Trimestriel Été 2017

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DANS CE NUMÉRO, 46 LES PARTIS ONT-ILS UN AVENIR ?

04 CET ÉTÉ Agenda culturel et intellectuel.

06 L’ÉDITO

PDG de la République

08 LES ENFANTS SONT-ILS DE DROITE ?

Loin de l’innocence que leur prête une vision idéalisée, nos chers chérubins expriment spontanément une conception plutôt réactionnaire des relations sociales.

18 COMMENT EST-ON PASSÉ DE “L’ARABE” AU “MUSULMAN” ?

Le langage traduit les mutations du racisme et de la xénophobie. En France, la figure du Maghrébin comme envahisseur a connu des appellations historiquement situées.

26 PORTFOLIO

Corentin Fohlen a photographié la construction chaotique et inachevée d’un “village nouveau” en Haïti que ses habitants ont dû peupler avec les moyens du bord.

38 LA LENTE LEVÉE DU VOILE SUR LES VIOLENCES SEXUELLES

Les élections de 2017 ont confirmé que le pronostic vital des partis traditionnels était engagé. Mais ils ne sont pas encore morts : doit-on s’en passer ou les réinventer pour fonder de nouveaux projets politiques ?

88 LE GENRE, TERRAIN D’ÉTUDE ET DE COMBAT

Les études de genre tissent des liens constants et fertiles entre chercheurs et militants dont témoignent Juliette Rennes et Alice Coffin.

100 MANUEL BOMPARD, LE MEILLEUR D’ENTRE NOUS ?

La tête bien faite et les mains à l’ouvrage : Manuel Bompard a eu un rôle décisif dans la campagne réussie de la France insoumise. Et maintenant ?

108 LA TRAVERSÉE DU 9-3

Mêlant art et performance, le duo Boijeot.Renauld investit l’espace public avec son mobilier nomade pour susciter le dialogue entre les lieux et leurs habitants.

Si la conscience de l’ampleur du problème progresse, il reste sous-estimé et méconnu. Deux études récentes apportent nouveaux éléments et pistes d’action.

MONTAGNES DE VERRE - 64

COMMENT EST-ON PASSÉ DE L’ARABE

AU MUSULMAN - 18

VIOLENCES SEXUELLES LA LENTE LEVÉE DU VOILE - 38


LES INVITÉS

LES CHRONIQUES DE…

JEAN-CLAUDE LEFORT 56 Ancien député d’Ivry

Rokhaya Diallo 16

LOÏC BLONDIAUX 60 Professeur de science politique (Paris I) CHRISTOPHE AGUITON 74 Chercheur en sciences sociales et militant des mouvements altermondialistes JULIETTE RENNES 88 Sociologue, enseignante-chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales ALICE COFFIN 88 Journaliste coprésidente des journalistes LGBT, membre de La Barbe

Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

Bernard Hasquenoph 86 Fondateur de louvrepourtous.fr

Arnaud Viviant 99 Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

Clémentine Autain 118 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

SÉBASTIEN RENAULD ET LAURENT BOIJEOT 108 Artistes

LE

LA PYRAMIDE ÉTUDES DE GENRE OBJET POLITIQUE - 84

DES CONCEPTS À L’ACTION - 88

BOIJEOT.RENAULD MOBILIER TRÈS URBAIN - 98


10 Expos

France-Allemagne(s). Jusqu’au 30 juillet,

La Pierre sacrée des Maori. Jusqu’au 1er

Musée de l’armée, Paris. La guerre franco-allemande de 1870-1871, de “l’Année terrible” jusqu’à la Commune. Jamaica Jamaica ! De Marley aux deejays. Jusqu’au 13 août, Philharmonie de Paris. Comment cette île pauvre des Caraïbes a révolutionné la musique. Inventez la ville… dont vous êtes les héros ! Jusqu’au 27 août, Quai des savoirs, Toulouse. Une exposition tout public immersive et interactive. Ciao Italia. Jusqu’au 10 septembre, Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris. Un siècle d’immigration et de culture italiennes en France (1860-1960).Popcorn. Art, design et cinéma. Jusqu’au 17 septembre, Musée d’art moderne et contemporain, Saint-Étienne. Des liens qui unissent le cinéma et le design nés au XIXe siècle.

octobre, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris. Sur la piste du jade, symbole de force et objet de fascination. David Hockney. Jusqu’au 23 octobre, Centre Pompidou, Paris. Rétrospective de ce jeune homme de quatre-vingt ans, peintre anglais réaliste, hédoniste et éternel curieux. Georges Pompidou et l’art : une aventure du regard. Jusqu’au 19 novembre, château de Chambord. Passion d’un homme politique devenu président pour l’art d’avant-garde. Nous et les autres. Des préjugés au racisme. Jusqu’au 8 janvier 2018, Musée de l’homme, Paris. Un décryptage des mécanismes du rejet de l’Autre. Hip Hop : un âge d’or. Jusqu’au 14 janvier 2018, Musée d’art contemporain, Marseille. Phénomène planétaire grandi dans les années 1980 des deux côtés de l’Atlantique grâce aux radios et à la télévision.

RÉCITS PHOTOGRAPHIQUES

FESTIVAL DU 25 AOÛT AU 30 SEPTEMBRE 2017

UN ÉTÉ AU HAVRE La ville portuaire reconstruite après-guerre par l’architecte Auguste Perret fête ses cinq-cents ans : parcours et interventions d’artistes en plein air, festivités en tous genres, exposition Pierre et Gilles... Musée d’art moderne André Malraux, jusqu’au 20 août 2017. Dans toute la ville, jusqu’au 5 novembre 2017.

Crédit Photo © Corey Ar nold Crédit Graphisme © Sébastien Bergerat

ABBAYE DE SILVACANE

PROPOSÉ PAR L’ASSOCIATION PHOTO LUB INFOS & CONTACT : L’ABBAYE DE SILVACANE RD 561, 13640 LA ROQUE-D’ANTHÉRON OUVERT TOUS LES JOURS DE 10H À 18H RENSEIGNEMENTS : 04 42 50 41 69 B RECITSPHOTOGRAPHIQUES

LABO PHOTO

OPTIQUE Révolution du XIXe siècle qui précède le cinéma, le diorama explore la réalité virtuelle, trouvant un écho jusque dans l’art contemporain. Dioramas. Jusqu’au 10 septembre 2017, Palais de Tokyo, Paris.

MULTI-REGARDS Du reportage à la création artistique, quatre professionnelles de la photographie exposent leurs points de vue dans une majestueuse abbaye cistercienne. Festival de récits photographiques. Du 25 août au 30 septembre 2017, abbaye de Silvacane, La Roque-d’Anthéron.


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CET ÉTÉ

Essais

Alain Badiou, Métaphysique du bonheur réel, éd. Puf, 30 août. Tiffany Blandin, Un Monde sans travail, éd. Seuil, 24 août. Coline Cardi et Geneviève Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, éd. La découverte, 8 juin. Marie Cornu, Fabienne Orsi etJudith Rochfeld, Dictionnaire des biens communs, éd. Puf, 23 août. Jean-François Draperi, Histoires d’économie sociale et solidaire, éd. Les Petits matins, 17 août. Dominique Garcia et Hervé Le Bras (dir.), Archéologie des migrations, éd. La Découverte, 8 juin. Jean Hatzfeld, Une Saison de machettes, éd. Seuil, 15 juin. Catherine Malabou, Les Nouveaux blessés. De Freud à la neurologie. Penser les traumatismes contemporains, éd. Puf, 30 août.

POST-CAPITALISME Pratiquer le post-capitalisme sans attendre des jours meilleurs ou des lendemains qui chantent ? Tel est l’horizon que propose l’ouvrage d’Erik Olin Wright, l’un des plus grands sociologues américains contemporains, professeur à l’université de Wisconsin-Madison. Ou comment se donner les moyens de reconstruire le monde de maintenant et de demain. Erik Olin Wright, Utopies réelles, éd. La Découverte, 24 août

Pascal Perrineau, Cette France de gauche qui vote FN, éd. Seuil, 1er juin. Christian Salmon, Le Projet Blumkine, éd. La Découverte, 24 août. Bernie Sanders, Notre révolution. Le combat continue, éd. Les liens qui libèrent, 31 août. Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, éd. CNRS, 31 août. Françoise Sironi, Comment devient-on tortionnaire. Psychologie des criminels contre l’humanité, éd. La Découverte, 31 août. Voltaire, Traité sur la tolérance, éd. Gallimard, 1er juin. Michel Vovelle, La Bataille du bicentenaire de la Révolution française. Dans les coulisses d’une commémoration, éd. La Découverte, 8 juin. David Zirin, Une Histoire populaire du sport aux Etats-Unis, éd. La Fabrique, 7 septembre.

LES MAIRES À travers six exemples, Mathieu Rivat dessine le portrait d’élus locaux qui font bouger les lignes. Production agricole, autonomie alimentaire et énergétique, relocalisation de l’économie... Ces récits montrent que la société civile peut parfois s’appuyer sur de tels acteurs pour accélérer le mouvement. Mathieu Rivat, Ces maires qui changent la France, éd. Actes Sud, 7 juin

EN PRATIQUE Revenu de base universel, semaine de quinze heures, ouverture des frontières… L’historien et journaliste néerlandais Rutger Bregman propose ici un manifeste pour des idées jugées “utopiques”, donc irréalisables dans le langage d’aujourd’hui, en s’appuyant sur les travaux d’Esther Duflo, Thomas Piketty ou David Graeber. Voici cependant un essai nourri d’exemples qui donne à voir des passerelles entre la théorie et la pratique. Rutger Bregman, Utopies réalistes, éd. Seuil, 24 août


L’ÉDITO 6 REGARDS ÉTÉ 2017

PDG de la République Une petite phrase est passée inaperçue en ce début de quinquennat. Devant un parterre de deux mille jeunes startupers, Emmanuel Macron déclarait le 29 juin dernier : « Une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». La phrase est violente, l’affirmation glaçante. Notre dieu grec accumule les thèses savantes sur les salariés « illettrés » de Gad, sur « la meilleure façon de se payer un costard », sur la dure vie d’un entrepreneur « parce qu’il peut tout perdre, lui ». Notre Manupiter est aussi un ethnologue averti, observant « ces pauvres qui prennent l’autocar » et « ces jeunes qui rêvent de devenir milliardaires ». Sa lecture sociale est limpide : Il y a les utiles et les inutiles dont font partie ces « familles d’ouvriers, d’étrangers et de quelques improductifs » qui brûlent à petit feu dans l’incendie d’un immeuble, dans la poésie de Brigitte Fontaine. C’est normal. En Macronie, un sans-toit, un sansemploi, un sans-cravate, un sans-culotte n’est rien. En Macronie, la vie est simple : y a qu’à, faut qu’on. Y a qu’à faciliter les licenciements : faut qu’on donne plus de souplesse aux entrepreneurs. Faut qu’on divise par deux le nombre d’élèves en CP et en CE1 : y a qu’à mettre des paravents dans les salles de classes ! En Macronie, c’est simple comme bonjour. L’organisation est pyramidale. Le patron décide. Normal, parce qu’il peut tout perdre, lui. Comme un patron, il s’entoure des meilleurs et forme un gouvernement d’experts


avec une ex-directrice des ressources humaines pour la rue de Grenelle, une hématologue pour la santé, une éditrice pour la culture ou un haut fonctionnaire de l’Éducation nationale pour « gérer » le monde enseignant. Les ministres sont des super chefs d’administration. Et la politique se fait ailleurs. Tout en haut. Direction Bruxelles. En bas, il y a les managers qui siègent au Palais-Bourbon. Ils sont les exécutants du président de la République. On l’appelait PR, on l’appellera désormais PDG. Pour la future “loi travail XXL” qui doit achever la réforme du code du travail, ils n’auront eu que quelques heures pour déposer leurs amendements. Les ordonnances – attendues pour la fin de l’été – balaieront toute velléité d’obstruction. De débat, il n’y en a point après le discours d’Emmanuel Macron à Versailles. Parce qu’en Macronie, figurez-vous, la démocratie est un artifice. Parce que la politique, ça n’est plus la droite d’un côté et la gauche de l’autre. La politique, désormais, c’est le « bon sens » et l’opposition rangée au rayon des vieilleries inutiles. Macron est notre papa, notre bienfaiteur, notre patron « bienveillant ». La vérité, c’est que ceux « qui ne sont rien » comprendront bien vite à quelle politique libérale ils seront soumis. Une politique de droite qui ne dit pas son nom. Et « ces gens qui ne sont rien » de se dire « Encore cinq ans, putain » ! Et nous avec eux. Soyons tout, puisque nous sommes rien ! ■ pierre jacquemain @pjacquemain

En Macronie, la démocratie est un artifice. Parce que la politique, désormais, c’est le « bon sens » et l’opposition rangée au rayon des vieilleries inutiles.

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Photo Joanna Tarlet-Gauteur / Picture Tank


ANALYSE

LES ENFANTS SONT-ILS DE DROITE ? Loin de la vision idéalisée de l’enfance, nos chers bambins expriment dans les cours de récréation des penchants pour les inégalités, les discriminations et la répression. En contradiction apparente avec leur éducation, mais en phase avec la société. Les enfants sont-ils politiquement pires que les adultes ? par marion rousset

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V

« Vous êtes en prison », hurle un petit costaud qui roule des mécaniques. « Arrête, arrête ! » Ses camarades parqués derrière une barrière de sécurité en acier en ont visiblement assez. Ils veulent s’échapper, mais lui les tire par le bras sans ménagement : « Toi aussi, et toi… En prison Ciga et Marietou ! » Soudain ils s’envolent les uns après les autres et le dictateur en herbe se retrouve seul. Tout bête. Il essaie d’attirer leur attention, se tortille, regarde dans le vide. Quelques instants plus tard, on aperçoit le même gamin en équilibre sur un jeu, au milieu de la cour. Autour de lui, ses souffre-douleur prêts à en découdre. « Alors nous trois on va attaquer Thomas Jambu. Allez toi aussi Loïc, vas-y », lance un élève. Et voilà qu’ils se mettent à plusieurs pour le passer à tabac. « Pourquoi tu fais ça ? », demande une petite fille. « Parce que lui, il voulait nous mettre en prison. » La scène inaugurale du documentaire de Claire Simon, Récréations, en dit long sur les lois qui gouvernent la planète des enfants. Des lois cruelles qui contrastent avec la poésie subtile et la fantaisie joyeuse que l’on prête aux petits et qui fait tant fantasmer les parents stressés et les salariés pressurisés. La réalisatrice a tourné dans une cour d’une école maternelle au début des années 1990, mais son film reste d’actualité. Aujourd’hui comme hier, les squares sont des champs de bataille où les durs à cuire sadisent les doux rêveurs, les plus âgés bousculent les plus jeunes pour prendre leur place sur le toboggan, les groupes prennent pour cible les mômes fragiles et timides, les garçons se font mal et les filles les consolent. Possessifs, égoïstes, tyranniques, sexistes, réacs… Les enfants – les vrais – ont tout pour plaire. PAS UNE BULLE DORÉE

Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, éd. Seuil, 23 euros.

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L’innocence juvénile serait-elle un mythe ? Dans son récent Esprit d’enfance, Roger Pol-Droit invite les adultes à cultiver l’immaturité comme une vertu trop souvent oubliée. Mais cette image idéalisée parcourt toute la littérature. Depuis le XVIIIe siècle, il existe une tradition romantique qui vante les qualités de l’âge tendre. Ainsi Jean-Jacques Rousseau décrit-il dans L’Émile un élève dépourvu de famille et naturellement bon. C’est que pour lui, l’espèce humaine est pervertie au fil des années par


ANALYSE

« Les enfants évoluent dans un univers inégalitaire fait de luttes et d’oppositions. Ils se critiquent presque plus durement que les adultes entre eux. » Wilfried Lignier, sociologue la société, si bien que le vice, l’erreur et la méchanceté finissent toujours par l’emporter. Montaigne, déjà, expliquait qu’« il n’est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement ils trompent l’espérance qu’on a conçue ; et, hommes faits, on n’y voit aucune excellence ». Et par la suite, Charles Baudelaire estimera pour sa part que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », quand Maurice Blanchot parlera d’« un âge d’or (…) baigné dans une lumière splendide ». Un jardin d’Eden dont l’homme aurait été chassé en grandissant, mais qui continuerait de venir le hanter. Ces images d’Épinal ont éveillé la créativité de penseurs et nourri des réflexions stimulantes. Moins naïves qu’elles n’y paraissent, elles permettent de penser en miroir la condition d’adulte et il arrive même qu’elles ouvrent un horizon de critique sociale. Mais, n’en déplaise aux philosophes et aux poètes, l’enfance n’est pas une bulle dorée. Et les hommes à la maturité désabusée n’ont rien à envier aux chérubins qui peuplent les cours de récréation. Certes, ceux-ci inventent des histoires à dormir debout, bâtissent des châteaux avec des brindilles ou règnent en pirates dans leur baignoire. Mais par-delà ces excentricités, leur monde est pareil

au nôtre. Ni plus ni moins. Et tandis que dans le futur, les rebelles rêveront de le corriger, eux se soumettent à ses lois sans rechigner. Conservateurs comme pas deux, ils plébiscitent l’ordre établi. LA VIOLENCE SOCIALE SANS FILTRE

Pendant deux ans, les sociologues Wilfried Lignier et Julie Pagis, auteurs de L’Enfance de l’ordre (éd. Seuil), ont enquêté dans deux écoles primaires de l’Est parisien auprès de classes de CP et de CM1. Un âge où l’on imagine tous les possibles encore ouverts. Loin des carcans mentaux qui emprisonnent les individus et des clivages qui dressent les uns contre les autres. Une vision trop belle pour être vraie. L’envers du décor est nettement moins sexy. Chez les enfants, les inimitiés sont en effet teintées de mépris de classe, de stéréotypes sexistes et de préjugés racistes. L’air de rien, les gosses de riches n’aiment pas les petits prolos, les garçons et les filles font bande à part et certains expliquent qu’ils n’aiment pas les Noirs. « Les enfants évoluent dans un univers inégalitaire qui est fait de luttes et d’oppositions. Ils se critiquent presque plus durement que les adultes entre eux », commente Wilfried Lignier. C’est que ces petits bonhommes expriment

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Photo Sophie Loubaton/Hans Lucas

ANALYSE

« L’adulte et l’enfant se ressemblent, ils ne vivent pas dans deux mondes séparés. La différence, c’est le vernis civilisationnel dont s’entoure le premier. » Serge Héfez, psychiatre et psychanalyste sans filtre la violence des rapports sociaux qui déteignent sur eux : « Les enfants ne deviennent pas des êtres sociaux, ils le sont déjà. Dès la naissance, ils n’évoluent pas tous dans le même bain. Dans certains milieux, on ne considère les enfants comme des interlocuteurs qu’à partir de deux ou trois ans, là où d’autres communiquent avec eux avant même qu’ils sachent parler », résume Julie Pagis. Bizarrement, les gamins peuvent grandir dans des familles de gauche, avoir été sensibilisés à des valeurs d’égalité et pourtant reproduire des schémas réprouvés par leurs propres parents. Voire retourner les principes émancipateurs qui leur sont enseignés contre les élèves d’un milieu social inférieur au leur. Offrir un album comme Marre du rose à sa fille peut ainsi avoir des effets inattendus : celles qui raffolent de cette couleur passent soudain pour des ploucs.

enfants de leur distribuer à chacune un chocolat, gros ou petit. Et alors qu’en début de maternelle, ils privilégient celle qui joue le rôle du donneur d’ordres, la tendance s’inverse avec l’âge. Pour la deuxième expérience, les chercheurs leur montraient une scène avec trois personnages : un chef et deux sous-fifres. Le premier avait deux pièces, de même que l’un de ses subordonnés, tandis que le troisième n’en avait qu’une. Le but de l’exercice : demander aux enfants de prendre une pièce à un “riche” pour la donner au “pauvre”. Et une fois de plus, les petits ont ponctionné le subordonné tandis que les grands ont préféré le protéger. « La volonté des enfants de contrecarrer ses inégalités se renforce à mesure que se complexifie leur vie sociale. En effet, plus ils grandissent, plus ils ont de partenaires de jeux, plus la notion d’égalité leur est nécessaire pour évoluer dans leur groupe », explique l’étude. Sur le papier du moins. Car en pratique, c’est moins évident.

L’APPRENTISSAGE DE L’ÉGALITÉ

En grandissant, le tableau devient moins noir, veulent cependant relativiser des scientifiques du CNRS et de trois universités. Persuadé de la légitimité des dominants à trois ans, l’enfant se transformerait à huit ans en un petit Robin des bois. C’est du moins ce qu’affirme une étude publiée en 2016 dans la revue Developmental psychology sur “la naissance du politique chez l’enfant”. Pour parvenir à ce résultat, les auteurs ont réalisé deux expériences auprès d’une centaine de bambins de différentes tranches d’âge. Ils les ont d’abord installés devant une saynète mettant en scène deux marionnettes, l’une imposant ses jeux à l’autre. Ils ont ensuite demandé aux

ASSAUT DE CONSERVATISME

Déjà, ils valident les hiérarchies qui existent dans la vraie vie. Jusqu’à exprimer du dégoût pour les métiers populaires. Quand Wilfried Lignier et Julie Pagis leur demandent de classer neuf professions du haut vers le bas, ils ne s’y sont pas trompés – si en CP il reste quelques erreurs, ce n’est plus le cas en CM1. En général, architecte et enseignant arrivent en haut, ouvrier et femme de ménage en bas. Une échelle de valeur qui ressemble à s’y méprendre au classement de l’Insee. Mais en plus de se représenter les inégalités, ils semblent y adhérer.

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« Que ce soit sur le sujet de la sécurité, de la propreté ou de l’écologie, on retrouve des législateurs en herbe particulièrement répressifs. » Julie Pagis, sociologue De fait, les bambins font assaut de conservatisme et disqualifient les professions exercées par les catégories populaires : femme de ménage c’est « dégueulasse » car « si un enfant fait caca partout dans les toilettes, tu dois nettoyer », éboueur aussi puisqu’on doit ramasser les couches des bébés, boucher c’est à peine mieux parce qu’on est en contact avec le sang des animaux, ouvrier sur un chantier c’est dangereux, on risque de recevoir une poutre sur la tête, caissière c’est malsain, on peut attraper des microbes en touchant les pièces… Quant au plombier, il a « les mains sales », expression qui dénote d’un mépris précoce pour les métiers manuels. Mais pourquoi l’infirmier qui voit « le ventre des gens, le sang, les parties intimes » est-il moins bien classé que le médecin, sinon parce que le dégoût des choses sales, malsaines, dangereuses ne sert au fond qu’à jeter le discrédit sur les couches populaires ? C’est que les enfants sont les rois du “recyclage”. Autrement dit, ils utilisent des injonctions qu’ils entendent à la maison ou à l’école pour justifier l’ordre en place. « Ne mets pas tes mains là, tu vas attraper des maladies », « Arrête de te gratter le nez, c’est sale », « Ne monte pas si haut, tu vas tomber », « Tiens-toi bien », etc. Pour leur fournir les clés du vivre-ensemble, les parents ne cessent de les reprendre. Sans saisir à quel point ces préceptes façonnent leur imaginaire.

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GOUVERNÉS PAR LEURS PULSIONS

Plus étrange, les élèves rejouent les mêmes batailles sur les bancs de l’école. Leur quotidien fait de querelles et de jalousies est loin d’être une microsociété idéale. Et devant ces épisodes de cruauté, certains spécialistes de l’enfance pointent le rôle des pulsions : « Tout enfant petit est en effet habité par le pulsionnel. Il a envie d’une chose, il la prend. Il a envie de frapper, il frappe. Et il ne peut, seul, résister à ses impulsions, car le besoin de les satisfaire est chez lui irrépressible. Cette dépendance au pulsionnel est d’autant plus déterminante que l’enfant est également dominé par ce que Freud nomme le “principe de plaisir” (son seul but est d’obtenir, le plus vite possible, le plus de plaisir possible). Et qu’il est empreint d’un sentiment aigu de sa toute-puissance : il se considère comme le centre et le maître du monde. Il n’a donc, sans l’aide des adultes, aucune possibilité d’évoluer », avance la psychanalyste Claude Halmos sur le site Psychologies. La gentillesse, le souci des autres, l’empathie s’apprennent, dit-elle en substance. Mais si l’on y regarde de près, les adultes ne sont-ils pas juste plus policés que leur progéniture ? Pour le psychiatre et psychanalyste Serge Héfez, « L’adulte et l’enfant se ressemblent, ils ne vivent pas dans deux mondes séparés. La différence, c’est le vernis civilisationnel dont s’entoure le premier ». William Golding en a d’ailleurs fait un livre, Sa majesté des mouches, dans lequel il montre des enfants


de la haute société anglaise livrés à eux-mêmes après un accident d’avion. Échoués sur une île déserte, ils délaissent bientôt les principes éducatifs superficiels qu’ils ont reçus pour construire une société dominée par un chef charismatique. « L’enfant se construit par identification à un certain nombre de traits qu’il repère – chez ses parents notamment – et qu’il incorpore. Il fabrique son identité en miroir de l’autre, et reproduit donc les rapports de pouvoir qui existent autour de lui, à commencer par les rapports entre les sexes, mais aussi les rapports de classe dont il s’imprègne très tôt », poursuit Serge Héfez. CRITÈRES D’ÉVALUATION

Les guéguerres enfantines ne sont donc pas si puériles. Elles sont l’exact reflet d’une société violente et clivée. De fait, les riches sont rarement copains avec les pauvres, les filles avec les garçons, les Blancs avec les Noirs… « Les enfants qu’ils n’aiment pas sont souvent loin d’eux, ils ne sont pas du même groupe social, ni du même sexe, ni de la même origine ethnique », résume Wilfried Lignier. Bien sûr, ce n’est jamais dit comme ça. Pour se justifier, ils expliquent que Fouad, Fanta ou Julien ne sont pas intelligents, écrivent trop gros, ne participent pas en classe, coupent la parole aux autres… Autant de critères d’évaluation scolaire qui, par ailleurs, continuent d’orienter nos perceptions à l’âge adulte. Ainsi, lors du grand débat télévisé organisé par France 2 pour le premier tour de la présidentielle, Philippe Poutou s’est pris une volée de bois vert. Avec des arguments qui rappellent étrangement ceux des enfants : il ne tenait pas en place, se retournait pour bavarder avec ses camarades, ne portait pas de chemise, manquait de respect envers les politiques et les animateurs… « Philippe Poutou débraillé en Marcel pour représenter les ouvriers, pas étonnant qu’ils aillent massivement chez Le Pen », twitte l’essayiste et ancien ministre Luc Ferry. Qui en remet une couche : « Dans les grands mouvements ouvriers du XIXe siècle, on valorisait l’Éducation, pas la veulerie et la grossièreté ». Autre cause, mêmes effets pour Jean-Luc Mélenchon qui, lui, n’oublie jamais son costume-cravate : « Dans

le champ politique, le fait de parler fort est disqualifiant. On l’apprend notamment à l’école. Ce sont des manières de faire qui rappellent les groupes populaires. Du coup, on a des enfants dont les parents votent Mélenchon mais qui, eux, ont des doutes parce que quand même il parle très fort », souligne Wilfried Lignier. LE GOÛT DE LA RÉPRESSION

« Les enfants sont-ils de gros fachos ? », s’interrogent Julie Pagis et la dessinatrice Lisa Mandel sur le blog Prézizidentielle hébergé par Le Monde. En théorie, ils partagent les préférences politiques de leurs parents. Et plus tard, 75 % des jeunes embrasseront leurs idées, précise une étude du Cevipof. Cette transmission familiale se passe de mots. Certains en parlent au dîner, mais souvent, il suffit de capter chez son géniteur un froncement de sourcil ou au contraire un sourire quand un candidat passe à la télévision pour comprendre de quel bord il est. Et pour se ranger à son avis. Même si au fond, les petits ne savent pas très bien pourquoi. D’ailleurs, même ceux qui se disent “de gauche” feraient d’abominables chefs d’État. Quand Wilfred Lignier et Julie Pagis ont demandé à leur échantillon de se mettre dans la peau du président de la République, ils n’ont pas été déçus ! Beaucoup souhaitent interdire la cigarette, la cocaïne, la bière, la pollution… sous peine de sanctions très dures. Dans le monde de Gaston, par exemple, celui qui s’amuserait à jeter une bouteille par terre écoperait d’une peine de prison. À côté des grands projets de construction, du « plus grand parc d’attraction du monde » au-dessus de l’Élysée à « une maison au bois de Vincennes pour accueillir les SDF », le volet répressif occupe donc une place de choix dans les réponses. « Que ce soit sur le sujet de la sécurité, de la propreté ou de l’écologie, on retrouve des législateurs en herbe particulièrement répressifs », constate Julie Pagis. Mais « comment ces derniers pourraient être critiques ou méfiants envers le pouvoir en place alors que le respect de l’autorité parentale est quotidiennement valorisé ? », ajoute-t-elle aussitôt. De là à dire que leurs parents sont des fachos qui s’ignorent… ■ marion rousset @marion_rousset

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RACISME : QUAND LES AFRO-FÉMINISTES BRISENT LE DÉNI RÉPUBLICAIN Le jeune collectif féministe Mwasi n’imaginait pas que Nyansapo, son modeste festival afroféministe programmé fin juillet, déclencherait des remous dans les hautes sphères parisiennes. Alors que la Licra1 s’est indignée : « Festival “interdits aux blancs” : #RosaParks doit se retourner dans sa tombe », la maire de Paris Anne Hidalgo a aussitôt rebondi en proposant « l’interdiction » du festival : « Je vais saisir le préfet de police en ce sens », avant d’évoquer

Illustration Alexandra Compain-Tissier

1. Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme.

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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« la possibilité de poursuivre les initiateurs de ce festival pour discrimination ». C’est le Front national qui provoque la polémique dans une campagne menée par son élu parisien, Wallerand de Saint-Just, qui dénonce dans un communiqué « un festival interdit aux «Blancs» dans des locaux publics » et intime à la maire de « s’expliquer ! ». Étonnant cheminement qui conduit une association antiraciste historique et une élue de gauche à joindre leurs forces pour reprendre mot pour mot la rhétorique mensongère de l’extrême droite. LA NON-MIXITÉ, LÉGITIME ET STIGMATISÉE Car si le festival Nyansapo est dédié aux femmes noires, il est en réalité ouvert à tous. Certes, certains ateliers sont réservés aux femmes noires, ce qui signifie qu’ils ne sont pas plus accessibles aux personnes d’origine asiatique, maghrébine, rom… et pas plus aux hommes noirs qu’aux Blancs. Mais dans notre société structurée par la domination blanche, il est impensable

de restreindre, ne serait ce que de manière temporaire, la position incontestablement dominante des personnes blanches. La non-mixité est un outil politique dont les catégories dominées ont usé de tous temps. Qui forcerait des syndicalistes à convier leur patron ? Qui ne comprendrait pas que des femmes victimes de violences sexuelles se réunissent sans hommes pour éviter d’inhiber leur prise de parole ? Même la Rosa Parks invoquée par la Licra a été politiquement formée dans des espaces noirs, non-mixtes. L’idée de forger des espaces bienveillants réunissant des participant•e•s directement touché•e•s par une oppression est pourtant logique. Ils sont les lieux pour développer des stratégies politiques de lutte, sans avoir à expliquer, se justifier ou craindre de vexer des personnes non visées par l’oppression. Sans être freiné•e•s par des questions ou des commentaires de celles ou ceux qui “découvriraient” l’expérience de l’oppression. D’ailleurs, la Ville de Paris n’a pas eu de réserves pour soutenir financièrement des associations féministes ou des festivals


LGBT non mixtes. Pourquoi donc un tel rejet du festival Nyansapo ? La France peine à admettre son visage multiculturel. Elle figure parmi les pays qui ne reconnaissent pas les minorités, qu’elles soient ethniques, religieuses, linguistiques ou culturelles. Soit on est Français, soit on ne l’est pas, proclame l’idéologie universaliste française. Ainsi la moindre initiative menée par des minorités est-elle disqualifiée par le vocable “communautariste”, stigmatisée comme menaçant la cohésion nationale et l’idéal républicain français. Un idéal pourtant quotidiennement démenti par les discriminations massives qui affectent les Français non-blancs, qu’il s’agisse de chercher un emploi ou un appartement, ou de subir les violences policières. UN ANTIRACISME OFFICIEL, “MORAL» ET PATERNALISTE Contre le pseudo “communautarisme”, l’État français a toujours su déposséder les personnes visées par le racisme de leurs initiatives. Dans les années 1980, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, première marche antiraciste d’envergure nationale, est née dans les quartiers populaires à l’initiative de Toumi Djaïdja, un jeune homme d’origine algérienne, victime survivante des balles de la police. Pour casser ce mouvement autonome porté par des minorités, le président de l’époque François Mitterrand crée l’antiracisme officiel

avec SOS Racisme. L’organisation ne critique plus le racisme institutionnel dans la police (comment pourrait-elle dénoncer l’État dont elle dépend financièrement ?), mais déplace le débat vers un antiracisme “moral” et individuel, où les racistes ne sont pas les acteurs d’un mouvement hérités de l’histoire, mais de simple “méchants” ou “fachos d’extrême droite”. Leur slogan paternaliste “Touche pas à mon pote”, place au centre du dispositif la voix du Blanc protecteur du minoritaire. Logique, donc, qu’une trentaine d’années plus tard, SOS Racisme se range aux côtés de la Licra et d’Anne Hidalgo pour critiquer la reprise en main par des minorités de leur destin. À leurs yeux, le seul fait d’oser s’identifier comme femme noire est une insupportable subversion. De nos jours, grâce notamment aux réseaux sociaux, les premier•e•s concerné•e•s sont en capacité de défier la centralité de la perspective blanche promue par l’antiracisme institutionnel. C’est ainsi que l’on a vu émerger, durant la dernière décennie, des associations asiatiques, noires ou roms – au grand dam des organisations plus anciennes qui ont perdu le monopole de la lutte antiraciste. Le festival Nyansapo est porté par des groupes qui ne souhaitent plus, comme il était de bon ton autrefois, jouer la carte de l’assimilation. Mwasi a fait surgir les voix des femmes noires, et ainsi fissuré le déni qu’entretenait savamment la République.  @RokhayaDiallo

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I am. ©VML Johannesburg pour People against suffering, oppression and poverty (Lion d’or Print & Publishing 2016).

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ANALYSE

COMMENT EST-ON PASSÉ DE “L’ARABE” AU “MUSULMAN” ? Il y a cent ans, on haïssait au nom de la couleur de peau. Dans les années 1970, le racisme prend une forme culturelle : au pied des tours HLM, c’est désormais “l’Arabe” que l’on dénonce comme “l’envahisseur”. Jusqu’à subir une nouvelle mutation, plus récente, en la figure du musulman. Quel chemin les mots ont-ils suivi ? par aude lorriaux

@audelorriaux

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P

Pour les quinquas et leurs aînés, c’est une sorte de souvenir flou, confus, le sentiment que quelque chose dans le vocabulaire a changé. Il y a quelques dizaines d’années, dans les conversations de bistrot, on parlait plutôt des Arabes. Aujourd’hui, ce sont les musulmans et l’islam qui ont la cote sur les comptoirs en zinc, ou sur les comptoirs virtuels des réseaux sociaux. DES “TRAVAILLEURS ARABES” AUX “ARABES” TOUT COURT

Le vocabulaire s’adapte à l’époque. Il a en réalité connu plus d’une mutation : « Au temps des croisades on parlait des Sarrasins, au début du XIXe siècle, c’était les “enturbannés”, dans les années 1930 on disait les “Sidi” (du nom de la ville de Sidi Bel Abbès, à 80 km d’Oran, en Algérie, ndlr)... Cela correspond toujours à une posture ethno-historique », explique l’historien Pascal Blanchard. C’est à partir des années 1970 qu’on commence à parler d’Arabes de manière très régulière pour désigner les populations dites maghrébines qui habitent en France, et qui sont d’abord associées à la question du travail. On parle ainsi beaucoup de “travailleurs étrangers”. Ou, dans une moindre mesure, de “travailleurs arabes”. Ainsi ce titre du journal Le Monde, sur une grève à Marseille, en 1973 : “Un mouvement de grève des travailleurs arabes a été diversement suivi”. Ou cet autre titre, de 1971 : “L’alphabétisation : clé de l’intégration sociale des travailleurs étrangers”. « Plantu dessine alors des immigrés avec des casques d’ouvriers. Aujourd’hui il ajoute des mouches autour de la plupart des musulmans… », fait remarquer Thomas Deltombe auteur de L’islam imaginaire, sous-titré La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005. Dans la deuxième moitié des années 1970, à la faveur du regroupement familial qui s’accentue, ces thématiques liées au travail vont céder la place à des articles sur les pratiques culturelles des travailleurs immigrés. « Il y a une focalisation croissante sur ce qui est perçu comme différent », analyse Thomas Deltombe. La désignation de ces populations comme musulmanes est quasiment absente des discours. Même l’extrême droite n’y a pas recours : « Les mots du racisme contre les

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ANALYSE

Arabes sont à l’origine laïques : «bicot», «bougnoule». À l’extrême droite, on avait parfois des sympathies pour l’islam. François Duprat (l’une des figures de l’extrême droite française dans les années 1960-1970, ndlr) n’a pas une ligne contre la religion musulmane. Quand il met en place le discours anti-immigration du FN dans les années 1970, les arguments se veulent exclusivement centrés sur le coût social », explique le spécialiste du Front national Nicolas Lebourg. À cette époque, l’extrême droite essaye plutôt d’instiller l’idée d’une “invasion arabe”, avance l’historien Todd Shepard. C’est en particulier l’intention des fondateurs de la Nouvelle droite, Dominique Venner et Alain de Benoist. Les peurs qu’ils agitent tournent autour des mariages mixtes ou de la criminalité sexuelle, pas de la religion.

musulmans

arabes

1940

1960

1980

2000

“MUSULMANS”, UN RETOUR

Occurrences des termes “les Arabes” et “les musulmans” dans un corpus de cinq millions d’ouvrages numérisés avec l’outil Ngram Viewer.

Des outils linguistiques confirment l’hypothèse d’un déclin de l’utilisation de l’expression “les Arabes”, comme celui développé par le laboratoire Praxiling, à l’université de Montpellier. Maître de conférences, Sascha Diwersy a constitué une base lexicale à partir d’un échantillonnage des articles du Monde de 1944 à 2015, soit 350 millions de mots. Il montre que l’expression commence à être utilisée dans les années 1960 et atteint un pic entre 1969 et 1975. L’analyse doit être nuancée par le fait que nombre de ces occurrences de “les Arabes” renvoient en fait aux pays arabes. Mais le pic d’utilisation correspond exactement à la période indiquée par les historiens et sociologues que nous avons interrogés. Pourquoi l’expression décline-t-elle à la fin des années 1970 ? Avec la culturalisation de l’immigration, et l’émergence de thématiques liées au racisme culturel, le mot Arabe prend peu à peu une connotation péjorative. Puisqu’il est le mot utilisé par les racistes et l’extrême droite pour dénoncer les travailleurs immigrés, la presse et le monde politique commencent à s’en distancier. C’est alors qu’émerge, au début des années 1980, le terme “musulmans” : « On constate à cette époque une méfiance vis-à-vis du mot “arabe”, qui diminue en fréquence, fait remarquer le linguiste Alain Rey. L’appartenance religieuse

paraît plus correcte pour déterminer quelqu’un. On passe alors au mot “musulmans” pour des raisons de correction, mais sans s’occuper de savoir si les personnes en question sont bien musulmanes. » Un peu à la manière d’un Nicolas Sarkozy, qui invente le concept de “musulmans d’apparence”... « Ça fait raciste de parler des Arabes, ça désigne des peuples, une origine ethnique, c’est mal vu, alors que parler de musulmans, c’est tout à fait permis. En passant d’Arabes à musulmans, on a l’air d’être moins raciste. Et c’est aussi pratique parce qu’on peut leur trouver une faute, autre que leur origine ou que de manger du couscous. Être musulmans, ils pourraient arrêter de l’être », commente la sociologue Christine Delphy. Là encore, l’outil Ngram Viewer confirme l’hypothèse d’un effet de vases communicants entre les mots Arabes d’un côté et musulmans de l’autre. Cet outil analyse les données de près de cinq millions d’ouvrages, soit environ 4 % des livres jamais publiés, le plus gros corpus linguistique de tous les temps d’après le linguiste Jean Veronis. Ngram montre bien un pic de l’utilisation du mot Arabes au milieu des années 1970, puis un déclin, et une augmentation presque concomitante du mot musulmans (voir graphique).

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ANALYSE

L’ISLAMISATION DES REGARDS

Il est intéressant de noter aussi que le mot musulman, en émergeant à cette période-là, n’effectue en réalité qu’un retour. Le corpus utilisé par Praxiling montre une très forte utilisation de l’expression dans les années 1950 et 1960, correspondant au statut des personnes colonisées en Algérie, qu’on va qualifier administrativement sous la catégorie “musulmans”, tout en affirmant que cette catégorie n’a rien à voir avec la religion. « C’était leur statut de Français musulmans d’Algérie (FMA) au parlement, c’est comme si vous disiez que le terme de binational est péjoratif. C’est un statut juridique », explique Pascal Blanchard, qui ajoute que l’on pouvait avoir le statut de musulman sans être pratiquant. Ironie de l’histoire, les hommes politiques de l’époque utilisaient le terme pour désigner un groupe ethnique, tout en se défendant de lui donner un caractère religieux. Alors qu’aujourd’hui, c’est le contraire : « On prétend parler seulement de religieux, alors qu’on puise dans les références racistes et racialisées, historiquement ancrées en France », fait remarquer Todd Shepard. Jusque-là, une grande partie de la gauche est fascinée par ce qu’on englobe sous le terme de “Révolution arabe”, qui désigne alors « l’héritage de la révolution algérienne et l’urgence de la lutte palestinienne, mais aussi le conflit du Sahara occidental, le nassérisme et les débats intra-algériens contemporains », raconte Todd Shepard dans son livre, Mâle décolonisation. Elle apparait, aux yeux des militants français, « comme un fantasme alternatif, chargé de potentialités radicales ». La révolution iranienne va doucher les espoirs des militants. Le régime iranien punit de mort l’homosexualité ou la sodomie et réserve un triste sort aux femmes : elles doivent porter le hijab et sont écartées de toutes les hautes fonctions publiques. On parle alors beaucoup des musulmans, et surtout des musulmanes. C’est à ce moment-là, au début des années 1980, que commence ce que Thomas Deltombe appelle « l’islamisation des regards ». Une période dont on ne serait, selon lui, toujours pas sortis.

« On prétend parler seulement de religieux, alors qu’on puise dans les références racistes et racialisées, historiquement ancrées en France. » Todd Shepard, historien Un événement singulier, en 1983, symbolise cette mutation. Face au tournant de la rigueur, le gouvernement est confronté à des grèves de longue durée chez Citroën à Aulnay, chez Talbot à Poissy, ou encore à Flins, chez Renault. Des socialistes peuvent-ils utiliser l’argument économique pour faire cesser les contestations ? Comment mater une grève, lorsque l’on se prétend proche des ouvriers ? Devant ce dilemme, le premier ministre Pierre Mauroy, aidé de Gaston Defferre (Intérieur) et Jean Auroux (Travail), va utiliser un subterfuge : déplacer le débat sur le terrain de la religion. Les grévistes de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois viennent du Maroc, d’Algérie, de Mauritanie, du Mali ou de Turquie. Ils seront taxés d’intégristes, accusés d’être « agités par des groupes religieux ». Gaston Defferre évoque « des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites ». La lutte des classes risquait de tourner dans l’opinion au profit des salariés, le gouvernement joue la carte de la lutte des religions. Pourtant, tout cela ne repose que sur du vent. La CGT a bien intégré à la liste de revendications celle d’une salle de prière, mais il n’y a jamais eu de groupe religieux, démontre une enquête de Libération. UNE MONTÉE EN ISLAM

Tout au long de cette décennie, d’autres événements viendront cristalliser la confessionnalisation de la question sociale et de la figure de l’Arabe. C’est l’échec de

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la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui selon Nedjib Sidi Moussa, auteur de La fabrique du musulman, « aura été pour beaucoup dans la percée de l’islamisme en France ». Ou encore la stratégie de SOS racisme de mettre sur un même plan racisme anti-Arabes et antisémitisme. Et c’est enfin, à la fin des années 1980, “l’affaire de Creil”, qui constitue un tournant selon le spécialiste des religions Olivier Roy : l’exclusion de trois collégiennes de leur école parce qu’elles refusent de retirer leur foulard en classe. Dans le même temps, explique le sociologue Patrick Simon, les organisations militantes ou d’éducation populaire, qui étaient très présentes dans les quartiers, sont progressivement remplacées par des associations à fondement religieux. Elles prennent le relais des pouvoirs publics et des partis, qui abandonnent ou sont contraints d’abandonner le terrain, faute de relais suffisants. La construction progressive d’un regard religieux sur les immigrés du Maghreb n’est pas uniquement fantasmée, ou créée par le pouvoir. Elle est aussi le fait de demandes religieuses, qui s’étaient jusque-là plutôt rendues invisibles, et qui vont devenir croissantes à partir des années 1980-1990. C’est une époque où les musulmans ont besoin de lieux de culte, où ils ouvrent des boucheries halal. Après avoir déployé tous ses efforts dans son installation immédiate, cette génération construit désormais de l’infrastructure, de la pérennité, et se rend nécessairement plus visible. Leurs enfants vont maintenant à l’école, à l’université. Ils sont nés ici, et n’ont aucune raison de dire merci : ils veulent les mêmes droits que tous les Français, tout simplement. Et parmi ces droits figurent celui de pratiquer leur religion, un droit qu’ils revendiquent d’autant plus qu’on les regarde maintenant depuis quelques années davantage comme des musulmans que comme des Arabes… En 1944 Jean-Paul Sartre affirmait que « c’est l’antisémite qui fait le Juif ». Soixante ans plus tard, le réalisateur Karim Miské observait que « c’est l’islamophobe qui fait le musulman ». Aux faits s’oppose la prophétie autoréalisatrice, qui elle-même engendrera d’autres faits, dans une dialectique complexe et dont il serait impossible de

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déterminer le premier facteur. L’islamisation des regards créé le musulman, qui lui-même en retour renforce le regard qu’on a faussement porté sur lui. LA CONSTRUCTION DE LA MENACE

Alors que la figure du musulman est désormais bien installée dans le paysage médiatique et politique, les années 1990-2000 vont la teinter d’une couleur menaçante, celle du terrorisme. Le “musulman” est remplacé par le “musulman dangereux”, et ce dès la guerre du Golfe, qui « mobilise des figures de l’Arabe menaçant la France depuis l’extérieur », montre Thomas Deltombe dans un article co-écrit avec Mathieu Rigouste. « C’est le moment où le concept d’islamisme arrive dans le débat public, alors qu’avant on parlait plutôt d’intégrisme. C’est aussi le moment où est introduit le concept de communauté musulmane », nous explique le chercheur. Les attentats de 1995 renforcent cette figure menaçante : « Le personnage de Khaled Kelkal, co-auteur présumé de l’attentat de la station RER de Saint-Michel, est décrit à la fois comme un “terroriste islamique né à Mostaganem en Algérie” et comme un “jeune délinquant originaire de Vaulx-en-Velin” », écrit Thomas Deltombe. Dans ces années-là, si l’image du musulman a pris le dessus sur celle de l’Arabe, elle est encore ambiguë. L’extrême droite, notamment, hésite encore sur sa cible. « Entre 1989 et 1998, le FN considère dans sa revue théorique que l’islamisme participe comme lui d’un front identitaire contre le nouvel ordre mondial », explique Nicolas Lebourg. L’attentat du 11 septembre 2001 est le point d’orgue de cette évolution, qui installe durablement la figure du terroriste musulman dans l’imaginaire collectif, et oriente la stratégie de l’extrême droite. « C’est là que l’islam devient, pour certains, antinomique avec la République », selon Pascal Blanchard. C’est là aussi que la vision populaire misérabiliste, celle de personnes passives inadaptées à la société française, fait place à la vision beaucoup plus active de personnes autonomes qui vont nous adapter, qui voudraient nous changer, à défaut de se changer eux-mêmes. « C’est l’idée d’une contrainte sociale, que les


ANALYSE

musulmans imposeraient leur rythme, leurs valeurs, que l’on peut voir dans le livre de Houellebecq, Soumission », commente Patrick Simon. Les années qui suivent sont des années de crispation de part et d’autre, qui entérinent définitivement la figure du musulman dangereux ou du musulman revendicatif dans le paysage mental. À l’installation en 2003 de la commission Stasi chargée de réfléchir à “l’application du principe de laïcité” – en réalité à l’interdiction du foulard en l’école – et aux propos polémiques de l’éditorialiste Claude Imbert (« Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire ») répond la création du Collectif contre l’islamophobie (CCIF). UN RACISME REFORMULÉ

La suite est connue : le terrorisme qui se revendique de l’islam s’est multiplié, tout comme les unes des journaux titrant sur « cet islam sans gêne » ou « la peur de l’islam ». Le paradigme qui s’est mis en place dans les années 1980 ne s’est pas évanoui, il s’est même renforcé, tandis que l’expression “les Arabes” a presque complètement disparu du langage politique. C’est ce que montre l’étude des tweets des hommes et femmes politiques, à partir d’un autre outil linguistique. #ideo2017, créé par l’équipe du linguiste Julien Longhi, recense les tweets des candidats et candidates aux élections présidentielles. Doctorante au laboratoire Praxiling, Manon Pengam a interrogé pour nous cette base. Résultat : elle n’a relevé qu’une seule occurrence du mot arabe, dans un tweet de Marine Le Pen, qui mentionne la « langue arabe ». En revanche, le mot “musulmans” ou ses dérivés sont utilisés dans une cinquantaine de tweets des candidats. Si le musulman a supplanté l’Arabe, il ne faut toutefois pas se méprendre : le contenu de ces deux expressions conserve de nombreux points communs. « Le rejet aujourd’hui des musulmans présente beaucoup de ressemblances avec celui de l’Arabe dans les années 1970 », estime Todd Shepard. « On n’ose plus parler des Arabes, mais les mêmes préjugés, la même détestation subsistent », complète Christine Delphy.

« On n’ose plus parler des Arabes, mais les mêmes préjugés, la même détestation subsistent. » Christine Delphy, sociologue

On observe donc à la fois une recodification et un glissement de sens. Recodification, parce ce qu’une partie du contenu et de l’imaginaire xénophobe sous-entendu dans l’expression “les Arabes” subsiste dans l’emploi actuel de l’expression “les musulmans”. Et glissement, parce que l’opinion publique plaque aussi des choses nouvelles derrière cette expression : « Le racisme antiArabes a été recodé en islamophobie tactique, mais cette islamophobie a aujourd’hui une vie organique qui lui est propre », estime Marwan Muhammad, directeur du CCIF. Arabe ou musulman, il s’agit dans les deux cas de la réduction d’un individu à une seule de ses caractéristiques, réduction qui peut s’avérer violente, aliénante. « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles », écrivait le philosophe Henri Bergson, dans Le Rire. Les mots sont essentiels à la vie en commun, forment des œuvres d’art uniques, mais ils sont aussi de terribles instruments de pouvoir. ■ aude lorriaux @audelorriaux

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RECONSTRUCTION EN HAÏTI

CHAOTIQUE ET INCONGRUE

Lumane Casimir, du nom du village qui a été construit dans la zone de Morne-aCabri au lendemain du séisme en Haïti de janvier 2010. Le but était de reloger des Haïtiens ayant perdu leur logement. Le chantier débute en 2012. À vingt kilomètres au nord de la capitale Port-au-Prince, loin de toute infrastructure, dans une zone désertique, le lieu est incongru. Un an après, les premiers occupants sont logés. Sur les trois mille maisons prévues, seulement mille sont construites. Et cinq cents occupées. La peinture est jolie, mais le délabrement déjà amorcé : le ciment s’effrite, on sent le travail bâclé. Une usine est en chantier, et la promesse de créer des emplois fait venir une classe moyenne ne pouvant plus se loger dans la capitale, les loyers ayant explosé à la suite de l’afflux des humanitaires. Censé répondre à une demande pressante de logements privatifs, le projet n’a pourtant pas tenu ses promesses : le chantier de l’usine est arrêté, l’ouverture de l’école tarde (effective en octobre 2014), l’eau distribuée est trop salée et donc inutilisable au quotidien, l’électricité est inégalement répartie… Certains locataires ont cru en vain pouvoir devenir propriétaires de leur logement au bout de quelques années. Le loyer de cinquante dollars US s’adresse à une population déjà relativement aisée. Résultat, le village est au deux tiers inoccupé. Les habitants ont fini par manifester en 2014 pour exiger des réponses à leurs doléances. Le leader de la contestation a été arrêté et emprisonné. Sa femme expulsée de chez eux. La construction du marché, tardivement débutée début 2016, sera abandonnée et il sera démonté sans raison six mois plus tard. En attendant, les habitants se débrouillent avec de petits commerces informels. Lumane Casimir est, à échelle réduite, un exemple du chaos et des problèmes qui règnent dans le pays : manque de logements, corruption, flou dans la gestion administrative, désengagement de l’état, projets humanitaires mal pensés et mal gérés, ressources naturelles détruites. ■ un portfolio de corentin fohlen/ divergence Novembre 2012. Le chantier a débuté il y a moins d’un an. 3 000 logements sont prévus, mais seulement 1 250 seront habitables l’année suivante.

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Lumane Casimir (anciennement Morne-Ă -Cabris), village crĂŠĂŠ par le gouvernement Martelly, se situe au nord de Port-au-Prince.


Une habitante a installé son petit commerce de boissons fraîches dans son salon. Cliford, seul Hougan du village, a aménagé son Badji (autel vaudou). Sanson, dix-neuf ans, a logé son atelier de menuisier, sans autorisation. Les bâtiments à un étage ont récemment été occupés par une population précaire en quête de logement. Depuis un an, plus personne ne paie de loyer.


Un homme est chargé de recenser la population dans le village, et de vérifier qu’il n’y a pas de sous-location, ou de départs.


Bernard, maçon de profession, construit un mur sur le côté de sa maison afin de protéger la partie cuisine du soleil.


PORTFOLIO

Une occupante commence Ă cultiver son petit lopin de terre, improvisĂŠ sur une parcelle de terrain sans emploi.


L’un des premiers marchés informels a trouvé asile dans la rue des lauriers. La marchande achète ses fruits et légumes dans la ville la plus proche.


PORTFOLIO

Un pasteur a trouvĂŠ un emplacement pour son ĂŠglise entre sa maison et celle du voisin.


Sortie de classe. L’école assure tous les niveaux jusqu’au collège.



Le salon © W&Cie pour FNSF/Association contre les violences domestiques/France, 2010.

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LA LENTE LEVÉE DU VOILE SUR LES VIOLENCES SEXUELLES Deux études sur les agressions sexuelles dressent un état des lieux du nombre de victimes en France. Elles éclairent l’étendue d’un fléau encore insuffisamment reconnu, qui touche essentiellement les femmes, et orientent les actions à mener pour lutter plus efficacement contre lui. par naly gérard

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A

Au cours de sa vie, une femme sur sept subit des violences sexuelles, un homme sur 25 en est victime. Ces chiffres sont les premiers de la vaste enquête “Violences et rapports de genres” (Virage). Pilotée par l’Institut d’études démographiques, son ampleur est inédite : on a interrogé plus de 27 200 personnes, hommes et femmes de 20 à 69 ans, sur leur expérience des violences quelles qu’elles soient (physiques, psychologiques, verbales...), sur le contexte des agressions (au travail, dans le couple…) et leurs conséquences1. Le vécu des deux sexes est ainsi mis en parallèle, pour la première fois. En attendant l’ouvrage de synthèse (à paraître courant 2018), la publication des données sur les violences sexuelles vient confirmer que les femmes sont les premières victimes de celles-ci et que les hommes en sont, en écrasante majorité, les auteurs. Hasard des calendriers, un rapport sur l’inceste remis par le CNRS à Laurence Rossignol, ministre du gouvernement Cazeneuve, dresse un état des lieux des connaissances sur ce phénomène des plus alarmants. Il incite, comme le document de Virage, à défaire les mythes qui empêchent de regarder en face la fréquence des violences sexuelles. Le déni, mais aussi la tendance à minimiser la gravité des faits, à en faire peser la responsabilité sur la victime plutôt que sur l’agresseur sont encore monnaie courante. « C’est une réalité tellement insupportable que, généralement, on n’a guère envie de la regarder en face, explique Sandy Beauvais, conseillère conjugale et familial au Planning familial. Car cela met par terre nos représentations de la famille et du couple. Sur le terrain, nous entendons encore régulièrement les professionnels des services sociaux, de l’enseignement ou de la gendarmerie garantir que dans leur région, “cela n’existe pas”... Heureusement, les mentalités évoluent si on mène un travail de sensibilisation ». LA DIFFICULTÉ DE NOMMER

Une spécificité des violences sexuelles est d’être trop souvent tues par ceux et celles qui les endurent – même si les déclarations ont plutôt augmenté depuis quinze ans. Il existe un « processus d’euphémisation et d’invisibilisation » 1. Voir le site consacré à l’enquête : virage.site.ined.fr.

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ANALYSE

« C’est une réalité tellement insupportable que, généralement, on n’a guère envie de la regarder en face. Car cela met par terre nos représentations de la famille et du couple. » Sandy Beauvais, conseillère au Planning familial chez les victimes, rappellent les historiennes de l’ouvrage collectif Le Corps en lambeaux (éd. PUR, 2016). Le silence peut être causé par un besoin psychique, par la honte ou la peur. Et puis, la victime et son entourage peuvent avoir du mal à reconnaître la nature de l’acte subi. Les actes qualifiables de “viol”, de “tentative de viol” ou d’ “agression sexuelle” sont, en fait, très divers. Par exemple, contraindre quelqu’un à une pénétration digitale du sexe ou de l’anus, ou l’obliger à faire une fellation, c’est commettre un viol – défini par la loi comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature que ce soit, commis sur la personne d’autrui par la violence, contrainte, menace ou surprise ». Forcer une femme à montrer ses seins ou se frotter contre elle sont des formes d’agression sexuelle. Pour l’étude Virage, les enquêteurs ont décrit les gestes aux personnes interrogées et ont ensuite classé les réponses dans les catégories du Code pénal, a posteriori. Il apparaît que le viol (ou la tentative de viol) touche chaque année au moins 62 000 femmes et 2 700 hommes, dont une partie cumule plusieurs de ces actes criminels. On estime à 553 000 femmes et 185 000 hommes le nombre de personnes qui subissent des agressions sexuelles : dont des attouchements et des pelotages (hors harcèlement sexuel et exhibitionnisme, traités séparément dans Virage). Les jeunes femmes

(20-34 ans) déclarent cinq fois plus d’agressions que les plus âgées, en revanche, la proportion évolue peu suivant l’âge pour le viol (jusqu’à 50 ans). DANS TOUS LES LIEUX DE VIE

Les endroits où se déroulent ces violences sexuelles relèvent principalement de l’espace public (là où 7,85 % d’entre elles en ont subi – surtout des agressions sexuelles) et de l’espace privé (6,91 % d’entre elles en ont été victimes au sein de la famille ou du couple – surtout des viols). Les études et le travail sont aussi concernés (3,17 %). Ces agissements sont perçus comme graves ou très graves par les victimes qui souffrent aussi de leur répétition et de leur addition dans le temps. Les femmes sont donc confrontées à ces agressions partout, toute leur vie. Au contraire, les hommes sont très peu touchés par ces violences dans le couple et le travail. Plus de la moitié des viols et tentatives de viols qu’ils déclarent se sont produits dans le cadre familial et les relations avec les proches, et dans leur jeunesse. La famille est l’espace des premières violences sexuelles pour un grand nombre d’hommes et de femmes (respectivement, 0,83 % et 5 % d’entre eux). La plupart, avant leurs quinze ans. Le rapport du CNRS (“Les violences sexuelles à caractère incestueux

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Parlez. À quelqu’un d’autre. N’encouragez pas les violences domestiques. ©Agence FP7 pour Mar’a, Oman, 2010.

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ANALYSE

La famille est l’espace des premières violences sexuelles pour un grand nombre d’hommes et de femmes. Un rapport du CNRS rappelle que ces violences commises par un proche sont plus répandues qu’on ne croit. sur mineur•e•-s”) rappelle que ces violences commises par un proche sont plus répandues qu’on ne croit. Il cite l’étude “Contexte de la sexualité en France” : 47 % des femmes adultes citent comme auteurs de rapports sexuels forcés (ou de tentatives), lorsqu’elles étaient mineures, le père, le beau-père ou un autre membre de la famille2. Les chercheurs du CNRS soulignent que dans le foyer parental, « les agissements ne sont jamais uniques ou isolés », mais le plus souvent réitérés et commis sur une longue période. La reconnaissance de cette réalité se heurte, dans les esprits, à la figure du monstre pédophile extérieur à la famille, médiatisée par des affaires de pédocriminalité comme l’affaire Marc Dutroux. Ce cliché empêche « de percevoir la réalité ordinaire de l’inceste » et le fait que l’agresseur s’appuie souvent sur des « dynamiques individuelles et collectives de déni ou d’intégration sociale » dans l’entourage du mineur. TRAITER ET PRÉVENIR LES VIOLENCES

Depuis 2000, date de l’enquête pionnière sur les violences de genre, si la proportion de victimes de violences sexuelles n’a pas diminué, les politiques publiques ont progressé3. En particulier depuis 2004, avec 2. Dirigée par Michel Bozon et Nathalie Bajos, conduite par l’Institut national d’études démographiques et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, 2005-2006. 3. “Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France” (Enveff), dirigée par Maryse Jaspard, conduite par l’Institut de démographie de l’université de Paris 1.

la naissance du Plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes. Les plans successifs ont permis, entre autres, de pérenniser le numéro gratuit 3919 (voir encadré), de développer 300 lieux d’écoute de proximité, de créer 1 550 places d’hébergement, de former environ 300 000 professionnels de différents domaines à repérer les personnes à accompagner. Ils ont aussi financé l’étude Virage. Le plan actuel (20172019) doté de 125 millions d’euros (sur trois ans) devrait prendre en compte les violences sexuelles avec « une attention particulière aux jeunes femmes victimes ». Le problème des agressions sexuelles sur les mineurs, « globalement sous-estimé, minimisé et insuffisamment pris en compte », a été intégré au premier Plan de lutte et de mobilisation contre les violences faites aux enfants, lancé le 1er mars par Laurence Rossignol. Parmi les mesures concrètes, notons la diffusion d’outils de prévention auprès des parents et des enfants, l’étude des conséquences sur la santé des victimes d’inceste, la formation des professionnels de l’enfance, une meilleure communication sur la prise en charge à 100 % des frais médicaux pour les victimes ayant engagé une procédure judiciaire. Ces plans seront-ils soutenus et étayés par le nouveau gouvernement ? Marlène Schiappa, secrétaire d’État pour l’Égalité entre les femmes et les hommes nommée en mai dernier, a affirmé qu’elle ferait de la lutte contre les violences sexuelles l’un de ses principaux chantiers, notamment en ciblant le harcèlement de rue et en allongeant le délai de prescription pour les violences sexuelles. Son essai Où sont les violeurs ? (éd. de

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Depuis 2000, date de l’enquête pionnière sur les violences de genre, si la proportion de victimes de violences sexuelles n’a pas diminué, les politiques publiques ont progressé. L’Aube) reflète une bonne connaissance de la “culture du viol” et une prise de position personnelle contre tout ce qui “normalise” les agressions sexuelles. Il reste à voir quels seront les moyens pour les applications concrètes sur le terrain, une fois les effets d’annonces passés. L’APPORT DE L’ÉDUCATION POPULAIRE

Selon le Planning familial, pionnier de la lutte contre les violences envers les femmes, une mesure efficace consisterait à faire du champ de la santé un lieu systématique de repérage et de prévention. Ainsi, inscrire la prise en charge des violences de genre dans les Programmes régionaux de santé publique en ferait un objectif clair pour les collectivités territoriales. Les militantes du Planning défendent la vision de la santé sexuelle telle que définie par l’Organisation mondiale de la santé : « un état de bien-être physique, mental et social dans le domaine de la sexualité ». Un bien-être qui « a besoin d’une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, et de la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui apportent du plaisir en toute sécurité et sans contraintes, discriminations ou violences ».

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Les ateliers du Planning familial et son programme “Genre et santé sexuelle” montrent l’intérêt d’aborder les violences par le biais de la santé. L’approche par l’éducation populaire de l’association favorise l’émergence de la parole des victimes, la transmission de connaissances sur son corps et ses droits. Elle met en évidence également la pertinence de l’analyse féministe selon laquelle « les violences ne sont pas le fait d’individus malades, mais un fait social résultant des rapports sociaux et des assignations du genre masculin et féminin ». Dans cette logique, le Planning familial réclame une forme d’accompagnement des femmes qui ne les verrait pas seulement comme “objets” de violence mais aussi comme “sujets”. « Très souvent, les professionnels qui agissent auprès d’elles tendent à plaquer leur schéma de pensée sur la réalité, et pensent à leur place, regrette Sandy Beauvais, qui anime des ateliers de peinture pour des femmes et des enfants ayant subi des violences sexuelles. Or, faire pour elles, sans elles, c’est risquer de les condamner à la violence ». L’éducation populaire s’avère dans ce sens précieuse pour aider les personnes victimes à retrouver une autonomie. ■ naly gérard


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LES PARTIS ONT-ILS UN AVENIR ?

Longtemps annoncée, l'heure de la refondation politique a sonné. Au cœur du chantier, la reconstruction d’organisations. Pour les réinventer, il faut comprendre leurs succès et leurs échecs, revoir les conceptions les plus établies, regarder ailleurs en Europe. Mettez vos casques : gros travaux en perspective.


Non au rĂŠfĂŠrendum de Maastricht, graffiti et collage d'affiches du PCF. Photo Georges Bartoli/REA


A

Après la déroute, les partis annoncent leur refondation, d’autres vont émerger. Nouveaux projets, nouvelles têtes, nouveaux noms, nouvelles organisations : tout sera sur la table. Attention, les replâtrages n’y suffiront pas car la crise est profonde et elle vient de loin, prévient Roger Martelli (p. 51). Le parcours de Jean-Claude Lefort, devenu député du Val-de-Marne, donne la mesure de ce que fut la place d’un parti, le Parti communiste, dans le parcours d’enfants du peuple (p. 56). Mais aujourd’hui, individuellement autant que collectivement, la rupture entre la gauche et sa base populaire est consommée : analyse clinique (p. 58). Il faut donc bâtir et rebâtir. Chercheur en sciences politiques Loïc Blondiaux est prudent sur la mort des partis et souligne les enjeux de déprofessionnalisation (p. 60). Rompant avec le XXe siècle qui s’en méfiait, la place des personnalités politiques, de leur tempérament et de leur séduction, est réapparue. Faut-il s’en alarmer ? (p. 65). Dans le même temps, les clivages se redéfinissent : gauche / droite, peuple / caste… les nouvelles organisations devront se positionner ou tenter d’imposer leur propre partition politique (p. 68). Au moment où apparaissent de nouvelles forces à gauche, il est bon de se souvenir que le succès du PCF tenait à davanatage que la seule force de son organisation partisane (p. 72). Christophe Aguiton livre ce que lui inspire l’expérience de Podemos à laquelle les Insoumis se réfèrent (p. 74). Alors que la France insoumise polarise la gauche, faut-il ou non y entrer ? État des lieux d'hésitations militantes (p. 78)

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LE DOSSIER

ET POURTANT UNE ATTENTE DE POLITIQUE L’élection présidentielle a vu les deux partis dominants de la Ve République sèchement éliminés du second tour. Quelques semaines plus tard, lors de l’élection législative, le Parti socialiste et le Parti communiste réunissaient ensemble 10 % des suffrages. Près d’un siècle après la scission historique de 1920 entre socialistes et communistes, une page se tourne. Cet effondrement a une base politique : les alternances au pouvoir sans alternative politique ont épuisé le crédit des partis de gauche. Le peuple les a quittés. Le rassemblement autour d’Emmanuel Macron dit cette vérité : il y avait depuis des décennies un consensus fort entre les deux principales forces politiques. Une déception, une colère et un écœurement profond s’en sont suivis dans tout le pays. ils ont failli engloutir la politique et la démocratie. Cette année vient de montrer la vitalité politique du tréfonds de la France. La présence massive dans les meetings et les audiences record des émissions politiques, la forte participation à l’élection présidentielle ont montré la vivacité du désir de politique. Même le reflux des législatives et le sursaut du second tour ne disent pas autre chose : les électeurs votent quand cela leur paraît avoir du sens et que tout n’est pas plié d’avance. Que faire de ce désir de participation, de cette envie de politique et de souveraineté recherchée ? Les partis ont rarement répondu en termes de masse à cette question. Ils sont aujourd’hui exsangues et durablement hors d’état d’apporter une réponse à cette attente. De nouveaux mouvements apparaissent et prétendent prendre leur place, remplir leurs fonctions. Ce dossier entend mesurer la profondeur de la crise des partis : elle n’est pas conjoncturelle et résulte d’un faisceau de causes qu’il faudra du temps pour comprendre, voire surmonter. Dans ces pages, on rappelle aussi – pour ne pas oublier – ce qu’un parti de gauche, le Parti communiste français, a fait pour la promotion ouvrière. Nous nous attardons surtout sur ce qui émerge dans ces constructions nouvelles : la redéfinition des clivages, la place nouvelle faite aux émotions, l’affirmation de la possibilité d’une victoire… Nous regardons l’expérience de Podemos et revenons sur ce qui fonda le succès du PCF. Enfin, nous rendons compte des débats que pose la question : faut-il ou non devenir “insoumis” ? ■ catherine tricot

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Militante de la LCR. Photo Hamilton/REA

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LE DOSSIER

POURQUOI CELA NE POUVAIT PLUS DURER La crise des partis n'est pas nouvelle, mais un seuil est franchi. Les associations, les syndicats sont eux aussi frappés du même désamour… Quelles sont les racines des maux qui les terrassent aujourd’hui ? Voilà quatre décennies que la crise des partis alimente les débats et les analyses1. Nous sommes plutôt face à “des” crises. Les dysfonctionnements constatés ne sont pas les mêmes pour tous les partis et les difficultés des institutions partisanes s’entremêlent avec d’autres, au sein de ce qu’il convient d’appeler une crise globale du champ politique. C’est cette imbrication qui unifie, dans les représentations contemporaines, des processus au départ différents. Le parti politique n’a guère plus d’un siècle d’existence, sous la forme que nous lui connaissons. Avant son apparition, la politisation se fait au travers d’associations volontaires, plus ou moins larges et généralement éphémères, constituées autour d’une élection, d’une opinion, d’une ambition ou d’un projet. Mais les contours de ces organisations et leurs règles de fonctionnement restent fluides. 1. En septembre 1979, le chercheur marxiste Nikos Poulantzas écrit ainsi, dans Le Monde diplomatique, un article sur « la crise des partis » et sur leur nécessaire « métamorphose ».

NAISSANCE DES PARTIS MODERNES

Il faut attendre la poussée des sociétés industrielles et urbaines, l’essor des sociétés de classes et de masse et l’expansion du suffrage universel pour que les groupements temporaires pérennisent leur existence et deviennent des formations exclusivement consacrées à l’action politique. La compétition électorale, la conquête des pouvoirs et la sélection du personnel politique poussent à installer des réseaux électoraux de notables. L’élan du mouvement ouvrier, quant à lui, porte vers la constitution d’organisations stabilisées. Elles s’identifient dans leur rapport au socialisme et se veulent largement ouvertes aux classes subalternes. Ces nouveaux partis se dotent de structures fortes qui assument des fonctions d’éducation populaire en même temps que d’encadrement politique. Les premiers partis politiques modernes naissent en fait d’abord dans l’espace ouvrier, sous la forme des partis socialistes.

Les partis qui se constituent dans ce contexte ne relèvent pas d’un modèle unique. Ils se situent sur des axes de conflit variables, où s’entremêlent le politique (la conquête de majorités), le social (partis agraires, partis ouvriers, partis de classes moyennes) et parfois le religieux (partis catholiques, démocrateschrétiens). Certaines formations politiques sont de simples réseaux de clientèles, dominés par des élus. D’autres, notamment dans le monde ouvrier, se structurent en partis politiques de classe et de masse. Ceux-là, surtout dans l’Europe du Nord-Ouest, s’articulent avec d’autres organisations non partisanes, pour constituer de vastes galaxies, où le parti occupe une position subordonnée (en Angleterre, le Parti travailliste se présente comme la branche politique des syndicats Trade-unions) ou au contraire dominante (c’est, avant 1914, le modèle de la prestigieuse social-démocratie allemande ; après 1920, ce sera celui du PCF). Appuyés sur les hiérarchies religieuses ou bien sur un État de plus

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en plus actif, structuré et rationalisé, ou encore immergés dans les sociabilités populaires, les partis s’installent dans la durée et deviennent les formes légitimes d’une action politique rythmée par les exigences du suffrage universel. En milieu ouvrier, ils sont une médiation qui permet aux catégories populaires de surmonter les effets d’un véritable “cens caché”2 qui les écarte au profit des classes possédantes et instruites. En cela, ils sont « entre les mains des faibles, une arme de lutte contre les forts » (Robert Michels, 1910). Prenant progressivement la place des notables anciens, qui dominaient les sociétés encore ruralisées du premier XIXe siècle, les partis se sont peu à peu imposés, permettant à la “classe moyenne” chère aux radicaux et aux élites ouvrières du socialisme de peser dans le sens d’un État protecteur et redistributeur. Dès lors, on comprend que l’âge d’or des partis ait coïncidé en Europe avec celui de l’État-providence, après la première guerre mondiale. Dans des espaces où la forme républicaine et la logique de la représentation sont devenues dominantes, les partis politiques sont reconnus (la Constitution 2. Dans la première phase de la démocratie moderne, le vote est réservé aux plus fortunés, ceux qui sont assez riches pour payer le “cens”, c’est-à-dire l’impôt. En 1975, le politologue Daniel Gaxie utilise le terme et parle de « cens caché » pour désigner les mécanismes qui, en délégitimant les classes populaires, les écartent du vote alors même que le suffrage universel leur permet d’y participer.

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de 1958 les légitime) et se développent. À droite comme à gauche, les systèmes étroits des réseaux de notables laissent le devant de la scène à des partis plus “militants”. La droite elle-même, longtemps rebelle à la forme partisane, s’empare du modèle et entend concurrencer numériquement les partis de la gauche ouvrière. En France, après 1947, les différentes moutures du parti gaulliste élargissent leur recrutement et calquent leur fonctionnement sur ceux du PC (les partis gaullistes n’ont-ils pas leur “comité central” ?).

Le parti politique ne répond plus aux attentes : ni celles qui poussent à agir de manière autonome, ni celles qui cherchent des cadres communs.

LA TECHNOCRATIE CONTRE LA REPRÉSENTATION

Cet équilibre se défait à partir des années 1970. Les fonctions des partis s’érodent peu à peu. Le poids des représentations parlementaires se restreint avec la montée des mécanismes de la “gouvernance”. La controverse ancienne sur les valeurs et les projets de société s’efface devant l’énoncé de normes technocratiques légitimées par les présumées “contraintes” de l’économie mondialisée. La prépondérance du cadre européen modifie les contours de la loi, le travail parlementaire se concentrant de plus en plus sur la simple transcription des normes européennes en droit français. La définition des demandes venues des territoires nationaux et locaux devient marginale dans la logique des choix publics. Les technostructures et les administrations

prennent une place croissante dans la détermination des choix, à toutes les échelles de territoire. La qualité de la représentation passe au second plan, après la rationalité d’une action publique subordonnée aux règles de l’économie et aux attentes d’une “société civile” dominée par les intérêts économiques. La maîtrise technique de cette rationalité l’emporte sur la capacité à représenter les intérêts des groupes sociaux dans leur réalité. La fonction de sélection du personnel politique échappe alors de plus en plus aux partis. La place dans la “société civile”, la compétence économico-financière, le management des organisations et l’expérience des technostructures, publiques comme privées, l’emportent sur l’expérience partisane proprement dite.


LE DOSSIER

En outre, la formation de “l’opinion publique” ne passe plus par le prisme exclusif des médiations traditionnelles, des notables, des leaders de communauté ou des partis. Les moyens d’information classiques (presse, radio, télévision) sont eux-mêmes relayés par les structures plus souples et plus immédiates des réseaux sociaux. Le recul des grandes idéologies laisse la place à des représentations plus incertaines et plus mobiles, où le “bricolage” permanent l’emporte sur les formes anciennes de l’inculcation et de la transmission. L’alliance des intellectuels professionnels et des partis, qui était la base de production des idéologies partisanes et des transmissions doctrinales est remise en cause. Les intellectuels quittent les partis et les organisations politiques délèguent la formation idéologique aux fondations, cabinets d’études et think tanks. Les partis, de fait, tendent ainsi à se défaire de cette fonction d’élaboration des grandes représentations de la société, qui servaient jadis à légitimer leur action et à souder intellectuellement les corps militants. LE DÉCLIN DES COLLECTIVITÉS ANCIENNES

Tout ceci s’inscrit dans une recomposition sociale d’envergure, qui prend l’allure d’un bouleversement de portée anthropologique. La diversification des activités à l’échelle planétaire, l’essor de l’information

et des services complexifie la distribution des secteurs économiques et, sur cette base, de la distribution des groupes sociaux. La répartition des classes est sous-tendue par la double tendance à la polarisation sociale des avoirs, des savoirs et des pouvoirs, d’un côté, et, d’un autre côté, à la parcellisation des statuts. La logique de la classification sociale qui oppose dominants et dominés est plus vive que jamais, sans que pour autant elle produise des groupes homogènes et en expansion. Du côté des catégories populaires, numériquement majoritaires, il n’y a plus de groupe central en expansion. La période contemporaine remet en question les champs de l’individuel et du collectif. La conception de l’individu hésite entre, d’un côté, la forme individualiste qui oppose les personnes dans la concurrence universelle des richesses et des pouvoirs et, d’un autre côté, l’image d’un individu de plus en plus autonome et de plus en plus solidaire de tous les autres. Le déclin des collectivités anciennes, celles du monde rural ou des espaces urbains, fait hésiter entre l’éparpillement des individus et le grand retour des communautés inclusives, de la race, de la religion ou des nations. Dans tous les cas, le parti politique n’est plus à même de répondre aux attentes, ni celles qui poussent à vouloir agir de manière autonome, ni celles qui marquent la recherche de nouveaux cadres communs et rassurants. Pour les uns, les partis

La critique des partis, vieille comme les partis L'action des partis a été dès le départ contestée. Les critiques les plus vives viennent d’abord des nostalgiques des sociétés anciennes, celles des ordres, des encadrements religieux et des corps constitués. Pour ceux-là, les partis, leur autonomie, leur ouverture aux classes moyennes et populaires sont la porte ouverte à l’anarchie, aux demandes égalitaires et à la révolution. Mais les critiques ne manquent pas non plus à l’autre extrême du champ politique, chez ceux qui constatent que les partis finissent bien vite par fonctionner sur eux-mêmes, produisant une bureaucratie de plus en plus envahissante et installant de fait un modèle oligarchique qui voue la masse des adhérents à des tâches de simple exécution. Significativement, le même Robert Michels qui soulignait l’apport historique des partis, fournit aussi, en socialiste, le premier modèle durable de leur critique fondamentale. Il explique que les partis, polarisés de plus en plus sur les ambitions de conquête et d’exercice du pouvoir, tendent à calquer leurs mécanismes sur la rationalité hiérarchique et verticale de l’État. Même quand ils permettent à des contingents importants des classes subalternes d’exercer des responsabilités qu’ils n’atteindraient pas sans eux, les partis fonctionnent à la dépossession du plus grand nombre et à la concentration des pouvoirs réels et de la légitimité entre les mains de petits groupes d’individus, en général de sexe masculin.

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Manifestation du premier mai. Photo Fred Marvaux/REA

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LE DOSSIER

apparaissent comme des machines à subordonner les individus et à les fondre dans un cadre aliénant ; pour les autres, les partis sont devenus des syndicats d’intérêts et non plus des lieux d’affirmation du commun. Les uns construisent leur activité de façon plus directe et plus souple, en utilisant des ressources contemporaines de l’information et de la mobilisation (les réseaux sociaux). Les autres se regroupent dans des communautés plus ou moins protectrices et fermées, fondées sur une pratique, une doctrine ou un mode de vie particuliers. Enfin, les partis pâtissent du rapport à l’État qui a été un fondement de leur naissance et de leur expansion. Apparaissant comme de simples machines à sélectionner les gestionnaires présents ou futurs du pouvoir, les partis sont devenus des auxiliaires de l’État, dont la légitimité tient à leur proximité plus ou moins grande avec les pouvoirs réels, et dont le financement est de plus en plus dépendant de la manne publique. Accumuler des voix et des élus – c’est la base du financement public – l’emporte sur la densité militante et sur l’hégémonie intellectuelle. LA NÉCESSITÉ D'UNE RÉINVENTION

Telles sont les bases principales de ce qui apparaît comme un véritable paradoxe de notre temps : le désir de politique n’a pas fléchi, tandis que l’image des formes instituées de la

Les partis pâtissent de leur rapport à l’État. Ils apparaissent comme de simples machines à sélectionner les gestionnaires du pouvoir, des auxiliaires de l’État.

politique est de plus en plus déconsidérée. Le déclin des conflictualités traditionnelles, le recul du dualisme de la droite et de la gauche, l’alternance au pouvoir de groupements de droite ou de gauche dont les politiques se distinguent de moins en moins : tout cela nourrit l’idée que la question des partis n’est plus l’affaire de tous. Si l’on considère que l’engagement politique repose sur le désir d’agir dans la société, pour peser sur ses structures et ses logiques, on pourrait certes se dire que l’action politique n’a pas besoin de partis. Le syndicalisme ou le monde associatif agissent dans ce sens et, à certains égards, ont un rôle politique. Mais dès l’instant où il s’agit de construire la relation entre cette sphère sociale active et les institutions, doivent s’envisager des structures permanentes, attachées en priorité à construire ce lien. Ce constat pousse donc à la constitution d’organisa-

tions particulières, reliées certes à d’autres structures extra-partisanes et même non politiques, mais agissant de manière spécifique, pour faire la médiation entre la pratique sociale et les institutions politiques. Il faut donc de l’organisation collective, capable d’assumer des fonctions qui furent naguère celles des partis. Les formations qui en résultent doivent-elles pour autant se constituer en partis traditionnels ? Doivent-elles reproduire la “forme-parti”, hiérarchique et centralisée qui présida à la naissance des partis ? Doivent-elles être des partis à proprement parler, ou bien des mouvements plus souples, plus réticulaires, où l’on n’entre pas pour la vie, comme on entre en religion ? Autant de questions redoutables, sans réponses assurées et stabilisées. Mais de la capacité à y répondre dépendra la vitalité de nos démocraties si imparfaites. ■ roger martelli

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« C’ÉTAIT SOCIAL, C’ÉTAIT POLITIQUE, C’ÉTAIT FABULEUX »

Durant des décennies, le PCF fut une école de formation pour des militants ouvriers. Par milliers, ils devinrent des cadres communistes, des élus et des dirigeants du pays. Ce fut tout à la fois une fonction et une identité du parti. Parmi eux, Jean-Claude Lefort. Petit gars de Bagnolet, sorti de l’école à seize ans, Jean-Claude Lefort est devenu entre 1998 et 2007 le député d’Ivry et le respecté membre de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée. Il nous fait le récit de son parcours dans un populaire restaurant libanais rue Robespierre à Ivry, où, visiblement, il a ses habitudes. Mon père s’était engagé dans les brigades internationales en Espagne ; il était encarté coco mais du genre “anarcho-syndicaliste”. Ma mère aussi était communiste. C’était du coco de l’époque : forcément coco. Ça ne venait pas à l’idée d’être autre chose : il n’y avait qu’un chemin un peu lumineux. On y allait comme on va à la source, pour paraphraser Picasso. Après la mort de mon père, quand j’avais neuf ans, le parti nous a été d’un grand secours…Ma mère était femme de service et j’avais une sœur. Nous avions un besoin vital : faire rentrer de l’argent à la maison pour soulager notre mère. À l’école, je n’étais bon qu’en espagnol ! J’ai donc quitté l’école à seize ans. Ce qu’on m’enseignait me paraissait dérisoire et j’avais la tête

JEAN-CLAUDE LEFORT

Ancien député d'Ivry et membre de la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée

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ailleurs. C’est sans aucune formation que je suis entré au service technique de la ville voisine, à Montreuil. Là, j’ai appris et préparé mon diplôme de dessinateur topographique. Je m’engage logiquement à la Jeunesse communiste. J’ai dix-sept ans. Il faut se rendre compte qu’à l’époque, sur la seule ville de Bagnolet, nous vendions chaque semaine six cents exemplaires du journal de la JC, Nous les garçons et les filles. Vendre le journal créait des relations super. On faisait aussi des balades. Je me souviens encore de notre premier voyage au ski. On faisait chier les bourges, on ne savait pas skier et on fonçait tout schuss. Au pied des pistes, il y avait un tas de jeunes gens entremêlés, les skis en tous sens. C’était nous. On tendait la main à tous, aux loubards aussi. On les sortait de la caille, quoi ! C’était social, c’était politique, c’était fabuleux. Je m’engage sérieusement et je suis les formations que l’on me proposait. Simples au début. J’apprenais. L’école classique me semblait déconnectée de la vie et là, on me parlait de choses dont je comprenais l’utilité. Ça donnait à ma vie un éclairage que l’école ne m’apportait pas à première vue. Plus tard, j’ai compris que j’avais loupé quelque chose. Quand j’étais député, j’intervenais dans des classes. Je me rappelle d’un gamin de quatorze ans me demandant quelle était ma formation. Les mômes pensaient qu’il y avait une formation spéciale pour devenir député. Énarque ? Je lui ai répondu : « Je suis bac-3. Mais surtout, ne suis pas mon exemple ». J’ai accepté de devenir permanent de la JC quand on me l’a proposé. J’ai lâché le dessin topo pour quelque chose de plus grand que moi. Pour moi, la cause était


plus noble que le métier. On est en 1966, j’ai vingt-etun ans quand le secrétaire de la JC d’alors, Jean-Michel Catala, me dit : « Tu vas aller faire l’école de Moscou ». Il y avait deux écoles à Moscou, celle des JC – les Komsomols –, et celle du parti. Moi j’ai fait l’école des Komsomols. Il s’agissait de partir un an ! Ma mère était super fière. Son fils allait faire des études, enfin, et à Moscou ! Nous sommes partis à quatre de France, deux hommes et deux femmes, et je me souviens de chacun. L’école se situait à dix kilomètres du centre de Moscou. On nous donnait un petit pécule qui permettait tout juste de se payer à manger…. Cette école rassemblait des jeunes du monde entier, des Latino-Américains, des clandestins d’Afrique du Sud et de Rhodésie…. Autant dire qu’avant de les rencontrer, je ne connaissais rien de ces pays. C’était extrêmement intéressant. On avait des cours de philosophie marxiste, d’économie politique et sur le mouvement communiste mondial. Tout était traduit en français depuis le russe. Du coup, je n’ai pas bien appris le russe et c’est mon regret. Les cours étaient assez denses, on avait des lectures et des devoirs. Et à la fin, on passait des examens, un diplôme de l’université. À l’époque, le PCF commençait à prendre quelques distances politiques avec Moscou ; par exemple, il remettait en cause l’idée d’un parti unique. Du coup, nous nous sommes fait forts de réussir brillamment nos examens, pour monter que les communistes français étaient des bons. Dans toutes ces écoles, à Paris comme à Moscou, on te transférait un virus, les dogmes – même si dans les écoles du parti français, la culture occupait une place plus importante. Néanmoins, ça balisait la route, ça donnait un sens. Ça m’a ouvert sur des choses et un monde que j’ignorais. Mais tout cela n’était possible que parce qu’alors, il existait un ensemble qui donnait une vision de la société. The proof of the pudding is in the eating1… 1. Proverbe anglais traduisible par « On juge un arbre à ses fruits ».

Bref. De retour en France, je deviens un permanent du parti. Je m’y ennuie et donc je repars travailler. À l’époque, il y avait du boulot et ça changeait tout. J’ai vingt-sept ans quand je reçois un coup de fil pour me demander de devenir le secrétaire particulier du nouveau secrétaire général du parti, Georges Marchais. Je refuse, parce que mes rares contacts avec lui n’avaient pas été bons. Du père, j’ai gardé un trait de caractère : je suis discipliné, mais il ne faut pas me casser les burnes. Insistances. Je finis par accepter. Me voilà embarqué à ses côtés pendant huit ans, de 1971 à 1979…. La suite est connue. Je deviens secrétaire de la fédération du PCF dans le Val-de-Marne et député d’Ivry. Aujourd’hui, je suis un militant de base, investi auprès des Palestiniens. Je n’ai plus de mandat, je n’interviens plus du tout dans la vie locale. Ce n’est pas mon genre. ■ propos recueillis par catherine tricot

L’argent des élus Il est de tradition que les élus du Parti communiste lui reversent leurs indemnités et qu’ils soient en retour des salariés du parti. Nous interrogeons Jean-Claude Lefort sur cette pratique. « Je ne sais pas si c’était le cas de tous, en tout cas, moi, j’ai toujours appliqué cette règle. Je reversais toutes mes indemnités de député ainsi que les sommes complémentaires (pour payer des attachés, rembourser les frais de représentation…) Cela représentait une coquette somme. Près de 25 000 euros par mois et par député. Ça comptait pour le parti. Pendant tous mes mandats, j’ai perçu un salaire d’environ 1 500 euros par mois au début, 2 000 à la fin. Avec ce salaire, je payais tous mes frais personnels, mon loyer (pas un HLM, auquel je n’avais pas droit puisque j’étais un député avec officiellement de forts émoluments). Le parti salariait mon collaborateur et payait le matériel politique. Je ne pouvais pas, avec un tel revenu, inviter à déjeuner. Ainsi, j’ai assisté à tous les procès de Marouane Barghouti, et j’ai payé tous les voyages de ma poche. C’était loufdingue ! Je râlais car je trouvais ça exagéré et inadapté, mais je l’ai appliqué. On ne peut pas dire que j’ai fait ça pour m’enrichir. Je n’ai comme patrimoine que ma voiture et pas un seul mètre carré. »

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LA GAUCHE A PERDU SES BASES

Trahies par le PS, c'est au tour des classes moyennes de se détourner du parti d'Épinay converti au néolibéralisme. La France insoumise, En Marche et le FN se disputent leur vote. Si la France insoumise a percé aussi rapidement à gauche, c'est aussi la conséquence d'un basculement historique totalement inédit. Le désalignement progressif des deux grands partis de gauche, PS et PCF, vis-à-vis de leurs bases électorales respectives, a entraîné leur quasieffacement de la scène électorale – du moins au regard de ce qu'ils ont pu peser par le passé, et du rôle qui leur a été dévolu. Au premier tour de la présidentielle 2017, le candidat du Parti socialiste recevait ainsi les votes de moins de 5 % des inscrits, tandis que le Parti communiste français rassemblait 2,7 % des votants au premier tour des législatives. PERTE D'ANCRAGE

Si la bascule est brutale, notamment pour le Parti socialiste, le phénomène de décrochage des électeurs est déjà installé sur le temps long. Il plonge dans les transformations profondes de l'économie et de la société françaises, et bien sûr dans des orientations politiques, une fois au pouvoir, qui ont largement contribué à la déstabilisation des

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classes populaires puis des classes moyennes. Pour le PCF, la problématique est d'abord celle de l'éclatement, depuis le tournant des années 80, du monde ouvrier qui a constitué son terreau naturel. Les nouvelles politiques d'organisation et de management des grandes entreprises, l'ouverture des marchés mondiaux, le chômage de masse et la précarité ont détruit les collectifs de travail, mis en cause l'existence de toute une contre-société. Le monde du travail s'est fortement tertiarisé, et l'organisation des salariés dans les chaînes de restauration rapide ou la grande distribution est à construire, tandis que l'emploi industriel passe, lentement mais sûrement, à l'arrière-plan. C'est tout un ancrage dans la société, de même que des capacités d'animation et d'encadrement populaires, qui se sont effondrés pour le Parti communiste. Oscillant entre critiques franches et alliances d'opportunité, ce dernier a subi de plein fouet les dérives d'un Parti socialiste dont les idéaux d'émancipation ne sont plus qu'un lointain souvenir.

RECONQUÊTE DES CLASSES MOYENNES

Car le PS semble, de son côté, avoir bel et bien perdu les classes moyennes, notamment la catégorie des employés qui constituait sa base sociale et électorale historique. Au premier tour des présidentielles, ces derniers lui ont préféré le Front national – environ 31 % des employés votants – et dans une moindre mesure la France insoumise – pour environ 23 % d'entre eux. Benoît Hamon, le candidat du Parti socialiste, récoltant seulement 6 % de leurs suffrages, contre encore 8 à 11 % chez les cadres et les professions intermédiaires1. La répartition du vote dans cette dernière catégorie fourre-tout – dans laquelle on trouve à la fois techniciens, comptables, travailleurs sociaux, infirmiers ou encore instituteurs – est par ailleurs révélatrice d'une période de profonde redistribution des cartes. Les votes y sont en effet éclatés entre 1. Données tirées des études IFOP et IPSOS concernant le vote du 23 avril 2017.


Emmanuel Macron (27  %), JeanLuc Mélenchon (entre 22 et 26 %), Marine Le Pen (autour de 18 %) et, dans une moindre mesure, François Fillon et Benoît Hamon, plus proches des 10 %. C'est donc bel et bien une bataille historique pour la conquête du cœur des classes moyennes, aujourd'hui orphelines, qui s'annonce. Mais si ces dernières ont tourné le dos au Parti socialiste, c'est d'abord à cause des orientations politiques soutenues par celui-ci, qui les appauvrissent, les précarisent et contreviennent à leur ontologie même : leurs espoirs d’élévation sociale. L'adossement quelque peu honteux du parti d'Épinay – et de ses élites de plus en plus professionnalisées – à l'orientation néolibérale du projet européen, puis sa conversion explicite au “réalisme” des marchés ont ainsi achevé d'éloigner le PS des classes moyennes. Dans ces conditions, une fois les brumes fanfaronnes du “renouvellement” dissipées, pourront-elles adhérer bien longtemps au projet politique d'Emmanuel Macron ? ■ thomas clerget Militants du Mouvements des Jeunes Communistes. Photo Ian Hanning/REA

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« LA FORME PARTISANE EST CE QUI PERMET À UN MOUVEMENT DE DURER »

La séquence présidentielle a vu émerger deux mouvements – En Marche ! et la France insoumise – qui prétendent renouveler les cadres politiques traditionnels. Bien qu’ils soient très affaiblis en France, les partis n’ont cependant pas dit leur dernier mot.

regards. Les deux principaux partis politiques ont été éliminés dès le premier tour de la présidentielle. Est-ce le signe de la mauvaise santé de la forme partisane ? loïc blondiaux. L’effondrement inattendu et spectaculaire du PS et de LR, deux partis politiques qui jusqu’à présent se partageaient les temps de gouvernement, est dû en premier lieu à des facteurs conjoncturels. Il est le résultat d’événements et de tournants imprévisibles. Ce sont les affaires et la personnalité de François Fillon qui ont plombé sa candidature. Quant à Benoît Hamon, il est arrivé après une présidence socialiste presque unanimement critiquée. Il était d’autant plus difficile pour le Parti socialiste d’obtenir un score important que l’émergence à sa gauche de Jean-Luc Mélenchon et à sa droite d’Emmanuel Macron le plaçait dans une position intenable. Par-delà cette conjoncture défavorable, certains rendent les primaires responsables de leurs

LOÏC BLONDIAUX

Professeur des universités au département de science politique de la Sorbonne (Paris I)

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échecs respectifs. Il me semble que ces primaires à droite et à gauche n’en ont pas été les causes directes et qu’elles n’ont fait que révéler des divisions idéologiques fortes qui leur préexistaient. Il n’en reste pas moins que l’affaiblissement du PS et des Républicains est aussi lié à des problèmes structurels. regards.

Les principales causes sont antérieures ?

loïc blondiaux.

Le ver était dans le fruit depuis très longtemps. En France, les partis politiques sont fragiles, notamment parce que leur base militante est traditionnellement faible. Au cours de ces dernières années, leur capacité de mobilisation et de production idéologique, ainsi que leur aptitude à faire le lien entre les institutions et la société, se sont fortement amoindries. À la fin, ils ne remplissaient plus les fonctions que l’on attend traditionnellement d’eux en démocratie, hormis celles de sélectionner les candidats au gouvernement. Et malgré quelques tentatives d’ouverture, aucun des deux partis dominants n’a réussi à renouveler ses cadres idéologiques, ni même à maintenir ses liens avec les principales associations de la société civile. Ils se sont coupés de leur assise sociologique, ce qui explique la crise de défiance qu’ils subissent aujourd’hui et la perte de légitimité à laquelle ils sont confrontés. Le PS, par exemple, n’a pas su maintenir la relation avec des territoires sur lesquels il est présent depuis longtemps, comme le Nord-Pas-de-Calais.


LE DOSSIER

regards. La professionnalisation politique est-elle responsable de cette situation de crise ? loïc blondiaux.

Absolument. On peut même parler d’hyper-professionnalisation de la classe politique. Aujourd’hui, le recrutement au sein des partis se fait d’abord parmi des auxiliaires au cursus honorum purement politique. Pour faire partie des éligibles, il est plus efficace d’avoir été leader étudiant, assistant parlementaire, membre de cabinet, conseiller… Nous avons aujourd’hui à faire à des “partis de gouvernement”, au sens où leur principale mission consiste à contrôler l’accès aux fonctions de gouvernement à l’échelle locale et nationale. Les Républicains et les socialistes ont fini par s’identifier à des entreprises de recrutement politique. En science politique, nous employons aussi la notion de “parti cartel”, lequel dépend beaucoup plus des financements que ses élus lui rapportent que de ses militants. Les plus en danger sont aujourd’hui les partis de gauche car leur légitimité et leur force résident justement dans leur ancrage militant. À droite, c’est différent. On a plutôt à faire à des formations de notables. C’est la fameuse opposition “partis de cadres” et “partis de masse” développée par le politologue Maurice Duverger.

« Avec Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron on a deux leaders charismatiques. Mais quid de l’après ? Comment assurer la “ routinisation du charisme”, sa perpétuation ? » étanche à gauche en Angleterre, en Allemagne ou dans les pays scandinaves, au sein des partis sociaux-démocrates. En comparaison, les partis politiques français sont toujours un peu “hors-sol”. Le PS après 1971, puis les Verts dans les années 1980, étaient parvenus à établir des ponts avec la société civile, à constituer des réseaux forts avec les associations notamment, mais ces liens se sont beaucoup distendus depuis. Or, avoir des relais efficaces auprès de la société civile permet de renouveler plus facilement son stock d’idées et de militants.

regards. L’état des partis est-il plus préoccupant en France qu’ailleurs ?

regards.

loïc blondiaux.

aujourd’hui qu’il faut distinguer. La première, c’est celle qu’incarne Emmanuel Macron, qui a l’ambition de changer les têtes, de renouveler et de rajeunir les cadres, plus que les pratiques politiques existantes. Derrière le mouvement En marche, il y a certes une critique de la professionnalisation politique, mais pas des formes classiques de la représentation politique. Et ce renouvellement de personnel politique doit luimême être relativisé. Près de la moitié des candidats de ce mouvement avaient déjà eu un mandat ou fait partie d’un entourage politique. La loyauté au président qui est exigée des futurs députés LREM ne témoigne pas non plus d’une volonté de rompre avec les usages politiques et d’inventer de nouveaux modes de débat. Il

Ces phénomènes ne sont pas propres à la France, mais ils sont accentués chez nous. D’abord parce que les effectifs militants ont toujours été plus faibles dans l’Hexagone que dans d’autres pays. Cette faiblesse numérique se retrouve y compris dans les partis de masse, excepté peut-être le Parti communiste pendant les quelques décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Autre spécificité française : les liens entre les partis et les syndicats sont plus fragiles qu’ailleurs en Europe, en raison de la charte d’Amiens de 1905 qui a instauré une séparation stricte entre ces deux entités. Même si le Labour Party [Parti travailliste britannique] a pris ses distances avec les organisations syndicales, la frontière est traditionnellement moins

Quelles sont les alternatives possibles ?

loïc blondiaux. La critique des partis prend deux formes

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y a également, derrière le phénomène Macron, un retour à l’idée d’un “gouvernement des compétences” au sens où on pouvait l’entendre au XIXe siècle. A savoir : la nécessité d’avoir une expérience de l’entreprise ou d’un secteur d’activité professionnel pour être apte à le réguler. D’où la volonté de confier les fonctions de gouvernement à des spécialistes, en mettant par exemple un médecin à la tête du ministère de la Santé. regards. Cette crique des partis qu'exprime En Marche reste donc relative… loïc blondiaux. À côté de cette proposition de renouvellement qu’exprime le macronisme, il existe une critique beaucoup plus radicale des partis et surtout de la représentation, qui essaie d’envisager d’autres modalités de sélection des gouvernants. Dans cette perspective, il s’agit de penser des formes de participation citoyenne au processus de décision qui finiraient, si elles se généralisaient, par marginaliser ou rendre inutiles les partis politiques. Je pense à laprimaire.org, une initiative qui a consisté à organiser cette année sur Internet une primaire ouverte aux citoyens, hors des partis politiques. Ou encore à #Mavoix, un mouvement né en 2015 qui veut faire élire des députés tirés au sort, lesquels s’engageraient à consulter systématiquement les électeurs et à suivre leurs avis. L’enjeu, ici, n’est pas uniquement de faire appel à un nouveau type de professionnels, mais de dé-professionnaliser totalement les fonctions de gouvernement. Ces alternatives prennent le problème plus à la racine. regards. La France Insoumise prétend aussi prendre le contrepied des structures traditionnelles… loïc blondiaux.

Ce mouvement issu d’une dissidence se présente comme un mélange paradoxal entre un leadership incarné, avec une figuration forte du leader, et un projet politique qui se veut à la fois participatif et horizontal. Tout l’enjeu est de savoir si cette alliance est tenable et si une fois arrivée au gouvernement, elle pourrait produit les effets attendus.

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regards. Dans leur démarche, sinon dans leurs ambitions politiques, peut-on comparer les formations d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon ? loïc blondiaux. Ce sont des mouvements qui ont l’un et l’autre profité de la déliquescence du Parti socialiste et des Républicains. Ils ont par ailleurs un autre point commun, c’est la place qu’y tient le leader. Dans les deux cas, les décisions sont très centralisées, même si un processus de consultation a été mis en scène au moment de l’élaboration du programme – et en partie mis en œuvre, chez les Insoumis plus que chez Macron. En effet, ce dernier a eu recours à des dispositifs qui relèvent davantage d’un marketing politique intelligent, reposant sur la collecte de données d’opinion nombreuses, que d’une démocratie participative. Au contraire, la France insoumise a institué un processus participatif qui avait une certaine densité en amont de la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Enfin, il existe chez chacun d’eux une volonté commune de détruire les partis politiques existants pour se substituer à eux. Mais ils utilisent pour cela des stratégies différentes. Le refus de toute forme de négociation de la part de Mélenchon, qui a mis la barre tellement haut qu’il a rendu toute discussion impossible, contraste avec l’accord habile de Macron avec Bayrou et le Modem. regards. Alors que le PS et LR ont réaffirmé dans la campagne le clivage droite-gauche, les nouveaux mouvements qui ont émergé s’en sont au contraire écartés. Ces deux partis ont-ils péché par excès de classicisme ? loïc blondiaux. C’est vrai qu’il y a chez Mélenchon, à l’imitation du premier Podemos et à l’inspiration de la philosophe Chantal Mouffe, la volonté d’introduire un nouveau clivage entre les élites et le peuple. Quant à Macron, il a essayé d’imposer l’opposition entre “progressistes” et “réactionnaires”. Mais je trouve qu’on enterre un peu vite le clivage droite-gauche. Les enquêtes montrent que pour les Français, se dire de droite ou de


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Un militant porte le slogan de la France Insoumise lors du meeting de Jean-Luc Mélenchon à Chambery le 15 novembre 2016. Photo Cousin/Haytham-REA

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gauche continue à avoir une signification, même s’ils ne comprennent plus la manière dont les partis se positionnent sur cet axe. Ce que les électeurs ont reproché à LR et au PS, ce n’est pas d’avoir affirmé un positionnement, mais au contraire de ne pas avoir tenu leurs promesses de différenciation politique. Ils ont sanctionné une fausse alternance. Paradoxalement, ils ont en même temps élu quelqu’un qui assume totalement cette ligne centriste. regards. Son mouvement et celui de la France Insoumise vont-ils être obligés, à plus ou moins long terme, de se transformer en partis ? loïc blondiaux. Il faut être humble en science politique. Prophétiser ou tirer des plans sur la comète me paraît impossible aujourd’hui. Personne ne peut affirmer que leur devenir partisan est inéluctable. Néanmoins, une question se pose. On a deux leaders charismatiques, mais quid de l’après ? Sans Mélenchon, est-ce que FI a des chances de perdurer, et sur quelles bases idéologiques ? Et à quoi ressemblerait le macronisme sans Macron ? C’est tout le problème décrit par le sociologue Max Weber : comment assurer la “routinisation du charisme”, sa perpétuation, une fois la figure charismatique disparue ? regards. Cette volonté de renouveler les cadres d’or-

ganisation n’est pas un cas unique en Europe… loïc blondiaux. C’est en Italie que l’on trouve le plus d’analogies avec la situation française actuelle. Toutes choses égales par ailleurs, il est possible de rapprocher En Marche de ce parti-entreprise qu’était le Forza Italia de Berlusconi, même si leur discours et leur idéologie ne sont bien sûr pas les mêmes. Dans la symbolique même de leur intitulé, Forza Italia et En Marche, il y a l’idée de mouvement. De même, plus récemment, le Mouvement cinq étoiles présentait lui aussi cette association d’un leadership fort et d’une démocratie participative mise en scène avec un projet de renouvellement

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du personnel politique, que l’on retrouve à la fois dans En Marche et dans la France insoumise. Ailleurs en Europe, le système partisan résiste plutôt bien. Ainsi en Angleterre, malgré les derniers résultats des Liberal Democrats, qui se sont un peu repris, le bipartisme reste dominant, avec la disparition de l’Ukip [parti pour l’indépendance du Royaume-Uni]. Le leader travailliste Jeremy Corbyn a en effet réussi à capter de nouveaux militants parmi la jeunesse, en se positionnant très à gauche. Ce qui a permis à son parti de résister contre toute attente. À l’inverse, le PSOE espagnol n’est certes pas dans une position aussi dramatique que le PS français, mais il est en danger. Menacé par les coups de boutoirs d’une gauche plus radicale, il connaît des difficultés de positionnement idéologique. Cependant, les nouvelles forces politiques qui ont surgi en Espagne – Podemos et Ciudadanos – ont choisi de prendre une forme partisane. regards.

Les partis peuvent-ils disparaître ?

loïc blondiaux. On sait qu’ils sont mortels. On l’a vu en Grèce avec le Pasok, qui a quasiment disparu de l’échiquier politique. Mais on sait aussi qu’ils restent incontournables dans la démocratie représentative. Jusqu’à présent, où que le regard se porte, les partis continuent à structurer le jeu politique. Leur supériorité est fondée sur une histoire, des traditions. Bien qu’il soit en très mauvaise posture, le PS continue par exemple de tirer la force qui lui reste d’un attachement à des symboles, à un passé commun. Surtout, la forme partisane a un intérêt qui explique qu’elle reste dominante : c’est elle qui permet à un mouvement de s’inscrire dans le temps. La loyauté envers un leader est plus fragile que la fidélité au parti, même si cette dernière s’est affaiblie par rapport aux années 1950-1960. Pour s’installer dans la durée, toute organisation doit s’institutionnaliser, elle ne peut pas changer de ligne politique au gré des humeurs, il lui faut créer des pesanteurs et des routines. Il serait donc absurde de décréter la mort des partis. ■ propos recueillis par marion rousset


LE DOSSIER

MÉLENCHON, LE POLITIQUE DES ÉMOTIONS Les politologues s’intéressent de plus en plus au rôle des émotions. Chez les électeurs de Mélenchon, la colère est un sentiment déterminant, que le leader de la France insoumise a réussi à transformer en action. Il y a deux millénaires, l’orateur Démosthène, voyant le peuple athénien en péril, mais qui ne l’écoutait pas, lui conta la fable de Cérès, qui fit voyage avec une hirondelle et une anguille. Aujourd’hui, pour capter l’attention, et susciter des émotions, nos élus se livrent, n’hésitent pas à parler d’eux, et à réveiller des figures historiques. Les émotions ont toujours été présentes en politique, mais ce fut particulièrement le cas pendant cette campagne présidentielle durant laquelle elles furent « au cœur de l’équation », notait début juin le chercheur Alain Fauré. « Le tabou mis sur les émotions par l'expérience des foules fascistes ou nazies est tombé, on sait qu'on peut produire des émotions du côté du sublime et pas seulement de l'abject », estime quant à elle Sophie Wahnich, historienne et directrice de recherche au CNRS.

Parmi les candidats qui ont su et voulu canaliser ces émotions qui couvaient depuis longtemps, JeanLuc Mélenchon s’est démarqué de beaucoup de ses concurrents. « Il a eu une façon d’incarner l’état de la France qui a eu une résonnance forte chez les électeurs. Il a écrasé Hamon sur la qualité de ce qu’il a dégagé sur le plan émotionnel », analyse Alain Fauré, membre du laboratoire grenoblois de sciences sociales Pacte, contacté par Regards. « Mélenchon a été très très bon dans sa façon d’être physiquement, de regarder dans les yeux, d’être sur le plan charnel, comme Mitterrand, qui envoûtait son auditoire », ajoute-t-il. THÉMATISER LA COLÈRE

Quelles émotions a déployé le candidat de la France insoumise ? C’est un « ballet qui fait alterner ironie, enthousiasme, colère, indignation,

dans des registres qui se déploient de l'intime au franchement tribun en fonction des lieux d'intervention », explique Sophie Wahnich. Il n’y a donc pas une seule émotion qui surnage, il s’agit plutôt d’un “chaînage”. « Cette adhésion émotionnelle est nécessaire à la construction d'un mouvement », ajoute cette spécialiste de la Révolution française. Parmi toutes les émotions exprimées, l’une d’elles semble cependant avoir une place particulière : la colère. « Les militants de la France insoumise ont thématisé la colère. C’est un fait, ce sont même les seuls qui ont fait cela », confirme Emmanuel Négrier, directeur de recherches au CNRS. « Jean-Luc Mélenchon a eu une fine perception d’un moment d’anti-politique, de désarroi, d’incompréhension chez les électeurs… », complète Alain Fauré.

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Le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) a interrogé 15  000 personnes inscrites sur les listes électorales, et leur a demandé leur état d’esprit concernant quatre émotions : peur, colère, enthousiasme et espoir. Il ressort que près de 70 % des électeurs expriment de la peur et 67 % de la colère en pensant à la situation politique française, alors que 26 % et 34 % font respectivement preuve d’enthousiasme et d’espoir. Or plus le niveau de colère est élevé, plus la probabilité de voter pour Marine Le Pen puis pour Jean-Luc Mélenchon progresse, notaient quatre chercheurs spécialistes des émotions dans une tribune au Monde qui rendait compte de ces résultats. Cette analyse de la colère est déterminante pour comprendre la capacité qu’a eu Jean-Luc Mélenchon à rapatrier vers son mouvement une partie des électeurs Front national. TOURNANT AFFECTIF

Contrairement à la colère exprimée par les électeurs potentiels du Front national, la colère des Insoumis est cependant très fortement corrélée à l’action, selon Emmanuel Négrier, qui a co-écrit cette année La politique à l'épreuve des émotions : « Le FN instrumentalise une colère, mais jamais aussi fortement que lorsqu’elle se maintient en l’état. Tandis que les Insoumis ont transformé une forme de dépression en action collective, et une passion triste en passion joyeuse ». La colère des Insoumis s’est déployée comme une passion joyeuse pendant la campagne présidentielle,

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notamment parce qu’elle était liée à une capacité à inclure et à créer des porosités entre le “eux” et le “nous”, explique Sophie Wahnich : « L'idée d'une France insoumise était de maintenir l'ouverture ». Elle estime que de ce point de vue, la fin de campagne s’est avérée décevante, notamment au niveau des alliances locales que le parti n’a pas su conclure. Les historiens et politologues que nous avons interrogés ne sont pas forcément d’accord sur les dominantes émotionnelles mobilisées par les partis politiques, mais ils le sont au moins sur une chose : les sciences politiques ne peuvent plus aujourd’hui se passer d’analyser les émotions. À tel point que l’on parle aujourd’hui d’un “tournant affectif ” en sciences humaines, comme il y a eu un “tournant linguistique” en philosophie, qui s’est résolument tournée, après Ludwig Wittgenstein, vers l’étude du langage. L’époque où l’on distinguait le “citoyen rationnel” du “citoyen sentimental” est aujourd’hui révolue. « Rien de ce qui est humain n'est dissocié de la raison sensible, c'est-à-dire d'un nouage très subtil entre raison et émotions, ce que Kant appelle la faculté de juger, car nous sentons les choses qui nous arrivent parfois avant de les mettre en mots et parfois ce sont les mots qui nous permettent d'agir », estime Sophie Wahnich. « Il n'y a pas d'argument naturel, ou seulement procédural, qui relèverait de la seule logique », ditelle encore pour tordre le cou à une certaine idée de la raison. ■ aude lorriaux

« Le tabou mis sur les émotions par l'expérience des foules fascistes ou nazies est tombé, on sait qu'on peut produire des émotions du côté du sublime et pas seulement de l'abject. » Sophie Wahnich, historienne


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Meeting de Jean-Luc Mélenchon, à la salle Arena, devant 3 000 personnes. Photo Herve Ronne/REA

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COMMENT REFONDER LES CLIVAGES POLITIQUES L'écrasante majorité législative du président Macron cautionne la thèse de l'effacement du clivage gauche-droite, alors qu'elle marque surtout de nouvelles alliances et occulte la recomposition “populiste de gauche” incarnée par la France insoumise. On aura pu s’en apercevoir durant les législatives : c’est le refus de la loi Travail qui a conduit Benoît Hamon (PS) à appeler à voter, à Évry, contre Manuel Valls et pour Farida Amrani (FI). Inversement, et pour les mêmes raisons, Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont appelé à voter pour les rares députés socialistes qui avaient déposé une motion de censure contre un gouvernement qui avait fait passer – par les voies du 49.3 – cette même loi Travail. Un renouveau de la vie politique passe par une refondation idéologique, mais il trouve son sens dernier dans la recomposition des groupes qui y concourent et l’animent. CLIVER, C'EST REGROUPER

C’est encore plus vrai en temps de crise. On ne peut, pour comprendre les clivages qui organisent et structurent la vie politique, s’en tenir à leur seule signification idéologique. Il faut également prendre en compte leur fonction, leur sens pratique. Des philosophes, des théoriciens aussi peu opportunistes qu’un Louis Althusser, qu’une Chantal Mouffe, le disent : faire de la politique, c’est d’abord tracer « une ligne de démarcation », une « frontière ». Mais précisément, encore faut-il savoir entre quoi et quoi, ou mieux, entre qui et qui passe la ligne démarcation ou la frontière. Un clivage politique, surtout s’il est nouveau et prétend imposer de nouvelles perceptions, tend en effet à rassembler ce qui apparaissait dispersé et à l’inverse, à différencier ou dissocier ce qui apparaissait semblable

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ou proche. Quels sont donc, aujourd’hui, ces nouveaux clivages ? Comment s’articulent-ils avec les clivages traditionnels, notamment le clivage “gauche-droite” ? Et surtout, comment fonctionnent-ils, quelle est leur fonction ? Les clivages politiques tendent à opérer, en premier lieu, des regroupements d’acteurs plus ou moins inédits. Prenons, pour exemple, le clivage “ouvert / fermé”, que la République en marche a mis en avant. Une note du CEVIPOF réalisée par Luc Rouban1 révèle que le profil sociologique des 529 candidats investis par LREM, loin d’incarner un renouvellement social, révèle plutôt une « fermeture sociale », caractérisée par une « appartenance majoritaire à une bourgeoisie moderniste, diplômée, libérale sur le plan culturel comme sur le plan économique ». En fait, les éditorialistes et les candidats, qui parlent sans cesse d'ouverture au monde (c'est-à-dire en fait à leurs semblables de par le monde), apparaissent fermés à toute ouverture à d'autres que leurs semblables, c’est-à-dire aux déclassés de la mondialisation, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs. RALLIEMENT DE LA CLASSE MOYENNE AU “BLOC BOURGEOIS”

De la même façon, une fois dit que le profil sociologique des candidats LREM relève de catégories socioprofessionnelles situées (des avocats, des médecins, 1. CEVIPOF, note 39, juin 2017.


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etc.), on comprend mieux que le clivage “société civile / politiques partisans” relève bien plus, en vérité, d’une promotion de ce que Hegel appelait, avec plus de franchise, la « société civile bourgeoise ». C’est-à-dire aussi le retour au pouvoir de grandes corporations contre des organisations politiques, syndicales et en général militantes qui, si elles ont échoué dans leur fonction d’éducation et de recrutement de cadres issus des catégories populaires, étaient du moins portées par un souci sinon d’égalité, au moins de pluralisme social. Ainsi peut-on parler, avec les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini2, de l’avènement d’un « bloc bourgeois » : au nom de l’Europe et de la “modernisation”, celui-ci fonde sur le “dépassement” du “clivage gauche-droite” le rapprochement, et finalement l’alliance de la classe moyenne supérieure et de la haute bourgeoisie, « auparavant ralliées autant au bloc de gauche qu’au bloc de droite ». Tout se passe donc comme si les clivages idéologiques fonctionnaient à la manière des classifications pratiques chères à Pierre Bourdieu expliquant les stratégies matrimoniales3. Ils remplissent la même fonction : « Ils tendent à séparer ce qui était uni ou à unir ce qui était séparé, à manifester et tenir des distances contre les risques de mésalliance ou, au contraire, à rapprocher, à se 2. L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir, mars 2017. 3. Sociologie générale, volume 3, Le Seuil, novembre 2016.

Un clivage politique, surtout s’il est nouveau, tend à rassembler ce qui apparaissait dispersé et, à l’inverse, à différencier ce qui apparaissait semblable. rapprocher, à s’unir et à établir des alliances ». Faut-il en conclure que les groupes politiques sont homogènes, et ne rapprochent que ce qui était déjà semblable ou similaire ? Non, mais c’est aussi la promesse ou la menace que porte toute nouvelle alliance. “POPULISME DE GAUCHE” ET ÉMANCIPATION PARTAGÉE

Un monde où les algorithmes feraient disparaître le hasard, la spontanéité mais aussi le libre choix concernant notre vie sociale, notre santé, notre environnement estil souhaitable ? Éric Sadin dénonce une « économie de l'accompagnement algorithmique de la vie » et une marchandisation intégrale de l'existence. Cette « organisation automatisée du monde » aurait pour conséquences « un dessaisissement de l'autonomie de notre jugement », « une dissolution des responsabilités » et, au fond, « une décomposition du monde commun ». Plus qu'un projet politique, c'est un projet de civilisation d'où le politique est évincé – Éric Sadin nomme cela le “technolibertarisme”. De fait, les empereurs du numérique rejettent l'intervention de l’État et toute limitation de la “liberté

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d'entreprendre”. Cela se traduit notamment par l'évasion fiscale systématique, le mépris de la propriété intellectuelle et du droit du travail. L'organisation de la production repose sur des castes distinctes. En haut, les “rois du code” (king coders) qui conçoivent des algorithmes complexes, « élite mondiale que les entrepreneurs s'arrachent », puis les autres métiers (marketing, design, programmation, finance...). Dans la Silicon Valley, on bichonne ces salariés qui mangent bio dans des cantines gratuites, se détendent avec des séances de yoga ou de massage, envoient leur progéniture dans des écoles alternatives qui bannissent les écrans et développent des projets personnels sur leur temps de travail. La catégorie en-dessous est celle des “individus prestataires” des plateformes numériques (Uber, par exemple) dont l'activité est continuellement guidée par des algorithmes. Et tout en bas, les “invisibles” : les travailleurs de l'ombre qui fabriquent les composants du matériel informatique, dans des usines le plus souvent situées en Asie. Ils forment un lumpenprolétariat dont les droits et la santé sont sacrifiés. SOUVERAINETÉ POPULAIRE CONTRE SOUVERAINETÉ NATIONALE

Bien plus, c’est en ce sens que ce qu’on appelle le populisme de gauche pourrait constituer une chance de repenser la gauche, mais aussi la souveraineté. Comme le fait remarquer Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College4, la différence passe moins aujourd’hui entre gauche et droite, internationalistes et souverainistes 4. Post-neoliberalism and the politics of sovereignty, Open Democracy, novembre 2016.

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Tout se passe comme si les éditorialistes et les candidats qui parlent d'ouverture au monde étaient fermés à toute ouverture à d'autres que leurs semblables. d’une part, qu’entre gauche et droite, souveraineté populaire et souveraineté nationale d’autre part. Les populistes de gauche réinvestiraient prioritairement la valeur de la première, là où les populistes de droite réinvestiraient d’abord la valeur de la seconde. Pour le dire d’une autre manière : alors qu’à droite, la souveraineté nationale constituerait une valeur en soi, la souveraineté nationale ne vaudrait, à gauche, que ce que vaut un cadre d’expression et d’affirmation de la souveraineté populaire – que ce cadre soit du reste local, national ou même transnational. Si bien qu’on peut rejeter d’une même main un traité comme le CETA (qui contrevient aux normes de la souveraineté environnementale), comme souscrire, au contraire, aux accords de Paris consécutifs à la COP 21. Bref, l’une des manières de rétablir le clivage gauchedroite pourrait bien être de jouer, demain, « la souveraineté populaire contre la souveraineté nationale ». JeanLuc Mélenchon, le soir du 9 avril sur France 2, traçait une frontière nette, en refusant d'engager toute discussion que ce soit avec Nicolas Dupont-Aignan.  gildas le dem


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Mateo, lycéen de 16 ans, est membre de la France insoumise et soutient Jean-Luc Mélenchon dans la campagne présidentielle de 2017. Photo Simon Lambert/Haytham-REA

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LE COMMUNISME ÉTAIT UN PARTI ET IL N’ÉTAIT PAS QUE CELA... Comment réinventer des partis ou des mouvements politiques ? Comprendre ce qui fit la puissance du PCF et ce qui provoqua son déclin est riche d’enseignements sur les conditions de leur renaissance, sous une forme ou une autre. Pendant plusieurs décennies, le PCF regroupa entre un cinquième et un quart des suffrages exprimés et alla jusqu’à dépasser les 500 000 adhérents à la fin des années 1970. Aux dernières élections législatives, il a dû se contenter d’un bien modeste 2,7 % et il n’annonce aujourd’hui qu’un peu plus de 50 000 cotisants… Malgré les apparences, la force du PCF n’a pas tenu d’abord à ce qu’il était un parti cohérent, centralisé et hiérarchisé. À l’instar des social-démocraties de l’Europe du Nord et du Nord-Ouest, il s’est trouvé au centre d’une remarquable galaxie d’organisations de tous types. Les communistes contrôlaient les organisations du premier syndicat français, la CGT, et se trouvaient à la

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tête d’une kyrielle d’associations, créées à sa main ou existant avant lui. À quoi il convient d’ajouter un réseau de municipalités, dont le nombre monta jusqu’à près de 1 500, et qui constitua la trame de ce “communisme municipal” colorant de façon si originale les territoires de la “banlieue rouge”. PLUS QU'UN PARTI

Au fond, le communisme était un parti et il n’était pas que cela. C’est cette caractéristique qui a fondé son utilité. Grâce à elle, il a pu “représenter” le groupe ouvrier et faire reconnaître la dignité ouvrière dans l’espace public, notamment au travers de son réseau de cadres et d’élus issus directement du monde du travail industriel et agricole.

Par cette imprégnation et en usant du mythe soviétique – le mythe, pas la réalité… –, il est parvenu à donner corps à la vieille espérance populaire dans les lendemains qui chantent, celle de la “sainte Égalité” des sans-culottes et de la “Sociale” du mouvement ouvrier. Il a été ainsi le pivot d’une gauche plus radicalement keynésienne qui offrait aux couches populaires, en attendant la grande révolution sociale, une perspective leur assurant la dignité et la protection des statuts, en même temps que la redistribution d’une part des richesses. Tant que le PCF appuyé sur sa “galaxie” sut être tout cela, son influence resta forte. Mais, il ne comprit pas assez vite que les


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La force du PCF n’a pas tenu d’abord à ce qu’il était un parti cohérent, centralisé et hiérarchisé. sociétés développées allaient vers d’autres équilibres que ceux de la seconde révolution industrielle. Il demeura ainsi figé sur une représentation ancienne du peuple et du monde ouvrier et, de façon plus générale, il ne perçut pas ce bouleversement qui, en une trentaine d’années, de 1945 à 1975, transforma la société française au moins autant que dans le siècle et demi précédent. PERTE D'UTILITÉ

Ajoutons-y que la réalité du soviétisme et son incapacité à se transformer pénalisèrent la capacité du PC à incarner les voies d’un autre avenir possible. Enfin, il finit par être victime de cela-même qui fit sa force. Tant que le Parti socia-

liste refusa obstinément les propositions d’entente faites par les communistes, le PCF apparut aux yeux de millions de Français comme le meilleur rassembleur d’une gauche que les institutions de la Ve République cantonnaient dans la minorité. Mais quand le PS de François Mitterrand décida en 1972 d’accepter cette union, c’est lui qui en tira le bénéfice. Il parut plus crédible, plus interclassiste, plus ouvert sur les aspirations nouvelles à l’autonomie des individus et sur les questions dites “sociétales”. Il était très à gauche – n’avait-il pas signé un programme très ambitieux de transformations sociales ? – et semblait moins figé dans le passé. Le PCF perdit peu à peu de son

prestige. Les ouvriers le reconnurent tant qu’ils voyaient en lui un outil pour faire prévaloir leurs droits. Quand cette utilité ne fut plus si évidente, ils se détournèrent de lui. C’est ainsi que, faute de renouvellement suffisamment précoce et audacieux, les responsables communistes s’enfermèrent dans la posture d’héritiers timorés d’un patrimoine exceptionnel. La force du communisme français fut d’être un parti et pas seulement un parti. Quand il ne fut plus qu’une organisation partisane parmi d’autres, quand il cessa de s’identifier aux visages nouveaux du peuple, il perdit de son originalité et de son utilité. Il s’étiola donc.  roger martelli

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TENSION ENTRE ARROGANTS ET SUFFISANTS Partout en Europe, alors même que la gauche d’alternative a plutôt le vent en poupe, elle a bien du mal à s’unir dans une même organisation politique. La division se retrouve en Allemagne, en Espagne, en Grèce… et en France. Christophe Aguiton en éclaire les raisons. Dans tous les pays d’Europe où elle est présente, la gauche radicale est soumise à de fortes tensions. Il y a toujours des raisons conjoncturelles à cette situation. Mais le fond de l’explication réside dans la crise que traversent les partis de masse issus de la classe ouvrière, qui doivent revoir leur corps de doctrine et leurs stratégies. LA MATRICE SOCIAL-DÉMOCRATE

Ces partis sont issus d’une matrice commune qui se constitue à la fin du XIXe siècle autour du modèle du parti social-démocrate allemand. Ce pays est celui où se développe la grande entreprise moderne, qui met en place les premières lois sociales sur la santé ou la retraite, et qui est en en avance dans la généralisation de l’éducation obligatoire. D’où la constitution d’un prolétariat stable et éduqué, assez différent des artisans précaires que furent les acteurs de la Commune de Paris. Il faut se représenter que la social-démocratie allemande possédait à la fin du XIXe siècle des dizaines de journaux quotidiens pour lesquels travaillaient de très nombreux journalistes. Karl Kautsky, le principal penseur de la social-démocratie d’alors, a théorisé

CHRISTOPHE AGUITON Chercheur en sciences sociales et militant des mouvements altermondialistes, va publier en août La Gauche du XXIe siècle (La Découverte).

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la place centrale des journaux et des intellectuels. Des idées reprises par Lénine. Dans la modernité de cette fin de siècle et du début du suivant se dessine ainsi nettement une première fonction des partis ouvriers, celle de l’information et, avec elle, l’éducation et la formation. S’y ajoutait bien sûr l’organisation des actions et des combats sociaux et démocratiques ; mais aussi, et plus généralement, la social-démocratie et les syndicats, coopératives et associations qu’elle dirigeait étaient au cœur d’un réseau de sociabilité qui assurait son influence et sa résilience. Ce modèle d’organisation politique s’est généralisé en même temps que l’industrialisation, l’urbanisation et l’éducation dans toute l’Europe. Évidemment, les conditions qui présidaient à la définition de cette nouvelle forme de parti, le parti ouvrier de masse, ont totalement changé. Aujourd’hui, la mobilité devient générale : dans le travail, dans l’espace, dans les têtes. En vingt ans, le nombre de Français vivant à l’étranger a doublé. Dans les agglomérations, tous les dix ans, un tiers des habitants déménagent. Actuellement, en France, deux jeunes sur trois ont accès à l’enseignement supérieur. Et ces évolutions se retrouvent à l’échelle mondiale. NOUVEAUX PARTIS, STRATÉGIE COMMUNE

La formation, l’information passent désormais par d’autres canaux : Internet et les réseaux sociaux tendent à supplanter les journaux et la télé. Même l’organisation n’a plus besoin du parti. Les jeunes qui réunissent plusieurs milliers de personnes dans des raves plus ou moins autorisées ou dans des apéros le savent depuis longtemps. Les animateurs de Nuit debout aussi.


Les fonctions des partis s’effritent par tous les bouts. Il ne leur reste plus, finalement, que l’organisation du combat électoral. Ils sont ramenés à leur archéologie, celle du Grand Old Party américain. Celui-ci naît de l’instauration précoce du suffrage universel aux ÉtatsUnis et a pour fonction la sélection les candidats. Aujourd’hui encore, les partis américains restent essentiellement des machines électorales. La fin des partis de masse coïncide avec l’apparition de nouvelles formations politiques. Podemos en Espagne est la plus jeune d’entre elles et elle sert de modèle pour réfléchir, notamment à la France insoumise (FI). Podemos comme FI se sont structurés autour d’Internet. C’est en fait le cas pour toutes les nouvelles formations, pas seulement à gauche. Ainsi, on retrouve ce mode de fonctionnement digital en Italie avec le Mouvement cinq étoiles ou en France chez En Marche d’Emmanuel Macron. À l’inverse de Syriza, qui est né de la fusion d’organisations préexistantes. Le principe est simple : une fois connecté, chacun peut s’inscrire et alors recevoir les infos, voter, prendre part aux décisions ou aux groupes de voisinage. Cinq étoiles a poussé très loin cette stratégie : c’est par la plateforme qu’ont été sélectionnés, désignés les candidats. La France insoumise est dans un entre-deux : c’est un groupe au niveau national qui a eu la charge d’investir les candidats qui avaient été présélectionnés par les groupes d‘appui lors de réunions organisées de façon traditionnelle, mais FI a fait voter ses membres sur Internet pour la position à prendre entre les deux tours de la présidentielle. L'OBJECTIF DE LA VICTOIRE

Ces nouveaux mouvements ont une vision stratégique commune qui explique leur succès, mais pourrait être la cause de leur fragilité. Tous mettent en avant qu’ils sont candidats pour être élus et pour tout changer et, en même temps, ils marquent leur volonté de rompre clairement avec “l’ancien monde”, et en particulier avec tous ceux qui ont participé aux gouvernements ayant appliqué une orientation néolibérale durant ces dernières décennies.

Annoncer que l’on est candidat pour gagner marque une différence avec le discours du PCF qui entend “rééquilibrer la gauche”. Ou avec celui de l’extrême gauche qui se présente pour “défendre des idées” et “être utile aux luttes”. Annoncer que l’on est candidat pour gagner marque une différence importante avec le discours traditionnel du PCF, par exemple, qui entend “rééquilibrer la gauche” et “être utile”. Ou avec celui de l’extrême gauche qui se présente pour “défendre des idées” et “être utile aux luttes”. Et l'on constate que partout, cet objectif de victoire galvanise. On l’a vérifié spectaculairement en Grèce. Longtemps Syriza (ou son ancêtre Synapismos) réunissait 3 à 4 % des suffrages et le KKE, le Parti communiste grec très rigide, rassemblait entre 6 et 8 %. Syriza décolle en se fondant dans la mobilisation des jeunes contre l’austérité. Il se met au côté des couches intellectuelles des grandes villes et surtout, dès 20112012, annonce la couleur : on va prendre le pouvoir. Cette affirmation fait décoller la formation et va la faire gagner. Ce fut aussi la stratégie porteuse d’Iglesias en Espagne avec Podemos. Jean-Luc Mélenchon a également affiché cette perspective d’accéder au second tour et d’emporter la présidentielle. Un discours qui a ouvert une espérance et eu un impact important dans les quartiers populaires et parmi les jeunes. Cela fut le cas aussi dans une partie de la gauche sociale, celle des syndicats et des associations de lutte. Beaucoup ont voté Mélenchon parce que cette victoire paraissait possible, malgré des désaccords qui les ont longtemps tenus éloignés.

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Mais cet objectif de victoire va poser deux difficultés. La première tient à la déception qui se crée quand celle-ci n’est pas au rendez-vous. On a vu que Jean-Luc Mélenchon a eu quelques difficultés à gérer le résultat obtenu au premier tour de l’élection présidentielle. Quelques semaines plus tard, les électeurs les plus jeunes, les plus distants de la politique, qui avaient été mobilisés par cette perceptive, se sont peu déplacés pour des législatives jugées jouées d’avance. Mais la difficulté majeure, pour le long terme, tient au fait que les militants qui se regroupent dans ces nouvelles formations, souvent nouveaux venus à la politique, vont privilégier une approche “par le haut”, attendant tout de la victoire. LES DANGERS DE LA RUPTURE

La rupture avec “le vieux monde” est cœur de cette stratégie. Sont rejetés l’oligarchie, la caste dont font partie les grands médias, mais aussi les partis sociauxdémocrates qui ont assuré la gestion du pouvoir – ce qui va toucher, par voie de conséquence, tous ceux qui ont été à un moment ou un autre en alliance avec ceux-ci. La médiocrité des résultats obtenus par l’alliance entre Izquierda Unida et Podemos en Espagne a ainsi alimenté l’idée que l’union était plus un frein qu’un élan. Le refus des “tambouilles”, qui devient l’expression consacrée chez France insoumise, peut être une salutaire démarcation vis-à-vis des sociauxlibéraux, mais peut également aboutir à rejeter toute ouverture aux différents courants de la gauche radicale

La politique des plateformes Les plateformes numériques qui structurent les nouvelles formations politiques jouent un rôle capital. On adhère et on vote en ligne chez les insoumis, à Podemos ou chez Cinq étoiles en Italie. Il existe plusieurs familles de sites, des plus centralisés comme NationBuilder, créé aux États-Unis pour unifier les différents fichiers pour les campagnes électorales, aux plus participatifs comme Loomio, créé par les équipes de Occupy Wall Street.

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La médiocrité des résultats obtenus par l’alliance entre Izquierda Unida et Podemos en Espagne a alimenté l’idée que l’union était plus un frein qu’un élan. ainsi qu’aux syndicats et mouvements sociaux. Et ainsi conforter chez les nouveaux militants l’idée qu’il ne faut pas “perdre du temps” avec ces différents mouvements et courants… Dans “le nouveau monde”, la stratégie à l’égard des médias tient une place centrale. D’une certaine façon, on peut dire que Podemos naît sur les médias : Iglesias et ses amis ont émergé par leurs émissions sur une télé alternative, la Tuerka. Jean-Luc Mélenchon, lui, investit YouTube. Le passage du post de blog écrit à la vidéo a eu un effet de levier considérable. Et, dans le même temps, il refuse d’aller sur France Inter ou Mediapart, symbole des médias de la caste, et réserve ses interviewes à de grands médias populaires et à des émissions à très larges audiences. Un des défis majeurs, dans la période qui s’ouvre maintenant, est d’éviter une rupture entre deux cultures. Celle des militants des mouvements sociaux et de la gauche alternative, qui peuvent regarder avec suffisance ces néophytes, ces nouveaux venus. Et ceux-ci, de leur côté, risquent de rejeter les premiers avec arrogance, à l’image des trolls péremptoires qui investissent tous les espaces de discussion sur les réseaux sociaux et qui stupéfient les militants plus expérimentés. Éviter cette séparation entre les trois cultures de l’alternative, celle du mouvement social, celle de la gauche radicale dans toute ses diversités, et celle en cours de construction des insoumis est notre responsabilité commune.  propos recueillis par catherine tricot


Photo de groupe des députés France Insoumise devant le fronton de l'Assemblée Nationale. Photo Romain Beurrier/REA

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ÊTRE OU NE PAS ÊTRE INSOUMIS ?

Ils sont militants associatifs, syndicalistes, membres du PCF ou d’Ensemble ! et ont soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Ils s’interrogent désormais : faut-il rejoindre la France insoumise, à quelles conditions ? Radioscopie d’un corps militant très perturbé. Où s’engager ? Pour eux, pas question de cliquer avant d’avoir bien réfléchi. La dynamique France insoumise leur parle, mais ils hésitent à en faire partie. S’entremêlent des questions politiques, des inquiétudes sur le fonctionnement de FI, des fidélités passées, des animosités parfois. Ils s’étaient donné rendez vous ce samedi d’après élection et nous avons grappillé leur réflexions intimes à haute voix. Habitant du 11e arrondissement de Paris, Patrice Busc retient le « mouvement de politisation de large portée qui a entraîné des centaines de milliers de jeunes malgré une campagne exécrable contre Jean-Luc Mélenchon ». Il raconte qu’aujourd’hui encore, les deux cents personnes qui se sont rencontrées au printemps continuent de se retrouver. Ce militant de l’Hérault abonde : « Mélenchon a réussi à parler à un électorat qui ne nous entendait plus ». Venue de Toulouse, Marianne se dit sensible à l’invention des formes proposées par FI. Elle aime les conférences gesticulées, les vidéos sur YouTube et les apéros insoumis. Pour elle, pas de doute, il faut « s’inscrire dans le mouvement popu-

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laire et FI en fait partie ». L’ex-sénatrice communiste Nicole Borvo applaudit aussi à « l’émergence d’une gauche populaire ». Pour Patrice Busc, « C’est un phénomène de longue portée ». LES PARADOXES DE LA SITUATION

Grégory Geminel, de Villeneuvele-Roi, relève que Mélenchon a redonné « force et fierté par sa façon d’exercer la fonction tribunitienne ». Charles Michaloux le dit autrement : « Parce qu’ils ont eu la volonté de se proposer comme une alternative et de marquer la césure avec l’union de la gauche, la seule force qui peut aimanter, c’est FI ». Plus nuancée, Nora Saint-Gal, militante communiste, avoue quant à elle sa frustration de n’avoir pas trouvé sa place dans la campagne des présidentielles, dès lors qu’elle n’avait pas fait le choix d’entrer dans la France insoumise. Syndicaliste et altermondialiste, Christophe Aguiton expose un paradoxe : la dynamique autour de la candidature tient à l’affirmation d’une possible victoire. Mais cela survalorise l’élection et colore le

projet d’une vision étatiste. « C’est un peu difficile pour les militants des mouvements sociaux », reconnaît-il. Ils sont nombreux à relever les paradoxes de la situation. Pour Janette Habel, ardente militante internationaliste, « notre rapport à la politique ne nous a pas permis de réussir ce que vient de faire Jean-Luc Mélenchon. Nous n’avons pas compris la crise de la représentation politique. Pas plus que nous n’avons compris le fonctionnement contemporain des médias ». Ce militant du parti de gauche à Paris reconnaît que « Jean-Luc Mélenchon a aussi gagné contre nos idées : il s’adresse au peuple par-dessus les corps constitués ; il répond à une demande de chef. Il gagne par son positionnement intransigeant, sa cohérence et sa rigidité ». Moins fan, Michel Dufour avoue « être vacciné contre le volontarisme ». Nicole Borvo abonde : « Il faudra bien dépasser les 20 %. Et cela supposera de rassembler la diversité ». Nora Saint-Gal, maire adjointe à Fontenay-sousBois, l’entend aussi ainsi. Elle se dit déçue qu’un accord n’ait pas été conclu pour les législatives entre tous ceux qui ont soutenu la candidature de Mélenchon. Elle n’entend


« Il faudra bien dépasser les 20 %. Et cela supposera de rassembler la diversité » Nicole Borvo, ex-sénatrice communiste pas « renoncer à la logique unitaire et au rassemblement », souhaite que l’émiettement soit évité et que cesse la concurrence entre forces. Ancien dirigeant national du PCF, Patrice Cohen-Seat est à l’unisson de nombreux militants quand il avoue son trouble : « Mélenchon a du talent. Mais est-ce qu’on attend encore le sauveur suprême ? » La personnalité expansive de Mélenchon est assurément un point qui fait débat. Pierre Khalfa, coprésident de la Fondation Copernic et membre du Conseil scientifique d'Attac, le dit carrément : « FI est une construction autour et pour Jean-Luc Melenchon avec une verticalité assumée dans son fonctionnement ». Pas vraiment sa tasse de thé. Prophétique, il rappelle aussi « qu’il est très difficile de changer la culture politique qui a présidé à la naissance d’une organisation ». LA FRANCE INSOUMISE, « OPEN BAR » ?

Ce qui inquiète surtout les militants qui en ont soupé des partis centralisés et autoritaires, c’est le fonctionnement de la France insoumise. Janette Habel le dit sans détour : « Il faut que la France insoumise soit

pluraliste et démocratique. C’est une bataille qui doit se mener ». Pierre Khalfa lui répond : « Il sera très difficile de mener des batailles collectives au sein de FI. De plus, cela n’a aucun sens de se projeter en frondeurs dans FI ». Objections dans la salle : « De fait, il y a un droit de tendance avec ces collectifs à la base qui ont tout pouvoir ». Un autre participant à la discussion le résume ainsi « La France insoumise, c’est open bar ». Jean-Michel Drevon, syndicaliste enseignant, alerte : « Les gens s’en tapent, de cette question du fonctionnement de FI, et même de la personnalité de Mélenchon. Ils adhèrent profondément au programme. Il ne faut pas être hors sujet ». Ces propos résonnent avec ceux de ce militant du Loiret : « Nous ne pouvons pas être des gestionnaires de patrimoine ». Il entend bien « être avec ce qu’il y a de plus profond dans le mouvement social, politique et intellectuel ». Le propos rebondit dans la bouche de cet autre participant : « Il faut être partie prenante du processus. On ne peut pas faire de l’extérieur, et encore moins se préoccuper de notre place dans un mouvement que l’on n’a pas contribué à constituer ». Clémentine

Autain veut apporter sa pierre à ce qui est en train de se construire et participer à la reconquête populaire. Mais elle n’entend pas, en revanche, « donner des leçons pour la suite à ceux qui ont été les premiers artisans du succès de la présidentielle ». Si elle estime que la question d’entrer à FI se pose désormais, elle attend la proposition organisationnelle : « La présidentielle est le moment de la conflictualité démocratique, pas vraiment celui du pluralisme interne. Mais on entre dans une nouvelle séquence, celle du temps long, de l’organisation. Il faut attendre septembre pour connaître le contour du cadre proposé ». Pour Christophe Aguiton, l’idéal serait « un fonctionnement à la Podemos. Il y a du débat, de la confrontation, même si je n’approuve pas la désignation des directions par listes bloquées. Si ça va vers ça, ça ira ». De cette tempête sous des crânes, il ressort une variété de positions, d’attitudes qui ne seront surement pas unifiées après l’été. Chacun fera au mieux. Avec la volonté de conserver des liens, de créer un réseau.  propos recueillis par c.t.

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LE MOT

BONA RTIS BONAPARTISME. Bonapartisme fait partie de ces mots fourre-tout qui, comme totalitarisme ou populisme, servent le plus souvent à déconsidérer l’adversaire et à délégitimer son projet. Stricto sensu, le bonapartisme est un courant politique qui naît sous la Restauration, au début du XIXe siècle, et qui se construit autour du mythe napoléonien. Il se présente comme une synthèse entre la révolution du suffrage universel et la continuité d’un État fort et arbitre des intérêts privés divergents. La pratique du pouvoir, celle de Louis-Napoléon Bonaparte (Napoléon III, de 1852 à 1870), en fait un conservatisme autoritaire ancré dans la nouvelle modernité industrielle et financière de son temps. Le bonapartisme, s’il a formellement des héritiers fort différents, parfois aux lisières de la gauche et de la droite, devient un courant de la droite française. L’historien René Rémond y a vu l’un des trois grands courants de cette droite : à côté des nostalgiques de l’Ancien régime et des notables libéraux de “l’orléanisme”, il incarnerait une droite attachée à l’œuvre de 1789, mais vantant les mérites d’un État fort, centralisé et interventionniste. Selon lui, le gaullisme serait un des

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NAPA SME

héritages majeurs de cette tradition qui veut concilier la modernité capitaliste, la continuité d’un État forgé au temps de la monarchie française et le dialogue direct du chef de l’État et du peuple, par l’intermédiaire du plébiscite. La référence au bonapartisme ne dit plus grand-chose, dans un moment où le déclin de l’État face aux normes du marché peut de moins en moins se penser sous la forme d’un retour à une situation antérieure, par ailleurs soigneusement idéalisée. Fût-elle “républicaine”, la logique monarchique de l’autorité peut de moins en moins mobiliser les individus et les groupes dans la complexité du monde contemporain. Quant à la méthode plébiscitaire, elle est plus que jamais une sorte de Canada Dry de la démocratie, dont les effets destructeurs ont été montrés à plusieurs reprises dans un XXe siècle particulièrement brutal. Au fond, mieux vaut éviter le bonapartisme… mais l’inflation de l’usage du terme n’est sans doute pas la meilleure façon de le conjurer. Si le despotisme de l’État est un piège, la confusion du public et de l’État, chère aux libéraux, est un enlisement. Nous y sommes enfoncés. ■ roger martelli

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24 janvier 2016, des bouteilles en verre brisées, entassées jusqu’à 15 mètres de haut, sur une surface de plusieurs terrains de foots, attendent d’être recyclées. (AP Photo/Oded Balilty)


Les familiers des “Highlands françaises”, comme les baptisa en 1878 Robert L. Stevenson, se penseront d’instinct placés face à un cliché de contreforts cévenols. En réalité, ni monts boisés ni descendants de camisards, mais un imposant tas de verre perdu dans une région aride du Sud israélien : le désert du Néguev, qui couvre 60 % du territoire de l’État hébreux et abrite 8 % de sa population. Cette zone, logée entre Jordanie, Égypte et une ligne est-ouest Gaza-Mer morte, recèle de violents contrastes. Enjeu de l’autonomie énergétique et alimentaire d’Israël, la région fait notamment l’objet d’une politique de reforestation par l’agriculture grâce à une technologie de pointe, l’irrigation au goutte-à-goutte. Au milieu des cultures d’oliviers, de tomates, de dattiers ou de raisins, les populations bédouines subissent, elles, une politique de sédentarisation forcée. Plus au sud, des demandeurs d’asile africains sont parqués dans le centre “semi ouvert” de Holot. Passés entre les mailles du trafic d’êtres humains orchestré par d’autres bédouins, ceux du Sinaï, ils attendent l’obtention d’un statut de réfugié qui, à cause de l’obstruction gouvernementale, ne viendra probablement jamais1. Reste Yeruham, une enclave de 10 000 habitants en plein centre du désert. Là aussi l’irrigation se montre efficiente, quoique plus classique. Depuis trois décennies, le self-made-man américain Morton Mandel, fils d’immigrés juifs devenu multimillionnaire, arrose de ses dollars de nombreuses institutions israéliennes dans les secteurs culturel, académique et industriel. L’usine locale de recyclage de verre en a profité pour ouvrir un nouveau four et porter sa production à un million de bouteilles par jour. En visite, le photographe Oded Balilty s’est risqué à l’escalade de ces quinze mètres de débris en attente d’une nouvelle vie. Une fois assemblés, ce sont notamment les boissons de Coca-Cola, Pepsi ou Heinekein qu’ils contiendront.  manuel borras @manu_borras 1. Voir à ce propos le dernier film documentaire d’Avi Mograbi, Entre les frontières (2016)

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L’IMAGE

Glass Moutains



L’OBJET

La pyramide En choisissant la cour du Louvre pour célébrer en majesté son accession à la présidence de la République, Emmanuel Macron a mobilisé une symbolique ni très subtile, ni très républicaine. Il s’agissait cependant d’un compromis géographique, après le refus des autorités de prêter le Champ de Mars (occupé par une inspection de la candidature de Paris aux JO 2024). Les places de la Bastille et de la République trop populaires, celles de la Concorde ou du Trocadéro associées à la droite sarko-fillonniste, le candidat du “centre” a opté pour une solution médiane. Non sans ambiguïtés. Si le lieu offre un cadre spectaculaire et télégénique, un régal de caméraman tout en symétries et en perspectives spectaculaires, avant d’être un musée, le Louvre a en effet été le siège et le symbole des pouvoirs monarchiques et impériaux – le fantôme du palais des Tuileries en témoigne. Ici, la pyramide de l’architecte Ieoh Ming-Pei, outre qu’elle établit un lien avec les mandats de François Mitterrand, donne une dimension moderne à un symbole antique… et empreint d’absolutisme. Le nouvel élu a pu discourir devant une forme à même de signifier qu’il était parvenu, après une ascension record, au sommet de la Nation, à mi-distance entre le ciel et la terre. L’historien de l’architecture Christian Norberg-Schulz a écrit à propos de la pyramide : « Sa forme équilibrée apparaît comme une synthèse de forces verticales et horizontales, et sa construction incomparablement massive semble la concrétisation d’un ordre stable et éternel »1. C’est bien ce que les Égyptiens promettaient, selon une inscription déchiffrée dans le tombeau du pharaon Pépi Ier : « Tu ne t’éteindras pas, tu ne finiras pas. Ton nom durera auprès des hommes. Ton nom viendra à être auprès des dieux ». Les esprits chagrins remarqueront que quand un pharaon se présente devant sa pyramide, c’est qu’il est mort dans ce monde-ci. Quelques momies, dans le département des antiquités égyptiennes du musée, relativisent justement cette aspiration à l’éternité. Quant à la singularité de cette pyramide vitrée, on y verra soit un signe de la transparence souhaitée par le président pour la vie politique (qui ne concerne toutefois pas la liste de ses grands donateurs), soit une métaphore de la minceur de ses idées. Cette mise en scène fut en tout cas pain bénit pour les complotistes. L’image du visage présidentiel s’inscrivant précisément sur l’arête de la pyramide ne pouvait que leur rappeler le “grand sceau” des États-Unis, tel qu’il figure sur le billet d’un dollar avec sa pyramide tronquée et “l’Œil de la Providence” qui la surplombe. Un symbole associé aux francsmaçons (qui s’en défendent) et aux Illuminati qui nous gouvernent, selon les adeptes des conspirations. Il faudra trouver des alliés moins compromettants pour combattre “Macron, président de la finance”. ■ jérôme latta @jeromelatta, illustration anaïs bergerat @AnaisBergerat 1. La signification dans l’architecture occidentale, Mardaga, 1977.

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Artivisme

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Pour avoir assisté à la performance, elle n’aura pas duré trois minutes. Pris au dépourvu, les gardiens sont restés sans voix. C’était en mars dernier, au Louvre. Pour cette première en France, la trentaine de participants, tout de noir vêtus, surgirent dans le musée comme de nulle part. Ils avancèrent lentement devant la Victoire de Samothrace, puis abandonnèrent des étoffes noires sur les marches du monumental escalier en haut duquel trône la célèbre statue, s’immobilisèrent quelques secondes avant de s’évaporer dans les salles. Le tout dans un silence total.

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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“VOL D’ÉTOURNEAUX” AU MILIEU DES STATUES

Total justement était la cible de ce collectif nommé Libérons le Louvre, les tissus laissés en plan symbolisaient une rivière de pétrole. Une initiative de l’association écologiste 350.org, qui exige du musée national qu’il mette fin au mécénat de l’entreprise, vieux de vingt ans. Le groupe français mondialisé est accusé de contribuer au dérèglement climatique par son exploitation des énergies fossiles, l’association ne voyant dans son engagement dans la transition énergétique qu’une façade, et dans son soutien à la culture qu’un écran de fumée. Sur Facebook, la vidéo de l’action a été vue plus de 200 000 fois. En mai, le collectif récidiva en organisant un “vol d’étourneaux” au milieu des statues, une performance très poétique durant laquelle les participants, toujours de noir vêtus, y lâchèrent des oiseaux en origami. Puis, pour la Nuit des musées, un pique-nique – en noir mais en plein jour – fut mis en scène à l’extérieur. D’autres actions sont en préparation, toute aide bienvenue… Si la pyramide de Pei est régulièrement utilisée pour donner de la visibilité à diverses causes, aucune ma-

nifestation n’a jamais été au-delà des caisses du musée. À l’intérieur, le Louvre a rarement été le théâtre de mouvements protestataires, comme les musées en général qui font plus souvent l’objet d’interventions sauvages d’artistes. En 2008, un certain Jean Dolan vint au Louvre accrocher l’une de ses toiles pour protester contre le peu de place faite, selon lui, aux artistes contemporains. Invité gentiment à repartir avec son œuvre, les vigiles l’empêchèrent de sortir, pensant qu’il venait de la voler. La performeuse Deborah de Robertis – terreur des musées parisiens depuis que, poursuivie pour exhibitionnisme sexuel, elle a été relaxée début 2017 –-, joue avec sa nudité et interroge la féminité, jusqu’à exposer son sexe devant des œuvres et des visiteurs médusés. Elle débuta évidemment devant L’Origine du monde de Courbet au musée d’Orsay. D’autres s’en prennent aux œuvres mêmes. En 1993, Pierre Pinoncelli, spécialiste du happening, se soulagea au Carré d’art de Nîmes dans le fameux Urinoir de Marcel Duchamp pour lui rendre hommage, avant de lui donner un coup de marteau. Geste qu’il réitérera en 2006 au Centre Pompidou, ce qui lui valut une lourde condamnation.


HARCELER LES INSTITUTIONS COMPLICES

Les militants de causes sont plus timides à investir les musées. Peutêtre les lieux inspirent-ils une sorte de crainte – à juste titre, vu la valeur des œuvres – et, pour des questions logistiques, sont peu accessibles. Pourtant, le musée en soi est riche en symboles. Les Femen ne s’y sont pas trompées, quand, exception à la règle, en octobre 2012 au Louvre elles encerclèrent, seins nus, la Vénus de Milo pour protester contre une affaire de viol. Plus radicaux, quatre ans plus tôt en Russie, des membres du groupe d’art-activisme Voïna n’hésitèrent pas à se mettre en scène, faisant l’amour, dans un musée d’histoire naturelle de Moscou pour une action anti-Kremlin. Rares sont les mouvements directement en lien avec l’institution. En France, en 2011, des actions de désobéissance initiées par OrsayCommons eurent lieu au musée d’Orsay contre l’interdiction d’y prendre des photos. Sur le même mode, en 2004 en Australie, un collectif fit reculer la National Gallery of Victoria, qui empêchait la pratique du dessin. Les musées sont démunis juridiquement face à de telles actions. Les militants français du climat l’ont bien compris, prenant soin de ne franchir aucune ligne jaune. Ils entrent dans le musée en simples visiteurs, n’ont aucun contact avec les œuvres, ne clament aucun slogan et n’ont pas de gestes brusques...

L’inspiration, ils l’ont trouvée outreManche auprès de leurs homologues britanniques réunis dans la coalition Art Not Oil. Ceux-ci militent depuis 2004 pour que le milieu culturel cesse toute relation avec les groupes pétroliers Shell et BP. Ils harcèlent artistiquement les institutions complices, à coup de flashmob theater : processions funèbres, homme nu recouvert d’huile noire, écritures au charbon de bois sur le sol… Avec un certain succès puisqu’en 2017, des mécènes incriminés ont fini par se retirer : Shell du Science Museum en 2015 et, en 2017, BP de la Tate que le groupe soutenait depuis vingt-six ans – prétextant des difficultés financières. En revanche, les partenariats se poursuivent au British Museum et à la National Portrait Gallery, malgré l’opposition de nombreuses personnalités engagées auprès des militants, comme la styliste Vivienne Westwood ou l’actrice Emma Thompson. En décembre 2015 à Paris, lors de la COP21, Art Not Oil a comme passé le flambeau à ses amis français en organisant une action pour dénoncer les liens du Louvre avec Total et le groupe pétrolier italien Eni. Certains répandirent sous la pyramide une flaque de liquide sombre tandis que d’autres, dehors, brandissaient des parapluies noirs. Militants arty ou artistes contestataires, tous ont le mérite de replacer le musée au cœur des enjeux contemporains, et de rappeler son rôle citoyen.  @louvrepourtous

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AU RESTO

LE GENRE, TERRAIN D’ÉTUDE ET DE COMBAT

Objet de polémiques, les études de genre sont avant tout un objet de recherche pour un domaine émergent des sciences sociales, dont une particularité est d’entretenir des échanges constants avec le monde militant. Juliette Rennes, sociologue spécialiste de la question, et Alice coffin, journaliste et activiste LTGB, confrontent leurs expériences et discutent des passerelles entre chercheurs et activistes. par jérôme latta, photos celia pernot pour regards

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L AU RESTO

Le Blanc-bec a pignon sur rue depuis deux ans à Ménilmontant, repaire de restaurants imaginatifs auquel il fait honneur avec des produits à l’origine contrôlée et une cuisine en équilibre entre simplicité et originalité. Ce jour-là, dans un décor qui a conservé des traces de son passé de boulangerie : betteraves, rillettes de sardine, lasagnes de légumes et filet mignon. regards. Est-il juste de dire que dans les études de genre, il y a une imbrication assez constante de leur dimension scientifique et de leur dimension politique ou militante ? juliette rennes.

Toutes les sciences sociales recèlent des enjeux politiques, mais une des spécificités des études de genre est d’avoir assumé de tels enjeux au moment où elles se constituaient comme champ de recherche. Dès les années 1970, les chercheuses féministes ont fait ressortir que les sciences sociales “normâles”, selon un terme inventé à l’époque, pouvaient produire tout une série de connaissances sur la famille, la parenté, le travail, la conjugalité tout en invisibilisant les rapports de domination entre les sexes – ce qui contribuait à les naturaliser et à les légitimer. Les études de genre ont aidé à diffuser l’idée qu’on n’échappe pas au caractère historiquement et politiquement situé des savoirs que l’on produit.

regards. Comment avez-vous géré cette double dimension en élaborant l’Encyclopédie critique du genre ?

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juliette rennes. Le choix de faire une encyclopédie “critique” impliquait pour nous d’assumer l’idée que les savoirs en sciences sociales peuvent contribuer au changement social. À condition, bien sûr, que d’autres acteurs en dehors du monde académique puissent s’emparer de ces savoirs : activistes, artistes, associatifs, responsables de politiques publiques, etc. Les liens de la recherche avec le changement social se traduisent rarement par des consignes normatives sur ce qu’il faudrait faire pour changer les choses, mais plutôt par le souci de montrer que ce que l’on pense aller de soi n’est pas fondé sur une loi naturelle et pourrait être autrement. Par exemple, dans le cadre du débat sur la parentalité gay et lesbienne, choisir de montrer que le modèle de la famille hétérosexuelle – dans lequel les enfants sont élevés par leurs parents biologiques – n’a pas toujours existé, n’existe pas partout,

le montrer au travers d’enquêtes anthropologiques et historiques, c’est déjà donner des outils à des activistes qui sont confrontés aux positions de la Manif pour tous. alice coffin. L’apport de la recherche au militantisme est immédiat et les liens sont évidents entre les deux. L’Irlande a récemment adopté le mariage pour tous, ce qui n’était pas acquis dans un pays où l’avortement est encore interdit. La campagne Yes Equality a pu s’appuyer sur une dizaine d’années de recherches parce qu’il avait auparavant mobilisé le réseau universitaire national sur ces sujets. L’objectif était d’être prêt, le jour venu, et de disposer d’outils conceptuels et d’argumentaires qui pourraient être diffusés, notamment auprès des médias et du grand public. En France, on a vu que la Manif pour tous avait produit un énorme travail en amont, qui a permis à ses

ALICE COFFIN

Journaliste, coprésidente de l’Association des journalistes LGBT et membre de La Barbe, groupe d’action fondé en 2008 pour « rendre visible et ridicule l’absence des femmes dans tous les lieux de pouvoir », qui recourt à des actions symboliques et à la dérision, comme l’irruption des militantes avec des barbes postiches.

JULIETTE RENNES

Sociologue, enseignante-chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales, où elle est coresponsable du master Genre, politique et sexualité. Elle a dirigé la rédaction de L’Encyclopédie critique du genre, parue en début d’année.



« Poser des questions liées aux inégalités, c’est déjà un début de prise de position. Le choix des objets de recherche traduit ce que l’on entend dévoiler du monde social. » Juliette Rennes


AU RESTO

représentants de disposer de mots et d’arguments à même de toucher leur public, et au-delà. regards. “S’armer” intellectuellement est donc un enjeu majeur pour les militants ? alice coffin. Je participe à un groupe

européen fédérant différents mouvements LGBT, Reframing family values, qui constate la résurgence d’une offensive conservatrice, et qui travaille notamment avec les chercheurs et chercheuses pour regagner du terrain et mener la bataille des mots. D’autres groupes, en France ou ailleurs, ont le même souci d’élaborer des formules militantes en partant d’une réflexion conceptuelle sur les notions mobilisées par le débat. Il est primordial de ne pas laisser échapper tout ce travail universitaire, et d’établir un lien constant avec les chercheurs. Cela vaut dans l’immédiat des campagnes et des débats, mais aussi à l’échelle du travail de mémoire sur l’histoire des mouvements précédents : il s’agit de gagner du temps en bénéficiant de ce qui a été fait auparavant.

juliette rennes.

Les sciences sociales sur le genre et les sphères militantes se donnent réciproquement des outils. Les luttes ouvrent des champs de recherche. Ainsi, la question “Comment écrit-on de manière non sexiste ?” suscite des réflexions très poussées dans les milieux libertaires, féministes et queer, avec beaucoup d’inventivité langagière

et souvent d’audace. Des réflexions qui reposent sur des connaissances en linguistique qu’elles nourrissent à leur tour… L’expérience militante conduit aussi à pointer des inégalités, des injustices ou des discriminations qui ont pu être occultées jusque-là. Par exemple, les discriminations liées au vieillissement, sur lesquelles je travaille, constituent un domaine d’enquête en sciences sociales. Mais les collectifs militants contre l’âgisme, la maison des Babayagas de Montreuil1, les personnes qui portent plainte auprès du défenseur des droits contre des discriminations liées à l’âge formulent des problèmes dont les chercheurs n’avaient pas forcément conscience, établissent des analogies entre leur expérience de l’âgisme et celle du sexisme et du racisme… L’expérience même d’une injustice peut conduire à poser des questions sociologiques. En la matière, l’un des exemples les plus connus est celui du féminisme africain-américain depuis les années 1970 : l’exclusion par le féminisme blanc du vécu et des problématiques propres aux femmes noires a poussé des militantes et des chercheuses à problématiser sociologiquement l’articulation entre genre, classe et race. alice coffin.

Je constate, au sein de La Barbe ou de l’Association des journalistes LGBT, au travers des sollicitations que nous recevons de

1. Surnom inspiré de personnages de contes russes que se sont données les créatrices d’une résidence autogérée, réservée aux femmes de plus de soixante ans.

la part de chercheurs et chercheuses ou d’étudiants et étudiantes, que les thèmes évoluent et naissent parfois des actions militantes. Nous avons ainsi régulièrement des questions sur la corporéité des activistes, en écho aux actions de La Barbe mais aussi des Femens, ou sur les représentations médiatiques à la suite des initiatives du collectif Oui oui oui. Les militants surgissent dans l’actualité, mais leurs actes résonnent avec des interrogations plus larges. Les passerelles sont donc permanentes. regards. Ces passerelles tiennentelles aussi au profil des militants, que leur parcours ou leur formation auront sensibilisés aux sciences sociales ? alice coffin. Oui, par exemple La Barbe est un repaire de Paris 8 (rires), et beaucoup de militants ou militantes ont suivi des cursus sur le genre, de manière variable selon les collectifs et les modalités d’action : certains groupes s’y prêtent plus. À La Barbe, il y a un côté très écrit dans les tracts accompagnant les actions qui favorise un certain public – ce qui peut d’ailleurs poser des problèmes d’inclusion pour des personnes qui se sentent moins à l’aise avec ce parti pris. regards.

Peut-on faire des recherches sur le féminisme, le genre, la sexualité, sans une dimension militante, un engagement personnel visant à contribuer au débat public ?

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AU RESTO

juliette rennes.

Poser des questions liées aux inégalités, c’est déjà un début de prise de position. Le choix des objets de recherche traduit ce que l’on entend dévoiler du monde social. Mais au sein des études de genre, toutes les recherches n’ont pas un même effet de dévoilement. Il existe des travaux qui se distancient de toute approche critique, d’autres qui rendent bel et bien visibles des inégalités entre les sexes tout en naturalisant d’autres formes de domination qui structurent l’ordre social. Enfin, les travaux qui assument plus directement de contribuer au dévoilement des injustices ne sont pas pour autant directement et constamment en phase avec les mobilisations politiques. La temporalité de la recherche n’est pas celle des luttes, et les règles de l’enquête font que l’on ne découvre pas toujours ce que l’on s’attendait à découvrir. Cependant, il est certain que la nature même des questions qui sont posées par les sciences sociales du genre ont plus de chance d’être retraduites en enjeux de mobilisation politique que des travaux, par exemple, sur les enluminures au Moyen-Age – même s’il y a aussi des médiévistes qui posent des questions politiques très contemporaines à partir de leurs archives !

regards.

Un point commun entre la recherche et le militantisme réside-t-il particulièrement dans les effets de dévoilement qui sont recherchés ou produits, avec ce qu’ils peuvent avoir de dérangeant, justement ?

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alice coffin. Je ne crois qu’à cela ! Juliette emploie le terme de visibilité, et la lutte est bien dans le dévoilement. Rendre visible, c’est lutter. On s’affronte à des mécanismes de domination séculaires qui visent justement à dissimuler. Tout le boulot consiste à remettre à jour, à travailler à la prise de conscience de la domination – par les personnes dominées elles-mêmes, pour commencer. Quand nous montons sur scène avec les militantes de La Barbe face à un parterre d’hommes lors d’un conseil d’administration, en arborant cette fausse barbe, nous n’essayons pas d’aller au conflit, mais de faire remarquer une réalité. Il est par ailleurs crucial de s’appuyer sur des chiffres, des statistiques, pour échapper au reproche de ne recourir qu’à des interprétations. rennes.

Rappeler les chiffres, c’est en effet important car les perceptions de la mixité sont très subjectives. Je reste très étonnée du nombre de personnes qui estiment, par exemple à l’EHESS, que la parité est acquise dans le corps enseignant, et auxquelles je dois répondre qu’il n’y a que 26 % de femmes… Certains hommes ont vécu au fil de leur carrière un processus de féminisation, à partir d’une situation initiale d’entre-soi masculin : la féminisation leur semble saisissante, mais elle n’en reste pas moins relative. juliette

regards. Tendre un miroir, c’est une première étape du dévoilement ?

alice coffin. C’est exactement ce que nous recherchons avec La Barbe : « Regardez-vous ! » Il est même particulièrement intéressant d’y parvenir dans des milieux supposés progressistes, comme la conférence des présidents d’université, qui sont à 92 % des hommes. juliette rennes. Ce sont des actions particulièrement efficaces. Je pense par exemple à l’irruption de La Barbe pendant la séance de présentation de la saison 2014 de l’Opéra Bastille. Une enquête sociologique va mettre des mois, voire, des années à comprendre les pratiques et les mécanismes qui font obstacle à la promotion des femmes comme compositrices, metteuses en scène, librettistes, cheffes d’orchestre, instrumentistes, etc. L’action directe de La Barbe à l’Opéra, qui pointait une programmation 100 % masculine à tous les niveaux de la création, ne montre certes pas comment tout cela se produit, mais rend visible en quelques minutes le résultat de tous ces mécanismes de discrimination. Or nous sommes dans une société dans laquelle il n’est plus dicible – même si cela reste pensable – que les deux sexes sont inégaux par nature et que les femmes n’ont pas leur place dans la création. Et face aux actions de La Barbe, les hommes interpellés se trouvent souvent à court d’arguments. alice coffin. Oui, aujourd’hui, on ne

peut plus franchir certaines limites – même si nous entendons parfois


« Rendre visible, c’est lutter. On s’affronte à des mécanismes séculaires qui visent justement à dissimuler. Tout le boulot consiste à remettre à jour, à travailler à la prise de conscience de la domination. » Alice Coffin


des injures ou des arguments éculés. On parvient à un deuxième stade, dans lequel on invoque « une question de talent », qui ne se discuterait donc pas, à propos par exemple des sélections des festivals de Cannes ou d’Angoulême. Cela oblige à porter la lumière sur les mécanismes qui permettent à telle ou telle personne de produire ou d’avoir accès aux réseaux dans l’industrie du cinéma ou de la BD. regards. Comment gère-t-on des réactions au dévoilement qui peuvent exprimer un rejet, une agressivité ou une vexation ? Faut-il trouver un compromis entre pédagogie et provocation ? alice coffin. Il y a plusieurs dosages. À La Barbe, nous nous demandons souvent dans quelle mesure le rire nous sert ou nous dessert, puisque nous jouons sur l’ironie. La réponse est dans la complémentarité des modes d’action. Avec l’Association des journalistes LGBT, depuis 2013, nous nous sommes engagés dans une critique plus pédagogique – qui reste une critique mais qui prend le parti d’entraîner l’adhésion. Avec l’organisation des Out d’Or2, nous souhaitons valoriser les médias qui “font bien”. Il faut attaquer sur plusieurs fronts, nouer des alliances. Mais, pour des raisons de visibilité,

2. La première édition des Out d’Or, organisée par l’Association des journalistes LGBT, a eu lieu le 29 juin, avec la remise de prix récompensant la visibilité LGBT dans les médias et l’espace public.

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la provocation reste nécessaire, et c’est la réaction des gens qui m’intéresse. Nous cherchons à implanter en France ce qu’on appelle de l’entertainment politique en incitant des personnalités publiques à intervenir. On a constaté, lors de la Manif pour tous, que celles-ci avaient majoritairement conservé le silence. regards.

Comment voyez-vous, depuis votre position d’universitaire, cette nécessité de pédagogie, comment concevez-vous l’intérêt de présenter dans l’espace public les résultats de la recherche ?

juliette rennes. Je trouve important de montrer que le genre n’est pas un prêt-à-penser, mais une interrogation dont tout le monde peut s’emparer, une façon de questionner l’organisation concrète des rapports entre les sexes, de même que la division féminin / masculin dans l’ensemble de nos univers symboliques, imaginaires, culturels. Pour employer une métaphore un peu usée, dès l’instant où on chausse les “lunettes du genre”, on ne peut plus voir de la même façon la manière dont s’organise le monde social. On peut partager ce questionnement avec des publics divers, sans forcément partir des résultats des travaux sur le genre. On peut partir du constat que tout le monde occupe une position dans les rapports de genre. Travailler sur le genre rend plus dense et plus réflexive l’expérience de chacun d’entre nous. On peut ressentir à la

fois une indignation face aux injustices et une satisfaction intellectuelle en comprenant les mécanismes par lesquels elles se produisent. regards. Mais c’est un plaisir de sociologue… juliette rennes. Les sociologues sont formés et payés pour cela, mais chacun d’entre nous est observateur du monde social. Quand, par exemple, on évoque le manspreading3 avec des femmes, la plupart reconnaissent une expérience vécue et elles commencent alors à observer plus systématiquement l’habitude de nombreux hommes d’écarter les jambes dans le métro (rires). alice coffin. Nous avons entendu les mêmes réactions à propos du nombre de femmes représentées sur les photos des journaux et sur les plateaux télé, à partir du moment où les militants ont commencé à insister sur ce point. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de taper dans les structures de représentation, notamment dans les médias, d’essayer de changer les représentations, les mentalités – depuis celles des plus jeunes enfants jusqu’à celles des personnes les plus âges. Je ne trouve rien de plus intéressant que d’essayer d’agir sur les journalistes ou les animateurs télé et sur leur façon de raconter une histoire. Si on arrive à empêcher les dérives d’une émission comme Touche

3.  Terme désignant la posture masculine consistant à s’asseoir les jambes écartées dans les lieux publics.


pas à mon poste, c’est déjà beaucoup. Un jour, j’ai vu une dépêche AFP qui faisait d’emblée le constat qu’une présentation quelconque avait été faite par sept hommes sur scène. Je me suis dit, tiens, la journaliste a intégré notre façon de voir une telle situation. Récemment, le New York Times a publié une offre d’emploi remarquablement rédigée pour recruter un ou une spécialiste du genre. Le texte présentait ce poste comme aussi nécessaire qu’un spécialiste du climat ou de l’éducation, en expliquant que le genre imprégnait toutes ses rubriques. regards. L’objectif du militantisme est-il toujours de convaincre le plus de personnes possible, à commencer, en l’occurrence, par les hommes ?

entourage ou parce que l’homophobie dont sont victimes certains hommes relève des mêmes logiques que le sexisme dont sont victimes les femmes. alice coffin. Il s’agit de casser les représentations et d’en faire passer d’autres. Pas forcément de convaincre, mais, encore une fois, de dévoiler, de détricoter tous les bobards qu’on a eu intérêt à nous mettre dans la tête. Et oui, de le faire de la manière la plus large possible, auprès du plus grand nombre de personnes possible. ■ entretien réalisé par jérôme latta @jeromelatta

juliette rennes.

Tous les hommes ne peuvent pas être nos alliés, mais certains peuvent l’être, et c’est important. On l’a vu dans les luttes féministes au tournant des XIXe et XXe siècles : au nom d’un progressisme conséquent, des hommes dénonçaient l’antiféminisme masculin et y voyaient une crainte de perdre des privilèges. On peut faire l’analogie avec les membres des peuples colonisateurs engagés dans les luttes pour la décolonisation. Les identifications de genre n’étant pas si rigides, beaucoup d’hommes peuvent se mettre en situation de comprendre l’expérience vécue du sexisme, par exemple à partir de celle des femmes et des filles de leur

Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, La Découverte, 2016, 35 euros. En plus de sept cents pages pour plus de soixante-dix entrées, l’ouvrage propose une somme des connaissances sur le genre, dans une perspective à la fois historique et critique, autour de trois axes majeurs : le corps la sexualité, les rapports sociaux.

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POUR UNE DÉCLARATION DES DROITS DU VIVANT La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben est en train de devenir un best-seller mondial. À sa lecture, on comprend bien pourquoi. Wohlleben est un forestier allemand qui, au début de sa carrière, en savait « autant sur la vie secrète des arbres qu’un boucher sur la vie affective des animaux », écrit-il dans une comparaison millimétrée avec l’idéologie végane, au commencement de son livre. Dans cet essai de vulgarisation simple et précis, il fait le point sur ce que la science sait désormais de la vie ralentie de ces majestueux végétaux. Pas grandchose encore, mais… On sait que les arbres souffrent ; qu’ils ont une mémoire et que des “parentsarbres” vivent avec leurs enfants dont ils se préoccupent. TUMEUR COSMIQUE

C’est déjà suffisamment d’anthropomorphisme pour que nous les regardions autrement. Je me souviens personnellement d’avoir compris pour la première fois ce qu’était un arbre en visitant l’extraordinaire jardin botanique de

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Romancier et critique littéraire

Rio de Janeiro : il y avait là de tels géants de la nature, de forme si colossale aussi bien en hauteur qu’en largeur, qu’un élan vitaliste ne pouvait que vous saisir en les contemplant. « Pourquoi avons-nous beaucoup plus de difficulté à comprendre les plantes que les animaux ? », se demande Wohlleben. À cause de leur extrême lenteur, répond-il. Et peut-être, ajouterait-on, de notre jalousie… « Leur enfance et leur jeunesse sont dix fois plus longues que les nôtres et ils vivent au moins cinq fois plus longtemps que nous (…) Il n’est guère étonnant que la plupart de nos contemporains les considèrent comme des objets ». À côté d’un grand nombre de livres qui nous ont récemment sensibilisés à la condition animale (citonsen simplement deux : Règne animal, le roman de Jean-Baptiste Del Amo qui vient à juste titre d’être couronné par le prix du Livre Inter, décerné par les auditeurs de la station ; et Steak Machine de Geoffroy Le Gilcher, éprouvant reportage journalistique dans un abattoir breton), des livres viennent ainsi main-

Illustration Alexandra Compain-Tissier

arnaud viviant

tenant nous éclairer sur le monde végétal, et établir définitivement un lien entre condition humaine, condition animale et condition végétale. Même la philosophie s’en mêle. Ainsi le jeune philosophe italien Emanuele Coccia vient-il de recevoir le prix des Rencontres philosophiques de Monaco pour son essai La vie des plantes, une métaphysique du mélange (le mélange, une idée qui ne va pas du tout plaire à Alain Finkielkraut, tant pis pour lui). Coccia écrit : « Les plantes sont la blessure toujours ouverte du snobisme métaphysique qui définit notre culture. Le retour du refoulé dont il est nécessaire de nous débarrasser pour nous considérer comme différents : hommes, rationnels, êtres spirituels. Elles sont la tumeur cosmique de l’humanisme, les déchets que l’esprit absolu n’arrive pas à éliminer. Les sciences de la vie les négligent également » ; « La biologie actuelle, conçue sur la base de ce que nous savons de l’animal, ne tient pratiquement aucun compte des plantes » ; « la littérature évolutionniste standard est zoocentrique. Et


CHRONIQUE

les manuels de biologie abordent de mauvaise grâce les plantes comme décoration sur l’arbre de la vie, plutôt que comme des formes qui ont permis à cet arbre de survivre et de grandir ». BRÈCHE OUVERTE

Notre conscience terrienne est donc en train de s’ouvrir et de s’épaissir au touffu du monde végétal. Il semble désormais clair que la prochaine révolution, au sens le plus noble de ce mot, passera par la rédaction, en lieu et place de l’ancienne Déclaration des droits de l’homme, d’une Déclaration des droits du vivant, dont la Suisse a échafaudé l’exemple. Dans La vie secrète des arbres, Peter Wohlleben rappelle en effet que « la Constitution fédérale édicte des dispositions concernant l’obligation de traiter les animaux, les plantes et tout organisme vivant dans le respect “de la dignité de la créature”. Couper des fleurs au bord des routes sans nécessité est répréhensible. Hors de Suisse, cette vision éthique a certes suscité quelques hochements de tête dubitatifs mais, pour ma part, j’approuve sans réserve cette brèche ouverte dans la frontière idéologique entre animaux et végétaux », écrit le forestier. On nous dira qu’il y a des questions plus graves en ce bas monde. C’est une objection à laquelle répond

Florence Burgat, philosophe spécialiste des questions animales dans son formidable livre (qui vient d’être réédité en poche) : Le mythe de la vache sacrée, la condition animale en Inde. Elle écrit : « Argument du pire ; argument qui discrimine entre les maux ; argument, enfin, qui sous-entend que la paix au sein des affaires humaines adviendra un jour et que, durant ces lendemains qui chanteront, la défense des bêtes pourra être le loisir d’une humanité qui ne s’était légitimement jusqu’alors souciée que d’elle-même. Qui croit sincèrement qu’ainsi vont les choses ? En vérité, cet argument ne sert qu’à repousser sine die, par pur anthropocentrisme, cette préoccupation, oubliant que l’humanité ne peut pas, du moins actuellement (mais peut-être n’en sera-t-il pas toujours ainsi), se penser en dehors de sa conduite avec animaux, puisqu’elle les a enrôlés dans de multiples activités commerciales et de production (…) Le caractère licite de ces activités reflète le cœur profond de cette humanité qui se dit pourtant prête à porter secours aux siens. Mais que vaut une compréhension aussi partiale du secours ? Elle ne vaut rien et offre du reste bien des voies à des restrictions en son propre sein, dès lors qu’elle limite ainsi ses critères de reconnaissance de l’autre ».  @ArnaudViviant

La vie secrète des arbres, Peter Wohlleben, éd. Les Arènes

La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Emanuele Coccia, Bibliothèques Rivages

Le mythe de la vache sacrée, Florence Burgat, Rivages Poche,



PORTRAIT DE POUVOIR

MANUEL BOMPARD, LE MEILLEUR D’ENTRE NOUS ? À la fois tête pensante et artisan de la campagne de Jean-Luc Mélenchon, Manuel Bompard rallie les éloges des militants – à défaut des suffrages des électeurs puisqu’il a échoué aux législatives. Mais c’est encore lui qui devrait piloter la transformation de la France insoumise en mouvement politique. par pierre jacquemain, illustrations alexandra compain-tissier

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À

À tous les mouvements, ses mouvementés, à toutes les forces, ses forçats, à toutes les organisations, ses organisateurs. Et quand on veut emporter la France dans une gauche populiste et faire triompher, au niveau national, des idées justes et radicales, il vaut mieux avoir autour de soi les personnalités les plus efficaces pour abattre le boulot – le bon boulot. Or, du dire de beaucoup, dans le maelström des campagnes politiques, le type qu’il vous faut pour vous approcher le plus possible de la réussite, c’est Manuel Bompard. Avec sa voix grave comme un bronze et son accent « mâtiné de banlieue » comme on me l’a décrit avec sans doute une pointe d’humour, sa barbe de trois jours et son regard profond, son corps dégingandé d’apparatchik encore en devenir et ses gestes un peu gauches de celui qui apprend toujours, Manuel, ce fils d’exploitant agricole bio qui a grandi à Bourglès-Valence, c’est à la fois le bon pote de toute la France insoumise et le grand vizir du calife Jean-Luc Mélenchon.

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DU SÉRIEUX ET DES MOJITOS

Et il a l’air de prendre un malin plaisir, devant le regard parfois incrédule de ses copains, à jouer à l’architecte, à l’alchimiste, au faiseur de rois comme au faiseur de guerres, à être la colonne vertébrale autant que la petite main d’un mouvement qui a grossi comme la grenouille dans la fable de La Fontaine (mais dont on espère qu’il ne finira pas pareil). Et lorsque l’on parle d’un élan qui a porté près de 19 % des suffrages du premier tour d’une élection présidentielle, mais surtout qui s’est appuyé sur les réflexions et les énergies du peuple pris dans son acception la plus large possible, il est intéressant de se pencher sur ceux qui en ont été les instigateurs, les penseurs et, finalement, les premiers des guerriers. Car c’est comme cela que l’on qualifie souvent Manuel Bompard quand on interroge ceux qui l’ont côtoyé : « L’un des meilleurs d’entre nous ». Et pourtant, on pourrait croire que tout va pour le plus mal au royaume de Manuel Bompard :


PORTRAIT DE POUVOIR

Un ingénieur-thésard de trente ans à peine qui bosse dans une start-up de l’aéronautique au sein d’un des pôles de compétitivité de Toulouse : une accumulation à faire pâlir de jalousie En Marche. directeur de campagne de JeanLuc Mélenchon dans la bataille présidentielle perdue de 2017 et candidat malheureux de la France insoumise à l’élection législative dans la neuvième circonscription de la Haute-Garonne, cela fait quand même deux défaites coup sur coup… Mais que nenni, on continue, dans son camp mais aussi au-delà, à le couvrir d’éloges – et en même temps, si les tenants de la gauche radicale baissaient les bras dès qu’une bataille était perdue, il ne resterait plus grand monde pour mener les combats… « Génie », « discret », « rigoureux », « humble », « hors-normes », « bosseur »… Pas beaucoup d’anicroches du côté des qualificatifs de la part des cadres comme des militants FI, parmi lesquels on ne manque pas de rappeler que derrière le sérieux du bonhomme, se cachaient souvent des mojitos. Le message est passé : Manuel Bompard, c’est un peu le mythe du premier de la classe qui serait aussi celui qui sait déconner le mieux. Mais le plus étonnant, c’est que l’on retrouve à peu près le même son de cloche

du côté de ses adversaires : « tempéré et posé », reconnaît-on du côté du mouvement opposé Toulouse en marche. « Pas antipathique du tout… et puis, son profil bien sûr, il nous plaît beaucoup ! » Une sorte de gendre idéal, en somme. INGÉNIEUR EN OPTIMISATION

Tout commence donc par ce fameux profil, ce curriculum vitae qui fait des envieux même à droite : un ingénieur-thésard de trente ans à peine qui bosse dans une start-up de l’aéronautique au sein d’un des pôles de compétitivité de Toulouse – bref, c’est vrai, une accumulation de critères à faire pâlir de jalousie En Marche. Alors, pour ceux que ça démange : non, ce n’est pas à proprement parler un “mathématicien”, puisqu’il est ingénieur. Certes, c’est un “matheux” – mais depuis que, dans la bouche de JeanLuc Mélenchon, c’est devenu une offense, on ne sait plus trop où on en est. Sa thèse, pour faire vite, il l’a faite sur les modèles de substitution pour l’optimisation globale de

forme en aérodynamique et de méthode locale sans paramétrisation. Et son but, c’était d’optimiser une fonction-objectif en fonction de paramètres de formes de l’aile d’un avion. C’est clair, non ? Alors on continue : son optimisation est numérique et non-analytique, c’est-à-dire qu’elle repose sur des règles informatiques plutôt que sur la résolution exacte des équations. Et pour cause, celles que Manuel Bompard doit résoudre pour son problème d’optimisation sont celles de la mécanique des fluides (rien que l’existence et l’unicité de la solution de ces équations est un des problèmes du millénium, alors la forme de la solution, vous vous doutez bien que ce n’est même pas envisageable) qu’il est uniquement possible de résoudre approximativement et numériquement. Bref, que du bonheur pour le néophyte qui y voit nécessairement du Einstein dans le texte. Faut pas pousser, mais ce type de recherches, ça reste rare dans le champ du personnel politique. Pour la vision poétique de la thèse, il faut demander, une fois n’est pas

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coutume, à Raquel Garrido, l’une des porte-parole de Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne : « Je me figure un nuage, dans une forme très instable et déséquilibrée, proche du chaos. Et Manuel, son boulot, c’est, par des formules mathématiques, de théoriser un ordre ». Pour ce qui est de la justesse scientifique, on peut probablement repasser, mais cette licence poétique et surtout politique n’est pas anodine. Parce que c’est là précisément son rôle dans la France Insoumise. THÉORISER LA GAUCHE, LA VRAIE

La force du mouvement de JeanLuc Mélenchon, et Manuel Bompard l’a très rapidement compris, ce sont ses militants – mais surtout leur nombre agrégé qui a pu monter jusqu’à 470 000, a glissé le candidat à l’élection présidentielle le soir du premier tour. Un chiffre qui doit aussi se voir comme un défi. Car comment crée-t-on des mécanismes inclusifs à autant ? Comment peut-on imaginer impliquer tout le monde ? Très inspiré par les succès de Bernie Sanders outreAtlantique en la matière, Manuel Bompard est à l’origine de la plateforme numérique de la France insoumise mise en ligne début 2016. Lorsqu’on lui en parle, il affirme que c’est là l’avenir des partis traditionnels, dans sa forme organisationnelle tout du moins. Mais Manuel Bompard le sait aussi : il ne peut se passer de mener, parallèlement, la bataille culturelle.


PORTRAIT DE POUVOIR

C’est d’ailleurs pour cela que Raquel Garrido nous rappelle que c’est lui qui a poussé des idéologues comme Chantal Mouffe ou Antonio Gramsci au sein des cercles de réflexion du mouvement de Jean-Luc Mélenchon. Son but ? Fédérer le peuple en réussissant à valider, par les faits et par l’élection, une théorie politique. Laquelle ? Même s’il réfute le terme qui lui paraît « dévitalisé », celle de la gauche, la vraie, qui promeut et promet la justice sociale. Mais pour autant, Manuel Bompard ne pense pas que toutes les formes actuelles d’organisation politique doivent être balayées. « Nous ne sommes pas anti-parti » tient-il même à rappeler, car « cela reste un outil d’organisation collective des énergies très utile ». Il n’est néanmoins pas suffisant, notamment pour mener la contre-bataille idéologique au vu du poids qu’a pris la sphère médiatique ces dernières années. La conquête du pouvoir pour la gauche radicale qu’il représente doit donc s’envisager par le truchement d’un rapport direct avec les militants, mais aussi avec le peuple. C’était d’ailleurs l’objectif de la plateforme numérique : l’adhésion au mouvement se fait intégralement en ligne, n’est pas soumise à un versement obligatoire de cotisation, et donne la possibilité d’être mis rapidement en contact avec d’autres insoumis proches de l’endroit où l’on habite. Le but est clair : donner à chacun la possibilité de s’impliquer comme il le peut ou comme il le veut, et à quelque niveau que ce soit

(du simple tractage à l’élaboration du programme). Et les résultats, si l’on en croit les chiffres de fréquentation du site, auxquels il faut ajouter ceux des chaînes YouTube et des comptes Facebook et Twitter, sont particulièrement enthousiasmants pour Manuel Bompard et son équipe. LA MAIN UN PEU LOURDE

Rouage central de FI, Manuel Bompard a cette particularité de combiner une réflexion avancée en termes d’analyse pure sur le mouvement et une capacité à être efficace lorsqu’il s’agit de sa mise en application : une sorte de théoricien exécutant qui, lorsqu’il décide d’organiser, par exemple, une marche contre Jérôme Cahuzac, envoie lui-même le premier mail où il traite pragmatiquement de la façon dont les choses vont se dérouler. Même chose dans le 14e arrondissement de Paris où, lorsque jeune thésard, il était secrétaire national du Parti de gauche, il ne manquait pour autant aucun des trois tractages hebdomadaires. Parce que c’est cela qui impressionne sûrement le plus ses coreligionnaires : cette capacité à potentiellement faire lui-même ce qu’il demande aux autres. Mais, au-delà des panégyriques qu’il suscite souvent, une personne entrée dans le militantisme en 2004 au moment de la fondation par JeanLuc Mélenchon du mouvement interne au Parti socialiste “Pour la République sociale” (PRS) en 2004, et qui a eu très rapidement d’impor-

Son but ? Fédérer le peuple en réussissant à valider, par les faits et par l’élection, une théorie politique. Laquelle ? Même s’il réfute le terme qui lui paraît « dévitalisé », celle de la gauche, la vraie, qui promeut et promet la justice sociale. tantes responsabilités (secrétaire national du PG dès 2010), a forcément quelques casseroles. Et, à l’instar de son mentor Mélenchon, c’est dans les rapports avec les autres partis de gauche que cela pêche le plus. Directeur de campagne lors des élections européennes de 2014 dans la circonscription du Sud-Ouest, Manuel Bompard s’est ainsi construit quelques solides inimitiés : alors qu’il avait eu l’idée de faire sillonner une caravane de campagne sur les routes, mal lui a pris de l’appeler “le camion de Mélenchon” et d’évincer par là-même tout le reste du spectre politique de la liste… Même chose lorsqu’on lui prête une main un peu lourde lorsqu’il s’agit

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Manuel Bompard a des idées pour la suite de la France insoumise. Plein d’idées pour que le mouvement ne se meure pas en dehors des échéances électorales, comme beaucoup en font la prédiction. de travailler avec les militants locaux – qui voient aussi assez mal ce jeune loup faire ses premières armes sur un territoire qui, auparavant, était le leur. Ainsi des lettres lapidaires de suspension reçues par certains militants, ou de cet ancien secrétaire de section du Parti communiste, dans le 14e arrondissement de Paris, qui se souvient que Manuel Bompard, alors secrétaire de section du Parti de gauche, lui rétorquait noir à chaque fois que lui-même voyait blanc et, dans un systématisme qui frôlait l’irraisonnable, préférait se contredire plutôt que d’acter un compromis entre les deux sections pourtant très proches idéologiquement.

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Et puis, il y a cette histoire de liste pour les élections européennes… Avec la victoire de Jean-Luc Mélenchon aux législatives à Marseille, il délaisse le siège qui lui était jusqu’alors dévolu. Mais pour qui ? Selon l’ordre établi par la liste de 2014, pour Marie-Pierre Vieu, secrétaire nationale du PCF. Mais Manuel Bompard ne le voit pas de cet œil-là et lorsque L’Humanité titre sur la nouvelle députée européenne – et, de facto, l’intronise –, il crie au scandale depuis son compte Facebook car un accord plus ou moins tacite (mais en tous les cas non écrit) réservait le siège à un membre du Parti de gauche – c’est-à-dire à lui-même, troisième de la liste. Le problème, c’est que tout cela avait été élaboré dans le cadre du Front de gauche et que celui-ci n’est plus censé exister aux dires de ceux-là même, au sein de la France insoumise, qui l’invoquent pour récupérer le siège. Bref, une histoire politicienne où les ego des partis comme des personnes s’entrechoquent, rappelant que la politique, d’où qu’on la prenne, ça finit souvent en guerre de positions. CONSERVER L’ÉLAN

Mais Manuel Bompard n’en était pas à sa première accroche avec les communistes. Et ce sont sa jeunesse et sa soi-disant inexpérience qui avaient fait les frais de la délégation

du PCF s’occupant des investitures pour les élections législatives de 2017 : lors de la première réunion qui devait initier les tractations en vue d’un potentiel accord, le parti de Pierre Laurent n’a rien trouvé de mieux à dire que la délégation de la France insoumise n’était « pas à la hauteur », considérant sûrement que si elle était dirigée par le tout juste trentenaire Manuel Bompard, on devait chercher à se moquer d’eux… Qu’à cela ne tienne, Manuel Bompard est en train de s’ancrer de plus en plus profondément dans le paysage politique français. Alors que la France insoumise surfe sur la vague présidentielle sans que le reflux des législatives n’ait réussi à véritablement l’affaiblir, il dit vouloir maintenant se concentrer sur la construction d’une assise pour son mouvement. Certes, il a perdu, doublement même car il ne pourra travailler à ce qu’il appelle la résistance (on serait presque tenté de mettre un R majuscule tant il l’assène avec vigueur) ni depuis le Parlement européen, ni depuis l’Assemblée nationale, mais il en a encore beaucoup sous la pédale. Parce que d’abord et contrairement à beaucoup, Manuel Bompard a toujours un travail : s’il s’était mis en disponibilité pour diriger la campagne présidentielle, il avait repris à mitemps lors de celle des législatives et compte bien retourner à temps


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plein dans sa start-up. Mais aussi et surtout parce que Manuel Bompard a des idées pour la suite de la France insoumise. Plein d’idées pour que le mouvement ne se meure pas en dehors des échéances électorales, comme beaucoup en font la prédiction. Ainsi, le plus important selon lui, c’est de trouver – sûrement par le biais d’un vote numérique via la fameuse plateforme sur laquelle il semble miser très gros – « trois ou quatre objectifs de court ou de moyen terme » pour focaliser les énergies des militants : « Cela pourra être la lutte contre la casse du droit du travail ou celle pour la fermeture de réacteurs nucléaires ». Une fois la liste établie, chacun devra pouvoir s’impliquer librement à la réalisation de l’objectif, qu’il soit local, national ou même mondial. « Le tout, c’est de ne pas perdre l’entrain provoqué par la présidentielle et surtout d’ancrer le politique dans le peuple. » Mais sera-ce suffisant ? Beaucoup, à gauche, l’espèrent. « Nous, la génération d’avant, on peut bien mourir tranquille, avec des personnalités comme Manuel Bompard, on est sauvé », raconte même un cadre de la France insoumise. Pas de crainte donc, la relève de Mélenchon est prête – mais c’est quand, déjà, l’après-Mélenchon ? ■ pablo pillaud-vivien @tephendedalu

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BOIJEOT.RENAULD, LA TRAVERSÉE DU 9-3 Des chaises, des tables, des bancs nomades fabriqués et “habités” sur place… Entre activisme radical et performance artistique, le duo d’artistes Boijeot.Renauld investit l’espace public avec son mobilier urbain réinventé. Pour y provoquer des rencontres et inviter chacun à questionner ses usages. par caroline chatelet, photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

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V

« Vous faites quoi, ici ? – Bonjour Madame. Ben là, on mange. Mais après, pour te résumer, on fabrique des meubles, on traverse le 93 avec et, à la fin, les meubles fabriqués, on les donne. – Ah, mais donc, je peux prendre un tabouret, là ? – Ah non. Il faut que tu viennes dimanche place de la Fraternité, c’est là qu’ils seront donnés, pas avant. » C’est sous le pont du RER de La Courneuve, lundi 24 avril au soir, que se déroule ce dialogue ubuesque. Depuis le 1er avril 2017, le duo d’artistes Boijeot.Renauld a vécu cet échange et ses multiples variantes des dizaines de milliers de fois (« Non monsieur, les meubles ne sont pas à vendre » / « Je cherche des tabourets de ce type pour mon bar, vous me les fabriqueriez pour combien ? » / « Pourquoi vous dormez dehors ? » / « Mais vous faites un spectacle ? – Oui, t’es le premier acteur »). À l’invitation du festival des Rencontres des jonglages, porté par la Maison des jonglages sise à La Courneuve, les deux artistes réalisent Tout doit disparaître. Une action au long cours prenant la forme d’une pérégrination urbaine ponctuée de sessions de menuiserie intensives. Sébastien Renauld et Laurent Boijeot traversent le département de la Seine-SaintDenis à pied durant un mois, en vivant dehors avec un nombre précis de meubles. Ce qu’ils appellent leurs unités d’habitation – terme désignant une unité de base nécessaire pour vivre et renvoyant aux théories de Le Corbusier ou du Bauhaus – comporte pour chacun : un lit deux places, une table de bar avec deux tabourets, une table avec deux chaises et deux tabourets. Formé à l’architecture et passé par le théâtre de rue pour Sébastien Renauld, à la sociologie et par le graffiti pour Laurent Boijeot, les plasticiens alternent journées de fabrication de meubles et d’autres consacrées au déplacement des unités d’habitation. Celui-ci se faisant en prenant les

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SÉBASTIEN RENAULD ET LAURENT BOIJEOT Artistes

derniers meubles de la file pour les placer à la tête, la progression est lente. « Si les meubles avancent de cinq cents mètres par jour, nous, nous marchons vingt kilomètres », précisent-ils. Et puis, espace public oblige, toutes leurs actions sont ponctuées d’échanges. INCROYABLES VACANCES D’ailleurs, ce lendemain du premier tour des présidentielles, le défilé continue : après une passante, ce sont le maire de La Courneuve Gilles Poux et Soumya Bourouaha, l’adjointe à la Culture de la Ville, qui débarquent en plein dîner. Prenant place à table, ils s’enquièrent : « Mais ils sont où, alors, vos meubles ? » Laurent Boijeot et Sébastien Renauld expliquent qu’ils ne conservent que leurs unités. Les meubles construits lors des chantiers sont récupérés par le festival, en vue du week-end de clôture, prévu place de la Fraternité, en plein cœur de la Cité des 4 000. Ils seront utilisés pour un banquet en plein air, une nuit à la belle étoile pour les plus aventureux, et des spectacles. Ils seront ensuite laissés en “libre-service”, chaque personne présente pouvant repartir avec ce qu’elle veut. Puis, taquin, Laurent Boijeot ajoute, en désignant le tas de chutes de bois blanc, résidu du travail du jour : « Il ne reste plus qu’une poubelle. C’est un peu la mémoire, la trace... » Ni le maire ni son adjointe ne relèveront l’ironie de


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la phrase. Peut-être, ayant déjà croisé le duo, ont-ils cerné leur tendance à moquer les discours sur l’art contemporain. Ils préfèrent évoquer l’accueil que leur réserve la population, et les élections présidentielles. Pour ces deux questions, les artistes sont catégoriques. « Ça fait vingt-six nuits qu’on est sur les trottoirs du 93, nous n’avons eu aucun souci. On ne rencontre que des gens extrêmement respectueux et bienveillants. » (D’ailleurs, cette traversée est aujourd’hui désignée sur leur site internet comme “Nos incroyables vacances dans le 9-3.”). Les seuls soucis que Boijeot. Renauld évoqueront sera la venue ponctuelle et nocturne d’importuns voulant partager leur lit. Quant aux élections, cela ne fait que deux jours qu’ils en entendent parler. Dans ce département où le chômage dépasse les 12 %, où 40 % de la population a moins de trente ans, et où l’abstention bat souvent des chiffres record (67,51 % des inscrits ont voté au second tour des présidentielles contre 72,49 au premier tour ; 32,7 % au premier tour des élections législatives et 34,37 % au second tour), les présidentielles ne sont pas au cœur des préoccupations. Avec une telle discussion, la majorité des artistes œuvrant dans l’espace public auraient, au risque de la bien-pensance, embrayé sur la capacité de leur travail à “créer du lien”, “remettre la politique au cœur de la cité”. Boijeot.Renauld, mi-badins, migoguenards, préfèrent évoquer l’omniprésence dans les discussions du Classico, match opposant les clubs espagnols du Real Madrid et du FC Barcelone. Non, le duo ne produira pas les discours qu’on attend d’eux. D’ailleurs, une fois le maire et son adjointe partis, ils

plaisanteront avec des femmes les interrogeant sur leur présence en expliquant se « mettre en marche, pour se préparer à notre nouveau futur président, Emmanuel ». TUTOIEMENT ET PROVOCATIONS Ces quelques échanges ne sont qu’un bref aperçu de ceux vécus durant les sept cent dix heures de traversée. Partis de Mains-d’œuvres à Saint-Ouen, passés par l’Académie Fratellini et l’Espace imaginaire à SaintDenis, la mairie d’Aubervilliers, la Gare RER puis le parvis Mécano devant l’Hôtel de ville de La Courneuve (un parcours visitant les partenaires de ce projet), Boijeot.Renauld en ont croisé des enfants, adolescents, personnes âgées, adultes pressés, curieux, bavards, marginaux en goguette et autres badauds. Il y a ceux à qui il a fallu plusieurs jours pour oser aborder le duo, ceux qui leur ont immédiatement apporté des vivres, ceux qui ont partagé un repas, un café, ceux qui, une fois lu les articles dans la presse se sont arrêtés, ceux qui ont aidé à porter les meubles ou à en fabriquer, ceux qui à chaque fois ont discuté. Alors, évidemment, la forme même de ce projet intrigue. La présence dans l’espace urbain de ces deux jeunes hommes, leur façon de vivre là avec le plus grand naturel, en faisant abstraction de l’incongruité de la chose, avec leurs meubles de bois blanc dont on perçoit au premier regard la praticité, est foncièrement étonnante. C’est aussi que, contrairement aux usages en vigueur dans le champ culturel, aucune affiche ou tract à proximité n’explicite le projet. Aucun médiateur recruté pour l’occasion ne vient présenter, détailler l’action. Pour savoir de quoi il retourne, il faut venir

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leur parler. À eux, qui manient d’emblée le tutoiement et n’ont pas la langue dans leur poche. De leur goût assumé pour la galéjade et la provocation, tout le monde fait les frais : réveillés un jour dès potron-minet par la police – assez cocasse lorsqu’on sait que le projet est soutenu par plusieurs collectivités de SeineSaint-Denis – Boijeot.Renauld ont pesté, exigeant des croissants auprès de la maréchaussée. Il ne faudrait pas pour autant voir dans ce projet une simple performance participative adossée à un chapelet de blagues potaches. Il y a, dans le positionnement, la démarche, les propos comme dans la défiance du duo vis-à-vis des discours qu’on déroule sur leur travail une vigilance réelle. Pas besoin de les observer longtemps pour comprendre que le duo est passionné par la question de la rencontre impromptue, du lien social et de ses déplacements. RÉINVENTER L’ESPACE PUBLIC Une semaine auparavant, le 20 avril, lors du chantier de fabrication de meubles devant la mairie d’Aubervilliers, l’un d’eux avait glissé entre deux sciages de planches : « Tout ça, ça n’existe pas. C’est juste un support éthique ». Une idée qu’ils développent à quelques heures de la fin du parcours, devant le parvis Mécano à La Courneuve, entre deux consignes de sécurité aux jeunes venus prêter main forte pour fabriquer les derniers meubles : « Notre métier, c’est d’amener les gens à ressentir des émotions et à explorer des territoires qu’ils n’ont pas l’habitude d’explorer. Nous, nous avons le luxe absolu de faire ce que nous voulons, et de vivre des champs émotifs différents. Là, nous rendons la chance qu’on nous a donnée. Et puis construire des meubles, les donner, permet de résoudre la question de notre position. Ça nous évite d’avoir à dire toutes les cinq minutes “Non, ils ne sont pas à vendre”. C’est cool que ça se passe dans l’autre sens, que les gens aient des cadeaux ».

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Les meubles se révèlent également, pour des artistes travaillant sur de l’immatériel – le temps, la lenteur, le déplacement, la rencontre, les dialogues, les limites d’un espace public et la réinvention de ses usages – une production concrète, tangible. Une stratégie pour « continuer le jeu » avec le système de production artistique et ses différents acteurs, qui passe aussi par une position d’équilibriste. Un aller-retour entre des activités menées au sein de leur duo d’artistes et des activités parallèles (comme l’agence de design et d’architecture 2m26, où l’on retrouve notamment les fameux meubles de bois blanc), plus lucratives. Ne pas être dépendant de la puissance publique ou d’autres commanditaires, assumer leur travail en leur nom propre s’incarne dans l’intitulé du duo comme dans son fonctionnement. « Nous ne voulions ni d’une compagnie, ni d’un statut associatif, mais faire en sorte que nous soyons responsables. En plus, comme certaines actions que nous menons sont illégales, nous trouvons plus intéressant que les gens ne se posent pas la question de qui a fait ça, qu’ils sachent tout de suite que c’est nous, “Boijeot.Renauld”. Assumer la responsabilité, c’est aussi un moyen de faire avancer le jeu législatif. » BROUILLAGE DES FRONTIÈRES Depuis les débuts de leur collaboration en 2010, Laurent Boijeot et Sébastien Renauld ont signé une soixantaine d’actions, « 50 % commanditées, 50 % produites par [eux]-mêmes ». « Nous pouvons être payés pour perturber, comme perturber tout court et être payés pour habiter, comme habiter tout court. Dans certaines actions, il y a ce côté “on fout la merde”, on voit jusqu’où on peut aller. Dans d’autres, nous faisons des actions dures, mais hyper belles où on vit dehors et on boit des cafés avec des gens. » Pour la huitaine de traversées de villes réalisées (dont New York, Garges-lès-Gonesse, Dresde, Nancy, Tokyo, Lunéville ou encore Zurich),


« Dans certaines actions, il y a ce côté “on fout la merde”, on voit jusqu’où on peut aller. Dans d’autres, nous faisons des actions dures, mais hyper belles où on vit dehors et on boit des cafés avec des gens. »

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très peu ont été commandées – donc menées avec des autorisations préalables. Cette éthique radicale inverse de fait le rapport de forces avec les institutions. « C’est bien de pouvoir dire à nos commanditaires qu’en payant une de nos actions, ils participent à une autre. Et puis cela leur signifie que nous n’avons pas forcément besoin d’eux, qu’ils ne sont pas indispensables. » Parmi les gestes intempestifs, proches de l’agit-prop, il y a eu, en novembre dernier, le tract de Nicolas Sarkozy avec ce slogan, “Pour la France, j’y vais quand même”. Édité à cent cinquante mille exemplaires à la suite de la défaite de Sarkozy aux primaires de la droite, le flyer a été diffusé en une poignée d’heures par les artistes et quatre-vingt-dix acolytes sur des voitures à Paris. Si ce brouillage des frontières entre activisme décapant et performance dans l’espace public, sphère publique et sphère privée, fiction et réalité, travail et repos, traverse leur travail, il caractérise au plus juste Tout doit disparaître. Interrogés en fin de parcours sur leurs ressentis, les deux artistes évoquent d’abord « une addiction au théâtre du réel, une légère ébriété et euphorie. C’est comme une perturbation temporelle. Nous sommes à la fois dans un présent absolu et un réel fictionnel. À force de brasser les mêmes histoires, de les raconter de façon différente, de ne plus savoir à qui elles ont été dites, tout se brouille. Tu sais que tout est vrai, mais tu ne sais plus quel chemin tu as pris. Ce n’est pas du théâtre, mais ce n’est pas loin ». On comprend alors mieux aussi l’énergie particulière qu’ils ont déployée au fil des jours. Tout dans leurs gestes, conversations, interactions, et mêmes moments

« C’est bien de pouvoir dire à nos commanditaires qu’en payant une de nos actions, ils participent à une autre. Et puis cela leur signifie que nous n’avons pas forcément besoin d’eux, qu’ils ne sont pas indispensables. »

de repos relève autant de l’action artistique de la traversée, de ce qu’on pourrait appeler le “geste créateur”, que de leur vie. Comme ils le soulignent, « le cloisonnement vie privée / vie publique est compliqué. Déjà, les meubles de nos actions sont les mêmes que ceux qu’il y a chez nous. La question “Où est-ce que vous vivez ?” est difficile, puisque des fois nous vivons à Nancy, à Tokyo, ou comme maintenant, à La Courneuve. Et comme le premier truc que nous faisons en arrivant dans un lieu est de construire deux tabourets et une table, tout lieu est potentiellement chez nous. Mais si nous, nous sommes assez rapidement chez nous, ça ne veut pas dire que toi, t’es pas chez toi… » ■ caroline châtelet

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L’ARME DE LA PAROLE

Illustration Alexandra Compain-Tissier

On pourrait croire l’art de l’éloquence tombé en désuétude. Or depuis des années, des milliers de jeunes, chaque année, se préparent sérieusement et pour le plaisir au concours de l’art oratoire. Ils sont originaires de toute la France et singulièrement des banlieues. France Culture avait réalisé un documentaire toujours disponible en podcast avec des lycéens de Gennevilliers (Les Pieds sur terre). Stéphane de Freitas, fondateur du concours Eloquentia qui désigne annuellement le meilleur orateur de SeineSaint-Denis, a réalisé un documentaire, À haute voix, diffusé d’abord

clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

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sur France 2 en version courte et actuellement au cinéma. On peut y revivre la préparation et la participation d’une trentaine d’étudiants de l’université de Saint-Denis. Pendant quarante-cinq jours, ils suivent des cours pour devenir « le plus éloquent de la Seine-SaintDenis ». L’affaire est prise très au sérieux par ces jeunes hommes et jeunes femmes, étudiants en psycho, en droit, en cinéma… La caméra les accompagne durant leur préparation, mais aussi chez eux, dans leur intimité et leur histoire. Celles-ci sont toutes singulières : celui qui vit à dix kilomètres à pied de la gare, celui qui fut un SDF à quinze ans, celle qui s’étrangle d’émotion en évoquant son ami de la révolution syrienne à qui le pouvoir a coupé les cordes vocales. D’éloquence, lui n’en aura plus… Ils sont « de la France qui se noie et de celle qui brûle ». Ils et elles sont là pour surmonter leur timidité, par défi – celui d’exprimer clairement une pensée. Ils sont là parce que la scène les attire. Ils sont là parce qu’ils savent que parler est une arme. De ces vies entremêlées par les hasards d’un genre de radio crochet, se dessine le visage d’une France qui n’a rien,

mais qui est tout. D’une intelligence, d’une générosité et d’une humanité à faire trembler l’ordre des choses. Je les reconnais. Ce sont eux qu’aujourd’hui je représente, avec quelle fierté, à l’Assemblée nationale. On va les voir pendant leurs cours de rhétorique, de poésie et de théâtre. Dans l’ambition de cette préparation, tout est dit. L’éloquence est affaire d’arguments, d’émotions, de choix des mots et de langage du corps. Cela aussi, je le sais. Comme eux, je travaille pour choisir mes mots, pour trouver des phrases, travailler ma pensée. Ils sont comme moi à la recherche d’une façon de convaincre, de dire alors qu’ils n’ont pas tous les codes. Ils ne sont pas les seuls. L’éloquence du XXe siècle ne fonctionne plus complétement. Elle ne peut être reprise dans les formes éprouvées des tribuns. Il faut chercher d’autres façons de parler de notre temps. Ils en proposent de nombreuses, à l’image de leurs vies, de leur grande diversité d’humanité et de parcours. Ils tirent leur puissance de conviction de la profondeur de leurs expériences. Mais elle ne suffit pas en elle même. Elle doit être travaillée. En ce sens, ce film est une matière à réflexion pour qui fait de la politique.  @ClemAutain


Les Pieds sur Terre, concours d’éloquence à Gennevilliers, diffusé sur France Culture le 17 octobre 2016. À haute voix. La Force de la Parole, un film de Stéphane de Freitas, sorti le 12 avril 2017.

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