Trimestriel Hiver 2017

Page 1


DANS CE NUMÉRO, 76 LES IDÉES ONT-ELLES ENCORE

06 CET HIVER

LEUR PLACE DANS LES MÉDIAS ?

Agenda politique, culturel et intellectuel.

08 L’ÉDITO

Le grand déplacement des idées

10 PULPE FICTION DANS LES QUARTIERS NORD DE MARSEILLE

Adolescentes ou quinquagénaires, les femmes des quartiers populaires ont de plus en plus recours à la chirurgie esthétique. Pour se sentir plus libres de leur corps… tout en se soumettant aux stéréotypes d’une certaine féminité.

22 LA GAUCHE PEUT-ELLE ENCORE CONVERTIR LA TRISTESSE EN COLÈRE ?

Que reste-t-il, sur les ondes, d’un débat public droitisé par les néo-réacs, squatté par les provocateurs et appauvri par la pensée technocratique ? Thomas Legrand et Laurent Jeanpierre, aux premières loges, en débattent.

86 XAVIER NIEL, CHEVALIER DE LA TABLE RASE

Parti de très loin, porté par une trajectoire ô combien singulière, le patron de Free s’est finalement coulé dans le moule de l’élite financière, prédateur parmi les prédateurs.

96 À MADRID ET BARCELONE,

Au spleen des révolutions manquées a succédé une franche déprime. Pour ranimer la braise sous ses cendres, la gauche devrait revenir sur le terrain des émotions, notamment pour y conjurer les peurs de l’époque.

L’EXPÉRIENCE DU “SOUVERAINISME MUNICIPAL”

En s’emparant des mairies de deux plus grandes villes d’Espagne, Manuela Carmena et Ada Colau ont voulu mettre la municipalité au service de tous. Récit d’une tentative de restauration démocratique.

106 SOUS LE SOLEIL DE MNOUCHKINE

30 PORTFOLIO

À la Cartoucherie de Vincennes, nous avons suivi l’équipe de la troupe d’Ariane Mnouchkine, en pleine préparation de son nouveau spectacle.

Luca Locatelli a saisi l’immensité de la Mecque et sa folle croissance.

42 FAUT-IL ÊTRE RACISTE POUR ÊTRE POPULAIRE ?

Faire profession de racisme assure une certaine prospérité sur le plan politique. La pensée identitaire et xénophobe fait de plus en plus d’adeptes, jusqu’au sein de la gauche… Comment remonter cette très mauvaise pente ?

MIGRANTS L’IMAGE 72

IDÉES 76

ONT-ELLES LEUR PLACE DANS LES MÉDIAS ?

PORTFOLIO 30

MEGA MECCA


LES INVITÉS

LES CHRONIQUES DE…

JOËL GOMBIN 48 Chercheur en sciences politiques.

Rokhaya Diallo 20 Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

GÉRARD NOIRIEL 61 Directeur d’études à l’EHESS. THOMAS LEGRAND 76 Éditorialiste sur France Inter et réalisateur. LAURENT JEANPIERRE 76 Professeur de science politique et auteur.

Arnaud Viviant 94 Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

Bernard Hasquenoph 104 Fondateur de louvrepourtous.fr

ARIANE MNOUCHKINE 106 Femme de théâtre.

Clémentine Autain 116 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

LE CONVERTIR LA TRISTESSE

EN COLÈRE 22

SOUVERAINISME MUNICIPAL 96

MNOUCHKINE 106 THÉÂTRE COLLECTIF


Cet hiv er

LE MONDE D’APRÈS 2017 Sur la photo, il n’en restera qu’une : Angela Merkel. Ou presque. Parce qu’à l’exception de Vladimir Poutine, Justin Trudeau et Shinzo Abe, ils auront tous disparu de l’affiche du G8. C’en est désormais fini de David Cameron, de Barack Obama, de Matteo Renzi et de François Hollande. L’année 2017 sera donc une année décisive. Tant sur le plan politique que diplomatique. Avec les grands changements attendus tout au long de l’année – après l’organisation des élections nationales dans de nombreux pays, l’équilibre des relations internationales va s’en trouver particulièrement perturbé. Et ce début d’année commence fort. Menaçant déjà les autorités chinoises de ne plus reconnaître la “Chine unique” si Pékin ne se montre pas plus conciliant en matière commerciale, le bien nommé Donald Trump prêtera serment sur la Bible le 20 janvier prochain et deviendra officiellement le 45e président des États-Unis. Dès après, en février, le monde aura les yeux rivés sur l’Allemagne, qui devra élire ses nouveaux députés et ainsi dégager une majorité pour espérer conquérir la chancellerie – ou la conserver. Et Angela Merkel garde espoir de l’emporter à nouveau : depuis l’annonce de sa candidature, la CDU est remontée dans les intentions de vote – un sondage lui donnant jusqu’à 37 %, contre 22 % aux sociaux-démocrates. Enfin, ce sera le tour de la France pour la présidentielle puis les législatives. Après le renoncement de François Hollande, avec une gauche très divisée, face à une droite dure et radicale – mais qui tend à équilibrer son discours – et le risque d’une nouvelle percée du Front national, le résultat des échéances à venir reste incertain. Bien malin celui qui peut prédire les résultats du scrutin. Car le champ des possibles est ouvert.


CET HIVER

Brexit ou pas Brexit ? En Europe, on sait ce que vaut un référendum. Et plus particulièrement en France. Parce qu’on ne respecte pas le vote populaire. En 2005, alors que les Français avaient massivement voté “non” au Traité instituant la Communauté européenne (TCE), ni les responsables politiques de l’Hexagone, ni ceux de l’Europe n’avaient pris les mesures qui s’imposaient. Et même ceux qui, par la suite, ont fait croire qu’ils renégocieraient les traités européens se sont couchés devant Merkel. Mais l’affaire du Brexit est une autre histoire. Parce que la question qui était posée aux Britanniques ne manquait pas

VERS UN NEW NEW LABOUR Mi-septembre, le Parti travailliste procèdera à l’élection de son leader, élection rendue nécessaire par une crise entre Jeremy Corbyn, issu de l’aile gauche, et le groupe parlementaire. Ce conflitPRIMAIRES va être tranché par les adhérents et les MORTELLES sympathisants, soit ouvrage 650 000 collectif électeurs. publié La victoire C’est le titre d’un aux ne devrait pasArcane échapper malgré l’unité son oppoéditions 17 àenCorbyn novembre 2017. Maisdec’est sition l’hypothèse autour du Gallois Owen Smith.autour Ironie de de lal’histoire, aussi sérieuse qui règne c’est TonydeBlair, l’adversaire primaire la Belle alliance farouche populaire.deS’ilCorbyn, n’en qui a fait modifier plusdes de 22 poids aux restera qu’un les (oustatuts une) àpour l’issudonner des votes adhérents et limiter celui des syndicats. Les syndicats et 29 janvier, c’est bien la maison Solferino qui sont en effet une des composantes organiques du Labour, est menacée de trois disparition. La liste pléthorique qu’ilscandidats ont créé auressemble début du XXe siècle. Ed Miliband des désormais à un véri- a prolongé congrès l’évolution faitEtadopter le principe table du etPS. il y a fort à parier“un quemembre, une voix” pour du n’est leader.plus de gagner l’enjeu pour lesl’élection socialistes Mais la définition du programme encore lela chasse l’élection présidentielle, mais bienreste de trouver gardée du leader et dupour groupe leadership à gauche, faireparlementaire. figure de chefLedefossé est souvent large Et entre base compter travaillistesuretJean-Luc les membres du l’opposition. c’estla sans parlement, par exemple surMacron les frappes Mélenchon et Emmanuel qui, aériennes candidatsen Syrie ou surparti l’austérité. La primaire, réélectionbénéficient de Corbyn pourrait hors et hors d’une parachever le processus initié par précédent. Blair et conforter dynamique électorale sans Jusqu’àle poids des adhérents la définition politiques rendre le Parti dans socialiste mortel ? des Pas positions impossible. du parti. Lesles quelque 250 000 nouveaux Déjà, parmi frondeurs et autres déçus adhérents du hol- enregistrés par l’heure le Labour 2015 vont peser. landisme, est depuis à la transformation et àIlsla arrivent avec un bagage politique et une culture militante construits recomposition de la gauche.

de clarté : « Le Royaume-Uni doit-il rester un membre de l’Union européenne ou quitter l’Union européenne ? » Et la réponse fut, elle aussi, tout aussi claire : le camp du leave, favorable à la sortie du Royaume-Uni de l’UE, l’a emporté à près de 52 %. Mais le flou réside toujours autour de la sortie effective du pays. Et quand c’est flou… Toutefois, Theresa May pourrait dévoiler ses intentions sur les modalités du Brexit à la condition que le Parlement appelle « le gouvernement à invoquer d’ici au 31 mars 2017 l’article 50 » du Traité de Lisbonne – celui qui enclenche la procédure de divorce avec l’UE. D’anciens premiers ministres plaident déjà pour un nouveau vote. Un début d’année qui promet de nouvelles surprises. Démocratie, quand tu nous tiens.

LOI TRAVAIL : PRÉCARITÉ EN MARCHE L’accord d’entreprise sur l’accord de branche est entrée en vigueur au 1er janvier, il sera désormais possible de travailler plus pour gagner moins. Merci Myriam El Khomri. Seul – maigre – lot de consolation de la très contestée loi travail : le compte personnel d’activité (CPA). Bien loin des revendications des organisations syndicales qui plaidaient pour une véritable sécurité sociale professionnelle tout au long de la vie, le CPA doit permettre à chacun d’acquérir un droit universel à la formation. Il était temps. D’aucuns appellent le CPA une « coquille vide ».


8

Expos

L’Histoire commence en Mésopotamie. Jusqu’au 23 janv., Louvre-Lens. Immersion dans une civilisation antique plurimillénaire. Anne et Patrick Poirier – Danger Zones.

Jusqu’au 29 janv., musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne. Quarante ans de carrière de ce couple d’artistes visionnaires, inspirés par l’archéologie. Tous à la plage ! Villes balnéaires du XVIIIe siècle à nos jours. Jusqu’au 12 fév., Cité de l’architecture, Paris. Conquête urbanistique des bords de mer, reflet de la démocratisation des vacances. Les Temps mérovingiens. Jusqu’au 13 fév., musée de Cluny, Paris. Découvrir trois siècles d’art et de culture en Gaule franque.

EN VILLE Quelle évolution pour les villes qui, depuis 2008, ont franchi un seuil en abritant plus de la moitié de la population mondiale ? Enjeux politiques, croissance démographique et impact sur l’environnement. Mutations urbaines – La ville est à nous ! Jusqu’au 5 mars 2017, Cité des sciences, Paris.

Aventuriers des mers – De Sindbad à Marco Polo. Jusqu’au 26 fév., Institut du monde

arabe, Paris. Périples des grands navigateurs arabes et européens. Tenue correcte exigée, quand le vêtement fait scandale. Jusqu’au 23 avril, Musée des arts décoratifs, Paris. Au-delà de la futilité, la mode bouscule parfois la société et transgresse les genres. Cy Twombly. Jusqu’au 24 avril 2017, Centre Pompidou, Paris. Première rétrospective de l’artiste américain décédé en 2011, l’un des plus importants peintres de la seconde moitié du XXe siècle. Espèces d’ours. Jusqu’au 19 juin 2017, Musée national d’histoire naturelle, Paris. Tout sur cet animal totem de notre culture, depuis la nuit des temps.

ACCUSÉES Parole aux femmes à travers plus de 320 procès-verbaux d’interrogatoires, des sorcières du Moyen-Âge aux tondues de la Libération, d’anonymes et de célébrités, de Jeanne d’Arc à Arletty. Procès aussi de leurs conditions. Présumées coupables, XIVe-XXe siècles. Jusqu’au 27 mars, Archives nationales, Paris.

IN & OUT Fenêtres et cours intérieures dans la peinture du XVIe au XXe siècle, un thème qui explore les jeux de lumière et d’ombre, qui questionne les relations dedans / dehors, les liens entre intimité et vie publique. Fenêtres sur cours. Jusqu’au 17 avril 2017, Musée des Augustins, Toulouse.


17

CET HIVER

Essais

Christophe Aguiton, La gauche du XXIe siècle. Enquête sur une refondation invisible, éd. La Découverte, 28 janvier Paul Alliès, Le Rêve d’autre chose. Changer la République ou changer de République, éd. Don Quichotte, 2 février Gaëlle d’Arnicelli, Pierre Khalfa et Willy Pelletier (dir.), Un Président ne devrait pas faire ça. Inventaire d’un quinquennat de droite, éd. Syllepse, janvier Christine Bard, Sylvie Chaperon, Dictionnaire des féministes. France, XVIIIe-XXIe siècles, éd. Puf, 15 février Luc Boltanski et Arnaud Esquerré, Enrichissement. Une critique de la marchandise, éd. Gallimard, 2 février Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, éd. Seuil, 12 janvier Florence Burgat, L’Humanité carnivore, éd. Seuil, 2 février Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Zizek, Après l’émancipation. Trois voix pour pen-

DANS LE VENT Mais qui est vraiment Arnaud Montebourg ? Frédéric Charpier pointe les nombreuses contradictions d’un “homme-girouette” capable de s’allier avec Aubry comme avec Strauss-Kahn, partisan de l’économie verte puis VRP du groupe Areva… Frédéric Charpier, Arnaud Montebourg. L’homme girouette, éd. La Découverte, 5 janvier

ser la gauche, éd. Seuil, 16 février Annie Collovald, La Démocratie à l’épreuve du FN, éd. Textuel, 22 février Alexis Cukier, Travail vivant et théorie critique, éd. Puf, 15 février Didier Fassin, Punir. Une passion contemporaine, éd. Seuil, 5 janvierRoland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique du terrorisme, éd. Les liens qui libèrent, 4 janvier Axel Honneth, Critique du pouvoir, éd. La Découverte, 19 janvierMarc Joly, La Révolution sociologique. De la naissance d’un régime de pensée scientifique à la crise de la philosophie (XIXe-XXe siècles), éd. La Découverte, 26 janvier Geoffroy de Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, éd. Puf, 11 janvierGuillaume Le Blanc et Fabienne Brugère, La Fin de l’hospitalité, éd. Flammarion, 18 janvier Marie-José Mondzain, La Confiscation des mots, éd. Les liens qui libèrent, 1er février

« POST-FASCISTES ! » Fascistes : l’insulte a-t-elle encore un sens au XXIe siècle ? Face à la montée des droites extrêmes et à la propagation de la xénophobie, l’historien Enzo Traverso propose de recourir un nouveau concept – le post-fascisme – pour définir un phénomène lié à l’exacerbation de la question identitaire. Enzo Traverso, La Menace postfasciste, éd. Textuel, 22 février

VOTER ? Le vote tel qu’il se pratique dans les démocraties représentatives est descendu de son piédestal. Pourtant, l’acte électoral reste une énigme dont Laurent Le Gall, professeur d’histoire contemporaine, tente de percer le mystère. Pourquoi votons-nous ? Selon quelles injonctions ? Derrière, l’auteur met en lumière une manière de faire société. Laurent Le Gall, A voté. Une histoire de l’élection, éd. Anamosa, 2 février


L’ÉDITO

Le grand déplacement des idées

8 REGARDS HIVER 2017

Faut-il être raciste pour être populaire ? Assurément pas. En France, la rhétorique du “moins-à-droiteque-moi-tu-meurs” a déplacé le curseur idéologique vers les thèmes et les thèses du Front national. La dérive libérale-autoritaire d’une prétendue gauche en responsabilité depuis cinq ans – qui n’est gauche que dans l’exercice malhabile et un brin amateur du pouvoir – et le conservatisme réactionnaire d’un François Fillon tout puissant n’augurent rien de très heureux pour ce début d’année chargé en rendez-vous politiques. Dans l’Hexagone comme à l’international. La sortie programmée – et incertaine – du RoyaumeUni de l’Union européenne et la réincarnation thatchérienne version Theresa May ; le serment sur la Bible de Donald Trump, désormais 45e président des États-Unis qui s’essaie à faire la pluie et le beau temps depuis son compte Twitter ; l’échec de la social-démocratie italienne avec le départ de Matteo Renzi ; la probable réélection d’Angela Merkel au poste de chancelière de la République d’Allemagne ; enfin, le renoncement du président (presque) normal à se faire réélire au palais de l’Élysée, ouvrant ainsi la voie à l’alternance – ou à l’alternative – politique. Les plaques tectoniques des relations internationales et diplomatiques vont s’en trouver profondément perturbées. Cette année, le monde aura sans doute les yeux plus encore tournés vers la Russie de Vladimir Poutine, qui gagne chaque jour de nouvelles et étonnantes amitiés diplomatiques pendant que les civils sont massacrés sous les canons russes et syriens.


Et ça n’est pas l’élection de François Fillon, proche assumé de Vladimir Poutine, qui nous rassurera. Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés. En toute simplicité, il entend encadrer strictement l’accueil des migrants – qui fuient par milliers leurs pays en guerre et en ruines – et libérer les Européens de la contrainte migratoire en « aidant les pays riverains de la Syrie : la Turquie, le Liban et la Jordanie notamment ». La belle affaire. C’est irresponsable. Mais la gauche n’a guère fait mieux – en dehors de la générosité des nombreuses collectivités solidaires. Lorsque Manuel Valls, premier ministre, a prétendu que « nous ne pouvions plus accueillir de migrants en France », quel mandat avait-il ? Une trahison de plus au bilan d’un quinquennat qui s’achève. Amer. Le discours de Munich restera comme une blessure. Une rupture grave dans la tradition humaniste et progressiste de la France. Parce que le débat ne peut guère se résumer à “ouverture” et “fermeture” des frontières. Par le passé, cinquante millions d’Européens sont partis aux Amériques pour lutter contre la faim, soit 12 % de la population du Vieux Continent. Personne n’échappera à ses responsabilités. Personne n’empêchera les mouvements migratoires. Ils sont une réalité et il serait impardonnable de se contenter de fermer les yeux. Aujourd’hui, si ces migrations sont principalement le fait des conflits et des guerres, elles seront aussi, dans un avenir pas si lointain, la conséquence d’un climat déboussolé, de sécheresses,

À partir de ce numéro, Pierre Jacquemain est le rédacteur en chef de Regards. Il remplace Catherine Tricot qui devient gérante de la Scop Regards en remplacement de Clémentine Autain. Pierre Jacquemain, vous le connaissez : il a collaboré de nombreuses années à Regards avant de partir pour d’autres cieux. Après avoir intégré les équipes de Radio France, il a rejoint Myriam El Khomri, dont il fut le conseiller stratégie. En désaccord avec le contenu de la loi Travail, il a claqué la porte du ministère avec fracas et a écrit ce que lui a inspiré ce moment dans Ils ont tué la gauche, paru aux éditions Fayard. Nous sommes très heureux de le retrouver aux manettes du trimestriel. Nous accueillons aussi avec grand plaisir Elsa Faucillon au sein du comité de rédaction. ■ clémentine autain et roger martelli de pénuries d’eau, de la disparition des espèces. Les discours, à droite comme à gauche, porteurs des préjugés les plus nauséabonds ne font qu’alimenter la haine de l’autre. De l’étranger principalement. Ils sont la conséquence d’une xénophobie ambiante, voire d’un racisme décomplexé qui surgit de toutes parts : dans nos campagnes, dans nos quartiers et dans nos villes, à la télévision, dans les magazines et sur les réseaux sociaux. Partout. En finir avec les raccourcis : Il est faux de prétendre qu’Angela Merkel a perdu les élections dans son propre fief, le MecklembourgPoméranie, au profit du parti anti-migrants à cause de l’accueil du million de demandeurs d’asile en Allemagne. Non, la maire de Saint-Ouen n’a pas non plus perdu les élections municipales pour avoir ouvert un village d’insertion aux Roms. Ce numéro de Regards déconstruit les faux-semblants. Et livre quelques perspectives encourageantes en matière de citoyenneté – avec l’expérience de Madrid, Barcelone et Saillans, de culture – au cœur du très ensoleillé théâtre d’Ariane Mnouchkine. Bien d’autres sujets, dans ce numéro, sont de nature à redonner confiance et espoir en un autre monde. Parce que cet “autre” est possible. Assurément. Allez-y, voyez grand, ouvrez Regards. ■ pierre jacquemain @pjacquemain

HIVER 2017 REGARDS 9


PULPE FICTION DANS LES QUARTIERS NORD DE MARSEILLE Injections, implants mammaires, liposuccions… dans les quartiers populaires de Marseille, les femmes ont de plus en plus recours à la chirurgie esthétique. Sous l’influence de la téléréalité, des stéréotypes sur la féminité… et d’un désir d’opulence paradoxale. par agnes gambey, photos france keyser/myop

10 REGARDS HIVER 2017

@francekeyser


REPORTAGE

Mériem, dix-sept ans, vient de recevoir ses premières injections dans les lèvres. À son âge, c’est illégal, mais elle rêve de ressembler à son “modèle”, Kylie Jenner. La lycéenne pose avec son chien Queen devant une télévision allumée sur E!, la chaîne britannique qui diffuse des séries de téléréalité.


O

Ouassilah1 a le sourire éclatant de ses vingt ans. Cheveux ébène, veste blanche cintrée, grosses sneakers colorées aux pieds, elle tapote sa bouche du bout des doigts. Comme pour vérifier que tout cela est bien réel. Dans ses lèvres, un médecin d’une clinique du centre-ville de Marseille vient de pratiquer une double injection d’acide hyaluronique. Dès demain, rassure le praticien, l’effet “enflé” sera remplacé par l’effet “pulpeux” tant attendu par la demoiselle. Elle vient du quartier des Arnavaux, dans le 15e arrondissement de Marseille. Et ces deux piqûres-là sont le cadeau d’anniversaire – à 350 euros le tout – qu’elle s’offre pour fêter ses deux décennies. Ouassilah a économisé centime après centime : « Je suis vendeuse. Je ne l’ai dit à personne. Et surtout pas à mes parents. Mais je ne le regrette pas. Et puis, au pire, dans six mois, on ne verra plus rien ». L’injection d’acide pour rendre la bouche voluptueuse est, note Isabelle Delaye, la directrice de la communication de la clinique Phénicia, « un premier pas », relativement accessible, rassurant puisque non définitif (en quelques mois, les effets du produit s’estompent). « À vingt ans ou à leur majorité, les jeunes femmes des cités se font souvent offrir un acte de médecine esthétique, sur les lèvres, par exemple. Ça, c’est la porte d’entrée », indique-t-elle.

“DÉMOCRATISATION” ET CULTURE DU CORPS

Une virée aux Terrasses du port, centre commercial posé en plein secteur de rénovation urbaine Euroméditerranée, montre l’appétit des jeunes Marseillaises des quartiers populaires pour l’exercice. Mériem vient d’acheter un rouge à lèvres prune, dont elle ornera bientôt ses lèvres gonflées artificiellement. La lycéenne de dix-sept ans assume : « Je trouve ça sexy. Avec 200 ou 300 euros, tu arrives chez le médecin, t’as pas de bouche ; tu ressors, t’en as une ! » Elle a aussi 1. Les prénoms ont été modifiés.

12 REGARDS HIVER 2017

fait tatouer ses sourcils, désormais d’un brun épais et bien courbés. Et prévoit la pose d’implants fessiers, après sa majorité. De la terrasse du centre commercial, le regard porte loin. Jusqu’aux collines de l’extrême Nord de Marseille. Jusqu’à ces arrondissements de la ville (les 13e, 14e, 15e, 16e et, en partie, le 3e) où vivent les 300 000 Marseillais les plus touchés par la misère : le taux de pauvreté peut dépasser ici les 25 % et le chômage des jeunes avoisiner les 50 %. Issues de ces couches les moins favorisées de la ville, d’origine maghrébine pour beaucoup d’entre elles, musulmanes le plus souvent, ces femmes affirment leur féminité sans tabou, ni contradiction avec leur foi ou leur origine sociale. « Être pauvre ne veut pas dire qu’on n’a pas envie de prendre soin de soi. Au contraire », observe Sophie Kardous, la directrice d’Hygia, association locale qui promeut l’esthétique solidaire. Quant à Sonia, musulmane pratiquante à la poitrine généreuse (grâce à deux prothèses), elle évacue : « Lors de mon intervention, j’avais plus peur pour ma santé à cause des risques liés à l’opération que du qu’en dira-t-on ou d’un éventuel interdit religieux. La religion, c’est entre soi et le seigneur, pas entre soi et les autres ». Dans son bureau tout blanc de la clinique Phénicia, le Dr Marinetti reçoit Ariana, quelques semaines après sa mammoplastie. « Au début, c’est un peu douloureux, confesse cette trentenaire, employée municipale, native de la Rose (13e). Mais ça en valait la peine ! » Elle contemple avec enthousiasme le résultat dans un miroir aussi rond que ses seins désormais : « Je ne gagne pas des mille et des cents, c’est vrai. D’autres feront le choix d’acheter un appartement, de changer de voiture ou d’aller loin en vacances. Moi, j’ai choisi de me refaire la poitrine ! » « La pratique se démocratise à vitesse grand V. Prothèses et liposuccions connaissent un grand boum ; quant aux injections… c’est furieux ! », s’étonne Richard Abs, chirurgien marseillais qui a pignon sur rue. Il poursuit : « Il y a ici une vraie culture du corps, très méditer-


REPORTAGE

Nadia est esthéticienne. Elle a trente-trois ans, est mère d’un enfant et habite La Viste, dans le 15e, où elle a grandi. Elle économise pour refaire son nez. « C’est du boulot d’être belle, mais je travaille dans un milieu ou le contact est primordial. Je suis la vitrine du salon d’esthétique. C’est la vie du Glamour ! »

Chez Glamour, boulevard National, on parle des dernières tendances de la mode.


Safi, rencontrée lors des castings de Miss beauté du Maghreb, a été mariée de force, puis droguée et prostituée. Ses implants mammaires ont été, pour elle, « une façon de se réapproprier » un corps qui ne lui appartenait plus.

Karima, employée municipale, masque sa petite cinquantaine par une ribambelle d’interventions et d’injections. « Je me suis toujours sentie comme le vilain petit canard. Aujourd’hui, Je commence à m’aimer. »


REPORTAGE

ranéenne. Au fond, à Marseille, c’est comme au Brésil ! » La pauvreté n’est donc plus un frein au recours à la chirurgie esthétique. « Une intervention de chirurgie, c’est dix-huit mois de tabagisme. Certains smicards fument, non ? Donc la chirurgie esthétique est à la portée des smicards », insiste sur un ton un rien provoc le Dr Dupont, autre fondateur de la clinique Phénicia.

LES KARDASHIAN, ICÔNES INCENDIAIRES

À la tête de son propre centre d’esthétique, Monia Institut, dans le quartier de Saint-Louis depuis douze ans, Monia Dominique confirme l’emballement. « Je dirais que 50 % de ma clientèle a déjà fait soit de la médecine esthétique, soit de la chirurgie », estime la trentenaire. Native de la Savine, une cité du 15e, sa belle-sœur Alexia abonde. « Aujourd’hui, tout le monde veut la bouche de Kylie et les seins de Kim Kardashian ! », sourit l’esthéticienne. À vingt-cinq ans, elle a subi une rhinoplastie, pour affiner un nez qu’elle n’aimait pas. Fluette, elle montre avec dépit sa poitrine menue sous son soutien-gorge push-up rose pastel. Refaire ses seins ? Elle l’envisage : « Après mon premier enfant ». Aujourd’hui, la clinique Phénicia revendique près de 40 % de clientes issues des quartiers populaires du Nord de la ville. « C’est une clientèle à la recherche de considération. Mais qui, parfois, ne maîtrise pas tous les codes et a, avec la chirurgie, un rapport de consommation immédiate », analyse Isabelle Delaye, directrice de la communication dans l’établissement. Une mode dont les icônes incontestables du moment sont les sœurs Kardashian, brunes incendiaires aux courbes très avantageuses. « Il faut parfois calmer les ardeurs, prolonge le Dr Marinetti. On nous demande beaucoup de bouches agressives à la Nabilla. Ou des seins décrits comme “naturels” mais qui, en fait, ne le sont pas. Les seins bombés vers le haut, comme Kim Kardashian, ça n’existe pas dans la nature ! C’est importé des ÉtatsUnis, c’est le surgical look à l’Américaine. »

« Je ne gagne pas des mille et des cents. D’autres feront le choix d’acheter un appartement, de changer de voiture ou d’aller loin en vacances. Moi, j’ai choisi de me refaire la poitrine ! » Ariana, employée municipale

À l’influence des séries et de la téléréalité s’ajoute le poids, tout aussi écrasant, de la publicité, des clips, voire de la pornographie. « La téléréalité est, souvent, une mise en compétition des corps, sur un modèle réactionnaire, néolibéral. Une hiérarchie entre ceux censés être beaux et ceux censés être laids… », note Sophie Jéhel, maîtresse de conférence à l’université Paris 8. Basées sur des caricatures de féminité et de masculinité, ces représentations ont un impact énorme. Dans son cabinet du 5e arrondissement, dans le centre-ville marseillais, ce médecin en convient : « Les jeunes femmes arrivent avec sur leurs portables des photos des actrices de la téléréalité à qui elles s’identifient et donc veulent ressembler ». Sonia, vingt-six ans, qui confesse sans mal avoir subi une double mammoplastie, en

HIVER 2017 REGARDS 15


« Nabilla, ça a été un truc énorme, ici. D’un coup, tout le monde a voulu des gros seins et des Louboutin ! » Sonia

témoigne. « Nabilla, ça a été un truc énorme, ici. D’un coup, tout le monde a voulu des gros seins et des Louboutin ! », lâche-t-elle en riant.

ANNEAUX GASTRIQUES, LIFTINGS, RHINOPLASTIE… Julia, vingt-quatre ans, avoue être accro aux réseaux sociaux. Sur Instagram et Snapchat, elle suit tous les faits et geste de Clémence, de l’émission Les Princes de l’amour, diffusée sur W9. La jeune femme – qui travaille dans un centre d’esthétique du 3e arrondissement – apprécie, dit-elle, « son style et la façon dont elle se maquille ». Vidéo à l’appui, la starlette explique avoir subi une “dermabrasion”, véritable ponçage de l’épiderme, grâce à de petites meules abrasives. « Elle snappait en direct depuis la clinique. J’ai tout suivi. On voyait super bien que ses pores étaient refermés, que sa peau était plus belle », raconte Julie, qui lui emboîte le pas dans les semaines qui suivent. Trois séances de soixante euros chacune pour lisser, via des acides de fruits, sa peau à tendance un peu acnéique. Comme la comédienne, elle a aussi fait redessiner ses sourcils au maquillage permanent. « Ce n’est pas du copier-coller. Mais suivre ces filles-là nous donne de bonnes infos, de vrais conseils », assure Julia qui n’écarte pas la possibi-

16 REGARDS HIVER 2017

lité de la chirurgie « si j’en ai besoin un jour ». À la fin de la pause-déjeuner, dans la salle de repos d’une administration du 15e arrondissement, cinq femmes se sont rassemblées autour de la table. Karima, Nadia et Fiona sont « déjà passées sur le billard ». Les deux autres n’en voient pas l’intérêt. Karima, cinquante ans et trois enfants, a des cheveux mi-longs, blonds, en partie relevés par une pince. Regard ourlé de noir, talons hauts et jean moulant, elle cumule une pose d’anneau gastrique (qui lui a permis de perdre plus de vingt kilos), plusieurs liftings (nécessaires après cette perte de poids massive), mais aussi rhinoplastie, injections… Devant sa tasse de café, la quinqua – qui ne fait franchement pas son âge – revendique son droit d’avoir un corps qui lui plaît. Fiona, vingt-neuf ans, mère d’un petit garçon, a subi une pose d’implants mammaires, des injections labiales et fait régulièrement du maquillage permanent, de la bouche et des yeux. « Avec la chirurgie esthétique, on a le contrôle sur son corps ; on peut faire ce que l’on veut ! », soutient-elle. Dans ces quartiers Nord plus connus pour les règlements de compte, le trafic de drogue ou la crainte de radicalité religieuse, les femmes trouveraient dans la chirurgie esthétique un moyen d’affirmer leur féminité, voire leur liberté ? La question fait bondir le professeur Abdessamad Dialmy, sociologue de la sexualité, du genre et de la religion à l’université de Rabat au Maroc. « Cette tentative de se changer est encadrée par une vision patriarcale de la société. Plus la femme s’envisage comme corps devant séduire ou à séduire, plus elle s’aliène ; car moins elle se définit par rapport à son intelligence ou à ses compétences. »


Clinique Phenicia. Prothèses d’essai pour choisir son bonnet, implants mammaires à droite. Au milieu de l’injection, Ouassilah se regarde dans le miroir : « Je veux plus de volume ! » Toute la seringue y passe. Dr Marinetti : « J’ai pas mal de beurettes ». Des femmes de vingt-deux à vingt-quatre ans, qui économisent pour s’offrir ces interventions.

HIVER 2017 REGARDS 17


Sonia (débardeur,) Kamelia (teeshirt rose) et Fiona (gilet noir) arborent le triptyque marseillais : mammoplasties, injections et maquillage permanent.

Selfie avec vue sur l’hypermarché, depuis le quartier de la Viste.

18 REGARDS HIVER 2017


REPORTAGE

ABUS DE CANDEUR

Au pied de son petit immeuble de La Viste (15e), Sonia arrange des mèches de cheveux que le froid mistral de novembre décoiffe sans cesse. Employée dans une salle de sport du secteur, cette belle jeune femme aux origines algériennes a augmenté sa poitrine et repulpé ses lèvres. Dans quelques mois, elle subira une rhinoplastie. L’argent ? « On se débrouille…, glisse-t-elle dans un sourire. J’en paye un peu, mon mec m’en offre une partie. » Dans cette ville où l’économie parallèle pèse lourd, débourser 4 000 euros – en liquide – pour une paire de seins tout neufs n’étonne plus personne. Et ne déplaît pas à tous les praticiens. Souad, la trentaine flamboyante, l’avoue sans détour. Sa pose d’implants mammaires (à 5 000 euros) a été payée, en cash, par son premier époux, « un peu voyou ». Celles qui ont moins les moyens « essayent de trouver des bons tarifs ». Comme Malika, qui le regrette amèrement aujourd’hui. Attablée à la terrasse d’un bar de l’Estaque, cette quadra a « bien cru y passer ». Pose d’un anneau gastrique qui tourne à l’infection quasi généralisée, lifting du ventre complètement raté… « Mon corps, maintenant c’est Beyrouth ! », lâche cette intervenante en centre social dans un soupir. Le Dr Abs s’en désole : « Les mauvais praticiens profitent de cette demande en hausse dans les quartiers peu favorisés. Ils abusent de la candeur de ces nouvelles patientes en cassant les prix. Quitte à injecter des produits mal dosés, non stériles voire carrément périmés, ou à pratiquer des interventions qu’ils ne maîtrisent pas forcément… » L’ombre du docteur Maure, surnommé “le boucher de la chirurgie esthétique”, condamné à Marseille en septembre 2008 à quatre ans de prison dont trois ferme pour tromperie aggravée, publicité mensongère et mise en danger d’autrui, plane toujours sur ces quartiers.

« Cette tentative de se changer est encadrée par une vision patriarcale de la société. Plus la femme s’envisage comme corps devant séduire ou à séduire, plus elle s’aliène. » Abdessamad Dialmy, sociologue

Autre tendance : l’opération en Tunisie, au Maroc ou en Algérie. Certaines amies de Radjaa, miss beauté du Maghreb 2016, ont franchi le pas. « Pas mal de filles partent l’été au bled. Elles font les implants des fesses, des seins, les injections, le nez… Au Maghreb, c’est moins tabou qu’ici. Les pubs des cliniques passent en boucle à la télé. Par contre, c’est souvent plus ostentatoire », souligne la reine de beauté. « Certaines de ces clientes demandent très clairement que, quelle que soit l’intervention pratiquée, cela se voie », poursuit le Dr Marinetti, dans son bureau immaculé de la clinique Phénicia. Il conclut : « Car la chirurgie esthétique est aussi une façon, pour cette population d’origine modeste, d’accéder à un signe extérieur de richesse ». ■ agnes gambey, photos france keyser/myop @francekeyser

HIVER 2017 REGARDS 19


DONALD TRUMP OU LE VISAGE DU COMMUNAUTARISME BLANC

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Le 8 novembre dernier, j’étais à New York. Comme la quasi totalité de mes confrères journalistes présents, j’imaginais couvrir l’élection de la première femme à la présidence des États-Unis. La victoire de Donald Trump nous a littéralement laissés abasourdis. Passée la surprise, force a été de constater que les tensions identitaires historiques tenaillaient toujours aussi fermement le pays. Les États-Unis se sont fondés sur une succession d’oppressions, dont la quasi éradication des popula-

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

20 REGARDS HIVER 2017

tions natives amérindiennes et l’exploitation de la force de travail de millions d’Africains déportés et réduits à l’esclavage. Dans ces processus de dominations successifs, une catégorie, la population blanche d’origine européenne (exclusivement protestante d’abord puis catholique) a toujours été placée au sommet de l’échelle raciale et ce indépendamment de son pouvoir économique. LE PRIVILÈGE MAJORITAIRE Au fil de l’histoire, les luttes pour les droits civiques ont contribué à améliorer le sort – ou au moins le statut légal – des minorités ethno-raciales. Ces avancées, qui aurait dû être célébrées par tous et toutes comme d’immenses progrès sociaux, ont en réalité été vécues comme un déclassement par une partie de la population : celle qui n’était pas historiquement discriminée. Car le pendant des inégalités auxquelles les sous-citoyens ont toujours exposés est les privilèges dont bénéficiaient ceux qui disposaient d’une citoyenneté pleine. En effet, lorsque l’on refuse un bien ou un service à une personne en

raison de son appartenance minoritaire, c’est pour l’accorder à une personne majoritaire, sans même que cette personne n’ait à s’en rendre compte, avantage du privilège. Ainsi une forme de ressentiment s’est installée chez certains qui ont eu le sentiment que la perte d’un pouvoir – qui tirait pourtant sa légitimité de l’écrasement des autres – était une injustice. La démographie états-unienne, qui a longtemps consacré la majorité blanche, compromet aussi peu à peu sa suprématie numérique : dans une trentaine d’années, les Blancs ne seront plus la population majoritaire du pays. Leur perte de pouvoir s’exprimerait donc également en terme de poids démographique. Il n’est alors pas étonnant de constater que l’arrivée d’un président noir sur la scène nationale a été sensiblement moins encouragée par ce segment de la population. Les résultats montrent en effet qu’en 2008, 43 % des Blancs avaient voté pour Barack Obama, pour seulement 39 % en 2012. Autrement dit, si son élection n’avait dépendu que des Américains blancs, il n’aurait jamais franchi le seuil de la Maison Blanche.


PANIQUE IDENTITAIRE Aussi, quand le tonitruant Donald Trump a surgi dans la campagne pour promettre de « rendre l’Amérique grande à nouveau », cette annonce a résonné comme une nouvelle rassurante aux oreilles de celles et ceux qui se sentaient lésés par les progrès sociaux. Car en effet, pour qui l’Amérique était-elle « plus grande » auparavant ? Pour les Amérindiens natifs massacrés ? Pour les Noirs ségrégués ? Pour les Latinos exploités ? Pour les Asiatiques internés ou interdits de territoire ? En réalité, il n’y a qu’un groupe pour lequel le passé des États-Unis n’a pas été celui de l’oppression, le seul qui s’évertue farouchement à défendre l’Amérique du passé. Et la symbolique de l’arrivée d’une famille africaine-américaine arrogante au point de s’installer à la Maison Blanche, défiant le cliché du Noir soumis, n’a rien fait pour freiner ce que je qualifie de panique identitaire. Durement frappé par la crise, l’électorat blanc populaire ne parvient même plus à réaliser les bénéfices des avantages raciaux (celui de ne pas être surexposé aux

violences policières, par exemple) dont il dispose pourtant toujours. Comment s’en rendre compte lorsqu’on est entouré d’autres Blancs, tout autant en proie à des difficultés matérielles ? Mais ne nous trompons pas, ce n’est pas l’économie qui a précipité l’alternance politique : Trump a été adoubé par un sursaut identitaire blanc. Il n’avait pas de programme mais un projet, celui de restaurer le statut perdu des Blancs (à supposer qu’il ait un jour disparu). Celui de revenir au bon vieux temps. Cette élection est la manifestation du communautarisme le plus efficace, le seul qui soit en mesure de faire basculer un pays occidental en portant des extrémistes au pouvoir. C’est le résultat de la solidarité ethnique d’un groupe arcbouté sur un passé de domination et refusant de renoncer à des privilèges indus au profit de ceux qui en ont subi les conséquences pendant des siècles. Une citation dont l’auteur est inconnu résume parfaitement ce ressenti déformé : « Lorsqu’on est habitué aux privilèges, l’égalité se ressent comme l’oppression ».  @RokhayaDiallo

HIVER 2017 REGARDS 21


Grèviste, 1936. Photo Musée de l’histoire vivante/Montreuil

22 REGARDS HIVER 2017


ANALYSE

LA GAUCHE PEUT-ELLE ENCORE CONVERTIR LA TRISTESSE EN COLÈRE ? Défaites idéologiques, marginalisation, sentiment d’impuissance… Si la gauche a longtemps su trouver dans ses revers la volonté de poursuivre ses combats, elle semble aujourd’hui apathique. Doit-elle enfin affronter ses émotions pour retrouver de l’énergie dans son désespoir ? par marion rousset

@marion_rousset

HIVER 2017 REGARDS 23


A

À quelques mois de l’élection présidentielle, le président et son premier ministre pratiquent la méthode Coué. Invité du Grand jury RTL / LCI / Le Figaro, Manuel Valls assène : « Ça suffit d’être déprimé, ça suffit d’être honteux », estimant que la gauche « peut gagner la présidentielle si elle défend son bilan ». Quant à François Hollande, il fustige dans L’Obs la « mélancolie de gauche », confondue au passage avec de la nostalgie : « C’était mieux quand le Front populaire instituait les congés payés, quand François Mitterrand abolissait la peine de mort, quand Lionel Jospin instituait les 35 heures. Et surtout quand la gauche était dans l’opposition ». À l’évidence, les électeurs de gauche font grise mine. Mais c’est faire peu de cas des affects en politique que de croire pouvoir convertir la déprime en enthousiasme à coup d’incantations. Pour effacer la tristesse, il en faudrait davantage. Car ce n’est pas un vague à l’âme passager, mais une lame de fond qui s’est abattue sur toute une partie de la population abasourdie face à la fierté conquérante d’une droite traditionnaliste et ultralibérale. « Un sentiment très lourd pèse sur la gauche. Nous n’arrivons pas à sortir de l’héritage d’un siècle de révolutions qui ont toutes été suivies d’échecs. Du coup, nous portons un deuil que nous ne parvenons pas à élaborer », estime l’historien Enzo Traverso. Reste l’impression d’assister à la marche du monde sur le bas-côté, avec un sentiment d’impuissance d’autant plus fort que chaque espoir est aussitôt douché : « Des mouvements trébuchent comme les révolutions arabes, d’autres capitulent à cause de la force de l’adversaire comme Syriza en Grèce, d’autres encore sont désorientés dès leur premier succès comme Podemos en Espagne », poursuit le chercheur. D’où cette mélancolie des vaincus qui rime moins aujourd’hui avec énergie qu’avec apathie. LE SPLEEN DES RÉVOLUTIONS MANQUÉES

Hier pourtant, les larmes avaient cette capacité de se transformer en colère. Quoiqu’occulté par l’imagerie révolutionnaire focalisée sur l’extase de la lutte et le plaisir d’agir ensemble, le chagrin pouvait réveiller des puissances enfouies susceptibles de soulever des montagnes.

24 REGARDS HIVER 2017


ANALYSE

« Il y a, dans tout “pouvoir d’être affecté”, la possibilité d’un renversement émancipateur », écrit Georges DidiHuberman dans Peuples en larmes, peuples en armes. À la fin des années 1980, confrontés aux ravages du sida, les activistes gays d’Act Up ont su réinventer le plaisir et le sexe alors qu’ils pleuraient leurs amis disparus et craignaient eux-mêmes d’être condamnés. Dans un contexte de forte homophobie, l’impression d’une catastrophe inéluctable a impulsé la conversion de la honte en fierté et ouvert la voie à de nouvelles pratiques. « C’est l’exemple même d’une mélancolie fructueuse : au lieu de se contenter de la passivité, elle fut une incitation inventer un militantisme qui tirait sa force du deuil et du chagrin », analyse Enzo Traverso. Vingt ans auparavant, c’est un autre traumatisme que surmontaient les nombreux membres du bureau politique et militants d’origine juive que comptait la Ligue communiste révolutionnaire dans ses premières années d’existence : pour ceux-là, Mai 68 a peut-être été l’occasion de transmuer en action collective un désir de vengeance personnel – désir né d’une mémoire familiale du génocide qui avait transmis les discriminations et les humiliations, la déportation et les chambres à gaz. C’est ce que suggère la sociologue Florence Johsua qui interprète, sur la base des entretiens réalisés avec des militants “historiques” de la LCR, « la révolte de cette fraction particulière de la jeunesse (des rescapés de la deuxième génération, fils et filles de survivants de la Shoah) comme un éclat lointain des traumatismes de la seconde guerre mondiale ». La tristesse à gauche n’est donc pas née des tribulations récentes du PS. Bien que refoulée derrière le bonheur de lutter ensemble, elle était déjà consubstantielle des révolutions socialistes passées. À la fin de L’Insurgé, son roman consacré à la Commune, Jules Vallès délivre un message d’espoir teinté de chagrin : le ciel que regarde le personnage de Vingtras est « d’un bleu cru, avec des nuées de rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang ». Pour Louise Michel, la Commune « n’avait que la mort à l’horizon », mais elle « avait ouvert la porte toute grande à l’avenir ». Et un peu plus tard, Rosa Luxemburg célèbrera la défaite

des ouvriers de Berlin à la fin de la révolte spartakiste, nom donné à la grève générale de 1919, en rappelant les échecs de tous les mouvements révolutionnaires du XIXe siècle… ce qui ne l’empêchera pas de promettre la renaissance du socialisme. « Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces “défaites”, où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? », écrivait-elle. LA BRAISE SANS LA FLAMME

Alors, que s’est-il passé pour qu’aujourd’hui le sentiment de perte ne se mue plus en révolte ? « Le mouvement ouvrier est né dans une situation terrible, souvent en réaction à des accidents du travail, qui aurait eu de quoi nourrir la tristesse ! Pourtant, jusqu’aux années 1970, c’est la colère qui mobilise. Cette émotion n’est plus dominante aujourd’hui », assure la politologue Isabelle Sommier. Non pas qu’elle ait déserté l’arène politique : les mobilisations contre la loi El Khomri sur le travail ont ainsi été le lieu de violents corps-à-corps, de même qu’en 2005 la mort de Zyned Benna et Bouna Traore à Clichy-sous-Bois avaient suscité une rage explosive dans les banlieues. Mais cette colère peine à se prolonger dans un engagement qui lui donne sens, telle une petite braise qui clignoterait sans réussir à s’embraser faute d’être portée par un souffle suffisamment puissant. Et tandis qu’elle s’allume par intermittence, d’autres affects qu’lsabelle Sommier juge moins mobilisateurs occupent le terrain : « C’est l’indignation qui est devenue l’émotion dominante à gauche. Or ce soulèvement moral n’implique pas forcément une action. Il peut même conduire à l’apathie et laisser les gens en monade », affirme-t-elle. Face au sort réservé aux migrants ou aux victimes des attentats, le cœur se soulève et les larmes montent. Et si rien n’interdit en principe que cette empathie devant les souffrances d’autrui devienne un moteur, elle n’est pas suffisante. « Cet univers émotionnel dans lequel nous évoluons reste émietté. Devant la guerre qui détruit Alep en Syrie et les tentes à Stalingrad, on peut ressentir de l’effroi ou de la culpabilité. Les réseaux sociaux s’en font l’écho. Mais force

HIVER 2017 REGARDS 25


Front populaire : Ouvriers de l’entreprise Christofle en grève et occupée où sont déployés deux drapeaux monochromes. Un drapeau porte l’inscription « CGTU Comité intersyndical de Saint-Denis ». Sur la porte close de l’entreprise on lit le slogan « 18e jour pour la victoire finale en avant ». Saint-Denis (93), Juin 1936.

26 REGARDS HIVER 2017


ANALYSE

est de constater que ces émotions ne coagulent pas afin de se constituer en volonté de lutte et de solutions », pointe l’historienne Arlette Farge. Sans doute l’accumulation des défaites à gauche explique-t-elle l’actuelle paralysie. En 1989, l’effondrement des régimes communistes est ainsi venu clore une longue séquence colorée par la croyance dans les potentialités émancipatrices du socialisme. Après la fin d’un espoir qui avait marqué une partie du XXe siècle, la chute du mur de Berlin a créé dans les esprits une puissante onde de choc, jetant le discrédit non seulement sur les expériences concrètes, mais sur le récit lui-même : « Toute l’histoire du communisme s’est trouvée réduite à sa dimension totalitaire et sous cette forme, elle est apparue comme une représentation partagée, la doxa du début du XXIe siècle », relève Enzo Traverso. C’est sur l’idée même de révolution qu’a rejailli alors le renversement de la promesse de libération en symbole d’aliénation. Si bien que la vision téléologique de l’histoire, qui permettait de métaboliser les échecs, est entrée en crise. PANNE DE LIBIDO

En achevant de refermer la page des possibles, les événements de la fin des années 1980 ont donc produit un deuil pathologique. Car depuis, la gauche n’a jamais retrouvé sa libido. Aucun autre objet d’amour n’est venu combler la perte. Et le déni de tristesse participe de la paralysie : « La défaite devient plus lourde et durable quand elle est refoulée. Pour que la mélancolie puisse nous guider de façon efficace, consciente, responsable, elle doit être reconnue comme un sentiment légitime », prévient Enzo Traverso. Mais « il faut avoir fait beaucoup de chemin (…) pour s’avouer malheureux », précise le philosophe Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique. Car selon lui, une fois l’idée de malheur installée, « celle-ci ne laisse plus que deux possibilités : la lutte ou l’effondrement ». Devant ce chagrin en forme d’impasse, les organisations politiques de gauche ont aussi une responsabilité : autrefois capables de convertir les émotions populaires en mobilisations collectives, elles s’y évertuent

« Nous n’arrivons pas à sortir de l’héritage d’un siècle de révolutions qui ont toutes été suivies d’échecs. Du coup, nous portons un deuil que nous ne parvenons pas à élaborer. » Enzo Traverso, historien

aujourd’hui sans grand résultat. « Les organisations politiques jouent un rôle essentiel en proposant une boîte à conceptualiser le monde qui procure des mots, un langage et un cadre d’explication cohérent à des phénomènes et rapports sociaux vécus et observés, pour les rendre intelligibles et leur donner un sens excluant le fatalisme ou l’indignité personnelle », analyse Florence Johsua. Ainsi le service d’ordre de la LCR des débuts était-il, selon elle, « un rouage organisationnel capable de convertir la peur et la colère en puissance d’agir, dirigée contre un ennemi politique générique ». Dans l’absolu, les organisations devraient donc pouvoir transformer des affects paralysants en émotions mobilisatrices. Mais coincées entre un passé au goût amer et un futur que personne n’arrive à dessiner, elles n’y parviennent plus. Voire, elles rechignent souvent à s’emparer de cette dimension émotionnelle, exception faite des mouvements féministes ou LGBT, lesquels ont fait de la fierté associée à la colère un moteur de mobilisation politique. En revanche, souligne Isabelle Sommier « cette dimension est moins assumée par la tradition viriliste liée au mouvement ouvrier ». Un tel registre a aussi longtemps été éludé, voire disqualifié

HIVER 2017 REGARDS 27


« La colère de l’extrême droite peut aujourd’hui être dite après avoir été longtemps refoulée, ce qui lui donne une grande puissance. À gauche, on est en manque de prise de responsabilité collective. » Arlette Farge, historienne

par la recherche scientifique. Ce qui n’a sans doute pas aidé. « Au début, l’histoire des émotions était marginalisée. C’était un sujet associé au féminin et à l’irrationalité », rappelle l’historienne Arlette Farge. Pour certains, ce discrédit était lié aux modèles d’analyse marxistes et structuralistes qui ont dominé jusque dans les années 1980. « Le gros reproche que les sciences sociales adressent aux émotions, c’est de dépolitiser la réflexion, ajoute l’historien Guillaume Mazeau. Pour certains chercheurs, étudier le rôle de celles-ci serait le signe du désarmement idéologique de la gauche. En gros, nous aurions renoncé aux grandes explications par les idées et le social. » Pour d’autres, il tient davantage à une philosophie rationaliste héritée du XVIIIe siècle. « Une partie de la gauche est restée très attachée à une vision de la politique issue des Lumières, elle défend l’idée d’un citoyen éclairé et raisonnant. Mais cette posture tient aussi aux transformations sociologiques des militants de gauche qui sont aujourd’hui extrêmement diplômés et plus enclins à mettre à distance l’expérience sensible », suggère le sociologue Joël Gombin, spécialiste du vote Front national.

28 REGARDS HIVER 2017

RETROUVER LE SENS DE L’ÉMOTION

Quoi qu’il en soit, un tel refoulement a offert un boulevard à la droite et à l’extrême droite, désormais en mesure de configurer la palette des passions dominantes et potentiellement dangereuses. À commencer par la peur et ses corollaires : la haine de l’autre et le repli sur soi. Ainsi, au côté du registre compassionnel de “la France qui souffre” entonné par de nombreux candidats à la présidentielle, de Nicolas Sarkozy à Alain Juppé, le contexte des attentats est venu renforcer celui d’une France terrorisée. D’un côté, on assiste à la mise en scène d’une souffrance à l’état brut, dépolitisée, qui traverse le lexique des gouvernants depuis les années 1990 : « Les inégalités s’effacent au profit de l’exclusion, la domination se transforme en malheur, l’injustice se dit dans les mots de la souffrance, la violence s’exprime en termes de traumatisme », observait l’anthropologue Didier Fassin dans La Raison humanitaire. D’un autre côté, les politiques prétendent comprendre l’angoisse des Français : au premier plan chaque fois que surgit une crise profonde, celle-ci est aussi pour partie une fiction utile qu’on ne cesse de recycler depuis la légende de la “peur de l’An mille” décrétée par l’église chrétienne au XIe siècle. Aidé par les événements récents, le Front national excelle à traduire la peur en haine contre les réfugiés et les musulmans. C’est également le ressort communicationnel de Robert Ménard, élu avec le soutien du FN à Béziers, qui a fait imprimer des affiches au message anxiogène : « Ça y est, ils arrivent… les migrants dans notre centre-ville ! » Mais toute la subtilité rhétorique de Marine Le Pen tient à la capacité qu’elle a de faire cohabiter un tel ressentiment avec des émotions positives liées au progrès, comme l’espoir et l’enthousiasme, captées à son profit. « L’idéologie politique ne relève pas d’un discours intrinsèquement rationnel. Dès


ANALYSE

lors, on est bien obligé de constater que la capacité à produire des récits du monde qui donnent sens à l’expérience quotidienne des individus, appuyée sur des émotions, est aujourd’hui du côté des droites extrêmes, et pas tellement des gauches alternatives », résume Joël Gombin. « La colère de l’extrême droite peut aujourd’hui être dite après avoir été longtemps refoulée, ce qui lui donne une grande puissance. À gauche, on est en manque de prise de responsabilité collective », complète Arlette Farge. Signe du succès de cette stratégie, la parole raciste, qui trouve des relais dans les figures d’Éric Zemmour ou d’Alain Soral, s’est banalisée… Reste à savoir comment reprendre la main. L’exercice est difficile, mais il n’est pas sûr qu’abandonner le terrain des émotions à ses adversaires politiques soit la bonne solution. « Un des enjeux pour la gauche, c’est de savoir quoi faire de cette peur qui est instrumentalisée par la droite et l’extrême droite, et qui gouverne même une portion du Parti socialiste », rétorque Guillaume Mazeau. Pour lui, « la possibilité d’imposer ses idées dans le champ politique dépend d’une capacité à universaliser ses émotions, à les faire partager, à donner de la chair à des principes abstraits. Les affects permettent de créer du commun ». Le jeu en vaut la chandelle. ■ marion rousset @marion_rousset BIBLIO

Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire 6, éd. Les éditions de Minuit Florence Johsua, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, éd. La Découverte Frédéric Lordon, Les Affects de la politique, éd. Seuil Guillaume Mazeau, dans Histoire des émotions, tome 1, éd. Seuil. Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), éd. La Découverte

La politique est affaire d’affects. Longtemps refoulées par les sciences sociales, les émotions mobilisatrices suscitent aujourd’hui un regain d’intérêt chez les chercheurs. Pour en témoigner, deux essais stimulants parus à l’automne. Dans Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), l’historien Enzo Traverso dessine une généalogie de la tristesse et du chagrin tapie dans l’ombre de l’exaltation. Cette culture de la défaite aujourd’hui synonyme d’impuissance constitue pourtant un savoir propre aux vaincus qui traverse toute l’histoire des soulèvements, depuis les premières révolutions socialistes jusqu’à Mai 68. « Se déclarer malheureux, se déclarer en lutte », répond comme en écho le philosophe Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique. « Une insurrection, ou une sédition, opère la conversion en affects politiques de tristesses éprouvées en première personne (comme tous les affects), c’est-àdire d’abord non politiquement », écrit-il. Ici se trouve donc réfutée l’opposition classique entre principes et éruptions, arguments et emballements. ■ mr

HIVER 2017 REGARDS 29



PORTFOLIO

LUCA LOCATELLI MEGA MECCA La très forte croissance économique des pays musulmans a augmenté de façon exponentielle le nombre de ceux qui veulent, mais surtout qui peuvent se permettre de visiter la Mecque, que ce soit pour l’Hajj, le grand pèlerinage, ou pour l’Oumrah, le petit pèlerinage qui peut s’effectuer à n’importe quel mois de l’année. Conséquemment, l’Arabie Saoudite a investi des millions de dollars dans le développement des infrastructures du quartier religieux de la ville. Ainsi, de cité sainte, la Mecque est-elle devenue une véritable métropole. En marge du programme de rénovation de la Grande mosquée et de la construction d’une kyrielle d’hôtels cinq étoiles et de gratteciel, des routes, des hôpitaux et tout un réseau de transports publics vont aussi voir le jour. Autour de la Masjid al-Harâm, la plus grande mosquée du monde, un nouveau patrimoine immobilier de luxe complètera les centres commerciaux où sont présentes dans plus de cinq cents magasins toutes les marques et enseignes occidentales les plus prisées – Rolex, Ferrari, H&M, Burger King ou Starbucks. En 2015, ce tourisme religieux a généré 16,4 milliards d’euros de revenus. Près de 20 milliards de dollars doivent être investis au cours des dix prochaines années, provoquant d’ores et déjà une explosion du marché immobilier : le prix moyen du mètre carré se situe aujourd’hui autour de 15 000 dollars, avec des records pour les appartements offrant une vue sur la Kaaba. On trouve à la Mecque ce que l’on peut trouver dans n’importe quelle autre grande destination religieuse du monde : des boutiques de souvenirs, une architecture spectaculaire, des musées avec des queues interminables et des restaurants chics qui s’accommodent très bien des rites et des pratiques traditionnels de l’islam. Une religion qui assure la coexistence paisible de la spiritualité et de la société de consommation.  traduit de l’anglais par pablo pillaud-vivien @tephendedalu photos de luca locatelli/institute @lulafoto Une vue de la Grande Mosquée depuis la suite royale du Fairmont Makkah Clock Royal Tower. À 10 000 dollars la nuit, elle doit être réservée pour au moins vingt jours à certaines périodes de l’année.


La Grande Mosquée dispose de sa propre force de police chargée de contrôler la foule. Perché sur un bloc de béton, un agent intime aux pèlerins de continuer à avancer.

32 REGARDS HIVER 2017


Juste avant la prière, dans la cour de la mosquée Al-Masjid an-Nabaw de Médine – deuxième site le plus saint de l’islam. Les 250 ombrelles protègent les pèlerins du soleil en journée, et se referment la nuit.

HIVER 2017 REGARDS 33


Un groupe d’orphelins indonésiens se rassemble au mont Arafat. Leur voyage a été financé par un philanthrope de leur pays.

34 REGARDS HIVER 2017


Touristes auprès de la tombe de Hamzah, un des hauts-lieux de Médine.

HIVER 2017 REGARDS 35


Les studios de la Saudi Broadcasting Corporation, à la Grande Mosquée. La chaîne diffuse ses programmes en direct, 24 heures sur 24.

36 REGARDS HIVER 2017


Le roi Salman bin Abdulaziz a lancé la troisième phase de l’agrandissement de la Grande Mosquée. Selon l’agence de presse saoudienne, le bâtiment couvrira 1,47 million de mètres carrés.

HIVER 2017 REGARDS 37


Des adolescents portant l’ihram, la tenue traditionnelle des pèlerins, empruntent les escalators à l’intérieur de la Grande Mosquée.

38 REGARDS HIVER 2017


Un groupe d’amis yéménites déjeune dans un vaste centre commercial consacré à l’alimentation.

HIVER 2017 REGARDS 39


Où que l’on regarde, célibataires, couples et familles se livrent au rituel du selfie.

40 REGARDS HIVER 2017


Cette suite du Swissotel, comme des centaines d’autres très prisées, donne sur la Kaaba. La tour Abraj Al Bait abrite plusieurs hôtels cinq étoiles qui s’adressent aux pèlerins les plus favorisés.

HIVER 2017 REGARDS 41


FAUT-IL ÊTRE RACISTE POUR ÊTRE POPULAIRE ?

Le fonds de commerce du racisme ne connaît pas la crise : il prospère même grâce à elle. Et la pensée identitaire, la xénophobie ou le nationalisme font de nouveaux adeptes, parfois jusqu'au sein de la gauche. Comment un tel basculement a-t-il pu se produire ? Et maintenant, comment sortir de l'ornière ?


L'invasion jaune, roman du capitaine Danrit (1855-1916). Un cortège d'Asiatiques défile à Paris sur les Champs-Élysées, et passe devant des cadavres de Français. Illustration de Georges Dutriac (1866-1958) pour une affiche de 1905. Collection Perrin / Kharbine-Tapabor.


Q

Quel est ce “populisme” qui s'est imposé dans l'espace public ? Roger Martelli décode un terme ambigu, symptôme d'une panne démocratique (p. 45). La tentation de suivre le FN sur son terrain conduit à des impasses politiques, estime le chercheur Joël Gombin, qui souligne aussi l'évolution du racisme vers un rejet du multiculturalisme (p. 48). À qui profite vraiment le crime ? La xénophobie ne bénéficie pas forcément à tous ceux qui la cultivent… Surtout, elle ne désigne jamais les vrais coupables (p. 55). De son côté, l'antiracisme comporte-t-il le risque de délaisser la lutte anticapitaliste et ses objectifs au profit d'une logique essentiellement communautaire ? (p. 59) Pour l'historien Gérard Noiriel, le néo-républicanisme est un nationalisme qui mène dans une impasse politique et nous menace de nouveaux conflits (p.61). Et tandis que le racisme devient un argument de vente (p. 66), certains républicains de gauche tombent dans le piège identitaire (p. 67)… à l'image d'Élisabeth Badinter, qui trahit le féminisme pour stigmatiser les musulmans au nom de la laïcité (p. 68).

44 REGARDS HIVER 2017


LE DOSSIER

DE QUEL VIDE POLITIQUE LE RACISME ET LE POPULISME SONT-ILS LES NOMS ? Le populisme est une notion commode. On ne sait pas trop ce que c’est, sauf que ce n’est a priori pas bien. “Populiste” est une manière feutrée de dire “raciste” ou “fascisant”. Et de mettre dans le même sac des opinions, des individus et des groupes que tout oppose sur le fond... Aucune définition du populisme n’est satisfaisante. En fait, le terme renvoie à trop de réalités historiques différentes. La Russie et les États-Unis de la fin du XIXe siècle, les expériences latino-américaines depuis les années 1940, les extrêmes droites européennes aujourd’hui… Il en est du populisme comme du totalitarisme : la description n’est pas l’explication ; l’accumulation des caractères ne dit rien de l’essence ; le ressemblant n’est pas l’identique. Globalement, l’hypertrophie du terme désigne en creux une carence. Le “populisme” s’impose dans l’espace public quand le “peuple” n’y est pas, ou si peu. On ne parle pas de populisme quand on a l’impression que le peuple est acteur ou qu’il est bien “représenté”. Le terreau de l’inflation populiste est une démocratie limitée, maltraitée ou malade. En cela, le populisme qui naît d’un vide peut être l’illusion d’un plein trop aisément accessible. Si le peuple est aux abonnés absents, c’est qu’ “on” le tient à l’écart.

“On” : selon les options, c’est le possédant, l’élite ou l’autre ; le puissant, le technocrate ou le migrant. Pour que tout rentre dans l’ordre, pour que la démocratie retrouve des couleurs, il suffit donc d’isoler les puissants, d’écarter les technocrates ou de renvoyer les immigrés. LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE EN PANNE

L’option populiste est en cela une illusion, parce que le peuple n’existe pas, en tout cas comme sujet politique. Il y a certes un peuple sociologique : la somme des catégories populaires, des exploités, des dominés, des subalternes. Quand les composantes du “populaire” s’assemblent, elles forment une multitude. Mais une multitude n’est pas encore un peuple. Le peuple politique se construit, si et seulement s’il est à la fois “contre” et “pour”. Moins contre d’autres groupes (les exploitants, les dominants) que contre le système qui produit l’opposition des dominants et des dominés ; non pas pour que ceux d’en bas deviennent ceux

HIVER 2017 REGARDS 45


CrĂŠdit : Bilipo/Criminocorpus www.criminocorpus.org


d’en haut, mais pour que la logique de polarisation des classes ne soit plus un principe de classement. Historiquement, le peuple ne devient protagoniste politique conscient que lorsqu’il peut opposer, à l’ordre inégalitaire “réel”, le projet d’une société où l’inégalité n’est plus la logique dominante. Le populiste est par-là aux antipodes du populaire : il se réclame du peuple, mais ne dit rien de ce qui permet aux catégories populaires dispersées de se rassembler autour d’un projet qui, en les émancipant, émancipe la société tout entière. Toutefois, si le populisme est une illusion, l’anti-populisme déclamé peut-être une impasse, dès lors qu’il nie le fait que la tentation populiste n’est que le miroir inversé d’un peuple aux abonnés absents. On peut toujours vitupérer la virulence populiste ; cela n’empêche pas que la souveraineté populaire soit en panne. Ce ne sont pas d’abord les “populistes”, mais les États et les institutions de l’Union européenne qui se dispensent d’écouter le “peuple” quand ses avis ne lui conviennent pas… INCANTATION POPULISTE CONTRE MOBILISATION POPULAIRE

Faut-il donc accepter le parti pris “populiste”, le jeter à la face des oligarchies dominantes, le disputer à l’extrême droite ? C’est ce que suggèrent les tenants d’un “populisme de gauche”, à l’instar de la philosophe Chantal Mouffe. On peut leur objecter que la mobilisation “populiste” des affects populaires peut se retourner contre ceux qui l’utilisent. À vouloir désigner l’ennemi ou même seulement l’adversaire, on court le risque de mettre au second plan les causes des maux, des colères et des peurs. On risque de laisser s’opérer le glissement qui va du responsable (que l’on ne voit pas toujours) au bouc émissaire (que l’on a à portée de main).

Le “populisme” s’impose dans l’espace public quand le “peuple” n’y est pas, ou si peu. Le terreau de l’inflation populiste est une démocratie limitée, maltraitée ou malade. Quand l’espérance est en panne, le ressentiment peut être le vecteur le plus fort de rassemblement d’un peuple désorienté : l’extrême droite en fait ses choux gras. Quand la solidarité devient un vain mot, la tentation est grande de se replier : sur la communauté étroite ou un peu plus large (celle des “natifs” ou “de souche”), dans le cocon rassurant d’un espace fermé (la frontière et le mur). Alors le racisme retrouve les ferments que le long effort de solidarité populaire avait contenu dans le passé. Alors l’incantation populiste prend la place de la mobilisation populaire. Si tout cela est vrai, ni l’antiracisme ni l’anti-populisme ne sont des voies en elles-mêmes porteuses. Rien ne peut remplacer le travail persévérant de reconstruction de l’espérance. Ce n’est pas un hasard si, aux XIXe et XXe siècles, le mouvement ouvrier ne se définit pas d’abord par ses traits sociologistes, mais par le projet qu’il mettait au centre de son action. Ce ne fut pas le “populisme” ou “l’ouvriérisme” qui furent au cœur du combat, mais le socialisme, le communisme, l’anarchisme ou la République. ■ roger martelli

HIVER 2017 REGARDS 47


« PERSONNE N’A RÉUSSI À S’ATTACHER DURABLEMENT LES ÉLECTEURS DU FN EN ALLANT SUR SON TERRAIN » La rhétorique xénophobe a significativement évolué au cours des dernières décennies. Mais si elle a permis au Front national de fédérer les catégories populaires contre le multiculturalisme, le “populisme” comporte d'importants risques politiques pour les autres partis.

regards. Le racisme est-il devenu un gage d’audience, comme semble le prouver le succès actuel du Front national ? joël gombin. Tout dépend ce qu’on met derrière le terme de racisme. Aujourd’hui, le Front national refuse cette appellation et se garde bien de tenir tout propos renvoyant à une hiérarchisation des races humaines. Une telle recomposition idéologique a été entamée à partir des années 1970 par la Nouvelle droite : celle-ci propose alors une approche d’ordre ethnoculturel

JOËL GOMBIN

Chercheur français en sciences politiques, spécialiste du vote Front national, il est l'auteur de Le Front national. Faut-il avoir peur de l’avenir ? (éd. Eyrolles, octobre 2016)

48 REGARDS HIVER 2017

s’appuyant sur l’idée qu’il existerait des ensembles culturels homogènes dont il faudrait maintenir la pureté. D’où une opposition stricte à toute forme de métissage ou de multiculturalisme, considérés comme une menace pour la “biodiversité culturelle”. Désormais, le clivage qui traverse les pays occidentaux n’est donc plus entre racistes et antiracistes, mais entre partisans et adversaires du multiculturalisme. regards. Cependant, la rhétorique politique de l’extrême droite repose bien sur le rejet de l’autre. Quelle est son efficacité ? gombin. Officiellement, le FN n’oppose que les Français aux étrangers, mais derrière ces discours, il établit en effet la centralité d’un groupe ethnoculturel. D’où le rapport à l’islam de Marine Le Pen, qui a comparé les prières de rue à l’occupation allemande, et mené

joël

la promotion d’une France laïque et… chrétienne. Après, je ne pense pas que les Français d’aujourd’hui soient plus ethnocentristes que ceux d’il y a trente ou quarante ans. En revanche, le FN propose une offre politique particulièrement ajustée à ces représentations collectives et il en tire des bénéfices politiques. regards. Avant d’attirer les ouvriers, vous expliquez que le FN séduisait la bourgeoisie de droite. Pourquoi les discours xénophobes sont-ils devenus populaires ? joël gombin.

La politisation des questions d’identité, d’immigration, d’insécurité remonte aux années 1980, mais on assiste à un basculement à partir de 1995 : de bourgeois, le vote FN devient populaire. Il a suivi la même trajectoire que celle décrite par Pierre Bourdieu pour certains produits culturels qui commencent leur parcours dans les


LE DOSSIER

« Désormais, le clivage qui traverse les pays occidentaux n’est plus entre racistes et antiracistes, mais entre partisans et adversaires du multiculturalisme. » classes supérieures, avant que les classes populaires ne s’en emparent. Ce phénomène d’appropriation s’est accompagné d’une volonté de distinction des catégories plus élevées, qui se sont éloignées de pratiques qui étaient les leurs à l’origine. Le vote FN a suivi un peu le même chemin. À mesure qu’il progresse dans l’électorat en général et populaire en particulier, il perd du terrain dans les classes supérieures.

puissances mondiales suspectées de vouloir établir leur domination au prix de la dissolution des identités nationales ou culturelles. Ce registre conspirationniste, marqué par l’idée d’un complot de l’impérialisme judéo-américain, permet de tisser des liens avec les discours historiques de l’extrême droite qui, à la fin du XIXe siècle, dénonçait déjà une domination juive cosmopolite ou judéoprotestante.

regards. La défiance actuelle par rapport aux élites alimente-telle les discours xénophobes ?

regards.

joël gombin.

Oui, il existe une grande résonnance entre le discours ethnocentriste et un discours populiste, anti-élite et anti-système. La préservation des identités ethnoculturelles s’oppose à la promotion du multiculturalisme portée par une partie des élites depuis les années 1980-1990. Ce discours va de pair avec le mythe de grandes

La stratégie du FN a donné des idées à d’autres acteurs politiques… Est-ce payant ?

joël gombin. Dès lors que les enjeux

identitaires et culturels occupent une place importante dans les préoccupations d’un nombre croissant d’électeurs, beaucoup considèrent qu’ils ont intérêt à s’en saisir. Mais personne n’a réussi à s’attacher durablement les électeurs du FN en allant sur son terrain. Cette straté-

gie est donc limitée et peut même être coûteuse pour un dirigeant de gauche. Cela n’empêche pas Laurent Bouvet, dont les théories traversent le courant de la Gauche populaire, d’expliquer l’échec de la gauche par le fait qu’elle n’aborde pas les questions qui sont au cœur des interrogations populaires. Ce n’est pas le PS qui aurait échoué, c’est le peuple qui serait devenu populiste. Et aller sur ce terrain serait donc le seul moyen d’espérer le reconquérir ! C’est aussi, en un sens, le discours de Jean-Luc Mélenchon. regards. Le populisme n’est pas forcément synonyme de xénophobie… joël gombin. Bien sûr qu’être populiste ne signifie pas être ethnocentriste. Mais cette rhétorique suppose de poser une définition de ce qu’est le peuple, et c’est dans cette opération de clôture que réside la potentialité d’une dérive

HIVER 2017 REGARDS 49


ethnocentriste du populisme. Car si le populisme repose en théorie sur l’opposition entre la pureté du peuple et la corruption de ceux qui l’ont trahi, très souvent il fait une place à un “mauvais” peuple qui nuirait au “bon”. regards. C’est grâce à son site Égalité et réconciliation que l’essayiste Alain Soral s’est fait connaître. Quel rôle joue Internet dans la diffusion de telles idées ? joël gombin. Les reconfigurations du marché de l’information liées à l’émergence d’Internet ont de l’importance. Pour autant, Soral ou Dieudonné font plusieurs millions de vues alors que des tas de vidéos YouTube ne sont vues que par dix personnes. On est donc bien obligé de s’interroger sur les ressorts idéologiques de tels discours qui ne sont jamais portés par leur propre force. Pour connaître un succès aussi large, il faut qu’ils rencontrent une demande. regards.

Et un vide du côté des alternatives ? joël gombin. Force est de constater que la capacité à produire des récits du monde qui donnent sens à l’expérience quotidienne des individus est aujourd’hui du côté des droites extrêmes, et pas tellement des gauches alternatives.  propos recueillis par marion rousset @marion_rousset

50 REGARDS HIVER 2017

« On est obligé de s’interroger sur les ressorts idéologiques de tels discours. Pour connaître un succès aussi large, il faut qu’ils rencontrent une demande. »


LE DOSSIER

Œuvre de Pierre Budet réalisée dans le cadre de Addenda, une performance de street art au Musée national de l’histoire de l’immigration pendant la Semaine nationale d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme. Paris, mars 2016.


LES VISAGES POLITIQUES DE LA XÉNOPHOBIE EN EUROPE

LE FRONT NATIONAL

Le Front national est à l'origine un parti d'extrême droite classique qui, sous l'impulsion de Marine Le Pen, tend à se transformer en parti néopopuliste. Renonçant par conséquent à certains traits historiques comme l’autoritaire ou l’antisémitisme, à la faveur d’un discours orienté contre les musulmans, le FN se pose paradoxalement en défenseur des femmes et des homosexuels contre le “totalitarisme islamique”. Il imite ainsi le parcours du Mouvement social italien (MSI), le parti fasciste qui s'est transformé en 1995 en un parti de droite libérale-conservatrice, l'Alliance nationale, sous l'impulsion de son chef, Gianfranco Fini, devenu ministre sous Berlusconi.

LES NÉOPOPULISTES

Surfant sur la crise économique et la peur de la perte de l'identité européenne face à l'immigration et à l’islam, ces partis eurosceptiques et anti-immigration sont en plein essor depuis les attentats du 11 septembre. L'Union démocratique du centre (UDC) en Suisse, à l'origine du référendum sur les minarets, le Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders aux Pays-Bas, le Parti du progrès en Norvège, la Ligue du Nord italienne ou encore le FPÖ autrichien en sont représentatifs. Créé il y a seulement trois ans, l’AfD a réalisé une percée lors des élections régionales de mars en Allemagne. Si ces partis participent de plus en plus à la vie politique, ils résistent souvent mal à l’épreuve du pouvoir. Depuis son entrée au gouvernement en 2015, le Parti des Finlandais Perussuomalaiset a ainsi dû renoncer à son programme et plonge dans les sondages.


L'EXTRÊME DROITE CLASSIQUE

Peu soucieuse de “dédiabolisation”, l’extrême droite virulente et antisémite, héritière plus ou moins directe du fascisme ou du nazisme, existe toujours, mais elle est plutôt en déclin en Europe occidentale. Elle regroupe notamment le NPD néonazi en Allemagne, les Grecs d’Aube dorée ou les Bulgares d’Ataka. Le Jobbik en Hongrie, qui plaide pour le retour des valeurs chrétiennes, de la famille et de l'autorité – et se réfère parfois aux symboles d'une formation fasciste pronazie des années 1930 – en est un autre exemple.

LA NÉBULEUSE NÉORÉPUBLICAINE

Nul besoin d’adhérer à des partis d’extrême droite pour stigmatiser les populations qui dérogent à la norme culturelle dominante. Nicolas Sarkozy, Manuel Valls ou encore Jean-Pierre Chevènement n’appartiennent pas au même parti ni au même bord politique, et pourtant, tous communient dans un “républicanisme” new look hostile au pluralisme culturel. L’ancien ministre a par exemple fait remarquer cet été qu’il avait à Saint-Denis, « 135 nationalités, mais il y en a une qui a quasiment disparu », sous-entendant : la nationalité française. Les Roms auraient « vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie », estime pour sa part le premier ministre qui, sous couvert d’attachement à la laïcité et de lutte contre le djihadisme, soutient les arrêtés anti-burkini pourtant invalidés par le Conseil d’État. Émanant du centre du paysage politique, ces discours portent une lourde responsabilité dans la légitimation et la banalisation des sentiments xénophobes. HIVER 2017 REGARDS 53


Pour sauver la race française (un troisième enfant). Caricature d'André-René Charlet (né en 1906) pour L'Espoir francais, 1935. Collection Dixmier / Kharbine-Tapabor.


LE DOSSIER

LES DOUTEUX DIVIDENDES DE LA XÉNOPHOBIE

Apparemment validée par les performances des droites extrémisées, l'idée que les discours xénophobes sont rentables sur le plan électoral est à nuancer. Elle ne doit surtout pas conduire la gauche à se tromper de cible à son tour, mais bien à désigner les vraies responsabilités. Au secours, le peuple est devenu raciste ! Aux ÉtatsUnis comme en Europe, le racisme, ça paie, semble-t-il. La victoire de Donald Trump, défenseur d’un mur antiimmigrés et de l’expulsion massive des clandestins, n’est que le dernier exemple d’une longue série d’élections couronnant de succès les campagnes xénophobes. La décision d’Angela Merkel en septembre 2015 d'ouvrir l’Allemagne à un million de demandeurs d’asile est indissociable des scores du parti anti-migrant Alternative pour l'Allemagne (AfD). Lequel a même devancé, cette année, le parti d’Angela Merkel dans son propre fief, le Mecklembourg-Poméranie occidentale. Créé il y a peine trois ans, l’Afd est désormais représenté dans dix des seize Länder. Au Royaume-Uni, « la Commission, la Banque centrale, les gouvernements, les partis de gouvernement, tout ce que le continent compte d’esprits raisonnables et ouverts ont eu beau multiplier les mises en garde, et parfois les menaces, rien n’y a fait », déplore Laurent Joffrin dans Libération : les Britanniques se sont prononcés en juin dernier pour le Brexit, après une campagne dirigée en grande partie contre l’immigration

est-européenne. « C’est la victoire (…) de la xénophobie, de la haine longtemps recuite de l’immigré et de l’obsession de l’ennemi intérieur », se lamente Bernard-Henri Lévy dans Le Monde. La France ne fait pas exception. Porté notamment par son discours anti-islam, le Front national est devenu le premier parti de France lors des élections européennes de 2014. Inversement, Jean-Luc Mélenchon pense avoir fait les frais en 2012 de son discours du Prado. « Notre chance, c'est le métissage », lance le candidat du Front de gauche le 14 avril à Marseille, avant de refuser « l'idée morbide et paranoïaque du choc des civilisations ». Crédité quelques jours auparavant de 15 % des voix dans les sondages, il n’en récoltera que 11,1 le jour J. « Avec ce discours, je crois que j’ai fait du bien à mon pays. Peutêtre pas à mon résultat électoral, mais je m’en fiche, ça ne compte pas », analyse-t-il dans son dernier ouvrage, Le Choix de l’insoumission. À Saint-Ouen, l’entourage de la communiste Jacqueline Rouillon estime que l’ouverture d’un village d’insertion pour Roms a largement contribué à la perte de la mairie en mars 2014. Le rapport

HIVER 2017 REGARDS 55


de cause à effet est certes impossible à établir avec certitude, mais la succession de suffrages semble bel et bien pointer vers une corrélation. UNE CAUSALITÉ À PONDÉRER

Contre cette conclusion politiquement désespérante pour la gauche, il faut objecter plusieurs choses. D’abord, les politiques supposément trop accueillantes ne le sont souvent pas tant que ça. Si Jacqueline Rouillon a bien voulu ouvrir un village d’insertion pour vingt familles, elle s’est montrée ferme lorsqu’il s’est agi de traiter avec les huit cents habitants du bidonville géant de la rue des docks, recourant à des méthodes répressives comparables à celles employées par le maire UDI actuel – coupures d’eau et d’électricité, déploiements policiers et expulsions dans l’heure –, avant de les évacuer définitivement en novembre 2013. Il est donc hasardeux d’interpréter sa défaite l’année suivante comme la sanction d’une hospitalité excessive. En Allemagne, ce n‘est pas parce qu’Angela Merkel a compris que décréter des quotas nationaux était aussi inapplicable que destructeur pour l’Union européenne qu’elle serait pour autant une championne de la politique de la frontière ouverte : elle a au contraire activement milité pour le renforcement de l’agence européenne des frontières extérieures, Frontex, ainsi que pour l’accord entre Bruxelles et Ankara permettant à la Grèce de renvoyer les candidats à l’asile en

56 REGARDS HIVER 2017

Turquie, et pour le déploiement d’une mission de surveillance des frontières en mer Égée par l’OTAN afin d’endiguer les flux de réfugiés accostant dans les îles grecques. Un aspect de sa politique que l’opposition a tout intérêt à gommer, de manière à pouvoir la caricaturer en laxiste irresponsable. Ensuite, il serait simpliste de mettre toutes les expressions de xénophobie dans le même panier : la stigmatisation des Roms relève de préjugés essentialistes sur une “culture” nomade supposément impossible à intégrer ou un penchant pour le vol, tandis que l’islamophobie, elle, s’explique à la fois par la peur du terrorisme et par l’angoisse identitaire à l’idée d’une dilution de la “culture nationale”. Le rejet de l’immigration mexicaine aux États-Unis et est-européenne au Royaume-Uni tient avant tout à des préoccupations économiques liées à la concurrence – aussi bien sur un marché de l’emploi déprimé que pour des services publics sous pression budgétaire. Dans Race, nation, classe. Les identités ambigües, Étienne Balibar montre bien comment le racisme peut être compris comme une forme de lutte des classes qui se développe lorsque la conscience de classe des dominés est faible. Il n’est pas anodin que l’un des arguments récurrents du parti eurosceptique Ukip en faveur du “out” et de la limitation des entrées migratoires a été la possibilité de récupérer des ressources pour la sécurité sociale britannique. Une stratégie


LE DOSSIER

Il appartient à la gauche de diriger la colère engendrée par des problèmes économiques et sociaux bien réels contre les politiques néolibérales qui en sont vraiment responsables. pour le moins cynique de la part d’un parti favorable à la privatisation des services publics… RÉORIENTER LA COLÈRE

Il convient donc de distinguer les préjugés racistes purs (contre les roms par exemple), à combattre en tant que tels, des légitimes craintes économiques et sécuritaires qui sont instrumentalisées par une élite médiatique et politique préférant désigner des boucs émissaires étrangers et déplacer le débat sur le terrain identitaire plutôt que de nommer les vrais responsables de la crise, à savoir les politiques d’austérité néolibérales. Dans tous les cas, y compris ceux où les électeurs sanctionnent explicitement une politique trop favorable aux étrangers, ce n’est pas l’expérience de la rencontre ou de la cohabitation qui produit d’elle-même des réactions hostiles, mais le discours idéologique sur les étrangers, tel qu’il est façonné par les médias et les politiques, sur fond de crise économique et sociale. Ainsi, dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale, un électeur sur deux aurait jugé ce thème crucial, selon un sondage de la chaîne ZDF, alors même que seulement quelques milliers de réfugiés sont installés dans la région. Ce que l’on entend moins, c’est que ce petit Land de l’ex-RDA connaît le taux de chômage des jeunes le plus élevé du pays, avec un quart de la population vivant au niveau ou sous le seuil de pau-

vreté. Inversement, les politiques d’accueil ne sont pas systématiquement sanctionnées : de nombreuses mairies de la région parisienne ayant ouvert des villages d’insertion pour les familles roms sont restées à gauche après les municipales de 2014 : c’est le cas d’Aubervilliers, Montreuil, Choisy-le-Roi, Bagnolet ou encore Saint-Denis. Autrement dit, ce n’est pas parce que les gens sont véritablement gênés par la présence des étrangers qu’ils votent pour des partis anti-migrants. C’est parce que ces partis ont réussi à présenter les étrangers comme la cause de leurs souffrances que les gens deviennent racistes. Il appartient à la gauche de diriger la colère engendrée par des problèmes économiques et sociaux bien réels contre les politiques néolibérales qui en sont vraiment responsables. Se contenter de déplorer le devenir raciste du peuple, c’est passer à côté des causes profondes du succès des discours xénophobes. C’est aussi prendre le risque de cautionner un discours antidémocratique non moins dangereux. Ainsi Matthieu Croissandeau, rédacteur en chef de L’Obs, propose d’ « en finir avec le référendum », qualifiée de « perversion démocratique » et de « tyrannie de la majorité », tandis que Peter Sutherland, ancien commissaire européen et dirigeant de Goldman Sachs, affirme que « d’une façon ou d’une autre, ce résultat [du Brexit] doit être annulé ». Si les gens sont racistes, est-il bien sage de les laisser voter ?  laura raim @Laura_Raim

HIVER 2017 REGARDS 57


Publicité à caractère raciste, vers 1910. Collection Kharbine-Tapabor.


LE DOSSIER

L’ANTIRACISME, “AILE GAUCHE” DU NÉOLIBÉRALISME ?

Un vif désaccord divise le marxisme anglo-saxon entre ceux qui considèrent le racisme comme un concept flou qui détournerait l’attention des inégalités sociales, et ceux pour qui l’antiracisme occupe au contraire une place centrale dans la lutte anticapitaliste… L’antiracisme est-il le meilleur allié du néolibéralisme? C’est la thèse – provocatrice – du chercheur américain Walter Benn Michaels. « La contradiction n’est pas entre la diversité et les profits mais entre le socialisme et les profits », affirme l’auteur de La Diversité contre l’égalité dans une tribune publiée par Le Monde. « Le racisme (et, plus généralement, la discrimination) offre aujourd’hui au capitalisme néolibéral sa théorie (et la justification) des inégalités. Alors qu’un nombre croissant d’Américains voient leur situation financière se dégrader, la droite affirme que le problème, ce sont les Mexicains, les musulmans ou les Noirs, pas le capitalisme ; la gauche affirme que le problème, c’est le racisme anti-Mexicains ou antimusulmans ou anti-Noirs, pas le capitalisme. Or, en réalité, c’est le capitalisme qui est le problème. » Pour le professeur de littérature à l’université de l’Illinois à Chicago, « être

farouchement favorable à la discrimination positive, c’est se battre non pas pour plus d’égalité économique, mais pour qu’il y ait plus de riches parmi les non-Blancs ». LE RACISME, INSTRUMENT DU CAPITALISME

La critique des “identitaires de gauche” que propose Adolph Reed va dans le même sens. Pour le professeur de sciences politiques à l’Université de Pennsylvanie, la grille de lecture raciale qu’épouse cette « aile gauche du néolibéralisme » empêche les mouvements comme Black Lives Matter d’identifier les sources non raciales des inégalités et de « développer les alliances de classe suffisamment larges et universelles pour avoir une chance d’ébranler l’ordre établi ». Que certaines formes de lutte contre les discriminations raciales puissent être inoffensives pour le capitalisme est indéniable. Mais cela ne doit pas

occulter, répondent les marxistes antiracistes, l’importance des liens entre racisme et capitalisme. Sur le plan historique d’abord, la discussion reste ouverte sur le rôle précis qu’a joué le racisme dans l’émergence même du capitalisme : ce rôle est secondaire pour Robert Brenner par exemple, qui met l’accent sur le phénomène des enclosures en Angleterre rurale, tandis que pour Immanuel Wallerstein, la naissance du “système-monde” capitaliste est indissociable de l’expansion coloniale – et donc raciste – de l’Europe au XVIe siècle. Mais il y a consensus autour de l’instrumentalisation du racisme par le capitalisme. Comme l’a montré l’abolitionniste Frederick, loin d’être le produit inévitable de l’interaction entre différents peuples, le racisme moderne est apparu pendant la transition du féodalisme au capitalisme comme justification idéologique de l’escla-

HIVER 2017 REGARDS 59


« Être farouchement favorable à la discrimination positive, c’est se battre non pas pour plus d’égalité économique, mais pour qu’il y ait plus de riches parmi les non-Blancs. » Walter Benn Michaels, professeur de littérature vage, et comme moyen d’empêcher les travailleurs blancs et non blancs de s’unir face au patronat, selon le principe du “diviser pour mieux régner“. LUTTER ENSEMBLE OU LES UNS À CÔTÉ DES AUTRES ?

Au niveau stratégique, le débat porte plus précisément sur les formes d’organisation adéquates. S’appuyant sur les travaux de l’économiste Michael Reich, qui a trouvé que plus l’écart de salaires entre travailleurs blancs et noirs était élevé, plus le niveau global de salaires était faible, la tendance “universaliste” affirme que tous les travailleurs ont intérêt à lutter ensemble contre les préjugés racistes diffusés par les élites et à être solidaires pour augmenter les salaires de tous. Mais pour la sociologue Edna Bonacich,

60 REGARDS HIVER 2017

cet argument ne vaut que dans le cadre imaginaire de la théorie économique néoclassique, qui postule un marché du travail unique avec un niveau de salaire valant pour tous quelle que soit la couleur de peau. Or en réalité, le marché du travail est segmenté : les travailleurs blancs et les travailleurs racisés n’ont pas le même type d’emplois. Par conséquent, sans entretenir de sentiments racistes, les Blancs peuvent néanmoins avoir structurellement intérêt, pour protéger leurs acquis, à empêcher les entreprises de recruter des non Blancs plus précaires et moins bien payés qui “casseraient le marché”. L’analyse de Bonacich implique un choix stratégique radicalement différent : dès lors que les travailleurs blancs sont portés à défendre leur “privilège” aux dépens des non Blancs (un peu de la même manière

que les syndicats traditionnels défendent les salariés en CDI plutôt que les intérimaires), alors les non Blancs peuvent légitimement opter pour l’auto-organisation. Un choix qui peut leur valoir d’être accusés par des penseurs comme Adolph Reed de se désintéresser du combat anticapitaliste et de sombrer dans le “repli identitaire”. Le contenu économique de la plateforme politique d’un mouvement comme Black Lives Matter démontre une pleine conscience de la manière dont les marchés capitalistes verrouillent les inégalités aussi bien raciales que sociales. Loin d’être un écran de fumée qui détournerait l’attention des “vrais problèmes” sociaux et du combat contre le néolibéralisme, le combat antiraciste est le plus souvent une passerelle vers l’engagement anticapitaliste.  laura raim @Laura_Raim


LE DOSSIER

« LA RHÉTORIQUE RÉPUBLICAINE ACTUELLE EST UNE NOUVELLE FORME DE NATIONALISME »

D'où vient le nationalisme français ? Revenant sur ses origines, les clivages qui le fondent et ses liens avec la rhétorique néo-républicaine, l'historien Gérard Noiriel alerte sur l'impasse dans laquelle nous menaçons de replonger. regards.

Peut-on considérer, en France, la crise des années 1880-1890 comme la première poussée xénophobe de l'histoire contemporaine ? Gérard Noiriel. Oui, mais au-delà de la crise économique, il y a d'autres facteurs qui déterminent ce phénomène. En premier lieu la construction, à la même période, des États-nations. Mais aussi, paradoxalement, la laïcisation de la société ainsi que l'apparition de la liberté d'expression. Jusque-là, on parlait d'antisémitisme ou d'antijudaïsme plutôt que de racisme ou de xénophobie : les mots appartenaient à la sphère religieuse. En outre, ce n'est pas un hasard si le père fondateur de l'antisémitisme français, Édouard Drumont, publie La France juive, un condensé de haine raciste, en 1886 – c'est à dire cinq ans après la loi sur la liberté

GÉRARD NOIRIEL

Directeur d'études à l'EHESS, adepte d'une démarche socio-historique croisant histoire et sciences sociales, il est l'un des spécialistes de l'histoire de l'immigration et de l’État-nation en France.

de la presse. Drumont inaugure cette phase antisémite, qui débouche un peu plus tard sur l'affaire Dreyfus. regards. Jusque-là, le mot “racisme” n'était pas employé ? gérard noiriel. Non, celui-ci apparaît dans les premières années du XXe siècle, à travers le discours des associations antiracistes comme la Ligue des droits de l'homme, qui naît en 1898, et l'apparition pendant l'affaire Dreyfus de la figure de l'intellectuel, dont la fonction première est la dénonciation du racisme. Cette opposition structure fortement le champ politique de l'époque autour de deux camps. Mais la forme dominante prise par le racisme, en tout cas dans le débat public, est alors l'antisémitisme. Jusqu'à la première guerre mondiale, et même un peu après, l'antisémitisme monopolise l'essentiel de l'action des antiracistes. regards.

À la même période, l'immigration italienne donne pourtant lieu à des réactions d'hostilité, voire à des affrontements physiques...

gérard noiriel. C'est exact. Même si elle n'est pas au premier plan, la question de l'immigration joue également un rôle déterminant. Mais jusqu'au début de

HIVER 2017 REGARDS 61


Exposition “Le Juif et la France” au palais Berlitz à Paris, septembre 1941. Exposition violemment antisémite utilisée par le gouvernement de Vichy pour justifer la répression contre les Juifs. 200 000 personnes sont allées la visiter. Collection Kharbine-Tapabor.


LE DOSSIER

la IIIe République, ces affrontements ne sont pas perçus comme un problème public. “Classes laborieuses, classes dangereuses” : pour les élites, les ouvriers peuvent bien s'entretuer de leur côté. Mais avec la construction de l’État-nation, qui intègre les classes populaires, ouvriers et paysans font partie du corps national. Les conflits qui les traversent deviennent alors visibles et font l'objet de luttes d'interprétation au sein des élites. Du côté des conservateurs, l'immigration est perçue comme une menace pour la France ; en face, d'autres estiment que les étrangers sont victimes de xénophobie. Le mot apparaît lui-aussi à cette période. regards. Ce sont ces évolutions qui donnent naissance à la question de l' “intégration” ? gérard noiriel.

Pour être précis, l'immigration posée comme “problème” naît en 1881, durant les incidents des vêpres marseillaises. Des Italiens sont agressés par la population pour avoir sifflé la Marseillaise – rien de nouveau sous le soleil. Il y a des chasses à l'homme, et l'affaire crée une polémique au sein des élites. On ne parle pas encore d'intégration, mais d'assimilation. De même, à l'époque, on ne pointe pas le risque du “communautarisme”, mais celui d'une “nation dans la nation”. L'Italie est alors alliée avec l'Allemagne, “ennemi héréditaire” de la France. Le discours sur l'ennemi intérieur apparaît ainsi, brutalement, dans les années 1880. Un parti nationaliste conservateur se constitue. Il faut savoir qu'en France, jusqu'à la IIIe République, la défense de “l'identité nationale” était une valeur de gauche ! Mais lorsque les républicains arrivent au pouvoir, elle bascule définitivement à droite. regards. Qu'est-ce qui différencie la nation portée jusque-là par la gauche de celle qui est ensuite promue par les conservateurs ? gérard noiriel.

La guerre de 1870 marque une rupture entre deux conceptions républicaines de la nation. Pour Michelet, l'un des plus grands historiens sous la monarchie de Juillet, la nation française est progressiste :

Donald Trump ou Marine Le pen, qui utilisent les catégories du nationalisme – des catégories guerrières –, pourraient nous conduire à des engrenages de violence internationale. son identité réside dans le changement. La France devient elle-même en se transformant. Ce principe s'inscrit dans le sillage des Lumières, de la connaissance, de la culture. Cette vision est celle de la bourgeoisie intellectuelle, mais elle est aussi l'héritière de la Révolution. Dans la fameuse conférence qu'il prononce à la Sorbonne en 1882, Renan infléchit la définition de Michelet dans un sens conservateur. La nation française, qui vient d'être vaincue par l'Allemagne, doit être protégée contre tous ceux qui la menacent – non seulement de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur. Sous la IIIe République, cette conception devient hégémonique. Dès la fin du XIXe siècle, l'aristocratie – qui se rallie à la République – et la droite du parti républicain font alliance autour de ce schéma, que je qualifie de “national-sécuritaire”. Celui-ci repose sur une matrice qui est depuis restée stable : c'est le “nous” français, qu'exploitent aussi à l'extrême les mouvements racistes et xénophobes. En France, il n'y a jamais eu de parti fondé sur la suprématie blanche. Pour exister, le racisme et la xénophobie doivent être traduits dans le langage de l'intérêt national : “nous”, qui sommes français, contre “eux” qui ne le sont pas. Le “eux” évoluant avec le temps. regards. Peut-on dire que cette définition conservatrice de la nation a servi de ciment à la droite, tout en permettant à la République de s'enraciner ?

HIVER 2017 REGARDS 63


La rhétorique républicaine actuelle est une nouvelle forme de nationalisme, qui laisse penser que nous serions les seuls détenteurs des valeurs démocratiques.

cialistes, par exemple, ont le vent en poupe tant que le mouvement ouvrier est puissant, que la classe ouvrière est visible et combative. regards.

Le nationalisme n'a pourtant pas un rôle aussi central dans tous les pays… À quoi tiendrait la particularité française ?

gérard noiriel.

gérard noiriel. C'est évident à mes yeux. Pourquoi ? Parce qu'en face, vous avez une mutation majeure : la gauche, qui était incarnée par le parti radical, se délite. À la place émerge le mouvement ouvrier, qui s'allie avec les courants humanitaires comme la LDH pour former une gauche que j'appelle “sociale-humanitaire”, ou “sociale-humaniste”. C'est alors que se dessine le clivage qui va structurer le champ politique pendant un siècle au moins : la gauche s'empare du social, la droite s'empare de la nation. Par crainte de la révolution ouvrière, un front commun se tisse, de l'aristocratie jusqu'à la paysannerie, en passant par une partie des classes moyennes, notamment les artisans et les petits commerçants. La défense de la propriété privée est en jeu. Ce bloc, cimenté par le nationalisme, forme un socle assez solide pour ancrer la République. regards. Ce rôle historique du nationalisme explique-t-il également la remarquable persistance dans le temps de sa capacité à mobiliser ? gérard noiriel.

Oui, et c'est pour ça que la gauche a toujours été très embarrassée par rapport aux nationalistes. Dans un système démocratique, la compétition oppose des partis pour gagner des élections. Et le problème d'une élection, c'est de gagner la majorité arithmétique des voix. Comme ces électeurs sont, par définition, français, si on a pour argument principal qu'il faut défendre les Français, on a de bonnes chances d'emporter la mise ! C'est pourquoi les partis nationalistes ont toujours eu un avantage sur les autres. Les so-

64 REGARDS HIVER 2017

La France est un cas relativement exceptionnel, qui tient à son centralisme et à l'absence de structure fédérale. Les régionalismes y ont été liquidés. Dans presque tous les pays, il y a une diversité culturelle bien plus importante, comme en Angleterre où la construction de l’État s'est faite en s'appuyant sur les communautés. Cela ne signifie pas que les pays organisés sur une base “régionaliste” soient plus démocratiques que la France. Le nazisme a triomphé en Allemagne, en dépit du poids des Länder, en exaltant le thème de la supériorité du peuple allemand.

regards. Ce rapport entre la communauté nationale et son altérité a-t-il aussi un rapport avec l'entreprise coloniale ? gérard noiriel.

Le débat sur l'immigration intervient au moment même où la République bascule dans l'empire colonial. C'est la conquête de l'Indochine, puis la colonisation de l'Afrique. Il y a un large consensus autour de la mission civilisatrice de la France. Mais il s'agit du discours de la bourgeoisie cultivée, qui justifie aussi les lois sur l'école de Jules ferry, visant à “civiliser” les paysans. Puis les régionalismes, et les “populations primitives”. Ce discours implique une homogénéisation, un refus d'admettre la légitimité des cultures que l'on élimine. Même si je suis en désaccord avec certains de leurs arguments, je rejoins les études postcoloniales pour dire que ce passé colonial est important, et qu'il s'inscrit dans la longue durée. Je pense, par exemple, à la question du voile : il y a derrière celle-ci l'hypothèse qu'une autonomie culturelle laissée à des populations venues d'ailleurs constitue une menace pour la nation. Le présupposé des élites républicaines consiste


LE DOSSIER

à interpréter en termes politiques les réalités populaires qu'elles ne comprennent pas. On constate que ce type de raisonnement est né à la fin du XIXe siècle à propos de l'immigration italienne, et qu'il a ensuite été appliqué à des populations issues de l'empire colonial, et centré sur l'islam. regards.

Historiquement, comment la gauche a-telle jonglé avec cette question ?

gérard noiriel.

Dans le cas français, la gauche n'a jamais pu évacuer totalement la question nationale. Lors d'un meeting à Paris en 1937, Maurice Thorez, le leader du PCF – qui fait pourtant partie de la IIIe Internationale – proclame ainsi « la France aux Français ». Il s'agit, dans un contexte il est vrai compliqué, de donner des gages, de montrer que le PCF est bien un parti “français“. Puis en 1938, c'est Daladier, le chef du Parti radical, qui adopte des décret-loi ouvrant la porte à la “Révolution nationale” de Vichy. Hier comme aujourd'hui, la solution de facilité consiste à emboîter le pas à ces tendances rétrogrades. Mais l'histoire montre que le nationalisme conduit nécessairement à l'impasse. regards. Justement, comment la société française s'est-elle sortie de ces périodes ? Les années trente conduisent tout droit à la guerre… gérard noiriel. Mais la période précédente aussi ! Les années 1880-1910 coïncident avec une période de crise économique et de montée du nationalisme et de la xénophobie. Qu'est-ce qui met, provisoirement, fin à cela ? C'est la première guerre mondiale. Le phénomène se reproduit dans l'entre-deux guerres, et débouche sur la seconde guerre mondiale. regards.

Ce n'est pas très rassurant...

gérard noiriel. Non, bien sûr, mais le droit international, de même que les interdépendances créées par la mondialisation, nous protègent aujourd'hui davantage d'un risque de troisième guerre mondiale. Il y a des in-

térêts à protéger – comme la construction européenne ou les liens tissés avec les États-Unis – qui préviennent la reproduction de ce type de situation. Pour l'instant, il y a des combats à mener de l'intérieur pour rappeler que le nationalisme est une pente sur laquelle on peut vite déraper. De ce point de vue, l'arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis n'est évidemment pas une bonne nouvelle. Imaginons aussi l'hypothèse d'une Marine Le Pen en France… Ces gens-là, qui utilisent les catégories du nationalisme – des catégories guerrières –, pourraient nous conduire à des engrenages de violence internationale. regards. Aujourd'hui, les références directes à la “nation“ sont quand même moins présentes. C'est plutôt la “République” qui occupe le devant de la scène... gérard noiriel. Le vocabulaire national en tant que tel a perdu en efficacité, et les acteurs politiques se sont rabattus sur le vocabulaire républicain. Mais sa fonction est analogue : rassembler autour d'un “nous“ français. On parle de la République, et des “valeurs républicaines“. Mais les États-Unis sont une république aussi ; parle-t-on des valeurs américaines ? Non, pour beaucoup de républicains et de démocrates d'autres pays, le débat français sur la laïcité, par exemple, est incompréhensible ! Cette rhétorique républicaine est une nouvelle forme de nationalisme, qui laisse penser que nous serions les seuls détenteurs des valeurs démocratiques. Mais ce discours se heurte à des contradictions de plus en plus vives : les Français d'aujourd'hui ne sont plus ceux des années trente. Ils voyagent davantage, ont souvent de la famille à l'étranger. L'économie, la culture, les médias, la musique, la chanson, le cinéma, sont mondialisés. En fait, il n'y a que la politique qui n'est pas mondialisée. Les représentants politiques devraient au contraire aider les Français à penser la diversité, à comprendre que notre modèle, bien que singulier, n'exclut pas d'autres modèles construits sur des normes différentes.  propos recueillis par thomas clerget @Thomas_Clerget

HIVER 2017 REGARDS 65


Œuvre de Dugudus réalisée dans le cadre de Addenda. Paris, Mars 2016.

LE RACISME, NOUVEL ARGUMENT DE VENTE La publicité d’Albin Michel pour le nouveau livre d’Éric Zemmour, Un Quinquennat pour rien, s’appuie sur une innovation marketing : utiliser le racisme d’un auteur pour booster ses ventes. On dirait une blague de graphistes inspirés. À l’automne, les éditions Albin Michel faisaient paraître un encart publicitaire dans Le Figaro sur le dernier livre d’Éric Zemmour. Sous l’ombre noire de l’essayiste au visage anguleux avantageusement qualifié d’« ennemi public numéro 1 », trois citations-choc : « Délire islamophobe » attribuée à L’Obs, « Souverainiste, réactionnaire » au Monde, « Il faut déradicaliser Zemmour » à Libération. On imagine d’ici les ricanements. Ah, le politiquement correct de la gauche bobo, des médias bien-pensants et de leurs journalistes… Signalons au passage que la phrase de Libé n’est pas tirée d’un article, mais d’une tribune rédigée par un médecin. Mais qu’importe. Sur Twitter, Cécile Duflot poste aussitôt le hashtag #vertige. Et de fait, c’est tout sauf drôle. Car qu’est devenu le racisme pour Albin Michel sinon un argument de vente ? Qu’une telle innovation marketing vienne de l’éditeur d’Éric Zemmour, mais aussi de Philippe de Villiers, de Patrick Buisson et de François Fillon n’est pas le plus surprenant. On ne choisit pas ses auteurs tout à fait par hasard. Certes, la maison d’édition ouvre parfois ses portes à des plumes de gauche, mais la grande famille allant de la droite décomplexée à l’extrême droite est ici chez elle. Récemment, Le Monde titrait un article d’Olivier Faye et Alain Beuve-Méry sur la publication de ces « auteurs identitaires » et les remous suscités en interne à cette occasion : « Albin Michel, vitrine de la droitisation de la société française ». Et fier de l’être, qui plus est.  marion rousset @marion_rousset

66 REGARDS HIVER 2017


LE DOSSIER

CES RÉPUBLICAINS DE GAUCHE QUI BASCULENT Avec la place et la légitimité croissantes accordées à la mouvance réactionnaire, la tentation de venir sur son terrain pour le disputer à la droite est allée croissant. Notamment chez les tenants d'un certain autoritarisme et d'une laïcité restrictive. La tradition du républicanisme autoritaire n'est pas étrangère à l'histoire des gauches. Jean-Pierre Chevènement l'a tout particulièrement incarnée à l'époque contemporaine : défenseur du service militaire, partisan d'une politique sécuritaire de gauche, restaurateur de l'éducation civique à l'école lors de son passage au ministère de l'Éducation nationale… Il s'est aussi signalé, tout récemment – à la veille de sa nomination controversée à la tête de la Fondation de l'islam de France –, par ses conseils de « discrétion » adressés aux musulmans et son étonnant comptage des nationalités à Saint-Denis. “PRINTEMPS” RÉPUBLICAIN

Car c'est, sans surprise, autour de la défense de la laïcité – conquête historique des mouvements progressistes – que l'on assiste aujourd'hui à un regain de ce républicanisme de gauche. Derrière des intentions somme toute défendables, les ambiguïtés surgissent cependant très vite. Ainsi du Printemps républicain qui, à l'initiative de Laurent Bouvet (le théoricien de “l'insécurité culturelle”) et de diverses personnalités proches du PS, souhaitait début 2016 ouvrir une « troisième voie »

entre l'extrême droite et le radicalisme religieux. Laurent Bouvet estime que « c’est en remettant de la République dans la gauche que nous pourrons remettre de la gauche dans la République », la gauche devant à son tour mener le « combat culturel ». Invoquant la défense du “pacte républicain” et de la restauration d'un “commun” opposé au communautarisme, le Printemps républicain manifeste d'emblée son obsession de l'islam. Le mouvement, dont le manifeste a été publié simultanément par Marianne et Causeur, monte ainsi au front lors des polémiques sur le “Hijab Day” de Sciences Po, le burkini ou le camp d'été décolonial… Et agrège une nébuleuse de personnalités défendant une conception assez… intégriste de la laïcité – comme Élisabeth Badinter (voir portrait p. 68, Gilles Kepel, Marc Cohen ou encore Gilles Clavreul et Frédérique Calendra (maire du XXe). MAUVAISE PENTE

Le Printemps républicain est symptomatique d'une tendance plus large qui voit certains filer un mauvais coton, comme emportés par le torrent identitaire ou pris dans les rets d'un débat sur l'islam qui a brouillé

les repères politiques. Il s'agit alors moins de prendre ses distances avec l'extrême droite que de prendre à partie ceux qui, à gauche, se refusent à suivre le mouvement. En bas de cette pente, quelques-uns s'abandonnent aux invectives puisées dans un lexique désormais commun avec la fachosphère : “islamo-gauchistes”, “gauchistes libertaires” ou “bobos bien-pensants” coupables d' “angélisme” et de “droit-del'hommisme”, membres de ce que Jacques Julliard est allé jusqu'à qualifier de « parti collabo ». En cautionnant la notion de guerre des civilisations ou en déclarant que « l’essentiel, c’est la bataille culturelle et identitaire », Manuel Valls est la représentation politique la plus visible de ce flirt d'une fraction de la gauche avec les thématiques imposées par la droite xénophobe. On sait que la résurgence des revendications communautaires et religieuses dans l'espace public a contribué à une fracture au sein de la gauche. D'aucuns, par opportunisme ou par conviction, n'ont plus craint de se compromettre dans l'obsession identitaire qui s'est emparée de l'ensemble du champ politique. Quitte à se retrouver en très mauvaise compagnie.  jérôme latta @jeromelatta

HIVER 2017 REGARDS 67


BADINTER, ÉCOUTEZ LA DIFFÉRENCE Élisabeth Badinter a longtemps été une brillante figure du féminisme. En se rangeant parmi les partisans d'une laïcité qui stigmatise les musulmans, elle a mis sa légitimité au service d'une mauvaise cause. Et s'est retrouvé en mauvaise compagnie. On avait tant aimé Élisabeth Badinter décortiquant l’instinct maternel, ce fait social. On avait vraiment apprécié sa critique anti-essentialiste de la “parité”, partagé son opposition constante aux théories figeant, au nom de la nature, les rôles masculins et féminins. Jusque-là, tout allait bien. En 1989, Élisabeth Badinter signe avec Régis Debray et Alain Finkielkraut, dans Le Nouvel Obs, une tribune contre le « Munich de l’école républicaine » – rien que ça ! Avec ses nouveaux alliés, l’intellectuelle médiatique et populaire part en croisade contre les femmes voilées et pour une laïcité qui vire doucement mais sûrement à la chasse aux musulmans. En 2003, Élisabeth Badinter fait Fausse route. Dans cet essai virulent, elle prend nettement ses distances avec le mouvement féministe, jugé néfaste pour la cause des femmes car alimentant une posture “victimaire”. Peu après, elle applaudit à la création de Ni putes, Ni soumises par Fadela Amara, qui contribue à ériger le sexisme dans les banlieues comme un fait à part du reste de la société française. Le terme de “tournante” se trouve alors consacré pour qualifier les viols attribués aux jeunes garçons arabo-musulmans dans les périphéries urbaines, comme s’ils étaient d’une autre nature que les viols collectifs commis dans tous les milieux sociaux et territoriaux. FIDÉLITÉ À SON MILIEU

Badinter participe ensuite au club de réflexion lancée par Fadela Amara quand elle devient secrétaire d’État à la Ville sous l’ère Sarkozy. Progressivement, elle devient une figure de la “gauche Finkielkraut”. Au moment de l’affaire DSK, elle prend fait et cause pour son « ami » et tacle celles et ceux qui dénoncent le viol subi par Nafissatou Diallo. « Il est insupportable qu'on se serve d'une possible injustice pour faire avancer une cause », déclare

68 REGARDS HIVER 2017

celle qui juge alors « obscène » l’attitude des féministes. Entre la solidarité avec les femmes et la fidélité à son milieu, la grande bourgeoisie, elle a tranché. Depuis, au nom de l’égalité hommes-femmes et de la défense de la laïcité, l’intellectuelle polarise ses prises de position sur une partie de la population et une religion. Elle porte à sa façon la théorie du choc des civilisations, forte de sa légitimité publique sur la cause des femmes. Badinter se pose par exemple en fer de lance de la dénonciation des viols de Cologne, s’en prenant à nouveau aux féministes qui seraient « dans le déni ». Elle ose alors prétendre que les mouvements féministes ne condamneraient pas ces agressions ! Elle s’arrange du réel, participe à déformer la réalité des prises de positions féministes et nourrit la xénophobie ambiante. Elle combat celles et ceux qui veulent tenir les deux bouts : dénoncer ces viols de masse et mettre en garde contre une interprétation raciste de ces évènements. LE PARTI DE L'IDENTITÉ

Tout naturellement, l’intellectuelle signe le manifeste du Printemps républicain, initié par Laurent Bouvet début 2016. Elle adhère à cette version autoritaire de la laïcité et contribue à façonner le discours de la gauche autour de l’identité et non de l’égalité. Dans Le Monde du 2 avril dernier, Élisabeth Badinter signe une tribune intitulée “Quelle République face à l’islamisme ?”, relayée et saluée sur Twitter par Manuel Valls : « Excellent entretien Élisabeth Badinter ». Elle y appelle au boycott des marques surfant sur la mode islamique, sans craindre la cynique contradiction avec la mission tout juste attribuée à Publicis, entreprise fondée par son père et dont elle est la principale actionnaire, qui consiste à assurer la communication de l’Arabie Saoudite.


LE DOSSIER

Badinter persiste et signe : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ». Selon elle, « être traité d’islamophobe est un opprobre, une arme que les islamo-gauchistes ont offerte aux extrémistes ». Feintelle d’ignorer le contexte de chasse aux musulmans, nourri par les unes obsessionnelles des journaux et les propos anti-musulmans répétés dans la bouche de politiques et d’éditorialistes, qui placent plutôt l’islamophobie du côté de la pensée dominante ? Assuré-

ment, puisqu’elle poursuit : « Les islamo-gauchistes sont certes une minorité, mais influente et largement relayée par des grands médias et journalistes de gauche qui, par là même, se coupent du pays réel ». Difficile de ne pas penser à l’insulte “judéo-bolchévique” d’une autre triste période de l’histoire… Une chose est sûre : la légitimité féministe de Badinter s’est mise au service de la guerre contre le monde musulman.  rosa lafleur

LA GAUCHE RADICALE ENCORE DANS LES MARGES À l’opposé de la dynamique extrême-droitière, la vie de la gauche radicale sur le Net paraît jusqu’ici bien morose. D'après les chiffres issus de la base de données Alexa, la galaxie de ses sites pèse peu, autant en nombre (2,6 % de “l’offre” en 2012) – même si la méthode de classification semble contestable – qu’en matière d’audience, avec seulement quatre sites placés parmi les trente les plus visités du Web politique (jlm2017, Mélenchon.fr, Acrimed, CGT). Pourquoi un tel désaveu ? Les facteurs semblent nombreux, entre vieillissement des troupes, flou des propositions politiques, pratiques militantes obsolètes et préférence exclusive pour la forme écrite, via articles fleuves et débats de chapelle. Le futur s’annonce pourtant moins sombre. Les initiatives en ligne, variées, se multiplient, et c’est peut-être à la genèse d’un riche écosystème que l’on assiste. Le mouvement social s’organise désormais en ligne. Au printemps dernier, les Nuits debout se sont démarquées par une attention particulière portée à la communication, interne et externe, sur Internet. Aussi divers soient-ils, Basta !, Démosphère, Ballast, Acrimed, les youtubeurs Usul ou Bonjour tristesse, Mediapart et la myriade de médias indépendants de la “gauchosphère” sont autant d’acteurs qui ont intégré l’importance d’une stratégie de diffusion en ligne. Au vu de l’avance prise par l’extrême droite, la gauche radicale serait en tout cas bien inspirée d’ajouter à la promotion des idées progressistes le démontage des argumentaires identitaires.  manuel borras @manu_borras

HIVER 2017 REGARDS 69


LE MOT

FRaTE FRATERNITÉ. Plus encore que la liberté et l’égalité, François Hollande affectionne la fraternité. Le troisième terme de la devise républicaine – officiellement adoptée en 1848 – est « ce qu’il y a de plus fort dans la République », confie-t-il en septembre au Monde. Une préférence somme toute assez logique : il ne pouvait décemment affirmer son attachement à l’idéal égalitaire, cœur idéologique du projet d’État social d’après-guerre qu’il n’aura cessé de démanteler. « Ce n’est pas la générosité, ce n’est pas la solidarité », s’empresse-t-il d’ailleurs de préciser. L’accent sur la liberté étant traditionnellement l’apanage de la droite, il ne restait donc plus qu’à s’accrocher à la fraternité, un concept potentiellement flou, bien pratique pour noyer toute ambition émancipatrice un tant soit peu tranchée. N’a-t-on pas célébré en novembre la première Fête de la fraternité à grand renfort d’ « actions culturelles, pédagogiques et citoyennes » sponsorisées par des révolutionnaires bien connus tels que TF1, M6 et JCDecaux ? L’initiative était lancée par le philosophe médiatique Abdennour Bidar, celui qui enjoint les musulmans à faire leur « autocritique » sur le djihadisme – en toute fraternité, évidemment.

70 REGARDS HIVER 2017


ERNITÉ Le mot n’était pourtant pas prédestiné à un tel affadissement. Il est propulsé dans le langage courant par les forces de la Révolution française, le bonjour se disant alors « Salut et fraternité ». Le 14 Juillet 1790, le commandant de la Garde nationale La Fayette jure que les nouveaux soldats-citoyens demeureront « unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité », suite à quoi Robespierre propose de faire de Liberté-Égalité-Fraternité la devise des gardes nationales. Les trois notions sont d’emblée indissociables : si l’égalité est la condition nécessaire à la liberté de tous, la fraternité est la mise en acte de cette liberté, conçue comme non-domination des uns par les autres. Elle est le contrat social par lequel les hommes s’organisent pour protéger les plus démunis. Abolition de l’esclavage, plafonnement des prix des denrées de première nécessité, distribution de lopins aux paysans pauvres, partage égal des richesses entre les héritiers des deux sexes, gratuité scolaire… À côté des mesures concrètes décidées par la Convention montagnarde au nom de la fraternité, les appels vagues d’un Bidar à la « politique de la main tendue, du rejet du rejet » font décidément pâle figure. ■ laura raim @Laura_Raim

HIVER 2017 REGARDS 71


9 septembre 2016. Au lever du soleil, Anabel Montes Mier, 29 ans, espagnole, scrute l’horizon avec ses jumelles à la recherche de bateaux de migrants en détresse. © Marco Panzetti / SOS Mediterranee


Sur la “route centrale” de la mer Méditerranée se joue une crise migratoire qui ne cesse de s’aggraver. En quête de solutions, l’Union européenne lançait en juin 2015 l’opération Sophia, destinée à traquer les passeurs libyens. Hélas, derrière la peinture humanitaire se cachait un mur classique, une fois de plus bien poreux. Médias et rapports parlementaires en pointent du doigt l’effet néfaste. Car, les trafiquants se sachant en danger, les migrants se voient parqués dans des embarcations de plus en plus précaires, gonflables ou en bois, tout juste destinées à pénétrer la zone des eaux internationales. 2016, c’est moins de traversées… et plus de victimes, pour un chiffre record de 4 646 décès au 17 novembre. Plus de 14 par jour. Alors, entre les côtes italiennes et libyennes, Anabel Montes Mier veille sur les eaux, de ses jumelles à l’angle bien trop étroit pour repérer tant d’êtres humains. L’Aquarius, sur lequel opère cette “coordinatrice adjointe” de SOS Méditerranée, fait partie de la dizaine de navires dépêchés dans l’urgence par des ONG depuis 2014. Cette alliance hétéroclite de bénévoles aux noms à consonances variées lance un fort signal de solidarité internationale. En coopération avec les garde-côtes italiens, l’équipage de L’Aquarius a tiré plus de 8 000 migrants d’une mort certaine. La scène du combat, zone grise aux teintes bleutées, n’est pas la plus propice à son exposition au grand public. C’est là le rôle indispensable de témoins comme le photographe Marco Panzetti, infiltré dans cet “entre-deux”. Leur action permet d’abord de sensibiliser le public à une action onéreuse, financée uniquement par des dons. Mais elle touche aussi à l’intime des acteurs en jeu : poser des visages sur les chiffres, c’est les extraire des statistiques pour leur rendre leur humanité. Tel est le cas pour Anabel, qui entame, chaque soir, une course avec le crépuscule, tentant d’enlever à la nuit une dernière embarcation à la dérive. Avant de bientôt prendre une pause forcée, faute de moyens, durant la longue nuit hivernale à venir.  manuel borras @manu_borras

HIVER 2017 REGARDS 73

L’IMAGE

Nouvelles de l’entre-deux



L’OBJET

Le bâton En entonnant le “chant des bâtons“ lors du dernier rassemblement contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, le 8 octobre 2016 sur les terres de la ZAD, les opposants ont marqué les esprits. Loin d’abandonner la partie après la consultation de l’été, qui a vu 55 % des votants se prononcer en faveur du transfert de l’actuel aéroport, ils ont au contraire affiché leur détermination à poursuivre la lutte. Après avoir hérissé les talus de la ferme de Bellevue de milliers de bâtons, dressés vers le ciel comme des pics protégeant une tranchée, les nombreux manifestants ont fait le serment de venir récupérer leur bien pour défendre la ZAD en cas d’expulsion : « Nous sommes là, nous serons là ! » Faut-il les prendre au pied de la lettre ? En jouant sur la multiplicité des significations portées par cet objet, les opposants au nouvel aéroport – paysans, jeunes de passage ou établis sur les lieux, élus, militants et leurs réseaux de soutiens – ont une fois de plus démontré leur habileté à donner un sens à la lutte. Bâton de marche, d’abord, celui-ci incarne un projet de société à rebours des valeurs dominantes. Fondé sur la lenteur et la sobriété, sur la construction d’une relation différente à la nature, il prend à contre-pied l’imaginaire globalisé qui soustend l’aéroport du Grand-Ouest, ce monde en accélération permanente où les « chaînes de production » s’étirent à l’infini, réduisant l’humain à une simple abstraction. À mesure que Notre-Dame-des-Landes devient emblématique de ce choix de société, converger sur la ZAD fait office de pèlerinage. Mais en cas d’agression, le bâton de pèlerin peut se muer en arme. C’est la seconde dimension de cette mise en scène, dans laquelle les marcheurs se font plus menaçants ; ils s’affirment capables d’avoir recours à la légitime défense du bien commun : une autre économie, une autre manière de vivre ensemble, un bocage, le climat… Il faut croire que le message est passé. Désavoué par son successeur, l’ex-premier ministre Manuel Valls ne verra pas sa promesse d’une expulsion automnale se réaliser. Sur la ZAD, les bâtons patienteront. Et feront peut-être des bourgeons. ■ thomas clerget @Thomas_Clerget, illustration anaïs bergerat @AnaisBergerat

HIVER 2017 REGARDS 75


LES IDÉES ONT-ELLES ENCORE LEUR PLACE DANS LES MÉDIAS ? Appauvrissement, polarisation ou droitisation des débats, manque de diversité des opinions, accaparement par les penseurs médiatiques et les leaders de think tanks, démission des politiques : l’espace des médias est de plus en plus hostile aux intellectuels et à la pensée complexe. Nos invités ont justement leur idée sur la question… par pierre jacquemain, photos sophie loubaton pour regards


AU RESTO

HIVER 2017 REGARDS 77


H AU RESTO

Haut-lieu de la culture alternative, le Point Éphémère a été créé dans les années 2000 par Christophe Pasquet et Frédérique Magal. Engagés dans la reconquête des espaces vacants pour y promouvoir la jeune création, ces deux ex “squatteurs” font désormais rayonner la diversité culturelle au cœur de la capitale. De quoi inspirer nos deux invités qui évoquent le “squat médiatique” des nouveaux penseurs. À table ! regards. On reproche souvent aux médias d’inviter les mêmes intellectuels ou les mêmes experts. Partagez-vous cette analyse ? thomas legrand. C’est assez juste, malheureusement. Et ça s’appelle le syndrome du bon client. On peut aussi parler de flemme journalistique… Untel est bien, on le prend. Prenez l’exemple de Gilles Kepel, qu’on a beaucoup entendu ces derniers temps. On sait à peu près ce qu’il va dire et on a envie de savoir quel va être son regard sur tel ou tel événement. Nos auditeurs ont sans doute lu ses livres ou ils en ont au moins entendu parler. On ne va pas perdre dix minutes à représenter sa pensée. Il y a donc un peu de flemme intellectuelle de la part des journalistes, mais aussi un confort pour les auditeurs. Il faut dire aussi que beaucoup d’intellectuels refusent de parler. Certains ne veulent pas débattre, d’autres souhaitent avoir les questions en amont, quelquesuns refusent d’être interrogés par les auditeurs. Ce n’est pas évident.

78 REGARDS HIVER 2017

laurent jeanpierre.

Je pense qu’on ne gagne rien, si l’enjeu est de favoriser une écologie favorisant la diversité des idées, de simplement confronter les mondes, de rester dans un jeu d’anathèmes croisés entre les professions. Trois mondes nous occupent dans cet échange : le monde journalistique, le monde de la production d’idées et le monde politique. Ils sont tous traversés par des tensions fortes et contiennent des gens plus ou moins proches des deux autres mondes. Par exemple, chez les producteurs d’idées professionnels, un certain nombre de personnes se sont spécialisées exclusivement dans la présence publique – au détriment de leurs recherches, de leurs travaux ou de leurs créations. Cela n’est pas nouveau : avec le poids de la télévision, on avait déjà vu émerger, il y a quarante ans, une catégorie d’intellectuels médiatiques. Chaque époque a eu les siens.

regards.

Finalement, peu importe le fond tant que le casting est susceptible de faire de l’audience ?

ment plus facilement vers ceux qui savent vulgariser une pensée. Mais aux trois catégories que Laurent Jeanpierre a mentionnées, j’ajouterai une quatrième qui fait beaucoup de mal au débat public : les spécialistes de la prise de position. Je pense à Éric Zemmour, à Natacha Polony, etc. Ils ne sont ni tout à fait journalistes, ni tout à fait intellectuels. Et pourtant, ils sont présentés comme “les nouveaux penseurs”. Auparavant, on allait chercher des intellectuels et on essayait de vulgariser leur savoir pour l’amener au grand public. Aujourd’hui, on se tourne vers certains journalistes polémistes qui se piquent de philosophie, de sociologie et parfois d’anthropologie – comme on l’a vu avec Zemmour. Et l’on se rend compte de la caricature et de l’imposture de leur parole quand on la confronte à celle des intellectuels.

THOMAS LEGRAND

Éditorialiste sur France Inter et réalisateur du documentaire Instincts primaires : coulisses d’une élection (2016).

thomas legrand. Il

y a des biais. En tant que programmateur, quand on organise une matinale grand public, on essaye de trouver des intellectuels reconnus dans leurs domaines, et qui sont vulgarisateurs. Pas simplificateurs, vulgarisateurs. Je distingue deux catégories : les chercheurs qui savent vulgariser, et ceux qui ne le savent pas. On se tourne évidem-

LAURENT JEANPIERRE

Professeur de science politique et auteur de La Vie intellectuelle en France, Seuil 2016.



« On assiste à un abaissement général du niveau intellectuel. L’aisance médiatique remplace dans beaucoup de formats – notamment sur les chaînes tout info – le savoir fondamental. » Thomas Legrand


AU RESTO

regards.

Pourquoi, en ce cas, leur fait-on autant de place dans les médias ?

thomas legrand. On assiste à un abaissement général du niveau intellectuel. L’aisance médiatique remplace dans beaucoup de formats – notamment sur les chaînes tout info – le savoir fondamental. Elle devient une valeur incontournable : c’est un argument plus important pour être invité que le vrai savoir. laurent jeanpierre. C’est contradictoire avec l’idée même de vulgarisation… Mais s’il est vrai que Polony, Zemmour et les autres sont surexposés, la figure qui s’impose aussi, de manière plus souterraine avec une visibilité moins spectaculaire, c’est le leader de think tank. Autrefois les partis produisaient les idées en interne. Il y a eu une externalisation de la production d’idées par les partis, depuis trente ans en France, qui a été voulue par les leaders politiques actuels. Nous avons sans doute, aujourd’hui, le personnel politique le plus inculte de l’histoire de France. Ces think tankers, ces producteurs d’idées pour le monde politique, pour le monde médiatique, ont un poids beaucoup plus important sur les plateaux de télévision, et aussi dans les coulisses puisqu’ils nourrissent les politiciens qui n’ont plus le temps de travailler sur les idées. Ils sont un nouvel opérateur, un nouvel acteur dans la production d’idées,

entre monde politique et monde médiatique. regards.

C’est quoi, pour vous, une “bonne” programmation, Thomas Legrand ? thomas legrand.

Il faut diversifier les points de vue. Quand un sujet politique émerge et qu’il nous semble occuper le débat, plutôt que d’inviter un pour et un contre, nous prenons de la hauteur et invitons un ou deux intellectuels qui ont travaillé une question. C’est le cas sur les questions d’autorité, de genre, d’islam, par exemple. Nous essayons de le faire une ou deux fois par semaine. Ce qui préside aux choix de nos invités résulte aussi de nos lectures : nous lisons les tribunes, les revues, la République des Idées, les sites identifiés. Nous faisons de la veille intellectuelle. Nous savons ce qu’il faudrait faire pour organiser un bon show – ce que font beaucoup – et ce que nous nous refusons à faire. Sur la laïcité, on peut prendre un intellectuel qui considère que le voile est une liberté totale et de l’autre côté un intervenant de Valeurs Actuelles. Là, on organise un bon clash. Mais si l’on choisit plutôt quelqu’un de plus modéré dans les deux sens, il me semble que ce sera propice à un débat plus sain et plus intéressant. Ce que je vous décris là constitue à la fois un biais et une nécessité. Parce que cette démarche exclut quelque fois des pensées radicales. Mais quand nous voulons faire des

débats apaisés et intéressants, on nous accuse souvent d’être dans l’eau tiède, et du coup dans la pensée unique. laurent jeanpierre. Je ne connais pas de programmation sans biais. L’idée d’une programmation neutre ? Quel est le présupposé ? Cela n’existe pas. Le problème n’est pas là. La question pertinente pourrait être la suivante : est-ce que les médias produisent une concentration de la parole sur un petit nombre de personnes ? Des collègues ont mené des travaux sur les invités politiques. Et c’est très net : il y a des effets de concentration, des effets de seuil. Si l’on n’a pas atteint un seuil de visibilité nécessaire, on n’atteint pas la visibilité supérieure. Des députés qui font un travail politique estimable à l’Assemblée ne vont pas avoir accès aux grands entretiens des médias audiovisuels… thomas legrand.

Alors qu’on a la volonté, chez les intellectuels, de trouver le jeune, la pépite…

laurent jeanpierre.

Oui, on peut parler d’une prime relative au jeunisme, dans un contexte où les grandes figures intellectuelles publiques sont les mêmes qu’il y a quarante ans…

thomas legrand. Si dans une réunion de programmation, vous dites : « J’ai lu un truc super d’un jeune type », ou d’un vieux que

HIVER 2017 REGARDS 81


AU RESTO

personne n’avait repéré qui est super, « il apporte ça au débat, c’est quelqu’un de très intéressant, etc. », là vous avez une prime dans cette réunion. Si vous arrivez en disant : « Ce député inconnu a fait un truc super dans sa ville ou à l’assemblée, il faut l’inviter », on vous dira : « On va d’abord envoyer un reporter, il fera un sujet là-dessus, ça passera dans le journal ». La raison en est simple : on arrive à mesurer l’importance d’un homme politique à son grade dans son parti, à la façon dont il a été élu. Et l’importance d’un intellectuel à ses ventes de livres. regards.

Diriez-vous que l’on assiste à une droitisation du champ médiatique ?

laurent jeanpierre. À toute époque,

il y a des pôles progressistes et des pôles conservateurs, dans le monde journalistique comme dans le monde intellectuel et politique. On peut alors s’interroger sur l’alignement plus ou moins grand entre la production d’idées et le journalisme. Or il y a aujourd’hui moins d’alignement entre les fractions les plus engagées à gauche des mondes intellectuels et les plus jeunes ou les plus en vue du monde journalistique. La situation était de ce point de vue très différente dans les années 1970, lorsque les pensées critiques rencontraient le nouveau journalisme et parfois y participaient. Mais je ne connais pas le décompte statistique qui montre que plus d’invités de droite apparaissent aujourd’hui dans les médias

82 REGARDS HIVER 2017

thomas legrand.

C’est peut-être que certains de nos invités de gauche peuvent paraître à certains comme tenant des propos de droite.

laurent jeanpierre. On peut s’interroger sur les questions qui sont traitées par les médias. Est-ce qu’ils participent de ce qu’on appelle la construction d’une forme de pensée unique ? C’est une réflexion que nous devons avoir. regards. Il s’agirait moins d’une affaire de droitisation que d’une uniformisation de la pensée et du discours ? laurent jeanpierre.

Il y a le problème de la sélection des personnes que les médias invitent, et le problème de la sélection des thèmes. La sélection des personnes, nous en avons parlé : on voit les contraintes des médias, on voit aussi les mécanismes d’auto-renforcement, les difficultés que cela pose pour la vie démocratique. Le problème de la sélection des thèmes, c’est la question de la pensée unique. Ça n’est pas tant que tout le monde a le même avis et qu’on n’a pas équilibré les points de vue. C’est que l’on discute de certains sujets et pas d’autres. Ces sujets sont définis par l’idéologie dominante – véhiculée par des intellectuels, des politiques, des journalistes – comme étant les sujets pertinents. Prenez la question de l’islam : problème pertinent ou pas ? L’écologie : problème pertinent ou pas ? Et c’est indépendant

du problème de la vérité et de la question des faits. Les faits viennent toujours avec des interprétations. L’enjeu, c’est plutôt d’assumer l’interprétation des faits que l’on interprète les faits. Dans les histoires de débats pertinents et de débats non pertinents, s’exprime un principe de sélection des thèmes, avec des thèmes qui n’apparaissent pas. thomas legrand. La vraie question, beaucoup plus que la question des invités, c’est en effet cette question des thèmes. Sur le service public, on se bat en permanence et on prend des risques. Nous avons consacré une matinale à la question de l’autisme, par exemple. Nous n’en avons pas parlé de manière déconnectée : il y avait un lien avec l’actualité puisque le jour même, un texte était débattu à l’Assemblée nationale. On est dans l’actualité, mais en même temps, là où vous avez raison, c’est qu’il y a tout le temps des actualités sur tous les sujets. Qui fait l’actualité ? Concernant l’islam, le sujet le plus traité, ou la question identitaire, nous avons décidé de lever le pied. Nous avions fait beaucoup, et c’est un sujet sensible. Avec la montée du FN, nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas laisser ce sujet traité de manière caricaturale. Il fallait donc en parler avec de la diversité de pensée et ramener la question à son juste niveau. En traitant le sujet, on peut apaiser et relativiser les choses. J’ai le sentiment que si l’on décide de traiter un sujet sur-traité, c’est


« Autrefois, les partis produisaient les idées en interne. Il y a eu une externalisation de la production d’idées, voulue par les leaders actuels. Nous avons sans doute le personnel politique le plus inculte de l’histoire de France. » Laurent Jeanpierre


parce que tout le monde le traite, et le traite mal. Alors il faut qu’on le traite. Mais ce faisant, on rajoute une couche. C’est très compliqué… regards. Quelle a été votre réaction lorsque la presse, unanime, a fait campagne contre le Brexit et Trump, ou lorsqu’elle n’a pas vu venir l’élection de François Fillon ? thomas legrand. Nous nous remettons en question. Nous nous engueulons. Nos chroniques sont différentes. Nous sommes conscients de notre responsabilité. On ne peut pas à la fois nous accuser d’être responsables de tout et s’apercevoir qu’on est influents sur rien. Parce que Trump, c’est quand même la fin de l’influence journalistique sérieuse. C’est le triomphe des réseaux sociaux, des télés trash et des médias conspirationnistes. Parce qu’il y a une grande crise de la complexification. Il devient très compliqué de produire des messages simples. Et même pour nous journalistes, pour être écoutés, pour être entendus, nous devons tomber dans le simplisme. laurent jeanpierre. Je ne comprends pas cette contrainte. C’est ce que je disais sur le public fantasmé des journalistes : si vous postulez un public bête, vous allez conforter ce type de lieux communs qui circulent dans votre monde professionnel. Pour moi, ça n’est pas audible. Le présupposé, c’est que

84 REGARDS HIVER 2017

le public n’est pas capable de comprendre des choses compliquées. Et plus on pense comme cela, plus on lui propose des contenus de plus en plus simplistes, pour ensuite en conclure que le public est bête ou qu’il est simpliste. C’est une prophétie autoréalisatrice contre laquelle il faut lutter. thomas legrand.

Les journalistes sont de plus en plus contraints de recourir à la simplification. Ils rentrent dans le cadre d’une économie particulière. Quand vous prenez Arte, ou France Inter, nous faisons l’inverse et ça marche. Dans une autre mesure, c’est ce que i-Télé essaie de faire et c’est ce que les grévistes de i-Télé ont essayé de faire. Il est vrai que maintenant, dans une profession remplie de CDD, de pigistes, de gens précarisés, cela devient très compliqué.

regards. Vous avez dit, Laurent Jeanpierre, que nous avions la classe politique « la moins cultivée de l’histoire de France ». Dans votre ouvrage, vous dites aussi qu’aujourd’hui nous n’avons plus de Malraux, de Lamartine ou de Guizot…? laurent jeanpierre. Je n’ai pas une vision nostalgique. J’observe que le dernier mandat durant lequel des intellectuels ont exercé des fonctions soit diplomatiques, soit de haute fonction publique, soit éventuellement politiques, c’est certainement celui qui a débuté en 1981. Par la

suite, nous avons assisté à une transformation du mode de formation de la haute administration, qui est l’élément le plus pérenne du pouvoir d’État en France. Si vous regardez l’évolution des contenus des cours de l’ENA depuis cinquante ans, les savoirs techniques y sont de plus en plus importants. Toute formation extra technique ou extra bureaucratique est reléguée. Deuxième élément : la formation des autres élites politiques a changé. Pour faire carrière dans un parti, il faut, si on ne fait pas l’ENA, commencer à quinze ans comme Manuel Valls, Benoît Hamon ou François Fillon – qui a été le plus jeune député de France. Nous parlons de personnes qui, dans l’élite des professionnels de la politique, ont soit été formées par l’ENA – qui reste la voie royale –, soit ont fait carrière politique à la force du poignet. Dans les deux cas, leur rapport au monde intellectuel est extrêmement faible. En voici d’ailleurs un symptôme : Piketty est peut-être l’un des chercheurs en sciences humaines les plus importants depuis quelques décennies en France ; il consacre de nombreuses pages, dans son ouvrage sur les inégalités, à des propositions pour tout le monde – le centre gauche comme l’extrême gauche. C’est une boîte à outils. Et le ministre de l’Économie et des Finances explique, non sans fierté, qu’il ne lira pas ce livre. De même, Valls dit que les sociologues excusent le terrorisme. On vit un moment d’anti-intellectualisme tout à fait singulier en politique.


« Le problème de la sélection des thèmes, c’est la question de la pensée unique. Ça n’est pas tant que tout le monde a le même avis et qu’on n’a pas équilibré les points de vue. C’est que l’on discute de certains sujets et pas d’autres. » Laurent Jeanpierre

thomas legrand. Je dirais qu’il y a un affaiblissement du niveau des références. Mais nos hommes politiques sont le produit de la société et de l’époque dans laquelle ils ont évolué. Quand il fallait choisir entre Mitterrand et De Gaulle en 65, c’était entre deux hommes qui avaient traversé des moments tellement épiques ! Le tragique de l’histoire était présent – jusqu’à Chirac, qui a fait la guerre d’Algérie. Maintenant, on a le choix entre des gens dont on ne sait même pas s’ils ont voté oui ou non à Maastricht – et c’est le seul choix un peu dramatique qu’ils aient eu à faire de leur vie. Nos vies ont moins d’aspérités dramatiques et cela se ressent sur le plan des idées, de la pensée. Comme les idéologies sont mortes, comme après la chute du mur de Berlin les grandes grilles de lecture sont tombées, on a des gestionnaires. Et quand vous devez choisir le meilleur des comptables, vous ne regardez pas sa note au Bac de français. On en est là. Et puisqu’on parle d’animer le débat intellectuel, malheureusement, j’ai l’impression que ce débat ne se retrouve plus dans les médias classiques, qu’il est plutôt sur la Toile. Et nous avons un gros problème avec le statut de la vérité, le statut des faits. Donner des faits, c’est

devenu une opinion. Il devient alors très compliqué d’articuler les choses dans le débat politique-intellectueljournalistique… regards. Pourquoi autrefois pouvait-on faire des émissions de trois heures avec Raymond Aron, Michel Foucault ou Jacques Derrida alors qu’aujourd’hui cela ne semble plus imaginable, malgré une offre pléthorique de médias ? thomas legrand. Parce qu’avant, il n’y avait que trois chaînes, et l’on décidait que L’Homme du Picardie serait sur la première et Malraux sur la deuxième. laurent jeanpierre. L’offre se diversifie quand même. On ne peut pas dire que les idées sont moins présentes dans le monde médiatique, si on l’envisage dans sa diversité. Elles sont même plus représentées aujourd’hui qu’hier. Mais j’ai un désaccord avec Thomas Legrand sur le sentiment que les médias seraient dans la surenchère pour être plus simplificateurs que les autres. Les médias qui résistent mieux à la crise de la presse misent sur les contenus : Télérama, Le Monde du jeudi soir. Même si cela semble réservé au

papier, cela plaide contre l’idée de la simplification. Quand on donne du contenu, on se maintient comme média traditionnel contre les nouveaux médias ou contre les rumeurs, les théories du complot, les réseaux sociaux. Mais faire cela, ce n’est pas simplement établir ou rétablir des faits. C’est aussi et indissociablement les interpréter. thomas legrand. Le contenu paye, je suis d’accord, et la complexification peut payer. Mais le bruit général du débat va à la simplification. Comment expliquer alors que le contenu paye mais que le conspirationnisme se répande ? laurent jeanpierre.

Ce ne sont pas des phénomènes contradictoires. Comment analyse-t-on ce qu’on appelle conspirationnisme, qui n’a d’ailleurs rien de nouveau non plus ? Pour moi, c’est une crise de l’explication. Pas une crise de la vérité. C’est une mauvaise explication. C’est lié aussi à l’humeur ambiante, très antiintellectualiste en effet. Mais la vraie demande est une demande d’explication. Et force est de constater que l’explication n’a pas bonne presse. ■ entretien réalisé par pierre jacquemain @pjacquemain

HIVER 2017 REGARDS 85



PORTRAIT DE POUVOIR

XAVIER NIEL CHEVALIER DE LA TABLE RASE

Au terme d’un parcours atypique, loin du sérail, le patron de Free est devenu une des plus grandes fortunes de France en bouleversant les règles établies et en imposant son propre agenda. Pour, en définitive, rentrer dans le rang de l’élite financière. par pablo pillaud-vivien, illustrations alexandra compain-tissier

HIVER 2017 REGARDS 87


X Xavier Niel, c’est un peu Othello qui n’aurait pas encore été tragiquement trahi par Iago, mais qui, paria au pays des nantis, intrigue par ce qu’il dégage, étonne parce qu’il dénote mais surtout agace parce qu’il sème le désordre. Multimilliardaire à la neuvième fortune de France, investisseur invétéré dans tout ce qui fleure bon le profit, la croissance à trois chiffres et, en un mot, la réussite financière, le tycoon des télécoms qui a fait de Free le quatrième opérateur téléphonique national se la pète jusque dans les médias depuis qu’il est devenu actionnaire du groupe Le Monde en 2012… et ça, pour beaucoup, ça force le respect. Parce que ce qu’a fait Xavier Niel est assez unique dans l’histoire des entrepreneurs français pour que cela en devienne intéressant : il a réussi à se tailler une vraie part du lion au sein d’un establishment qui paraissait, il y a encore quelques années, totalement allergique à tout ce qu’il pouvait représenter. SUR UN TAS D’OR

Quand tu es geek au lieu d’être bac plus mille, que Francis Poulenc et Jean-Louis Moulène, c’est pas forcément ton truc, et que t’as décidé

88 REGARDS HIVER 2017

de porter des chemises blanches Gap parce que tu les trouves jolies, faut le faire pour réussir à devenir le centre névralgique du tout-Paris des affaires et de la politique. Et ce qui est encore plus fortiche, c’est qu’avec tous ces milliards, Xavier Niel se paie en plus le luxe de s’afficher comme un révolutionnaire, un disruptif, un type poil-à-gratter qui voudrait poser des bombes dans tous les archaïsmes de l’Hexagone et de la Terre, un Robin-des-Bois de la liberté d’entreprendre, un défenseur acharné du consommateur-citoyen face à l’inertie des systèmes établis. Mais attendez… est-ce vraiment possible d’être assis sur un aussi gros tas d’or et de se prétendre celui qui dérange ? Comment concilier son indéniable centralité dans le jeu politico-financier français voire mondial, et conserver son envie d’attaquer tous les sujets par la périphérie ? Bref, comment faire quand tu as construit quelque chose d’aussi imposant qu’Iliad et vouloir sans arrêt tout dépasser en faisant table rase ? Et la réponse, elle n’est pas si simple que cela car on ne peut, d’un revers de la main, vouer aux gémonies de la bien-pensance, les


PORTRAIT DE POUVOIR

Xavier Niel se paie le luxe de s’afficher comme un révolutionnaire, un Robin-des-Bois de la liberté d’entreprendre, un défenseur acharné du consommateurcitoyen face à l’inertie des systèmes établis. brèches, dans certaines corporations monolithiques, dont Xavier Niel est à l’origine : l’affrontement financiaro-politico-perso-juridique qui l’a opposé à Orange, Bouygues et SFR ne s’est pas fait sans accidents mais a abouti à une indéniable avancée pour des millions de consommateurs qui ont vu le prix de leur forfait mobile et Internet fondre comme neige au soleil. Mais à quel prix justement ? Si l’on écoute Arnaud Montebourg, c’est à celui de nombre de délocalisations et de suppressions d’emplois… Et c’est loin d’être le seul : Bruno Deffains, professeur d’économie à l’université de ParisII Panthéon-Assas, qui avait publié une étude sur l’impact de l’arrivée de Free dans la téléphonie mobile et conclu à une destruction nette de 55 000 emplois dans les deux années suivantes, s’était même vu inquiéter en justice (un huissier et deux policiers l’avaient réveillé à sept heures du matin pour fouiller son ordinateur !) pour manque d’impartialité et soupçonné, par le département juridique de l’opérateur, d’être piloté par un tiers, à savoir Orange ou SFR – la société de Xavier Niel avait finalement été déboutée quelques mois plus tard.

Allons même plus loin : de l’avis de la plupart des commentateurs plus ou moins avisés du macrocosme éco-capitaliste, Xavier Niel est une sorte de héros. Rendez-vous compte, un forfait de téléphone mobile à deux euros ! Et puis cette réussite (financière) fulgurante en moins de quinze ans ! Tous ces juteux investissements qu’il a flairés avant tous les autres ! Et ceux qui le côtoient jurent que c’est uniquement le génie des affaires qui l’anime – comme si cela pouvait, in abstracto, exister. Mais c’est à croire que ce héraut du capitalisme contemporain a réussi à faire oublier qu’il est avant tout une bête politique, un acharné du pouvoir, une machine à promouvoir le dogme trop largement partagé du libéralisme économique. À L’OREILLE DES PUISSANTS

Néanmoins, presque tous ses amis l’affirment avec certitude et presqu’admiration : Xavier Niel ne fait pas de politique… Si cela revient à dire qu’il ne s’est jamais présenté et ne se présentera a priori pas à une quelconque élection, c’est vrai, il ne fait pas de politique. En revanche, pour ce qui est

de sa place prépondérante dans le jeu industrialo-financier, dans les télécoms, dans les médias, dans l’écosystème de l’innovation et j’en passe et des meilleures, si, bien sûr, Xavier Niel fait de la politique. Et il en fait d’autant plus qu’il faut aussi ajouter les liens directs et parfois étroits qu’il entretient avec de nombreux éminents membres de la classe politicienne ; ces liens ne sont certes pas aussi forts que ceux qui sont faits des espèces sonnantes et trébuchantes du monde des affaires, car ils sont d’abord faits de déjeuners et de dîners mondains, de connaissances communes et d’idées soufflées, mais ils n’en demeurent pas moins efficaces. Rien de très tangible, de très concret, juste des mots, quelques conseils à des moments opportuns sûrement, et beaucoup de fantasmes de la part des observateurs – – même si le bruit court que Xavier Niel participerait directement à la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, sans que cela puisse être précisément vérifié. Mais, dans les arcanes du pouvoir, un murmure à l’oreille entre deux puissants peut faire plus de remous qu’un cri dans un hautparleur. C’est d’ailleurs pour ces

HIVER 2017 REGARDS 89



PORTRAIT DE POUVOIR

raisons qu’Aude Lancelin, ancienne directrice adjointe de la rédaction de L’Obs, nous affirme que « François Hollande se rapproche, début 2016, des patrons de presse pour leur signifier son mécontentement quant au traitement médiatique de son quinquennat ». Naturellement, Xavier Niel fait partie du lot. S’ensuivent, toujours selon la journaliste, différents rendez-vous où le président de la République aurait demandé une rectification de la ligne de L’Obs, entraînant son licenciement en mai dernier. Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette, journalistes et auteurs de Xavier Niel, la voie du pirate, avancent quant à eux que des déjeuners avec des décideurs importants auraient même été organisés à l’Élysée par le fondateur de Free. Pourquoi de telles manœuvres ? Il faut sûrement aller chercher les raisons de ce rapprochement consenti par Xavier Niel avec les plus hautes sphères de la politique quelque part du côté des intérêts de l’une de ses entreprises… Or c’est justement en juin 2016 que l’ARCEP (l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) a autorisé une prolongation jusqu’en 2020 du contrat d’itinérance entre Free et Orange qui devait s’achever cette année, partenariat vital pour l’opérateur de téléphonie mobile détenu par Xavier Niel. IMPOSER SON TEMPO

Mais ce n’est pas grâce à ces amitiés haut placées qui sont arrivées, finalement, relativement tardivement

dans son parcours professionnel, que Xavier Niel s’est constitué son empire. Pour assumer ses prétentions de cost killer comme pour devenir ce qu’il est, il n’y est jamais allé avec le dos de la cuillère. Lorsqu’il s’agit de créer sa propre entreprise, pas de problème direct du côté des emplois puisqu’il en crée, naturellement. Mais ce sont ses concurrents qui doivent s’adapter et euxmêmes diminuer leurs effectifs… Idem lorsque le géant français fait main basse sur des sociétés de télécom étrangères comme avec Orange Suisse devenu Salt, il s’agit avant tout de trouver où faire des économies – pour le plus grand bien des consommateurs, pas des actionnaires bien sûr, affirme-t-il, même s’il ne nie jamais que l’appât du gain est un moteur puissant de son action. Son secret : imposer son tempo, effréné le plus souvent, avec comme seul et unique but (c’est parfois l’impression que l’on en a) de foutre le gros bordel – et de ramasser l’argent qui vient derrière. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il a l’air de souhaiter faire la même chose avec les organes de presse qui lui appartiennent : considérant que l’âge d’or pendant lequel un journaliste en contrat à durée indéterminée pouvait ne sortir qu’un à deux papiers par an était définitivement révolu, Xavier Niel semble déterminer à appliquer son modèle low cost à L’Obs : après les quarante départs de 2014, ce sont trente-huit licenciements supplémentaires qui s’appliqueront surtout aux salariés

La marque de fabrique de Xavier Niel, c’est de donner l’illusion d’un mouvement et d’un renouveau permanents, de remettre sempiternellement en question ce qui paraît impossible.

les plus précaires qui sont prévus d’ici février 2017 – et la rédaction est, depuis novembre, vent debout contre le projet. Mais les rapports conflictuels avec les journalistes, ça le connaît : il est même connu pour être particulièrement procédurier avec eux lorsqu’il s’agit de sa propre personne. Ainsi, il a attaqué en justice Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette pour violation de la vie privée à cause d’un chapitre de Xavier Niel, la voie du pirate, qui traitait de ses amours. Mais ce ne sont pas les seuls à avoir essuyé les foudres de Xavier Niel : il y a quelques années encore, il attaquait en justice à tour de bras, dès lors qu’il considérait que des journa-

HIVER 2017 REGARDS 91


listes ou des commentateurs s’approchaient de trop près de certains de ses intérêts. Mais Gaëlle Macke, journaliste à Challenges, lui aurait conseillé de refréner ses velléités d’actions en justice systématiques et il aurait, depuis, levé un peu la pédale sur le sujet. Inimitiés, centralité, admiration, incompréhension, répulsion : Xavier Niel suscite beaucoup de sentiments, souvent assez contradictoires. Mais sa force, c’est de savoir en faire fi. Car c’est là une des étrangetés du capitalisme libéral actuel : il n’y a pas forcément de liens de cause à effet entre le coût social d’un produit et ce qu’il peut (r)apporter au consommateur. Autrement dit, tu peux être considéré comme une crapule, tes pratiques industrielles ou commerciales peuvent être sujettes à toutes sortes de cautions, critiques ou dénonciations, ce n’est pas pour cela que les gens ne vont pas se ruer sur le produit que tu as à vendre s’ils y trouvent des économies à faire. Et ce d’autant plus si ta stratégie marketing est la bonne. AU FOND DES BOÎTES

Mais, ce qui fait la marque de fabrique de Xavier Niel avant tout, c’est de donner l’illusion d’un mouvement et d’un renouveau permanents, id est de remettre sempiternellement en question ce qui paraît impossible, ce qui a l’air complètement bloqué, et surtout si c’est un monopole ou assimilé. Et il n’y a pas qu’avec sa box et son forfait

92 REGARDS HIVER 2017

qu’il veut disrupter : il investit massivement dans moult start-ups et va même leur offrir l’un des plus grands espaces dédiés au monde ; il a ouvert une école, 42 (c’est son nom, référence méga-geek à l’ultime réponse de l’ordinateur du roman de science-fiction H2G2), à Paris, et est déjà sur le point d’en ouvrir une deuxième dans la Silicon Valley sur un modèle nouveau dans son genre, surtout pour les États-Unis : totalement gratuite, elle s’adresse avant tout aux décrocheurs scolaires qui veulent s’essayer au codage. Même s’il a loupé le coche avec un investissement dans Google alors que ce n’était qu’un bébé pour une histoire de conversion (les Américains voulaient qu’il avance 100 000 dollars alors que lui ne voulait investir que 100 000 francs), il a pris des options plus heureuses en investissant dès 2010 dans Ateme ou Deezer et lance Kima Ventures, l’un des fonds de business angels les plus actifs du monde. Une école qui a l’ambition de transformer des losers en winners. Un état d’esprit très proche d’un certain… Emmanuel Macron. « Boulot de rêve », « environnement de travail super jeune et décontracté », nous affirme-t-on… et surtout un rapport de quasi dévote admiration au big boss avec un accent mis sur le fait qu’il ne « trahit jamais ses engagements » et « valide lui-même tous les investissements ». Ça, c’est pour le fan club qu’il a réussi à se constituer au niveau des diplômés. Mais lorsque l’on descend un peu le long

de l’échelle sociale de ses entreprises, on se rend compte que tout n’est pas aussi rose. Côté relations avec les syndicats d’employés par exemple, c’est un peu plus conflictuel et les rapports sont immédiatement plus musclés – comme avec Sud-PTT pour ne citer que celuilà qui est souvent en contentieux avec Free concernant des licenciements abusifs (toujours perdus par l’opérateur). Même son de cloche lorsque l’on s’intéresse aux centres d’appel de Free : la CGT-FAPT dénonce ainsi une infantilisation du personnel, des salaires de misère, des cadences infernales et le tout toujours sous surveillance… ÉTABLI DANS LE MONDE

Mais finalement, depuis ses débuts, Xavier Niel n’a-t-il pas complètement changé ? Ou plutôt n’est-il pas, depuis peu, en train de changer ? Cela fait maintenant quelques années qu’il est (très) bien installé dans le paysage de l’élite française et il investit désormais toujours accompagné de grands noms : en 2013, avec Marc Simoncini (PDG de Meetic) et Jacques-Antoine Granjon (PDG de vente-privee. com), il finance cent une start-ups à hauteur de 25 000 euros chacune ; avec Oliver Samwer (fondateur de Rocket Internet), Jean-David Blanc (fondateur d’Allociné), il investit dans WeMoms, un réseau social dédié aux mamans ; avec Laurent Ruquier, c’est Tipeee, une startup française de rémunération de vidéastes…


PORTRAIT DE POUVOIR

Mais on est maintenant loin du hacker qui avait dû coopérer avec les services de renseignement à la suite du repérage de ses activités par la DST (Direction de la surveillance du territoire, ancêtre de la Direction générale de la sécurité intérieure – DGSI), du jeune loup qui essayait de faire fortune dans le Minitel rose, du délinquant condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis pour recel d’abus de biens sociaux. Il déjeune désormais dans

des restaurants étoilés, investit dans des hôtels de luxe et semble passer plus de temps à chercher à racheter d’énormes sociétés de télécom de par le monde que de monter luimême une nouvelle start-up. Car à vouloir toujours déranger les rois, il en est finalement devenu un – et Othello a parachevé sa notabilité en trouvant sa Desdémone, non pas dans l’élite vénitienne mais au sommet de la pyramide sociale française en la personne de Del-

phine Arnault, fille aînée de Bernard, propriétaire-PDG de LVMH et première fortune française. Alors certes, Xavier Niel prêche toujours le bousculement du monde établi. Sauf que comme c’est lui qui, peu ou prou, le représente, ce n’est pas un héritier à son empire qu’il faut lui chercher désormais, mais un Iago vraiment disrupteur qui pourrait précipiter sa chute… ■ pablo pillaud-vivien @tephendedalu

HIVER 2017 REGARDS 93


Romancier et critique littéraire

Illustration Alexandra Compain-Tissier

arnaud viviant

RÉVEILLER LES SOMNAMBULES Jean-Claude Milner vient de publier un essai important : Relire la révolution (Verdier). Il part d’un constat : de nos, jours la croyance révolutionnaire s’est éteinte. Comme l’écrit avec un humour froid cet ancien maoïste devenu linguiste, philosophe et psychanalyste, trois professions que notre époque adore : « J’ai connu un temps où la croyance révolutionnaire occupait le premier rang. Je n’ignore pas qu’aujourd’hui, en Europe, nombre d’êtres parlants, plus jeunes que moi et destinés à me survivre, ne la partagent pas et surtout l’ignorent. Ils n’imaginent pas que la révolution ait jamais pu nommer davantage qu’un fait-divers. La presse la présente comme une coutume sympathique, réservée aux peuplades économiquement et intellectuellement défavorisée : Latinos de Cuba, Asiatiques du Vietnam, démocraties populaires d’Europe centrale, pays arabes, etc. Dans les pays riches, les politiques se réjouissent que seuls des trublions se soient emparés du nom ; les lettrés eux-mêmes, si assidus naguère aux cérémonies du souvenir, réduisent leur participation. Il serait opportun toutefois de séparer les enjeux. Le déclin de la croyance révolu-

94 REGARDS HIVER 2017

tionnaire est une chose, l’obsolescence de la révolution en est une autre ». Milner l’a bien compris : la Révolution n’a pas bonne presse. Celle en tout cas qui, seule à ses yeux, mérite une majuscule et qui est, bien sûr, la Révolution française de 1789, celle de la Déclaration des droits de l’homme et celle de l’abolition de l’esclavage (contrairement à la révolution américaine). Il faut que dire que cette Révolution française est sujette au dénigrement depuis plus de soixante ans. Cela commence sans doute en 1963 lorsque Hannah Arendt, fraîchement émigrée aux États-Unis, publie De la révolution, un essai où l’ancienne maîtresse de Heidegger tresse les louanges de la révolution américaine par rapport à la nôtre. Elle écrit : « La triste vérité est que la Révolution française, qui s’acheva en désastre, a façonné l’histoire du monde, alors que la Révolution américaine, une réussite si triomphale, est, à peu de choses près, demeurée un événement de portée régionale ». Peu de temps après, le monde occidental découvre les crimes de la révolution soviétique à travers les écrits de Soljenitsyne (L’Archipel du

goulag est publié en 1973 à Paris) et ceux de la révolution chinoise (Les Habits neufs du président Mao de Simon Leys, en 1971). Ces millions de morts donnent à penser que tout désir de la révolution est un désir hautement criminel par nature, une thèse que les “nouveaux philosophes” ne manqueront pas d’appuyer lourdement, notamment Bernard-Henri Lévy avec La Barbarie à visage humain en 1977. Un an plus tard, l’historien François Furet publie Penser la révolution, un essai qui entend en finir avec « le catéchisme révolutionnaire » français. LE SIFFLEMENT DE LA GUILLOTINE

Le problème de la Révolution de 1789 s’appelle 1793 : c’est la Terreur. C’est le sifflement de la guillotine qui remplace celui de la raison. Mais l’un va-t-il nécessairement avec l’autre ? Les monceaux de cadavres des révolutions russe et chinoise le donnent évidemment à penser. N’est-ce pas d’ailleurs ce que Mao prétend lorsqu’il affirme plaisamment que « la révolution n’est pas un dîner de


CHRONIQUE

Jean-Claude Milner, Relire la révolution, Verdier, 16 euros.

gala » ? L’opération dialectique qu’opère alors Milner dans son essai est précisément de séparer les révolutions russe et chinoises de la Révolution française. « Il faut bien réveiller les somnambules, écrit-il. Si elles sont des révolutions, alors la Révolution française n’en est pas une. Si la Révolution française est une révolution, alors elles n’en sont pas ». On vous fait grâce de la démonstration, fort argumentée comme vous pouvez vous en douter, vous la trouverez dans le livre. Elle est convaincante. Et évidemment, il ne s’agit pas de fermer les yeux sur l’abjection : « Certes, la Terreur doit compter, écrit Milner. Il ne s’agit pas d’en détourner les yeux. Mais il faut s’interroger : est-ce bien là que surgit le réel de la révolution ? » Autrement dit, la radicalité est-elle forcément létale ? Non, répond Milner, fort de son expérience : « Le maoïsme m’a appris à me déprendre de ce à quoi j’avais cédé en m’y engageant. Il m’a enseigné, par la négative et par l’exemple du contraire, que la politique n’a en dernier ressort qu’un seul objet : la survie des êtres parlants. Si la Révolution française touche au réel, ce n’est donc pas par la mise à

mort, mais par le corps parlant, non pas par la Terreur, mais par les discours, non par le sang versé, mais par les mots. » Ce qu’opère donc ici Milner c’est une désinfection du concept de révolution : non, il n’est pas synonyme de mort, mais bien de vie. Or il faut bien comprendre ceci, en préambule : si la révolution recommence à nous interroger, ce n’est pas pour des raisons politiques, comme on le dit toujours. Ce n’est pas parce que 1 % de la population possède 99 % des richesses. C’est beaucoup plus essentiellement parce que le XXIe siècle est en train de redéfinir complètement les droits du corps et la notion même de vivant. Ce que le philosophe Bruno Latour appelle l’anthropocène. Si donc une révolution aujourd’hui est nécessaire, ce n’est pas pour que les classes moyennes prennent le pouvoir sur des dirigeants qui les exploitent par ailleurs, il est vrai. Mais pour réécrire une nouvelle Déclaration des droits du vivant qui inclurait les animaux, les plantes, l’air, l’eau et qui ferait enfin de l’humanité celle qui accueille en elle le non humain.  @ArnaudViviant


Investiture de Manuela Carmena dans ses fonctions de maire de Madrid, le 13 juin 2015. Photo cc Elvira MegĂ­as.

96 REGARDS HIVER 2017


FREESTYLE

À MADRID ET BARCELONE, L’EXPÉRIENCE DU “SOUVERAINISME MUNICIPAL” Les villes peuvent-elles être le lieu d’une nouvelle expérience de démocratisation, et de nouvelles luttes anticapitalistes ? À la tête des deux grandes métropoles espagnoles, Manuela Carmena et Ada Colau veulent transformer l’exercice du pouvoir, et même faire de la municipalité un espace de contre-pouvoir. par gildas le dem

@gildasledem et caroline chatelet

HIVER 2017 REGARDS 97


E

En mai 2015, la liste intitulée Ahora Madrid emporte la direction de la capitale madrilène, tandis que la liste Barcelone en Commun s’empare de celle de la capitale catalane. Avec deux femmes, Manuela Carmena et Ada Colau pour, à leur tête, porter l’exigence de d’expérimentation démocratique issue du M-15, le mouvement d’occupation qui vient de faire souffler un vent révolutionnaire sur les places d’Espagne. L’enjeu est de taille. Car, après son succès fulgurant aux législatives (il vient de conquérir 8 % des suffrages en l’espace de quelques mois), le parti de Pablo Iglesias, Podemos, a renoncé à se présenter aux municipales. Son succès est encore trop récent, ses cadres sont encore trop mal formés, et peut être Iglesias craint-il de dilapider un crédit politique, pour le moment inentamé, dans des expérimentations et des alliances locales. Toujours est-il qu’au niveau local, le mouvement social informel qui, à Madrid comme à Barcelone, prolonge l’expérience de l’occupation des places, se voit privé de tout espoir de représentation. En effet, s’il mène sans doute une réflexion critique sur la forme parti, en relation aux mouvements sociaux, Podemos reste inscrit, en dépit de ses revendications relativement radicales et sa contestation du système bipartisan, dans l’espace institutionnel et officiel des grands partis espagnols. Un espace qui est aussi un espace étatique et national, encore dominé par le Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy. DE L’OCCUPATION DES PLACES À CELLE DES INSTITUTIONS

Dès lors, certains leaders locaux, qu’il s’agisse, comme Ada Colau, d’activistes encore inexpérimentés, peu rompus au jeu partidaire et plutôt tournés vers des formes d’action collective ou, comme Manuela Carmena, d’acteurs de la société civile qui ont participé à la résistance au régime franquiste, mais sont restés critiques à l’égard du régime de la transition, se décident à franchir le pas. C’est-à-dire, pour reprendre leurs mots eux-mêmes, à « partir à l’assaut des institutions » ou mieux, faisant écho au mouvement des places, à « occuper les institutions ». C’est que l’heure est grave. La crise de 2008, l’explosion de la bulle financière et de la bulle immobilière ont pré-

98 REGARDS HIVER 2017


FREESTYLE

cipité les Espagnols, et singulièrement les Madrilènes et les Barcelonais, non seulement dans le chômage, mais surtout vers la perte de leur logement. Depuis des mois, des vagues de saisies immobilières ont succédé à la crise des subprimes aux États-Unis et à l’effondrement du marché immobilier en Espagne. Dans les quartiers populaires, où banques et organismes de crédit ont abusé la population, les expulsions se multiplient de manière vertigineuse. Sans doute, des activistes comme Ada Colau ont depuis multiplié, en retour, les actions, notamment au sein de la plateforme PAH. La “plateforme des victimes du crédit hypothécaire” qui a su fédérer expulsés, ex-locataires et squatteurs, s’essouffle. Elle peut bien avoir bloqué des expulsions, en créant des chaînes populaires, des cordons de solidarité dans les quartiers, les districts et les rues de Barcelone, interdisant, de manière spectaculaire, le passage aux créanciers. Elle peut bien, sans autre manière, avoir squatté les locaux vides des banques créancières, pour ne les restituer qu’en échange d’un relogement des habitants dépossédés. Le mouvement s’épuise, et les militants sont exténués. Surtout, les conseils de districts qui se sont érigés en organes de mobilisation et d’action autonomes peinent à trouver un relais auprès des institutions municipales. Celles-ci sont d’autant plus rétives, pour ne pas dire hostiles aux revendications des conseils, que ces derniers représentent rien moins à leurs yeux qu’une menace de résurgence du “conseillisme” qui a fait la gloire de la Commune, des débuts de la révolution soviétique ou de l’expérience hongroise de 1956. Esperanza Aguirre, la maire de Madrid, et figure du très conservateur PP, brandira ainsi le drapeau de la peur du retour des Rouges. Elle n’avait pas tout à fait tort. CONFLUENCE DES LUTTES

Devant le refus de Podemos de s’engager frontalement, les conseils de district s’organisent en effet de manière spontanée, à Madrid comme à Barcelone. Pour accoucher de plateformes, de listes de citoyens relativement autonomes. Ces listes de convergences ou de « confluences », comme l’écrit Ludovic Lamant dans

LE 15-M, C’EST QUOI ?

Le 15 mai 2011 (d’où le nom, par la suite, que revendiquera le mouvement : 15-M), des dizaines de milliers de manifestants décident d’occuper la place Puerta del Sol, à Madrid. Ce mouvement de masse allie revendications démocratiques (Democracia Real Ya ! – Démocratie réelle maintenant !) sociales et libertaires (Attac, les Anonymous, le rejoignent très rapidement). Ce mouvement constitue la première expérience de rupture avec le régime de transition qui a succédé à la chute du franquisme. ■ gdm Squatter le pouvoir (elles font également la part belle aux activistes des “marées” – mouvements populaires pour la réappropriation des biens et des services publics) remportent alors triomphalement, à la surprise générale, les élections municipales de 2015. Depuis ce printemps victorieux, que signifie, dans les “mairies du changement”, « occuper les institutions » ? Certainement pas une prise de pouvoir au sens classique, celle d’un centre ou d’un lieu privilégié de pouvoir, depuis lequel on exercerait le monopole des moyens d’action politique légitimes. Contrairement à la stratégie de prise de pouvoir définie par Podemos de manière assez “léniniste”, les activistes du 15-M portés au pouvoir dans les mairies répudient l’idée qu’il suffise de s’emparer d’un lieu de pouvoir central et national. Bien plus, il s’agit de transformer non un lieu de pouvoir, mais l’espace même du pouvoir dans lequel les institutions sont, qu’elles le veuillent ou non, impliquées. Comme le déclare Pablo Carmona, conseiller municipal madrilène : « Je ne crois pas à l’existence d’un “centre” du pouvoir. Les institutions politiques sont au même niveau que les lobbies, les grandes entreprises, le système financier international » (CQFD n°137). Il s’agit donc de faire des institutions municipales un espace de contre-pouvoir, adossé à la consolidation et à la création d’espaces de pouvoir (Suite page 102)

HIVER 2017 REGARDS 99


À SAILLANS, AUSSI LA CITOYENNETÉ AU QUOTIDIEN À Saillans dans la Drôme, des “listes citoyennes” ont conquis la municipalité en dehors des partis. Renouant avec des traditions libertaires ou sociales, l’expérience entend régénérer la démocratie locale et repousser les limites imposées à la souveraineté populaire.

100 REGARDS HIVER 2017

En 2013, le maire Modem de Saillans François Pégon engage un projet de supermarché, contre l’avis d’un grand nombre de ses administrés. Manifestations, pétition, relais d’informations : le maire jette l’éponge. Mais quelque chose a bougé. Comme le raconte l’une des élus Agnès Hatton : « Nous étions plusieurs atterrés à l’idée qu’il n’y ait qu’une liste aux prochaines municipales ». Profitant de ce « terreau favorable à un projet où l’on n’impose pas les décisions aux gens », une poignée de Saillansons initient des réunions. De rencontre en rencontre, la liste citoyenne emporte le 23 mars 2014 la mairie, avec 56,8 % des voix, pour une participation de 80 %. DES OUTILS DE RÉSISTANCE COLLECTIVE

S’il existe bien un maire et des élus, ceux-ci ont été élus non pas pour un programme mais pour un fonctionnement basé sur la collégialité et la participation des habitants. Les citoyens peuvent intégrer des commissions participatives (au nombre de huit, elles comptent notamment aménagements et travaux ; enfance, jeunesse et éducation ; finances et budget ; ou encore transparence-informations) et / ou les Groupes action-projet (GAP), collectifs ciblant des projets précis. Des instances au sein desquelles élus et habitants sont sur un pied d’égalité pour le temps de parole et pour les décisions.


FREESTYLE

Enfin, un conseil des sages paritaire (tiré au sort) veille à la bonne mise en œuvre de l’ensemble. Pour Fanny Larroque, chargée de mission démocratie participative, les « gros morceaux » sont autant la transparence que la mobilisation. « La culture de la participation peut prendre des formes différentes, elle doit aller vers la complémentarité et initier le dialogue avec ceux qui ne viennent pas ». Depuis 2014, Saillans connaît un succès médiatique incontestable et voit défiler journalistes, chercheurs, élus ou citoyens intéressés par son modèle. D’autant que par sa situation géographique enclavée, qui restreint l’expansion urbaine, comme par la tradition de résistance de la région – liée à la « mémoire collective des périodes d’oppression religieuse et politique (tradition locale d’accueil des protestants et zone de maquis durant la Résistance) » – la ville se prête à l’image d’une campagne préservée et éclairée. Un havre de paix, où s’élaborerait des outils de résistance au libéralisme et à l’individualisme. AVANCER SANS IDÉALISER

Mais tout comme Saillans et ses alentours n’échappent pas à l’augmentation de la précarité et aux difficultés économiques, la démocratie participative n’est pas toujours idyllique. Outre la difficulté à mobiliser sur certaines questions, Agnès Hatton évoque « les lenteurs administratives phénoménales, l’aspect juridique qui peut parfois empê-

cher la spontanéité », tandis que Fanny Larroque souligne « des obligations d’État colossales en termes de budget, qui laissent peu de places aux désirs des habitants. » Et puis il y a l’intercommunalité, échelon incontournable de décision comme de financement, sapant les velléités municipales. Pourtant, des projets se mettent en place : parmi ceux réalisés ou en cours, la révision du Plan local d’urbanisme (PLU), la création d’un compost géré par des volontaires ou encore le nouvel aménagement du jardin public. Si certains peuvent sembler dérisoires, leur intérêt réside aussi dans le rapport quotidien, renouvelé, qu’ils initient à la chose politique. Début décembre, alors que la future librairie affichait des infos sur l’avancée de ses travaux, des jeunes de Saillans organisaient une réunion publique afin de discuter tous ensemble. Quant aux habitants opposés à un fonctionnement qu’ils jugent hétérodoxe, Agnès Hatton confie : « Certains ont dit à des journalistes ne s’être jamais autant intéressés à la vie municipale. Si déjà ils se sentent concernés, c’est une vraie victoire... » ■ caroline chatelet BIBLIO

Confiance, territoire et ruralité : deux formes d’articulation socio-économique, de M. Guerin, Y. Sencebe, Colloque “Confiance et rationalité”, INRA éditions, 2001.

HIVER 2017 REGARDS 101


Ada Colau, future maire de Barcelone, dans son bureau de vote le 24 mai 2015. Photo cc Marc Lozano.

102 REGARDS HIVER 2017


FREESTYLE

Le partage d’expérience entre mairies du changement voudrait dessiner, pour ces municipalités autonomes espagnoles et, à terme, européennes, un front commun de résistance aux politiques libérales. alternatifs. Au premier rang desquels, bien sûr, les conseils publics de district. Depuis la mairie, on peut en effet aider les organisations et les initiatives d’activistes existantes à obtenir des espaces où ils peuvent pérenniser leurs activités. C’est ainsi, par exemple, que la mairie de Barcelone appuie la Coopérative intégrale catalane (CIC), qui travaille à la réappropriation des biens publics ou des communs. Comme le fait remarquer le sociologue Pierre Sauvêtre (revue Sociologies, octobre 2016), « l’adjectif “intégrale” signifie que la CIC peut prendre en charge tous les aspects fondamentaux d’une économie (production, consommation, finance, sa propre monnaie) et assumer tous les secteurs d’activité qui couvrent les besoins nécessaires à la vie (alimentation, éducation, emploi, santé, logement, culture, énergie, transports, moyens d’information et de communication, sécurité sociale et défense juridique) ». “SOUVERAINISME MUNICIPAL”

Cette expérience de rupture économique et sociale s’appuie sur un dispositif légal, qui exonère de la taxe professionnelle les travailleurs réunis sous le statut de coopérative pour créer un réseau informel d’activités indépendantes les unes des autres, mais auxquelles la Coopérative sert de “parapluie”, à la fois contre le prélèvement fiscal de l’État national et contre le système

financier international. Se finançant avec un budget issu des revenus annuels des activités, une plateforme de crowdfunding et une banque d’investissement sans intérêts, la CIC utilise aussi différents systèmes de monnaies sociales alternatives soustraites à la monnaie nationale, tout en développant des pratiques nonmonétaires de mutualisation des services de santé et d’éducation. Le point essentiel, ainsi que l’écrivent les sociologues Ana Bojica et Ignacio Tamayo, est à cet égard que la CIC « promeut une économie “avec” un marché, mais qui n’est pas une “économie de marché” », dans la mesure où toutes les activités économiques restent soumises au critère politique de la décision de l’assemblée locale. C’est en ce sens que le « souverainisme municipal », comme le remarque encore Ludovic Lamant, s’inscrit aussi dans une perspective internationaliste et européenne. Qu’il s’agisse de l’accueil des réfugiés (avec la création d’un réseau de villes-refuges), de la lutte contre les traités de libre-échange (Barcelone est officiellement devenue une zone anti-TAFTA), ou de la volonté de répudier les dettes illégitimes (avec le manifeste d’Oviedo), le partage d’expérience entre mairies du changement voudrait dessiner, pour ces municipalités autonomes espagnoles et à terme, européennes, un front commun de résistance aux politiques libérales. C’est en effet la même Ada Colau qui, début 2016, signe un pré-accord avec Athènes pour accueillir des réfugiés bloqués dans la capitale grecque mais, d’autre part, vient d’annoncer qu’elle infligerait une amende de 600 000 euros à Airbnb et Homeaway, qui déstabilisent le marché immobilier catalan. Il est bien sûr trop tôt pour dire quels seront les résultats concrets de ces politiques municipales. Mais il est déjà certain qu’elles ébauchent de nouvelles formes d’expérience de rupture, dans les finalités comme dans les pratiques. ■ gildas le dem @gildasledem BIBLIO

Squatter le pouvoir. Ces rebelles qui ont pris les mairies d’Espagne, de Ludovic Lamant, éditions Lux, 16 euros.

HIVER 2017 REGARDS 103


Culture (in)civique

Illustration Alexandra Compain-Tissier

« Musée recherche assistant(e) collections. » L’annonce est publiée sur un site d’offres d’emploi dans le domaine culturel. La mission dure six mois et exige un profil des plus polyvalents puisque le candidat devra participer à une consultation auprès des habitants afin de valoriser les collections du musée, en faciliter l’accessibilité, animer des ateliers, mais aussi travailler sur les œuvres : manipulation, emballage, photographie, inventaire, recherche... La liste est longue. Aussi devra-t-il posséder de solides connaissances scientifiques, une expérience muséale, une bonne maîtrise de l’informatique et savoir

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

104 REGARDS ÉTÉ 2016

travailler en équipe… Un emploi en or ? Pas vraiment. Car le salaire mensuel tourne autour de cinq cents euros. Et encore, ce n’est qu’une indemnité car il s’agit en fait… d’un service civique. On se souvient que le dispositif a été institué en 2010 sous la présidence Sarkozy, à l’initiative de Martin Hirsch, ex-président d’Emmaüs France nommé haut-commissaire à la Jeunesse et aux Solidarités actives contre la pauvreté. Lequel prendra ensuite la direction de l’agence chargée d’en piloter l’application – lui succéderont François Chérèque, ancien leader de la CFDT, puis l’énarque Yannick Blanc. Unifiant sous un même statut différentes formes de volontariat, le service civique est plein de bonnes intentions. Son objectif : « Mobiliser la jeunesse face à l’ampleur de nos défis sociaux et environnementaux, explique le site officiel, et proposer aux jeunes un nouveau cadre d’engagement, dans lequel ils pourront mûrir, gagner en confiance en eux, en compétence, et prendre le temps de réfléchir à leur propre avenir, tant citoyen que professionnel ». Il entend aussi remplir le rôle dévolu à feu le service militaire obligatoire, favoriser le brassage social.

16 000 SERVICES CIVIQUES DANS LA CULTURE

S’adressant aux 16-25 ans, il leur propose d’accomplir une mission d’intérêt général de six à douze mois encadré par un tuteur dans une association, une collectivité territoriale ou un établissement public. Sans condition de diplôme ou d’expérience professionnelle, seule la motivation compte. Mais attention, ce ne doit pas être un emploi déguisé, le volontaire doit intervenir en complément de l’action de l’organisme d’accueil. Plus précisément, le service civique doit permettre « d’expérimenter ou de développer de nouveaux projets au service de la population, de démultiplier l’impact d’actions existantes en touchant davantage de bénéficiaires, ou de renforcer la qualité du service déjà rendu… » Le dispositif a été renforcé par la gauche revenue au pouvoir en 2012. Encore plus depuis les attentats de janvier 2015, après lesquels le service civique est devenu l’une des réponses du président Hollande « pour renforcer la citoyenneté et le vivre-ensemble » parmi la jeunesse. Tous les secteurs ont été mis à contribution. En mai, la


ministre de la Culture lançait depuis le Centre Pompidou l’opération “Citoyens de la culture” avec son homologue du ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports. Objectif : 16 000 services civiques d’ici fin 2016 pour 350 000 par an visés par le gouvernement – le triple des missions effectuées depuis son lancement en 2010. Les établissements culturels étaient priés d’envoyer les volontaires « à la rencontre des habitants » afin de les informer de leur activité, les inciter à venir en privilégiant les publics dits éloignés… En clair, faire de la promotion et de la médiation. Comme si ce n’était pas vraiment un métier et que la démocratisation culturelle, au cœur même des missions des musées, n’était plus qu’affaire de bénévolat. « À DÉFAUT D’AUTRE CHOSE… »

Depuis, les annonces se multiplient. Si la plupart respectent ce cadre déjà contestable, les abus existent et ne sont pas rares, à l’instar de notre annonce du début, émanant pourtant d’un établissement labellisé Musée de France. À la suite du bad buzz créé par sa diffusion, les témoignages ont abondé sur Internet. Comme celui-ci : « Actuellement, et pour neuf mois, avec une collègue dans la même situation, nous sommes ni plus ni moins que chargées du public scolaire pour une municipalité qui a un monument historique en gestion. Et le pire, c’est que nous créons la to-

talité de l’accueil scolaire ex nihilo et que celui-ci sera pérennisé par les services civiques qui suivront... » Ou cet autre : « Rien de nouveau. J’ai moimême été service civique avec des responsabilités, des centaines de bénévoles à chapeauter ! Avec un bac+5 professionnalisant dans la culture ». Et encore : « J’en suis à huit mois de service civique dans un Fond régional d’art contemporain pour assister le chargé de collection. Mais à défaut d’autre chose, que voulez-vous, on prend… » Et c’est bien là le problème, car si le service civique doit profiter aussi – si ce n’est en priorité – aux jeunes sans qualification, vu les annonces parues, on en doute. La Cour des comptes l’a confirmé en 2014, s’alarmant que moins de 25 % des engagés avaient un niveau inférieur au baccalauréat. Quant aux jeunes sortant des filières culturelles et cherchant désespérément un emploi, ils s’en contentent – l’expérience peut être enrichissante et fera une ligne de plus dans le CV –, comme ils se contentent des stages qui pullulent déjà dans ce secteur. Rien ne devrait s’arranger. Le programme de François Fillon propose déjà d’élargir les horaires des établissements culturels grâce au bénévolat et au service civique. Manière virtuelle de lutter contre le chômage des jeunes dont un quart est sans emploi – taux empirant d’année en année – puisque ceux-ci sortent des statistiques le temps de leur mission.  @louvrepourtous


SOUS LE SOLEIL DE MNOUCHKINE, UN THÉÂTRE COLLECTIF Autour de la cheffe de troupe Ariane Mnouchkine, la fameuse compagnie de la Cartoucherie créait cet automne son dernier spectacle, Une Chambre en Inde. Le collectif du Théâtre du Soleil à l’ouvrage, c’est tout un équipage en effervescence. Immersion. par naly gérard, photos michele laurent pour le theatre du soleil.

106 REGARDS HIVER 2017


DANS L’ATELIER

HIVER 2017 REGARDS 107


L

La Cartoucherie, un matin d’octobre. Le bois de Vincennes, tout autour, et les marronniers de la cour ont des teintes mordorées dans la lumière. L’endroit abrite cinq théâtres, parmi lesquels le Théâtre du Soleil qui occupe le plus de bâtiments en brique rouge. Ici, la troupe fabrique, répète et présente ses spectacles au public depuis 1970, date à laquelle Ariane Mnouchkine et ses comédiens s’y sont installés. En approchant, on entend des coups de marteau venant de l’atelier de construction et, de la cuisine, des bruits de vaisselle signalent la préparation du repas. À travers les portes de la grande nef, nous parviennent des chants et des cris. Derrières elles : le plateau de théâtre, où la répétition d’une Chambre en Inde bat son plein. Nous n’assisterons pas à “l’accouchement” du spectacle. Le moment est délicat : à moins de trois semaines de la première, les filages – montage des scènes bout à bout – viennent de commencer et la metteuse en scène, dont c’est la vingt-troisième création, se dit « très nerveuse ». Au moment où Ariane Mnouchkine nous accorde un rendez-vous exceptionnel, elle fait un constat clair : « Comme toujours nous sommes en retard, et il est difficile de comprendre si ce retard est fertile ou nocif. Il nous faut rencontrer le public pour nous aider à terminer. Il y a des défauts que l’on découvre seulement avec les réactions du public. Des qualités aussi, d’ailleurs ». Pour le moment, la “ruche” du Théâtre du Soleil où s’activent cent salariés tend vers un seul et même but : permettre à la création de suivre son cours, à son rythme. FAÇONNER LE SPECTACLE Après avoir monté Macbeth en 2014, la femme de théâtre de soixante-dix-huit ans s’est lancée dans l’aventure d’un spectacle écrit par l’ensemble de la troupe – comme l’ont été Le Dernier Caravansérail en 2003, et d’autres auparavant. Occupée par le sens de notre histoire présente, habituellement engagée dans de nombreux combats sociaux (le théâtre accueillit les sans-papiers en 1996), ébranlée par le 13 novembre-2015, Ariane Mnouchkine a décidé

108 REGARDS HIVER 2017

ARIANE MNOUCHKINE Femme de théâtre

de prendre le taureau du désespoir par les cornes avec une comédie – une première depuis longtemps. L’histoire a tout d’une mise en abyme : une compagnie de théâtre en voyage en Inde, confrontée au chaos, tente de créer un spectacle. La metteuse en scène charismatique veut parler de nos peurs : « Nous voulons partager l’inquiétude, le désir, l’impuissance qui nous traversent en ce moment, devant un monde opaque, devenu tellement complexe. C’est une sorte de confidence sur les “grandeurs et misères” d’une création théâtrale en 2016, une façon de se demander à nous-mêmes : “À quoi sert-t-on ?” » Créer de manière collective, sans texte préalable, exige un temps conséquent. Surtout avec la méthode de travail du “Soleil” qui consiste à “chercher le théâtre” très concrètement : sur le plateau et avec l’ensemble des trente-cinq comédiens. Au cours de la phase initiale, sorte de laboratoire, les interprètes ont fait des propositions et des improvisations – des “concoctages” dans le jargon de la maison – avec l’accompagnement du musicien de toujours, JeanJacques Lemêtre. C’est à partir de cette matière brute et vivante qu’Ariane Mnouchkine a façonné le spectacle. « La belle ouvrage, que ce soit un bon pain ou un bon tuyau de plomberie, nécessite du temps, souligne la cheffe de troupe. Les acteurs aussi ont besoin de temps, mais d’un temps immatériel, c’est-à-dire difficilement mesurable. Plus le travail est partagé, plus il y a besoin d’écoute, pour laisser le temps aux acteurs de trouver leur expression, de devenir meilleurs. Mon rôle est de l’ordre de l’accouchement de chacun des comédiens, et de l’ensemble : je dois voir quand il faut dire “poussez”, quand il faut dire “respirez”. D’ailleurs, souvent, il ne faut pas pousser, mais laisser venir, et, à certains moments, agir. »


DANS L’ATELIER

« Affirmer qu’il est essentiel de prendre le temps, d’accepter l’errance et l’expérimentation sans résultat immédiat, est une lutte contre notre époque. » Charles-Henri Bradier, co-directeur

HIVER 2017 REGARDS 109


110 REGARDS HIVER 2017


DANS L’ATELIER

Une chambre en Inde aura nécessité six mois et demi de répétition : un luxe inouï dans l’économie actuelle du spectacle vivant, un tour de force sur le plan de la gestion économique. « Affirmer qu’il est essentiel de prendre le temps, d’accepter l’errance et l’expérimentation sans résultat immédiat s’apparente à une lutte contre notre époque », concède Charles-Henri Bradier, codirecteur, confronté à la question du financement du temps de création. Ancien assistant d’Ariane Mnouchkine, il pilote le lieu à ses côtés depuis dix ans. « Le Théâtre du Soleil est un gros bateau, ajoute-t-il, avec un capitaine intransigeant, où se fait un vrai travail de maïeutique, d’accouchement, qui demande du temps. L’efficacité de l’ensemble est trempée dans la durée de l’expérience. » L’URGENCE, LES RITUELS ET LA MAGIE Pour les comédiens, l’atelier des costumes est un lieu d’inspiration. Dès les premiers jours de laboratoire, ils sont venus ici puiser des éléments de base pour composer leur personnage et improviser, comme des enfants iraient fouiller dans un grenier pour trouver de quoi se déguiser. Des étagères croulent sous les rouleaux de tissu, et le long des murs courent des penderies où sont accrochés des centaines de costumes, issus de tous les spectacles précédents – des étiquettes indiquent où trouver telle ou telle pièce, pantalons ou pourpoints. Nathalie Thomas et MarieHélène Bouvet, costumières, sont les piliers de ce lieu où œuvrent cinq personnes. « Nous faisons tout, de la coiffe à la paire de chaussettes, précise Marie-Hélène Bouvet. Nous nous adaptons aux besoins : nous créons ou nous adaptons, parfois aussi nous achetons. » Elles forment un tandem à toute épreuve, avec une bonne humeur permanente en bandoulière et des nerfs d’acier. Il en faut pour obtenir une séance d’essayage de chacun des comédiens, tous débordés, ou pour voir revenir un costume tout frais cousu car une scène ne sera finalement pas gardée. Un bon costume est celui qui correspond à la vision d’ “Ariane”. « Il doit aussi

être confortable, solide, et facile à enfiler et à enlever », ajoute Nathalie Thomas. Patiemment, celle-ci est en train de coudre à la main chaque pli d’un sari indien pour que son drapé tombe instantanément, et fasse gagner du temps pendant l’habillage. Un comédien entre pour réclamer son costume : une simple étole de coton : « Le costume de Gandhi, il n’y a pas plus simple ! » s’exclame la costumière. Il est midi. Dans le foyer, Karim Gougam, le cuisinier, et ses aides apportent une marmite fumante de soupe façon chorba, chaudement accueillis par tous les travailleurs impatients. Le repas est un rituel essentiel. Les menus varient chaque jour ; ils sont pensés en fonction d’un principe appliqué partout ici : la meilleure qualité au meilleur prix, et pour satisfaire tout le monde, les végétariens et les allergiques de la tablée compris. La comédienne Hélène Cinque, interprète du rôle principal d’une Chambre en Inde, prend son déjeuner sur le pouce et décrit à quelle étape en sont les répétitions : « Maintenant, nous avons le cadre, le contour. Il faut dessiner précisément les personnages et faire en sorte que tout soit magique ». Dans cette situation d’urgence, chacun reste concentré. « Plus on est dans le présent de l’acte théâtral, mieux on est à son poste, résume-t-elle. On doit se sentir extrêmement responsable du bateau dans lequel nous sommes. » Jouer sous l’autorité d’Ariane Mnouchkine est réputé difficile. Hélène Cinque raconte le degré de précision nécessaire et le travail, intense. « Le processus de création est certes parfois douloureux, mais on se sent avant tout traversé par une adrénaline jouissive, confiet-elle. Lorsque, au début, Ariane nous a dit : “Voilà, ça va se passer en Inde, il y aurait une troupe de théâtre mais le metteur en scène...”, nous avons eu une seule envie : réunir toutes nos forces pour que le bébé puisse naître. C’est un peu comme le moment où on décide de faire un enfant avec l’amour de sa vie. Ensuite, l’émotion s’intensifie au fil des mois de travail, jusqu’à “l’accouchement”, la première. »

HIVER 2017 REGARDS 111


DANS L’ATELIER

S’UNIR POUR CRÉER Plus tard, le comédien Maurice Durozier, membre de la troupe depuis trente ans, racontera à quel point la recherche artistique demande une confiance absolue entre comédiens. « On ne sait pas d’où va surgir le théâtre. On cherche ensemble le chemin : il faut être à l’écoute les uns des autres, sans préjugés, être prêt à la remise en question permanente. Le temps est précieux car il permet de se tromper, et il faut en surmonter des échecs et des obstacles pour que vienne la lumière. » Des obstacles et des imprévus, il y en tous les jours dans la marche du Théâtre du Soleil : des problèmes informatiques qui ralentissent l’équipe administrative, une fuite dans le toit du bâtiment – qui date du XIXe siècle – à réparer le plus vite possible, la blessure à la jambe, heureusement sans gravité, de deux comédiennes. « En période de “charrette”, il est nécessaire d’avoir les bonnes personnes aux bons endroits, de bien choisir ses priorités, déclare David Buizard, régisseur et constructeur de l’atelier “bois”, occupé à finaliser le lit, principal élément du décor, et mille autres choses. Notre obsession est de ne pas retarder la machine et de faire en sorte que les comédiens puissent travailler sereinement. » Les allers-retours du décor entre l’atelier et le plateau sont fréquents car les modifications en cours de route font partie de l’ordinaire. Tout doit être souple et ajustable pour suivre la recherche toujours en évolution que mène la metteuse en scène. Dans l’atelier, un technicien termine un bananier plus vrai que nature tandis qu’une technicienne assemble des éléments en bois. Cette dernière, Aline Borsari, est comédienne mais s’est formée à la menuiserie pour passer à la fabrication le temps du spectacle. La coutume veut que les comédiens soient polyvalents et mettent la main à la pâte. Ce qu’ils font volontiers, car plusieurs d’entre eux le disent, fabriquer avec ses mains est un plaisir et rend plus humble. David Buizard se réjouit du mélange de spécialistes et de non spécialistes : « En travaillant ensemble, nous apprenons des autres, c’est un enrichissement permanent ». “Liberté, Égalité, Fraternité” inscrit en lettres dorées au fronton du théâtre est une devise qu’ici on veut

112 REGARDS HIVER 2017

appliquer au quotidien. Dès le départ, en 1964, le Théâtre du Soleil a choisi le statut d’entreprise Scop. Aujourd’hui, les coopérateurs, des comédiens et des anciens, forment un noyau avec une quinzaine de permanents, tandis que la troupe actuelle est embauchée pour la durée de création et d’exploitation du spectacle. La plupart des comédiens sont des fidèles qui reviennent d’un spectacle à l’autre. Sur environ cinq cents personnes qui sont passées au “Soleil” en cinquante ans d’histoire, nombre d’entre eux sont restés une dizaine d’années – parfois plus. Le Théâtre du Soleil est né pour « s’unir autour du désir de créer quelque chose ensemble », avec une organisation horizontale, un salaire égal pour tous et un principe de fonctionnement démocratique. Ce principe, Ariane Mnouchkine y tient comme à la prunelle de ses yeux et espère qu’il perdurera longtemps après elle. « En ce moment, il y a vingt-cinq nationalités ici, racontet-elle, et toutes les religions, et d’abord des athées. Nous avons une langue commune, le français, et des règles. Nous sommes très stricts sur certaines valeurs ; la laïcité et l’égalité homme-femmes, entre autres. Il y a eu parfois des engueulades. On peut militer pour changer la règle, mais quand elle est là, on la respecte. C’est un lieu démocratique au sens le plus carré. » UN LIEU HOSPITALIER Dans le fracas du monde, Le Théâtre du Soleil fait figure d’institution atypique et indispensable : modèle pour ceux qui sont attachés à un théâtre populaire, exemple pour les artistes qui défendent la “permanence artistique” et la transmission, fabrique de culture pour le ministère qui lui apporte un soutien financier. Cette communauté de travail partage des rituels quotidiens et une éthique où priment la recherche de la qualité, le respect de chacun, le sens de la responsabilité, une certaine discipline. L’attention au moindre détail fait aussi partie de la culture de la maison. Des bureaux administratifs tout en bois jusqu’aux sanitaires où les supports sont de fer forgé, tout est pensé pour être pratique et beau. Et la “capitaine du bateau”, perfectionniste dans l’âme,


« Il faut du courage, en ce moment, pour sortir de son travail, ne pas rentrer chez soi s’affaler devant la télé, prendre le métro, venir au fond du bois, pour un spectacle dont on ne sait rien ! » Ariane Mnouchkine

HIVER 2017 REGARDS 113



DANS L’ATELIER

Une Chambre en Inde, une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre. Jusqu’au mois de mai, à La Cartoucherie, 75012 Paris. est là pour rappeler gentiment de baisser la chaleur du poêle à bois du foyer ou de réparer le mécanisme d’une porte trop lourde. Dans la cour, Kaveh Kishipour et Benjamin Bottinelli-Hahn, régisseurs et constructeurs “métal”, assistés d’un technicien venu en renfort, s’emploient à dresser une majestueuse guérite en bambou devant la porte d’entrée. Elle servira à abriter les spectateurs de la pluie pendant la fouille des sacs dans le cadre du plan Vigipirate. Le souci du Théâtre du Soleil pour le public se reconnaît à ces signes – les bouquets de fleurs dans le hall d’accueil ou les loges ouvertes au regard des spectateurs en font également partie. L’équipe des peintres a déjà réalisé la fresque de style indien qui orne la nef d’accueil du public (renouvelée à chaque création) et le cuisinier commence à élaborer les menus pour le bar du théâtre, en accord avec l’atmosphère du spectacle. Depuis plusieurs semaines, le bureau de la billetterie retentit de sonneries. Ici, on ne pratique pas de vente par Internet afin de préserver un contact direct avec le public. Constitué de nombreux inconditionnels, il semble être au rendez-vous : plusieurs représentations affichent déjà complet. Ariane Mnouchkine considère que les spectateurs font preuve d’un certain courage : « Il en faut en ce moment, pour sortir de son travail, ne pas rentrer chez soi s’affaler devant la télé, prendre le métro, venir au fond du bois, pour un spectacle dont on ne sait rien ! » Ce courage est encore plus nécessaire après les attentats de 2015, estime-t-elle : « Parce que quelques-uns veulent empêcher l’art et la liberté, il faut affirmer son humanité en sortant, en allant au théâtre, au concert, au cinéma, en se regardant, en faisant la fête. Retrouver un peu de confiance entre les citoyens est aussi une urgence ; plus que cela, c’est vital pour notre pays ».

À lire Ariane Mnouchkine, d’Ariane Mnouckine et Béatrice Picon-Vallin, éd. Actes-Sud Papiers, nouvelle édition (2016). L’Art du présent-Entretiens avec Ariane Mnouchkine, de Fabienne Pascaud, éd. Actes-Sud, nouvelle édition (2016). Avec une Chambre en Inde, le Théâtre du Soleil propose de rire de nos peurs, en cherchant encore une fois à partager un moment d’humanité. « La comédie est une tragédie qui fait rire, donc il y faut beaucoup de vérité, explique la metteuse en scène. Elle a aussi besoin d’un rythme particulier et d’une grande précision, sans que cela devienne mécanique. C’est une horloge mais une horloge qui respire. Au théâtre, quand c’est beau, quand nous avons réussi notre “coup”, le spectateur reçoit un moment de vie mis en forme. Le comble du plaisir, c’est cela : de la vie mise en forme. » Parmi les nombreux rituels qui rythment le quotidien, l’un des plus notables est celui qui marque l’arrivée du public le soir de la représentation. Ariane Mnouchkine va d’abord parcourir le hall d’accueil et la nef dite “des bouddhas” où sont installés le plateau et les loges, en criant : « Attention, attention, notre théâtre va ouvrir ! » « Cela veut dire tout à la fois, précise-telle : “Est-ce qu’on est prêt, est-ce qu’on est beau, est-ce qu’on est hospitaliers ?” » Ensuite, accompagnée de Charles-Henri Bradier, elle ira en personne ouvrir la porte du théâtre aux premiers spectateurs. Depuis le 5 novembre, jour de la création de Une Chambre en Inde, ces gestes, ils les refont chaque soir – préalable au grand rituel qu’est la représentation. ■ naly gérard

HIVER 2017 REGARDS 115


NOTRE FRANCE À NOUS

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Oubliez pour un instant André Glucksmann, qui fut l’une des figures de 1968, puis des “nouveaux philosophes”, puis des soutiens à Nicolas Sarkozy. Son fils Raphaël a jeté un pavé dans la mare identitaire du pays. Par les mauvais temps qui courent, la lecture de Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes constitue un pur moment de joie, de ceux qui donnent envie de crier à chaque page (ou presque) : « Oui ! Trop bon ! »

clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

116 REGARDS HIVER 2017

Le constat de départ est sans appel : « Les tenants de la France ouverte, universaliste, progressiste de 1789, 1848 ou 1870 ont perdu la bataille des mots et du récit ». Les passions tristes des « héritiers vociférants de Maurras et Barrès » triomphent de « notre triste absence de passion ». Aussi Raphaël Glucksmann a-til « plongé en nous-mêmes ». Car, « sans inscrire nos luttes dans le récit national dont nous sommes les héritiers, nous sommes condamnés à la défaite ». Et il n’est pas question de capituler, mais de réinventer. Raphaël Glucksmann s’en prend méthodiquement aux réactionnaires de tout poil, aux nostalgiques de la France éternelle pour les remettre à leur place… historique. De la sorcière médiévale au Juif, de la féministe au multiculturaliste, la pensée réactionnaire s’est toujours mise en quête de boucs émissaires : « Leur obsession, que l’on soit en 1616, 1816 ou 2016, est de figer dans le marbre ce que nous sommes, une fois pour toutes ». L’essai vif, joliment écrit et drôle de Raphaël Glucksmann nous ramène à Tartuffe de Molière et Candide de Voltaire, au Roman de Renart

et au Mariage de Figaro, à Rabelais et Descartes, à Victor Hugo et Simone Weil. Avec eux, nous mesurons combien notre France a toujours été décadente. « La Pléiade, aujourd’hui symbole d’un élitisme linguistique, (…) n’en est pas moins née lors d’une partouze », rappelle le jeune Glucksmann. Autrement dit, « la décadence n’a pas attendu 68 ou YouPorn : elle est au cœur de notre identité nationale depuis le MoyenÂge. Chez nous, “tout fout le camp” depuis des siècles ». Nul suicide dans cette histoire. L’esprit de contestation et de subversion bien français nous a permis de créer, d’inventer, de bousculer, en somme d’ouvrir la voie du progrès humain. C’est pourquoi « notre trouble identitaire est bel et bien un trouble politique ». Si le récit français du XXIe siècle s’écrit en ce moment, c’est à nous de « décider s’il s’inscrit ou non dans la continuité du 26 août 1789 ». L’auteur rappelle qu’au fond, la gauche, c’est « l’idée que l’ordre existant n’est qu’une convention, qu’il n’a rien de naturel ni d’éternel, qu’on peut donc le renverser ou l’inverser s’il fait obstacle à la liberté, l’égalité, la fraternité ». On signe.


Raphaël Glucksmann, Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes, Allary Editions, 256 pages, 18,90 euros.

BÂTIR LE RÉCIT DE NOTRE ÉPOQUE

Le moment le plus jouissif du livre est sans doute celui du discours imaginaire d’un président de la République française qui décide de rendre hommage aux « vingt et trois » chantés par Louis Aragon dans les années 1950 sur une musique de Léo Ferré. Vous l’avez en tête. Fredonnez maintenant : Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant Oubliez la déchéance de nationalité et imaginez un nouveau François Hollande déterminé à produire un vrai, un grand discours. Un discours utile, qui bouscule, dans lequel vos oreilles entendraient : « Aujourd’hui, les biennés, les bien-logés, les bien-rangés

s’inclinent devant les mal-rangés, les mal-logés, les mal-nés ». Le président de la France rendrait brillamment hommage à Olga Bancic, Missak Manouchian, Marcel Rajman… Oui, ceux-là même que l’on qualifiait autrefois de « terroristes apatrides ». C’était la seconde guerre mondiale, ils furent arrêtés par la brigade spéciale des Renseignements généraux français puis livrés par des Français. Les services de renseignement nazis avaient tiré à 15 000 exemplaires des affiches collées dans Paris, avec six photos d’entre eux et une question : « Des libérateurs ? » C’est l’ “Affiche rouge”. Le 21 février 1944, ils sont vingt-deux à tomber sous les balles. Raphaël Glucksmann pose la question : « Qui du Juif polonais ou hongrois, de l’Italien, de l’Espagnol, de l’Arménien luttant contre l’occupant ou du fonctionnaire qui les arrête pour plaire à l’ennemi, qui est le plus digne d’être par nous appelé “Français” ? Si l’on a quelque estime de soi, si l’on aime la France, si l’on connaît son histoire, la réponse est évidente, immédiate ». Deux France se sont révélés dans

cette affaire : « Laquelle est l’antiFrance ? Laquelle est la France ? » L’auteur enfonce le clou : « Un regard critique sur soi permet de mieux se connaître et donc de mieux s’aimer, sans songer qu’une nation forte, sûre de ses principes et de ses idéaux, n’a pas peur de se confronter aux zones d’ombre de son passé ». La force de l’essai de Glucksmann, c’est son énergie. Très accessible, mettant les rieurs de son côté, surfant sur les débats enflammés du moment, il est pour finir un appel à reconstruire. Selon lui, la génération 1968 a déconstruit des mythes dont le poids et la rigidité nous étouffaient. C’était vital, mais elle a oublié le commun : « Elle eut raison de détruire ce qui ne fonctionnait plus, elle eut tort de ne rien reconstruire ». Glucksmann appelle les nouvelles générations à bâtir le récit de notre époque à même de transformer le réel, de changer le monde. Selon lui, et je partage, « retrouver un débouché progressiste aux vieilles aspirations révolutionnaires françaises, voici la seule manière de barrer durablement la route au Front national ».

HIVER 2017 REGARDS 117


Après une série de représentations à la salle des fêtes de Sevran et à la Maison des Métallos à Paris, le spectacle F(l)ammes, réalisé par Ahmed Madani, entame cet hiver une tournée en France jusqu’au prochain Festival d’Avignon.

INVENTER LE RÉCIT D’APRÈS

Au même moment, avec le théâtre de la Poudrerie de Sevran, s’inventait une pièce de théâtre vivante et décapante qui nous parle de l’appartenance identitaire et des inégalités, de la France et d’ailleurs, des femmes et des hommes. Une parole authentique et politique, remarquablement mise en scène, qui contribue à inventer le récit d’après. C’est le réalisateur Ahmed Madani qui a fabriqué avec dix femmes vivant dans des quartiers populaires cette œuvre théâtrale déjouant habilement les caricatures et stéréotypes. Ce spectacle fonctionne comme un patchwork de tranches de vie. Il mêle la force et la vitalité de femmes qui livrent une parole vraie à une haute exigence artistique. La qualité de ce spectacle rare et décapant relève de cette alchimie particulièrement réussie. Ahmed Madani a construit cette aventure artistique à partir de longs échanges avec ces femmes qui ont accepté de donner des bouts de leur histoire, des pans de leurs angoisses et de leurs réflexions, de leurs révoltes et de leurs aspirations. Après Illumination(s) créé

118 REGARDS HIVER 2017

avec de jeunes hommes de Mantesla-Jolie, F(l)ammes est le deuxième volet d’un triptyque intitulé “Face à leur destin”. C’est une pièce sur le racisme et ce que signifie être français, sur la violence sexiste et ce que veut dire la liberté pour une femme aujourd’hui, sur la banlieue et ce que le mépris de classe recouvre comme réalité symbolique et concrète. C’est une pièce qui raconte des histoires singulières pour mieux ramener au commun, à l’universel. Qui chante, qui danse, qui parle d’amour et d’excision, de coupe de cheveux et de discrimination à l’embauche, qui combat avec des prises de karaté ou avec la mémoire de la révolution. Une pièce qui donne à ressentir pour mieux penser. F(l)ammes parle de la vie et désenclave à sa manière la réalité comme la parole des femmes des quartiers populaires. Une œuvre d’humanité, un geste politique au moment où la tentation du repli et du rejet menace. Comme l’essai de Raphaël Glucksmann, il donne de l’énergie pour tenir tête et inventer.  @ClemAutain


CHAQUE JOUR + CHAQUE MOIS + CHAQUE SAISON

REGARDS.FR+E-MENSUEL+TRIMESTRIEL ABONNEZ-VOUS À retourner à Regards, 5, Villa des Pyrénées, 75020 Paris

PRÉNOM

:

ADRESSE

:

VILLE

:

:

CODE POSTAL TÉLÉPHONE EMAIL

NOM

:

:

:

Offre spéciale !

11 numéros et je repars avec11 un livre sous le bras 60 €Je :m’abonne Les 4pourmagazines + les e-mensuels

À RETOURNER À REGARDS, 120 RUE LAFAYETTE 75010 PARIS - 01 47 70 01 90 - regards@regards.fr

SUPERSIZE ME

NOM

:

CODE POSTAL

Nom :

PRÉ NOM :: votre tarif Prénom Choisissez

Adresse :

 40€Etarif ADRESS : étudiants-chomeurs  60€ Code postal :  Abonnement de soutienVille € montant à préciser : Mail : ABONNEMENT PRÉLEVEMENT: TRIMESTRIEL Téléphone

ence

DE

15€

:

POUR 1 AN CHÈQUE 60 € VILLE : ÉTUDIANTS : CHÈQUE Choisissez votre rythme Choisissez votre 45 € HORS FRANCE : CHÈQUE 70 € de paiement  en une fois TÉLÉPHONE : ABONNEMENT SOUTIEN CHÈQUE 100 € :

moyen

 par chèque  par trimestre DURÉE LIBRE par prélèvement EMAIL : PRÉLÈVEMENT TRIMESTRIEL DE 15 (remplir €  par mois automatique je remplis l’autorisation de prélèvement le bulletin ci-dessous) ABONNEMENT DE SOUTIEN et joins un relevé d’identité bancaire

CHÈQUE DE

60 €

PRÉLEVEMENT

TRIMESTRIEL

DE

25€

CHÈQUE DE

AUTORISATION DE PRÉLÈVEMENT J’autorise l’établissement teneur de mon compte à prélever sur ce dernier si sa situation le permet, tous les prélèvements ordonnés par le créancier désigné ci-dessous. En cas de litige sur un prélèvement, je pourrai en faire suspendre l’exécution par simple demande à l’établissement teneur de mon compte. Je règlerai le différend avec le créancier.

VOS NOM, PRÉNOM ET ADRESSE

N° national d’émetteur 484326

Nom et adresse du créancier LES ÉDITIONS REGARDS LES ÉDITIONS REGARDS REGARDS 5 Villa des Pyrénées 75020 Paris Villa des Pyrénées 75020 Paris 120 5RUE LAFAYETTE 75010 PARIS

COMPTE À DÉBITER

BIC/SWIFT

Nom et adresse de votre banque ou de votre centre CCP

IBAN

Date

100€

Signature JOINDRE UN RIB

À retourner à Regards, 5, Villa des Pyrénées, 75020 Paris Téléphone : 09 81 02 04 96


CONFIEZ L’AFFICHAGE DE VOS CAMPAGNES NATIONALES ET RÉGIONALES À DES PROFESSIONNELS

3, rue de l’Atlas • 75019 Paris • Tél. : 01 40 03 96 65 Mail : franceaffichageplus@yahoo.fr


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.