemporaines.
112 « Du moment que tu fais grève, tu as gagné »
Grand entretien avec la réalisatrice de Comme des lions, qui a suivi la lutte des Peugeot contre la fermeture de l’usine d’Aulnay.
120 INSURRECTION ARTISTIQUE
CONTRE LE DÉSASTRE NUCLÉAIRE
Le metteur en scène Bruno Boussagol porte la tragédie de Tchernobyl au théâtre pour ériger la conscience contre l’oubli.
Ubérisation, numérisation, automatisation… De quoi les bouleversements du travail annoncent-ils la fin, quels nouveaux modèles de protection sociale faut-il inventer ?
ONDES MIGRATOIRES
LA RADIO DES FOYERS 16
LA RUPTURE EST CONSOMMÉE 76
INTELLECTUELS VS VALLS
AMSUD 26
LA DROITE REVIENT
LES V.I.P.
LES CHRONIQUES DE…
JEAN BIRNBAUM Journaliste
Arnaud Viviant 32 Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume
BRUNO BOUSSAGOL Metteur en scène MARIE-CHRISTINE BUREAU Sociologue au Lise-Cnam-CNRS FRANÇOISE DAVISSE Réalisatrice
Rokhaya Diallo 94 Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards
Bernard Hasquenoph 112 Fondateur de louvrepourtous.fr
RAPHAËL LIOGIER Sociologue et philosophe
Clémentine Autain 124
PASCAL LOKIEC Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense
Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
YÁNIS VAROUFÁKIS Économiste et homme politique grec DOMINIQUE MÉDA Professeure à l’université Paris-Dauphine, directrice de l’IRISSO CHRISTOPHE VENTURA Chercheur à l’Iris. Spécialiste de l’Amérique latine
LE NULLE PART EN ANGLETERRE 40
PORTFOLIO
LE MAIRE 34
L’HOMME PRÉSIDENTIEL
COMME DES LIONS
PEUGEOT 112
Ce printemps
EE-LV : DERNIER CONGRÈS POUR LA ROUTE Le congrès extraordinaire d’EE-LV s’étirera du 28 mai au 11 juin, avec pour enjeu officiel d’élire le conseil fédéral et le bureau exécutif (puis de le doter d’un “texte d’orientation” qui fixe la ligne politique du parti). Mais derrière ce non-événement, une question demeure en suspens : EE-LV, pour quoi faire ? L’ambiance est assez morose depuis les départs de plusieurs cadres, vers l’UDE et / ou des ministères. Une cohésion d’autant plus fragile que les derniers résultats électoraux plombent les comptes. Il restera à convaincre que la formation saura tourner la page de l’ère Cosse, pour faire un parti de gauche digne de l’écologie, qui ne soit pas qu’un garde-manger pour le PS. Ou bien vaut-il mieux laisser le bateau couler, juste pour voir où va s’échouer l’équipage ?
FRONT POPULAIRE : 80 BOUGIES Il y a quatre-vingts ans, le Front populaire accédait au pouvoir. En ce temps-là, le monde ouvrier urbain était en expansion, le communisme se voulait la jeunesse du monde et la République sociale était un horizon, en même temps que s’accumulaient les noirs nuages des fascismes européens. La gauche officielle va pontifier sur les beaux souvenirs du passé et jurer ses grands dieux qu’elle reste fidèle aux jours heureux. Mais le peuple se détourne d’elle, le mouvement ouvrier est essoufflé et l’horizon désigné n’est plus que celui de la compétitivité, de la flexibilité et de l’ordre, fût-il paré des vertus de la justice. On fêtera donc l’anniversaire de 36 et on enterrera les vieux rêves de l’égalité et du commun. À moins que… la rue ne se réveille au printemps 2016.
NDDL : LA BATAILLE DU RÉFÉRENDUM Le référendum annoncé par le chef de l’État devrait avoir lieu dans la deuxième quinzaine de juin : « Êtesvous pour ou contre le transfert de l’aéroport de Nantes Atlantique à Notre-Damedes-Landes ? » En limitant la consultation au département de Loire-Atlantique, qu’un sondage donne favorable à 58 %, l’État assure ses arrières. Mais les opposants sont déterminés à intensifier la bataille, contre le bétonnage des terres et au nom de la transformation des modes de vie qui s’esquisse autour du bocage. Pour eux, la cause est entendue : « Il n’y aura jamais d’aéroport à Notre- Dame-des-Landes ». La bataille du référendum commence.
CE PRINTEMPS
Bernie Sanders : premier avertissement Personne n’est dupe. À la fin, c’est bien Hillary Clinton qui sera investie candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine. Toutefois, plus rien ne sera comme avant. Bernie Sanders, qui n’est pas membre du Parti démocrate, aura non seulement marqué les esprits en remportant nombre d’États, mais c’est surtout son discours et ses idées qui laisseront une empreinte. La dernière fois qu’un démocrate avait porté un programme radical, c’était Jesse Jackson en 1988. Et Sanders est bien plus radical que Jackson… Des millions d’Américains ont entendu Sanders parler d’égali-
té, de justice sociale, de lutte contre le racisme, etc. Ils n’ont plus peur du “socialisme”, au contraire : l’ennemi maintenant, c’est Wall Street, un monde façonné en partie par la dynastie Clinton. Ainsi Sanders n’a pas perdu. Il est le premier signal d’alarme sérieux pour le bipartisme triomphant. En le choisissant, les Américains affirment leur ras-le-bol d’un système de représentation périmé, d’une démocratie aux mains de la finance. Demain, à l’heure des choix, Hillary Clinton devra garder à l’esprit ces voix qui lui ont préféré “Bernie”. Ou bien tout perdre.
FOOTBALL : L’EURO DÉVALUÉ Il y a six ans, l’euphorie avait accompagné l’obtention du championnat d’Europe de football. Cette « grande fête du football » allait nous permettre d’accueillir toute l’Europe, de rattraper le “retard” du football français en le dotant de stades modernes et, bien sûr, de profiter des fameuses “retombées économiques”. Depuis, on a eu le temps de déchanter. La panacée des partenariats public-privé pour financer les nouvelles enceintes s’est avérée un piège pour le budget des collectivités et le bénéfice économique est d’autant plus chimérique que l’UEFA s’est vue accorder une exorbitante exemption fiscale. En réprimant aveuglément les supporters français, l’exécutif s’est aussi mal préparé que possible à l’accueil de centaines de milliers de fans étrangers, dans un contexte de risque terroriste décuplé. Bonne fête du football à tous !
PCF : LE CONGRÈS DES INCERTITUDES À quelques encablures de son centième anniversaire, en 2020, le PCF va tenir son 37e Congrès. Il le fera dans un climat d’affaiblissement et d’incertitude. Entre l’alliance avec le PS, en totalité ou en partie, et la candidature déjà déclarée de Mélenchon, les communistes ne savent pas très bien comment préserver leur patrimoine électoral. Pour l’instant, Pierre Laurent a fait passer dans sa direction une ligne de participation au processus de primaires, dans la perspective d’une seule candidature à gauche en 2017. Mais cette ligne ne fait pas l’unanimité. Pour la première fois de l’histoire de ce parti, un groupe de militants et responsables est parvenu à lancer un texte alternatif demandant le retour à une ligne de rassemblement de la gauche d’alternative. Le débat est stratégique et décisif. À suivre donc.
10
Les expos du printemps Dessus Dessous. Annette Messager. Jusqu’au 15 mai 2016, Musée des Beaux-Arts et Cité de la dentelle et de la mode, Calais. L’artiste investit les lieux avec sa poésie étrange et ses installations textiles. Gérard Fromanger.
Jusqu’au 16 mai 2016, Centre Pompidou, Paris. Près de soixante ans de carrière pour ce peintre de la figuration narrative qui s’est toujours confronté à la réalité sociale, de Mai 68 à la guerre du Golfe... Tàpies : Parla, parla. Jusqu’au 22 mai 2016, Les Abattoirs, Toulouse. La plus importante monographie française consacrée au peintre et sculpteur catalan depuis sa disparition en 2012. Bacchanales modernes ! Jusqu’au 23 mai 2016, Galerie des Beaux-Arts de Bordeaux. Fantasmes et réinterprétations de la bacchante antique par les artistes (masculins) du XIXe siècle. Hubert Robert, 1733-1808, un peintre visionnaire. Jusqu’au 30 mai 2016, Musée du Louvre, Paris. Le plus illustre des peintres méconnus du XVIIIe siècle, paysagiste des ruines qui participa à la naissance du Louvre. Intrigantes incertitudes. Jusqu’au 5 juin 2016, Musée d’art moderne et contemporain, Saint-Étienne. La notion du doute explorée par des artistes du dessin contemporain, jeunes ou confirmés.Picasso. Sculptures. Jusqu’au 28 août 2016, musée Picasso, Paris. Séries et variations autour de l’œuvre sculptée du maître espagnol. Carambolages. Jusqu’au 4 juillet 2016, Grand Palais, Paris. Loin de toute érudition, un rapprochement d’œuvres par association d’idées ou de formes, un parcours plein de surprises et de drôleries. Sublime. Les tremblements du monde. Jusqu’au 5 septembre 2016, Centre Pompidou-Metz. Relations passionnelles entre humanité et nature, à travers les créations d’artistes, architectes et cinéastes internationaux. Après la Shoah. Rescapés, réfugiés, survivants (19441947). Jusqu’au 30 octobre 2016, Mémorial de la Shoah, Paris. Quel retour à la vie après les camps de concentration ?
PÈRE DE LA MODERNITÉ L’œuvre singulière d’Henri Rousseau, douanier et peintre autodidacte, confrontée aux artistes d’avant-garde qui, à l’aube du XXe siècle, les fascina par sa candeur et son imaginaire luxuriant. Le Douanier Rousseau. L’innocence archaïque. Jusqu’au 17 juillet 2016, Musée d’Orsay, Paris.
ESPRITS AFRICAINS Masques, statues, tambours et sièges... Chefs-d’œuvre de l’art Baga, peuple d’Afrique de l’Ouest, qui ont inspiré les artistes occidentaux, de Picasso à Moore. Baga. Art de Guinée. Collection du Musée Barbier-Mueller. Du 13 mai au 18 septembre 2016, chapelle de la Vieille-Charité, Marseille.
SOUS LES BOMBES Comment le patrimoine artistique et architectural détruit en temps de conflit devient une arme idéologique, à travers l’exemple des “expositions de guerre” de la première guerre mondiale. 1914-1918, le patrimoine s’en va-t-en guerre. Jusqu’au 4 juillet 2016, Cité de l’architecture & du patrimoine, Paris.
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CE PRINTEMPS
Essais
Jean-Loup Amselle, Le Musée exposé, éd. Lignes, mars Pascal Blanchard, Nicolas bancel et Dominic Thomas (dir.), Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale, éd. La Découverte, 12 mai Miguel Benasayag, Cerveau augmenté, homme diminué éd. Syllepse, octobre Daniel Bensaïd, Ugo Palheta et Julien Salingue, Stratégie et parti, éd. Les Prairies ordinaires, mars Rachid Benzine, Le Coran expliqué aux jeunes, éd. Seuil, 10 mars Wendy Brown, Politiques du stigmate, éd. Puf, 20 avril Arnaud François et Frédéric Worms, Le Moment du vivant, éd. Puf, 27 janvier Eric Charmes et Marie-Hélène Bacqué, Mixité sociale, et après ?, éd. Puf, 13 avril Pierre Dardot et Christian Laval, L’étrange victoire. Comment le néolibéralisme a triomphé dans la crise, éd. La Découverte, 7 avril Christophe Dejours, Situation du travail, éd. Puf, 6 avril Thierry Hoquet, Des sexes innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie, éd. Seuil, 10 mars Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le procès des droits de l’Homme. Généalogie du scepticisme démocratique, éd. Seuil, mars
DROIT La répression des violences conjugales n’est pas l’apanage des sociétés contemporaines. L’essai de l’historienne Victoria Vanneau, qui plonge au cœur des tribunaux, montre au travers de centaines d’affaires judiciaires que le XIXe siècle ne fut pas celui du “droit de correction” du mari sur son épouse. Instructif. Victoria Vanneau, La Paix des ménages. Histoire des violences conjugales. XIXe-XXIe siècle, éd. Anamosa, février
Hervé Le Bras, Le Nouvel ordre électoral. A l’âge du tripartisme, éd. éd. Seuil, 24 mars Bernard Maris, Houellebecq économiste, éd. Flammarion, 8 juin Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception, éd. La Découverte (rééd.), 4 mai Pascal Ory, La Belle illusion. Culture et politique du Front populaire, éd. CNRS, 10 mars Claire Rodier, Migrants et réfugiés : réponses aux indécis et aux réticents, éd. La Découverte, 28 avril David Rousset, Grégory Cingal, La Fraternité de nos ruines. Ecrits sur la violence concentrationnaire. 1945-1970, éd. Fayard, 23 mars Shlomo Sand, La Fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, éd. La Découverte, 24 mars Jeremy Scahill, Dirty wars. Le Nouvel art de la guerre, éd. Lux, 11 mars Alain Supiot, Audelà de l’emploi. Quel avenir pour le droit du travail ?, éd. Flammarion, 2 mars Victoria Vanneau, La Paix des ménages. Histoire des violences conjugales. XIXe-XXIe siècle, éd. Anamosa, février Slavoj Zizek, Ils ne savent pas ce qu’ils font, éd. Puf, 23 mars
TRAVAUX Le diagnostic et les propositions présentées dans Au-delà de l’emploi, rapport mené par un groupe d’experts dans les années 1990, restent plus que jamais d’actualité. À commencer par l’idée défendue par le juriste Alain Supiot d’un « état professionnel de la personne » qui engloberait toutes les formes de travail – salarié et indépendant notamment. À relire d’urgence. Alain Supiot (dir.), Au-delà de l’emploi, éd. Flammarion.
SANS PROFITS & SANS PATRONS Face à trente ans de politiques néolibérales, Benoît Borritz oppose une réponse radicale. Au lieu de courir derrière la croissance ou de chercher une nouvelle recette keynésienne, il propose une utopie concrète : l’entreprise sans patron. Son court et vif essai repose sur l’expérience des Scop et sur une analyse économique argumentée. En jeu : le bouleversement de la répartition de la valeur ajoutée. Cette attaque de la logique du profit percute aussi les réponses politiques fondées sur l’intervention de l’État. Benoît Borritz offre ici un plaidoyer pour une véritable démocratie économique. Et interpelle : si la gauche radicale ne le fait pas, qui le fera ? Benoît Borritz, Coopératives contre capitalisme, Éditions Syllepse, 186 pages, 10 euros.
Une place pour tous
L’ÉDITO
Ce numéro a évidemment été conçu avant les attentats de Bruxelles. Il est néanmoins baigné des questions qu’ils soulèvent, une nouvelle fois. Elles sont de deux ordres. Une part d’entre elles concerne l’islam. Quelles analyses faisons-nous de cette religion et de cette culture ? Dans leur discussion au resto, Jean Birnbaum et Raphaël Liogier sont tombés d’accord pour dire qu’on ne peut pas rabattre la question religieuse sur les seules approches sociales, économiques, politiques. Ils se rejoignent sur la dimension proprement religieuse des motivations des djihadistes. Raphaël Liogier nous dit que naît une nouvelle religion mondialisée, le djihadisme, qui s’enracine dans l’islam en même temps qu’il s’en détache. Après les événements de Cologne, Gildas Le Dem restitue la controverse qui a divisé les féministes, et qui a été d’une grande violence. Il fracture une communauté de combat et d’idées. Françoise Vergès invite à la prudence et à ne pas s’enfermer dans des catégories qui occultent l’essentiel. Pour ne pas se laisser submerger par la peur et la haine, il faut notamment connaître l’histoire de la colonisation. Rokhaya Diallo rend compte de la naissance du mouvement “Printemps Républicain”. Ses initiateurs, dans la foulée de Manuel Valls qui pérore « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », affichent une indifférence violente à l’égard des inégalités, des injustices et de ce passé colonial qui persiste. Leur morgue est sans limite. Face au désarroi d’une jeunesse à la dérive, leur réponse se situe du côté d’une laïcité de combat. Ils participent à cette logique de guerre sans issue. Cet engrenage est sans fin. Il peut conduire au pire. L’autre question est celle du nihilisme ravageur d’un monde désenchanté. Des jeunes de tous milieux
8 REGARDS PRINTEMPS 2016
trouvent un sens à leur vie dans un engagement de mort. Tous ne sont pas englués dans la misère sociale. Mais celle-ci est un facteur de détresse bien tangible. Tous ne sont pas victimes de discrimination et de racisme. Mais le désespoir et la rancœur face à ce mur sont un puissant combustible. Par contre, aucun de ces jeunes n’a trouvé dans notre République et notre gauche son espace. On peut dater cette coupure de plusieurs années. Ce qui est nouveau, c’est qu’existe aujourd’hui une proposition qui parle à une partie d’entre eux. Daesh est notre ennemi et notre rival. Il n’y aura pas d’issue qui ne redonne une place et une espérance à chacun. C’est au cœur du propos développé par Jean Birbaum. Il n’y a pas d’avenir en dehors d’un retour de la politique pour ce qu’elle doit prendre en charge : bien moins la gestion des choses que la construction du sens d’une société. Et les mots creux n’y peuvent rien. Ce numéro met en avant le documentaire de Françoise Davisse, Comme des lions, justement pour sa restitution du réel, loin des lieux communs sur le monde ouvrier et ses luttes. Le dossier sur la déflagration numérique et la remise en cause du travail se coltine ces temps nouveaux, qui peuvent nous plonger dans plus de précarité et de solitude. Qu’une jeunesse s’y oppose dessine un autre chemin. On est prévenu : l’issue de ces luttes est devenue vitale. ■ catherine tricot, rédactrice en chef
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GRAND ENTRETIEN
10 REGARDS HIVER 2016
GRAND ENTRETIEN
« Le premier problème, en Europe, est l’absence de démocratie, pas le capitalisme » Yanis Varoufakis vient de lancer DiEM25, Mouvement pour la démocratie en Europe. L’ancien ministre des Finances grec appelle à une large coalition pour mener cette restauration démocratique, sans laquelle il voit le projet européen s’effondrer à brève échéance.
DR
propos recueillis par fabien perrier
PRINTEMPS 2016 REGARDS 11
Q
regards. Quelles conclusions tirez-vous du lancement de DiEM25 ?
YANIS VAROUFAKIS
Économiste et homme politique grec
yanis varoufakis. Ce n’est qu’un début. L’événement était, je crois, remarquable à en juger par l’enthousiasme des participants, d’une grande diversité : un représentant d’un des syndicats les plus importants d’Allemagne, IG-Metall, qui compte 2,4 millions d’adhérents, une activiste de Blockupy, des membres ou députés des partis Verts (Irlande, France, Angleterre, Portugal...) ou de Die Linke, des socialistes du Danemark ou d’Allemagne, des économistes comme James K. Galbraith ou des philosophes comme Slavoj Zizek... Pour la première fois, je crois, des représentants de groupes aussi différents se retrouvaient à la même tribune, tout en participant au même mouvement avec, pour objectif, de rapprocher les Européens. C’était donc un bon lancement. Mais DiEM, comme tout mouvement, est incertain jusqu’à ce qu’il soit établi. regards. Pour l’instant, vous ne fondez pas de parti. Comment comptez-vous influencer les institutions européennes ? yanis varoufakis.
Les grandes idées, aussi brillantes soient-elles, ne peuvent pas fonctionner sans relais. Nous l’avons vu avec le sort réservé au gouvernement Syriza l’an passé : les propositions et suggestions politiques, même censées, tout comme les demandes des citoyens, ont été négligées voire ignorées. Seul le pouvoir du peuple peut contraindre les gouvernements et les institutions à Francfort, Bruxelles ou Berlin. Ils ne prêtent attention à leurs citoyens que s’ils ont peur.
12 REGARDS PRINTEMPS 2016
GRAND ENTRETIEN
« Seul le pouvoir du peuple peut contraindre les gouvernements et les institutions à Francfort, Bruxelles ou Berlin. Ils ne prêtent attention à leurs citoyens que s’ils ont peur. » Seule une participation massive permettra à DiEM d’être en capacité de changer les choses grâce à des idées fertiles et un soutien organisé. Sinon, le contrecoup populaire sera puissant. regards.
Sans mouvement populaire dans les prochains mois, l’UE courrait donc à sa perte? yanis varoufakis.
Je ne veux pas être alarmiste. J’aimerais croire que l’Europe emprunte le bon chemin. Mais à mon sens, elle est déjà en train de se désintégrer. Au cours de ces dernières années, l’UE a détruit ses propres fondements en apportant des réponses fondamentalement erronées à la crise économique. Les études de l’eurobaromètre révèlent ainsi une tendance constante à la perte de confiance dans les institutions européennes. En outre, dans les prises de décision, le manque de démocratie est complet. Sur le plan économique, le processus déflationniste est continu, et le monde économique entre actuellement dans une nouvelle phase de récession qui, de surcroît, s’attaque à la zone euro avant même qu’elle ait pu sortir de la précédente crise. Ensuite, la question des réfugiés et l’effondrement de Schengen sont survenus. Enfin, les conservateurs progressent, comme en Pologne, et la démocratie libérale est en cours de destruction, comme en Hongrie. Tous ces éléments, auxquels l’UE n’a aucune réponse à apporter, prouvent qu’elle est en train de se désintégrer. À mon avis, rien ne peut stopper ce processus de désintégration si ce n’est une organisation politiquement significative qui puisse restaurer de l’espoir et redonner son sens à la démocratie.
regards.
Restaurer l’espoir, certes, mais avec qui ? À l’échelle européenne, il ne semble pas y avoir d’alternative aux partis…
yanis varoufakis.
Mais les partis se sont rendus eux mêmes insignifiants ! Prenons le PS en France : il n’est plus que l’ombre de lui-même et ne convainc même plus ses propres membres. La droite non plus ne convainc pas son électorat. Avec qui travailler ? Des démocrates ! Prenons l’exemple des libéraux-démocrates. Bien que je sois en désaccord avec eux sur la relation entre capitalisme et démocratie, je respecte profondément leur aspiration à établir un système parlementaire de gouvernement. Mais ils ne peuvent pas prétendre vivre actuellement dans une démocratie libérale. Ils savent que leur parlement et leur gouvernement sont sans pouvoir, que les décisions importantes pour l’avenir de la France sont prises dans l’enceinte fermée et opaque de l’Eurogroupe où leurs représentants soit ne savent pas ce qu’il s’y passe, soit n’ont pas les moyens d’exercer une influence. Une alliance entre tous les démocrates est donc possible, qu’ils soient libéraux-démocrates, sociaux-démocrates, verts, sans orientation idéologique particulière mais opposés à l’autocratie. Il est temps de construire ces alliances.
regards. Qu’est-ce qui est responsable de cette crise démocratique : l’Union européenne ellemême, le capitalisme ? yanis varoufakis. La gauche et la droite peuvent avoir des désaccords sur la compatibilité entre démocratie et capitalisme. Un libéral-démocrate croit que le
PRINTEMPS 2016 REGARDS 13
regards.
« DiEM25 est né pour offrir une infrastructure permettant à la gauche d’avancer unie, y compris aux bourgeois libéraux, avec un objectif : arrêter la fragmentation de l’Europe. » capitalisme est essentiel pour la démocratie. La gauche radicale voit dans le capitalisme un ennemi de la démocratie. Pour un démocrate vert, le problème n’est pas le capitalisme, mais l’incohérence entre l’utilisation des technologies risquant de détruire la planète et l’existence de la démocratie. Ces débats, passionnants, doivent être menés. Pour moi qui suis de la gauche radicale, le premier problème est l’absence de démocratie en Europe, pas le capitalisme. Il n’y a pas de pays plus capitaliste que les États-Unis. Or, ils ne se cognent pas aux mêmes murs que nous. Pourquoi ? Parce que leur démocratie, bien qu’imparfaite, fonctionne. Le président de la banque centrale américaine doit rendre des comptes au Congrès, et expliquer tous les six mois ce qu’il fait, notamment sur le chômage. Ce n’est absolument pas le cas en Europe, qui n’a aucun congrès pouvant démettre le président de la BCE ou démanteler l’Eurogroupe pour avoir condamné l’Europe à six années de stagnation. Ces problèmes de l’Europe ne sont pas dus au capitalisme. Je suis donc optimiste quant à la possibilité d’une coalition avec des libérauxdémocrates, malgré des désaccords fondamentaux sur la comptabilité entre démocratie et capitalisme.
14 REGARDS PRINTEMPS 2016
L’euro est-il le problème ?
yanis varoufakis.
Il est vrai que son architecture, que nous n’aurions jamais dû laisser instaurer, dénie aux gouvernements tout pouvoir. Depuis des décennies, les gouvernements français successifs en sont pour partie responsables. C’est une faute de Valéry Giscard d’Estaing que d’être allé à Bonn en 1974 pour proposer à Helmut Schmidt une union monétaire immédiate. L’élite française doit vraiment faire son examen de conscience sur des décisions qui ont poussé le gouvernement français à perdre sa souveraineté sans la transférer à l’échelle fédérale – ce qui constitue un désastre. Mais, même si toutes les étapes menant à l’union monétaire, du serpent monétaire à l’euro, étaient des erreurs, maintenant que la zone euro est là, il faut la stabiliser. C’est possible techniquement si la volonté politique est là. regards.
Comment procéder ?
yanis varoufakis. Nous devons agir en trois étapes. Tout d’abord, nous avons besoin de transparence. Ce que j’ai vécu en tant que ministre à Bruxelles, à Francfort, à Berlin ou à Paris m’a montré une chose : quand les décisions sont prises derrière des portes closes, dans l’opacité, le processus de décision est toxique et le résultat est terrible pour les Européens. Nous devons donc tout faire pour que des rayons de lumière atteignent les coulisses du pouvoir. Transparence, donc. Pourquoi ne pas diffuser en direct les réunions importantes, celles du Conseil européen, de l’Eurogroupe ? Je peux vous assurer que toutes les décisions fatales qui ont été prises ces six dernières années ne l’auraient pas été aussi légèrement si nos représentants avaient su qu’ils étaient écoutés, regardés par les citoyens. Cette mesure peut être appliquée dès demain ! Et si les dirigeants résistent, il faudra qu’ils expliquent, rationnellement, pourquoi. La deuxième mesure devrait être prise en l’espace de six mois. Il s’agit de redéfinir les compétences des institutions – telles que la BCE, le mécanisme de stabilité, le Fonds
GRAND ENTRETIEN
européen d’investissement – afin de mettre un coup d’arrêt à la crise persistante, consécutive à l’explosion de la dette publique, à la faiblesse des investissements, au poids du système bancaire... Et ainsi de mettre un terme la crise humanitaire qui se développe partout en Europe, comme en témoigne la pauvreté grandissante. Cela peut même être mis en œuvre, essentiellement, dans le cadre des traités existants. La troisième phase de démocratisation consiste à créer une assemblée constitutionnelle afin de discuter d’une constitution fédérale, et démocratique, pour l’UE dans les dix prochaines années. Sinon, nous courons droit à une désintégration de l’Union, dont les conséquences seraient dramatiques pour tous. regards. DiEM ne risque-t-il pas d’accentuer la fragmentation de la gauche, en Grèce et en Europe ? yanis varoufakis.
Non ! C’est pour la gauche une opportunité d’y échapper et de se rassembler dans un contexte plus large. Comme la chrétienté avec le schisme et les guerres de religion, la gauche en Europe est toujours encline au sectarisme et à la division. Et plus encore dans des moments cruciaux, comme dans les années 30. Ainsi, elle a échoué à rester unie et à former une alliance avec les bourgeois libéraux contre l’arrivée de Hitler au pouvoir. DiEM est né pour offrir une infrastructure permettant à la gauche d’avancer unie, y compris aux bourgeois libéraux, avec un objectif : arrêter la fragmentation de l’Europe.
d’affronter les grands enjeux en Europe (réfugiés, investissement, instabilité politique, espionnage, manque de transparence, TTIP...). L’Europe est la seule entité assez large, si elle est démocratisée, pour résister à ces développements dramatiques et pour progresser dans le bon sens. Nous avons deux différences principales avec Jean-Luc Mélenchon. DiEM ne cherche pas à rassembler certaines personnalités ou certains partis pour créer une nouvelle internationale : c’est un mouvement qui commence par la base et développe une organisation horizontale. Mes collègues du plan B et moi-même partageons les mêmes analyses sur les erreurs de l’Europe et la façon dont elle se désintègre ; mais je crains beaucoup plus cette désintégration et l’effondrement de cette entité, désormais en place, qui serait d’un coût terrible en vies humaines. Il faut donc l’éviter. DiEM ne vise pas l’accélération de cette désintégration pour en revenir aux États nationaux, mais cherche l’européanisation des solutions aux grandes crises : dette publique, banques, investissement bas, migrations, pauvreté. Dans le même temps, nous voulons redonner plus de souveraineté aux parlements nationaux. regards. Ministre, avez-vous reçu l’aide du gouvernement français ? yanis varoufakis. Non jamais. Il était trop effrayé par sa propre ombre pour être de quelque aide que ce soit… pour son pays lui-même. Alors à la Grèce ! Ce que je critique chez François Hollande ou Michel Sapin, c’est que la politique qu’ils mènent n’aide même pas la France.
regards. Quelles sont vos divergences avec le Plan B de Jean-Luc Mélenchon ?
regards.
yanis varoufakis. Lors du lancement de DiEM, nous avons souligné deux points. D’une part, nous ne nous résoudrons pas à l’irrationalité européenne et aux pratiques qui font fi de la démocratie. De l’autre, nous refusons le retour à l’État-nation qui n’est pas en mesure
yanis varoufakis. La démocratie française est cruciale pour le monde, et l’a toujours été depuis la Révolution française. Battez-vous à nos côtés pour la restaurer ! ■ propos recueillis par fabien perrier
Si vous aviez un seul message à faire passer aux Français, lequel serait-il ?
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ONDES MIGRATOIRES Depuis trois ans, la Radio des foyers permet aux travailleurs migrants, invisibles dans la société, de prendre la parole sur les ondes. Le média jette un pont entre les travailleurs migrants et la société française. Pour dépasser les préjugés. un reportage, texte et photos, de laurent hazgui
/ divergence
Open street mic (émission réalisée dans la rue) devant le foyer Bisson, quartier général de la radio.
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REPORTAGE
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P
Paris, Belleville. Des premiers migrants arméniens, grecs, juifs polonais de l’entre-deux guerre aux communautés juive séfarade, maghrébine et asiatique d’aujourd’hui… ce quartier de l’Est parisien cultive ses racines cosmopolites et résiste à l’embourgeoisement. Dans l’une de ces petites rues grimpant la colline de Belleville, un continent s’est installé dans un immeuble de la rue Bisson. Au 15 de la rue, l’hébergeur social Coallia gère un foyer, une “résidence sociale”, où vivent cent vingt travailleurs migrants originaires d’Afrique de l’Ouest, certains depuis l’ouverture du lieu il y a plus de trente ans. Passée la porte sur rue, un autre monde s’ouvre. De petites échoppes proposent cigarettes, bougies, arachides ou poulets entiers. Les hommes se saluent, se donnent des nouvelles. D’autres vont se recueillir dans la salle de prière. En bas de l’escalier, une porte donne sur un local, une passerelle entre leur monde et l’extérieur : bienvenue à la Radio des foyers.
STATION CITOYENNE
« La Radio des foyers, c’est votre radio, c’est notre voix ! » Depuis trois ans, le foyer est le quartier général de REC (Radio en Chantier), la Radio des foyers. Ce média est porté par l’association Attention chantier qui organise le Festival de cinéma des foyers, depuis huit ans, en région parisienne. La radio diffuse des programmes de qualité en direct sur son site Internet. Les émissions sont enregistrées dans un studio mobile, et réalisées par les résidents, les bénévoles de l’association et les riverains du foyer Bisson. La Radio des foyers donne la parole à ces invisibles, ces “sans-voix” exclus des médias. Ici, ils s’expriment en leur nom. Cette parole libre est un moyen d’exister autrement que sous l’étiquette de “travailleurs immigrés” et d’être pleinement citoyens de France. Aussi la Radio des foyers se défend-elle d’être un média communautaire et de ne s’intéresser qu’au seul sujet de l’immigration. Élise Aubry, spécialiste des communications et mobilisations du secteur de l’économie sociale et solidaire, a constaté l’ignorance de cette population par la
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société. C’était en 2011. « Je ne connaissais pas du tout cet endroit, je n’avais aucun préjugé, raconte la “maman” de la radio, à l’origine du projet. Dans ces murs décrépis, insalubres et austères, situés en périphérie de la ville ou dans des zones précaires de l’Île-de-France, il y a un fourmillement de personnes invisibles dans la société. Et quand on en parle dans les médias, c’est souvent de manière caricaturale. Ce sont des gens comme tout le monde qui se lèvent le matin pour aller au travail. Avant d’être un “foyerman”1, on a forcément un avis sur l’actualité locale, nationale, économique, sociale. D’où l’idée de la radio, média numéro 1 en Afrique, pour libérer leur voix. » Élise écrit le projet avec le soutien de l’association Attention chantier. Elle recueille l’avis des résidents de foyers. En novembre 2012, la radio remporte un appel d’offres “participation citoyenne et démocratie” émanant du Conseil régional d’Île-de-France. Le matériel complet de radio peut être acheté. Une équipe de quinze personnes se constitue entre résidents des foyers et bénévoles associatifs. Un jour de printemps 2013, la radio émet.
DES RENCONTRES CONTRE LA SOLITUDE
« Je n’oublierais jamais le regard émerveillé de l’équipe », raconte Élise Aubry. La première émission est centrée sur l’histoire des foyers et ses acteurs. Les chroniques et autres « astuces sucrées, salées et poivrées » informent sur les démarches à faire quand on vit en France (auprès des associations, institutions, etc.). La radio s’impose comme un outil permettant de raconter une autre partie de l’histoire que celle narrée par les médias traditionnels… et de jouer un rôle insoupçonné. « Il y a pour certains migrants d’énormes difficultés à raconter à leurs familles en Afrique les galères du quotidien. Pas simple quand on avait rêvé d’une autre vie en partant d’Afrique. La radio devient un canal d’expression indirect avec leurs familles. » La radio est écoutée par plusieurs milliers d’auditeurs sur Internet, en France et en Afrique. Elle s’installe au foyer Bisson 1. Foyerman ou foyermen, nom que se donnent les résidents des foyers.
REPORTAGE
Premier Anniversaire de la radio.
Reportage de Sidy (en bas à gauche) lors du 18e anniversaire de la lutte des sans-papiers de l’église Saint-Bernard.
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Seydou dans sa chambre du foyer Bisson. Sidy travaille dans le BTP où son patron a aidé à sa régularisation après avoir travaillé clandestinement pendant trois ans sans que son patron le sache.
REPORTAGE
grâce à la foi dans le projet de Wagui Coulibaly, délégué du lieu. Pour les travailleurs migrants participant à la radio, les ondes sont une bouffée d’oxygène. « La radio me permet de faire des rencontres plutôt que de rester au foyer, raconte Sekou, trente-six ans, d’origine sénégalaise, en France depuis dix ans. Il est agent d’entretien. L’un des plus grands problèmes pour les migrants, c’est la solitude. Difficile de passer la journée sans voir personne. J’ai fait des rencontres incroyables. On a fait une émission avec France Culture, j’ai interviewé le musicien Tiken Jah Fakoly... Cet enrichissement crée la motivation pour participer à la radio, alors que j’ai peu de temps pour moi. J’apprécie que ce ne soit pas une radio communautaire. Il y a des Noirs, des Blancs, des Arabes, des croyants, des non-croyants. » Bien que la radio soit un média inscrit dans la culture du continent africain, l’apprentissage recèle des difficultés. « Parler à la radio, ce n’est pas évident. Au début, j’avais peur de m’exprimer devant un public de plusieurs dizaines de personnes. J’étais tellement stressé que j’avais l’impression de raconter n’importe quoi. Des fois, je me disais “Qu’est ce que tu es venu faire ici ?” (rires). » Donner son avis revêt une réelle importance dans un monde médiatique dont les migrants sont exclus ou enfermés dans des situations dictées par son story-telling. « On ne peut pas me dire “Sekou, si tu veux t’intégrer, oublie d’où tu viens, qui tu es, comment tu vois le monde”. »
UNE HISTOIRE COMMUNE Comme Sekou, la nouvelle génération est redevable de la solidarité du foyer. Un cousin peut aider financièrement. La cuisine collective permet de se restaurer pour deux euros. Mais les projets d’avenir ne sont plus ceux des générations précédentes. « Des amis me taquinent. Ils me disent “Toi, on ne sait pas d’où tu viens, tantôt tu es Sénégalais, tantôt tu es Malien ou Ivoirien…” (nldr : Sekou a beaucoup voyagé). Je leur dis que je suis Français. Là où je vis, c’est chez moi. Si je n’avais pas le projet de vivre ici, de construire ici, je serais
« Avant d’être un “foyerman”, on a forcément un avis sur l’actualité locale, nationale, économique, sociale. D’où l’idée de la radio, média numéro 1 en Afrique, pour libérer leur voix. » Élise Aubry, à l’origine de la radio déjà parti. J’aimerais trouver une amoureuse et avoir des enfants. Je n’ai pas envie de me marier avec une femme du bled, mais avec une femme qui vit ici – qu’importe son origine, sa religion. » Chantal Sagna, Française originaire de Casamance au Sénégal, cinquante ans, est auxiliaire de vie depuis vingt ans pour les personnes âgées. Elle est l’une des rares femmes de la radio dans l’univers masculin des foyers. Fille d’une mère choriste auprès de Miriam Makeba et de Nana Mouskouri, elle a passé son enfance entre la France et le Sénégal. Les souvenirs des heures passées à écouter les anciens qui aimaient raconter des histoires la décideront à pousser la porte de la radio. Pour narrer à son tour des histoires et l’histoire. « Nous faisons parti de l’histoire de la France, rappelle Chantal Sagna. En Afrique de l’ouest, on apprend le français. On a été invité par la France, on n’est pas là juste parce qu’il y avait de la lumière. Les tirailleurs sénégalais se sont battus pour la France. À travers cette radio, une histoire nous réunit. Pourquoi des enfants deviennent des Daesh, pourquoi l’école ne raconte pas l’histoire qui nous lie ? Je porte une émission sur les Chibanis (ndlr : littéralement “cheveux blancs” pour nommer les vieux Algériens restés en France) : je veux raconter leur histoire. C’est notre bibliothèque. “Un
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vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle”, dit le proverbe. Mais je pense aussi aux vieux Italiens, Yougoslaves etc… J’ai envie de les rencontrer. On demande aux gens des foyers aujourd’hui d’oublier qu’ils se sont battus pour la France, qu’ils ont construit la France, qu’ils ont été esclaves… et on leur dit : “Rentrez chez vous”. Mais chez vous, c’est chez nous. Et chez nous, c’est chez vous aussi. Nous ne pouvons pas partir dans le néant. » Chantal Sagna prépare actuellement un ambitieux projet de comédie musicale sur le vrombissement de la culture africaine des années 80 à Paris.
LA JUSTICE ET JUSTESSE
En 2013, un nouvel appel d’offres de la fondation de France est attribué à la radio. Il permet d’embaucher Sylvain Bernard, ingénieur du son, en contrat aidé. Il sera le coordinateur du média et forme une trentaine de personnes aux techniques radiophoniques : installation du plateau et de sa gestion, techniques de journalisme (interview, reportage, micro-trottoir), de dérushage, d’écriture de projets… Des formations avec la Fabrique documentaire permettent même à quatre bénévoles de réaliser des documentaires sonores. Ces formats longs sur la fête de l’Aïd al Fitr ou les femmes africaines à Paris sont diffusés à la radio. L’un des documentaires est sélectionné pour le festival longueurs d’onde de Brest, en 2015. « On souhaite que la radio soit prise en main par les foyermen dans quelques années et que l’un d’eux soit embauché comme coordinateur » indique Sylvain Bernard. Une radio de la FM nous propose également un créneau hebdomadaire : c’est un objectif pour l’avenir. » De fait, la radio connaît de nombreuses sollicitations de médias traditionnels comme France Culture, France Inter, RFI, Le Monde, Al Jazeera… autant pour parler du projet que comme ressource pour rencontrer des migrants. « Notre radio sert à montrer quelque chose de positif, poursuit Sylvain Bernard. Dans les médias, on montre les migrants sur la route, les difficultés pour les accueillir… C’est une image réelle, mais négative. On veut démontrer que l’on peut faire des choses ensemble, avec une réelle envie d’intégration.
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On ne cherche pas l’empathie, on cherche la justice et la justesse. » La radio se sent investie d’un rôle de passeur pour jeter des ponts entre les travailleurs migrants et la société française. « Il y a clairement un enjeu politique2. Les présidentielles vont arriver. Le Front national va se libérer encore plus sur l’anti-immigration, l’islamophobie. Notre radio doit changer les regards pour démontrer que ce parti se trompe et raconte des mensonges aux gens avec de faux chiffres. Les migrants vivent sur les mêmes territoires et veulent les mêmes choses que tous : avoir une place dans la société, travailler, se loger, accompagner leur famille, avoir accès à la culture… ».
RAFLES ET RÉHABILITATIONS
Sidy Magassa est arrivé en France en 2009. Depuis lors, il travaille en intérim dans le BTP et n’a jamais connu de période sans travail. Mais il a passé cinq ans comme sans-papier avant d’obtenir un permis de travail temporaire. En janvier 2014, il a pris le risque d’avouer à son patron qu’il était clandestin. Son patron a accepté de faire les démarches de régularisation. « Un bonheur inimaginable d’avoir ce bout de papier », raconte Sidy, en CDI. Finie la peur permanente de se faire arrêter lors d’un banal contrôle d’identité. Passé par la Turquie et la mer Égée, où il failli perdre la vie sur un canot surchargé, sans savoir nager, le Malien d’origine a découvert la radio en venant présenter un roman photo réalisé avec une association travaillant au foyer Bisson. « J’ai eu beaucoup de surprises avec la France, du positif et du négatif. La France m’a offert une situation que mon pays d’origine ne peut pas me donner. La Radio des foyers est une opportunité pour en parler. Quand les politiques parlent des immigrés à la télévision à notre place, tu as la tentation de te boucher tes oreilles. Il y a tellement de choses fausses. Je suis venu ici pour travailler et envoyer de l’argent à ma famille qui dépend 2. Comme une illustration, la région Île-de-France, présidée par Valérie Pécresse (LR), a voté la suppression des aides aux transports pour les étrangers en situation irrégulière en janvier 2016 avec les voix du Front national.
REPORTAGE
Reportage sur la sortie du disque de Tiken Jah Fakoly. Sekou et Sidy, au premier plan, enregistrent son allocution. Portrait de Chantal, l’une des rares femmes de la radio, très investie aujourd’hui dans le projet. Portrait de Wagui, délégué du foyer Bisson qui a permis à la radio d’avoir un local. Enregistrement d’un jingle avec Sylvain le coordinateur et les bénévoles de la radio (Mebarek, Adama, Amadou…).
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Le foyer Bisson.
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Les foyers de travailleurs migrants ont été construits dans les années 50 pour accueillir une main d’œuvre nord-africaine venue reconstruire la France d’après-guerre. Plus proche de l’hôtel que de l’appartement, les chambres sont louées au mois et sont exiguës. Les salles de bains, toilettes et cuisines sont partagées. Les Chibanis, résidents de la première heure, sont maintenant remplacés par des ressortissants d’anciennes colonies sub-sahariennes (Mali, Sénégal, Mauritanie…). Il y aurait aujourd’hui près de 50 000 migrants originaires d’Afrique dans les 250 foyers de la région parisienne. La politique de réhabilitation des foyers depuis une dizaine d’année vise autant l’amélioration des conditions de logement que l’accompagnement social. Mais le changement sémantique – on ne dit plus “foyer” mais “résidence sociale” – n’a pas encore d’effet sur le réel. La plupart des foyers sont insalubres, résultat de décennies d’inaction publique. La discrimination pour et par le logement reste la norme. L’atomisation des groupes d’habitants et ses effets (sur les solidarités et les cultures) produisent des effets critiques. Les tensions montent entre résidents et gestionnaires. Phénomène récent, à la demande du gestionnaire, la force publique intervient dans des foyers où la résistance est forte. Le foyer Adoma Marc Seguin, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, a connu une rafle de plusieurs dizaines de résidents en décembre 2015, dont plusieurs envoyés en centre de rétention. Certains migrants ont été expulsés après des années passées en France. La raison ? Les habitants font la grève des loyers depuis plusieurs mois en demandant que s’achève la réfection du bâtiment et que soit réouverte la cuisine collective, seul lieu où ils peuvent se nourrir pour une somme modeste… ■ l.h.
« Nous faisons parti de l’histoire de la France. On a été invité par la France, on n’est pas là juste parce qu’il y avait de la lumière. Les tirailleurs sénégalais se sont battus pour la France. À travers cette radio, une histoire nous réunit. » Chantal Sagna, auxiliaire de vie
de moi. Pas pour les prestations sociales. » « La société française ne se rend pas compte que sans les migrants, il y a toute une partie du pays qui ne tourne plus », appuie Sylvain Bernard. La Radio des foyers s’empare de tous les sujets d’actualité, celui du changement structurel des foyers autant que des attaques terroristes qui ont touché la France en 2015. Par crainte des amalgames, une émission spéciale sur les attentats du 13 novembre 2015 est même réalisée en urgence. Après les attaques de janvier 2015, la radio avait fait place à Lassana Bathily, l’employé malien “héros” de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, et cousin de Seydou, l’un des bénévoles de la radio. Il était sanspapier et résident d’un foyer à l’époque des événements. Aujourd’hui, il a été naturalisé et vit dans un logement social. La radio s’en fait l’écho, délivrant un autre regard sur l’actualité. Un autre regard sur un foyer(super)man… ■ laurent hazgui
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GRAND ENTRETIEN
« En Amérique latine, la gauche a transformé la société, mais n’a pas réalisé un nouvel imaginaire » Quinze ans après l’arrivée au pouvoir des Chavez, Lula, Morales ou Correa, les droites sont en passe de reprendre la main sur le continent sud-américain. Explications de Christophe Ventura. propos recueillis par catherine tricot
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R regard..
Rappelez-nous dans quel contexte intervient l’élection de gouvernements de gauche en Amérique latine ?
CHRISTOPHE VENTURA
Chercheur-associé à l’Iris, rédacteur en chef du site Mémoire des luttes (medelu.org). Auteur de L’éveil d’un continent. Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe, Armand Colin, Paris, 2014.
christophe ventura. Si l’on met de côté Cuba et le Nicaragua, qui relèvent d’une autre temporalité, on a assisté au début des années 2000 à l’accès au pouvoir d’une génération post-néolibérale, dans pratiquement toute l’Amérique latine, notamment dans le Cône Sud. Certains parlent d’expériences post-néolibérales, progressistes, de gauche ou national-populaires. Seules exceptions : la Colombie et le Pérou – encore que ce dernier soit un cas spécial et qu’il ait été en accord avec les autres gouvernements sur les grandes questions géopolitiques pour le Cône Sud. Cette vague progressiste a eu des gradients de radicalité selon les configurations, mais elle a une communauté de destin essentielle : elle intervient après le retour de la démocratie dans les années 1980 et vingt ans de néolibéralisme – de démocratie néolibérale – qui ont disloqué les sociétés. regards.
L’adhésion des classes moyennes est-elle une caractéristique majeure de cette vague progressiste ? christophe ventura.
Les classes moyennes (petites en général, plus importantes en Argentine ou au Brésil par exemple) ont été pulvérisées par la crise de la dette. Exsangues, elles ont sombré dans la pauvreté et l’explosion des inégalités. Les classes moyennes comprennent à ce moment – nous sommes à la fin des années 1990, début des années 2000 – que le problème vient de la soumission aux dogmes du FMI et à la Banque mondiale et, ce qui n’est ni automatique ni toujours le cas dans l’histoire, elles se positionnent du bon côté politique : leur colère se dirige contre les classes dominantes et les puissances financières, économiques et médiatiques. Les nouveaux dirigeants sont portés au pouvoir par des populations qui exigent des ruptures avec le modèle néolibéral auquel l’Amérique latine a servi de laboratoire.
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GRAND ENTRETIEN
« L’Amérique latine connaît aujourd’hui, en dépit des tensions et des conflits, une maturité démocratique inédite. » regards. Le cadre démocratique est récent… Comment est-il abordé par ces nouveaux pouvoirs ? christophe ventura. Il n’a jamais été remis en cause. Mieux, il est conforté quelle qu’en fut la difficulté. Par exemple, ce cadre impose un rythme très soutenu de campagnes politiques liées aux élections. Le Venezuela a vécu en campagne permanente durant pratiquement quinze ans. Les Lula, Morales, Correa savaient qu’il fallait changer leur pays. Mais ils savaient aussi qu’on ne change pas un pays en dix ans en mode démocratique, surtout lorsque que nombre de pouvoirs hostiles agissent toujours dans la société et l’appareil d’État. Ils pensaient dès le départ que les processus qu’ils menaient devaient tabler sur vingt à vingt-cinq ans pour accomplir leurs objectifs de transformation des sociétés, le tout avec la possibilité de perdre des élections. Tous connaissent très bien leur droite nationale, leur oligarchie et ses relais internationaux. Mais ils n’ont pas versé dans l’autoritarisme. Le simple fait d’avoir permis que s’installe une démocratie stabilisée avec une certaine pérennité des institutions est un changement profond dans cette région. Ce qui dominait jusque là, c’était les régimes autoritaires et / ou instables et les coups d’État militaires. L’Amérique latine connaît aujourd’hui, en dépit des tensions et des conflits, une maturité démocratique inédite. regards.
Cette période était aussi dominée par les négociations du traité de libre échange avec l’Amérique du Nord… christophe ventura.
Quand ces gauches, l’une après l’autre, gagnent le pouvoir à partir de la victoire inaugurale de Hugo Chavez au Venezuela en 1998, elles remettent en cause le projet de l’ALCA (Zone de
libre-échange des Amériques) négocié avec George W. Bush. Il s’agissait de la création d’un grand marché de libre échange à l’échelle du continent américain, la plus grande zone de libre-échange au monde à l’époque. Sous domination des États-Unis, évidemment. Une des urgences de ces nouvelles gauches a été de sortir la région de cette perspective et elles lui ont opposé d’autres projets d’intégration régionale. Ces gauches ont fait face à une urgence géopolitique et ont fait un choix historique : sortir la région de l’arrière-cour américaine. Ce que nos dirigeants sont incapables de faire pour l’Europe, soit dit en passant. regards. Quel était le cœur du programme de cette nouvelle gauche au pouvoir? christophe ventura. Le mandat impératif sorti des urnes était “la lutte contre la pauvreté”. Les nouveaux pouvoirs commencent par “éponger” la dette sociale. Cette dette s’inscrit dans une histoire longue en Amérique latine, qui remonte jusqu’au colonialisme, et elle est immense, en particulier au Venezuela. Ce pays connaît alors un taux de pauvreté de 75 %. Les politiques d’urgence sont décidées dans un cadre démocratique.
regards. Quel était leur modèle politique pour conduire cette lutte contre la pauvreté? christophe ventura.
Il n’était pas fermement constitué au départ… Entre 1998 et 2002 – avant qu’il fut victime du coup d’État –, Hugo Chavez cherche par exemple une “troisième voie” et regarde même du côté de Tony Blair. Les politiques qu’il met en place ne sont pas radicales. À cette époque, il n’avait pas encore
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pris le contrôle du pétrole, et donc de l’économie. Il se réfère à la révolution bolivarienne, qui est une union civico-militaire. Chavez est d’abord à la recherche d’un point d’équilibre entre une bourgeoisie patriote et le peuple. À partir de 2003, après le coup d’État et la grève pétrolière organisée par l’opposition qui a failli mettre à genoux le pays, Chavez prend le contrôle de l’entreprise pétrolière nationale et branche la pompe à pétrole directement sur les besoins de la société pour épurer la dette. Il veut récupérer les moyens économiques de la souveraineté du Venezuela. Dans toute la région, les ressources naturelles vont être tout ou partie nationalisées. Chavez, comme d’autres, va conforter le modèle extractiviste qui fait dépendre la vie des hommes et des femmes de ces pays de l’extraction et de l’exportation des richesses naturelles. Mais comme le rapporte régulièrement Rafael Correa, élu en 2006 en Équateur, le rapport des bénéfices sur les ressources a été inversé. Avant, sur chaque baril de pétrole vendu – 100 dollars par exemple sur le marché –, les multinationales en percevaient 80 et l’État 20. Désormais, c’est le contraire. Et ce faisant, les États deviennent d’importants acteurs économiques. regards. Le Chili d’Allende avait fait de même avec la nationalisation des mines de cuivre… L’Amérique latine doit-elle son avenir aux richesses de son sous-sol ? Le Venezuela sera-t-il sauvé par le pétrole ? christophe ventura.
La puissance des pétrodollars est inscrite dans l’histoire, dans la culture du Venezuela. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, il était le premier producteur mondial de pétrole ! Ces pays n’ont jamais eu le besoin de produire une culture de transformation de leur appareil économique. La rente a toujours assuré d’énormes revenus quotidiens. Ils vivent de l’exportation du pétrole et de leurs richesses naturelles,
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et importent tout ce dont ils ont besoin pour leur consommation. C’est la malédiction des pays rentiers. Chavez le disait lui même : ils vivent de « l’excrément du diable ». Rappelons aussi qu’entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, le baril passe de 10 à 110 dollars. L’État engrange des sommes tout à fait colossales. Cela ne les a pas aidés à changer de culture, d’horizon. Et ils n’ont pas changé. Par inertie. Cela a eut un premier coût : pour gagner en autonomie, en souveraineté, ils ont utilisé le levier extractiviste et ont récupéré toute la manne. Mais ils ont prélevé les marges nécessaires aux investissements et n’ont pas favorisé la formation de nouveaux secteurs productifs diversifiés. Ils n’ont pas non plus formé suffisamment de cadres ni développé d’administrations d’État capables d’accompagner l’émergence de tels secteurs. Cela pose des difficultés à moyen terme. regards. Est-ce que l’objectif de résorption de la pauvreté a été atteint ? christophe ventura.
Incontestablement. Ces sociétés sont sorties de l’extrême pauvreté. Soixante millions de personnes sont sorties de la pauvreté en Amérique latine entre 2002 et 2013. Beaucoup sont entrées dans la société de consommation. Cela, ces gouvernements ne l’ont pas anticipé et ils ne sont pas en mesure de répondre à leurs nouvelles attentes dans un nouveau contexte de crise économique qui, depuis 2012-2013, raréfie les ressources des États. Les gens veulent vivre mieux. Cela ne veut pas dire qu’ils veulent vivre différemment, au-delà du mode de vie capitaliste. Tous ces dirigeants ont sous-estimé l’émergence de groupes sociaux qui aspirent à consommer, à se déplacer, à la propriété privée. C’est au Brésil que cette évolution s’est manifestée en premier et de façon la plus spectaculaire avec les manifestations anti-Rousseff avant la Coupe du monde football de 2014. Les manifestants n’étaient
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« La droite gagne des marges politiques sur les faiblesses de gestion de la gauche et son usure. Mais elle peut difficilement revenir à ses fondamentaux autoritaires pour le moment. » plus parmi les plus miséreux. Ils avaient un travail – ou tout du moins un petit boulot – dans le secteur formel et exprimaient de nouvelles attentes, comme des transports en commun pour aller au centre-ville, l’accès au crédit, à l’université, etc. Les revendications avaient un caractère ambivalent. La droite a disputé au Parti des travailleurs (PT) le sens de ces manifestations. Et elle a gagné. Le PT, bureaucratisé et touché par les scandales de corruption, n’a pas été capable de saisir ce mouvement social. regards.
La droite revient sur les limites de cette gauche ? christophe ventura. La droite gagne en vendant l’idée qu’elle offrira une meilleure gestion. Mais, à cette étape, elle ne se prévaut pas d’un autre modèle. Les gouvernements de gauche ont apporté des progrès sociaux et démocratiques qui forgent un consensus dans les sociétés. Il serait imprudent politiquement de le contester frontalement. La droite tire argument et gagne des marges politiques sur les faiblesses de gestion de la gauche et son usure. Mais elle peut difficilement revenir à ses fondamentaux autoritaires pour le moment. En Argentine, la droite qui vient de remporter les élections a mis douze ans à se réinventer, en se reconstruisant une esthétique et un discours postautoritaire et post-néolibéral. En Amérique latine, tant que la gauche restera présente et influente dans la société, la droite y sera contrainte.
regards. Les difficultés que la gauche a rencontrées sont structurelles… christophe ventura. Oui, ce sont les difficultés d’invention concrète d’un autre modèle social et de développement. Ses faiblesses sont liées à l’histoire sociale. Mais elle a parfois tenté de les affronter. Par exemple, ces nouveaux gouvernements ont développé une politique de massification de l’éducation. C’est particulièrement le cas en Équateur. Ils ont sorti leur population d’un grand analphabétisme. Mais ils n’ont pas réussi à monter en puissance sur le plan qualitatif. L’Équateur a su développer des filières d’excellence universitaire en sciences sociales, mais beaucoup moins en formations technologiques à haute valeur ajoutée pour l’économie. En quinze ans, ces gouvernements ont réalisé de nombreuses avancées qui ont modifié significativement la vie dans ces pays et la région. Mais ils n’ont pas su porter un autre modèle de développement ni un modèle autre que celui de la consommation. Ces processus n’ont pas réalisé un nouvel imaginaire, mais ils ont été porteurs de projets fondés sur la justice, les droits des individus et des sociétés. L’émergence d’une notion comme le “bien-vivre” exprime un débat profond sur un nouveau rapport entre la société et l’environnement. Mais ceci est resté en deçà de l’impact massif de l’économie extractiviste. Tous ces pouvoirs ne dureront certainement pas les vingt-cinq ans envisagés au départ. Mais leur action offre un premier bilan devant l’histoire : les sociétés latino-américaines ne sont plus les mêmes que celles que nous avons connues ces dernières décennies. ■ propos recueillis par catherine tricot
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Romancier et critique littéraire
POLITIQUE FICTION « Notre pays souffre d’un blocage politique qui fait que l’alternance ne produit plus rien de positif si ce n’est de favoriser la montée de l’extrême droite. De plus, le bipartisme qui régit nos institutions n’est plus représentatif de l’électorat d’aujourd’hui. Seule la classe politique tire satisfaction et avantage de ce clivage artificiel (…) En bref, la Constitution est vétuste et nécessite une réforme ambitieuse (…) En premier lieu, je vais proposer un système électoral qui fait une place plus importante à la proportionnelle. Ce système aura l’inconvénient de donner à l’extrême droite plus de poids, mais il aura l’avantage d’obliger les modérés à s’allier, à se fédérer pour constituer une majorité de gouvernement à l’intérieur de laquelle sera désigné le premier ministre. Si la droite modérée, la gauche modérée et le centre s’allient, eh bien tant mieux. Le premier ministre sera donc désigné par le Parlement, dont le nombre de députés sera réduit. Autre innovation d’importance, le vote sera rendu obligatoire, les bulletins blancs seront pris
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en compte. À un certain niveau, ils pourront invalider une élection jugée non représentative. Le président de la République doit redevenir le président de tous les Français. Il ne désignera plus le premier ministre et ne s’occupera plus de la formation du gouvernement. En revanche, il gardera son pouvoir de dissolution de l’Assemblée nationale. Les députés dont l’assemblée aura été dissoute ne pourront pas se représenter à la législature suivante, ce qui devrait les motiver pour s’accorder. » Celui qui parle ainsi s’appelle Launay. Dans le tome III de L’Emprise, la politique fiction signée Marc Dugain, il vient juste d’être élu président de la République. S’il propose cette profonde révision de la Constitution par référendum (sans passer, donc, par la case Constituante à la Mélenchon), c’est en fonction de ses convictions politiques dont on peut gager qu’elles sont aussi celles de l’auteur. Le romancier et cinéaste Marc Dugain est un proche de François Bayrou.
Or, on sait que la proportionnelle est une demande des centristes depuis toujours. Quand Launay dit : « Je suis convaincu qu’en cassant les logiques de parti actuelles, cette nouvelle République obligera les centristes de gauche à ne pas faire mine de ne pas être centristes et les hommes politiques très à droite de se déterminer clairement », on entend presque Jean-Christophe Lagarde et Hervé Morin applaudir. Moins qu’une VIe République, ce que propose ici Dugain via son personnage est plutôt un mix de IVe et Ve République : « Le président aura aussi la possibilité de faire passer des réformes structurelles par voie de référendum si, sans vouloir la dissoudre, il juge l’Assemblée insuffisamment réactive. Son mandat ne sera plus calqué sur la durée du mandat législatif mais il le dépassera de trois ans. Nous en aurons fini avec l’éternelle course à la présidentielle qui paralyse chaque législature. Le président restera le chef de la défense et de la diplomatie. Aucun mandat ne pourra être solli-
Illustration Alexandra Compain-Tissier
arnaud viviant
CHRONIQUE
Marc Dugain, Trilogie de l’Emprise
Tome 1, L’Emprise
Tome 2, Quinquennat
cité plus de deux fois, à l’exception du mandat présidentiel qui sera unique et aura pour effet d’éviter la calcification de notre classe politique dans laquelle nous sommes tombés ». Il y a des choses discutables dans la Constitution élaborées par les soins de Marc Dugain. On peut penser qu’en libérant ainsi le président de la République des affaires courantes, de la gouvernance au jour le jour, elle présidentialiserait le régime plutôt qu’autre chose. Certes, se sachant inéligible à un second mandat, le président de la République s’attacherait surtout à la trace qu’il laisserait dans l’Histoire. Mais est-ce si souhaitable ? Surtout face à un gouvernement essentiellement composé de ventres mous modérés ? C’est qu’on en a un peu soupé, en France, des comportements pharaoniques... Mais peu importe, finalement. L’essentiel dans cette histoire est qu’un romancier français ait retroussé les manches, non pas pour imaginer l’islam au pouvoir, mais pour mettre les mains dans le cambouis et répa-
Tome 3, Ultime partie
rer les défaillances et impérities de l’actuel système politique français. Et qu’il l’ait fait sous la forme d’un roman feuilleton populaire, en trois tomes, imitant la structure des séries télévisées – ce que L’Emprise va d’ailleurs devenir l’année prochaine sur Arte, avec Marc Dugain au scénario comme à la réalisation. Ceux qui n’aiment pas lire n’auront qu’à la regarder. Mais ceux qui aiment lire profiteront peut-être du fait que les trois tomes sont désormais disponibles (les deux premiers, L’Emprise et Quinquennat, en Folio) pour se livrer à une expérience de binge reading, comme on parle de binge watching chez ceux qui s’avalent plusieurs saisons d’une série télévisée en une nuit ou un week-end. Au-delà des rebondissements dramatiques propres au genre, les plus attentifs des lecteurs découvriront dans ces trois romans une description de l’intérieur, et fort bien renseignée l’air de rien, du pourrissement du système politique français. Et de la nécessité d’en changer..
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PORTRAIT DE POUVOIR
BRUNO LE MAIRE, L’HOMME PRÉSIDENTIEL Entre un Sarkozy empêtré dans les affaires et un Juppé candidat de la “France qui va bien”, Bruno Le Maire se voit remporter la primaire de la droite. Plongée dans la campagne de l’élu de Normandie qui cultive les ambiguïtés de son profil et de son positionnement : ultralibéral, centriste ? Il veut croire que le désir de sang neuf le conduira à l’Élysée. par olivier biscaye, illustrations alexandra compain-tissier
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B
Bruno Le Maire a fait une promesse à sa garde rapprochée. C’est lui que les électeurs de la droite et du centre désigneront comme leur champion au soir du second tour de la primaire, le 27 novembre prochain. Lui qu’ils choisiront pour « renverser la table », qu’ils préfèreront à l’équipe des « déjà-vus », Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et François Fillon. La feuille de route du député de l’Eure ne souffre d’aucune ambiguïté : bousculer le jeu établi par ses adversaires, perturber l’histoire d’un duel annoncé entre les deux ennemis de trente ans, l’ancien président de la République d’un côté et l’ex de Matignon de l’autre, incarner la rupture au nom du renouveau. ULTIME RECOURS
L’ancien ministre a neuf mois pour convaincre les citoyens que son pari a toutes les chances de réussir. Pour les persuader que le « moment est venu » de ne « plus se résigner ». Pour les conduire à faire le choix du changement « des pratiques démocratiques et des grandes orientations » et éviter que la France « continue à errer, toujours plus faible, menacée du pire ». À Vesoul, le 23 février dernier, au
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moment d’officialiser enfin sa candidature, Bruno Le Maire a voulu voir « la France silencieuse et travailleuse, qui ne demande jamais rien et porte le pays, la France qui se bat et ne se paye pas de mots, la France fatiguée des vieilles recettes et des vieilles ficelles ». Plus tard, au Salon de l’agriculture, il s’est donné sans retenue aux paysans trois jours durant, vantant leur savoirfaire et appelant à leur protection. Le 5 mars, en Seine Saint-Denis, aux Docks d’Aubervilliers, entouré de plus de deux mille supporteurs, l’élu de Normandie a appelé à la mobilisation contre « ces responsables politiques qui, depuis trente ans, proposent les mêmes idées, les mêmes discours, alors que vous réclamez du sang neuf ! » Des arguments martelés sur tous les modes à l’occasion de chacun de ses déplacements et développés dans Ne vous résignez pas !, en librairies depuis le 24 février. Plus qu’un livre-programme, l’ouvrage veut réveiller les Français et leur ouvrir les yeux sur l’« égarement collectif » qui a conduit le pays à la déroute. Il ne mâche pas ses mots : « Le moment est venu de dire qui porte la responsabilité de cet affaiblissement sans précédent. Nous tous.
PORTRAIT DE POUVOIR
« Il trace sa route, il refuse de se soumettre au schéma de pensée qu’on voudrait lui imposer, quitte à ne pas être dans les clous de son propre parti. C’est dans ces moments-là que Bruno s’en sort le mieux. » Un de ses proches, député Nous qui avons laissé faire. Nous qui avons cru de bonne foi que nous pouvions attendre encore un peu, que la situation se rétablirait, que les changements radicaux pouvaient encore attendre. Nous qui avons pointé du doigt les autres, sans jamais penser que nous pouvions aussi être responsables de la situation (...) Au cours des dernières décennies, notre individualisme a amoindri notre conscience de citoyens ». LA POSITION DE L’INSOUMIS
Lui qui il y a encore quatre ans était un parfait inconnu aux yeux des Français. Lui que le président Sarkozy n’a jamais cessé de surnommer « mon petit Bruno » ou « bac +18 », raillant son « charisme d’huître » et son « arrogance » ? Lui dont la plupart des quadras de sa famille des Républicains se sont toujours méfiés, taclant son « ambition dévorante » et son « absence de ligne politique ». Comment est-il parvenu à se hisser sur le podium ? « Probablement en étant là où personne ne l’attend, en empruntant des chemins parallèles inexplorés, en s’affranchissant des règles et codes établis comme de ses mentors », résume l’un de ses proches soutiens et
amis. Pas si vite quand même ! Un rebelle Bruno Le Maire, ne pousserait-on pas le bouchon un peu loin ? « Il trace sa route, il refuse de se soumettre au schéma de pensée qu’on voudrait lui imposer, quitte à ne pas être dans les clous de son propre parti. C’est d’ailleurs dans ces moments-là que Bruno s’en sort le mieux, qu’il tire son épingle du jeu », assure ce député. C’est vrai qu’il a surtout émergé en défiant Nicolas Sarkozy pour la présidence de l’ex-UMP en novembre 2014. De sa génération, quand d’autres ont préféré se rallier au retraité de l’Élysée, il est le seul à l’avoir affronté si directement. Résultat : presque 30 % au soir du premier tour et un « statut d’insoumis » à la clé qu’il cultive depuis. Déjà, en 2012, le jeune Bruno Le Maire avait tenté de s’imposer comme le candidat du renouveau dans la guerre frontale déclenchée par François Fillon et Jean-François Copé. En vain, faute de parrainages nécessaires. Mais il avait pris date sur le thème « J’incarne une autre voie ». Comme en 2013, en se démarquant de la plupart de ses collègues députés sur la question du mariage homosexuel. Il s’était d’abord abs-
tenu lors du vote du projet de loi Taubira avant d’affirmer qu’il ne reviendrait pas dessus s’il arrivait au pouvoir. Une position à l’époque bien éloignée de la ligne officielle de son parti et de ses concurrents à la présidence du mouvement Hervé Mariton et Nicolas Sarkozy (depuis, le patron des Républicains a fait marche arrière). Comme en septembre 2011 également, au campus des jeunes UMP à Marseille, lorsque le député de l’Eure défend – entre autres textes – la réforme de l’indemnisation du chômage contre l’avis de ses camarades, pour qui cette proposition ne suscite que colère et mépris. Les mêmes qui railleront par la suite son idée de non-cumul de mandats, de démission de la fonction publique, de réduction du nombre de parlementaires. Un triptyque à partir duquel le désormais “BLM” décide de structurer ses prochains combats. Autour d’un concept : le renouvellement des pratiques politiques, des têtes et des discours. « LE TERRAIN, LE TERRAIN ET TOUJOURS LE TERRAIN »
Il sait que les Français ne sont pas loin de tout envoyer valser. Il a conscience que le système politique
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ne tient plus qu’à un fil. Dès lors, ce sera son leitmotiv : renouer le contact, retisser des liens. Sa méthode : « Le terrain, le terrain et toujours le terrain », martèle son conseiller Jérôme Grand d’Esnon1. Depuis, il en a fait sa marque de fabrique. Sa spécificité, il va la chercher dans sa manière de faire campagne : au cours des plus de trois cents réunions publiques tenues depuis 2013, on le voit, sans veste et sans cravate, micro à la main, se promener dans les travées, répondant au public venu l’écouter et l’interroger sur ce qu’il entend faire du pays en cas de victoire à la primaire puis à la présidentielle. Dans les salles, on se demande surtout pourquoi on devrait le croire, lui plus que les autres. On peine parfois à imaginer qu’il fera différemment des autres ténors de la droite. Le Maire veut convaincre du contraire, au-delà des considérations sur l’âge du capitaine (quatorze ans le séparent de Sarkozy et vingt-quatre de Juppé). Son arme : son parcours, ses origines, ses racines. « Je veux faire exploser le système dont je suis le produit. Je suis le mieux placé pour entamer cette transformation profonde », répète-t-il gaiement. Le pédigrée du fils de la bourgeoisie parisienne élevé chez les Jésuites dans le XVIe arrondissement a de quoi impressionner : Normale Sup, Sciences-Po, ENA. Sans compter : haut fonctionnaire, conseiller de ministre au Quai 1. Bruno Le Maire, l’insoumis, Éditions du Moment, 2015.
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d’Orsay et à l’Intérieur, directeur de cabinet de premier ministre… L’élite française dans toute sa splendeur, élevée dans l’idée que des types de son profil sont nés pour diriger le pays. « Bruno s’est toujours vu comme quelqu’un à qui le pouvoir devait échoir de manière naturelle. Doivent diriger le pays tous ceux qui ont fait des études prestigieuses. Pour lui, la politique était la continuité de l’administration au plus haut niveau », explique cet ancien collaborateur des Affaires étrangères. Longtemps, Le Maire en fut convaincu. Son cursus a renforcé cette conviction. Jusqu’à la prise de conscience que le vrai pouvoir de décision ne se situait pas, ou plus, là où il le pensait, mais sur le terrain davantage que dans les cabinets. UNE CLAQUE SALUTAIRE
Le déclic, il l’aura en 2006 au moment de choisir la bataille électorale dans l’Eure plutôt que les propositions alléchantes dans une banque, à l’ambassade de France à Rome ou à l’ONU. Dans ce département rural, loin des beaux quartiers parisiens, le techno se frotte aux réalités concrètes de populations désarmées face à la montée du chômage et des inégalités. Le déclic, il l’a aussi au contact du monde agricole frappé de plein fouet par la crise. Ministre de l’Agriculture de 2009 à 2012, les coups durs portés à la profession s’enchaînent, et il faut batailler contre cette Europe sourde aux demandes de pragma-
« J’ai confondu compétence et politique. La politique est un rapport de forces. Si vous ne le construisez pas, vous vous faites marcher sur les pieds en permanence. » Bruno Le Maire
tisme et de justice. « C’est à l’Agriculture que se cristallise sa volonté politique et qu’il vit ses premières heures d’homme politique », dit Bertrand Sirven, son conseiller en communication d’alors. C’est à l’Agriculture qu’il découvre une autre France, celle des territoires et des vraies réalités. Celle des familles qui se tuent à la tâche pour maintenir leur activité. De cette période naît sa volonté de porter ses propres couleurs, renforcée par les promesses ministérielles non tenues de Nicolas Sarkozy. Longtemps annoncé comme successeur de Christine Lagarde à Bercy, le chef de l’État lui préfère le chiraquien François Baroin. Une claque… salutaire, ose-t-il aujourd’hui. « J’ai confondu compétence et politique. La politique est un rapport de forces. Si vous ne le
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construisez pas, vous vous faites marcher sur les pieds en permanence. J’ai alors pris conscience que pour aller plus loin, je devais m’en donner les moyens », concède-t-il. Construire le rapport de forces, voilà son obsession. Depuis 2012, la PME Bruno Le Maire ne cesse de s’étoffer et de se structurer. Autour de son équipe rapprochée, fidèle pour la plupart depuis près de dix ans, il quadrille le territoire. Dans chaque circonscription, chaque département et chaque région, il a installé des référents BLM qui font vivre le débat et portent la bonne parole auprès des électeurs. Ses Jeunes BLM mouillent la chemise, dans les meetings et les cafés politiques organisés toutes les semaines ou sur les réseaux sociaux, terrain de jeu très prisé du candidat. Sur Twitter, Facebook ou Périscope, l’élu de Normandie poursuit le dialogue et détaille ses propositions. Pendant des mois, il a fait travailler des centaines d’experts dans des ateliers thématiques et s’est inspiré de ces rencontres sur le terrain pour alimenter le programme qu’il présentera dans les prochains mois aux Français. « METTRE FIN AU SOCIAL POUR DÉFENDRE LA SOLIDARITÉ »
Car c’est sur la ligne politique que Le Maire est attendu. « Floue et mystérieuse », raillent ses concurrents qui dénoncent les allers retours entre la ligne centriste et la ligne de la droite dure. « Le Maire est le can-
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PORTRAIT DE POUVOIR
« Le Maire est le candidat le plus dangereux. Parce qu’il allie à la fois une position très, très à droite, quand on l’écoute, et en même temps, il se présente comme un centriste bon teint. » Jean-Christophe Cambadélis
didat le plus dangereux, tranche même le socialiste Jean-Christophe Cambadélis. Parce qu’il allie à la fois une position très, très à droite, quand on regarde et quand on l’écoute, et en même temps, il se présente comme un centriste bon teint. » Qui est son principal adversaire dans cette compétition ? Le tenant de la “France apaisée” Alain Juppé ou celui de la “France de toujours” Nicolas Sarkozy ? Là n’est pas le sujet pour BLM, qui « prône une France de conquête, une France capable de relever les défis de demain ». Pour refonder le modèle écono-
mique et social, « aussi inefficace qu’injuste », il entend aller vite et frapper fort. Dès l’été 2017, il compte prendre trois séries d’ordonnances, sur le travail, la solidarité et l’autorité de l’État. Déjà, il avance des propositions : code du travail simplifié, fin des 35 heures, privatisation de Pôle emploi, formation professionnelle mieux encadrée. « Mettre fin au social pour défendre la solidarité », constitue l’autre pan de son projet. Les aides sociales ? Il se prononce pour que son cumul « ne dépasse pas 60 % du smic pour les personnes en âge et en condition de travailler ». Concernant le logement social, Le Maire s’engage à plus de justice et de sévérité. « Les personnes qui disposent d’un patrimoine de plus de 100 000 euros n’auront plus accès au logement social ». L’âge légal de départ à la retraite ? Porté à soixante-cinq ans. Supprimer « tous les régimes spéciaux de retraite » et aligner « progressivement » les règles de cotisation du secteur public sur le secteur privé, voilà également ses intentions. Le député de l’Eure ne compte pas en rester là. Restaurer l’autorité de l’État reste sa priorité en faisant en sorte qu’il se concentre
sur ses missions régaliennes. « Arrêtons de faire tout et n’importe quoi. » S’agissant de l’immigration, l’État doit faire « respecter les règles » sur le droit d’asile et le regroupement familial. Concernant la fonction publique, BLM s’engage à redéfinir ses règles d’accès et son fonctionnement. Il a affiché la couleur : jour de carence pour tous les fonctionnaires, rémunération au mérite, possibilité de licenciement, développement de la contractualisation, réduction du nombre d’emplois publics à un million sur dix ans… Car il prévient, faire des économies, « chasser les gaspillages » et « tailler dans les dépenses de fonctionnement inutiles » sont autant de propositions inscrites dans son projet présidentiel. Sur nombre de sujets, notamment économiques, les différences entre les candidats restent faibles. Bruno Le Maire n’a pas le monopole du projet libéral. Il jure pourtant être le seul à avoir la recette pour changer la donne et à disposer d’un atout de taille : le désir des Français de tourner la page est aussi grand que sa volonté à devenir président de la République. Énorme. ■ olivier biscaye
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N’Bark Lahmar, technicien-atelier parachèvement. Snecma Moteurs à Gennevilliers. 2002
LE DOSSIER
TRAVAIL LA FIN DU SALARIAT
L’ubérisation est-il l’avenir du travail ? La fin annoncée du salariat emportera-t-elle les anciennes protections collectives au profit d’une précarisation généralisée ? Entre bouleversements technologiques, exigences du marché et nouvelles aspirations individuelles, un autre monde du travail se dessine. Qui tiendra le crayon ? photos valérie couteron Portraits réalisés dans différentes usines françaises entre 2000 et 2004 : La Snecma de Gennevilliers, Conserverie Gendreau à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, Armor-Lux à Quimper, Reckitt-Benckiser à Chartes, Sevelnord à Lieu-Sant-Amand, Saint-Gobain à Chalon sur Saône et Floc’h à Locminé
L
La révolution numérique provoque une nouvelle grande mutation de l’ère moderne. Elle menace des millions d’emplois, bouleverse la forme des autres et remet en cause le salariat en même temps que la sécurité qui lui était associée. État des lieux (p. 45). Au fait, que recouvre le terme travail, qui semble avoir aujourd’hui autant de définitions qu’il en a eu au cours de l’histoire ? (p. 49). Tous ubérisés ? Les travailleurs du tertiaire sont désormais dans la ligne de mire (p. 48). Visite au cœur du cyclone, au sein de la Scop Alpha Taxis qui entend opposer la coopération à l’ubérisation (p. 52). Mondialisation, tertiairisation, numérisation et libéralisme se conjuguent et déstructurent en profondeur les cadres du travail : des transformations à l’échelle planétaire (p. 56). Face à ces mutations qui sont autant de défis, des réflexions, propositions, revendications s’esquissent ou s’affirment. Ce qu’en disent intellectuels (p. 58) et syndicalistes (p. 62). Dans la tourmente, deux idées très discutées émergent : le revenu de base (p. 65) et le salaire à vie (p. 67). Pour écrire l’avenir du travail plutôt que le subir.
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LE DOSSIER
LA FIN DU TRAVAIL N’EST PAS ÉCRITE Les innovations technologiques et la course à la “flexibilité” convergent vers une profonde mutation du travail, qui annonce la disparition du salariat. Aux dépens du travailleur, livré à lui-même et au marché “libre”, si de nouvelles protections ne sont pas inventées. Dans un futur proche, la population est séparée en deux par un mur. D’un côté, la “Zone” avec les 80 % de chômeurs, de l’autre, la “Ville” hébergeant les 20 % d’actifs. La réalité n’a pas encore rattrapé le scénario de la série d’anticipation Trepalium, mais la question de “la fin du travail” préoccupe aujourd’hui jusqu’aux plus hautes sphères. D’après un rapport diffusé au forum de Davos, la quatrième révolution industrielle liée à Internet et au big data entraînera la création de 2,1 millions d’emplois nouveaux en cinq ans, mais aussi la destruction de 7,1 millions de postes. Après la première révolution (la machine à vapeur), la deuxième (électricité, chaîne de montage), la troisième (électronique, robotique), la révolution numérique pourrait ainsi supprimer cinq millions d’emplois dans les quinze principales puissances économiques mondiales d’ici cinq ans. Mais tous ne sont pas égaux devant l’automatisation, qui touche surtout la “classe moyenne” professionnelle, entraînant une polarisation entre, d’un côté, une petite élite de travailleurs surqualifiés grassement payés et, de l’autre, une majorité de précaires UBER SUR LA VILLE
Si certains économistes contestent la thèse selon laquelle l’automatisation engendrerait tant de gains de productivité que le travail serait inexorablement appelé à s’éteindre dans les prochaines décennies, tous s’accordent pour dire que la nouvelle donne numérique subvertit profondément la nature même du rapport salarial. L’étude diffusée à Davos ne s’y trompe pas : « Alors que les technologies rendent le travail possible de n’importe où et n’importe quand, les entreprises fragmentent les tâches d’une façon qui n’était pas possible précédemment ». Et de citer « l’économie des petits boulots » dans laquelle un travail jadis salarié est
confié, via des plates-formes numériques, à une multitude de travailleurs indépendants (cf. “Tous ubérisés”, p. 48). Ce processus qui fait trembler les grandes firmes et les secteurs réglementés a un nom : ubérisation. Le néologisme vient d’Uber, l’application californienne créée en 2009 qui met en relation des particuliers possédant une voiture avec des passagers géolocalisés grâce leurs smartphones. Les taxis ne sont pas les seuls à être affectés par ces services numériques mêlant partages et transactions entre individus. L’hôtellerie fait face à AirBnb, la location de voiture à Blablacar et la banque à Kisskissbankank. Aux États-Unis, chacun peut vendre sur Taskrabbit une multitude de petits services, du bricolage à la garde d’enfants, tandis qu’en Allemagne, Ohlala propose même « l’amour tarifé entre particuliers ». Exit l’employeur. C’est au client qu’a affaire le travailleur. Un changement de paradigme que préfiguraient depuis les années 1990 les pratiques managériales orientées vers la “satisfaction du client”. La hiérarchie interne à l’entreprise peut se détendre un peu : la contrainte et le contrôle sont transférés sur le client et le marché. Les associations les plus optimistes de lutte contre la grande précarité voient dans ces plateformes une première étape de sortie de l’invisibilité, de l’absence d’activité ou du travail au noir pour des individus qui ne sont tout simplement pas “employables” sur le marché du CDI ou du CDD et qui ont plus de chance de trouver des clients que des employeurs. DE NOUVEAUX INTERMÉDIAIRES-RENTIERS
Pour le très libéral Jean-Marc Daniel, ces plates-formes ont le mérite de faire pleinement advenir une chose qui n’existait jusqu’à présent que dans la tête des économistes néoclassiques : le marché “de concurrence quasi pure et
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parfaite”. L’appli incarnerait le fameux “commissaire priseur” reliant l’offre et la demande tel que l’avait imaginé Léon Walras, père de la théorie de l’équilibre général. La comparaison est séduisante, à ceci près qu’Uber prélève une commission de 20 % sur chaque transaction. Un business model rentable : la start-up est valorisée à plus de cinquante milliards de dollars en bourse, soit deux fois plus que Renault… Les applis aiment à se présenter comme d’audacieux précurseurs innovant dans le cadre utopique et libertaire d’une nouvelle “économie de partage” qui supprimerait les archaïques intermédiaires-rentiers. Elles se contentent surtout de prendre leur place. Le fait que des chômeurs ou des travailleurs pauvres soient acculés à convertir leur appartement en hôtel ou leur cuisine en restaurant est présenté comme le triomphe de l’innovation et de l’esprit d’entreprise. « L’ubérisation est une chance pour notre pays. C’est une chance parce que cela répond aux attentes des jeunes, qui souhaitent travailler autrement », se réjouissait ainsi récemment Pierre Gattaz. Si les pauvres veulent arrondir leurs fins de mois, pourquoi les en empêcher ? Une rhétorique similaire à celle soutenant les salariés qui “veulent” travailler le dimanche. « En réalité, ce désir d’entreprendre est aussi joyeux que celui des désespérés du monde entier qui, pour payer leur loyer, en viennent à se prostituer ou à vendre des organes », rappelle dans le Monde diplomatique l’essayiste Evgeny Morozov. LE “COÛT DU TRAVAIL” À LA CHARGE DU TRAVAILLEUR
Mais si le président du Medef est aussi enthousiaste, c’est surtout pour une autre raison : « parce que cela permet d’assouplir le contrat de travail, de dépasser le cadre juridique du salariat ». De fait, chez Uber, la figure de l’auto-entrepreneur négociant “librement” la vente d’un service remplace celle du salarié inscrit dans des systèmes de protection sociale et de régulations collectives. Les coûts associés à l’activité et à la protection sociale – obligation de souscrire une assurance, de posséder un véhicule, cotisations retraites – sont entièrement à la charge du travailleur. Le « dépassement du cadre juridique du salariat » qui enchante tant Gattaz n’a pas attendu Uber, bien sûr. Le
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Chez Uber, les coûts associés à l’activité et à la protection sociale – obligation de souscrire une assurance, de posséder un véhicule, cotisations retraites – sont entièrement à la charge du travailleur. compromis dit “fordiste”, qui prévalait durant les Trente glorieuses et par lequel les salariés échangeaient la subordination hiérarchique contre la sécurité économique du plein emploi et un code du travail protecteur, a commencé à s’effriter à partir des années 1980, lorsque le “coût du travail” est devenu la première variable d’ajustement dans la « nécessaire adaptation à la mondialisation ». Perçus comme des obstacles à l’impératif de compétitivité et de rentabilité maximale des investisseurs internationaux, les droits et les protections du travail ont été les premières cibles des politiques néolibérales de “flexibilité” : flexibilité temporelle (temps partiel), mais aussi spatiale (télétravail, délocalisations), contractuelle (CDD) et salariale (rémunération au résultat). S’inscrivant dans cette logique, l’actuel projet de loi El Khomri – qui escamote le lien de subordination en se référant au “volontariat” des salariés, étend les possibilités de conclusion d’accords dérogatoires au code du travail, ou encore facilite le licenciement économique – représente la “réforme” du marché du travail la plus néolibérale de tout l’après-guerre. Conséquences de ces politiques, le chômage de masse et la précarisation des relations de travail s’entretiennent l’un et l’autre depuis trente ans, excluant une partie croissante de la population de la protection que confère le “pacte” salarial. LE SALARIAT N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
L’ubérisation pousse encore plus loin la flexibilisation du lien de subordination : l’emploi salarié était déjà externalisable via des agences d’intérim et des soustraitants, il peut désormais être remplacé par du travail
Sabrina Guibert, ouvrière fabrication-ligne étêtage. Conserverie Gendreau à Saint-Gilles-Croix-de-Vie
TOUS UBÉRISÉS BENJAMIN CORIAT : ÉCONOMIE DU PARTAGE VS L’ÉCONOMIE DE LA PRÉDATION Les logiciels libres, Wikipedia, l’autopartage ou les garderies autogérées reposent sur une aspiration citoyenne, sur la volonté de partager des savoirs ou des ressources, de minimiser la consommation ou de reconstituer de la sociabilité. Pour Benjamin Coriat, Uber a mené une OPA idéologique sur l’économie collaborative. Il s’agit d’une économie de la prédation, captant l’essentiel des richesses qui devraient aller aux salariés, à leur protection sociale, à la contribution à la société sous forme d’impôts. Les producteurs – appelons-les les travailleurs – sont les dindons de la farce. La montée du travail à la demande nous plonge dans une ère préindustrielle 2.0, faite d’une cohorte fragmentée de travailleurs indépendants, répondant aux fluctuations de la demande d’un travail à la tâche, chacun devant apporter ses outils de production (voiture, ordinateur, logiciels) et au besoin s’endettant pour cela. Ils sont soumis, d’une part (notamment dans le cas des productions dématérialisées), à une concurrence directement mondialisée et, d’autre part, à la pression des clients qui, par exemple, attribuent publiquement des notes d’appréciation de leur travail (qualité, rapidité, prix, servilité), notes qui conditionnent leur activité future. Les gouvernements restent muets pour contrer cette prédation. Pourtant, les transactions étant numérisées et les acheteurs et vendeurs identifiés, les bases d’une taxation et d’un contrôle existent. À lire Le Retour des Communs. La crise de l’idéologie propriétaire, sous la direction de Benjamin Coriat, Éditions les Liens qui libèrent.
AMAZON MECHANICAL TURK : UNE AGENCE D’INTÉRIM MONDIALE Sur cette plate-forme, des particuliers, des universités, des entreprises grandes et petites proposent des tâches à réaliser à distance, souvent répétitives mais encore difficile à mécaniser : traduire une fiche produit, attribuer des mots-clés à des images, retranscrire un enregistrement audio, etc. Pour réaliser ces tâches, étudiants, chômeurs, salariés en quête de revenus complémentaires du monde entier sont en concurrence directe. Les missions sont ainsi proposées et réalisées à des prix de misère : il est difficile d’atteindre quatre dollars de l’heure aux États-Unis. Exemple : taguer des images pour 0,02 centimes l’unité. Et les exécutants sont notés ! Inutile de dire que les transactions échappent à tout contrôle et à toute fiscalité.
FISCALITÉ : AMAZON JOUE SELON LES RÈGLES En 2013, Amazon Grande-Bretagne recevait plus de subventions de l’État pour installer ses entrepôts qu’il ne payait d’impôt. Selon le Guardian, un lanceur d’alerte, cadre d’une entreprise qui vendait des CD à Amazon, l’avait révélé : les contrats étaient discutés en Angleterre par un cadre anglais de la multinationale. Les CD étaient édités et pressés en Grande-Bretagne, et ensuite vendus par Amazon pour l’essentiel à des Anglais. Mais les factures étaient émises par Amazon Luxembourg, un paradis fiscal au cœur de l’Europe. Amazon le crie haut et fort : ils jouent selon les règles (fiscales). Oui. Et c’est bien le problème.
LE DOSSIER
supposément “indépendant”. Le rêve des libéraux étant que les plates-formes numériques n’assurent plus seulement un simple complément de revenu, mais deviennent le principal mode de participation à la vie économique du plus grand nombre. Un rêve qui est – heureusement – encore loin d’être réalisé. Le CDI continue à occuper la place centrale dans la structure sociale française, concernant 87 % des salariés du secteur privé, un pourcentage stable depuis le début des années 2000. Et si la part des contrats temporaires augmente dans les nouvelles embauches, cette tendance n’a rien d’inéluctable. C’est tout l’enjeu des luttes sociales actuelles autour de la requalification juridique de l’activité. Au nom des contraintes imposées par le donneur d’ordre (port d’uniforme, horaire, sanc-
tion en cas de refus de mission…) certains chauffeurs d’Uber réclament en effet devant les prud’hommes la transformation de leur contrat d’auto-entrepreneur en CDI, estimant qu’il existe bien un lien de subordination avec la plate-forme, et qu’il s’agit donc de salariat dissimulé. Les innovations technologiques ont certes modifié l’organisation du travail, mais le salariat n’a pas dit son dernier mot. Face au chômage et à la précarisation, il est en tout cas urgent de reconstruire des garanties collectives et juridiques pour tous. Faute de quoi, prévenait dès 1998 le sociologue Robert Castel, « sous couvert d’inventer l’avenir, on redécouvre les vieilles recettes du capitalisme sauvage ». laura raim
CE QUE TRAVAILLER VEUT DIRE Apparu tardivement et recouvrant des réalités très différentes, le terme de travail s’est vu donner des sens aussi multiples que contradictoires. Sa définition est l’objet de luttes qui montrent justement l’importance de l’enjeu. L’avenir du travail serait donc en question. On mélange souvent des notions différentes : statut, emploi et travail. Qu’est-ce que je fais quand je travaille ? Cette notion, si centrale dans nos vies et pour notre identité, ne se laisse pas facilement attraper par une définition. Quand on remonte les siècles à la recherche de sa genèse, on découvre qu’elle est en réalité très récente. Les Grecs anciens, nous apprend l’historien Jean-Pierre Vernant, avaient des termes pour désigner l’effort, les tâches, les métiers, le savoir-faire… mais pas pour désigner le travail. Le travail ne constituait
tout simplement pas une catégorie de pensée séparée dans les sociétés précapitalistes. ALIÉNÉ OU LIBÉRÉ ?
Le concept apparaît seulement au XVIIIe siècle, en même temps qu’un autre : consommation. Smith définit le travail comme ce qui permet de créer de la valeur. Ce que les économistes traduisent depuis par “facteur de production”. Synonyme de peine (son origine étymologique tripalium signifie instrument de torture…), il assure la double fonction de fabriquer des richesses et de fonder l’ordre social. Depuis, il
s’est revêtu de nouvelles couches de significations radicalement différentes. Dans son Que sais-je ? sur le travail, la sociologue Dominique Méda distingue deux autres moments historiques dans sa détermination conceptuelle. Avec Marx, le travail apparaît potentiellement comme la liberté créatrice qui va permettre à l’humanité de transformer le monde à son image, de progresser vers le bien-être, mais aussi de « réaliser son individualité ». Il faudra toutefois attendre le milieu du XXe siècle pour que cette idée du travail comme vecteur de réalisation de soi entre dans la pratique.
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Lionel Dehais, technicien-atelier presse. Snecma Moteurs Ă Gennevilliers. 2002
LE DOSSIER
La troisième étape est celle de la société salariale. Alors que pour Marx, l’abolition du salariat était la condition sine qua non pour transformer le travail réel aliéné en travail libéré, la pensée socialiste de la fin du XIXe siècle va abandonner cette condition. Loin de remettre en cause le salariat, la social-démocratie va même faire du lien salarial le lieu où s’ancrent tous les droits : droit du travail, droit à la protection sociale mais aussi droit à la consommation. Depuis, emploi salarié et travail sont quasiment équivalents. LE TRAVAIL N’EXISTE PAS
Bien que contradictoires, ces différentes définitions du travail continuent de coexister. Aucune d’entre elles n’est pourtant pleinement satisfaisante. Travail et emploi ne vont pas nécessairement de pair : l’employé placardisé va tous les jours “au travail”, a un emploi rémunéré, mais il ne “travaille” pas. Le “travailleur bénévole”, inversement, n’est pas rémunéré… La vision marxienne du travail comme trans-
formation de la matière devient trop limitée. L’approche purement instrumentale des économistes, consistant à réduire le travail à un moyen de créer de la richesse et d’obtenir un revenu, est contredite par l’expérience des travailleurs, qui évoquent souvent le plaisir et l’épanouissement trouvés dans l’exercice de leur métier. Surtout, en décrivant le travail comme pénibilité, la théorie économique dominante part du principe que l’homme a besoin d’être “incité” pour travailler. « Ils commettent là une erreur anthropologique, estime la sociologue MarieAnne Dujarier. Car tout travail renvoie au faire, à l’agir, à l’activité. Et l’activité est vitale. Priver quelqu’un d’activité est pathogène. » Si tout travail est activité, l’inverse n’est pas vrai. Mais alors, quelle activité est “comptée” comme travail ? Cette question ne peut trouver de réponse définitive, pour la raison que le travail n’existe pas substantiellement. « Il n’y a pas d’essence du travail, poursuit Marie-Anne Dujarier. La même action humaine peut
« Il faut se résoudre à prendre une position nominaliste : est travail ce que les institutions appellent travail. » Marie-Anne Dujarier, sociologue être ou ne pas être considérée comme du travail selon la situation : lire, faire l’amour, faire à manger. Il n’existe pas de critère unique qui serait à la fois spécifique et systématique au travail. Il faut se résoudre à prendre une position nominaliste : est travail ce que les institutions appellent travail. Et cette qualification sociale est l’objet de luttes, car elle donne accès au code du travail, au marché du travail, à la médecine du travail, à la protection sociale, à la rémunération… » Ainsi, les femmes ont-elles bataillé dans les années 70 pour que soit reconnu le travail domestique, si ce n’est juridiquement, au moins sémantiquement, tandis que les “travailleuses du sexe” se battent encore autour du slogan « sex work is work ». laura raim
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ALPHA TAXIS, LA COOPÉRATION CONTRE L’UBÉRISATION Ils n’ont pas eu le choix. En première ligne, les taxis ont dû répondre à cette rude question : qu’opposer à Uber sur le marché même d’Uber ? Reportage au sein de la coopérative Alpha Taxis, déterminée à lutter contre le dumping social. Chez Alpha Taxis, pour défendre son métier, on commence par célébrer l’histoire : celle des taxis comme celle du groupement coopératif dont Alpha est né, créé en 1977 par la réunion de trois Scop – Barco, GAT et Taxicop qui détiennent les licences. Mais c’est surtout l’avenir de ce métier, aujourd’hui menacé, qui préoccupe. Alpha Taxis affronte la tourmente de la dérégulation de son marché avec ce statut de Scop (Société coopérative de production). Un statut à l’opposé du modèle atomisé et prédateur qui veut s’imposer avec la prolifération des voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) proposés par les plates-formes numériques dont Uber est l’archétype. Ici, on veut croire que la coopération et l’économie sociale et solidaire ont leurs chances contre l’uberisation. LE COLLECTIF AU SERVICE DE CHACUN
Deuxième coopérative de France en nombre d’associés (ils sont plus de 1 100), Alpha Taxis défend le principe de Scop de grande taille « pour montrer que c’est possible », explique Ramiz Janjevali au siège de la Scop, à L’Haÿ-lesRoses dans le Val-de-Marne. La soixantaine imposante, le gérant de la société vante surtout un système dans lequel les coopérateurs peuvent conserver leur autonomie au sein d’une entreprise dont ils ont collectivement
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la propriété. Travailleurs indépendants, les associés possèdent 100 % du capital, mais sont quand même assimilés à des salariés car ils cotisent au régime général, et bénéficient ainsi d’une bonne couverture sociale. Les différentes filiales offrent des services essentiels (central radio, atelier de carrosserie, métrologie), et comprennent un centre de formation qui témoigne de la volonté de répondre aux régressions actuelles par une politique qualitative. Le groupement coopératif offre ainsi un environnement protecteur à des chauffeurs qui tiennent par ailleurs à leur indépendance : pour la plupart, ils la désignent comme une raison majeure de leur choix professionnel. La coopérative représente aussi un bon argument commercial, car nombre de clients y sont sensibles. Elle est aussi un atout d’image : « Notre réputation est notre meilleure publicité. Notre communication, ce sont nos associés », assure Emmanuelle Frezza, responsable de la communication. L’appel aux sentiments ne saurait toutefois suffire à une époque où les consommateurs n’en font plus. La réorganisation du service commercial a ainsi visé une plus grande exigence sur la qualité de service, tandis qu’une « tolérance zéro » est affichée pour les mauvais comportements.
LE DOSSIER
LA LUTTE DES RINGARDS ET DES MODERNES
Car il s’agit d’abord de résister à la « force de frappe médiatique » d’Uber, qui joue de sa modernité supposée face à la ringardise elle aussi postulée des taxis. Il leur faut lutter contre la litanie des lieux communs sur les chauffeurs désagréables qui écoutent RMC avec leur chien sur le siège avant, trop chers, qui ne prennent pas la carte bancaire et sont introuvables quand on en a besoin. Pionniers dans ce domaine, les dirigeants d’Alpha rappellent que les terminaux de paiement sont pourtant généralisés depuis longtemps, et que l’amateurisme de beaucoup de conducteurs Uber peut faire douter de leur qualité de service. Les tarifs ont évolué vers une forfaitisation pour “l’approche” (temps mis à rejoindre le client) et les trajets vers ou depuis les aéroports. Les grandes compagnies proposent déjà leurs applications mobiles. Avec la plate-forme unique, dont le décret d’application a été publié en mars, d’autres seront disponibles (fondées sur l’open data et non sur la privatisation des données qui fonde le modèle Uber) qui cette fois recenseront tous les véhicules. Quant à la disponibilité, jugée très insuffisante depuis longtemps, avec plus de 18 000 véhicules à Paris on défend chez Alpha l’idée que l’offre est surdimensionnée : seules certaines plages horaires, le samedi soir par exemple, posent un problème. La multiplication des VTC, dont on ignore même le nombre, suscite une surabondance qui ne profite en définitive à personne. Citée en exemple dans le rapport Attali de 2008 (qui fixait l’objectif de 60 000 “taxis” en région parisienne), la libéralisation brutale du marché en Irlande a abouti à une dégradation de l’offre et à une précarisation généralisée. LOI DE LA JUNGLE ET TENSIONS EXTRÊMES
La confrontation, sur le même marché, entre un secteur très réglementé, qui impose des contraintes (tarifs, contributions sociales, formation, sanctions disciplinaires, etc.), et un autre complètement dérégulé nourrit le sentiment d’une profonde inégalité de traitement.
Le groupement coopératif offre un environnement protecteur à des chauffeurs qui tiennent à l’indépendance qu’ils désignent comme une raison majeure de leur choix professionnel. Et motive l’appel en faveur de nouvelles régulations. « Uber prolifère à cause de la non-application des lois, à part celle de la jungle », scande Emmanuelle Frezza, chargée de la communication de la Scop. Le secteur des taxis ne demande pas la disparition des VTC, mais la limitation de leur nombre et la réglementation de leur activité afin de rétablir une concurrence plus loyale. D’après un constat d’huissier, 70 % des courses Uber seraient effectuées dans des conditions irrégulières, tandis que le mensuel Que Choisir a dénombré vingt-deux clauses abusives ou illicites dans les conditions d’utilisation… Le conflit ne se limite plus à celui des taxis contre les VTC. Il s’étend aux différentes catégories de VTC et oppose même les chauffeurs Uber à leur maison “mère” quand elle prend la décision unilatérale de baisser de 20 % le prix de la course, en octobre dernier. « Une extrême tension sociale s’exprime tous les jours, c’est une vraie cocotte-minute. On ramène les problèmes dans la rue alors qu’ils viennent d’en haut », affirme Emmanuelle Frezza. Dans ce système, toutes les charges (et les illusions) sont pour le “travailleur indépendant”, censément “libre sur un marché libre”, et l’assurance des profits pour la multinationale qui l’exploite à moindres frais en s’affranchissant du statut d’employeur et donc du droit du travail… Le transfert de l’activité vers les VTC s’accompagne d’un brutal dumping social. « En
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Anita MollĂŠ, sertisseuse. Conserverie Gendreau Ă Saint-Gilles-Croix-de-Vie. 2002
LE DOSSIER
« En réalité, on passe d’un système capitaliste à un système féodal, et cette régression sociale nous est vendue comme de la modernité. » Ramiz Janjevali, gérant d’Alpha Taxis réalité, on passe d’un système capitaliste à un système féodal, et cette régression sociale nous est vendue comme de la modernité », regrette le gérant d’Alpha Taxis. DÉFENDRE UNE IDÉE DU TRAVAIL
L’exacerbation de la concurrence entre travailleurs, le chantage à l’emploi moyennant un abandon des droits sociaux… La prospérité d’Uber doit beaucoup au terreau particulier de ce secteur. « C’est un métier d’une grande richesse, un métier d’intégration », assure Emmanuelle Frezza en rappelant le parcours du gérant Ramiz Janjevali. Venu d’Albanie, il a lui-même exercé la profession. Taxi, un métier longtemps vécu comme un recours pour nombre d’ouvriers ayant perdu leur emploi. Un métier qui peut soutenir un projet d’élévation sociale. Uber exploite les espoirs d’une population jeune, largement exclue du marché de l’emploi, et en tire argument dans le débat public. Peu importe alors la gouvernance unilatérale de l’entreprise, les preuves de sa rapacité, ses stratégies d’évitement fiscal et l’ampleur des dégâts occasionnés. Le remplacement des salariés par toutes les variantes de l’auto-entrepreneur s’accompagne souvent de la disparition de leur métier lui-même, « sa culture, son histoire ». Ramiz Janjevali rappelle les missions qui font
des taxis la « cavalerie légère » des pouvoirs publics : service Pégase lors des retards de trains, réquisition lors des canicules, transport des malades par des chauffeurs conventionnés (à moindres frais pour l’assurance maladie), disponibilité pour les personnes âgées, etc. « On ne confie pas le transport des personnes à n’importe qui ! », s’emporte le dirigeant, effaré devant l’absence de contrôle des chauffeurs enregistrés chez Uber, qui de son côté se défausse de toute responsabilité légale. La colère des taxis a été médiatisée. On la comprend en prenant la mesure de la violence de cette « prédation en bande organisée » (voir encadré) et de l’usurpation par Uber de “l’économie collaborative”. Au-delà de la mise en scène souvent caricaturale de ce conflit, les taxis défendent plus que leur corporation : une idée du travail dans la disparition de laquelle tout le monde a beaucoup à perdre. jérôme latta
Uber, la prédation en bande organisée, de Laurent Lasne, éditions Le Tiers livre 2015.
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LES MUTATIONS DANS LE MONDE
LES SECTEURS D’ACTIVITÉ
En 1995, l’agriculture regroupait 41,8 % de l’emploi mondial contre 36,9 % dans les services. En 2010, la proportion est inverse : 41,5 % dans les services, 33,1 % dans l’agriculture. L’industrie, elle, se maintient à 20 % grâce à l’expansion des pays émergents. Les agriculteurs représentent 3,3 % des emplois dans les pays de développement humain très élevé, contre 45,9 % en Asie méridionale et 59 % en Afrique subsaharienne. L’Asie méridionale et l’Afrique comptent 30 % d’emplois dans les services, contre 74 % dans les pays les plus riches.
EMPLOI PRÉCAIRE ET VULNÉRABLE
Le travail indépendant et le travail familial non rémunéré sont le lot de 1,5 milliard de personnes, soit plus de 46 % de l’emploi total mondial. En Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, plus de 70 % des travailleurs occupent un emploi vulnérable, alors qu’ils ne sont que 15 % dans les pays de l’OCDE. Les femmes ont plus de risques (25 à 35 %) que les hommes d’occuper un emploi vulnérable dans certains pays arabes, de l’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne.
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MONDIA LISATION
En 2013, 453 millions de travailleurs (296 millions en 1995) participaient aux réseaux de production mondialisés. « Ce système crée des gagnants et des perdants, à l’intérieur des pays et des secteurs d’activité, tout comme d’un pays et d’un secteur à l’autre. Il peut diminuer la sécurité de l’emploi et accroître la pression à la baisse des coûts exercée sur les gouvernements et les soustraitants. » (Rapport du PNUD, 2015)
LE DOSSIER
VIOLENCE ET TRAVAIL
En 2009, 30 millions de travailleurs de l’UE ont été victimes de violences liées au travail – harcèlement, intimidation ou violence physique. 10 millions sur le lieu de travail et 20 millions à l’extérieur. En 2012, le travail forcé, la traite des êtres humains pour le travail et l’exploitation sexuelle ou le quasi-esclavage touchaient 21 millions de personnes dans le monde. 14 millions étaient victimes d’exploitation économique et 4,5 millions d’exploitation sexuelle. Les bénéfices illicites du travail forcé sont estimés à 150 milliards de dollars par an. En 2012, le travail des enfants toucherait environ 264 millions d’entre eux, plus de 15 % des 5-17 ans (30 % en Afrique subsaharienne). Deux tiers de ces emplois sont illégaux.
Si l’accès à l’Internet dans les pays en développement était le même que dans les pays développés, on estime à 2,2 billions
INTERNET
HOMMES FEMMES
de dollars des États-Unis le PIB qui pourrait être généré, et à 140 millions le nombre d’emplois qui pourraient être créés – soit 40 millions en Afrique et 65 millions en Inde.
Les hommes dominent le monde du travail rémunéré et les femmes celui du travail non rémunéré. En 2015, le taux d’activité mondial était de 50 % pour les femmes, contre 77 % pour les hommes. La part du travail rémunéré qui revient aux hommes est le double de celle des femmes.
Sources : Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Organisation internationale du travail (OIT), Banque mondiale.
PARTAGER, RÉDUIRE, LIBÉRER, SÉCURISER LE TRAVAIL POUR LE RÉINVENTER…
Face aux mutations en cours, des réflexions, propositions, revendications s’esquissent ou s’affirment. Qu’en disent intellectuels et les spécialistes, que pensentils de deux propositions très discutées : le revenu d’existence et le salaire à vie ? Entretiens par Marion Rousset.
DOMINIQUE MÉDA
Professeure à l’université Paris-Dauphine, directrice de l’IRISSO
MARIE-CHRISTINE BUREAU Sociologue au Lise-Cnam-CNRS
PASCAL LOKIEC
Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense
ALAIN SUPIOT
Juriste, professeur au Collège de France
UN PARTAGE CIVILISÉ DU TRAVAIL PAR DOMINIQUE MÉDA
« La voie principale me paraît être la réduction de la durée légale du travail, ou au moins la convergence de la durée normale du travail pour tous autour d’une trentaine d’heures. L’objectif est d’assurer un partage civilisé du travail en lieu et place d’un partage sauvage où certains travaillent plus de soixante heures par semaine, pendant que d’autres ne parviennent pas à accéder à l’emploi, ou se trouvent cantonnés dans des emplois d’une durée très courte et très mal payés. Atteindre cet objectif suppose que soit mis en place, parallèlement, un programme de qualification / requalification à destination de ceux qui ont été laissés dans l’emploi depuis trop longtemps sans aucune mise à niveau de leurs connaissances, de ceux qui ont été exclus de l’emploi et de ceux qui ne parviennent pas à y accéder. Cela suppose que, pour tous, une partie importante de la vie de travail soit réservée à la formation continue, de manière à éviter l’exclusion par la non qualification. Cette réduction ou convergence des durées du travail1 suppose également que nous rompions avec l’obsession des gains de productivité. S’ils ont été – et continuent parfois d’être – au cœur du progrès, ils ne le sont plus dans de nombreux cas, contribuant au contraire à détruire le sens du travail. Éviter cette intensification du travail suppose de se doter de nouveaux indicateurs de richesse, macro et micro, capables de mettre en évidence les dégâts et les bénéfices des différentes organisations du travail. La réduction de la durée hebdomadaire de travail est la seule mesure de nature à permettre un rééquilibrage des investissements domestiques et familiaux des hommes et des femmes, ainsi qu’une implication réelle de tous dans la vie citoyenne. » 1. L’économiste Jean Gadrey a calculé que la répartition du nombre actuel d’heures travaillées en France sur l’ensemble de la population active conduirait à une durée moyenne de 31 heures par personne.
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LE DOSSIER
ENTREPRENDRE SANS PERDRE SES DROITS PAR MARIE-CHRISTINE BUREAU
« La transition numérique tend à démultiplier les situations complexes où la qualification du lien de subordination, comme la mesure du temps de travail, posent question. En outre, une nouvelle génération de jeunes entrants dans le monde du travail, acculturés aux pratiques du “pair à pair”, supportent de plus en plus difficilement la subordination hiérarchique qui perdure au sein des grandes organisations. Pourtant, leur soif d’autonomie est trop souvent brisée par les méthodes de management, à moins qu’ils ne la paient au prix fort en termes de précarité, dans les marges du salariat. Cependant, la zone indécise entre salariat et indépendance est aussi source d’innovations institutionnelles, comme le montre l’aventure des Coopératives d’activité et d’emploi (CAE). Nées au milieu des années 1990, à l’origine pour soutenir les demandeurs d’emploi qui se lançaient alors dans la création de leur propre activité, ces coopératives n’ont cessé d’évoluer. Elles ont très tôt revendiqué, pour leurs membres, un statut d’entrepreneur-salarié, afin de permettre aux porteurs de projet de bénéficier des protections sociales attachées au salariat. Et depuis la loi Hamon de 2014, cette novation juridique est reconnue par le code du travail. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les CAE ont surtout exploré toutes les ressources de la coopération pour faire advenir des collectifs non hiérarchiques : exerçant des métiers variés, les entrepreneurs-salariés sont invités à devenir sociétaires et participer à la vie démocratique de la coopérative. Mais aussi à se regrouper pour faire fructifier leurs complémentarités de compétences, répondre ensemble à des appels d’offres, échanger des services et des savoir-faire, améliorer leur position auprès des donneurs d’ordre, etc. Dans ces coopératives multi-métiers s’invente ainsi une forme d’ “indépendance à plusieurs” qui offre une alternative à la solitude de l’auto-entreprenariat. L’expérience des CAE montre aussi qu’on ne peut envisager le futur de la protection sociale sans penser en même temps le devenir de la coopération au travail, ni s’interroger sur les contours mêmes de que l’on appelle travail. En explorant plusieurs scénarios sur ce que pourrait être le Compte personnel d’activité (CPA), le rapport Mahfouz1 ouvre un débat politique majeur à cet égard. Extrapolant bien au-delà du statut d’entrepreneur-salarié, l’un de ces scénarios laisse entrevoir un statut unique d’actif qui pourrait être tour à tour salarié, entrepreneur, bénévole, militant, stagiaire en formation, proche aidant etc., sans pour autant perdre ses droits. Dans un débat qui se crispe sur la flexibilité de l’emploi, n’y a-t-il pas là matière à libérer nos imaginaires ? » 1. Ce rapport remis au premier ministre en 2015 porte sur un dispositif, le compte personnel d’activité qui repose sur un principe : les salariés ne doivent pas perdre leurs droits quand ils perdent leur emploi ou qu’ils en changent.
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RECONNAÎTRE DES POUVOIRS AUX SALARIÉS PAR PASCAL LOKIEC
LA LIBERTÉ DANS LE TRAVAIL PAR ALAIN SUPIOT
« “Demain, tous les travailleurs, ou presque, seront autonomes, exerceront leur activité en télétravail avec les outils du numérique”. Le présage que véhiculent ceux pour qui la modernité se trouve dans le développement du travail indépendant est excessif, mais il doit être pris au sérieux. Car l’autonomie est un puissant prétexte au retrait des protections : “Si vous êtes autonomes, vous avez moins besoin d’être protégés”. Cette situation est parfaitement illustrée par le forfait-jours1, dans la mesure où les durées maximales hebdomadaire (48 heures) et quotidienne (10 heures) de travail ne s’appliquent pas à ce dispositif. Si l’on pousse le raisonnement à son terme, l’argument de l’autonomie semble rejoindre la prophétie sur la fin du salariat ! Mais contrairement aux apparences, autonomie et indépendance ne sont pas synonymes : l’autonomie au sein d’une organisation comme l’entreprise, y compris lorsque celle-ci repose sur des business models du type Uber, est une autonomie contrôlée – un contrôle renforcé par les nouvelles technologies (dispositifs de surveillance en particulier) et les nouveaux modes de management (le travail aux objectifs, par projet, etc.). Les requalifications en contrats de travail des contrats de chauffeurs Uber en Californie l’illustrent parfaitement. En même temps, l’aspiration d’un nombre croissant de salariés à l’autonomie, à ne plus être sous la subordination d’autrui, doit être prise au sérieux pour que, demain, le graal ne soit pas le travail indépendant, pour ceux qui n’auront pas de difficulté à trouver une place sur le marché du travail. Mieux prendre en compte cette aspiration suppose non seulement d’accorder des droits aux salariés, comme le droit à la déconnexion, mais aussi de leur reconnaître des pouvoirs. Cela passe, au niveau collectif, par une réflexion sur une forme de codétermination à la française et, au niveau individuel, par la reconnaissance de capacités d’initiative, sur le modèle du flexible work anglais. Les salariés se sont vus reconnaître, outre-Manche, un pouvoir de décision sur leurs conditions de travail (horaires, lieu, etc.), l’employeur ne pouvant refuser que s’il justifie d’un motif raisonnable. »
« Raisonner ainsi en termes de travail plutôt que d’emploi amène à concevoir un droit du travail qui ne soit plus seulement le droit du travail salarié, mais qui prenne en considération toutes les formes de travail qu’une femme ou un homme est susceptible d’accomplir au cours de sa vie. Le travail fourni dans la sphère marchande, qu’il soit salarié ou indépendant, mais aussi le travail consacré à l’acquisition ou au perfectionnement des connaissances, le travail au service de l’intérêt général réalisé dans la sphère publique, le travail associatif et bénévole, et même le travail accompli dans la sphère domestique, dont l’économisme ambiant nous masque l’importance cruciale. (…) Nous avons donc essayé de définir ce que pourrait être un “état professionnel de la personne”, qui engloberait toutes ces formes de travail, depuis la formation initiale jusqu’à la retraite. L’état professionnel ainsi défini n’est bien sûr pas un instrument technique neutre. (…) il s’agit de promouvoir la liberté dans le travail et de faire en sorte que tout être humain puisse se réaliser au mieux dans l’accomplissement de tâches utiles à ses semblables. Nous sommes loin de la “flexisécurité” promue par d’innombrables rapports. (…) Nous sommes loin aussi de la posture purement défensive qui consiste à avoir pour seul horizon le maintien des acquis d’un temps économique et social révolu. (…) À cet état professionnel nous rattachions un nouveau type de droits : les droits de tirage sociaux. Ce concept, dont j’avais donné une première définition en 1997, permet de penser dans leur unité des dispositifs juridiques dont l’analyse comparative nous avait confirmé l’émergence en droit positif. À la différence des droits à la sécurité sociale – qu’ils sont appelés à compléter et non à remplacer – les droits de tirage sociaux permettent à tout travailleur d’exercer certaines libertés durant sa vie professionnelle. Par exemple d’acquérir de nouvelles connaissances, de s’occuper de ses enfants ou de ses parents malades, de créer une entreprise, de prendre une année sabbatique, d’exercer pour un temps donné un mandat syndical ou politique, de changer de métier, etc. Ces droits d’un type nouveau assurent aux travailleurs une continuité dans leur statut social, en dépit de la diversité des tâches auxquelles ils se consacrent tout au long de leur vie professionnelle. » Extraits de la préface à la seconde
1. Ce régime permet de décompter le temps de travail en nombre de jours par an plutôt qu’en heures par semaine.
édition (2016) de Au-delà de l’emploi, éd. Flammarion.
Philippe Poivret, technicien-atelier parachèvement. Snecma Moteurs à Genevilliers. 2002
UN DÉFI POUR LES SYNDICATS Les réponses syndicales au mouvement d’ubérisation divergent parfois fortement. En cause, des différences dans les pratiques et les cultures, mais surtout dans des lectures du monde presque opposées. Aperçu des positions de la CGT et de la CFDT. Éclairages sur des expériences américaines. La CGT conserve une vision marquée par la lutte des classes. Pour elle, la phase néolibérale, financiarisée et mondialisée du capitalisme s’exprime dans une offensive contre les avancées sociales et les protections des travailleurs. L’ubérisation constitue ce nouveau levier : il amplifie des phénomènes en cours de longue date : morcèlement des entreprises (filialisations, sous-traitance…) et du salariat (intérim, contrats à durée déterminée, statut d’auto-entrepreneur…). Au dumping social imposé par la mondialisation s’ajoute celui rendu possible par les platesformes numériques. La CFDT représente un pôle presque opposé. Pour elle, la priorité est l’adaptation au changement. Dans ses textes, les mutations semblent sans cause, sans pilote. Dans la “Résolution générale” de son 48e Congrès de 2014, le maître-mot est « mutation » (avec « transition » et « transformation » pour éviter les effets de répétition). A contrario, les mots capitalisme, capital, finance, libéral, eux, sont rigoureusement absents. Pour la CFDT, dans un monde instable et à la recherche de nouveaux équilibres, il y a urgence à accompagner le mouvement avec pour ambition une « société qui sort des mutations par le haut ». Ces deux visions structurent, d’une part, le refus de ce qui exprime des logiques capitalistes et, de l’autre, une acceptation de changements auxquels il faut s’adapter. Côté CGT, la priorité est de fixer le maximum de droits identiques pour tous, dans la loi et au niveau interprofessionnel. La CFDT donne, elle, la priorité à la négociation collective, y compris au niveau des entreprises. Elle affirme sa foi dans les accords entre partenaires de bonne volonté. Néanmoins, tous les syndicats perçoivent les effets sur les salaires et les droits d’une concurrence exacerbée entre travailleurs. Plus ou moins en marge, des stratégies spécifiques s’élaborent.
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1. REQUALIFIER EN CONTRAT DE TRAVAIL
Les syndicats tentent de faire reconnaître ces travailleurs (par exemple, les chauffeurs indépendants d’Uber) comme salariés de la plate-forme en vertu du principe de subordination, en intégrant le critère de la dépendance économique. Un tribunal californien a d’ailleurs récemment jugé qu’une chauffeure Uber devait être considérée comme salariée, en raison du pouvoir de contrôle et de sanction dont dispose la plate-forme. Cela a ouvert une action collective aux États-Unis menée par d’une partie des chauffeurs Uber. La bataille juridique est loin d’être gagnée. Les platesformes prennent toutes les précautions juridiques et la plupart des organisations syndicales notent que les évolutions législatives (création du statut d’autoentrepreneur, loi Macron, loi El Khomri) leur facilitent la tâche. Au-delà de la requalification des contrats en contrats de travail, les syndicats avancent quelques pistes, en ordre dispersé et peut-être avec un peu de retard sur la musique. 2. ÉTABLIR UN NOUVEAU STATUT DU TRAVAIL SALARIÉ
La CGT cherche une refondation progressiste du système d’emploi et de protection sociale. Dans sa proposition, tout salarié (quel que soit son employeur) bénéficie, de la sortie du système scolaire à la fin de sa carrière professionnelle, de droits cumulatifs et progressifs, transférables d’une entreprise à l’autre, d’une branche à l’autre, opposables à tout employeur. Ces droits sont individuels et attachés à la personne. Cela suppose évidemment un corps de garanties législatives et interprofessionnelles élevé. Dans ses termes les plus généraux, beaucoup de syndicats ou politiques se retrouvent dans cette idée. Il reste à la
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décliner en revendications, à définir ses contours, ses modalités, son financement. Le compte personnel d’activité (CPA), tête de gondole de la loi El Khomri, est vu par certains (CFDT) comme une prémisse de cette idée. Et, par beaucoup, comme un leurre : il regroupe essentiellement quelques dispositifs déjà existants, comme le compte personnel de formation (CPF) et le compte pénibilité. On est loin du compte, d’autant que loi après loi, il y a un affaiblissement des droits communs garantis à tous. Si la CGT, FO et Sud veulent renforcer le socle commun des droits au niveau de la loi et du code du travail, la CFDT est très ouverte (comme le patronat et le gouvernement) à l’élargissement des possibilités de négocier au niveau des entreprises. Ce qui, selon, la CGT participe directement au dumping social. 3. CONSTITUER UNE COMMUNAUTÉ DE TRAVAILLEURS INDÉPENDANTS MAIS SOLIDAIRES
Au sein du statut coopératif, les coopératives d’activités et d’emploi (CAE) permettent de conjuguer salariat et activité de travailleur individuel. Coopaname en est la vitrine. Elle permet aux personnes de créer une activité et de s’associer sous statut salarié au sein d’une coopérative, plutôt que de fonder une entreprise isolée. Créée en 2004, Coopaname rassemble plus de 750 personnes : artisans, free lance et prestataires de services, du graphiste au rempailleur de chaises, travaillant seules ou en groupes de coopération… Les organisations syndicales souhaitent que soit favorisé ce type d’organisation, car elles permettent de repositionner le travail salarié, avec tout le cadre de protections juridique et de protection sociale qui le constitue. Reste à savoir comment elles résisteront à la concurrence de travailleurs indépendants non salariés. Mais là encore, c’est une question de volonté politique dans la définition d’un cadre de régulations nationales et internationales.
4. ORGANISER LES TRAVAILLEURS INDÉPENDANTS
Ces “micro-entrepreneurs” seront-ils représentés et défendus par les syndicats de salariés ou par les syndicats patronaux ? Comment organiser ces travailleurs indépendants 2.0 ou ces chauffeurs Uber, dispersés et tenus à l’écart de tout dialogue social ? Ou plutôt, comment s’organisent-ils ? Deux fédérations existent déjà qui visent à organiser les auto-entrepreneurs : la FEDAE et l’UAE. Sont-elles assimilables à des organisations patronales ou de travailleurs ? La réponse de principe des centrales syndicales est de vouloir représenter ces nouveaux travailleurs. Mais les difficultés demeurent. L’UNSA a créé un syndicat des chauffeurs Uber. C’est plus compliqué pour la CGT ou FO, qui syndiquent de nombreux chauffeurs de taxi ! Aux États-Unis, plusieurs associations connaissent un réel succès, telle Freelancers Union qui revendique 300 000 membres. Ce syndicat se définit comme « un groupe de révolutionnaires en pratique » (practical revolutionaries) qui cherche des voies innovantes pour rassembler et soutenir les 53 millions de travailleurs indépendants que comptent les États-Unis. Plusieurs collectifs en ligne se sont créés pour permettre aux centaines de milliers de digital workers de noter les employeurs, peser collectivement ou simplement témoigner de leurs expériences. Ces organisations fonctionnent essentiellement en ligne et sont à la fois des plates-formes d’information, de construction de revendications, de lobbying. Elles interpellent les particuliers clients des plates-formes numériques et alertent sur la réalité de leur situation. Les initiatives de ce type, d’un impact encore réduit, n’ont pas cours en France. Il n’existe aucun syndicat de salariés propre au numérique. Mais l’UGICT (cadres CGT) a lancé un site encore expérimental T3R1.fr, qui se présente comme le réseau des coopératives numériques syndicales. Un début. louise deschamps
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LE DOSSIER
LE REVENU DE BASE, UTOPIE À DEUX FACES Revenu de base, universel ou d’existence… Au fil des années, le débat grossit, des expérimentations en Finlande ou en Catalogne s’annoncent. Nombreux sont les économistes à l’avoir envisagé, avec autant de visions du concept et de propositions d’application. Au fond, est-ce une si bonne idée ? Jean Desessard, sénateur EE-LV, vient de déposer une proposition de résolution intitulée “Instauration d’un revenu de base”, dans le but de faire avancer le débat. Le revenu de base, c’est l’idée que chaque citoyen a droit à une allocation universelle. On pourrait attribuer l’invention de ce concept à Thomas Paine, intellectuel anglais et soutien des révolutions de la fin du XVIIIe siècle, qui propose dans son ouvrage Justice agraire (1795) un impôt pour les propriétaires terriens dont la dotation serait redistribué à tous. Cette idée du revenu de base est arrivée en France dans les années 1980. DÉSACCORDS PHILOSOPHIQUES
Selon Jean Desessard, le principe du revenu de base est « fort » : « C’est un droit universel, inconditionnel des autres revenus », ayant pour but de « donner à chacun les moyens de vivre décemment ». Pour le sénateur, ce revenu concerne ainsi chaque citoyen, ou « chaque résident » du territoire. Pour sûr, du smicard au multimillionnaire, chacun y aura droit. Une assurance contre la précarité, mais quid des inégalités ? Jean-Marie Harribey, maître de conférences en sciences économiques à l’université Bordeaux IV et membre des Économistes atterrés, est en alerte : une telle redistribution serait inférieure à la redistribution actuelle, voire « dégressive ». Alors, le sénateur Desessard insiste : « Cela nécessite une réforme complète du régime fiscal, dont un impôt sur le revenu accentué ». Les désaccords sur le revenu de base sont avant tout d’ordre philosophique. Jean-Marc Ferry, professeur en
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philosophie et en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles, part du principe qu’à terme, l’automatisation de la production ne permettra plus d’assurer un revenu pour tous. Pour lui, un revenu de base permettrait « d’assurer avant redistribution par l’impôt une autonomie matérielle à tous ». Il insiste sur l’idée que « peu importe la façon dont on organise les choses, ce qui compte, c’est qu’il y ait un droit opposable au revenu de base, inscrit dans la Constitution ». DISPARITION DES PRESTATIONS SOCIALES ?
Pour Jean-Marie Harribey, le principal problème d’un tel revenu, c’est que « ses partisans considèrent que le travail, c’est fini, et qu’il ne faut pas s’en offusquer parce que le travail n’est plus un des facteurs d’intégration dans la société ». Des idées fausses qui, selon lui, suivent la logique et les contradictions d’un capitalisme dérégulé. Face aux critiques redoutant une sortie du travail avec le revenu de base, Jean-Marc Ferry l’affirme : « Les gens, tôt ou tard, veulent travailler et se faire reconnaître par leur activité ». Au-delà du cap idéologique se pose la question du financement. La France dépense chaque année 700 milliards d’euros en protection sociale – dont 300 milliards pour les retraites. Une telle somme approche, mathématiquement, des 900 euros par personne et par mois. La vraie question serait donc : à quel point le revenu de base “remplace” les aides sociales ? La Finlande, courant 2017, entend mettre en œuvre un revenu de base de 800 euros contre toute autre prestation, sécurité sociale et retraites comprises.
Face à l’argument de la simplification du système social qu’induit le revenu de base, là encore, Jean-Marie Harribey appelle à la prudence, rappelant que « plus de la moitié des bénéficiaires du RSA n’en font pas la demande ». L’économiste s’inquiète surtout qu’une simplification s’accompagne d’une diminution des prestations sociales. Pour Stanislas Jourdan, ancien coordinateur du Mouvement français pour un revenu de base, ce revenu « ne doit pas réduire les prestations sociales, mais en remplacer certaines avantageusement pour compléter l’éventail des droits ». D’ABORD RÉFORMER LA SOCIÉTÉ
Jean-Marie Harribey souligne aussi le risque de récupération par la droite : « Les libéraux intelligents ont compris qu’ils pouvaient obtenir du revenu de base une baisse des salaires et une nouvelle dérégulation du marché de l’emploi ». Il faut relativiser, estime Jean Desessard : « On s’oriente déjà vers une baisse des salaires. Sauf qu’avec un revenu de base, les gens pourraient être plus exigeants envers un employeur qui les exploitent, au point d’avoir le choix de négocier, voire de refuser un emploi trop contraignant ». Et même si cela favorise des temps partiels et des salaires plus bas, le sénateur assure qu’avec le « filet de sécurité » du revenu de base, c’est la précarité qui est combattue. Jean-Marc Ferry est plus radical sur ce coup : « Il faut tenir ferme, le revenu de base est cumulable, ce n’est pas une subvention aux entreprises, sans quoi le concept serait discrédité ».
« Les libéraux intelligents ont compris qu’ils pouvaient obtenir du revenu de base une baisse des salaires et une nouvelle dérégulation du marché de l’emploi. » Jean-Marie Harribey, économiste En 2013 fut lancée l’initiative citoyenne européenne “Revenu de base inconditionnel”, dont Stanislas Jourdan était le coordinateur français. Malgré plus de 280 000 signatures en sa faveur, la Commission européenne rejette l’initiative, sans plus d’explications. Ce manque de volonté politique pour faire changer notre société est « dramatique » pour Jean Desessard. Le sénateur écologiste, bien qu’il aimerait que cela se fasse « tout de suite », le concède : un tel chamboulement social ne peut se produire que progressivement, de pair avec une réforme de la société, en termes de production, de consommation, d’organisation du travail. Il se dit « conscient qu’il y a une part d’inconnu », mais pour lui, les utopistes ne sont pas les défenseurs du revenu de base, mais bien ceux pour qui la course au retour de la croissance vaut tous les sacrifices, alors qu’elle « nous condamne au chômage ». Car chacun le reconnaît : pour lutter contre le chômage, rien de tel que le partage du travail. loïc le clerc Toutes les hypothèses de financement et les critiques du revenu de base sont à retrouver sur revenudebase.info
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Michel Gernez, opĂŠrateur-atelier forge. Snecma Moteurs Ă Gennevilliers. 2002
LE DOSSIER
LE SALAIRE À VIE POUR LIBÉRER LE TRAVAIL Face à la précarité, l’exclusion, le chômage, il y aurait une solution : la généralisation d’un salaire à vie financé par la cotisation sociale, qui rendrait obsolète le marché du travail. Pour Bernard Friot, grand promoteur de la proposition, les outils nécessaires à l’émancipation du travail existent déjà. Contrairement au revenu de base, le “salaire à vie” défendu par l’économiste et sociologue Bernard Friot, professeur émérite à l’université de Nanterre, n’a pas vocation à intervenir en complément des revenus tirés du marché du travail. Bâtie sur une architecture complexe, la proposition vise l’abolition pure et simple du marché de l’emploi, considérée comme la condition sine qua non d’une libération effective du travail1. Pour atteindre cet objectif, Bernard Friot appelle à effectuer un pas de côté, sonnant comme une remise en question des stratégies régissant les luttes sociales depuis cinquante ans. Pour gagner, nous dit l’enseignant-chercheur, il faut renoncer aux illusions du “partage de la valeur ajoutée”, du “pouvoir d’achat” ou de la “lutte pour l’emploi”, et s’attaquer aux conceptions dominantes de la valeur qui sont aux sources de l’exploitation du travail. VALEUR CAPITALISTE CONTRE VALEUR SALARIALE
Depuis le XIXe siècle, le capitalisme a imposé sa vision de la valeur économique – « ce qui vaut et ce qui ne vaut pas » –, dont nous sommes prisonniers dans nos pensées comme dans nos luttes. Celle-ci opère une réduction du travail, donc de la production de valeur, à ce qui n’en constitue qu’une forme parmi d’autres, à savoir l’emploi. Sont considérés comme producteurs de valeur effective ceux qui occupent un poste de travail dans une entreprise privée à but lucratif. 1. Pour une synthèse de ces propositions, lire Bernard Friot, Émanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech, coll. Travail et salariat, La Dispute, 2014.
Productrices de valeur sans être reconnues comme telles, les activités situées hors de ce périmètre s’en trouvent ramenées à un rang subalterne. Dans la « pratique capitaliste de la valeur », la fonction publique est un mal plus ou moins nécessaire, financé par une ponction sur le travail productif, tandis que l’hôpital et les soignants, les pensions de retraite ou les indemnités chômage sont relégués au registre d’une solidarité nationale à la charge du travail et des entreprises. LA COTISATION, « TRÉSOR IMPENSÉ »
“Productifs” contre “improductifs”, “richesses” contre “prélèvements”, c’est toute la rhétorique des réformateurs libéraux qui repose sur cette opposition, venant légitimer et même naturaliser l’existence et la nécessité d’un marché du travail – comment, d’ailleurs, l’économie pourrait-elle fonctionner autrement ? Selon Bernard Friot, c’est contre cette vision capitaliste de la valeur que le mouvement ouvrier a initialement lutté, se donnant pour objectif d’imposer une définition et des pratiques alternatives. Ce combat fut partiellement victorieux. En instituant la sécurité sociale et le statut des fonctionnaires, le mouvement ouvrier a réussi le tour de force d’imposer en plein cœur du système la pratique d’une conception salariale de la valeur, trésor porteur de toutes les potentialités d’émancipation, que les mouvements de demain devront non seulement défendre, mais aussi et surtout, s’ils entendent repasser à l’offensive, généraliser à l’ensemble de la société.
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MUTUALISER LA VALEUR AJOUTÉE
Pourquoi ces institutions sont-elles révolutionnaires ? Dans le cas des fonctionnaires, parce que leur statut découple le salaire du poste occupé pour l’attacher à la personne et à sa qualification, subvertissant la logique même du marché du travail. Dans le cas de la sécurité sociale, parce qu’elle étend la reconnaissance de la qualité de producteur de valeur – matérialisée par le versement d’un salaire socialisé via la cotisation – aux individus positionnés à l’extérieur de la sphère marchande (malades, retraités, handicapés…). Émanciper le travail pour de bon, c’est alors transformer l’essai : « Il faut proposer à tous les salariés d’être libérés de l’emploi par un salaire à vie financé par une mutualisation de la valeur ajoutée à l’échelle de toute la société ». Concrètement, il s’agirait pour les entreprises de verser l’intégralité de la part salariale de leur valeur ajoutée, sous forme de cotisation-salaire, à une caisse nationale qui serait ensuite chargée de sa redistribution.
C’est contre la vision capitaliste de la valeur que le mouvement ouvrier a initialement lutté, se donnant pour objectif d’imposer une définition et des pratiques alternatives.
INSTAURER LA PROPRIÉTÉ D’USAGE
Ce salaire à vie serait attribué à chacun, dès sa majorité et jusqu’à la fin de son existence, qu’il soit étudiant, retraité, malade ou en bonne santé, en activité ou non au sein d’une entreprise. Pour déterminer le montant du salaire, Bernard Friot propose quatre niveaux de qualification attribués à l’issue d’un examen, et rémunérés de 1 500 euros (salaire minimum) à 6 000 euros mensuels (salaire maximum). Une partie de la valeur ajoutée viendrait également alimenter une caisse d’investissement. Pour que l’utilité sociale prenne le pas sur le profit,
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l’économiste propose enfin d’abolir la « propriété lucrative » des entreprises, pour lui substituer une « propriété d’usage » excluant toute autre forme de rémunération que le salaire socialisé, et réservant les décisions d’investissement et d’organisation du travail aux utilisateurs de l’outil de production. « Il n’y a pas d’autre solution pour émanciper le droit au salaire de la dépendance à un employeur et en faire un droit politique personnel », conclut Bernard Friot. thomas clerget
Vanessa N’Guyen, ouvrière saisonnière-poste moelle épinière. Abattoir Bernard à Locminé. 2002
LAX SOCIÉTÉ CIVILE LA SOCIÉTÉ CIVILE. Le terme de société civile trouve son origine dans la notion aristotélicienne de “koinônia politikè” (“communauté politique”), que Cicéron traduisit en “societas civilis”, et qui désigne la communauté politique des citoyens – la forme la plus haute d’organisation. Elle prendra plus tard des sens changeants et souvent contradictoires : Saint-Augustin la subordonne à la céleste cité de dieu, Rousseau et Hobbes l’opposent à l’état de nature et l’identifient à l’État. Ce n’est qu’ensuite, avec Hegel, que la société civile (sphère du privé, du particulier, du travail et des échanges économiques) est distinguée de l’État. Et avec Marx qu’elle devient la scène des rapports de domination et des conflits politiques. Son retour contemporain s’est effectué sous une acception à la fois plus consensuelle et plus positive, mais aussi plus restreinte : elle recouvre peu ou prou l’ensemble des organisations non gouvernementales, associations caritatives, syndicales ou professionnelles. Dans un contexte de crise démocratique, la société civile redonne voix aux citoyens face aux institutions, en mobilisant de nouvelles formes de participation politique. C’est en tout cas ainsi qu’on l’a
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LE MOT conçue lors des transitions démocratiques en Amérique latine ou au sein des mouvements altermondialistes. Malheureusement, loin de constituer toujours un contre-pouvoir citoyen au service de l’intérêt général, elle sert souvent de masque à des intérêts particuliers : « Sous couvert de faire appel à la «société civile”, les commissions officielles deviennent des ersatz de club de la presse offrant respectabilité officielle à des commentateurs, des nouveaux philosophes et des industriels », écrivait déjà Serge Halimi en 2005 dans Les Nouveaux chiens de garde. La société civile, alternative factice à la confiscation de la chose publique par la caste politique et les lobbies ? Lancé en début d’année, le mouvement “La transition”, qui se veut “hors partis” et “ni de droite ni de gauche”, affirme que « seule la société civile peut assurer l’indispensable transformation du pays ». Mais la liste de ses membres indique une écrasante majorité de chefs d’entreprise et de professions libérales… La société civile tend alors à recouvrir la classe économiquement dominante plutôt que le peuple. Peuple qu’on trouve plus certainement, un jour ou l’autre, du côté de la société incivile. ■ jérôme latta
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Gustave est né en 1940 à Dunkerque. À la retraite, il ne fait pas la manche. « Des fois les gens s’arrêtent et me donnent un peu d’argent ou à manger. » Il va déjeuner dans une association. Il vit avec Jean-Michel et Émile, qui l’aide à vivre avec un peu d’argent. Il fait le ménage et soigne son apparence : un costume bleu défraîchi et hors d’âge. Attaqué par l’arthrose, son idéal de vie serait d’avoir une tente plus grande. Émile a posé un gros coquillage à côté de sa tente : « Regarde, on entend la mer. Là-bas, c’est chez moi ! »
Travaillant sur la pauvreté en France depuis plus de vingt ans, j’observe, depuis 2011-2012, une multiplication de petits ou de plus grands campements de fortune, autour de l’axe routier le plus fréquenté d’Europe : le périphérique parisien. J’ai commence ce sujet fin 2014. Il m’a fallu parcourir des kilomètres sur les abords du périphérique avec le bruit, la pollution, le danger des voitures, les longues marches le long des bretelles d’accès, les passages souterrains, en scrutant les moindres recoins. À force de persévérance, j’ai pu rencontrer des habitants sur plusieurs campements. Certains ont accepté ma présence, mais il a fallu beaucoup de temps pour expliquer ma démarche et, ensuite, faire accepter l’appareil photo. Les personnes craignent avant tout d’être délogées de leurs cachettes, de perdre la “tranquillité” qu’ils disent avoir trouvée. Dévoiler leur emplacement et témoigner de leur quotidien relève pour elles d’une réelle prise de risque. Souvent en rupture avec tout système ou prise en charge sociale depuis de longues années, elles pensent qu’elles ont plus à perdre qu’à gagner en se livrant à des tiers. Le boulevard périphérique parisien est un axe de bitume qui parcourt trente-cinq kilomètres autour de la capitale et comprend trente-huit portes. J’ai choisi de montrer certains campements, ceux qui ont accepté mon boitier. J’ai fait une sorte de tour du monde, rencontré toutes les nationalités. Ces populations, très méfiantes et en situation d’extrême précarité, survivent de petits boulots, de mendicité. À l’écart de la société, elles connaissent la débrouille pour tout système. C‘est une zone de non-droit, abandonnée de tous. Après avoir photographié les entrailles de la misère à Paris pendant plus de vingt ans, j’ai poursuivi mon travail. Pour écrire ce chapitre, pour ceux qui restent aux portes d’une des plus belle capitale du monde, dans cette zone fugacement aperçue par les automobilistes et largement ignorée des pouvoirs publics. Ils sont les oubliés de Paris. diane grimonet, photographe Soutiens : Catherine Fontana psychanalyse, Nathalie Guillery et Marina Jean (aide à l’écriture), La Fondation Abbé Pierre, Morgane Bechennec, Jerome Pecout et Christophe Louis
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L’IMAGE
Les oubliés du périph’
Quand les partis ouvriers se constituent – ils sont les premiers à le faire dès la fin des années 1870 – ils ont besoin de savoir quelles sont leurs forces militantes disponibles et leurs ressources potentielles. Ils se dotent de statuts et définissent leurs règles de fonctionnement et de décision. L’institution de la carte dit ainsi que, par un acte volontaire, un individu s’intègre dans un groupe, en accepte les règles (l’adhérent reçoit un exemplaire des statuts) et s’engage à le soutenir. La cotisation étant la ressource principale de l’organisation, la carte s’accompagne – de façon distincte ou non – du volet de timbres attestant que l’adhérent est aussi un cotisant. Dans le PCF, la carte joue ainsi un rôle crucial, qui grandit en fait avec le temps. Elle est à la fois un instrument de contrôle (on connaît plus ou moins le nombre d’adhérents et de cotisants mobilisables) et un pivot d’identification. Avoir sa carte matérialise et symbolise l’appartenance à ce corps, qui crée à la fois des obligations et des gratifications, notamment celle d’appartenir à une vaste armée internationale œuvrant pour la libération du genre humain. On “prend” sa carte et on fait tout pour ne pas se la faire retirer… La remise des cartes publique prend la forme d’un rite décisif, par lequel s’opère, chaque année, le renouvellement du pacte militant et institutionnalise le rapport du “parti” et des “masses”. Avec le temps, l’engagement militant souscrit en remplissant un bulletin d’adhésion lors d’une fête ou d’une manifestation publique prend une dimension plus individuelle et moins “cléricale”. Dans le PCF, depuis quelques années, la carte n’est même plus annuelle mais triennale, et c’est la cotisation qui décide si l’on vote ou si l’on ne vote pas à l’intérieur du parti. Significativement, la carte un peu encombrante, avec son volet de timbres, a laissé la place à un document format carte de crédit… Le parti n’est plus l’armée ou l’église des “encartés”. Signe d’évolution salutaire ou signe de faiblesse ? On n’a pas fini d’en discuter… ■ roger martelli, illustration anaïs bergerat
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L’OBJET
La carte de parti
“ Car expliquer,
c’est déjà
vouloir un peu
excuser
”
ENQUÊTE INTELLECTUELLE ANALYSE
Entre les intellectuels et le pouvoir, la rupture est consommée Manuel Valls veut rompre avec la “vieille gauche”. Et, à ses yeux, les intellectuels en font partie. Il multiplie les provocations contre la connaissance. Ajouté aux trahisons, nombre de chercheurs sont poussés à sortir de leur réserve.
DR
une enquete de marion rousset
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V « Vous pouvez respecter les intellectuels. Vous savez, pour un homme politique, c’est important d’écouter les gens qui pensent. Vous ne devriez pas rigoler quand je parle ! » Le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie est très en colère contre le député socialiste Christophe Caresche, comme lui invité à parler de la déchéance de nationalité sur le plateau de Ce soir ou jamais. Loin d’être anecdotique, cet épisode illustre la détérioration des relations entre intellectuels et politiques. Lesquels ne font même plus semblant d’écouter les premiers qui accumulent, quant à eux, des griefs de plus en plus nombreux à l’égard des socialistes au pouvoir : état d’urgence prolongé, déchéance de nationalité, conception de la laïcité, situation des migrants de Calais, projet de loi sur le travail ont déclenché des réactions épidermiques chez nombre d’universitaires. Ils publient des tribunes dans les journaux, pétitionnent, prennent la parole dans des lieux publics, s’opposent au premier ministre dans la polémique qui confronte ce dernier à Jean-Louis Bianco – président de l’Observatoire de la laïcité, soutenu par des sociologues et historiens comme Jean Baubérot et Pascal Blanchard –, créent des “conseils d’urgence citoyenne” face à la prolongation de l’état d’urgence... Mais que la colère monte chez les intellectuels les plus critiques n’aurait pas de quoi surprendre si le malaise ne gagnait aujourd’hui certains de leurs confrères traditionnellement plus modérés et moins enclins à descendre dans l’arène. APRÈS LA FIN DES ILLUSIONS, LES MOBILISATIONS
Chez tous, il y a l’impression qu’un cap a été franchi. Au moins dans les consciences. « Même dans nos pires cauchemars, on n’imaginait pas qu’ils iraient jusque-là. Deux fondements de la démocratie viennent d’être refoulés : le droit et le savoir », souffle l’historienne Sophie Wahnich. Spécialiste de la Révolution française et directrice de recherche au CNRS, elle est à l’origine des conseils d’urgence citoyenne. Ce gouvernement lui a fait perdre ses toutes dernières illusions. « Je ne crois plus depuis très longtemps que le PS soit une carte à jouer, mais j’ai
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ENQUÊTE INTELLECTUELLE
« Au nom de la gauche, ceux qui gouvernent commettent des horreurs d’extrême droite. Nous vivons de grands moments de honte politique. » Bernard Lahire, sociologue
la sociologie. Et pour en finir avec la prétendue “culture de l’excuse”, qui est tombé à pic, il a eu nombre d’occasions de le faire savoir. « On m’a tendu la perche et je l’ai prise car oui, il y a une rupture. En tout cas, je le vis comme ça. Ceux qui gouvernent dépassent les bornes. Au nom de la gauche, ils commettent des horreurs d’extrême droite. Nous vivons de grands moments de honte politique. » Trop c’est trop. PS, L’UNANIMITÉ CONTRE LUI
voulu à plusieurs reprises y voir un lieu à réinvestir : en 1993, au moment des États généraux du Parti socialiste et en 2007, lorsque j’ai fait la campagne de Ségolène Royal dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Cette expérience m’a permis de voir de près que ça ne servait à rien. Mais ma dernière croyance, c’était de penser qu’il valait la peine de se débarrasser de Nicolas Sarkozy au prix d’un vote socialiste », explique-t-elle. Celle-là aussi s’est évaporée sous l’effet des promesses non tenues par l’actuel président. Pour elle, ce n’est donc pas avec la prolongation de l’état d’urgence que la prise de conscience s’est enclenchée. Elle y voit plutôt aujourd’hui « une occasion à ne pas manquer ». Il n’empêche que les réactions politiques aux attentats de novembre 2015, en donnant un brusque coup d’accélérateur à des processus en cours depuis plusieurs années, ont servi de détonateur. Si bien que le désenchantement s’est soudain mué en exaspération et que la colère sourde a fait place à une volonté nouvelle de se mobiliser. Comme chez le sociologue Bernard Lahire qui, lui non plus, n’espérait pas grand-chose d’un gouvernement socialiste. Mais les derniers événements ont fait sauter en lui un tabou : ce chercheur ne répugne plus à afficher ses convictions politiques. « D’habitude, je n’exprime pas mes positions politiques. J’estime que ce n’est pas mon rôle de le faire, sauf dans des moments un peu exceptionnels comme celui que nous sommes en train de vivre », confie-t-il. A priori, il apprécie peu le mélange entre le savant et le politique, craignant que le premier y perde en crédibilité scientifique. Mais cette fois, la coupe est pleine. Et, très sollicité depuis la publication de son dernier essai, Pour
Certes, l’histoire est émaillée de frondes menées par des intellectuels de gauche. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer la pétition lancée en 1995 par Pierre Bourdieu en soutien aux grévistes contre le “plan Juppé” sur les retraites et la sécurité sociale. Sauf que le sociologue s’érigeait alors contre un gouvernement… de droite. Face au PS, le débat s’est longtemps résumé à la question sempiternelle : vaut-il encore la peine de mettre dans l’urne un bulletin socialiste ? Aujourd’hui, le vote utile n’est plus le sujet. Une frontière a été dépassée, qui donne aux mobilisations éparses leur côté inédit. « On a le sentiment d’être arrivé en bout de course de la Ve République, c’est cette impression de fin d’un monde qui réunit des gens appartenant à différents groupes », explique Sophie Wahnich. Des plus critiques aux plus modérés, l’éventail des “intellectuels rebelles” s’est récemment élargi aux compagnons de route d’un parti contre lequel – grande nouveauté – ils n’hésitent plus à batailler. Parmi eux, l’historien Michel Wieviorka, l’économiste Thomas Piketty, ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn, le démographe Hervé Le Bras et la sémiologue Mariette Darrigrand. Un noyau dur à l’initiative de l’appel pour une primaire à gauche, qui a fait la une du journal Libération en janvier 2016. Dirigé contre « un débat étouffé par le vote utile », ce texte demandait non seulement « la possibilité de choisir collectivement son candidat », mais aussi « du contenu, des échanges » – autrement dit de la pensée. Laquelle fait cruellement défaut, selon Michel Wieviorka qui dénonce dans le quotidien « le vide sidéral de la pensée officielle de la gauche ».
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Pragmatique, la sociologue Dominique Méda, également signataire, estime quant à elle que cet appel manifeste « une grande crainte que la gauche ne soit pas présente au second tour de l’élection présidentielle et un souhait que la gauche et les écologistes puissent se ressaisir et relégitimer un nouveau programme ». Et de projeter des attentes liées à son domaine de spécialité : « Ce texte exprime certainement aussi le souhait que des comptes soient rendus. Pourquoi est-ce une politique aussi en contradiction avec les engagements pris qui a été menée ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucune tentative de réorientation de l’Union européenne, pourquoi ce déchaînement contre le Code du travail ? » C’est d’ailleurs ce dernier acte qui a achevé de l’écœurer : « On pensait avoir touché le fond avec la déchéance de nationalité, mais depuis, il y a eu le projet de loi de la ministre du Travail, dont la droite rêvait mais qu’elle n’avait pas osé faire, et qui est fondé sur un diagnostic complètement faux. » CONFORTER LES GOUVERNANTS, PAS LES CONTRARIER
Mais si le divorce est consommé, c’est aussi qu’en face, certains politiques au pouvoir ne cachent plus leur mépris pour les chercheurs… qui ne vont pas dans leur sens. Certes, les ministres en invitent à déjeuner, ils leur confient des missions ou des rapports, leur proposent de participer à des consultations. Les frontières sont ainsi devenues poreuses, au point qu’il arrive très souvent qu’un universitaire mette ses compétences au service du pouvoir. C’est le cas, par exemple, de l’historien Christophe Prochasson, nommé conseiller “éducation” du président de la République en septembre 2015, qui a organisé le 29 mars un déjeuner avec François Hollande sur la “culture de l’excuse”. Autour de la table, une brochette de sociologues : JeanLouis Fabiani, ancien directeur d’études à l’EHESS – qui compte parmi ses bêtes noires Éric Fassin ou Stéphane Beaud – assis aux côtés de Gérald Bronner, Gérôme Truc, Irène Théry, Philippe Coulangeon et Christine Détrez. « Les politiques passent leur temps à recourir aux conseils d’experts payés et recrutés par eux, qui leur donnent une
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« L’entourage du président ne compte aucun scientifique. François Hollande considère qu’un chercheur, ça ne rapporte que des ennuis. » Hervé Le Bras, démographe parole qu’ils ont envie d’entendre… Ils ont ainsi pris l’habitude de ne pas être contestés. Ce ne sont pas n’importe quel sociologue, philosophe ou historien qui déplaisent aujourd’hui à Manuel Valls, notamment. Ce sont ceux qui ne sont pas en phase avec la politique qu’il mène, ou qui apportent une démonstration antinomique avec son analyse du réel. Sur l’islam, par exemple, Alain Bauer [professeur de criminologie et consultant en sécurité] est le seul et unique expert qu’il écoute, précise l’historien Pascal Blanchard. Avec lui, la pensée n’est plus là pour décoder le réel mais pour justifier ses présupposés. » « Ce n’est pas que les politiques ne veulent rien expliquer, mais plutôt qu’ils refusent toute autre explication que la leur – en l’occurrence, un ennemi qui en voudrait au mode de vie français, à la démocratie, à la civilisation, à la laïcité », abonde Bernard Lahire qui s’est laissé prendre une seule fois au jeu du déjeuner. C’était en 1999. Le sociologue accepte l’invitation de la ministre de l’Enseignement Ségolène Royal, alors conseillée par Sophie Bouchet-Petersen – « une femme formidable ». Et il tombe de haut : au chercheur qui remet en cause la pertinence de « la question de l’illettrisme », elle répond que les responsables politiques ne peuvent pas changer des catégories déjà définies. L’ABANDON DES IDÉES
Quelques années plus tard, le collectif Cette France-là, composé de chercheurs et de journalistes, se heurtera aux mêmes difficultés lorsqu’il tentera d’alerter sur la constitution de l’immigration en “problème”. « Cette habitude des hommes politiques de nous convoquer pour
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
manger avec eux, je la trouve insupportable. On est traités un peu comme des valets admis à leur table pour distraire ces messieurs et leur livrer sur un plateau le Reader’s Digest du moment », peste Bernard Lahire. Au moins, depuis les attentats djihadistes de 2015, les choses sont dites. « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », a ainsi déclaré Manuel Valls au Sénat, au lendemain des événements qui ont ensanglanté la capitale. Question de génération ? « J’ai connu des hommes politiques qui avaient un intérêt intellectuel. Je me souviens par exemple de Michel Rocard qui, du temps où il était premier ministre, organisait des week-ends avec des chercheurs comme Françoise Héritier, Étienne Klein ou Michel Callon », rappelle le démographe Hervé Le Bras. Au contraire, François Hollande traîne une réputation de technocrate sans aucune passion pour la pensée depuis qu’à la fin des années 1990, tout juste arrivé à la tête du Parti socialiste, il a décidé d’en finir avec le “Groupe des experts du PS”. Destiné à assurer la liaison entre le monde politique et la recherche scientifique, cet organe présidé par Claude Allègre dans les années 1980 avait été relancé par Michel Rocard en 1993. « À l’époque, il y avait des exposés très ouverts, y compris rue de Solferino. Mais François Hollande est arrivé, et huit jours après il a fermé le groupe. C‘était un signe très clair que ce domaine ne l’intéressait pas. Il considère qu’un chercheur, ça ne rapporte que des ennuis », estime Hervé Le Bras qui souligne par ailleurs que « l’entourage du président ne compte aucun scientifique ». Mais au-delà du tempérament des personnes, cette dérive anti-intellectualiste tient d’abord à l’évolution de la formation des élites politiques. Dans les années 1970, le Parti socialiste accueillait encore des profils littéraires sensibilisés aux grands auteurs. « La culture moyenne du PS s’est considérablement éloignée de la recherche et de l’université en général. Ce parti est désormais mu par une culture plus politicienne, plus technicienne, plus gestionnaire », résume le sociologue Yves Sintomer. Résultat, « à l’échelle européenne, les partis sont de moins en moins des partis d’idées, explique-t-il. À l’exception de
deux nouveaux venus, Podemos, en Espagne, et Syriza, en Grèce, qui constituent des contre-exemples, avec un poids fort des universitaires en leur sein ». LE CHERCHEUR, NOUVEAU RÉSISTANT
Dans son dernier essai, l’historien israélien Shlomo Sand, fervent admirateur de Zola, Sartre et Camus, prédit « la fin de l’intellectuel français ». Mais déjà, la relève pourrait bien être assurée par une autre figure moins flamboyante et plus habituée aux enceintes préservées des laboratoires qu’aux plateaux télévisés : le chercheur. Face au mépris que lui témoigne la gauche de gouvernement, ce dernier semble en effet bien décidé à sortir de l’ombre. Sans se prévaloir d’un savoir universel. Héritier de l’intellectuel spécifique décrit par Michel Foucault, il intervient sur la base de ses domaines de compétence, de ses enquêtes et autres travaux, déployant ces temps-ci une résistance multiforme qui reconfigure son rôle dans l’espace public. Les réactions politiques aux événements récents « doivent nous faire rompre avec une conception que la plupart de nous avaient fait leur : la neutralité axiologique. Cette position n’est plus satisfaisante. Nous avons plus que jamais le devoir de nous exprimer et de clamer ce que nous savons », affirme ainsi Dominique Méda. Le cap idéologique franchi par le Parti socialiste, conjugué au mépris que certains de ses plus hauts représentants témoignent au monde universitaire, a achevé de convertir les plus réticents à l’égard du mélange des genres. « Je n’ai jamais adhéré à aucun parti, je pense que les chercheurs en sciences sociales n’y ont pas trop intérêt », avance Bernard Lahire. Sauf qu’aujourd’hui, les cartes sont rebattues : « Il m’arrive de plus en plus souvent de dire que je me sens en état de résistance, je ne sais pas quand ça a commencé, c’est comme si une goutte d’eau avait fait déborder le vase. » Et de s’interroger : « À partir de quel moment commence-t-on à trouver insupportable qu’au nom de la gauche, certains hommes politiques prennent des mesures de droite, voire d’extrême droite ? » Il est donc des époques où les savants ne peuvent faire autrement que de se réconcilier avec l’engagement. ■ marion rousset
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PORTFOLIO
POLLY TOOTAL NULLE PART EN ANGLETERRE La photographie de paysages que propose Polly Tootal s’affranchit des lois du genre. Chez elle, aucune concession à la majesté de la nature ou des monuments, mais un goût prononcé pour les espaces intermédiaires – ceux devant lesquels on passe sans les remarquer, faute de s’y arrêter pour leur consacrer le temps d’un regard. Des non-lieux dépourvus de nom qui, pour autant, s’impriment dans les aires les moins visitées de notre mémoire. Un paradoxe que l’on retrouve dans les images de ces endroits que l’activité humaine a façonnés, sans qu’aucune présence n’y soit visible. Ou dans leur statut incertain, entre urbain et rural, seuils et frontières, aube et crépuscule… Paraissant prises depuis une voiture qui serait arrêtée là par hasard, les photos de Polly Tootal restituent une étrange familiarité, entretiennent une tension entre l’insignifiance de ces topographies et ce qu’elles font résonner en nous. Une voie de sortie, cependant, pour nous autres : aussi dépourvus de grands repères iconiques soient-ils, ces paysages sont intrinsèquement, profondément anglais. Et la brique, unité de sens infinitésimale, pare leur banalité d’une incontestable identité. Alors, leurs espaces désertés semblent aussi signifier une Grande-Bretagne absente à elle-même. Une sorte de brexit intérieur.
Les tirages de Polly Tootal sont visibles sur demande à la galerie Intervalle, Paris. www.galerie-intervalle.com
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COLOGNE, LE PROCÈS DES ORIGINES
ANALYSE
Les viols du nouvel an à Cologne ont suscité – y compris chez certaines féministes – des réactions et interprétations racistes. Retour sur un débat structurant pour l’Europe. par gildas le dem
Image extraite du guide dessiné L’Allemagne et les Allemands (mis en ligne en octobre 2015 par l’antenne bavaroise de la télévision publique, Bayerischer Rundfunk) et légendée : « Respect. Les femmes doivent être respectées, quel que soit leur habillement. Ce message vaut aussi pour les hommes allemands. »
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L
Les faits qui se sont déroulés à Cologne la nuit du 31 décembre restent obscurs. À peine la police allemande avait-elle annoncé avoir enregistré des centaines de plaintes pour viol (381 au total) que déclarations et manifestations se multipliaient, sans que l’on sache bien si ces agressions sexuelles devaient êtres attribuées à des réfugiés ou, en définitive, des immigrés d’origine nordafricaine. À ce jour, on recense 73 mises en examen, concernant très majoritairement des individus d’origine algérienne ou marocaine. Si bien que le débat s’est déplacé de la question de l’opportunité d’accueillir les réfugiés du Moyen-Orient vers celle de la présence des immigrés originaires du Maghreb sur le sol européen. Dans tous les cas toutefois, tout se passe comme si le centre du débat portait moins en définitive, comme l’écrit Émeline Fourment dans Contretemps, sur « le fait que des femmes aient été victimes de violences sexuelles que sur le fait que des hommes non-blancs puissent être des criminels sexuels ». L’ORIGINE DU CRIME
Ces agressions sexuelles massives seraient, dès lors, le fait de dispositions culturelles, ou d’inclinations religieuses propres à ces hommes d’origine nord-africaine, mal acclimatés à une culture européenne censément respectueuse des droits des femmes, et spécialement de leur intégrité corporelle. Bref, la question raciale et culturelle, quand ce n’est pas la question religieuse, a pris le pas sur la question sexuelle ou de genre. Que des hommes aient massivement commis des violences sexuelles envers des femmes importerait moins, au fond, que de savoir qui étaient ces hommes, et quelles pouvaient être les raisons spécifiques, culturelles et / ou religieuses, de ces agressions sexuelles. Et très vite, en effet, au-delà des déclarations de la maire de Cologne ou des manifestations de Pediga, on
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a vu, à l’échelle internationale, des intellectuels commenter des faits qui n’étaient pas encore totalement élucidés. Et les commentaires les plus virulents sont venus de personnalités réputées féministes. Dès le 15 janvier, Alice Schwarzer, considérée comme l’une des principales fondatrices du MLF, exigeait dans Die Welt un débat sur l’islam sans « politiquement correct ». Le foulard porté par certaines femmes musulmanes représenterait en effet rien moins que le « pavillon des islamistes », et les violences sexuelles commises à Cologne la manifestation d’une menace terroriste islamiste imminente : « Des kalachnikovs, des ceintures d’explosifs et maintenant la violence sexuelle ! » Il allait pourtant s’avérer que les agresseurs n’étaient pas des réfugiés, et pouvaient difficilement être assimilés à une avantgarde de l’Organisation de l’État Islamique en Europe. Chacun s’en souvient, Élisabeth Badinter reprochera également aux féministes françaises (dès le 6 janvier) de n’avoir pas dénoncé, ou d’avoir dénoncé trop tard les viols commis à Cologne, ajoutant : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ». Il est vrai que dès 2003, Élisabeth Badinter, dans la revue L’Arche, n’hésitait déjà pas à déclarer que « depuis longtemps, dans la société française de souche, que ce soit le judaïsme ou le catholicisme, on ne peut pas dire qu’il y ait une oppression des femmes ». Enfin, Caroline Fourest, dans Le Huffington Post, allait jusqu’à parler d’un « choc des cultures machistes et féministes ». Pour, par la suite, incriminer nommément des féministes qui, comme Caroline de Haas ou Clémentine Autain, avaient dénoncé ces viols sans pour autant renoncer à en contester l’instrumentalisation raciste. Contre cette vision, Clémentine Autain en appelait à « un combat politique non pas contre une catégorie de population en fonction de son origine, mais contre un système d’oppression d’un sexe sur l’autre, qui n’a pas de frontière ».
ANALYSE
RACIALISER LE SEXISME
Le champ des positions féministes apparait donc profondément fracturé. D’autant que, comme le rappellera Sara Farris dans Salvage (revue anglaise d’inspiration marxiste), ce débat vient réveiller des clivages déjà constitués pour savoir si le sexisme, et la violence sexuelle, sont ou non une spécificité du monde musulman. Rappelons avec Judith Butler dans la revue Iablis que l’administration Bush s’était servie de cette vision culturaliste en 2001, lors de son intervention en Afghanistan, en expliquant que les bombardements étaient nécessaires pour libérer les femmes afghanes de l’oppression islamique. Outre qu’elle minore les mouvements de femmes dans le monde musulman, cette vision, comme le rappellent Émeline Fourment et Sara Farris, occulte la précarité des mécanismes de reconnaissance juridique des violences sexuelles dans les pays occidentaux, et d’abord en Allemagne : pour le code pénal allemand, ce sont les résistances des victimes, et non les actes de l’agresseur, qui permettent de définir ce qu’est un viol. Bref, comme l’écrit Sara Ferris, culturaliser ou « racialiser le sexisme (…) a pour effet d’affaiblir les femmes dans leur ensemble ». On comprend, dès lors, la cohérence d’Élisabeth Badinter qui remet en question le concept de « domination masculine » comme « notion unificatrice et simplificatrice ». En effet, si l’on avance, comme le fait Pierre Pierre Bourdieu, ici visé, que la domination masculine est une constante dans toutes les cultures (les femmes n’ayant rien en commun, sinon précisément de subir, même de façon différentielle, cette domination), il devient impossible d’ériger une culture spécifique en modèle universel d’émancipation des femmes. Dans les réactions à l’affaire de Cologne, se rejoue en fait le débat colonial entre des rapports de genre à la française d’une part (censément organisés
Que des hommes aient massivement commis des violences sexuelles envers des femmes importerait moins, au fond, que de savoir qui étaient ces hommes, et quelles pouvaient être les raisons culturelles ou religieuses de ces agressions. par la galanterie, la séduction, autant de dispositions “civilisées” et supposées “égalitaires”), et les rapports de genre chez les populations arabo-musulmanes d’autre part (censément dominées par la virilité brutale, animale, du “garçon arabe”). L’affaire Kamel Daoud en donne une autre illustration. Le journaliste et écrivain algérien s’en est en effet pris, dans une tribune retentissante dans Le Monde, à une culture arabo-musulmane qui serait façonnée par un islam religion de mort et un mépris de la femme engendrant une pathologie sexuelle. Il est vrai que Kamel Daoud peut parler au nom de son expérience de la guerre civile algérienne qui vit, au nom de l’islamisme et de la lutte armée, se multiplier assassinats et violences sexuelles envers les femmes. Peut-on, pour autant, comme l’ont fait remarquer un collectif de chercheurs, ainsi que son propre ami, Adam Schatz, dans une lettre publiée dans Le Monde, faire comme si une prétendue culture sexuelle arabo-musulmane était la cause spécifique de toutes ces violences ? Tout se
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Dans une société relativement traditionnaliste, marquée par les inégalités sociales, de classe et de genre, la religion vient consacrer les règles tacites de la conduite sociale et sexuelle la plus traditionnelle. passe en effet comme si, dans sa tribune, Daoud reformulait la question postcoloniale et celle de l’islam en question de culture sexuelle. Elle se traduirait en question du viol pour ce qui concerne les hommes, ou port du voile pour ce qui concerne les femmes. VISION CULTURALISTE DE LA VIOLENCE SEXUELLE
Cette focalisation sur la culture sexuelle arabo-musulmane interdit de s’interroger sur les rapports de genre et de sexe dans une société postcoloniale, où les inégalités et les luttes sociales sont plus fondamentales que l’influence d’une culture sexuelle dans laquelle baigneraient hommes et femmes. Elle risque enfin de reconduire l’idée d’une hiérarchie entre culture occidentale et arabo-musulmane, et à terme, l’idée d’un choc des civilisations. Pourtant, Pierre Bourdieu montrait déjà en 1958, à propos de la société algérienne, que considérer l’islam comme la cause déterminante de tous les phénomènes culturels dans le monde arabe ne serait pas moins naïf que de tenir la religion vécue pour un simple reflet des structures économiques et sociales. Dans une société
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relativement traditionnaliste, marquée par les inégalités sociales, de classe ou de genre, la religion vient consacrer, c’est-à-dire à la fois sanctifier et sanctionner, les règles tacites de la conduite sociale, et notamment de la conduite sociale et sexuelle la plus traditionnelle. Et pour Françoise Vergès (ci-contre), la ségrégation sexuelle et sociale des femmes, en Algérie, n’a pas attendu la montée de l’islamisme : c’est le gouvernement algérien “éradicateur” (des islamistes) qui ratifiait, dès 1984, avec le Code de la famille, une condition sociale inférieure faite aux femmes (en matière de mariage, de divorce, d’héritage, etc.). La ségrégation sexuelle et sociale des femmes dans les sociétés maghrébines ou arabes n’est pas le produit d’une culture arabo-musulmane spécifique, mais bien d’inégalités dans des sociétés postcoloniales en proie aux tensions sociales d’un capitalisme globalisé. Quelle que soit la gravité des faits qui se sont déroulés à Cologne, il ne faut donc céder en rien à une vision culturaliste de la violence sexuelle. Faire de la culture sexuelle arabo-musulmane la cause intangible de cette violence n’explique rien, et induit une vision figée des rapports hommes-femmes dans le monde arabo-musulman. Elle omet, en outre, de s’interroger sur les contextes historiques et sociaux dans lesquels se produisent ces violences. Or s’interroger sur ces contextes, c’est aussi rappeler la diversité des luttes pour l’émancipation des femmes, et rappeler que ce que la société et l’histoire ont fait aux femmes, les luttes des femmes peuvent le défaire. ■ gildas le dem
ANALYSE
« IL FAUT REPOLITISER LE FÉMINISME » Pour Françoise Vergès, il est urgent de « redonner leur dimension politique à toutes les formes de violence sur les corps ». Et d’interroger un féminisme européen qui se veut universel.
FRANÇOISE VERGÈS
Politologue, féministe, a été présidente du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage de 2009 à 2012. Elle est l’auteure d’entretiens avec Aimé Césaire et de Ruptures postcoloniales.
regards. Comment avez-vous réagi à ce qui s’est passé à Cologne ? françoise vergès.
Ma première réaction aux événements survenus à Cologne a été de colère, envers ce qu’il faut bien appeler de sales petites crapules virilistes qui s’en prennent lâchement, en bande, à des femmes. Puis, lorsque j’ai vu se développer cette hystérie autour de la question de savoir s’il s’agissait de réfugiés ou d’immigrés – mais peu importe, puisque la question était au fond de savoir s’ils étaient arabes et musulmans –, j’ai perçu le retour du discours de mission civilisatrice. Un viol est un viol, et il faut le dénoncer en tant que tel. Mais précisément, s’interroger sur la place de la culture arabo-musulmane dans ces viols m’est apparu proprement délirant. En France, pays de la “galanterie“, une femme meurt tous les trois jours sous les coups d’un proche, un tiers des hommes pense que quand une femme dit « non »
c’est en fait un « oui » et qu’elle aime être forcée… La cause en serait-elle la culture catholique ou laïque ? Dirions-nous que c’est la culture judéo-chrétienne qui est responsable de ce qu’en Argentine ou en Espagne, les femmes ont appelé les “féminicides” ? Attribuer des manifestations de virilisme aussi brutal à la culture arabo-musulmane m’est apparu comme l’expression, non seulement d’une pensée indigente, orientaliste, mais également d’une visée clairement, nettement islamophobe. Que le féminisme européen, ou plutôt un certain féminisme européen, et plus particulièrement un certain féminisme français, se soient précipités dans cette explication culturaliste ne m’a, hélas, pas étonnée. regards.
Pourquoi ?
françoise vergès. Aux ÉtatsUnis, les mouvements féministes des années 1960-1970 ont émergé dans le contexte de l’opposition à
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« Les États postcoloniaux restent des États masculins qui, comme en Algérie, vont promouvoir un corpus juridique infériorisant les femmes. »
la guerre du Vietnam, contre l’impérialisme, du mouvement pour les droits civiques, de la naissance des Black Panthers... Des ouvrages font immédiatement le lien avec les luttes anti-esclavagistes. Les femmes noires, latinas, asiatiques, indigènes font la critique d’un féminisme blanc qui se veut universel. En Angleterre, des mouvements s’inscrivent dans une tradition de féminisme anticapitaliste avec des références au mouvement radical abolitionniste. En France, le MLF inscrit sa naissance dans le mouvement de 1968. Ce qui me frappe, c’est que peu de temps après la fin de la guerre d’Algérie, dans un contexte de luttes des travailleurs immigrés, de luttes anticoloniales
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dans les Outre-Mer, les “textes fondateurs” du MLF ne font pas référence à ces luttes comme berceau des luttes des femmes. On est dans la “lutte contre le patriarcat” et contre le capitalisme, mais sans faire de relation avec les luttes anti-impérialistes contre le capitalisme racial dans le monde colonial français. Comme Frantz Fanon n’est pas lu, son texte “L’Algérie se dévoile”, chapitre de L’an V de la révolution algérienne, est donc ignoré et, des années plus tard, en toute ignorance du passé colonial, des féministes veulent à nouveau dévoiler les musulmanes. L’indifférence ou l’ignorance des luttes des femmes colonisées, esclaves et non-blanches marque le MLF et le féminisme français et construit des points aveugles. Attention ! Il y a au MLF des luttes contre le fascisme franquiste, les guerres impérialistes américaines, les dictatures militaires et les régimes totalitaires, et il y a des femmes au MLF, MLAC, etc. qui ont été des militantes contre la guerre en Algérie. Ce dont je parle, c’est de l’ancrage théorique des féminismes français : pas de lien – ou si peu que ça ne fait pas effet – avec les luttes des femmes dans les DOM, pas de valorisation des femmes non-blanches qui ont lutté contre l’esclavage et l’impérialisme français, pas de travail avec les écrits de théoriciens comme Césaire, Fanon, Memmi.
regards.
Inversement, peut-on parler de féminisme algérien ou musulman ? françoise vergès. Bien entendu ! De fait, des féministes comme Fadéla M’Rabet (dès 1967 dans Les Algériennes) vont rappeler le rôle éminent des femmes dans la révolution algérienne, en même temps qu’immédiatement s’interroger sur le refoulement de la place des femmes dans la guerre de libération nationale et le régime postcolonial. Il va y avoir des progrès : plus de femmes ingénieures, de professeures d’université ; l’ouverture de l’accès à l’enseignement supérieur est indéniable. Mais, dans le même temps, on n’assiste pas à une véritable décolonisation des savoirs et des pratiques et – dans le contexte d’États postcoloniaux plus ou moins intégrés, comme l’Algérie, au capitalisme globalisé – la société reste fortement marquée par des inégalités structurelles. La classe dominante, qui a fait la révolution, n’entend pas renoncer à ses privilèges et ses intérêts, notamment financiers. Ces inégalités organisent structurellement la division du travail entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les femmes ellesmêmes. Cette ségrégation inséparablement sociale et sexuelle n’a donc rien de spécifiquement arabo-musulman, elle est le produit de la perpétuation de structures de
ANALYSE
domination de genre et de classe. Les États postcoloniaux restent des États, c’est-à-dire des États masculins qui, comme en Algérie, vont promouvoir un corpus juridique infériorisant les femmes : le Code de la famille est promulgué en 1984, bien avant la crainte de l’arrivée des islamistes au pouvoir et les menaces de mort et de viol qui vont à nouveau peser sur les femmes durant les “années noires”. C’est en ce sens que je parle de domination masculine, de pouvoir phallocrate, soutenu par le capitalisme racial – un capitalisme inséparable de ségrégations raciales et sexuelles, et qui ne recule que devant les luttes. regards. Il faut donc repenser ce que le féminisme veut dire ? françoise vergès.
Il n’est plus possible, en tout cas, de faire de l’Occident et du féminisme occidental l’avant-garde des droits des femmes, sauf à ignorer, marginaliser et en définitive affaiblir ces luttes de femmes qui, en Algérie ou ailleurs, ne sont pas alignées sur le modèle occidental. L’afro-féminisme, le féminisme musulman soulèvent par exemple la question de savoir comment des pratiques religieuses et émancipatrices peuvent s’articuler pour produire des effets de déségrégation, qu’elle soit raciale ou sexuelle. Sans doute ces questions sont-elles tout à fait
étrangères à un pays comme la France où les pratiques religieuses relèvent encore de “l’opium du peuple”. Pourtant, sans cela, des phénomènes comme la théologie de la libération en Amérique du Sud, le rôle de l’United Church of Christ aux États-Unis restent tout à fait inintelligibles. Inversement, si l’on ne comprend pas, avec l’historien Todd Shepard, que les déclarations visant les musulmans constituent des manières de racialiser des populations déterminées dans un contexte supposément post-racial, on ne comprend pas les nouvelles formes de racisme masqué. On voit ainsi se multiplier des propos du type : « Je ne suis pas raciste, mais les musulmans… »
« Il s’agit de redonner une dimension politique à toutes les formes de violence qui touchent les corps, qu’ils soient ceux des femmes, des migrants ou des salariés. »
regards. Est-ce aussi une manière de repolitiser le féminisme ? françoise vergès. Bien sûr. Il suffit de rappeler que la question du droit de vote des femmes n’était pas une revendication éthique et morale, mais politique, qui visait à transformer la société. Que vaudrait un féminisme qui ne viserait pas des transformations politiques structurelles ? Et qui, donc, n’ambitionnerait pas de toucher, également, aux structures de domination du capitalisme racial ? Il s’agit rien moins que de redonner, dans le sillage de Césaire ou de Fanon, une dimension politique à toutes les
formes de violence, plus ou moins feutrée, plus ou moins ouverte, qui touchent les corps, qu’ils soient ceux des femmes, des migrants ou des salariés. Repolitiser le féminisme signifie aussi ne pas s’en tenir à des déclamations de principe, abstraites et théoriques, mais redonner une légitimité et un sens à des vies et des situations concrètes, riches de surdéterminations, parfois contradictoires d’ailleurs. ■ propos recueillis par gildas le dem
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UN OBSCUR PRINTEMPS POUR LA RÉPUBLIQUE
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Dénonciation de « l’arabisation et de l’islamisation » des banlieues, des lignes de bus parisiennes où « il est difficile de rentrer si on est pas barbu », rejet du « concept d’islamophobie, qui ne sert qu’à museler toute critique de l’islam » ou encore appel à l’interdiction de « la présence de mères voilées dans les sorties scolaires » de crainte que « les enfants
rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles
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s’habituent au voile », le tout suivi d’une annonce apocalyptique : « Dans quatre ou cinq ans, on sera plus en République ». Telles sont les déclarations qui se sont succédées lors d’un récent meeting parisien. Un meeting du Front national, pensez-vous ? Pas le moins du monde. Cette délicieuse réunion réunissait des personnalités déclarant « venir de la gauche ». Baptisée “Le Printemps républicain”, troublant écho au nom du groupe réactionnaire nationaliste “Le Printemps français”, cette initiative entendait s’élever en opposition aux « attaques répétées » contre « la République » et « son esprit laïque ». Sa doctrine se résume dans un manifeste, publié quelques semaines auparavant dans les magazines Marianne et Causeur (très à gauche, comme chacun sait) pour contrer les « faiseurs et défaiseurs identitaires » qui mettraient à mal notre douce République. À l’origine de ce texte, le politologue Laurent
Bouvet, concepteur de la thèse de “l’insécurité culturelle”. Selon lui « la laïcité ne se décrète pas [et] n’est pas simplement une norme juridique », mais « un état d’esprit et un lien qui se tisse au quotidien entre les citoyens ». En gros, ce ne sont pas les lois qui doivent définir la laïcité, mais l’ambiance du moment. Connaissant l’état de la France actuelle, on imagine aisément que cette définition ne penche pas tout à fait en faveur des populations dont le culte est minoritaire. Le manifeste du Printemps républicain confirme d’ailleurs cette vision remettant en cause le respect même des principes juridiques de la République qu’il prétend pourtant défendre : « La laïcité ne se résume pas à la neutralité de l’État, elle est une activité vivante et permanente ». Contradiction assumée avec le texte de la loi de 1905, qui l’énonce sans ambages en posant le principe de la neutralité de l’État et de la liberté de conscience de tous les citoyens.
Tout comme la Constitution de 1958 qui le confirme dans son article premier : « La République respecte toutes les croyances ». La notion de respect semble d’ailleurs bien étrangère à cette initiative, puisqu’elle ne la mobilise jamais. Autour de ce personnage, l’initiative réunit des personnalités se présentant comme des « citoyens libres » farouchement opposés aux « faiseurs et défaiseurs identitaires de tous bords ». Une étrange alliance entre des figures allant de la tonitruante réac Élizabeth Lévy à Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo et de la crèche Baby Loup, en passant par l’ancienne ministre sarkozyste Fadela Amara ou la philosophe Élisabeth Badinter. On trouvait aussi parmi eux Gilles Clavreul, actuel délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, dont les déclarations montrent une appréhension du racisme à géométrie variable. Il marquait ainsi, dans Libération,
son opposition aux collectifs dédiés à la lutte contre l’islamophobie ou contre la racisme anti-Noirs qu’il jugeait « communautaristes » et « victimaires », les invitant plutôt à « se féliciter que la France ait aboli l’esclavage ». Circulez, y a rien à voir. Ce premier meeting du Printemps républicain se déroulait le 20 mars dernier dans une salle de concert du 20e arrondissement sous les auspices de sa maire socialiste Frédérique Calandra. Son discours d’ouverture portait des accents incantatoires que l’on entend plutôt, habituellement, du côté de la droite extrême : « La patrie et la laïcité ne sont pas des mots sales ! » En filigrane de toutes ces interventions, une rhétorique de combat avec un mot d’ordre : ne jamais avoir peur de se voir qualifier de raciste ou d’islamophobe. Ce qui, en cette veille de journée internationale de lutte contre le racisme, ne manquait pas de saveur.
AU RESTAU
LA GAUCHE DÉSARMÉE FACE AU DJIHAD
Jean Birnbaum et Raphaël Liogier ont chacun publié cet hiver un essai sur la place du religieux dans l’espace social. Ils se sont rencontrés à la descente du train, dans le magnifique restaurant de la Gare de Lyon, Le train bleu. Décor so chic pour une discussion sur la transcendance ! repas partagé avec guillaume liégard, catherine tricot (et roger martelli pour le café) photos célia pernot pour regards
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Q AU RESTAU
regards.
Qu’est-ce qui fonde et pérennise le sentiment religieux, et qui échappe à la pensée critique, rationnelle ?
raphaël liogier.
Dans La guerre des civilisation n’aura pas lieu, je réfléchis à ce qui me semble être le moteur de l’être humain, le désir. Un homme ne peut se contenter de survivre ni même de vouloir vivre mieux. Il a besoin de se raconter. C’est dans ce désir essentiel que s’ancre ce que je nomme
RAPHAËL LIOGIER
Sociologue et philosophe, professeur à l’IEP d’Aix-en-Provence où il dirige l’Observatoire du religieux, Raphaël Liogier a écrit Le Mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective (Seuil, 2012) et La guerre des civilisations n’aura pas lieu : coexistence et violence au XXIe siècle (CNRS Editions, 2016).
JEAN BIRNBAUM
Directeur du Monde des livres, essayiste, Jean Birnbaum a notamment publié Leur jeunesse et la nôtre : l’espérance révolutionnaire au fil des générations (Stock, 2005) et, en début d’année, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil).
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le sol mythique : se raconter à travers un grand récit. Les religions se présentent comme un récit de l’avant / avant et de l’après / après. Elles ont tout à la fois une dimension cosmogonique, le récit des origines, et eschatologique, la projection de la fin des temps. Dans notre modernité, nous avons eu tendance à penser que le grand récit religieux avait été remplacé par la rationalité. Alors que la rationalité elle-même est devenue un sol mythique. En réalité, le sol mythique n’est pas ce qui est faux, mais ce qui permet de se raconter de façon plausible, signifiante, entre les deux néants de la naissance et de la mort. Le sol mythique est donc toujours en relation avec la science de l’époque. Si une religion devient moins plausible, elle perd sa fonction mythique et dégénère en fiction. Ce fut le cas par exemple d’un certain christianisme qui s’est attaché à la chronologie biblique incompatible avec la théorie de l’évolution darwinienne… regards. À l’intérieur même des religions, le récit – comme la manière de vivre la foi – est pourtant l’objet de violents affrontements… liogier. Toutes les religions institutionnalisées sont aujourd’hui traversées par de grands courants qui les divisent : le charismatique, le spiritualisme et le fondamentalisme. Les tensions entre ces courants sont devenues
raphaël
plus fortes qu’entre les religions elles-mêmes. Un protestant bourgeois se sentira plus proche d’un catholique que d’un protestant fondamentaliste. Un courant peut être dominant dans une religion, comme le fondamentalisme dans l’islam du dernier siècle à nos jours, et donner le sentiment qu’il est cette religion toute entière. Le courant auquel les croyants adhèrent a de nombreuses causes sociales et psychologiques. Les tenants d’un islam fondamentalistes peuvent être riches en capital matériel, en revanche ils sont en manque de capital symbolique, en manque de reconnaissance. Les spiritualistes sont, eux, à la fois en position de domination économique et symbolique. Ce ne sont pas seulement des adeptes du yoga et du néo-bouddhisme, on les trouve dans un islam néosoufi. Les charismatistes, en quête de prospérité immédiate dans l’effervescence communautaire, concernent les populations les plus précaires économiquement, d’où le succès des mouvements pentecôtistes protestants en Afrique subsaharienne, mais aussi des catholiques nommément charismatiques dans les populations les plus pauvres en Amérique latine. Contrairement aux spiritualistes qui sont proches entre eux, qu’ils soient officiellement bouddhistes ou musulmans néosoufis, ou même contrairement aux charismatistes qui entretiennent une certaine proximité, qu’ils
« Qu’est-ce que la gauche, sinon une force qui propose un “au-delà” du monde présent, de ses injustices, de ses guerres ? Or aujourd’hui, le seul “au-delà” qui mobilise radicalement la jeunesse par-delà les frontières, c’est celui que portent les djihadistes. » Jean Birnbaum
AU RESTAU
soient protestants ou catholiques par exemple, les fondamentalistes rejettent des autres religions : elles appartiendraient selon eux à d’autres civilisations. Ce sont eux qui mettent en scène la “guerre de civilisations”, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Ils se rejettent symétriquement, même si sur le fond ils ont le même programme. jean birnbaum.
Pour comprendre la religion comme quête spirituelle, mais surtout ses avatars politiques et sanglants, il faut bien sûr prendre en compte les conditions sociales. Mais contrairement à ce que pense une certaine gauche marxisante, les djihadistes sont loin d’être tous des déshérités. Ben Laden était milliardaire, et il y a des djihadistes fils de banquier, formés dans les universités les plus prestigieuses. De même, contrairement à ce que croit une certaine droite nationaliste, les djihadistes ne sont pas non plus tous des “étrangers” ou des “immigrés”, puisqu’il y a un djihad “de souche”, si j’ose dire, incarné par les convertis. La seule chose qui rassemble les djihadistes, c’est une communauté de textes et de gestes structurée par une espérance profondément religieuse, qui aimante toute une jeunesse de Paris à Bamako et de Bruxelles à Alep.
regards.
Il est significatif que la même année, en 1979, accèdent au pouvoir Khomeiny et Margaret Thatcher qui affirmait : « Il n’y a pas de société, que des hommes et des femmes ». Ne peut-on lier le
raidissement religieux à la montée de l’athéisme ? jean birnbaum. Le djihadisme se déploie à l’évidence dans le contexte de l’après-1989, après la chute du mur de Berlin, quand se trouve martelée l’idée que l’histoire a pris fin et qu’il n’y a plus d’alternative au monde tel qu’il est. Thatcher n’a été que l’un des noms emblématiques de ce discours qui, pour la gauche, ne pouvait apparaître que comme une malédiction. Car qu’est-ce que la gauche, sinon une force qui propose un “au-delà” du monde présent, de ses injustices, de ses guerres ? Même Mitterrand, qui n’était pas vraiment un bolchevik, proposait encore de “dépasser” le capitalisme en 1981... Or aujourd’hui, le seul “au-delà” qui mobilise radicalement la jeunesse par-delà les frontières, c’est celui que portent les djihadistes. Pour la gauche, il y a là une humiliation. Si elle veut surmonter cet affront, elle doit comprendre que la puissance du djihadisme traduit la crise radicale de l’espérance profane. Elle doit surtout affronter sans détour cette question qui m’obsède et qui a donné son coup d’envoi à mon livre : comment se fait-il que le djihadisme soit aujourd’hui la seule cause pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir à l’autre bout du monde ? Mais la gauche, qui a depuis si longtemps oublié ce qu’est une espérance radicale, semble désormais incapable de la reconnaître sur le visage des autres,
et d’abord sur celui de ses pires ennemis… raphaël liogier. Ce temps commun Khomeiny / Thatcher dit bien qu’il y a un lien direct entre le retour du religieux et la mondialisation… Pour rassembler des individus qui ne viennent pas de la même classe sociale, qui n’ont pas les mêmes valeurs, il faut trouver un autre niveau de compatibilité. La religion, ce n’est ni ce qui est fort, ni ce qui est vrai. Mais ce qui donne du sens. Un nouveau sol mythique est en train de se chercher, de se constituer. regards.
Bien que n’étant pas musulmans vous-mêmes, est-ce que vous vous situez dans le débat interne à l’Islam, autour du fondamentalisme notamment ? birnbaum. L’islamisme ne témoigne en rien d’un islam “originel”. Il est né au XIXe siècle, comme une réaction aux tentatives de “modernisation” de l’islam, justement, menées par des intellectuels musulmans convaincus que cette réforme était nécessaire pour préserver le rayonnement de leur religion, malgré la domination de l’Occident. C’est contre ces entreprises de réforme que se sont dressés les hommes que l’on nomme aujourd’hui “islamistes”. En cela, les mouvements islamistes sont moins archaïques que postmodernes. Aujourd’hui, l’actualité en témoigne sans cesse, l’islam se trouve ravagé par une gigantesque guerre civile mondiale dans laquelle jean
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AU RESTAU
nous sommes tous embarqués, quelle que soit notre sensibilité. Après les attentats de janvier 2015, Étienne Balibar a écrit : « Notre sort est entre les mains des musulmans ». Qu’un philosophe comme lui, héritier du marxisme, puisse écrire de tels mots, c’est quand même le signe que la situation nous oblige à quelques remises en question... raphaël liogier. Ma position dans les débats internes au religieux est que ce n’est évidemment pas dans la lecture des textes que l’on trouve l’arbitrage, mais dans l’attitude face au texte. Les littéralistes sont juste ceux qui prétendent que leur interprétation n’en n’est pas une, autrement dit qu’il n’y a aucune autre lecture possible de que la leur. C’est la justification du fondamentalisme. Les nouveaux djihadistes qui commettent des actes terroristes en Europe ne sont pas, à la base, nourris par une théologie fondamentaliste cohérente comme ceux de l’ancien Al Qaeda. Je ne prétends pas, néanmoins, qu’ils ne sont pas religieux, puisqu’ils élaborent en fait une nouvelle religion du djihadisme, pour laquelle ils picorent des points de doctrine, des images du paradis empruntés à l’islam. Mais ce ne sont pas des fondamentalistes classiques, au sens où ils ne sont pas passés par une intensification de leur pratique religieuse et par l’apprentissage de la théologie. Ils ne connaissent pas l’arabe classique. En fait, ils deviennent djihadistes d’abord dans
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leur tête et dans leurs actes, et ensuite prennent une posture fondamentaliste en empruntant à l’islam ce qui pourrait justifier leur désir de vengeance et de violence. Dire cela n’est pas dédouaner l’islam ou la religion en général, ce n’est pas expliquer en vue d’excuser, mais seulement se fonder sur des faits. regards.
Les djihadistes fontils partie de l’Islam ou n’ont-il « rien à voir » avec lui, comme on l’entend souvent ? raphaël liogier. Contrairement aux nouveaux fondamentalistes européens (souvent appelés salafistes) que l’on voit déambuler dans nos villes avec leurs barbes et leurs longues tuniques, les nouveaux djihadistes-terroristes ne cherchent pas à ressembler à des bédouins compagnons de Mahomet, mais plutôt à des ninjas de l’islam. Les premiers rejettent le djihad armé comme étant impur, trahissant les textes, trop moderne finalement. Les prêcheurs de ce fondamentalisme axé sur les mœurs sont d’ailleurs dans le collimateur des sites affiliés à Daesh, qui y voit un frein à son recrutement européen. Les seconds s’habillent plutôt de façon plus militaire, parfois en kaki ou en noir, ils sont directement embrigadés dans le djihad sans passer dans un premier temps par l’endoctrinement. En confondant les néosalafistes et les ninjas de l’islam, entretenant une vision de guerre de civilisations, l’État français fait le
marketing de Daesh ! jean birnbaum. Pendant les guerres de religion, tous les combattants n’étaient pas non plus de grands théologiens... Et puis, parmi les ceux qui tuent aujourd’hui “au nom” d’Allah, certains sont très savants. Récemment, je lisais qu’un chef djihadiste disait, à propos d’un jeune qui s’apprêtait à rejoindre le combat : « Ce jeune frère qui aspire à l’érudition »... Quand la police a perquisitionné aux domiciles des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, elle y a trouvé les mêmes livres : pas des manuels pratiques du petit terroriste, mais des ouvrages savants, des commentaires théologiques. Regardez les vidéos des djihadistes, lisez leurs textes, vous verrez qu’ils se réclament sans cesse de versets du Coran, de révélations prophétiques, d’anges protecteurs... Et je ne vois vraiment pas “au nom” de quoi, justement, un président de la République française ou un intellectuel peuvent refuser à ces djihadistes tout rapport aux textes dont ils se réclament, à la foi qu’ils proclament... regards. Pensez-vous que Daesh tire sa force aussi d’être un mouvement qui assume une fonction politique, celle de “défendre” les intérêts des sunnites ? jean birnbaum.
C’est un aspect important, bien sûr. Néanmoins, il est urgent de comprendre la puissance autonome du discours djihadiste, puissance que les
« L’explication par le politique est secondaire. Le politique c’est l’adhésion, le choix intellectuel, l’idéologie réfléchie… C’est l’adhérence à un sol mythico-religieux qui donne un sens évident, irréfléchi, à notre vie, et qui nous fait désirer être, au-delà de la simple survie. Je crois que le sol mythique de la gauche s’est décomposé, et avec lui l’espérance en un monde meilleur. » Raphaël Liogier
« La gauche a perdu le sens du symbolique. Le symbolique, pour elle, c’est forcément ce qui voile le «réel» Or il n’y a rien de plus réel que le symbolique ! Je me demande à quel moment la gauche s’est mise à considérer que le symbolique comptait pour rien. » Jean Birnbaum
explications en termes “d’intérêts” n’épuisent pas. Pendant des générations, les militants de gauche ont répété que les nazis avaient servi les “intérêts du grand capital”, et que celui-ci l’avait financé pour briser les reins du mouvement ouvrier. Il se trouve que c’est largement vrai. Mais l’essentiel était ailleurs, en réalité : dans le fait qu’à un moment donné, les nazis ont pris leur autonomie idéologique, jusqu’à accomplir des actions absolument incompréhensibles en termes de “profit” capitaliste. Prendre des risques inconsidérés, mobiliser des forces immenses pour aller chasser et déporter une petite communauté de Juifs sur une île perdue, ce n’était guère raisonnable d’un point de vue militaire ou économique... Mais du point de vue nazi, cet objectif primait sur toute autre considération. De la même
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manière, et bien qu’il y ait beaucoup de différences entre les deux situations, il faut s’attacher à saisir la force autonome de l’idéologie djihadiste, par-delà le jeu (bien réel) des intérêts économiques ou géopolitiques. liogier.
L’explication par le politique est secondaire. Le politique c’est l’adhésion, le choix intellectuel, l’idéologie réfléchie, qui repose sur la dimension mythicoreligieuse de notre existence. C’est l’adhérence à ce sol mythique qui est première, qui donne un sens évident, irréfléchi, à notre vie, et qui nous fait désirer être, au-delà de la simple survie. Je crois que le sol mythique de la gauche s’est décomposé, et avec lui l’espérance en un monde meilleur. En l’absence d’adhérence mythique aucune vraie adhésion collective à un projet de raphaël
société n’est pleinement et durablement attractive. Au-delà des intérêts politiques et économiques, la force du djihadisme actuel qui touche une Europe nihilisée est de fournir un sol mythique… jean birnbaum. Plus les djihadistes invoquent le ciel, plus la gauche tombe des nues ! C’est qu’elle passe son temps à évacuer le religieux en tant que mode d’être au monde, élan intime, certitude vécue, bref en tant que facteur autonome. Alors que Marx, lui, prenait la religion au sérieux, la gauche contemporaine, et la gauche française en particulier, considèrent la spiritualité comme une illusion vouée à être dissipée par le progrès, l’émancipation. Dès lors, elle ne peut rien comprendre à ce qui se passe aujourd’hui. Je me souviens par exemple de ces débats où des militants demandaient :
« Les djihadistes élaborent une nouvelle religion pour laquelle ils picorent des points de doctrines, des images du paradis empruntés à l’islam. » Raphaël Liogier
pourquoi le “voile” islamique vous dérange-t-il, alors que vous n’êtes en rien gênés par le string ? Certains militants du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) d’Olivier Besancenot ont utilisé cet argument lorsque ce parti a présenté une candidate voilée à Avignon, provoquant une vaste polémique. Dans mon livre, je consacre un chapitre à cet épisode dont le NPA ne s’est en fait jamais remis. Je me suis plongé dans les débats internes qui l’ont alors déchiré, des textes très beaux, très honnêtes et très révélateurs, pour tout dire, car on y voit à quel point la culture de ces militants les a peu préparés à affronter le retour de flamme de ce que le philosophe Michel Foucault nommait la “spiritualité politique”. Mais au-delà du religieux, la gauche a perdu le sens du symbolique. Le symbolique, pour elle, c’est forcément ce qui voile le
“réel” (économique, social...) Or il n’y a rien de plus réel que le symbolique ! Pour un grand historien comme Jean-Pierre Vernant, pourtant issu de l’école marxiste, cela relevait encore de l’évidence. Je me demande à quel moment la gauche s’est mise à considérer que le symbolique comptait pour rien. regards. Au total, est-ce que vous diriez qu’il y a un recul des religions ? Et du religieux ? raphaël liogier. La religion c’est la transcendance, un sol mythique qui structure une espérance typiquement humaine. Les grandes institutions et les pratiques formellement religieuses semblent décroître. Pourtant, dans le même temps, se déploient des pratiques et des croyances apparemment non religieuses, tournant par exemple,
autour de la notion d’énergie (new age). Si l’on réduit le religieux aux grandes religions, on passe à côté de l’essentiel. La globalisation n’est pas qu’un phénomène économique et politique, mais d’abord symbolique. Les sols mythiques traditionnels se sont joints progressivement pour mettre en scène la place de l’humanité dans un monde globalisé. Si les nouvelles formes de fondamentalisme islamique parlent à une certaine jeunesse, c’est parce qu’elles sont adaptées à la globalisation, justement en mettant en scène la guerre planétaire des civilisations. La guerre des civilisations, si elle n’existe pas en elle-même, est une des manières religieusement entretenue de réagir au vertige de la globalisation… ■ repas partagé avec guillaume liégard, catherine tricot (et roger martelli pour le café)
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GRAND ENTRETIEN
« Du moment que tu fais grève, tu as gagné » Françoise Davisse a filmé pendant près de deux ans le combat des ouvriers PeugeotCitroën contre la fermeture de leur usine d’Aulnay. S’ils ne sont pas parvenus à conjurer ce sort, ils ont pris leur destin en main : Comme des lions défend une morale de la lutte comme victoire en soi. Entretien avec la réalisatrice. photo inaki olasco
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C
Comme des lions a été tourné au jour le jour, sans connaître l’issue du combat, conclu par la suppression de trois mille emplois directs. Cela lui donne à la fois son intensité et sa singularité : il ne s’agit pas d’un discours a posteriori sur une lutte, mais de moments partagés avec des grévistes. Ce film est un document à la fois sur une usine, des ouvriers et une grève d’aujourd’hui. Il décape le sépia des images dépassées et porte un regard moderne sur un monde et des réalités peu connues.
FRANÇOISE DAVISSE Réalistatrice
regards. Comment avez-vous fait pour rentrer dans l’usine, gagner la confiance de ce groupe militant qui vous laisse tout voir, tout entendre ? françoise davisse.
Je voulais filmer des gens qui partent en lutte sans naïveté. Le code traditionnel est de filmer des individus qui n’ont pas d’idées au départ… et qui découvrent. Résultat, comme la plupart des gens n’ont jamais mené de lutte, les spectateurs en restent à une dénonciation des embûches. Ce n’est pas ce que je voulais. Je l’ai expliqué à ceux que je filmais, et j’ai aussi dit que je voulais faire un vrai film de cinéma, aller au bout de la forme que j’aime : filmer les gens comme si c’était des scènes de cinéma, en dialogue, en interaction. Ça tombait bien : les ouvriers d’Aulnay organisaient leur lutte en mettant toutes les questions sur la table, et en décidant collectivement. J’avais mes dialogues… et bien plus. Dans le film, comme entre eux, ils laissent tout voir et entendre. Ils m’ont permis de filmer dans l’usine, non pas sous le contrôle de la direction, mais parce qu’un lieu de lutte devient un espace public. Je filme à hauteur
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GRAND ENTRETIEN
« Les ouvriers sont invisibles, non parce que, comme l’affirme le lieu commun, “Ils meurent“, mais parce qu’il est impossible de les filmer là où ils sont ouvriers, dans les usines. » d’homme, à égalité. Mon but est que chacun puisse s’identifier à eux, ou à l’un d’eux, et non à moi, la réalisatrice. Je voulais faire un film de stratégie, d’action, qui puisse offrir, en images, des pistes sur ce qui préoccupe beaucoup d’entre nous : « Qu’est ce qu’on peut faire ? Lutter, c’est quoi au juste ? » regards. Il est rare de voir une usine avec des ouvriers au travail ou en lutte… françoise davisse.
question : que faire face à la fermeture, alors que la direction promet de tout faire dans l’intérêt des salariés ? Peut-être avons-nous une vision ancienne des luttes, dans lesquelles la quasi totalité des salariés participe. Peut-être, et c’est une des questions du film, doit-on penser la lutte autrement. Si l’essentiel des salariés était contre le mouvement, il n’y aurait pas eu de grève, où en tout cas elle n’aurait duré que quelques heures. Mais il y a des niveaux différents d’engagement entre salariés qui se côtoient, qui sont collègues… Un mouvement minoritaire touche aussi ceux qui ne s’y engagent pas. Voir cette prise de pouvoir, de parole, cette liberté dans l’usine marque même ceux qui n’y ont pas forcément pris une part active.
Les ouvriers sont invisibles, non parce que, comme l’affirme le lieu commun, “Ils meurent”, mais parce qu’il est impossible de les filmer là où ils sont ouvriers, dans les usines. Cette idée de “mort” est pernicieuse : dans nos esprits, aller voir un film sur les ouvriers, c’est plombant. Alors que, comme en témoigne l’histoire du cinéma français, c’est un milieu riche en histoires à filmer.
regards. Beaucoup de choses se jouent, individuellement et collectivement, dans le choix de faire grève ou pas…
regards.
françoise davisse.
Comme des Lions est loin de retracer une lutte glorieuse. On est frappé par la difficulté de ce combat. Et d’abord par la difficulté à mobiliser les ouvriers de cette usine promise à la fermeture. Au plus fort du mouvement, ils n’étaient que six cents grévistes sur trois mille. Est-ce que c’était tendu entre les ouvriers, dans l’usine ?
françoise davisse.
Avec “les ouvriers qui disparaissent”, la seconde idée ancrée dans nos têtes est que le conflit se joue entre “grévistes” et “non grévistes”. Alors qu’en fait, il y a des salariés aux prises avec une
Cette lutte, organisée autour d’un comité de grève, faisait la part grande aux discussions : entre grévistes pour décider, mais aussi avec les nongrévistes. C’était parfois tendu, parce que pour certains grévistes, c’était injuste de prendre des risques pour les autres. Mais la différence essentielle est une question d’image de soi : rester un “bon opérateur” dans une entreprise où l’on est dans “le même bateau” que la direction, ou prendre le risque de changer d’image, d’être “mal vu”, de se situer du côté de ceux qui sont décrits comme des voyous ? Franchir le cap fut pour ceux qui l’ont fait une libération. Pour ceux qui ne l’ont
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« Le film montre que lutter est un moment normal et qu’on a peut-être tort de l’avoir évacué de nos vies. La lutte n’est pas juste là pour être “victorieuse”, elle est là pour être, et devenir. » font pas, c’était sans doute trop de risques. Malgré cela, à la fin, pour la direction, ceux qui n’ont pas bougé ne sont pas “les bons collaborateurs qu’il faut aider”, mais ceux qui de toute façon ne poseront pas de problèmes. Il demeure que cette lutte n’a touché que les ouvriers et techniciens, et n’a entraîné ni les cadres, ni les bureaux. regards. Cette lutte était connue de tous. Pourtant, ces ouvriers paraissent seuls, avec peu de soutien extérieur… françoise davisse. Ils n’étaient pas seuls : ils ont réuni 900 000 euros, en collectes et soutien des mairies Front de gauche, des syndicats d’autres entreprises… Mais ce qui est vrai, c’est qu’ils sont allés, eux, à la rencontre d’autres usines, de PSA, de l’automobile, de soustraitance pour expliquer que contester la fermeture était un combat commun. Car, autre idée bien ancrée, c’est aux ouvriers à qui on annonce la fermeture de leur usine de se battre… et malheureusement, ils perdent ! La question que pose le film est que ces fermetures, cohérentes avec la logique du capital dans des périodes comme la nôtre, constituent un enjeu général. Ils scandent : « Interdiction des licenciements, aucune usine ne doit fermer ». Cela paraît utopique, mais penser que c’est au sein de chaque entreprise que les ouvriers peuvent empêcher “leur” fermeture est bien plus
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délirant. Fermer les entreprises commence à apparaître illogique quand on inverse les représentations : il y a des travailleurs, il faut des endroits où travailler. regards. Avez-vous le sentiment d’avoir filmé le solo funèbre de la classe ouvrière ? françoise davisse.
Souvent, on fait des films de fermeture sur un monde qui disparaît. Pour moi, c’est un monde qui ne disparaît pas. Les ouvriers sont chômeurs ou sont envoyés dans d’autres usines, mais ils ne disparaissent pas. Ce qui est démoli, c’est l’usine, mais les mecs sont la modernité, c’est la seule modernité qui importe. Je suis en opposition avec la façon dont on décrit, la plupart du temps, les conflits sociaux. Moi, je voulais dire : « Le monde, c’est ça ». Et si vous ne savez pas que le monde c’est ça, on ne va pas s’en sortir. C’est là que ça se joue. Ce sont les milieux populaires, les immigrés, la Seine-Saint-Denis, c’est eux qui sont le monde !
regards. Justement les leaders du mouvement sont tous “gaulois”, c’est un problème, non? françoise davisse.
Le plus ancien, Philippe Julien, secrétaire de la CGT, est un technicien ; le porte-parole est Jean-Pierre Mercier. Donc oui, à première vue, c’est un problème. Mais l’un a l’ancienneté et l’autre “passe”
auprès des média. Il n’y a qu’à voir la réaction d’Arnaud Montebourg, ravi de pouvoir s’adresser à quelqu’un qui “passe dans les média”. Il s’exclame : « Ah, monsieur Mercier, comment ça va ? » pour éviter de répondre à Salah, qui est un acteur essentiel de cette lutte et tout autant un dirigeant syndical… Apparemment, vous ne l’avez pas vu ainsi. Ça veut peut-être dire que, là encore, dans nos représentations, la manière de Salah d’être un syndicaliste n’est pas vue comme “dirigeante”… Pourtant, dans le film, il est sans doute plus présent que JeanPierre Mercier et Philippe Julien.
Conseil départemental du Val-de-Marne – Direction de la communication/Studio graphique – Mars 2016.
regards. À l’issue de cette grève, l’usine a malgré tout fermé et les grévistes ont obtenus 20 000 euros supplémentaires pour débarrasser le plancher. Estce que ce fut un échec ?
françoise davisse.
Oui, si l’on pense qu’ils auraient dû empêcher la fermeture. Mais en fait… ils ont gagné. D’abord des millions d’euros pour eux et pour d’autres salariés. Ainsi que d’autres améliorations du PSE. Mais au-delà de cette liste comptable – qui n’est pas négligeable –, ils sont devenus des interlocuteurs debout, qui disent ce qu’ils veulent, qui négocient sur leur propre base. Le film montre que lutter est un moment normal et qu’on a peut-être tort de l’avoir évacué de nos vies. La lutte n’est pas juste là pour être victorieuse, elle est là pour être et devenir. Pour empêcher que les choses se fassent sans que personne ne réagisse. De ce point de vue, poser la question en termes de gain ou de perte ne convient pas. Du moment que tu fais grève, tu as gagné : tu as pris la parole, tu es devenu expert, tu as décidé pour toi-même et ensemble. ■
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SALAUDS DE TOURISTES !
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Il est parfois de bon ton de se moquer des touristes asiatiques mitraillant de photos nos monuments. Le cliché cache souvent une forme larvée de racisme, au mieux du mépris pour des comportements étranges pour nous autres Occidentaux. La même condescendance s’observe face à certaines pratiques du tourisme populaire, ridicules vues de l’extérieur mais auxquelles on s’est tous adonné. Qu’est-ce qu’on a l’air bête à poser devant un tableau ! Certes mais c’est le signe de notre joie d’être là. Depuis que le voyage de découverte n’est plus l’apanage de la haute société et des seuls érudits,
bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr
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le touriste est raillé autant qu’il est courtisé pour son porte-monnaie. Dès le XIXe siècle, les écrivains parodient ses pérégrinations moutonnières, les caricaturistes le campent en gentil crétin. D’aucuns y lisent la crainte, à travers ces nouvelles formes de migrations, d’une civilisation plus circulante. Dans l’imaginaire collectif, le touriste reste un étranger dont l’immigré serait la face sombre. ATTAQUES D’AUTOCARS La moquerie se mue parfois en violence. L’épisode peu glorieux s’est effacé de nos mémoires. Durant l’été 1926, Paris fut le théâtre d’agressions de touristes, notamment américains. Pas pour les dépouiller, mais pour dénoncer leur « envahissement ». Un climat ambiant xénophobe dont se fit l’écho la presse. « Les étrangers chez nous. Sommes-nous bien à Paris ? On n’y parle plus français », dénonçait l’un, quand un autre fustigeait tous ces « métèques ». Vers l’Opéra, des autocars de touristes furent assaillis par des centaines de Parisiens en colère, obligeant leurs passagers à en descendre puis à s’enfuir sous les injures. Des incidents semblables
eurent lieu de Montmartre à Montparnasse, les étrangers en goguette ne devant leur salut qu’à l’intervention de la police. Que leur reprochait-on ? Leur arrogance financière alors que la France était en pleine crise monétaire, leur attitude prétendument hautaine qui leur faisait regarder les autochtones comme des « bêtes curieuses ». Mais leur plus grand crime aurait été de profiter des jours de gratuité au Louvre ou à Versailles sur les conseils des voyagistes. Jusqu’à ne même pas donner de pourboire « aux dames du vestiaire », s’insurgeait un quotidien. Radins et parasites. Au point que l’idée d’imposer une taxe spéciale étranger à l’entrée de nos musées fut proposée. Avant qu’on y renonce... Il aurait été trop dur de soumettre les Français à un contrôle d’identité. FAIRE PAYER L’ÉTRANGER L’accusation du touriste invasif et profiteur n’est pas nouvelle. Elle est même en partie à l’origine du musée payant. Gratuit dès son origine sous la Révolution, le Louvre, réservé en priorité aux artistes, s’est réellement ouvert à tous avec l’Exposition universelle de 1855, qui marque l’essor du tourisme inter-
national. Dès lors, le musée est largement fréquenté par les étrangers, ce qui ne plaît pas à tout le monde. En 1894, un bel esprit déplore que le Louvre se mue l’été en « Tour de Babel ». « Des groupes d’étrangers le sillonnent, les décrit-il, bruyants et peu attentifs, regardant plus souvent leur [guide] Baedeker que les œuvres elles-mêmes ». Quand, pour pallier au manque de ressources, l’idée de rendre payante l’entrée des musées devient sérieuse, les étrangers sont visés en premier. Derrière l’argument économique pointe souvent le mépris. « Notre vieux Louvre est méconnaissable (je parle de son public), et maintenant que la clientèle cosmopolite de l’Agence Cook est prépondérante, je vois moins d’obstacles à certains jours payants », déclare un critique d’art, faisant allusion à la célèbre agence de voyages anglaise. En 1921, après un débat de plusieurs décennies, l’entrée payante est votée, sans différenciation de nationalité et avec le maintien de plages de gratuité. Celles-là même dont, quelques années plus tard, on reprochera aux touristes de profiter et qui finiront par disparaître. L’UNIVERSEL SOUS CONDITIONS L’étranger se retrouve régulièrement la cible d’attaques de ce type, les tour-opérateurs mis à chaque fois sur la sellette. Quand, en 1982, Jack Lang établit la gratuité
du mercredi dans les musées nationaux, elle est supprimée deux ans plus tard face à l’augmentation des visites touristiques ce jour-là. En 1996, Philippe Douste-Blazy, autre ministre de la Culture, lance l’idée du premier dimanche du mois gratuit. Les monuments cependant y réchappent pour ne pas perdre le bénéfice de la haute saison touristique. Quand en 2014, le Louvre finit par supprimer les dimanches gratuits pour cette même période, on a droit aux mêmes arguments : « La fréquentation des visiteurs étrangers avait augmenté considérablement, les agences touristiques ayant profité de cet “effet d’aubaine” pour organiser un grand nombre de visites à ces dates ». Salauds de touristes ! Pourtant le Louvre, premier musée au monde en terme de fréquentation, aime à rappeler sa vocation universelle. Alors que le racisme fait un retour en force dans notre société et que le Front national est aux portes du pouvoir, une économiste libérale de la culture a la solution aux problèmes financiers des musées français. Françoise Benhamou, qui siège par ailleurs au conseil d’administration du Louvre, est partisane d’instaurer une discrimination par la nationalité, en doublant les tarifs d’entrée des musées pour les touristes non européens, la loi ne permettant pas de distinguer les citoyens de l’UE. Sinon...
Bons baisers de Paris. 300 ans de tourisme dans la capitale, de Sylvain Pattieu, éd. Paris bibliothèques, 2015.
DANS L’ATELIER
BRUNO BOUSSAGOL INSURRECTION ARTISTIQUE CONTRE LE DÉSASTRE NUCLÉAIRE Bruno Boussagol a trouvé dans la catastrophe de Tchernobyl le sujet tragique mais vital de son théâtre. Il s’appuie sur l’œuvre de Svetlana Alexievitch pour faire un théâtre de la conscience, qui résiste à l’amnésie. par naly gérard photos célia pernot pour regards
La comédienne Nathalie Vannereau répétant Elena ou la mémoire du futur.
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B
Bruno Boussagol a l’art de persister. Après avoir été ébranlé, en 1998, par la lecture de La Supplication de Svetlana Alexievitch, l’homme de théâtre s’est inspiré de ce livre sidérant, essentiel pour saisir l’ampleur du désastre nucléaire de Tchernobyl. Pour le trentième anniversaire de cette catastrophe sans précédent, et le cinquième anniversaire de Fukushima, plus de 250 événements culturels fleurissent partout en France, en réponse à son “Appel du 26 avril”. Un appel « pour une insurrection artistique, intellectuelle, scientifique et populaire contre la poursuite de la contamination radioactive de la planète ». Le directeur de la compagnie Brut de Béton ne veut pas réduire l’art à un acte militant ou politique, mais parce que l’art peut bouleverser, il peut amener à la prise de conscience populaire d’une réalité aussi effrayante que le danger atomique. Au Puy-en-Velay, un jour de février trop doux pour la saison, Bruno Boussagol est en plein préparatif de cette “insurrection artistique”. Son spectacle, Elena ou la Mémoire du futur va bientôt partir en tournée. Venu de Haute-Savoie, il est descendu dans un petit hôtel du centre-ville où il a ses habitudes. La capitale de la
Bruno Boussagol
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Haute-Loire est une espèce de quartier général pour lui, il y travaille régulièrement depuis trente-huit ans. Sa matinée a commencé avant l’aurore, en répondant aux mails qui affluent de toute part d’individus et d’associations qui veulent s’inscrire dans le mouvement lancé par l’Appel du 26 avril. Déjà, cinq cents personnes ont signé ce texte – des anonymes et des personnalités comme le philosophe Bernard Stiegler ou le médecin Michel Fernex, fondateur de l’association Les enfants de Tchernobyl. Mettre en lien les uns et les autres et coordonner le programme définitif n’est pas de tout repos. Le metteur en scène, habitué à organiser des événements artistiques, s’est attelé à la tâche sans soutien institutionnel, avec les modestes moyens de sa compagnie. LA NÉCESSITÉ D’AGIR Mais pas une ombre de lassitude sur le visage de Bruno Boussagol. Le regard est franc derrière les petites lunettes rondes. L’homme de soixante-cinq ans, à la stature massive, avance d’un pas tranquille, avec l’assurance de celui qui creuse son sillon dans la bonne direction. À force d’opiniâtreté, on peut accomplir ce qui semble impossible : il l’a prouvé maintes fois. En Auvergne rurale, il a joué des spectacles dérangeants, sur la folie ou la vieillesse, sans chercher ni à plaire ni à provoquer, fidélisant un public au fil du temps. Il a mené des ateliers de théâtre avec des enfants autistes ou psychotiques, s’appuyant sur la structure qu’offre la scène, se produisant même devant un public. Avec trente autres artistes, il a roulé 4 000 kilomètres jusqu’en Biélorussie pour se rendre devant la centrale de Tchernobyl, et y rendre un hommage aux morts lors d’une veillée. Bruno Boussagol se dit guidé par la nécessité d’agir. Nécessité de s’adresser à un public et ne pas s’enfermer dans sa bulle d’ “artiste engagé” ; nécessité d’offrir un espace d’expression à des personnes en souffrance psychique ; nécessité d’aller au bout d’un engagement vis-à-vis des «liquidateurs» qui se sont sacrifiés pour limiter l’accident de Tchernobyl. Aujourd’hui, s’impose le refus « que le lobby nucléaire
DANS L’ATELIER
Chantal, Renée et Axelle du collectif Parce qu’on est là.
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Le collectif Parce qu’on est là au travail, maquette de l’Hôpital Sainte Marie, Renée, la chapelle Saint Michel sur le rocher d’Aiguilhe, Bruno Boussagol, Martine Bonnefoux, responsable de l’espace Rencontres de l’Hôpital Sainte-Marie et membre du collectif Parce qu’on est là, André Larivière, militant antinucléaire, participant à l’Appel du 26 avril
DANS L’ATELIER
« Pour moi, les personnes psychotiques sont des chercheurs. Je m’adresse à elles comme à des artistes, et je les positionne comme telles par rapport au public. » décide de ce qu’il faudra penser, diffuser, dire et écrire ». En début d’après-midi, il retrouve le collectif Parce qu’on est là, à l’hôpital psychiatrique SainteMarie. Juché sur la colline de Montredon, le centre hospitalier datant de 1850 est une vraie ville à l’intérieur de la ville : l’ensemble austère de bâtiments blancs a dû impressionner les malades arrivés en nombre des régions environnantes. À l’entrée se dresse l’ancienne chapelle, surmontée d’une vierge – figure omniprésente au Puy, où la gigantesque Notre-Dame de France, sur son rocher, veille sur la ville. Dans l’ancien lieu de culte, l’Espace rencontres, avec sa bibliothèque et son café, apporte une bouffée d’oxygène. La responsable, Martine Bonnefoux, est une complice de longue date de l’artiste : tous deux ont pendant vingt-cinq ans organisé des ateliers artistiques de toutes disciplines avec les patients. Maintenant, le metteur en scène anime des séances de théâtre, d’écriture, de lecture à voix haute chaque mois. « Ce n’est pas de l’art-thérapie, avertit Bruno Boussagol. Je ne soigne pas. Je ne transmets pas un savoir non plus. Je transmets seulement mon expérience à ces personnes et elles me transmettent la leur. C’est un jeu subtil. Pour moi, les personnes psychotiques sont des chercheurs. Je m’adresse à elles comme à des artistes, et je les positionne comme telles par rapport au public. » « NOUS N’AVONS PAS DE SOLUTION, NOUS SOMMES TOUS NUS » Dans la salle d’exposition, vaste pièce lumineuse égayée de plantes vertes, Renée, Betty, Axelle et Chantal sont déjà au travail : elles préparent la lecture publique qu’elles vont donner, en avril, dans le cadre de “L’insurrection artistique”. Devant elle, des textes
sur le nucléaire, parmi lesquels, Fukushima, récit d’un désastre de Michaël Perrier (éd. Gallimard), Le crime de Tchernobyl de Vladimir Tchertkoff ou l’essai poétique du Japonais Furukawa Hideo (Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente, éd. Philippe Picquier). Bruno Boussagol, mesurant le temps avec sa montre, leur laisse le champ-libre. Elles disent les descriptions des accidents, les observations des témoins et des victimes, le constat accablant de notre ignorance. Leur interprétation révèle qu’elles ne sont pas des débutantes. Ces quatre-là forment une vraie cellule artistique : elles jouent des spectacles, programment un cycle de films sur la folie au cinéma municipal, et surtout écrivent et lisent leurs propres textes. Malgré les limites dues aux traitements qui fatiguent et aux crises aiguës de leur pathologie, elles font part de l’expérience de la souffrance psychique, que tant d’autres ici, à l’hôpital, ne peuvent énoncer, et grâce au collectif « vivent une liberté d’être ». Le quatuor de “Parce qu’on est là” participe à cet événement autour du nucléaire pour que l’on débatte de cette situation « inimaginable ». « Même si cela peut choquer, souligne Betty, on n’a pas à s’en laver les mains. » « Il y a un point commun avec nous, affirme Renée. Le nucléaire, les hommes sont obligés de se dépatouiller avec, comme nous on doit se dépatouiller avec la maladie mentale. C’est une chose qui nous dépasse. Nous n’avons pas de solution, nous sommes tous nus. » Cela pourrait être une définition du tragique – tragique qui traverse le théâtre de Bruno Boussagol. Dans Elena ou la mémoire du futur, qu’il va partir répéter en fin d’après-midi, la tragédie est celle d’une femme confrontée à l’insoutenable, à une situation « qui ne peut se résoudre que par la mort ». Sa voix
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« Je cherche à faire en sorte que le public puisse se trouver dans un certain état de sensibilité. Un état de tension, qui autorise l’inconscient à surgir. » solitaire est le prologue de La Supplication, « roman de voix » tissé des paroles de femmes, d’hommes, d’enfants survivants à la catastrophe que l’écrivaine biélorusse a recueillies. La répétition théâtrale se déroule dans un endroit pour le moins inattendu : le magasin Biocoop du Puy-enVelay. À l’étage, une grande pièce tapissée de bois clair, lieu de méditation baptisée “Salle du sourire intérieur”, accueille des événements culturels. Dehors, il pleut et vente. La comédienne Nathalie Vannereau, arrivée la veille de la région toulousaine, s’est mise en retrait pour revêtir son costume : une simple robe noire. Elle vient se tenir proche des sièges des spectateurs, face au metteur en scène qui, le texte à la main, se met à l’écoute. UN THÉÂTRE DU « PAS GRAND-CHOSE » La frêle femme brune devient Elena, veuve de Vassia, pompier de Tchernobyl, atteint par ce que l’on appelait alors «le mal des rayons» et qui agonisa quatorze jours après l’accident de la centrale. Sans larmes ni pathos, avec dignité et tendresse, elle s’adresse aux spectateurs et décrit son amour absolu pour cet homme en train de se consumer de l’intérieur, devenu lui-même « objet radioactif ». La comédienne, presque immobile, détache là une syllabe, laisse un silence s’installer ici, suggère un objet par un mouvement de la main. Le metteur en scène lui donne quelques indications précises sur une intonation, un regard ou un geste.
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C’est un théâtre du « pas grand-chose », reconnaît ce dernier, marqué par la philosophie de Beckett. Débarrassé de tout effet spectaculaire, de toute psychologie, le jeu dramatique s’appuie sur la présence de l’actrice, sur les mots pour les faire vibrer et convoquer l’émotion et la pensée. « Je cherche à faire en sorte que le public puisse se trouver dans un certain état de sensibilité, explique Bruno Boussagol. Un état de tension, qui autorise l’inconscient à surgir. » Cette finesse d’interprétation où chaque pas, chaque inflexion de voix est pesé, maîtrisé et en même temps vivant, naît grâce au lien intime que Nathalie Vannereau entretien avec ce monologue. Elle l’interprétait déjà en 1999, dans La Prière de Tchernobyl, autre spectacle de Brut de Béton. Le monologue est devenu une pièce autonome d’une intensité poignante, un rituel où le « théâtre devient plus réel que la réalité ». « La première fois que j’ai joué ce personnage, j’avais trente ans, raconte la comédienne. Cela a touché quelque chose de vital en moi, et je me suis dit que je voulais le jouer jusqu’à la vieillesse. Comme un hommage à cette femme qui existe. Comme un acte poétique dans la durée. » Au départ, ce personnage était un témoin, aujourd’hui, il a évolué pour devenir aux yeux de Bruno Boussagol une héroïne tragique : « La catastrophe a révélé la force immense de cette femme banale. Elena possède l’intensité et la grandeur des personnages de la mythologie théâtrale tels Électre ou Médée. Alors que la contamination nucléaire devient envahissante sur la planète, Elena nous parle de ce que nous serons peut-être en train de vivre bientôt, car les destructions par la radioactivité sont les pestes noires d’aujourd’hui. Le théâtre peut aider à comprendre ce qui dépasse l’entendement, à structurer notre réflexion. Et nous amener à une plus grande conscience, pour “vivre dans la vérité”, selon les mots de Vaclav Havel. Oui, on peut construire sur la folie, on peut construire sur le cauchemar nucléaire. »
DANS L’ATELIER
« AU PAYS DE L’ATOME HEUREUX »... Pendant ce printemps de “l’insurrection artistique”, le monologue de l’épouse d’un “liquidateur” sera accompagné d’une rencontre avec un vrai liquidateur en tournée exceptionnelle en France. L’Ukrainien Oleg Veklenko, ancien officier de l’armée, artiste plasticien et professeur à l’Institut Kharkiv d’arts, était sur le site de la centrale de Tchernobyl les jours suivants le 26 avril 1986. Il peut parler des liquidateurs en pleine action : ces héros ignorés de tous – ils sont environ un million – ont, au péril de leur vie, réussi à empêcher une explosion qui aurait rendu toute l’Europe inhabitable. À la fin de la journée, dans le hall de l’hôtel, Bruno Boussagol déplie son ordinateur portable pour travailler avec André Larivière, autre cheville ouvrière de l’Appel du 26 avril. Ce militant antinucléaire, Québécois installé en France depuis de longues années, met en lien les événements dans l’Hexagone et les commémorations organisés dans le monde entier, notamment en Allemagne et au Japon où se tient du 23 au 28 mars le Forum social international anti-nucléaire de Tokyo. Il rappelle que, dans le monde, on considère souvent la France comme le “pays de l’atome heureux” : le mouvement antinucléaire y étant bien faible en regard du nombre de centrales nucléaires. « L’intérêt de L’Appel du 26 avril est qu’il renouvelle la dynamique militante. Alors que le mouvement tend à s’essouffler, il relance le désir de s’investir. Et puis l’art a une puissance particulière : il peut faire rebondir l’étincelle de la conscience d’une personne à l’autre. » Des groupes spécialisés dans le sujet comme la CRIIRAD ou des collectifs locaux du réseau Sortir du nucléaire participent à cette insurrection artistique, mais ce sont surtout des collectifs d’artistes, des petites associations locales, des groupes de citoyens en Moselle, et même en
Nouvelle-Calédonie, qui se sont mobilisés pour « convaincre le public d’en finir avec notre avenir contaminé par la radioactivité ». En 2015, Bruno Boussagol a encore un rêve presque impossible. Sa Prière de Tchernobyl, qu’il a créé en France à partir de la Supplication, est jouée en Biélorussie par les comédiens du Théâtre national depuis quatorze ans : il aimerait qu’une représentation exceptionnelle ait lieu à Minsk, en présence de Svetlana Alexievitch dont le travail courageux a été couronnée du prix Nobel de Littérature. Dans son propre pays, dirigé d’une main de fer par Alexandre Loukachenko, son œuvre est trop peu diffusée. C’est en fait grâce au théâtre du metteur en scène français que La Supplication a pu directement toucher les principaux intéressés, ceux qui continuent à vivre dans leur chair l’apocalypse nucléaire. ■ naly gérard QUELQUES RENDEZ-VOUS DE L’APPEL DU 26 AVRIL 15 avril, à Paris : Colloque “Tchernobyl trente ans après”, à Paris, auditorium de l’Inalco. 18 avril, à Clermont-Ferrand : conférence du Professeur Youri Bandazhevsky “La deuxième génération des victimes de la catastrophe de Tchernobyl”. 19 avril, au Puy-en-Velay (43) : lectures publiques, par le collectif Parce qu’on est là. 25 avril, à Montreuil (93) : Une nuit pour Tchernobyl : veillée avec des dizaines d’artistes et d’intervenants, à la Maison de l’arbre. 30 avril, à Golfech (82) : Elena ou la Mémoire du futur, de Brut de Béton. Plus d’informations sur le site de la compagnie Brut de Béton : www.brut-de-beton.net.
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LIBÉRAL ET AUTORITAIRE : DEUX FILMS CONTRE UN SYSTÈME
Illustration Alexandra Compain-Tissier
À l’origine, ce n’est pas du cinéma, mais une triste réalité. Le régime de nos sociétés contemporaines possède deux mamelles, deux facettes politiques qui fonctionnent ensemble dans un binôme cohérent : libéralisme économique / autoritarisme. L’État se désengage
clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
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de la vie économique pour laisser agir librement le marché : c’est la fameuse “concurrence libre et non faussée” et son lot de détricotage des droits et protections. En contrepartie, l’État doit bien se garder des marges de pouvoir : il les dégage par le biais du contrôle social et d’une surveillance accrue, s’appuyant sur l’agitation des peurs. Cette réalité politique est aujourd’hui dénoncée par deux films assez inattendus. D’un côté, François Ruffin, avec l’équipe du journal Fakir, a piégé Bernard Arnault en s’immisçant du côté des victimes du chômage de masse et du cynisme des grands patrons. De l’autre, Walt Disney a produit un dessin animé surprenant par sa mise en cause ouverte de la fabrication du racisme et de la violence de l’appareil d’État. Bonne nouvelle : chacun à leur mesure, ces films sont d’ores et déjà des succès de salle, comme si la conscience s’aiguisait contre ce monde de brutes.
LE REQUIN ET L’OUVRIER
Le rédacteur en chef de Fakir a réussi son pari. Endossant les habits d’un Robin des Bois du XXIe siècle, François Ruffin a permis à une famille au bord du gouffre de retrouver sa dignité et à l’oligarchie d’être démontée par sa performance documentaire. L’histoire des Klur et de leurs petits arrangements avec Bernard Arnault est devenue Merci patron !, un film jubilatoire qui raconte la cruauté capitaliste. Serge et Jocelyne Klur étaient ouvriers dans une filiale du groupe LVMH, l’usine d’ECCE fabriquant des costumes de luxe à Poix-du-Nord, près de Valenciennes. Leur grand patron, Bernard Arnault, a décidé de délocaliser cette activité en Pologne pour trouver une main-d’œuvre moins coûteuse et dégager des marges plus confortables aux actionnaires. Que des milliers d’ouvriers, et en l’occurrence surtout des ouvrières,
Merci Patron !, de François Ruffin, 1 h 30.
se retrouvent de ce fait au chômage n’est pas le souci de Bernard Arnault, occupé ensuite à transférer sa domiciliation fiscale en Belgique – il n’y a pas de petit bénéfice. À la façon de Michael Moore, François Ruffin se met en tête de réconcilier les ouvriers qui ont perdu leur emploi et ce haut dirigeant, deuxième fortune française. Raccommoder la France d’en haut et la France d’en bas, François Ruffin en fait son affaire… avec humour. Arborant un tee-shirt “I love Bernard !”, le journaliste rencontre les victimes de la délocalisation. Leur dent est bien dure contre le patron de LVMH. Ruffin noue en particulier un lien avec la famille Klur, qui a perdu gros : le couple est au chômage depuis plusieurs années, surendetté. Faute d’issue dans ce monde de précarité croissante, les idées les plus lugubres les hantent. Le journaliste leur propose de faire chanter Bernard Arnault. Les caméras et micros cachés donnent un
Zooptopie, de Byron Howard et Rich Moore, 1h48, à partir de six ans.
résultat édifiant. Jusqu’au bout. Un requin de l’oligarchie piégé par une famille ouvrière aux abois alliée à un journaliste de la gauche alternative, ce n’est pas commun. Mais ce qui peut aussi dérouter dans ce film, c’est la façon dont se vengent les vaincus du système et la méthode journalistique qui prend appui sur leur situation de détresse. Ainsi se mènent, ici et ailleurs, le combat des opprimés. À l’aide de Ruffin et de son équipe, les Klur retournent contre les puissants l’arme des faibles. Parce qu’ils n’ont rien à perdre, ils rendent possible la visibilité d’un système d’une implacable injustice. LA LAPINE ET LES PRÉDATEURS
L’autre versant du système est remarquablement démonté par… Walt Disney. Qui l’eût cru ? Le monde sirupeux de Disney ne nous a pas habitués à des messages politiques d’une telle teneur critique.
Nous avions bien vu, récemment, quelques bougés avec La Reine des neiges et ses accents “bleu pour les filles”, mais l’écart avec la norme restait sage. Avec Zootopie, la fable animale est le prétexte d’un démontage des mécanismes d’État au service de la peur, de la violence, du racisme. Zootopia est une métropole où cohabitent harmonieusement toutes les espèces animales. Judy Hopps, une jeune lapine venue des champs de carottes, s’y installe après avoir réussi son rêve : un concours d’entrée dans la police. Judy est la première lapine à intégrer cet univers de gros durs, trusté par des lions, des rhinocéros et autres éléphants. Ses chefs et collègues l’accueillent froidement et l’affectent au stationnement. Gags à l’appui, le machisme et le racisme se trouvent d’emblée racontés aux enfants. Le mythe américain, qui a pourtant fait le miel de Disney, en prend au passage pour son grade :
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le “Quand on veut, on peut” est passablement écorné. Car quand on est une lapine, réaliser ses rêves n’est pas si facile. Pour prouver l’étendue de ses capacités, Judy se charge d’enquêter sur une difficile affaire de disparition. Elle se voit obligée de collaborer avec Nick Wilde, un renard malin, loquace et arnaqueur émérite. Accompagnée de ce compère, Judy se retrouve bientôt confrontée à un événement mystérieux lorsque des animaux reviennent soudainement à l’état sauvage.
Pourquoi, comment ces animaux redeviennent-ils des prédateurs ? Après bien des aventures, Judy et Nick découvrent que ce sont les politiques qui ont inoculé du poison à certains animaux pour les rendre violents et sauvages. Ainsi, le pouvoir en place semait la terreur à Zootopie et, messages sécuritaires à l’appui, remportait les élections. Qu’une lapine associée à un renard du genre petit délinquant découvre la forfaiture d’État fonctionne comme une leçon pour apprendre à se méfier des
apparences. Et c’est Walt Disney qui vous le dit… Tout est mal qui finit bien quand même, puisque Zootopie est délivrée de ce mécanisme politique monstrueux. Au moment où nos efforts de mobilisation doivent se conjuguer contre l’état d’urgence et la loi El Khomri, gageons que le présage cinématographique est bon. Sur deux fronts qui n’en font qu’un, l’hégémonie culturelle ne pourrait-il pas changer de camp plus vite qu’on ne le croit ? Espérons.
Jeunes à Fontenay @smjfontenay94
Postez votre selfie pris dans la ville en utilisant le #jeunesafontenay et montrez un autre visage de Fontenay 09:26 - 20 Mars 2016 11
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