Trimestriel Regards n°47 - Été 2018

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TREMBLAY PUB


DANS CE NUMÉRO 04 CET ÉTÉ Agenda culturel et intellectuel.

06 L’ÉDITO

En tête de cortège

08 AURORE BERGÉ L’IMPORTUNISTE Étoile filante et louvoyante de la politique, Aurore Bergé est arrivée au centre de la galaxie macroniste sans craindre de renier ses nombreux engagements précédents.

16 LALIZOLLE, TERROIR D’ACCUEIL

Une petite commune de l’Allier, sous l’impulsion d’un maire qui ne s’est pas soucié des peurs locales, a décidé d’accueillir des familles de migrants. Au bénéfice de tous.

24 LE CAPITALISME EN PHASE TERMINALE

Le philosophe Lucien Sève raconte son parcours et sa rencontre avec la pensée d’un Karl Marx dont on ne peut se passer pour éclairer les luttes actuelles.

34 DANS LES PAYS ARABES, LA BD VEUT SORTIR DE SA BULLE

Une nouvelle génération d’auteurs et de dessinateurs de bande dessinée interpellent les sociétés arabes et refusent de rester dans leurs marges.

LUCIEN SÈVE

MARX CONTRE-ATTAQUE - 24

56 DOSSIER : FAUT-IL TOUJOURS REFUSER LA VIOLENCE ?

Longtemps condamnée comme une impasse politique, la violence traverse les mobilisation actuelles et apparaît de plus en plus comme un ultime recours pour conjurer l’extinction de tout espoir. S’il reste difficile de la cautionner, elle interroge l’état idéologique du monde.

90 MOUVEMENTS SOCIAUX : LE PASSÉ EST-IL DU TEMPS PERDU ?

La gauche aime en appeler aux grands moments de son histoire, mais elle ferait mieux d’y trouver des inspirations plutôt que des modèles.

98 ET AU MILIEU COULE

LA SEINE-SAINT-DENIS

Département à part, département à l’écart ? Meriem Derkaoui et Simon Ronai évoquent les contradictions et les richesses d’un « 9-3 » aussi omniprésent que méconnu.

110 MALTE MARTIN

LES MOTS POUR LE VIVRE

Créateur multisupports, Malte Martin met des mots sur la ville pour la rendre à ses habitants.

MOUVEMENTS SOCIAUX

QUAND LE POIDS DU PASSÉ EMPÊCHE D’AVANCER- 90


LES INVITÉS

LES CHRONIQUES DE…

LUCIEN SÈVE 24

ROKHAYA DIALLO 32

Philosophe

Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

ELSA DORLIN 69 Philosophe

ARNAUD VIVIANT 88

FRANÇOIS CUSSET 110

Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

Historien des idées

MERIEM DERKAOUI 98

BERNARD HASQUENOPH 108

Maire d’Aubervilliers

Fondateur de louvrepourtous.fr

SIMON RONAI 98 Géographe

MALTE MARTIN 110

Plasticien et designer graphique

LE

AU RESTO

93 : À QUAND UNE RÉVOLUTION ? - 108

MALTE MARTIN

LE GRAPHISME POLITIQUE EST DANS LA RUE - 110


10 Expos

Robert Mallet-Stevens et ses photographes – Collection Jean-Louis Cohen. Jusqu’au 2 septembre

2018, Villa Cavrois, Croix. Parfait endroit pour découvrir l’œuvre de cet architecte moderniste. Le monde vu d’Asie. Jusqu’au 10 septembre 2018, musée Guimet, Paris. Splendide ensemble cartographique qui échappe à l’européocentrisme. Savants et croyants – Les juifs d’Europe du Nord au Moyen-Âge. Jusqu’au 16 septembre 2018, musée des Antiquités, Rouen. Quasi ignorée de l’histoire de France, la vie des communautés juives médiévales, depuis la Normandie. 68, les archives du pouvoir. Jusqu’au 17 septembre 2018, Archives nationales, Paris. Approche originale de Mai 68 vu du côté des autorités.Murs. Jusqu’au 18 septembre 2018, musée des Beaux-Arts de Caen. Limite, repoussoir et protection, comment les artistes s’inspirent d’un élément de construction primordial. Roman Cieslewicz, la fabrique des images.

L’ART VIVANT AU SOLEIL Un réseau d’une cinquantaine de centres d’art contemporain qui, plus qu’exposer, produisent les artistes, proposent de multiples manifestations sur toute la France. Plein soleil, l’été des centres d’art contemporain. Jusqu’au 30 septembre 2018, dca-art.com

Jusqu’au 23 septembre 2018, musée des Arts décoratifs, Paris. Génie créatif du graphisme de la seconde moitié du XXe siècle aux prises avec l’actualité. Une saison tchèque à Quimper. Jusqu’au 30 septembre 2018, musées départemental breton et des beaux-arts, Quimper. Bretagne, terre d’inspiration pour des artistes tchèques, de l’art nouveau au surréalisme. 1, 2, 3 data. Jusqu’au 6 octobre 2018, Fondation Groupe EDF, Paris. Que faire des monceaux de données générées par Internet ? Des data designers les exploitent et mettent en forme. Futur antérieur, trésors archéologiques du XIXe siècle ap. J.-C. Jusqu’au 7 octobre 2018, ARCHÉA, Louvres. Que restera-t-il de nous dans plusieurs millénaires ? De l’archéologie fiction, ludique et instructive. Cités-jardins, cité de demain. Jusqu’au 21 octobre 2018, la Fabrique des savoirs, Elbeuf. Né au XIXe siècle, ce concept d’urbanisme allie ville et campagne, ancêtre des éco-quartiers.

MÉMOIRE DES MURS Symbole du vandalisme, le graffiti se fait objet patrimonial dans neuf sites du Centre des monuments nationaux, avec en point d’orgue une exposition aux portes de Paris. Histoire(s) de graffitis. Jusqu’au 11 novembre 2018, château de Vincennes.

SOUS L’EXOTISME Jamais montrée, cette collection de peintures retrace la vision portée par la France du XVIIIe au XIXe siècle sur ses colonies entre fascination, propagande et racisme. Peintures des lointains. Jusqu’au 6 janvier 2019, Musée du quai BranlyJacques Chirac, Paris.


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CET ÉTÉ

Essais

Mireille Besson, Catherine Courtet, Françoise Lavocat et Alain Viala (dir.), Les Désordres du monde. Rencontres « Recherche et création du Festival d’Avignon », éd. CNRS, 5 juillet Gérard Bras, Chantal Jaquet, La Fabrique des transclasses, éd. Puf, 29 août Bruno Cabanes (dir.), Une histoire de la guerre (du XIXe siècle à nos jours), éd. Seuil, 23 août Frédéric Charpier, Les Plastiqueurs. Une histoire secrète de l’extrême droite violente, éd. La découverte, 23 août Thomas Daum et Eudes Girard, Du voyage rêvé au tourisme de masse, éd. CNRS, juin Jean-Claude Driant, Pierre Madec, Les crises du logement, éd. Puf, 22 août Jacques Généreux, Macronnomie. La déconnomie en marche, éd. Seuil, 30 août

ULTRA-DROITE De l’OAS au néonazisme skin, de l’assassinat de Pierre Goldman à la mort de Clément Méric, le documentariste Frédéric Charpier retrace dans cet essai l’histoire d’une mouvance politique violente qui connaît aujourd’hui une renaissance dans les groupes identitaires d’ultradroite. Dominique Venner, qui s’est suicidé en 2013, prônait la théorie du Grand remplacement, certains désormais se revendiquent du survivalisme. Et se tiennent prêts en cas de catastrophe.  Frédéric Charpier, Les plastiqueurs. Une histoire secrète de l’extrême droite violente, éd. La découverte, 23 août

Linda M. Heywood, Ninja. Histoire d’une reine guerrière (1582-1663), éd. La Découverte, 23 août Raphaël Liogier, La Guerre des civilisations n’aura pas lieu, éd. CNRS, juin Hervé Marchal, JeanMarc Stébé, La France périurbaine, éd. Puf, 15 août Michelle Perrot, George Sand à Nohant - Une maison d’artiste, éd. Seuil, 23 août Florence Rochefort, Une histoire mondiale des féminismes, éd. Puf, 22 août Jean-Marc Rogier, La Société coopérative 3.0, éd. Le Pommier, 29 août Jean-Marc Rogier, La Société coopérative 3.0 éd. Le Pommier, 29 août Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, éd. Seuil, 30 août Sylvie Steinberg (dir.), Une histoire des sexualités, éd. Puf, 29 août

LE CHOC N’en déplaise aux tenants du « choc des civilisations », le sociologue Raphaël Liogier a décidé de battre en brèche une idée reçue. Les échanges planétaires sont devenus tels que les usages techniques, les pratiques alimentaires et les cursus universitaires se sont uniformisés. Les images, les musiques et les émotions font désormais le tour de la planète. Et même les religions sont traversées par les trois mêmes tendances au spiritualisme, au chamanisme et au fondamentalisme. Reste le « choc » des inégalités socio-économiques et son lot de violences. Raphaël Liogier, La Guerre des civilisations n’aura pas lieu, éd. CNRS, juin

ENTRE-DEUX Ceci est un livre écrit par des « transclasses » : ces historiens, philosophes, sociologues, psychanalystes ou artistes ont changé de classe sociale. À la première personne, ils se font anthropologues d’eux-mêmes. Sans honte ni fierté, ils s’interrogent sur leur manière de vivre, et surtout de vivre l’entre-deux. Et enquêtent sur les raisons de ce passage d’un milieu à un autre. Plus que jamais, l’intime est ici politique. Gérard Bras, Chantal Jaquet, La Fabrique des transclasses, éd. Puf, 29 août


L’ÉDITO

En tête de cortège

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Le sujet aurait pu être proposé à l’épreuve de philosophie du baccalauréat : faut-il toujours refuser la violence ? Vous avez quatre heures… Après tout, les lycéens ont connu une année particulièrement mouvementée. De quoi puiser l’inspiration dans les textes des Lumières et de les confronter à la réalité sociale, dont la plupart des jeunes qui ont battu le pavé ces dernières semaines ont pu mesurer la brutalité. Mobilisés partout en France contre la réforme de l’université, solidaires des mouvements contre les réformes du travail et celle de la SNCF, les lycéens ont pris part au débat public. On pourrait, on devrait, se réjouir de cette saine agitation, souvent prémisse d’une citoyenneté active. Ils étaient de parti pris et c’est tant mieux. Leur lutte n’a souvent été que de courte durée. Avec pour seule réponse : la police et la force. Et une leçon à retenir. Celle d’un président haut perché : « Le jour où tu veux faire la révolution, tu apprends d’abord à avoir un diplôme et à te nourrir toi-même », a ainsi lancé Emmanuel Macron à un jeune collégien qu’il n’a pas manqué d’achever, en l’humiliant du haut de sa fonction. Une phrase qui en dit beaucoup de ce qu’est la macronie et qui confère à l’individu les pleins pouvoirs : celui de s’en sortir par soi-même ou de porter la responsabilité de n’être rien. Ces quelques semaines qui viennent de s’écouler vont laisser un goût amer à cette jeunesse. Parce que l’indifférence, le mépris, l’arrogance suscitent forcément la frustration et la colère. Et une montée de la pression. « La violence globale “du haut”


provoque en retour des regains de la violence “du bas”. Toute révolte, on le sait, se mesure à l’aune de l’oppression qui l’attise », lance ainsi l’historien Roger Martelli. Quand le dialogue est rompu ; quand les décideurs politiques s’en prennent aux plus faibles et s’obstinent à avoir raison tout seuls ; quand la répression policière est systématique ; que reste-t-il ? C’est la question que pose le dossier de ce numéro d’été, dans lequel on interroge aussi le rapport de la gauche à la violence. Vous y trouverez des analyses et des témoignages dont celui de Marco, militant révolutionnaire de trente ans, qui participe au « cortège de tête ». Passionnant. Passionnant aussi, ce reportage, en plein cœur de la France, dans lequel nous allons à la rencontre d’un maire auvergnat, « sans étiquette », qui a accueilli à la surprise générale, contre l’avis de sa municipalité, une vingtaine de réfugiés politiques. Nous avons suivi leur installation sur plusieurs mois dans cette commune aux quatre cents âmes. Une expérience riche, forte, qui mérite d’être partagée. Bien d’autres objets et sujets qui, j’espère, vous plairont dans ce numéro d’été. Comme cette discussion « Au resto » entre la maire d’Aubervilliers, Meriem Derkaoui, et le géographe Simon Ronai – l’avenir des quartiers populaires au menu. Ou cet entretien savoureux avec le philosophe Lucien Sève, qui nous explique comment le capitalisme est entré dans sa phase terminale. Stupéfaction ! Je vous remercie infiniment, au nom de toute l’équipe de Regards, de nous tenir entre vos mains et de nous être fidèles. Je vous souhaite une très agréable lecture, au frais, parce que l’été sera chaud. ■ pierre jacquemain

La presse vit des moments terribles. Des titres disparaissent. Et les journalistes sont de plus malmenés, et précarisés. À cela, il faut ajouter le climat nauséabond qui pèse sur la liberté de la presse comme l’illustre la loi dite sur les « fake news » ou celle sur le « secret des affaires ». Depuis toujours, Regards tâche de participer au rayonnement du pluralisme. Et pour continuer à agiter le débat d’idée et à bousculer la gauche, nous avons besoin de vous. Pour poursuivre, nous avons besoin d’une aide régulière. Chaque mois, 3, 6 ou 9 euros permettrait notre stabilité.

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La Scop Regards s’est réorganisée Co-directrices : Clémentine Autain et Elsa Fauçillon Gérante : Catherine Tricot Rédacteur en chef : Pierre Jacquemain Directeur artistique : Sébastien Bergerat Directeur de la publication : Roger Martelli

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PORTRAIT DE POUVOIR

AURORE BERGÉ L’IMPORTUNISTE À seulement trente ans, Aurore Bergé est devenue la porte-parole des députés de La République en marche. Après quinze années d’acharnement et de louvoiements, son opportunisme a fait mouche. Au point d’en importuner plus d’un. par loïc le clerc, illustrations alexandra compain-tissier

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D

De qui, de quoi, Aurore Bergé estelle la voix ? Son père, Alain Dorval, est la doublure française de Sylvester Stallone. Sa mère, Dominique Dumont, est celle de Katherine Kelly Lang dans la série Amour, gloire et beauté. Mais en ce qui la concerne, difficile à dire. Elle est du genre à parier sur un cheval différent à chaque course, jusqu’à ce que ça paye. Sur les réseaux sociaux, elle se définit volontiers comme « libérale, féministe, européenne ». Sa carrière politique débute en 2002, juste après la présidentielle qui aura vu Jean-Marie Le Pen accéder au second tour. Aurore Bergé souhaite faire de son engagement un rempart face à la menace du Front national. Elle sera finalement de ces politiques qui doivent leurs mandats aux « castors » – ceux qui ne mettent un bulletin dans l’urne que pour faire barrage à l’extrême droite, quelque soit le candidat qu’ils élisent. ÉQUILIBRISME ET COMMUNICATION

Aurore Bergé débute donc à l’UMP, tout juste créée pour rassembler la droite et le centre. Entre 2005 et 2008, elle sera responsable des

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Jeunes populaires des Yvelines. Mais aujourd’hui, dans ce département, le nom d’Aurore Bergé laisse un goût amer à ses anciens camarades. « Nous ne souhaitons pas nous prononcer sur ce sujet. Merci de votre compréhension. » Voilà la seule réponse à nos sollicitations que nous obtiendrons de la part des Jeunes républicains du 78. À droite de l’échiquier politique, Aurore Bergé perturbe et agace. D’abord par sa personnalité, sa manière de faire de la politique. Nous y reviendrons. À trente ans, elle est élue députée sous la bannière de La République en marche (LREM) dans la 10e circonscription des Yvelines où elle déloge le candidat sortant du Parti chrétien-démocrate Jean-Frédéric Poisson, qu’elle avait pourtant soutenu un temps. Après avoir tracté pour l’ancien candidat à la primaire de Les Républicains, elle est devenue porte-parole du groupe LREM à l’Assemblée. Un exercice d’équilibriste, accompagné d’une communication redoutable, dans lequel elle excelle. Et il faut dire que la communication, elle connaît. Après Sciences-Po Paris, elle travaille pour l’agence qui organise les meetings de Nicolas Sarkozy, en 2012. Et si,

officiellement, elle quitte la com pour les bancs du Palais-Bourbon, dans les faits, ça n’est que pour mieux servir à la presse la doxa macroniste – qu’elle a désormais fait sienne. De 2012 à 2017, elle vit avec le député socialiste Nicolas Bays. Pour l’anecdote, leurs témoins de mariage furent Pierre Moscovici et Roselyne Bachelot. Un détail qui en dit long sur sa faculté à brouiller les pistes politiques. Mais, fort heureusement, ce n’est pas sa vie privée qui dérange. TROP À GAUCHE POUR LA DROITE, ET VICE VERSA

À droite, nombreux sont ceux qui lui ont reproché ses positions en faveur du « mariage pour tous ». « Je me fous complètement d’avoir accrédité la thèse “UMPS” en soutenant cette loi », déclare-t-elle à L’Obs en 2016. Elle milite également pour le droit du sol ou l’égalité entre les femmes et les hommes, le genre de combat qui attire les « grands esprits » : en 2016, un de ses collègues LR du conseil de la communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines lui lance : « J’ai envie de te faire une Baupin ».


PORTRAIT DE POUVOIR

Si, officiellement, elle quitte la com pour les bancs du Palais-Bourbon, dans les faits, ça n’est que pour mieux servir à la presse la doxa macroniste – qu’elle a désormais fait sienne. Un des déclics de son ralliement à Emmanuel Macron aurait été la proposition du candidat François Fillon de revenir sur le mariage homosexuel, mais aussi le fait d’avoir « prétendu à l’exemplarité, s’être revendiqué de l’exemple du général de Gaulle pour finir aujourd’hui par se justifier de pratiques indéfendables d’un point de vue moral et éthique », écrit-elle dans une tribune publiée par L’Obs. Elle qui incarnait la relève de la droite finira donc à LREM. Les centristes ont retrouvé un bercail, « l’UMPS » est devenu une réalité. La droite 2017/2018, elle, dérive trop à droite pour eux. Aurore Bergé est libérale avant tout. Un député LREM nous raconte, en off, une anecdote à propos de sa porteparole : « J’ai croisé Brice Hortefeux, il m’a dit de Rachida Dati – c’était amusant – qu’il avait du respect pour elle, mais il m’a fait comprendre qu’il y a une seule personne dans toute sa carrière politique qui le met hors de lui, c’est Aurore Bergé ». Pour autant, Aurore Bergé n’aurait jamais pu trouver refuge à gauche. Elle qui reproche à Lionel Jospin les 35 heures, une réforme trop « clivante ». Et puis, comment plaire à la gauche quand on a pour « source

d’inspiration » Margaret Thatcher, qui « incarne le courage politique et de méritocratie », comme elle le déclarait à BFMTV en 2014 ? SAUTE-MOUTON ÉLECTORAL

« Tout le monde connaît son parcours politique, dont on cherche un peu la colonne vertébrale », continue notre député en off. Il est vrai qu’Aurore Bergé est très régulièrement raillée pour ses infidélités politiques. La plupart du temps, elle fera de mauvais paris qui lui vaudront l’étiquette de chat noir. Et l’experte en grand écart n’en est pas à son premier essai. À la présidentielle de 2007, elle soutient Nicolas Sarkozy. Aux régionales de 2010, elle soutient Valérie Pécresse. À la présidentielle de 2012, elle soutient Nicolas Sarkozy. Pour la présidence de l’UMP de 2012, elle soutient François Fillon, ce qui ne l’empêchera pas d’être conseillère politique au parti dès janvier 2013, sous la présidence de Jean-François Copé. Pour la présidence de l’UMP de 2014, elle soutient Nicolas Sarkozy. Aux municipales de 2014, elle soutient Nathalie Kosciusko-Morizet. Aux

régionales de 2015, elle soutient à nouveau Valérie Pécresse. Pour la primaire de la droite et du centre de 2016, elle soutient NKM au premier tour, puis Alain Juppé au second. En janvier 2017, elle participe au lancement de « Droitelib », « un mouvement pro-Fillon et anti-Macron » fondé par Virginie Calmels, ralliement qu’elle niera par la suite. Enfin, à la présidentielle de 2017, la « juppéiste » soutient Emmanuel Macron à partir du mois de février. Mais ce n’est pas la girouette qui tourne… Dans les pages de Libération, en février dernier, Aurore Bergé ose : « Je n’ai jamais prêté allégeance à personne, et ce n’est pas prévu. J’essaye d’être cohérente par rapport aux idées que je défends ». Elle est comme ça depuis Sciences-Po, Aurore Bergé : elle aime se montrer entourée d’hommes et de femmes politiques qui comptent, à la manière de ces fans qui courent les selfies avec leurs idoles. « Je ne suis pas sûr qu’elle serve tant les intérêts de la majorité, déplore un de ses camarades LREM. Bien au contraire, elle incarne l’image de ce que les gens ne comprennent pas, ne veulent pas voir, quelqu’un hors-sol, trop propre

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PORTRAIT DE POUVOIR

sur elle dans son attitude, qui ânonne et répète sans prise de distance. Dans ma circonscription, ça ne me sert absolument pas. C’est un peu l’antithèse de LREM, l’ancien monde, ces gens opportunistes, qui tournent en boucle sur les médias, qui ne créent pas de résonnance avec la France. » ACHARNÉE DE LA POLITIQUE

Elle est comme ça depuis Sciences-Po : elle aime se montrer entourée d’hommes et de femmes politiques qui comptent, à la manière de ces fans qui courent les selfies avec leurs idoles.

Il serait aisé de tirer le portrait d’Aurore Bergé en ne retenant que son sens de l’ambition. Si elle n’a ni la stature d’une Simone Veil ou d’une Christiane Taubira, elle a la politique dans le sang. Depuis ses débuts à l’UMP, elle tracte, elle colle des affiches, elle va de meeting en réunion. Elle aime le débat, la confrontation d’idées. Elle ne vit que pour la politique. « Quand on a rendez-vous à sept heures dans une gare pour interpeller les gens, si on n’a pas envie de se retrouver, on ne tient pas. La notion de plaisir est importante », raconte-t-elle au Figaro, en 2012. À l’instar de son premier mentor, Nicolas Sarkozy, elle n’est pas là pour se faire des amis. Ainsi, il n’est pas étonnant de la voir appeler des journalistes pour les aider à creuser une polémique qui s’empare d’un de ses concurrents au parti. Aurore Bergé, c’est aussi un mental à toute épreuve. Sa petite carrière politique n’a pas été souvent couronnée de succès. Et c’est peu dire qu’elle a connu des revers et des échecs. En 2008, elle se présente à la présidence des Jeunes populaires, faisant figure de favorite face au

président sortant, Benjamin Lancar. Elle finit par retirer sa candidature pour le rallier, sous pression de l’UMP. Quelques semaines plus tard, aux municipales à Versailles, elle est sur la liste UMP. Ils perdent. En 2010, rebelote à la présidence des Jeunes populaires, défaite par Benjamin Lancar. Puis, aux régionales de la même année, elle figure sur la liste de Valérie Pécresse, trop loin pour obtenir un siège. Enfin, en 2014, lors des municipales à Magny-les-Hameaux (Yvelines), Aurore Bergé, la candidate UMP-UDI, perd face au maire socialiste sortant mais siège dans l’opposition. Elle devient également conseillère de l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines. Première victoire, dans la défaite. Ce n’est qu’aux législatives de 2017 qu’elle gagne face à Jean-Frédéric Poisson. Elle aura obtenu le soutien d’Alain Juppé et de Nicolas Hulot, entre autres. Ce qui ne te tue pas te rend plus fort : Aurore Bergé a fait sien cet adage. TROLLING PARLEMENTAIRE

Sur les réseaux sociaux, Aurore Bergé est une « killeuse ». Auprès de ses 37 000 followers sur Twitter, elle n’hésite jamais à régler ses comptes en temps réel. Sa cible favorite ? La France insoumise. Durant l’été 2017, Alexis Corbière nous confiera : « Qu’elle arrête de nous harceler ! » À cette époque, Aurore Bergé n’a qu’un mot à la bouche : Venezuela. Dès qu’un

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Aurore Bergé, c’est aussi un mental à toute épreuve. Sa petite carrière politique n’a pas été souvent couronnée de succès. Et c’est peu dire qu’elle a connu des revers et des échecs.

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article de presse en parle, elle demande des comptes aux députés LFI, comme s’ils étaient des élus chavistes. Et quand Alexis Corbière la renvoie à ses expériences professionnelles passées auprès du Qatar, la macroniste hurle à la diffamation. Autre fait d’armes via Twitter, en novembre 2017. Gérard Filoche vient d’être exclu du PS pour un retweet jugé antisémite. Aurore Bergé déterre alors un tweet de 2014 où Jean-Luc Mélenchon propose « l’asile politique » au socialiste, et le commente comme si le chef de file des Insoumis venait juste de le poster. Prise en flagrant délit de fake news, Aurore Bergé s’excusera en ces termes : « La difficulté c’est que la France insoumise, par certaines amitiés ou accointances, par exemple avec le Parti des Indigènes de la République, eh bien à un moment, ça m’a paru crédible ». Aurore Bergé se présente comme une politique moderne, experte en matière de com, de com, et de com. En avril dernier, alors que certains députés LREM annoncent leurs

désaccords avec le projet de loi Asile et immigration, Aurore Bergé déclare au JDD : « Ce texte a révélé des fragilités dans la majorité, des gens émotionnellement fragiles qui manquent de maturité politique ». D’autant plus osé que sur ce texte de loi, Aurore Bergé s’amusait à faire l’amalgame entre gauche radicale et extrême droite, là où Marine Le Pen et ses sbires applaudissaient la majorité, lui demandant simplement d’aller plus loin. Depuis, la députée LREM a démenti ces propos, enfin, presque tous. « Elle a juste assumé que nous étions en mal d’hypermédiatisation, tient à souligner son collègue député LREM François-Michel Lambert. C’est un peu l’alcoolique qui se moque du buveur mondain. » De son côté, JeanMichel Clément, le seul député de la majorité à avoir voté contre ce texte de loi (ce qui l’a conduit à quitter le groupe LREM), a vivement réagi via Twitter : « L’immaturité érigée en porte-parolat. C’est pas l’Aurore, c’est le crépuscule. » Belle définition. ■ loïc le clerc


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LALIZOLLE, TERROIR D’ACCUEIL Gilles Trapenard, maire de Lalizolle dans l’Allier, accueille dans sa petite commune une vingtaine de réfugiés politiques. Une initiative personnelle qui profite à la fois aux familles hébergées et à la collectivité. texte loïc le clerc, photos julie bourges pour regards

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REPORTAGE


G

Gilles Trapenard, soixante-huit ans, a commencé son premier mandat en 2014, à Lalizolle, quatre cents habitants, commune de l’Allier (Auvergne) située à trois quart d’heures minutes de Vichy. Il se dit lui-même « sans étiquette, plutôt de droite, quoique… ». Dans son bureau est affiché un appel aux urnes de son grandpère, conseiller général « républicain-socialiste ». « Je ne suis pas un politicien, je ne recherche que le bien de mon canton, sans autre arrière-pensée », peut-on y lire. Mais si la politique semble une affaire de famille, c’est bien Gilles Trapenard seul qui a décidé, en décembre 2017, d’accueillir plusieurs familles de réfugiés dans son village. À cette époque, il veut faire d’une pierre deux coups. Son école étant menacée de fermeture, il a cette idée : faire venir des réfugiés. Sauver des vies, sauver son village. Il contacte directement l’opérateur Viltaïs, financé par un fonds européen, le FAMI, qui dépend du ministère de l’Intérieur et qui travaille à la venue de réfugiés dans le département. Gilles Trapenard souligne que la préfecture, elle, « était contre la venue de ces réfugiés ». L’Allier est le département qui accueille le plus de réfugiés en France, proportionnellement à son nombre d’habitants – Île-de-France mise à part. En quelques jours à peine, l’opération est bouclée : Lalizolle sera une terre d’accueil pour quatre familles. Vingt-et-une personnes originaires du Mali, de Centrafrique et de Côte-d’Ivoire. Elles seront réparties dans trois logements appartenant à la municipalité. Pour les plus jeunes, pas même âgés de dix ans, la vie se résume à l’exil et aux camps de réfugiés. Les pères ne sont pas tous là, parfois morts, tués dans des guerres civiles, fratricides. Impossible d’imaginer l’horreur qu’ont vécue ces familles avant d’arriver en France. La guerre, la faim, la mort.

SANS PRÉVENIR PERSONNE

C’est le HCR (Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés) qui les a identifiés à Niamey, capitale du Niger, les considérant comme des personnes vulnérables. En relation avec l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), ils ont alors

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la possibilité de venir en France en tant que réfugiés politiques. Une procédure longue, au cas par cas. Le HCR estime à plus de 90 000 le nombre de personnes pouvant prétendre à ce programme au Tchad et au Niger. Ils ne seront que 3 000 à venir en France en 2018 et 2019. « Eux, ils ont touché le loto quand on leur a dit qu’ils venaient en France », lance Gilles Trapenard. Gilles Trapenard a beau être fier de sa décision, il n’a prévenu personne de son plan. Ni la presse, ni ses administrés, pas même ses élus. Et quand il en a parlé à son premier adjoint, Maurice Deschamps, un fillonniste convaincu, celui-ci s’est empressé de lui faire part de son hostilité. Et après une nuit de réflexion et d’insomnie, il finit par lâcher : « Gilles, c’est toi qui as raison, faisons-le ! » Viltaïs était sur la même longueur d’ondes : agir rapidement pour éviter que des fantasmes ne se créent, que l’extrême droite récupère l’arrivée des migrants. Finalement, les quatre cents âmes de Lalizolle ont été informées. Pas de surprise : « Les irréductibles gueulent, mais certains se réjouissent, notamment l’école », nous raconte l’édile. Ces « irréductibles » vont jusqu’à émettre des menaces de mort à l’encontre des réfugiés, souvent sur le ton de l’ironie, jamais face à eux. Le maire s’en désole, mais ne s’inquiète pas outre mesure. Il fait un constat sans appel : Lalizolle est passée en quelques décennies de 60 % de votes communistes et 30 % de socialistes à près de 50 % de votes frontistes. À la dernière présidentielle, Marine Le Pen est arrivée en tête du premier tour avec 25 % des voix. C’est dans ce contexte que, le 18 janvier 2018, débarque la vingtaine de réfugiés.

SAS DE DÉCOMPRESSION

À leur arrivée, ils sont fatigués du voyage, frigorifiés par moins dix degrés. Les bénévoles de Viltaïs leur ont préparé de quoi manger. Gilles Trapenard, lui, laisse quelques larmes lui échapper. « Je suis ému », sourit-il. Le maire a beaucoup d’espoir pour sa commune. Huit enfants viendront se joindre aux vingttrois élèves de l’école. Trois autres iront au collège


Gilles Trapenard, maire de Lalizolle

Sabiratou Abdoulaye, vingt-cinq ans, deux enfants Sabiratou est née à Ansongo, commune de 30 000 habitants située au Mali. En 2012, elle quitte son pays « à cause de la guerre, des terroristes qui sont venus tuer, brûler, imposer leur loi islamique ». Sabiratou est musulmane, mais entre le voile intégral et le lycée, elle a fait son choix. Elle fuit le jour où l’établissement est détruit. Elle est alors en terminale. Arrivée au Niger, elle commence des études d’infirmière. C’est là qu’elle rencontre le père de ses enfants. Ils en auront deux en 2014 et 2015. Si c’est le HCR qui la prend en charge afin de la faire venir en France, la procédure est très longue. Ils n’apprendront qu’en janvier 2018 leur départ imminent pour la France. Aujourd’hui, Sabiratou espère pouvoir reprendre ses études d’infirmière. Et, si tout va bien, elle veut rester en France, pour elle mais surtout pour ses enfants.


Marie-Thérèse Tano et Eugène Djollo, quarante-et-un et quarante-huit ans, cinq enfants Tous deux sont Ivoiriens. Jamais ils n’auraient pensé que leur pays puisse sombrer ainsi dans la guerre civile. Fin 2010 a lieu l’élection présidentielle. Le président sortant Laurent Gbagbo perd face à Alassane Ouattara, la guerre civile est proche. Devant le bureau de vote, des militaires ordonnent à Marie-Thérèse de voter pour leur candidat. Elle refuse et rétorque : « Je préfère ne pas voter que voter de force ». Sa mère est abattue sous ses yeux, puis elle est battue à coups de crosse de fusil et enfin violée. Elle n’a pas d’autre choix que de fuir avec ses trois enfants et marche, des jours durant, à travers champs. Mais la guerre la rattrape. Elle arrive alors au Burkina Faso, mais ici non plus, elle n’est pas la bienvenue. Elle fuit encore.

Près de deux semaines et 2 000 kilomètres plus tard, elle arrive au Niger, dans un état de « folie », selon ses propres mots. Le Togolais qui l’héberge elle et ses enfants appelle alors Eugène, pour qu’il prenne soin de sa « sœur ». Eugène a lui aussi fui son pays en passant par la Lybie. MarieThérèse est hospitalisée plusieurs semaines. Elle est enceinte de son bourreau ivoirien. Eugène aura l’humanité de reconnaître l’enfant comme le sien. Ils en auront un cinquième ensemble. Finalement, le HCR les repère. Marie-Thérèse et Eugène n’en avaient jamais entendu parler. Ils vont quelque temps vivre à l’intérieur du camp de réfugiés, à Niamey, mais les conditions de vie sont pires qu’en dehors. Ils vivront alors comme ils peuvent, jusqu’à la délivrance début 2018. Eugène pesait quarante-huit kilos à son arrivée en France. Trois mois plus tard, il en pèse déjà soixante-quatre. Pas question de rentrer en Côte-d’Ivoire, à moins que le régime politique ne change, que la guerre civile cesse et que les cauchemars disparaissent. Et encore…


REPORTAGE

du coin. Lalizolle, c’est une Poste, une épicerie et une école. « C’est rare », pour une si petite ville, commente le maire. Ce programme d’accueil est temporaire : Lalizolle a en quelque sorte la fonction d’un sas de décompression. Les réfugiés resteront au maximum quatre mois avant que d’autres familles n’arrivent. Pendant ces seize semaines, ils devront apprendre le français, si besoin, inscrire les enfants à l’école, se familiariser avec l’administration française, faire valoir des équivalences de diplôme, chercher une formation professionnelle, un emploi et un logement stable. Le tout, bien évidemment, épaulés par Viltaïs. Après ces quatre mois, l’organisme continue de suivre les familles ailleurs en Allier où, pendant huit mois, est alors mis en place un bail glissant, afin de rendre ces familles autonomes, petit à petit. À terme, elles auront un logement durable et, dans le meilleur des cas, un emploi. « Emploi que la plupart des Français n’acceptent pas, tient à préciser Gilles Trapenard. Eux, dès que vous leur proposez quelque chose, ils sont partants. » Pour Jean-Philippe Morel, chef de service de Viltaïs, ce genre de programme d’accueil est « facile, il n’y a jamais eu de souci ». Il nous explique que les seules réelles difficultés, ce sont celles de la ruralité vis-à-vis de l’emploi, de la mobilité. D’autant que, dans leurs pays d’origine, la plupart des réfugiés ne vivaient pas dans d’aussi petites communes.

INTÉGRER SANS DÉSINTÉGRER

Viltaïs se donne aussi la mission de respecter la culture d’origine des réfugiés. Mais pour y parvenir, il faut que les municipalités acceptent d’accueillir plus de deux familles. « L’intérêt d’implanter quatre, six familles, c’est de créer un équilibre entre la culture d’origine et la ghettoïsation », explique Jean-Philippe Morel. À Lalizolle, Viltaïs loue les logements à la mairie après s’être occupé de les rénover, de les équiper, d’acheter tout le nécessaire de base – des meubles (vendus par Emmaüs) aux vêtements, en passant par la mousse à raser. Il y a également eu beaucoup de dons de la part

Le maire a beaucoup d’espoir pour sa commune. Huit enfants viendront se joindre aux vingt-trois élèves de l’école. Trois autres iront au collège du coin.

des habitants de Lalizolle. Tout était fin prêt pour qu’à leur arrivée, les réfugiés n’éprouvent pas de difficultés matérielles. Trois mois plus tard, mis à part la nourriture, pour laquelle il faut s’habituer à manger des pâtes, « comme les Français », le premier bilan est « un succès total, au-delà de nos espérances », constate Gilles Trapenard. Une famille a déjà quitté Lalizolle, une autre est arrivée : deux Soudanaises et leurs enfants. Une autre famille ne devrait pas tarder et Viltaïs lui prépare un logement dans le village, juste au-dessus de l’épicerie. Pour les autres, le « sas » fait son office. Eugène et Marie-Laure racontent le plaisir qu’ils éprouvent à simplement faire des promenades et contempler une nature plus luxuriante que dans leurs pays d’origine. Mais le calme a ses limites. À Lalizolle, l’ennui est familier, il y a peu d’activités à part la zumba du lundi soir – à plus forte raison quand on doit compter sur Viltaïs pour se déplacer vers les communes environnantes. « Nous ne sommes pas autonomes pour aller à la pharmacie ou faire les courses », explique Sabiratou. Elle rêve de la ville, la grande : Paris ! Si elle le dit en riant, il y a bien une pointe de vérité. Tiffany Gastal, conseillère en économie sociale et

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Trois mois après l’arrivée des réfugiés, mis à part la nourriture, pour laquelle il faut s’habituer à manger des pâtes, « comme les Français », le premier bilan est « un succès total, au-delà de nos espérances », constate Gilles Trapenard. familiale pour Viltaïs, à temps plein à Lalizolle, insiste sur le fait qu’elle travaille beaucoup sur l’autonomie avec les réfugiés, et rappelle : « C’est un service qui vient d’être monté, il y a forcément des choses qui doivent se mettre en place petit à petit ». Viltaïs est en train de mettre en place un système de taxis pour améliorer les déplacements. Tous espèrent cependant être relogés bientôt dans une plus grande ville.

MONTAGNES RUSSES ÉMOTIONNELLES

Les « irréductibles », on ne les entend plus. Jean-Philippe Morel témoigne avoir vu « le plus raciste de tous en train de papoter avec les gamins deux jours après leur arrivée ». À l’épicerie, on constate que les habitants de Lalizolle sont plutôt rassurés. Presque fiers d’appartenir à une ville qui a fait le choix de la solidarité. Au sein de la communauté scolaire, en revanche, on est tout de même un peu amer. Si l’accueil des enfants réfugiés n’a posé aucune problème – les enfants de Lalizolle y ont été préparés et tout s’est bien passé – plusieurs critiques ont été formulées. À commencer par la barrière de la langue, pénalisante pour se faire comprendre, et entendre, tous les enfants n’étant pas francophones. Mais le maire est confiant : « Comme tous les enfants du monde, ce sont des éponges, dans un mois, ils vont parler français ».

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Aussi, il n’y a que deux enseignants dans cette école de bientôt trente-huit élèves dont douze réfugiés, et ils doivent déjà composer avec des classes à plusieurs niveaux. Un renfort serait nécessaire mais « l’Éducation nationale nous a fait des promesses qu’elle n’a jamais tenues », s’agace Gilles Trapenard. Enfin, avec ce roulement des familles tous les quatre mois, les enfants, réfugiés ou non, font face à des montagnes russes émotionnelles entre l’accueil et l’au revoir. « Nous, on aimerait plus, mais il s’agit d’un temps de réadaptation, de soin du traumatisme et d’intégration », continue l’édile. Il reconnaît que, d’un point de vue pédagogique, il serait mieux d’avoir les enfants toute une année scolaire. Jean-Philippe Morel nous explique de son côté que le programme de Lalizolle est établi pour trois ans, renouvelable, et que Viltaïs est « partant pour une très longue durée ». Un horizon partagé avec Gilles Trapenard, malgré les oppositions diverses. Il s’amuse : « Il y a des gens qui ont un certain respect pour l’ordre établi. Moi, je suis un peu anarchiste, j’en n’ai rien à faire ! ». Une expérience prometteuse qui mériterait sans doute d’être généralisée. Voire banalisée. Loin des choix politiques faits au niveau national. ■ loïc le clerc


REPORTAGE

Marie-Laure Diagbré, quarante-deux ans, deux enfants Marie-Laure est ivoirienne, comme ses deux enfants de treize et huit ans. « Pendant plusieurs années, il y a eu des conflits en Côted’Ivoire, raconte-t-elle. Cela nous a poussé à sortir du pays. C’était sauve-qui-peut, chacun cherchait un pays où partir. » Pour Marie-Laure aussi, le Niger est la destination choisie pour fuir la politique et la guerre. Pour cela, elle passe par le Ghana et le Togo. « Le Niger est un pays vraiment pauvre, mais on n’avait pas entendu parler de guerre làbas », résume Marie-Laure. La paix. Elle ne demande rien de plus. Au Niger, elle cherche des petits boulots, serveuse par exemple, pour manger un peu chaque jour. Le logement n’est pas chose facile, ses enfants sont dispersés chez plusieurs connaissances. Chrétienne, elle subit des pressions d’islamistes nigériens, comme ses enfants à qui on veut imposer l’islam à coups de bâton. Les années passant, il devient de plus en plus difficile de vivre ce quotidien. « Je ne savais pas que, quand tu fuis ton pays, tu es un réfugié ». Alors, quand elle apprend l’existence du HCR, « c’est comme quand tu n’as plus d’espoir, et que l’espoir vient ». Elle pense pouvoir avoir un peu d’argent, mais ne réalise pas ce qui l’attend : un départ pour la France. « On est sauvé ! » Depuis janvier 2018, à Lalizolle, elle vit en colocation avec Sabiratou, musulmane. La paix, enfin.


LUCIEN SÈVE

« NOUS VIVONS L’ENTRÉE HISTORIQUE DU CAPITALISME EN PHASE TERMINALE »

Le bicentenaire de la naissance de Marx, la sortie de Capitalexit ou catastrophe… de bons prétextes pour un entretien, rare, avec le philosophe Lucien Sève. Il nous ouvre son appartement à Bagneux pour revenir sur son parcours intellectuel et politique. propos recueillis par catherine tricot

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GRAND ENTRETIEN

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regards.

Comment situez-vous la présence de Marx aujourd’hui ? lucien sève.

En vraie hausse, par-delà l’effet de mode. Marx était tombé dans un puits d’indifférence avec la vague néolibérale qui a déferlé depuis les années soixante-dix. Pendant trente ans, le travail que nous avons poursuivi en ce domaine s’est fait dans la soute. Inaudible. Mais la grande crise financière de 2007-2008 a remis en lumière sa critique du capitalisme. Des milieux financiers même est venue l’idée que ce qu’il avait montré dans Le Capital gardait une pertinence. Et, dans la foulée, on a vu commencer à remonter l’audience du Marx penseur de bien des questions majeures. Par exemple, de l’aliénation, telle du moins qu’il la concevait dans sa jeunesse et que s’y intéresse toujours l’École de Francfort. En 2014, il est enfin mis pour la première fois au programme des épreuves écrites de l’agrégation de philosophie, reconnaissance majeure. Nombre d’objections traditionnelles s’effondrent – par exemple l’accusation de productivisme, alors que les textes montrent à l’op-

LUCIEN SÈVE

est philosophe. Il a notamment publié Marxisme et théorie de la personnalité en 1969, livre traduit en vingt langues, et nombre d’autres ouvrages dont Qu’est-ce que la personne humaine ? Bioéthique et démocratie (2006) et trois gros volumes de sa tétralogie Penser avec Marx aujourd’hui : Marx et nous, L’homme ?, La philosophie ? (le quatrième tome, Le communisme ?, est en préparation). En 2018, il a publié avec son fils Jean Sève Capitalexit ou catastrophe, et sa Correspondance avec Louis Althusser. En sa quatre-vingt-douzième année, il continue de travailler spécialement sur la biographie, la dialectique et le communisme.

posé, en lui, un pionnier du souci écologique1. Dans Le Capital, il montre comment le capitalisme « épuise à la fois la terre et le travailleur ». Nous sommes dans une nouvelle appropriation d’une œuvre où il y a encore beaucoup à découvrir. Et c’est un heureux fait nouveau que le retentissement de son bicentenaire dans la jeunesse états-unienne… regards. Et vous, quel jeune homme étiez-vous ? Comment êtes-vous devenu « marxiste » ? lucien sève.

Par la politique. En sept ans d’études philosophiques, on ne m’avait presque pas parlé de Marx. J’ai passé l’agrégation en 1949 sans le connaître. En khâgne, j’étais sartrien. À Normale Sup, où Althusser fut nommé en 1948 « caïman », c’est-à-dire préparateur des agrégatifs de philo, lui-même n’était encore qu’un marxiste débutant… Il nous parlait surtout de Bachelard. C’est l’énorme audience qu’avait alors le Parti communiste à la rue d’Ulm même qui m’a fait évoluer. Reçu en bon rang à l’agrégation, on me nomme au lycée français de Bruxelles. L’ambassade m’organise un cycle de conférences pour faire valoir la culture française, mais je suis en train de passer de Sartre à Marx, comme je l’explique à un public très bourgeois, au plus fort de la guerre froide... Malgré les mises en garde, je vais jusqu’au bout, je termine le cycle en disant : « Entre Sartre et Marx, notre choix est fait ». C’est comme si j’avais lancé une boule puante. Convoqué le lendemain même par l’ambassadeur, je suis brutalement révoqué, pour pur délit d’opinion. Alors j’adhère au Parti communiste. Le Marx auquel je suis venu d’abord n’est pas le philosophe, mais le communiste. regards. Vous n’aviez pas encore croisé les communistes ? lucien sève.

Si, mais j’étais repoussé autant qu’attiré par ce que je voyais du parti, le stalinisme dans sa

1. Cf. John Bellamy Foster, Marx écologiste, éd. Amsterdam, 2011.

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GRAND ENTRETIEN

« Le communisme de Marx est en même temps et au même degré un individuellisme : il ne peut y avoir émancipation du genre humain qui ne soit en même temps celle de tous les individus. » caricature estudiantine. Mais ma révocation scandaleuse ne me laissait pas le choix. On ne sait plus ce qu’a été la répression anticommuniste des années 50. Féroce. Envoyé en punition dans une petite ville de province, j’ai frôlé la radiation de l’Éducation nationale, à laquelle je n’ai échappé qu’en résiliant mon sursis d’incorporation militaire. Mais on m’a expédié dans un régiment ex-disciplinaire en Algérie…Et c’est là que j’ai lu avec un soin extrême Le Capital (Lucien Sève va chercher ses notes de lecture d’alors, quatrevingt pages d’écriture fine avec lignes numérotées). regards.

C’est la révélation ?

lucien sève.

Très au-delà de ce que j’attendais… Bien sûr, j’ai découvert l’économie politique et sa critique marxienne. Mais bien autre chose aussi : ce que Lénine appelait « la logique du Capital », la dialectique de Hegel profondément retravaillée en sens matérialiste, un vrai trésor de pensée. Dès ce moment, je deviens un enthousiaste de la dialectique, ce que je suis toujours. Et je dois dire qu’une de mes stupéfactions est de constater combien peu de marxistes et

plus largement d’intellectuels y portent attention… Mais ce n’est pas tout. La seconde découverte fut plus bouleversante encore, et plus intime. Travaillé par des interrogations juvéniles sur le sens de la vie, je découvre en Marx un penseur qui entend ces questions et y offre une réponse puissamment neuve pour moi. Je découvre un Marx grand penseur de l’individualité, justement parce que grand penseur de la société – chose qui reste à mes yeux encore bien trop peu vue aujourd’hui. C’est de cette lecture-choc qu’est né Marxisme et théorie de la personnalité. Plus tard seulement, j’ai aussi découvert à quel point ce souci de l’individu marque tout le communisme marxien. Dans le Livre I du Capital, il écrit que le communisme est (c’est-à-dire doit être) « une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu ». Vue cruciale, qui fait corps avec la socialisation, et que le drame du communisme historique est d’avoir entièrement méconnue. Le stalinisme – par là, j’entends bien plus que ce qu’a fait Staline lui-même – a été à l’antipode, et par là a fait un tort incalculable à Marx. Il ne faut pas hésiter à dire que le communisme de Marx est en même temps et au même degré un individuellisme : il ne peut y avoir émancipation du genre humain qui ne soit en même temps celle de tous les individus. Point absolument capital pour ce qui est de nos tâches en ce XXIe siècle. regards. Vous disiez que, jeune homme, vous étiez sartrien… Finalement, dans votre façon d’être, il y a une continuité avec Sartre, pour qui il n’est de liberté que celle d’un sujet ? lucien sève.

(rires) Oui, il y a du vrai ! Ce qui veut dire que mon communisme n’a pas trahi mes choix d’adolescent… Mais ce que Marx m’a appris, c’est que pour changer la vie, il est indispensable de transformer le monde, de sorte que le libre développement de chacun renvoie à beaucoup plus que la liberté du sujet sartrien… La grande erreur, n’est-ce pas justement d’opposer liberté individuelle et objectivité sociale ?

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C’est en s’appropriant ce « monde de l’homme », sans cesse sécrété par l’humanité en dehors des individus, que chacun s’hominise en acquérant les moyens de sa liberté. Ce que dit la sixième thèse de Marx sur Feuerbach : l’essence humaine – ce qui fait de nous les humains que nous sommes – n’est autre que « l’ensemble des rapports sociaux », intériorisés en des personnalités autonomes. Plus tard, j’ai découvert que cette thèse était la cheville ouvrière d’une œuvre psychologique superbe, celle du grand psychologue soviétique Lev Vygotski2. Voilà qui définit un matérialisme à l’opposé du mécanisme sommaire auquel plus d’un socialiste réduisait la pensée marxienne dans les années 1870, qui faisait dire à Marx « je ne suis pas marxiste », et à quoi Jaurès n’avait pas tort de se refuser. regards.

Aujourd’hui, on peut dire que cet impensé de l’individualité est devenu un problème politique essentiel et pratique. Le PCF n’est pas seul concerné… lucien sève.

On est même là au cœur de l’obsolescence de la forme-parti, avec sa foncière verticalité de pouvoir. Comment peut-on faire avancer l’émancipation sociale générale avec une organisation dont les acteurs ne peuvent avoir eux-mêmes la maîtrise ? J’ai de plus en plus vécu comme insupportable cette contradiction dans le PCF, surtout à partir du moment où je me suis mis à la combattre du dedans… Il est capital d’inventer enfin un mode d’organisation transformatrice fonctionnant entièrement à la centralité horizontale.

regards. Si l’on s’accorde sur cette idée qu’il n’y a pas d’action politique viable qui ne fasse droit à la personne, à sa créativité, sa temporalité, sa liberté… il faut alors repenser la façon de fabriquer du collectif. Que pensez-vous du travail de

2. Pour une vue d’ensemble de la psychologie vygotskienne, cf. Lev Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, La Dispute, 2014, et la présentation de Lucien Sève.

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Jean-Luc Mélenchon pour reconstruire du commun politique ? lucien sève.

N’étant plus sur le terrain, vu mon grand âge, je ne peux répondre qu’à partir de ce que je lis et vois. Je suis, comme tous, très sensible à ce qu’il a puissamment contribué à relancer, en rendant crédibilité à l’effort transformateur commun. Mais, contradictoirement, il enferme ce mouvement dans une personnalisation outrancière de la décision stratégique. Je crains fort que ce mélange détonant ne soit voué à produire de graves déceptions. Ce qu’il faudrait, au contraire, c’est jouer à fond la carte de la démocratie décisionnelle, qui exige en permanence vrai débat, vraie collectivité de réflexion. C’est difficile, mais c’est vital. L’expérience militante à laquelle participe mon fils Jean à Sarlat est très instructive en ce sens pour lui, et indirectement pour moi. Je le dis un peu brutalement : des chefs, on n’en veut plus.

regards. Il existe une multitude de collectifs plus ou moins formalisés, plus ou moins explicitement politiques, qui prennent des initiatives dans tous les champs de la société. Mais comment leur donner force politique ? lucien sève.

La multitude ne sera une force qu’en se donnant une cohérence, et qu’est-ce qui peut apporter la cohérence, si l’on refuse celle qu’impose l’autoritarisme vertical ? C’est le partage d’une juste vision d’ensemble. Or trop rares encore ceux qui osent se convaincre de cette vérité d’évidence : nous vivons l’entrée historique du capitalisme en phase terminale, la tâche qui domine tout est donc l’invention concrète d’un postcapitalisme. Énorme tâche du XXIe siècle, qui ne s’accomplira pas d’un coup, comme en rêvait la révolution à l’ancienne, mais au contraire par enchaînement cohérent de grandes réformes révolutionnaires. Chaque collectif qui travaille en ce sens est dans le vrai, mais à condition impérative de mettre son objectif particulier à la hauteur de la visée transformatrice générale. C’est ce que le Parti com-


Le Jeune Karl Marx, film réalisé par Raoul Peck, qui a rencontré un certain succès auprès du public, disponible en Dvd et Vod.

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muniste a fait de mieux en son histoire quand, dans le rapport des forces créé à la Libération, il fut le moteur d’avancées majeures comme la Sécurité sociale ou le statut de la fonction publique, que le capital s’acharne depuis trois quarts de siècle à liquider. Le moule n’est pas cassé, à preuve par exemple la loi sur l’IVG ou les acquis de luttes plus récentes. regards.

Et aujourd’hui ?

lucien sève.

C’est à cette stratégie qu’il faut donner puissamment corps, ce qui commence par des luttes d’idées bien plus mordantes et suivies que ce qui se fait aujourd’hui. Il faut disqualifier le capitalisme, système exploiteur désormais insupportablement destructeur de la planète et de l’humanité civilisée. On peut, on doit se proposer de passer à une libre autogestion sociale généralisée, enfin émancipée de

la tyrannie archaïque de l’actionnaire. Et c’est aussi pourquoi il importe d’en finir avec la forme-parti à direction d’en haut, pour développer des réseaux de collectifs à centralisation horizontale, lieux de formation en nombre de citoyens responsables d’un communisme réinventé. Jaurès disait en 1901 : « Le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement ». regards.

Cela fait deux fois que vous citez Jau-

rès…

lucien sève.

Marx authentiquement compris, Gramsci et Jaurès de même, je pense que c’est un excellent bagage pour qui veut aujourd’hui changer la vie et révolutionner le monde… ■ propos recueillis

par catherine tricot

cet ete bienvenue dans nos parcs departementaux


GRAND ENTRETIEN

« Il y a de la catastrophe dans l’air » Jean et Lucien Sève viennent de signer ensemble Capitalexit ou catastrophe, un livre sous la forme d’un dialogue entre fils et père. Ils nous répondent, ensemble aussi. regards. Dans la situation française et internationale telle que vous la caractérisez, on peut se dire, à vous lire : alors on est fichus ?

Ce serait très bien qu’on se pose sérieusement la question. Parce que, réellement, il y a de la catastrophe dans l’air. Tout le monde le voit dans l’ordre écologique, trop peu encore le mesurent dans l’ordre anthropologique. L’humanité va pour de bon dans le mur. Il est de la dernière urgence d’en prendre pleine conscience, c’est la condition absolue pour que se développe une réaction collective à la hauteur de l’immense péril. Si cette conscience est enfin prise, et c’est à quoi notre livre veut passionnément contribuer, rien n’est fichu, au contraire même, nous pouvons faire du XXIe siècle ce que Marx appelait « la fin de la préhistoire ». regards. Mais si l’urgence absolue est de changer de système social et politique, et même de civilisation, on peut se sentir désemparé. Quelle est votre proposition stratégique ?

Trois choses. D’abord, le drame des politiques d’aujourd’hui, c’est de voir bien trop petit. Nous ne vivons rien de moins que l’entrée du capitalisme en phase terminale, il faut engager le passage à une société enfin sans classes, une société d’autogestion généralisée, qui mette fin à l’absurdité du pilotage des affaires de tous dans le seul intérêt de quelques-uns. Et ça devient possible à la fois techniquement, à l’ère du numérique, et humainement, à l’heure où se prendre en main devient pour tous la grande aspiration – témoin le formidable mouvement des femmes. Donc, deux : la révolution ? Oui, absolument, mais plus du tout comme hier. La révolution pacifique de la grande majorité imposant

à travers de puissantes batailles d’idées des réformes révolutionnaires créant, conquête après conquête, un rapport des forces de plus en plus favorable. Ce qui bien sûr, trois : exige de faire vivre de nouvelles formes d’organisation politique, passant résolument du pouvoir vertical à la centralisation horizontale. Des chefs, on n’en veut plus, on veut aller au « tous responsables »… regards. Peu de forces politiques trouvent grâce à vos yeux. Alors, quelle alternative ?

On conteste : notre livre n’est pas unilatéral, il n’y a aucune force politique de progrès dont nous ne disions les mérites. Mais, hélas, si l’urgence est ce que nous venons de désigner, aucune non plus n’est à la hauteur. Nous sommes navrés de devoir le constater, à des titres différents, de La France insoumise comme du Parti communiste. Carence de grande perspective dont profite à fond la très préoccupante montée partout de la droite extrême. Et notre dernier entretien avance une réponse alternative… On peut taire les questions fondamentales que nous posons, mais cela ne les résoudra pas. Nous sommes tous au pied du mur. Obligés d’apprendre à sauter, et vite… ■ propos recueillis par catherine tricot

Capitalexit ou catastrophe, éditions La Dispute

Correspondance avec Louis Althusser, éditions Sociales/la Dispute

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LES JOUEURS DE L’ÉQUIPE DE FRANCE

NE SONT ILS FRANÇAIS QUE QUAND ILS GAGNENT ?

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Depuis la victoire de la France lors de la Coupe du monde de football, le 15 juillet 2018, l’identité de l’équipe fait l’objet de questionnements, de blagues voire de déclarations racistes. Des débats tous plus vifs et contradictoires les uns que les autres. Les joueurs presque tous nés en France – ou venus alors qu’ils étaient bébés – étant pour beaucoup africains, nombre de commentateurs et commentatrices

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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ont fait part de leur étonnement quant à l’apparence de cette équipe française majoritairement noire. Le bras de fer le plus médiatisé à ce sujet a opposé l’humoriste Trevor Noah à un représentant de la France. Alors que le présentateur d’une émission américaine, luimême sud-africain, se réjouissait de voir « l’Afrique » remporter le titre tant convoité, il a suscité un tollé qu’il n’aurait pas pu soupçonner. En France, de nombreux commentateurs se sont insurgés de voir « les Bleus » qualifiés « d’Africains ». Les joueurs eux-mêmes, comme Benjamin Mendy, ont légitiment tenu à rappeler leur francité. Et l’on comprend – dans un pays où il est commun de voir des citoyen.ne.s nonblanc.he.s réduits à leurs origines comme s’ils, elles n’étaient pas des Français.e.s à part entière –, l’importance pour des sportifs noirs de s’affirmer comme étant pleinement citoyens. LE DROIT AUX APPARTENANCES MULTIPLES Cette réaction largement relayée sur le plan national s’est matérialisée dans un très officiel courrier

envoyé à Trevor Noah par l’ambassadeur de France aux États-Unis, Gérard Araud, pour contester le qualificatif « d’Africains » associé aux joueurs de l’équipe de France. Dans celui-ci, le diplomate affirmait : « Pour nous, il n’y a pas d’identité à trait d’union, les racines ont une réalité individuelle ». La réponse de Noah, interrogeant : « Pourquoi ne peuvent-ils pas être à la fois Français et Africains ? », mettait à mes yeux de manière très intéressante la philosophie assimilationniste qui caractérise la France. Qu’un ambassadeur de France affirme que la France ne connaît pas les hyphenated identities, ces dénominations identitaires qui permettent d’associer la citoyenneté américaine à une origine directe ou ancestrale (native, latinx, african, asian-american), me semble être la négation de l’existence d’une grande partie de la population. Pourquoi nier la possibilité, pour des Français, de déclarer des appartenances multiples ? Pourquoi ne pas reconnaître cette pluralité qui caractérise la France et qui permet à des joueurs de l’équipe de France, comme Adil Rami, de se réclamer


à la fois de la France et du Maroc, sans que ces identités n’entrent en conflit ? Qu’un Africain exprime sa fierté de voir des joueurs afro-descendants devenir des héros internationaux n’est en aucun cas comparable avec la démarche d’un raciste qui refuse d’admettre que des joueurs noirs puissent être de véritables Français. D’ailleurs, quand Trevor Noah, avec son regard d’Africain vivant aux États-Unis, se réfère à deux reprises aux champions comme étant « devenus » français, il se trompe : ils l’ont toujours été. En France, nombreux.ses sont les Noir.e.s qui sont français.e.s depuis leur naissance. L’HISTOIRE D’UN BRASSAGE Le courrier d’Araud indiquait que l’équipe était le reflet des « origines riches et variées de ces joueurs qui sont le reflet de la diversité de la France », ce que Noah a corrigé en indiquant qu’il s’agissait surtout du reflet du colonialisme français. Car l’histoire de l’immigration en France, depuis les indépendances des colonies, est largement mar-

quée par des vagues issues de territoires anciennement colonisés ou dominés par la France ou d’autres pays européens. Et le brassage de notre équipe nationale ne peut être compris que sous le prisme de cette histoire qui a été engagée par la France dans la violence. « On ne devrait pas attendre une Coupe du monde pour leur donner le sentiment d’être légitimes, ce devrait être un discours porté par nos politiques et notre société », énonce l’ancien footballeur français Lilian Thuram, qui faisait partie de l’équipe mythique ayant remporté la Coupe du monde de 1998. Je dois avouer qu’avant cette année, je n’avais jamais vu si grand nombre de personnes défendre de manière si énergique l’identité française de citoyens noirs. Le football est le terrain d’expression d’un racisme souvent abject, tristement ordinaire, qui prend forme dans une très grande indifférence. J’aimerais entendre ces mêmes voix s’élever lorsque des cris de singes accompagnent les actions de joueurs noirs moins médiatiques sur le terrain. 

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DANS LES PAYS ARABES, LA BD VEUT SORTIR DE SA BULLE

Dans les pays arabophones, des artistes mettent la bande dessinée au service de la liberté d’expression. Évoquant la guerre, la vie quotidienne, la famille ou la mémoire, ils font vivre une contre-culture qui prolonge l’élan des révolutions. par naly gérard

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Ville avoisinant la terre, album de Jorj Abou Mhaja (Liban), éditions Dar Onboz, 2011. Traduction (éd. Alifbata) : « Les immeubles se propagent comme des métastases. Seul le mien s’est volatilisé. La ville se transforme en labyrinthe sans début ni fin. »


A

Au Caire, sur le campus universitaire de Tahrir, à deux pas de la célèbre place, se déroule chaque automne, le festival Cairo Comix consacré à la bande dessinée indépendante. Là, se retrouvent pendant trois jours des artistes et des lecteurs des pays arabes. L’automne dernier, le bédéiste tunisien Seif Eddine Nechi, cofondateur du collectif Lab619 qui édite la revue du même nom, y donnait une conférence, comme le jeune Libyen Abdullah Abdia de la revue Habka, fondée en 2015 à Benghazi et qui compte déjà six numéros sur papier, ainsi que Rawand Issa et Karen Keyrouz, bédéistes libanaises du tout jeune collectif Zeez. Cairo Comix est depuis quatre ans le cœur battant d’un mouvement artistique qui a émergé dans le même élan que les Printemps arabes. Depuis 2011, une quarantaine d’albums ont été publiés (souvent à compte d’auteurs) et une quinzaine de collectifs de bédéistes se sont formés dans une dizaine de pays, du Maroc à l’Irak. Ces artistes autoproduisent des fanzines, publient en ligne ou chez les rares éditeurs intéressés et défrichent un territoire neuf dans les sociétés arabes : la bande dessinée indépendante destinée aux adultes. Les styles, variés, puisent dans le comics américain de Marvel, le manga, l’école « franco-belge » (Tintin, Astérix...), le roman graphique expérimental. Certains adoptent une narration classique tandis que d’autres déconstruisent la case ou s’approprient la veine satirique. La Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, à Angoulême, consacre une exposition à cette « Nouvelle génération » de la bande dessinée arabe. DE LA GÉOPOLITIQUE À L’INTIMITÉ Ces hommes et ces femmes âgés de vingt-cinq à quarante ans ont souvent participé aux manifestations pour la démocratie entre 2011 et 2012, réclamant « du pain, la liberté et la dignité », subissant la répression. Dans leurs bandes dessinées, ils observent,

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témoignent, se racontent, balayant des thèmes très larges, de l’histoire politique à la sphère de l’intime. Ils exercent avant tout leur droit à la liberté d’expression. Commissaire de l’exposition d’Angoulême, la Libanaise Lina Gaibeh, universitaire spécialiste de la bande dessinée, explique : « Ces artistes veulent montrer l’actualité, leur quotidien, leur vie amoureuse. Ils veulent montrer qu’ils sont simplement des humains ». Les jeunes Irakiens du collectif Mesaha veulent « comprendre et explorer la réalité contemporaine et son désordre à travers des dessins satiriques ni trop polis ni trop diplomates », comme ils l’écrivent dans le catalogue La Bande dessinée arabe aujourd’hui. Ils traitent du problème des crimes d’honneur, de l’embrigadement dans l’État Islamique, de la guerre avec les États-Unis. L’auteur-dessinateur marocain Brahim Raïs se positionne, lui, contre la guerre dans son album Les Passants (2011), et dans L’Assaut de Bou-Gafer (2017), il scrute l’histoire d’une bataille coloniale en 1933. Quant à l’Algéroise Nawel Louerrad, elle explore de manière picturale la mémoire, l’identité et l’histoire de son pays depuis l’Indépendance (Les Vêpres algériennes, 2012). Le Syrien Hamid Suleiman, maintenant réfugié en Europe, a signé de son côté, dans un noir et blanc très contrasté, la chronique amère d’un hôpital clandestin sur fond de trahisons et de montée en puissance des islamistes (Freedom Hospital, 2016). Au milieu de la guerre civile syrienne, entre 2012 et 2016, des artistes ont osé publier en ligne des planches et des histoires courtes sur les horreurs de la répression du régime de Bachar El-Assad et du conflit armé, pour réclamer justice. Afin de préserver leur sécurité, ils signaient de manière anonyme sous l’étiquette Comics4Syria. Salam Alhassan, désormais réfugié en Allemagne, fut l’un d’eux. Contacté par téléphone à Berlin, il raconte. « Nous étions des dessinateurs et des caricaturistes fous de bande dessinée, et nous mettions notre espoir dans la révolution. Nous


ENQUÊTE

En haut : Les Passants, album de Brahim Raïs (Maroc), éditions Alberti (Maroc). En bas : L’Assaut de Bou Gafer, album de Brahim Raïs (Maroc), éditions Dalimen (Algérie).


Couvertures de Samandal (2007-2017), Liban.

19/12/2017 10 À gauche : Des couvertures de la revue TokTok, publiée en Egypte depuis 2011. En haut à droite : Couverture de la revue Samandal, publiée au Liban depuis 2007, en arabe, anglais et français. En bas à droite : Couvertures de la revue Skefkef, publiée au Maroc depuis 2013.

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ENQUÊTE

voulions faire connaître cet art et en même temps protester contre la guerre, donner à voir la vérité. Avec une simple page, nous avons tenté de témoigner de ce qui se passait, ou de faire une satire du régime. L’humour permet de parler de sujets très durs. Cela a plu aux gens : Comics4Syria a eu des milliers d’abonnés. » DES FEMMES EN PREMIÈRE LIGNE La majorité de ces auteurs écrivent en arabe local dit vernaculaire. Un choix significatif, selon Georges Khoury, pionnier de la bande dessinée expérimentale au Liban et observateur attentif du renouveau actuel. « Le monde arabe a été marqué par l’idéologie panarabiste totalitaire, rappelle-t-il. Avec des publications en arabe classique. Aujourd’hui, les singularités nationales émergent. Ces jeunes reflètent cette tendance dans leur bande dessinée. Ainsi, en Égypte, leur BD parle l’arabe égyptien, avec un contenu égyptien et un humour propre. Par ailleurs, certains osent aller plus loin que nous ne l’avons fait dans les années 1980 avec les tabous religieux et sexuels. C’est parfois un peu provocateur, mais peut-être que nous avons besoin de provocation ! » Les artistes égyptiens qui publient dans TokTok (quatorze numéros) et dans Garage (deux numéros) se penchent sur la vie trépidante des rues de la capitale, les quartiers populaires, l’absurdité de la bureaucratie. Le fanzine marocain Skefkef parle également de la vie de tous les jours à Casablanca, mais aussi d’expériences autobiographiques, et revisite la mythologie traditionnelle. Ramadan Harcore, webzine marocain, a épinglé entre 2012 et 2014 la tension régnant pendant le ramadan au travers des péripéties de Miloud et Saïd, deux « pieds-nickelés ». Les Tunisiens de Lab619 (sept numéros) s’intéressent à la lutte contre le terrorisme, la religion, la société de consommation, l’homosexualité même. Dans son hors-série sur les migrations, les auteurs ont témoigné de la situation difficile des réfugiés sub-sahariens en Tunisie. Avec leur album, certains artistes prennent le détour du fantastique pour amener une critique politique,

comme le Libanais Jorj Abu Mhaja dans une fable sombre et kafkaïenne superbement dessinée au lavis (Ville avoisinant la terre, 2011). La bédéiste égyptienne Deena Mohamed imagine, elle, un monde proche du nôtre où les souhaits s’achètent et se vendent sur le marché dans l’album Shubeik Lubeik (2017). Très actives, dans les collectifs ou en solo, les femmes bédéistes racontent la révolution, comme le harcèlement sexuel dans l’espace public, les violences domestiques, la maladie aussi. « Les femmes qui osent parler de leur intimité, écrit Lina Gaibeh, sont les mêmes qui descendent manifester dans la rue et qui participent activement au mouvement de transformation du monde arabe. » UN LECTORAT ENCORE RÉDUIT Le lectorat de ces revues et de ces albums est jeune, urbain et plutôt éduqué, mais encore restreint. Dans ces pays, la bande dessinée reste synonyme de loisirs pour la jeunesse. Même en Égypte, au Liban et dans le Maghreb, où les lecteurs goûtent la caricature et le dessin de presse, la bande dessinée n’est guère prise au sérieux. En Algérie, où se tient le Festival international de bande dessinée d’Alger, il reste beaucoup à construire. L’élan donné par le succès, dans les années 1990, de journaux satiriques tels El Manchar (à ne pas confondre avec le webzine du même nom) inspiré de l’esprit Charlie Hebdo, a été brisé par la « décennie noire » qui a vu l’assassinat par les islamistes de plusieurs dessinateurs (Dorbane, Brahim Guerroui, Saïd Mekbe). Aujourd’hui, Salim Zerrouki continue l’humour au vitriol avec son album 100 % Bled ou Comment se débarrasser de nous pour un monde meilleur, qui tourne en dérision les travers de la société maghrébine. Au Maroc, qui possède un cursus de formation à la bande dessinée et un festival, à Tétouan, une première BD pour adultes avait vu le jour en 2001. Abdelaziz Mouride y faisait le récit, sur un ton d’ironie cinglante, des tortures vues et subies en prison où ce militant d’extrême gauche avait été enfermé dans les années 1970 (On affame bien les rats, traduit et publié par

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Ahh.

À gauche : l’affiche du festival Cairo Comix 2017. Le gang des éponges est tombé, histoire courte de Shennawy (Egypte). A lire de droite à gauche. L’aventure d’un gardien de parking qui sauve une jeune captive chinoise des mains d’un mafieux en récupérant son passeport.

AH

Ohhh...

IDIOT !

Tu t’es trompé de maison.

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En bas : Jouha et la poule, histoire courte de Noha Habaeib, cofondatrice de la revue Lab619 (Tunisie). Traduction (éd. Alifbata) : Boom boom boom ! / « Qu’est-ce qui ne va pas mon gars? » « Tire un peu sur ce joint et tout ira mieux ! ».

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À gauche : La recherche de l’utopie, histoire courte de Lena Merhej (Liban), parue dans Samandal, numéro thématique « Topie ». Traduction (éd. Alifbata) : «- Et les personnages de cette utopie sont tous heureux ? -Ben oui ! Puisque c’est une utopie ! » « -Aussi grâce aux recherches scientifiques effectuées dans le domaine de la psychologie et les autres sciences humaines... -...On aura trouvé la solution psychologique à toute notre existence. » « Chaque personne sera saine dans sa tête et s’aimera elle-même, et cet amour se reflétera et se propagera vers les autres. -Vives les recherches scientifiques qui nous ont mené à l’utopie ! »


ENQUÊTE Ne t’attendais pas ce soir.

“Quand on coupe la tête, les veines tarissent.*”

Je suis venu te raisonner.

Ce n’est pas raisonnable de vouloir vaincre la mort.

C’est pour cela que je veux remonter à la source.

Ce n’est pas raisonnable de vouloir lutter pour la vie ?

Ni toi ni personne ne pourrez l’arrêter.

Le criquet noir n’est qu’un serviteur, il reprend ce qui lui revient de droit. Ce n’est qu’une goutte du déluge qui va se déverser.

Tout doit mourir un jour, même cette terre. J’apprécie ton dévouement, mais cette fois tu n’y peux rien. Dès que tu en tues un…

J’irai quand même !

Si tu insistes, je veux bien t’aider à y arriver…

... un autre apparaît.

*

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Proverbe tunisien.

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Point Zéro, histoire courte de Kamal Zakour (Algérie) pour le dessin et Abir Gasmi (Tunisie) pour le scénario, publiée en ligne. A lire de droite à gauche.

(En lui-même.) La frontière entre la vie et la mort.

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NAWEL LOUERRAD • De la violence (Algérie) • 221

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De la violence, histoire courte de Nawel Louerrad (Algérie).

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Ci-contre : Ramadan Hardcore, série publiée en ligne, par Pyroow & Koman (Maroc) qui fait la satire des comportements extrêmes pendant le ramadan. Traduction (éd. Alifbata) : Miloud marche le long de la route, lorsque son ami arrive derrière lui en l’appelant... Miloud est défoncé, complètement à la masse « Milouuuuuuud ! » « Pourquoi tu gueules espèce de ***** ? » « Parce que t’es sourd, gros ***** ! » BAM ! Ils se massacrent l’un l’autre, se rendant coup pour coup. »

La Plage, histoire courte de Rym Mokhtari, publiée en ligne.

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Couverture par Hussein Adel de la revue Mesaha en 2017, publiée en Irak depuis 2015. Traduction (éd. Actes-Sud) : « Je m’appelle Salem, j’ai 26 ans, je bosse sur le pont Al-Sinak et j’aimerai que ça change. » La flèche vers le pigeon : « Membre des services secrets de sécurité de l’Etat ».


ENQUÊTE

Paris Méditerranée, 2010). Une BD poignante qui a « modifié l’idée que les Marocains se faisaient de la bande dessinée », selon Brahim Raïm, joint par mail. Le premier album égyptien pour adultes est apparu il y a dix ans : Metro de Magyd el Shafee, aujourd’hui un pilier du festival Cairo Comix. On y suit le parcours d’un jeune informaticien, parmi la pauvreté et la corruption sous le régime de Hosni Moubarak. Le livre fut interdit, l’auteur et son éditeur condamnés pour « atteinte à l’ordre public », emprisonnés et contraints de payer une lourde amende. Le Liban fait figure de foyer ardent pour la bande dessinée arabe. Dès 1980, le « pays du Cèdre » a vu naître Carnaval de Georges Khoury (sans doute le premier album de BD en langue arabe pour adultes) – puis le premier collectif d’auteurs de BD, JAD Workshop. Depuis 2007, le collectif Samandal est l’héritier de ce mouvement. En dix ans et une vingtaine de numéros, sa revue plutôt expérimentale a accueilli les planches de 166 auteurs de BD, en majeure partie de pays arabes. Les auteurs-illustrateurs Barrack Rima et Zeina Abirached ont, quant à eux, ouvert la voie à des romans graphiques sur la société libanaise, régulièrement traduits et diffusés en France. FRAGILITÉ ÉCONOMIQUE Même au Liban, publier reste une bataille. Cairo Comix est d’ailleurs un espace où les artistes débattent des problèmes de publication, de diffusion et de censure. Cette dernière est nette dans certains pays comme le Maroc, où il demeure risqué de critiquer le gouvernement ou la famille royale, ou en Égypte où elle s’accentue avec la politique du général Abdel Fattah Al-Sissi. Au Liban, le collectif Samandal a eu la surprise d’être attaqué par des institutions religieuses. Condamné en 2015 pour « incitation au conflit confessionnel » à une amende d’environ

20 000 dollars, il aurait mis la clé sous la porte sans un mouvement de solidarité internationale. Les difficultés économiques pèsent lourd sur cette effervescence créative. Une industrie du livre et des réseaux de distribution faibles ou quasi-inexistants, un cloisonnement entre les pays, un trop petit nombre d’éditeurs : tout cela empêche pour le moment une quelconque professionnalisation. Les auteurs gagnent leur vie dans la communication, l’animation 3D, les jeux vidéo ou l’enseignement. L’expérience du Collectif 12 Tours en Algérie, qui a tenu un blog entre 2010 et 2011, avant de s’arrêter faute de contributeurs motivés, montre la fragilité de ces initiatives. Les soutiens viennent des structures européennes (Institut français, Fondation allemande RosaLuxembourg, Cité internationale de la bande dessinée...) et de fondations comme celle du mécène libanais Mu ‘taz Al Sawwaf qui attribue chaque année des prix aux auteurs de dessins de presse, de dessin d’humour et de BD du monde arabe. Animés par la foi dans leur art, ces militants ont réussi à tisser des liens solides par-dessus les frontières. À créer même les conditions d’une « fraternité », palpable au festival du Caire, selon l’artiste libanaise Lena Merhej, cofondatrice de Samandal. Pour cette dernière, la bande dessinée a le pouvoir de « toucher des publics très différents dont certains qui ne sont pas intéressés par la politique », et de « changer les choses, en abordant des sujets dont les gens ne peuvent pas parler ». Ces artistes animent des ateliers de bande dessinée pour la jeunesse en Lybie, en Irak, en Égypte et ailleurs, jettent des passerelles vers le graffiti et la musique comme le font les membres de Skefkef à Casablanca ou Cairo Comix au Caire. Ils ouvrent ainsi un espace de parole libre et d’échanges. Un territoire précieux pour la liberté d’expression qui demande encore à être pleinement conquise. » ■ naly gérard

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Ci-contre Cocktail, histoire courte de Salam Al Hassan (Syrie) publiée en ligne. A lire de droite à gauche. Traduction (éd. Alifbata) : « -Qu’est-ce que tu fais ici ? -Je voulais te prouver que la sûreté n’agit pas comme... ça ! » « Toi, tu viens d’où ? - De Chaghour – Et toi, l’animal ? - De Jableh, Monsieur... » « De Jableh ? Imbécile... ! Je vais te montrer ce que tu vaux... »

Ci-dessous Les anges dorment dans la mer, de Migo (Egypte). Prix de la meilleure BD courte du festival international Cairo Comix (2015). A lire de droite à gauche. Récit d’une étrange rencontre au fond de l’eau. Traduction (éd. Actes-Sud) : « -Qui es-tu ? Chut... » « Qu’estce qu’il y a ? ».

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ENQUÊTE

OUVRAGES DISPONIBLES EN FRANÇAIS La Bande dessinée arabe aujourd’hui, éd. Alifbata. Présentation des 48 auteurs de l’exposition.

Short, La Nouvelle bande dessinée arabe, anthologie, éd. Actes-Sud (2018). Plus de vingt-cinq histoires courtes, traduites, parues dans des revues de BD arabe. « Topie », Samandal, numéro annuel (2018). Dernier numéro de la revue libanaise, plate-forme de la BD expérimental dans les pays arabes. 100 % Bled – Comment se débarrasser de nous pour un monde meilleur, de Salim Zerrouki, coédition LHE-Encre de Nuit (2018). Recueil de planches à l’humour féroce d’un dessinateur de presse algérien installé en Tunisie. 50 artistes de caricature et de bande dessinée arabe, anthologie, éd. Alifbata (2017). Catalogue des caricaturistes et des bédéistes les plus marquants du monde arabe. Beyrouth – La trilogie, de Barrack Rima, éd. Alifbata (2017). Dans un noir et blanc très expressif, un voyage dans Beyrouth, dans le temps et la mémoire de l’auteur. Ville avoisinant la terre, de Jorj Abou Mhaya, éd. Denoël (2016). Errance fantastique dans une ville traversée de créatures inquiétantes, un cauchemar étrange. Freedom Hospital, de Hamid Sulaiman, éd. Çà et Là-Arte Éditions (2016). Fiction inspirée de la vie dans un hôpital clandestin pendant la guerre en Syrie. Laban et confiture, de Lena Merhej, éd. Alifbata (2015). Hommage à la mère de l’auteure, médecin allemande immigrée au Liban. Et aussi : Le Printemps des Arabes, de Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès (ill.), éd. Futuropolis (2013). Le début des révolutions arabes raconté en bande dessinée par l’un des spécialistes du Proche-Orient.

À VOIR Exposition « Nouvelle génération : la bande dessinée arabe aujourd’hui », jusqu’au 4 novembre, à la Cité internationale de l’image et de la bande dessinée, à Angoulême (voir ci-contre).

DES COLLECTIFS EN LIGNE Le Collectif Habka (Lybie), en arabe et anglais : http://habkamagazine.com Le Collectif Mesaha (Irak), en arabe et anglais : https://www.facebook.com/mesaha2015/ Le Collectif Skefkef (Maroc), en arabe : https://skefkef.ma/ Le Collectif TokTok (Egypte), en arabe et anglais : http://www.toktokmag.com

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LE MOT

ILLIB

ILLIBÉRAL. Tremblez, citoyens : « la tentation illibérale grandit chaque jour », avertissait notre président devant le Parlement européen en avril dernier, suscitant dans les médias moult exégèses. D’où vient ce terme semi-savant, digne de la plus complexe des pensées ? Apparue en 1997 dans un article de Fareed Zakaria publié par la revue Foreign Affairs, l’expression « démocraties illibérales » désigne les régimes où des élections libres portent au pouvoir des gouvernements autoritaires et xénophobes qui mettent au pas les contrepouvoirs médiatiques, judiciaires et intellectuels. À titre d’exemples, le journaliste américain citait le Pérou, les Philippines, le Pakistan et la Slovaquie. Mais Emmanuel Macron visait pour sa part certains gouvernements européens, à commencer par celui de Viktor Orban, qui avait lui-même assumé en 2014 vouloir construire un État « illibéral ». Réélu haut la main pour la troisième fois consécutive en avril dernier, le premier ministre hongrois n’est pas isolé : Droit et Justice, le parti conservateur et nationaliste dirigé par Jarosław Kaczyński, est aux commandes depuis 2015 à Varsovie, tandis que l’Autriche est, depuis l’année dernière, gouvernée par une coalition entre la droite et l’extrême droite. Pourquoi parler d’ « illibéralisme » ? Certains commentateurs estiment que c’est une manière pour Macron de ne pas dire « populisme », afin de ne pas avoir l’air d’incriminer les peuples qui

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ÉRAL ont élu ces dirigeants. Mais il s’agit surtout d’un moyen de jouer sur l’amalgame entre illibéral et antilibéral pour discréditer toute alternative au libéralisme économique, sur lequel est savamment entretenue la confusion avec le libéralisme politique. Parler de « démocratie illibérale » pour désigner l’érosion des libertés publiques, c’est mettre au crédit du libéralisme la garantie des droits de l’homme, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, le pluralisme culturel… Or, d’une part, l’illibéralisme n’est pas systématiquement un antilibéralisme économique. Certes, le Pis polonais a présenté un ambitieux programme social, comprenant notamment une allocation mensuelle de 115 euros par enfant, financée par la taxation des banques et des grandes surfaces, ou encore le retour à la retraite à soixante ans pour les femmes et à soixante-cinq ans pour les hommes. Mais la Hongrie d’Orban continue d’appliquer une austérité drastique. D’autre part, il n’y a qu’à voir Macron se vautrer dans un hyper-présidentialisme grotesque, réformer le Code du travail par ordonnances, renforcer la chasse aux migrants et aux militants pour en être convaincu : le (néo)libéralisme économique tolère très bien d’être un « illibéralisme » politique, particulièrement autoritaire. ■ laura raim

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L’IMAGE

Caroline Deloffre Corps sociaux Liberté, égalité… nudité. Mis à nu, serions-nous tous égaux ? Le vieillissement de la peau, la fragilité des muscles, la vulnérabilité des membres, parfois désarticulés sous l’effet d’un travail éprouvant, celui de toute une vie : quelle place, quelle trace le corps social laisse-t-il au corps humain ainsi dévêtu ? La photographe Caroline Deloffre propose une galerie de portraits humanistes, presque universels. Cela pourrait avoir lieu n’importe où et n’importe quand. Cela pourrait être n’importe qui. Une photographie qui fige, qui marque une pause. Un temps de répit. Les corps semblent libérés. Libérés de leurs oripeaux. Et de leur quotidien. Des portraits qui tournent le dos. Aux voyeurs. Aux sapeurs. Aux censeurs. Caroline Deloffre défie ainsi la pudeur. Depuis 2010, elle invite des inconnus à se déshabiller au bord de l’eau. La série Facing s’amuse, fesses à l’air, des faux semblants. On hésite parfois. Le genre est brouillé. Comme cette photo : est-ce un homme ? Une femme ? Nous n’en savons rien. Nous n’en saurons rien. Nous ne

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serons pas plus informés de l’identité, du métier, de la nationalité ou de l’âge. Parce que Caroline Deloffre défend cette utopie : celle d’une humanité de semblables et de différences. Semblables à l’état de nature. Nous sommes des hommes et des femmes. Peut-être même sommesnous autrement plus complexes qu’un genre. Semblables face au défi incroyable que nous lance cette mer immuable, miroir de la condition et de la finitude humaine. Et Différents. Parce que la perversité du monde, celle de la compétition notamment, nous rend aussi différents. La photographe dépeint, à travers ces portraits, l’essence du temps. Le temps humain, celui de la condition humaine. « Le fait qu’ils soient dénudés, sans accessoires, non reconnaissables a priori et sur un fonds inaltérable et identique pour tous, raconte l’égalité, la liberté et la fraternité. Il n’y a plus de classes sociales », raconte Caroline Deloffre. Et de conclure : « Les images parlent d’elles-mêmes : elles évoquent la liberté à l’état pur. » Avec l’horizon pour seule perspective.  pierre jacquemain


Pour voir d’autres photos tirées de la série Facing : galeriecharlot.com/fr/expo/32/Caroline-Deloffre Pour découvrir le travail de Caroline Deloffre : instagram.com/caroline_deloffre/


L’OBJET

Uniforme Au-delà du simple objet qui désigne tout à la fois le costume militaire et le vêtement réglementaire, l’uniforme, dans sa mission d’adjectif, signifie « la présence d’éléments tous semblables dont toutes les parties sont ou paraissent identiques ». Toute l’intrigue se situe donc dans le conditionnel de cette dernière définition. Si plusieurs élu-es de la majorité présidentielle ont approuvé l’idée du « retour » de l’uniforme à l’école, à commencer par le ministre de l’Éducation nationale, c’est d’abord pour rendre les enfants plus égaux : « C’est un enjeu d’égalité dans une époque où les marques de vêtements comptent beaucoup trop dans le monde des enfants », a déclaré JeanMichel Blanquer. Mais diantre, pourquoi n’y avions-nous pas pensé avant ? L’uniforme est THE baguette magique pour supprimer les inégalités scolaires. Peut-être même les inégalités sociales et culturelles. Et soyons fous, pourquoi pas même imaginer l’uniforme supprimant les inégalités économiques. Pour la misérable somme de 200 euros – en moyenne, il serait absurde de s’en priver. L’héritier (très) lointain de Jean Zay, s’est tout de même montré « mesuré » en assurant qu’il n’était pas favorable à la généralisation du port de l’uniforme. Ouf. Alors reprenons. Jean-Michel Blanquer plaide pour des écoles plus égalitaires en leur proposant de s’affranchir des habits du quotidien seulement pour celles qui le veulent – afin de masquer les différences sociales – et pour les autres de ne rien changer. Mais, si d’une école à l’autre, les enfants sont ou paraissent identiques – comme le veut la définition, alors que dans d’autres écoles, voisines, les enfants sont tous différents, n’introduit-on pas de fait une nouvelle situation inégalitaire ? Si. Alors pourquoi ce « retour » soudain de l’uniforme ? S’il convient d’abord de préciser qu’il n’y a jamais eu, par le passé, d’uniforme au sein des écoles publiques françaises – seules les écoles privées y recourent, les écoles publiques ayant pu, autrefois, utiliser la « blouse » de travail – l’uniforme est ici employé comme un déguisement. Car l’uniforme de Jean-Michel Blanquer, comme celui du Maire de Provins – ville médiévale et notoirement de droite –, qui a fait voter les parents d’élèves pour introduire l’uniforme à l’école, ne ferait que masquer la réalité des inégalités sociales, qui restent la première cause des inégalités scolaires. En considérant aujourd’hui encore que l’école traite comme égaux en droit des individus inégaux en fait, l’école de la République continue aveuglément de reproduire les inégalités. Voilà plus d’un demi-siècle que les travaux du sociologue Pierre Bourdieu le dénoncent. Il ne sert à rien de nier les inégalités. L’uniforme ne masquera jamais l’usure des souliers, l’absence de culture, l’expression orale, le geste. Et la honte sociale aussi. ■ pierre jacquemain, illustration anaïs bergerat

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FAUT-IL TOUJOURS REFUSER LA VIOLENCE ? Le passage à l'acte insurrectionnel a été rendu illégitime par la pacification des luttes dans l'espace démocratique. Mais il a retrouvé une force de séduction au sein de mouvements sociaux aujourd'hui acculés dans l'impasse par un libéralisme triomphant. Faut-il répondre par la violence à la violence politique de ce dernier ? photos larueourien.tumblr.com

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D

Doit-on encore renoncer à la violence quand tout le reste a échoué ? La tentation de l'action directe croît en proportion de la répression et du sentiment d'impuissance, mais elle est vouée à l'échec aussi longtemps que l'on ne parvient pas à faire évoluer le rapport de forces, avertit Roger Martelli (p. 55). Au cours des derniers mois, le débat s'est cristallisé autour du « cortège de tête » et des Black blocs : Marco explique son choix de rejoindre cette avant-garde controversée (p. 62). Le faux consensus promis par le candidat Emmanuel Macron attise les tensions, selon certains chercheurs qui vantent les vertus du conflit (p. 67). Certains individus ont le droit de se défendre quand d'autres n'ont que celui d'être victimes, observe la philosophe Elsa Dorlin, qui analyse aussi les mises en scène médiatiques de la violence (p. 69). Pour certains militants, transgresser l'interdit, c'est (se) montrer que l'on résiste encore – fût-ce en désespoir de cause (p. 74). L'historien François Cusset met en exergue une radicalisation qui est d'abord celle du capitalisme, et en perspective l'évolution récente des modes de contestation (p. 81). Une histoire à suivre, donc.

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LE DOSSIER

TENTATIONS ET IMPASSES DE LA VIOLENCE Le sentiment d'impuissance qui s'empare des mouvements de transformation sociale augmente le désir d'un recours à la force par les dominés contre la force des dominants. Mais sans inversion du rapport de forces, cette voie s'avère sans issue. À quoi bon découvrir la lune ? La violence n’est pas un phénomène marginal des sociétés de classes, mais l’effet nécessaire de la rareté pour beaucoup, de l’accaparement par certains et de la ségrégation persistante. Produit social et non donnée de nature, elle est l’envers des sociétés fondées sur l’exploitation, la domination et l’aliénation. Dénoncer les violents et oublier les mécanismes qui produisent la violence est, au mieux une légèreté, au pire une manipulation. Peut-on d’ailleurs parler de la violence en général ? Elle peut être physique, verbale, judiciaire, symbolique. Le même mot recouvre une multitude de phénomènes concrets dont, au gré des moments, certains sont reconnus comme violents quand d’autres ne le sont pas. L’histoire sociale se plait ainsi souvent à expliquer le lent recul pluriséculaire de la violence. Ce n’est pas faux, mais encore faut-il convenir de ce que l’on entend par là. DÉPLACEMENT DE LA VIOLENCE

Il est vrai que le continent européen, surtout à partir du XVIIe siècle, a vu reculer les pratiques de l’homicide privé. En concentrant sa puissance sur la société et en s’arrogeant le monopole de la force légitime, l’État de plus en plus expansif, rationnel et technologique a rogné l’espace de la violence exercée par les individus. Il n’a pas pour autant restreint le champ de la violence sociale. De la même manière, il a rétréci l’espace des guerres privées, sans que se dilue l’espace de la conflictualité. Le jeu complexe de la guerre et des trêves de la féodalité a laissé peu à peu la place à la codification des « relations internationales » et des guerres interéta-

tiques. Le « court XXe siècle » a montré que la violence guerrière n’en était pas moins sanglante et déstabilisante que les conflictualités du passé. Les sociétés modernes, on le sait, ont surtout gagné en sophistication. L’ordre social s’est appuyé sur des méthodes de contrainte plus savantes, fondées sur des technologies de plus en plus puissantes et raffinées. La recherche du consentement social est passée des clercs traditionnels à des machineries expertes, publiques et privées, dénombrant, inculquant, structurant les représentations, les affects et les désirs. Le pouvoir s’est même fait « biopouvoir », démultiplié par les spectaculaires révolutions de l’information qui ont accompagné les cinquante dernières décennies. Les représentations de la violence illégitime se sont déplacées. Jusqu’au XVIIe et même au XVIIIe siècle, le meurtre privé est un fait socialement indéterminé, dont les auteurs se répartissent dans toutes les couches de la société. À partir du XIXe siècle, il se concentre sur les délaissés de la société, faisant des « classes laborieuses » des « classes dangereuses » qu’il faut contenir et civiliser, au même titre que ces « races inférieures » vouées à la colonisation de l’Europe éclairée. Sans doute le XXe siècle, après les chocs de la Grande Guerre et des révolutions, a-t-il estompé cette image, quand l’essor du mouvement ouvrier a obtenu la reconnaissance des groupes urbains les plus populaires et imposé les vertus plus redistributives et protectrices de l’État-providence. L’espoir s’est alors installé que les générations futures connaîtraient un sort meilleur que celui des précédentes et que le temps des malheurs prolétaires était résolument du domaine passé. Le ca-

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La violence globale « du haut » provoque en retour des regains de la violence « du bas ». Toute révolte, on le sait, se mesure à l’aune de l’oppression qui l’attise. pitalisme s’humanisait et on s’est mis à croire que la croissance du groupe ouvrier et la force de ses organisations pouvaient imposer pacifiquement des équilibres plus favorables encore aux classes subalternes, si ce n’est un renversement des logiques dominantes, par le dynamisme supposé irrépressible des majorités. En Europe, la lutte des classes s’est faite plus pacifique. L’ORDRE DES DOMINANTS

Or nous n’en sommes plus là aujourd’hui. La mondialisation s’est accompagnée d’un grand retour des spirales inégalitaires et d’un recul massif des statuts et des protections antérieures. L’État-providence s’est rétracté et l’État stratège a renoncé plus ou moins à ses fonctions régulatrices, laissant la main à la concurrence « libre et non faussée ». L’effacement de l’État comme acteur économique majeur s’est accompagné d’un essor concomitant de l’État sécuritaire, comme si la puissance publique intériorisait désormais le postulat qui a depuis longtemps rendu impossible le mariage du libéralisme économique et du libéralisme politique. Si l’inégalité est naturelle et bénéfique – n’est-elle pas la source de l’esprit d’émulation ? –, pour que la concurrence ne débouche pas sur la loi de la jungle, il faut recourir à l’ordre et à l’autorité. Là est la vieille antienne de la droite, devenu une bien triste idée reçue, accueillie désormais par une partie de la gauche qui ne veut plus être taxée « d’angélisme ».

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Le recul symbolique de l’égalité et la percée de l’identité se sont ainsi adossés à une autre dimension de la période récente. Le grand espoir qui avait suivi la chute du mur de Berlin et les discours optimistes sur le « nouvel ordre international » ont buté sur la réalité d’un nouveau désordre, accompagnant le passage du dualisme de guerre froide au « multilatéralisme ». En fait, le terme désigne une réalité plus prosaïque, qui est celle du grand retour des rapports de force, des calculs géopolitiques et de la realpolitik. America first, la fierté russe, le refus de « ne plus être chez soi » sont redevenus les pivots du désordre du monde. Bien loin des grands rêves onusiens, la politique internationale s’est laissé porter par les relents de la « guerre des civilisations », la hantise de la grande invasion des pauvres et, depuis le 11 septembre 2001, par l’intériorisation de « l’état de guerre ». La guerre, il est vrai, n’a pas disparu, mais elle a changé de visage. L’aire des guerres, qui s’est élargie, n’est plus massivement – pour l’instant du moins – celle des conflits entre États. La plupart des conflits d’aujourd’hui sont intraétatiques, effaçant les frontières de la guerre tout court et de la guerre civile. Ce faisant, s’effacent aussi les frontières de la police et de l’armée. On mène des opérations de maintien de l’ordre au Mali et on mène la guerre contre le terrorisme en France. Hordes de Robocops encadrant les manifestations et déployant de véritables stratégies militaires d’affrontement, Rambo bodybuildés des agences privées arpentant les couloirs de métro, militaires armés patrouillant dans les rues de nos villes… On ne fait plus la différence entre les unités d’intervention policières et les services d’action spéciales de l’armée. Les drones multiplient leurs « frappes chirurgicales » au Moyen-Orient et survolent les « quartiers » de nos banlieues. Quant au droit, sécurité oblige, il troque de plus en plus volontiers les habits de l’État de droit contre l’uniforme de l’état d’urgence. De jeunes lycéens qui veulent occuper leur lycée sont traités comme de sanglants terroristes. Les contrôles au faciès, les arrestations musclées deviennent la norme. Les caméras de surveillance et le fichage généralisé sont les techniques censées protéger notre « civilisation ». L’armée, la police, la justice ne


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traquent ni ne punissent plus les coupables, mais neutralisent les criminels en puissance. Ainsi se structure le long cheminement qui, en un siècle, fait passer du criminel « responsable » au criminel « né », puis au criminel « potentiel ». On parle d’individus à risque et même de populations à risque, que l'on trace, contrôle, parque et isole. Alors, ce qui relève de l'exceptionnel éventuellement nécessaire (toute situation exceptionnelle exige théoriquement des actes exceptionnels) se transforme de facto en état d'exception. Et quand le second terme tend à dominer, comment empêcher, quelles que soient les volontés affichées, que l'exceptionnel de la mesure particulière nourrisse l'exception de la norme ellemême ? Tout cela relève d’un environnement de plus en plus légal, paré de la légitimité maximale de la sécurité. La sécurité au prix de la liberté ? Qui oserait dire que ce n’est pas la manifestation d’une violence qui ne se cache plus ? Une violence qui, loin de protéger, vise

d’abord à intimider ceux qui auraient le mauvais esprit de penser qu’il n’est pas de plus grand désordre que celui produit par l’ordre inégalitaire et sécuritaire ? Et il n’y a rien de surprenant à constater que cette violence globale « du haut » provoque en retour des regains de la violence « du bas ». Toute révolte, on le sait, se mesure à l’aune de l’oppression qui l’attise. LE VIEUX DILEMME DE LA VIOLENCE

Tout naturellement, cette conjoncture ranime le vieux débat de la violence et de l’action politique. D’une façon ou d’une autre, elle a traversé toute l’histoire du mouvement ouvrier. À la fin du XIXe siècle, dans un moment d’expansion industrielle et de croissance du nombre des ouvriers, une conception agonistique du mouvement a propagé l’idée que l’usage conscient de la violence était le meilleur moyen d’exacerber la colère du « nous » des prolétaires contre le « eux » des bourgeois et d’affirmer ainsi l’autonomie complète du

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Quand la violence se déploie, elle reflète toujours un rapport des forces matériel qui reproduit le rapport des forces entre dominants et dominés. Quand se conjuguent contre eux la force, la richesse et le pouvoir d’hégémonie, la violence finit par jouer contre les dominés. monde ouvrier par rapport au « système ». En sens inverse, l’échec de la Commune de Paris a poussé une autre partie du mouvement vers la conviction qu’il fallait éviter l’isolement ouvrier – le « solo funèbre » évoqué par Marx – et de conjuguer l’expansion du monde ouvrier et de sa conscience de lui-même d’un côté et, de l’autre côté, l’instrument du suffrage universel. Le socialisme européen s’opposa ainsi à l’anarchisme « d’action directe » et, en France, au syndicalisme révolutionnaire théorisé par Georges Sorel. En fait, valorisation de la violence et conception pacifique de la révolution n’ont cessé de connaître des mouvements pendulaires. Les deux premiers tiers du XIXe siècle restent marqués par la prégnance de la culture des grandes journées insurrectionnelles et des barricades, qui oppose la fibre révolutionnaire, jacobine et blanquiste, à une gauche libérale modérée suspecte de tiédeur et de compromis. L’issue sanglante de la Commune, en mai 1871, pousse au contraire le socialisme vers l’option légale et parlementaire ; elle nourrit l’expansion remarquable de la social-démocratie, mais la coupe d’une fraction non négligeable du mouvement ouvrier. La faillite de la social-démocratie

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en août 1914, puis l’onde révolutionnaire de la fin des années 1910 revalorisent l’option armée. « Le fusil a remplacé l’urne », affirme Marcel Cachin, vieux leader du socialisme français, rallié en 1920 au modèle bolchevique russe. Dans le mouvement révolutionnaire français, on en revint un temps aux formules rudes du talion : « pour un œil, les deux yeux ; pour une dent, toute la gueule ». À l’échelle internationale, tout le XXe siècle a égrené lui aussi la tentation insurrectionnelle (« L’instauration du socialisme s’effectuera les armes à la main », Ernesto « Che » Guevara, 8 octobre 1964) et la crainte des répressions massives (massacre des communistes en Indonésie, octobre 1965). Vieux débat, dans lequel les raccourcis et les anathèmes ne devraient plus être de mise… Les sociétés bloquées par le TINA (« There is no alternative ») et les démocraties représentatives en panne portent à l’idée qu’il n’y a dans le système aucune possibilité d’en contester efficacement les mécanismes. La crise des formes partisanes, réformistes comme révolutionnaires, pousse à la recherche de nouvelles radicalités, en dehors des circuits institutionnels. L’alternative se cherche ailleurs, dans la construction de nouvelles sociabilités et dans la contestation des structures anciennes du mouvement ouvrier et de la gauche. Ne pas voir ce qui nourrit les tentations politiques de la violence touche ainsi à la cécité politique. Jaurès, en son temps, eut d’ailleurs l’intelligence de comprendre qu’il ne fallait en aucun cas entériner en France la coupure du socialisme et du syndicalisme révolutionnaire. Bien fol qui n’en ferait pas autant aujourd’hui ? BRISER L’HÉGÉMONIE

Faut-il pour autant accepter la logique de « l’insurrection qui vient » et la mise en scène publique de la violence ? Le blocage des sociétés contemporaines ne laisse-t-il comme issue que les stratégies du Comité invisible ou la pratique savamment maîtrisée des Black Blocs ? Toute conception agonistique – la rhétorique de la lutte des classes – conduit-elle aux rigueurs impitoyables de la guerre ? En fait, le discours de la violence est lourd de redoutables impasses.


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Le XXe siècle est né du cataclysme d’août 1914 et de l’insurrection d’Octobre. Celle-ci usa des armes – guerre oblige ! – mais elle ne fut pas un déchaînement de violence. La guerre civile vint ensuite et, pour n’avoir pu être contenue, elle s’avéra devenir un gouffre pour la révolution. Elle nourrit en effet la spirale de la contrainte et fit ainsi le lit d’un étatisme échevelé, en l’occurrence le stalinisme. Elle constitua la Russie soviétique en puissance, mais à un coût incommensurable. Après 1947, le conflit prit la forme de la guerre froide. Devenue grande puissance, l’URSS décida de jouer la carte de l’affrontement. Elle s’épuisa à rivaliser avec les États-Unis et, au bout du compte, elle s’effondra, sans qu’il fût besoin d’une guerre civile pour abattre le bloc soviétique. Jusqu’à ce jour, si l’on y réfléchit bien, la logique insurrectionnelle n’a fonctionné que dans ce que Lénine appelait des « maillons faibles ». Mais il ne suffit pas qu’une insurrection triomphe, pour que la révolution qu’elle porte débouche sur une logique durable d’émancipation. Pour une raison toute simple : quand la violence se déploie, elle reflète toujours un rapport des forces matériel qui, à son tour, reproduit le rapport des forces entre dominants et dominés. Quand se conjuguent contre eux la force, la richesse et le pouvoir d’hégémonie, la violence finit par jouer contre les dominés. La métaphore de la chaîne trouve bien vite sa limite : aucun maillon brisé (Vietnam, Cuba…) n’a fait sauter la chaîne des impérialismes. Il est des moments où le recours organisé à la violence peut devenir nécessaire – ce fut le cas pour la résistance, dans le cadre du second conflit mondial. La plupart du temps, ce recours est un leurre. À sa manière, il renvoie au vieux rêve de l’écroulement du système, du moment inaugural qui, partant d’un soulèvement populaire massif, se diffuse peu à peu, par ondes successives, jusqu’à la révolution mondiale. Or, parce qu’elle est d’abord le signe d’un blocage, et donc celui d’une faiblesse collective, la violence est davantage le recours du désespoir que l’étincelle d’un avenir. Que ce soit à l’intérieur des États-nations ou à l’échelle internationale, la realpolitik qui vise à jouer de la violence contre

la violence est vouée à l’inefficacité, à plus ou moins long terme, quand elle ne fait pas courir le risque de la déroute. Le mouvement d’émancipation, dans les années 1980-1990, a lourdement payé le prix de la guerre froide perdue ; il pourrait perdre plus encore à jouer la carte « l’état de guerre » existant. Toute stratégie qui ne s’interroge pas sur ce qui fait la force des dominants, toute construction qui ne s’inscrit pas dans le long terme ont peu de chance de remettre en cause les mécanismes de la domination. La richesse et la force n’ont d’efficacité ultime que s’ils se fondent sur la division et le consentement des dominés. Qu’on le veuille ou non, là se trouve la clé de tout rapport des forces à l’échelle des sociétés. Tant que les dominés dispersés ne se mettent pas en mouvement pour faire multitude et tant que la multitude ne se constitue pas en peuple politique, il n’y a aucune chance pour que soit remise en cause la logique qui produit l’exploitation et la domination, qui sépare exploitants et exploités, dominants et dominés, catégories populaires et élites. Les dominés forment multitude en disant non, par la désobéissance et par la lutte. Ils s’appuient pour cela sur des lambeaux persistants de droit et sur des valeurs (égalité, citoyenneté, solidarité) qui parlent encore à de très larges pans des populations. Ils nourrissent ainsi l’esprit de refus et la colère. Mais tant que la colère se porte plus sur le dominant que sur le système de domination, elle peut muer en ressentiment ; or le ressentiment, surtout quand le dominant est peu visible, ne nourrit pas la lutte, mais la haine du bouc émissaire. On retrouve alors une donnée de base de toute expérience révolutionnaire : la colère et la lutte ne sont propulsives que si elles s’adossent à l’espérance. Les ultralibéraux des années quatre-vingt et quatre-vingtdix ne s’y sont pas trompés en mettant le « TINA » au cœur de leur emprise. Et l’expérience française ne risque pas d’infirmer le constat, avec un pouvoir exécutif majoritairement contesté, mais qui résiste par la seule faiblesse de l’alternative qu’on lui oppose. La crise du soviétisme et l’épuisement du modèle socialdémocrate ancien ont laissé le champ libre au mythe de l’ultralibéralisme. Quant à la crise de la démocratie

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représentative, elle a ouvert la voie aux séductions de la « gouvernance ». Les libéraux ont occupé un vide ; ils l’ont rempli de l’idéologie de la mondialisation heureuse ; ils ont fondé ainsi leur hégémonie. DEVOIR DE REFONDATION

La force propulsive du mouvement ouvrier a été historiquement liée à l’effet d’entraînement de la « République sociale » qui, elle-même, avait pris le relais de la « Sainte Égalité » des sans-culottes. L’utopie nécessaire a buté sur les réalités amères du « court XXe siècle ». Toute stratégie politique ne peut ainsi ignorer le caractère décisif d’une refondation de ces images d’un avenir possible. Un contournement de cette reconstruction politique d’un authentique projet d’émancipation est du temps perdu. Refus collectif, désobéissance civile, lutte solidaire, alternative : il n’y a pas d’autres piliers pour une politique de l’émancipation. En fait, le pouvoir de la violence est infirme, dès l’instant où il oublie la force de la politique. On peut donc légitimement penser que la mise en scène de la violence, telle que la théorisent et la pratiquent des mouvances comme les Black Blocs, n’aide pas au combat collectif pour l’émancipation. On peut estimer, avec de solides raisons, qu’elle peut affaiblir la dynamique de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler le « mouvement social ». En cela, les vieux débats du mouvement ouvrier ont toutes les raisons de se prolonger et de se reproduire, fût-ce sous des formes nouvelles. Mais quand bien même on n’adhère pas à l’univers mental de « l’insurrection qui vient », il ne sert à rien de condamner sans nuances ceux qui sont tentés par lui. Car, dans l’arène sociale, théâtralisé ou non, le recours à la violence directe est toujours le plein symbolique d’un vide politique béant. Bien sûr, dans la production de ce vide, les responsabilités ne sont pas de même poids. La faute première revient sans nul doute à ceux qui, parvenus au pouvoir, ont très vite oublié l’impératif d’égalité, au profit de ces épuiseurs d’espérance que sont le réalisme, l’efficacité ou la compétitivité. Cette gauche de gouvernement doit à juste titre être

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vilipendée et sanctionnée. Mais sa faute n’exonère pas pour autant l’autre gauche, plus critique, révolutionnaire, radicale ou anticapitaliste, qui a un peu trop oublié que, dans les sociétés de classe actuelles, l’inégalité s’entremêle de façon inextricable à la discrimination. À mettre unilatéralement l’accent sur la première, à ignorer la seconde ou, précisément, à la mettre en position seconde, on ne peut que nourrir le désarroi, la déception puis le ressentiment. On entretient alors, sans le vouloir, ce sentiment qui est au cœur de la crise démocratique contemporaine : celui d’être ignoré, dépossédé, rejeté et, dans tous les cas, celui de n’être ni acteur légitime ni représenté. Depuis quelque temps, les manifestations de rue ont imposé l’image des deux cortèges, avec celui de tête, en avant des banderoles officielles, hors des cadres institués. On peut considérer que cet état de fait n’a rien de réjouissant et mieux vaudrait trouver le creuset qui fusionne les deux composantes. Pour l’instant, le plus raisonnable est de penser que le retour au commun sera le résultat d’un long cheminement. L’essentiel, pour l’instant, est de cheminer d’un même pas, sur le même parcours. Ensuite, viendra le temps heureux où l’on marchera ensemble… ■ roger martelli

BIBLIO Giorgio Agamben, La Guerre civile, éd. Points, 2015. Comité invisible, L’Insurrection qui vient, éd. La fabrique, 2007. Éric Hazan, La Dynamique de la révolte, éd. La fabrique, 2015. Roger Martelli, L’Identité, c’est la guerre, éd. Les Liens qui Libèrent, 2016.



« LE MOTEUR DE LA “VIOLENCE” DU CORTÈGE DE TÊTE, C'EST LA RÉPRESSION POLICIÈRE » Militant révolutionnaire de trente ans, en région parisienne, Marco participe au « cortège de tête », agrégat de manifestants positionné au-devant du carré syndical traditionnel dans les manifestations. Il appartient à un groupe antifasciste dont il préfère taire le nom. regards. Le cortège de tête est présenté dans les médias comme un repère de « casseurs » et de « Black blocks » violents. Tu peux nous le présenter ? marco. Le « cortège de tête » est apparu à Paris lors du mouvement contre la loi Travail en 2016. Il représente un renouveau et une massification des cortèges « autonomes » dans le mouvement social. Dans les années 90-2000, les autonomes formaient des petits groupes d'anars qui marchaient en fond de manif. Aujourd'hui, ils défilent devant et le phénomène dépasse largement les anars. Il faut bien comprendre que le moteur de ce que les médias appellent « violence » du cortège de tête, c'est la répression policière. Celles de 2016 contre un lycéen de Bergson ont constitué une étincelle importante. Depuis son arrivée au pouvoir, Macron a décidé d'écraser les mouvements qui se dressent face à lui, que ce soit dans les facs occupées ou les ZAD, d'intimi-

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der les gens, de les gazer pour les dissuader de résister. Le cortège de tête attire ceux qui se révoltent contre cette gestion sécuritaire du mouvement social, qui refusent de se soumettre et de co-organiser la manif avec la préfecture. regards. Quel rapport avec les « Black blocs » ? marco. Dans ce cortège de tête, la partie la plus exposée à la police va s'équiper, et c'est elle qui sera décrite comme faisant partie des Black blocs. Il ne s'agit pas d'un mouvement ou d'une idéologie, mais d'une pratique militante qui consiste à travailler sur des techniques d'anonymisation et de protection – d'où les K-Ways noirs, les masques à gaz et les casques. Dans le cas du 1er Mai 2018, les médias se sont focalisés sur les 2 000 Black blocs pour ne pas parler des 15 000 du cortège de tête. Or c'était ça l'événement : la massification inédite du cortège de tête, qui attire tous ceux qui veulent une ma-

nif plus offensive que celle des cortèges syndicaux. Même ceux qui ne veulent pas caillasser une vitrine de banque ou des CRS comprennent que c'est un geste politique, et ils aident à préserver l'anonymat de ceux qui le font en faisant masse autour d'eux. regards.

Qui trouve-t-on dans le cortège de tête ? marco. À Paris, toutes sortes de parcours de lutte y ont débouché. Des étudiants mobilisés, qui auparavant auraient manifesté dans des cortèges de l'Unef, des syndicalistes radicalisés, des lycéens qui gravitaient avant autour du Mili, des participants de Nuit debout, des groupes de quartiers, des personnes nourries par les combats de la ZAD ou par les écrits du Comité invisible, des autonomes, des antifas… regards.

…dont tu fais partie. Tu peux nous parler un peu plus de cette étiquette ?


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marco. On a assisté à un renouveau du mouvement antifa en région parisienne et dans certaines villes depuis quelques années, lié au développement de l'extrême droite, mais également en réaction à la radicalisation fascisante de l'État, avec Sarkozy puis Valls. Une génération a grandi durant ces années, qui s'est emparée de cette étiquette et qui se retrouve depuis deux ans dans le cortège de tête… C'est un antifascisme autonome qui, au-delà de la lutte contre l'extrême droite militante, prend également pour cible le racisme d'État, sur les questions des migrants ou des violences policières dans les quartiers populaires. Ces dernières années, on s'est aussi investi sur le terrain de la solidarité internationale, avec la Palestine, par exemple. regards.

Avec ton polo, tes cheveux courts, tu ne corresponds pas forcément à l'image que l'on peut avoir des antifas… marco. « Habille-toi bien comporte-toi mal » (rire). Il y a une évolution culturelle et esthétique par rapport au mouvement antifasciste lié à la séquence du punk rock alternatif des années 80, les redskins, les Béruriers noirs, etc. La nouvelle génération est plus influencée par les sous-cultures liées aux tribunes de foot, la culture hip hop, le graffiti etc. Le 1er Mai, les slogans sur les banderoles ont souvent fait référence à la culture populaire, comme « Mars Attack », « À bas la Hess » (à

bas la misère), qui fait référence au snapchateur HoMondieuSalva. Le slogan « La piraterie féministe n'est jamais finie » est un détournement du rappeur Booba, qui a d'ailleurs retweeté le slogan… L'esthétique du mouvement autonome ou antifasciste évolue avec le renouvellement générationnel. regards.

Venons-en à la question de la violence. Quelle place a-telle dans le cortège de tête ? marco. Cibler une banque ou un fast food est un acte politique, mais ce n'est pas forcément central. En réalité, la majorité des gens ne cassent pas, mais vont se concentrer sur la défense du cortège face à la police, vont chercher à mettre en difficulté le dispositif policier, par exemple en empêchant les nasses ou en sortant du parcours prévu. regards. Vous y réfléchissez comment ? Vous vous réunissez régulièrement pour discuter du déroulement des manifs ? marco.

Il y a sûrement des dizaines de discussions entre petits groupes, mais aucune ne va pouvoir décider de comment va se passer la manif suivante. Par contre, il y a une intelligence collective du cortège de tête, qui évolue forcément plus lentement que l'intelligence collective d'un groupe de quelques personnes, mais qui a aussi beaucoup plus de potentiel. Et elle n'augmente que par la pratique, par l'expérience

« Prétendre que les Black blocs sont extérieurs au mouvement et ne viennent que pour casser a pour but de dépolitiser la manif émeutière. »

collective, en apprenant des échecs et des succès des diverses manifs. Regardons de plus près ce qui s'est passé le 1er Mai avec le concessionnaire brûlé : un premier feu est parti de l'intérieur du bâtiment, des manifestants cagoulés ont vu que c'était dangereux pour les gens qui habitaient au-dessus, ils sont allés chercher un extincteur, ont éteint le feu. D'autres ont sorti les voitures à deux mètres du bâtiment, puis leur ont mis le feu. Ces voitures n'appartenaient d'ailleurs pas à des particuliers, elles sortaient de la vitrine. Peut-être que certains ont pensé au jour où deux personnes sont mortes, en 2010 à Athènes, à cause d'un incendie de banque. C'est un épisode charnière qui a fait beaucoup de mal au mouvement et qui

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a marqué les esprits, là-bas. C'est ce que j'appelle intelligence collective. regards.

On sait que BFMTV adore passer en boucle les images des « violences » des « casseurs » cagoulés. Mais une partie de la gauche radicale aussi vous accuse de donner une mauvaise image au mouvement social, de vous faire plaisir en brisant des vitrines ou en provoquant la police…

marco.

Nous avons d'ailleurs beaucoup apprécié l'article de Guillaume Liégard, sur le site de Regards, qui nous traitait de « lumpenmanifestants en burqa paramilitaire »… Nous serions presque tentés de le revendiquer ! On retient souvent que « lumpenprolétariat » désigne les gens trop déstructurés pour avoir une conscience de classe, mais pour Marx, le terme désigne le résidu de toutes les classes qui n'arrivent pas à se mobiliser au sein des organisations de classe : petits bourgeois déclassés, paysans déracinés, sous-prolétaires, migrants, petits délinquants… Le cortège de tête, c'est aussi ce conglomérat de tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les cortèges officiels, y compris de nombreux syndicalistes ! Parmi nous, des gens travaillent à la SNCF. Durant une journée de mobilisation, ils vont participer le matin aux débrayages, aux occupations de gare, aux AG puis, l'après-midi, venir manifester dans le cortège de tête. Pour eux,

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l'aspect le plus intéressant du syndicalisme, c'est tout ce qui relève de l'action et du blocage de l'économie dans l'entreprise, pas de la manifestation syndicale. Prétendre que les Black blocs sont extérieurs au mouvement et ne viennent que pour casser a pour but de dépolitiser la manif émeutière. regards.

Selon François Ruffin, par exemple, qui prône la non-violence, la question a été tranchée à la fin du XIXe siècle quand certains anarchistes ont mené une politique de « propagande par le fait » avec des attentats contre des députés. Une stratégie qui a échoué dès lors que le peuple a rejeté ces méthodes. marco. La comparaison n'est pas pertinente. Je pense que le cortège de tête a plus à voir avec les manifestations émeutières des 1er Mai des débuts du syndicalisme qu'avec les attentats anarcho-individualistes. Les syndicalistes révolutionnaires de l'époque n'étaient pas contre « la violence » en général, mais contre le principe de l'action violente individuelle plutôt que collective. La CGT était en faveur de l'autonomie ouvrière et de l'action directe, un concept qu'elle a développé pour désigner surtout la grève, les occupations, les sabotages. regards. Ruffin estime aussi que les violences empêchent le mouvement de s'amplifier…

« Il faut parasiter et saboter la métropole capitaliste en occupant des bâtiments et des places, en prenant la rue et en bloquant les entreprises et les flux. »

marco. Face à la répression policière, certains vont effectivement rentrer chez eux, s'occuper de leurs vies, se dire : « C'est pas pour moi ». Mais d'autres vont penser : « Ah bon, c'est comme ça ? », et revenir encore plus organisés et plus déterminés la fois suivante. Cela éloigne certaines personnes et en attire d'autres ; délégitime le mouvement pour les uns et le légitime pour les autres, notamment des gens lambda qui voient que cela commence à ressembler à ce qui se passe dans d'autres pays – quand il se passe vraiment quelque chose de significatif, comme pendant les révolutions arabes de 2011.


LE DOSSIER

regards.

Et que répondez-vous à ceux qui disent que les violences donnent une mauvaise image dans les médias ?

marco.

De toute façon, aucun mouvement social n'aura droit à un traitement médiatique favorable. S'il n'y a pas de violence, les JT diront : « Le mouvement s'essouffle », même si c'est faux. Quand il y a des affrontements, les médias parlent du conflit, montre qu'il y a une résistance, et cela attire certaines personnes qui ne suivent pas forcement le détail des reformes néolibérales, mais attendent que la tension sociale monte un peu pour participer. regards. Mais vous savez que vous ne pourrez jamais « gagner » contre les CRS… marco. Comme dans tous les conflits asymétriques… Les actions visent à se défendre, à mettre en difficulté le dispositif policier, à déborder les forces de l'ordre, à les fatiguer, à les délégitimer. Il y a des victoires collectives ponctuelles. regards.

Que voulez-vous obtenir, alors ?

marco. Nous sommes loin des relais politiques. Pour nous, les débouchés du mouvement social, ce n'est pas faire élire le politicien ou le parti de gauche plus ou moins radical qui ferait passer les bonnes mesures. Le but est d'instaurer un

rapport de forces dans la société, de redonner confiance à notre camp. Je considère qu'il est plus efficace de taper le système au portefeuille que d'essayer d'atteindre sa tête ou son cœur. Autrement dit, il est plus stratégique de le saboter, de lui faire perdre des sous, de parasiter son fonctionnement avec des grèves, des occupations et des manifestations que d'essayer de convaincre le gouvernement dans le cadre de négociations. En ce sens, le cortège de tête est dans la continuité du mouvement ouvrier et du syndicalisme révolutionnaire. Des précaires, des gens qui ne peuvent pas s'organiser syndicalement sur leur lieu de travail viennent dans le cortège de tête ou dans les occupations pour mener une espèce de syndicalisme urbain : si l'on considère que la métropole capitaliste est comme une usine, il faut parasiter et saboter son fonctionnement en occupant des bâtiments et des places, en prenant la rue et en bloquant les entreprises et les flux. La manif n'est pas que du symbolique et de l'image, elle est aussi du blocage matériel de la ville, une des modalités de la grève sociale, une prise de la rue par des gens en révolte. L'objectif est aussi de délégitimer le pouvoir en place. Macron soigne sa com. Il adore se présenter comme moderne et progressiste. Le mouvement actuel, dans sa diversité, montre au monde entier que les transports sont bloqués, qu'il y a des émeutes en centre-ville, que la présidence

de Macron ne se passe pas si bien que ça… regards.

Mais quel est l'objectif

final ?

marco. Cela dépend pour qui. Le cortège de tête réunit beaucoup de courants de pensée différents : des communistes, des anarchistes, des insurrectionnalistes, et surtout des personnes qui ne se revendiquent pas d'un schéma idéologique précis, mais sont quand même généralement anticapitalistes et antifascistes. Personnellement, cela m'intéresse peu de discuter des querelles idéologiques du mouvement ouvrier du XIXe siècle ou du XXe siècle. J'assume cet héritage, en bloc, une synthèse de tout ça, mais je préfère parler de pratiques et de stratégies militantes pour aujourd'hui… Je pense que ce que le cortège de tête a en commun, c'est de chercher à faire grossir un contre-pouvoir, plutôt que d'être la « gauche radicale » du pouvoir, comme Tsipras en Grèce. Le pouvoir en France est peu légitime, énormément de gens ne s'identifient pas aux institutions, aux médias et à la police. Pourtant, il manque une réelle force en face. Pour nous, cette contre-société doit se construire au sein même de la société, pas seulement en construisant des communautés autogérées à la campagne, mais aussi dans nos villes et nos quartiers, en se confrontant à l'existant. ■ recueilli par laura raim

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LE DOSSIER

LA VIOLENCE OU LE CONFLIT ? Emmanuel Macron veut incarner une France pacifiée et consensuelle. Cette vaine promesse exacerbe la violence physique dans la société, estiment des chercheurs qui proposent de réintroduire de la conflictualité. « Et en même temps ». Ce tic de langage d’Emmanuel Macron a fait couler beaucoup d’encre. Le président de la République qui espérait incarner une politique « et de gauche et de droite », qui se voulait « et d’une France et d’une autre », n’a eu de cesse depuis son élection de nier les antagonismes. À la conflictualité, il préfère le consensus. Aux débats politiques, les avis d’experts. Aux inquiétudes de la démocratie, le côté rassurant de la technocratie. Mais sous couvert de société harmonieuse, le consensus ne cache-t-il pas une fausse bonne idée ? Cette logique présidentielle constitue-t-elle vraiment un antidote à la violence sociale partout blâmée depuis que des heurts ont éclaté dans le cortège de tête de la manifestation du 1er Mai ? Rien n’est moins sûr, affirme le sociologue Michel Wieviorka, qui vient de publier Face au mal. Le conflit, sans la violence (éd. Textuel, 2018). Il est persuadé qu’à force de refuser le conflit, certains manifestants ne voient plus d’autre solution pour se faire entendre que de jouer des muscles : « Les Black blocs sont moins une manifestation narcissique qu’une expression de rage, de ressentiment, de haine, de désespoir. Il y a, dans la violence, des éléments de sens qui peuvent

renvoyer à du conflit perdu, introuvable, impossible. Du conflit qui pourrait transiter autrement que par la violence dans un autre contexte », estime-t-il. POST-POLITIQUE

Plus les espaces de discussion se referment, plus l’affrontement physique devient un exutoire privilégié pour sortir du refoulement imposé. « Si on ne gère pas ce qui divise une société, on rentre dans la violence », résume Michel Wieviorka. Et de ce point de vue, la croyance jupitérienne dans les vertus du consensus n’arrange rien : « Dans la situation présente, les risques de violence sont grands », avance-t-il. Car le pouvoir politique mis en place avec l’élection d’Emmanuel Macron est fragile, car sa base initiale est étroite, car les extrêmes l’attendent à tous les tournants. Mais surtout parce qu’« on voit mal comment pourrait se reconstruire un espace politique de débats comme celui que peut incarner une opposition structurée entre gauche et droite ». Depuis Hobbes, on attend d’un État moderne qu’il établisse la paix et permette à tout le monde de vivre ensemble, sans tomber dans la guerre de tous contre tous. Pour cela, chaque individu doit transférer ce droit

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naturel à la préservation de soi à une autorité. Mais pacifier, ce n’est pas escamoter le débat, sauf à se leurrer. La philosophe Chantal Mouffe, théoricienne du populisme ayant inspiré le mouvement Podemos en Espagne, Jean-Luc Mélenchon comme Benoît Hamon en France, dénonçait l’« illusion du consensus » dans un ouvrage au titre éponyme publié en avril 2016, qui tombait à pic pour décrypter la séquence électorale à venir. Un an plus tard, alors qu’Emmanuel Macron vient tout juste d’être élu, elle explique dans une tribune au Monde que celui-ci représente « le stade suprême de la post-politique ». Tous les ingrédients de la nouvelle gouvernance théorisée en Grande Bretagne par le sociologue Antony Giddens et initiée par le New labour de Tony Blair sont là. En pire. Le nouveau président français ne fait même plus semblant de croire au bipartisme : cette alternance entre centre-droit et centre-gauche qui rejetait du côté des extrêmes toute critique de la logique néolibérale est désormais obsolète. « C’est la possibilité même de contestation qui est récusée avec la disparition de la distinction entre la droite et la gauche », déplore-t-elle. « Comme nous le savons depuis Machiavel, il existe dans la société des intérêts et des positions irréconciliables, et il ne suffit pas de nier ces antagonismes pour les faire disparaître », rappelle en effet Chantal Mouffe. PRÉVENIR L'EXPLOSION

Refuser de créer des lieux pour que ces clivages puissent s’exprimer, c’est comme mettre un couvercle sur une cocotte-minute en oubliant d’actionner la soupape. À l’intérieur, ça bouillonne et ça fume. À l’extérieur, ça siffle doucement, puis de plus en plus fort. Et à la fin, la pression est telle que ça explose. L’histoire l’a montré : « Dans la société française, on est d’autant plus dans des risques de perte de sens que les grands repères à gauche qu’apportaient le marxisme, le communisme, étaient des

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« Il existe dans la société des intérêts et des positions irréconciliables, et il ne suffit pas de nier ces antagonismes pour les faire disparaître. » Chantal Mouffe

cadres de référence qui permettaient de se projeter vers l’avenir. Quand ils ont commencé à se pervertir dans les années 1970, c’est alors qu’on a vu s’ouvrir l’espace de la violence », soutient Michel Wieviorka. Ainsi, selon lui, c’est quand le mouvement ouvrier s’est mis à décliner, privé de prolongement politique, qu’il a laissé la place aux Brigades rouges en Italie. Contre cette obsession présidentielle de l’harmonie, Michel Wieviorka comme Chantal Mouffe plaident pour une vraie confrontation d’idées. Le premier en appelle ainsi à un « conflit institutionnalisé » : « Si dans une entreprise il n’y a pas de syndicat, le jour où des difficultés surgissent, la direction se trouve confrontée à des conduites de violence car personne n’est là, en face, pour discuter. Dans une commune où aucune association ne se fait le vecteur des attentes et demandes de la jeunesse, des émeutes peuvent éclater. Il vaut mieux des interlocuteurs exigeants, des “casse-pieds”, plutôt que tout s’embrase », suggère-t-il. La seconde défend un pluralisme « civilisé ». « L’objectif d’une démocratie pluraliste n’est pas d’arriver au consensus, mais de permettre au dissensus de s’exprimer grâce à des institutions qui le mettent en scène d’une façon “agonistique” », défend-elle. À ses yeux, le rôle des institutions démocratiques consiste à fournir un cadre pour « s’opposer sans se massacrer ». ■ marion rousset


LE DOSSIER

« LA VIOLENCE EST PARFOIS LA DERNIÈRE RESSOURCE VITALE » Le droit à user de la violence pour se protéger, la légitime défense ne s’appliquent qu’à ceux qui sont considérés comme des citoyens de plein droit selon Elsa Dorlin, qui montre comment la mise en scène de la violence dissimule celle de l'État. regards.

La capacité à se défendre, y compris physiquement, est constitutive du sujet moderne, écrivez-vous. Que faut-il entendre par là ? elsa dorlin. Dans les philosophies du contrat social, à l’état de nature, chaque individu use de tous les moyens pour sa défense, c’est la guerre de tous contre tous. La constitution de l’État vise à établir la paix et à « faire société ». Ce qui suppose que chacun abandonne ou, plus exactement, transfère ce droit

ELSA DORLIN

Philosophe, auteure de Se défendre. Une philosophie de la violence (éd. Zones, 2018)

naturel à la préservation de soi à une autorité souveraine qui, en retour, assure la sécurité de tous. Toutefois, chez Locke, si l’État faillit, le sujet devenu citoyen peut, dans une certaine mesure, reprendre son droit à la préservation de soi comme de ses biens qui sont comme l’extension de lui-même. Cette idée est au fondement du droit anglo-saxon, et plus particulièrement étatsunien : chaque citoyen est toujours légitime à demeurer armé et juge de sa propre sécurité, toujours légitime à user de tous les moyens pour défendre sa propriété. On a tendance à considérer que ce droit constitutionnel à la défense armée est lié au fondement de la jeune nation américaine, mais en réalité il procède d’une rationalisation de l’exercice étatique lui-même qui, plutôt que de monopoliser l’usage légitime de la violence, a sciemment délégué à des citoyens, à des milices ou polices privées, un droit à la violence.

regards.

Ceux à qui on ne reconnaît pas le droit d’user de la violence pour se défendre ne sont donc pas considérés comme des citoyens ?

elsa dorlin. C’est toute la question.

Qui est considéré comme un sujet de droit ? Qui est considéré comme un citoyen de plein de droit ? Aux États-Unis, le droit à la défense légitime armée a historiquement été l’apanage des Blancs, à l’exclusion de toutes les minorités raciales qui ont été, à proprement parler, désarmées et laissées sans défense. La légitime défense est un droit constitutif d’un État libéral et racial fondé sur l’idéologie de la suprématie blanche. Autrement dit, seuls les Blancs sont toujours déjà légitimes à se défendre et ont toujours été défendus par l’État – au sens de « protégés » mais aussi d’« innocentés ». En effet, ces dernières années, les nombreux

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cas médiatisés de jeunes Noirs abattus par des citoyens lambda ou par la police, au seul prétexte qu’ils étaient noirs et considérés comme menaçants, a toujours donné lieu à des acquittements ou à des peines dérisoires. La pérennité d’un système raciste permet la traque, l’emprisonnement, l’exposition au risque de mort de populations considérées comme indésirables, indéfendables et donc tuables. L’État impose un « devenir assassin » aux « bons citoyens », main dans la main avec le lobby pro-armes qui sacralise le droit au port d’armes malgré les tueries dans les écoles, les lycées ou sur les campus, qui sont principalement le fait d’hommes Blancs. regards. Ce n’est pas le cas en France… elsa dorlin. On a tendance à considérer que la tradition juridicopolitique française est différente. Toutefois, il faut prendre en considération la dimension impériale de la République. Ainsi, dans la lignée du Code Noir, toutes les législations coloniales rassemblées dans le Code de l’Indigénat octroient aux colons un droit d’autoconservation et d’auto-juridiction – c’est-à-dire un droit d’être armé et de se faire justice soi-même. Il privait les colonisés de tout moyen de se défendre en interdisant les armes, bien sûr, mais aussi en prévoyant des délits pour le port d’un objet, d’un outil pouvant servir d’arme, pour un

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geste, pour une parole, pour un rassemblement, même festif… Autant d’actes soupçonnés d’être des agressions ou des actes de rébellion. Là encore, on peut parler de gouvernement de l’usage de la violence, et non de monopole : on retrouve des formes de délégation institutionnalisées, pour donner à une minorité dominante le privilège d’exercer en toute légitimité une violence sans limite sous prétexte de « se défendre ». Aujourd’hui, il faut enfin s’interroger sur l’extension du droit à la légitime défense dans le cadre des législations adoptées par l’état d’urgence, ou dans la lutte contre le terrorisme. Elles participent, avec le développement de polices privées dans des résidences, les transports ou les centres commerciaux à une forme de libéralisme sécuritaire qui cible celles et ceux que l’on laisse sans défense, ou que l’on rend indéfendables en les stigmatisant comme une menace, un danger. regards. Vos exemples puisent dans l'histoire des esclaves, des juifs dans les pogroms, des mouvements noirs, des féministes... elsa dorlin. Ces mouvements constituent la matière de mon livre. Ils montrent comment des populations ou des groupes sociaux laissés sans défense et toujours jugés illégitimes à se défendre, ces vies « agressables » ou tuables, n’ont eu d’autre choix que de recourir à des tactiques d’autodéfense. C’est-

« Aux États-Unis, le droit à la défense légitime armée a historiquement été l’apanage des Blancs, à l’exclusion de toutes les minorités raciales qui ont été, à proprement parler, laissées sans défense. »

à-dire à des pratiques corporelles qui ont converti la violence subie en violence pour survivre. En cela, j’ai essayé de montrer en quoi le corps, le muscle même, est politique : comment la violence qui me traverse et m’abat peut aussi être ce par quoi je me ranime et me soulève. Chez le philosophe Thomas Hobbes, chaque individu renonce à son droit naturel à se défendre, mais il reste au fond de chacun une sorte d’élan vital. Il prend l’exemple du prisonnier qui tente de « se sauver »


LE DOSSIER

alors que ses geôliers l’emmènent, ou encore des révoltes esclaves. Ce mouvement naturel, cet effort de survie définit pour moi l’autodéfense. Or les débats sur la légitimité ou l’illégitimité du recours à la violence dans les mouvements sociaux empêchent de penser ce qui se joue pour certain.e.s : la violence est ici la dernière ressource vitale qui me permet de ne pas être abattue. regards. L’exercice de la violence reste le plus souvent décrié – on l'a vu à propos des Black blocs, mais aussi lors des révoltes de 2005... Qu’est-ce qui relève, dans les représentations, de l'autodéfense ou de la pulsion agressive ? elsa dorlin. La question fondamentale est la suivante : qu’est-ce qui est qualifié de violent et qui est accusé.e de violence ? Les images jouent un rôle crucial : elles préparent, mettent en scène, réalisent ce qui sera jugé violent. Les voitures qui brûlent dans les quartiers populaires, les Blacks blocs qui détruisent la vitrine d’un fast-food ou d’une banque vont ainsi tourner en boucle avec pour entrefilet des commentaires dramatiques : « ultra violence », « vandalisme », « État de droit bafoué ». On discipline le regard grâce à une constante conjonction entre une image, un discours, un profil idéal-typique comme le jeune homme à capuche ou le manifestant masqué. On incite à juger par habitude. En revanche,

les images de la violence de l’État, celles d’arrestations brutalisantes, voire meurtrières, de grenades qui mutilent et tuent, de gazage à bout pourtant, de coups de matraque, de passages à tabac, de déploiements militaires dans les quartiers, sur les campus, à la ZAD, sont déréalisées. C’est le fait de procédés de politique communicationnelle qui empruntent beaucoup au marketing le plus agressif. Il faut voir la façon dont ces violences ou les violences structurelles relevant du capitalisme, du sexisme et du racisme, sont systématiquement euphémisées, mises en doute, sujettes à caution, à interprétation. Le travail de la pensée critique est ici une forme d’autodéfense intellectuelle : quid de la violence des représentants de l’État qui arrachent les couvertures de survie ou confisquent les chaussures d’exilés dormant dans la rue sous des tentes en plein hiver ? Quid des conditions de détention de centaines de mineurs dans des centres de triage ? Vous parlez de « pulsion agressive » : mais c’est le libéralisme, et l’État sécuritaire qui en est le pendant, qui est porteur d’une pulsion de mort : la vie qui est atteinte, des corps blessés, des familles détruites, des militant.e.s persécuté.e.s, des environnements saccagés… Depuis près de deux mois à Notre-Dame-des-Landes, l’État dépense des millions d’euros, déploie un dispositif militaire démesuré, avec une violence sans précédent qui piétine et abat un écosystème, un habitat, qui mate et ruine

« On discipline le regard grâce à une constante conjonction entre une image, un discours, un profil idéal-typique comme le jeune homme à capuche ou le manifestant masqué. On incite à juger par habitude. »

des expérimentations politiques de vivre ensemble, lesquelles déjouent le consumérisme capitaliste, et une culture de la révolte. Dans quel but ? Faire passer l’envie à tout le monde de créer d’autres formes de vie quand nos vies sont rendues invivables. Alors oui, je vois ici une violence à proprement parler illégitime, et cela relève pour moi d’un « nécrolibéralisme » brutal. ■ propos recueillis par marion rousset

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■ par laura raim

ICÔNES NON-VIOLENTES… OU PRESQUE

HENRY DAVID THOREAU

Le philosophe américain, qui a protesté contre l'esclavage et contre la guerre menée par son pays contre le Mexique en refusant de payer ses impôts, est considéré comme le premier théoricien de la résistance passive, qu'il a définie en 1849 dans son ouvrage la Désobéissance civile. Il célébrait néanmoins en ces termes l'ancien esclave John Brown, abolitionniste qui tua des centaines de planteurs : « Jamais aucun homme en Amérique n'a combattu avec autant de persistance, autant d'efficacité pour la dignité de la nature humaine ».

LE MAHATMA GANDHI

« J'aimerais mieux que l'Inde défendît son honneur par la force des armes plutôt que de le voir assister lâchement et sans se défendre à sa propre défaite », disait l'avocat hindou, qui fondait pourtant sa résistance contre l'oppression coloniale britannique sur l'ahimsa (« non-violence »). Il précisait en effet que cette dernière « ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal. La non-violence telle que je la conçois est au contraire contre le mal une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion, dont la nature même a pour effet de développer la perversité ».


MARTIN LUTHER KING

Depuis son assassinat il y a cinquante ans, le message du pasteur noir n'a cessé d'être édulcoré. De son combat contre la ségrégation et le racisme, on ne retient souvent que son « rêve » de 1964… Chrétien pacifiste et patriote, l'organisateur de la marche de Selma serait aux antipodes de Malcom X, le musulman violent et séparatiste. Grand admirateur de Gandhi, le prix Nobel de la paix prônait certes les protestations non violentes, les sit-in et les boycotts. Mais son hagiographie posthume passe sous silence non seulement sa critique intransigeante du capitalisme et de l'impérialisme, mais aussi sa propre radicalisation vers la fin de sa vie. Refusant l'injonction à condamner les révoltes qui embrasent les ghettos, il affirmait en 1966 que « la violence est le cri de ceux que l'on n'entend pas », et que seule la lutte contre le chômage, les discriminations et la brutalité policière pouvaient y mettre un terme. Un an plus tard, il déclarera aussi : « Je ne pourrai jamais plus élever ma voix contre la violence des opprimés dans les ghettos sans avoir auparavant parlé haut et clair au plus grand pourvoyeur de violence du monde aujourd'hui – mon propre gouvernement ».

NELSON MANDELA

Dès sa libération en 1990, le père de la nation sud-africaine a rejoint le panthéon des icônes de la non-violence. En 1999, il reçoit des mains de la petitefille de Mohandas Gandhi le prix Gandhi / Luther King de la non-violence. Entré au Congrès national africain (ANC) en 1943 pour lutter contre l'apartheid, il ne fut pourtant jamais vraiment un partisan de celle-ci. Dès 1952, il milite pour le passage à la lutte armée : « La résistance passive non-violente est efficace tant que notre adversaire adhère aux mêmes règles que nous, écrit-il dans son autobiographie. Mais si la manifestation pacifique ne rencontre que la violence, son efficacité prend fin. Pour moi, la non-violence n'était pas un principe moral mais une stratégie. Il n'y a aucune bonté morale à utiliser une arme inefficace ».


LÉGITIME VIOLENCE ? Devant le constat de l'inefficacité des mobilisations traditionnelles face à l'obstination du pouvoir, transgresser l'interdit de la violence n'est peut-être pas une fin en soi, mais cela permet parfois de continuer à résister. « Il semble acté que les manifestations pacifiques, les actions non-violentes, les débats, les votations, les occupations, les pétitions, les grèves, les positions des acteurs de terrains, les votes des députés n'ont aucun effet sur la détermination du gouvernement actuel. Alors peut-être devrions-nous lancer un large mouvement national de grèves de la faim. » Le constat de Paul, militant insoumis, rédigé sur Facebook fin mai – lors des mouvements d'étudiants, est sans appel : l'impasse actuelle dans laquelle s'est enferrée la Ve République ne trouve plus d'issues dans les modes traditionnels et démocratiques de luttes. Et pourtant, l'écrivain Édouard Louis le rappelle dans son dernier ouvrage, Qui a tué mon père : les politiques, aussi bien au sens propre qu'au figuré, tuent les plus faibles, les plus dominés, les plus pauvres, bref ceux qui sont tout en bas de la pyramide sociale. Alors du coup, comme nous le dit Antoine, l'un de ceux qui ont caillassé le McDo près de la gare d'Austerlitz en marge du défilé de la fête des travailleuses et des travailleurs du 1er Mai dernier : « On a quoi comme alternative ? On se laisse faire tranquillement et on tend l'autre joue ? » Rencontré à l'École normale supérieure (ENS) lors d'un colloque intempestif intitulé « Mort à l'université, vie au savoir », en présence du philosophe italien Giorgio Agamben et de l'économiste Frédéric Lordon, il poursuit : « Non, non, on leur montre qu'on n'entend pas se laisser faire .» DÉFINITION DE LA VIOLENCE

Ne pas se laisser faire, se défendre, déstabiliser, revendiquer différemment, par la violence, par la dégradation, par l'affrontement direct. Bien sûr, ça en effraie plus d'un : les partis traditionnels, les penseurs et les

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penseuses du politique dans ce que cela sous-entend de plus noble, beaucoup de militants et de militantes… tout ceux-là préfèrent le cadre apaisé du débat d'idées, de la revendication pacifique par les voies et moyens usuels de la république, en partant d'un postulat on ne peut plus simple : la violence et le rapport de forces physique ne peuvent induire, au mieux, que des victoires sur le temps court – autrement dit la révolution (violente) permanente est un mythe. Or eux préfèrent décidément le temps long. Mais, l'un des nœuds du problème, lorsqu'on s'interroge sur la violence, est précisément sa définition. Entre la dégradation d'un bien public ou privé et la violence létale, en passant par les occupations, les séquestrations, les grèves (d'aucuns, pas forcément les plus avisés, parlent de « prise d'otages »), le spectre est des plus larges. Plus que ça, il est angoissant pour les tenants du pouvoir ou de l'opposition institutionnelle puisqu'ils représentent autant d'outils qui vont pouvoir être utilisés contre eux. Pourtant, Jean, agriculteur dans le Gard qui n'hésite pas à monter dans son tracteur pour faire des démonstrations de force, nous l'affirme : « Fondamentalement, c'est quoi la différence entre aller saccager un champ de la FNSEA et une manifestation ? » Pour lui, pas grand chose : on peut inscrire ces deux actions dans des systèmes de pensée similaires : une action collective visant à marquer le point (et pas forcément des points) dans l'opinion publique, mais surtout à créer un rapport de forces avec le pouvoir. À une différence importante près, comme nous l'explique poétiquement Jean : « La violence court-circuite et, ce faisant, crée un arc lumineux plus fort qu'une simple marche ».



Par « arc lumineux », il faut comprendre attirer l'attention des médias et des réseaux sociaux. Il est vrai que ces deux types d'acteurs, malgré leurs grandes différences, sont très friands d'images de violence dont la viralité n'a d'égale que leur propension à générer des commentaires – positifs mais surtout négatifs. Reprenant à leur compte, parfois malgré eux, l'adage selon lequel « un bad buzz vaut toujours mieux que pas de buzz du tout », ils créent, par leur acte violent, une distorsion inattendue dans le long fleuve tranquille des revendications. Certes, le traitement est la plupart du temps négatif : on pointe leur « cannibalisation des luttes », on parle de « pulsions » et on les compare à des « délinquants » – on va même jusqu'à leur refuser toute pensée construite. Pourquoi ? Pour les dégâts engendrés dans l'opinion publique. Ce rapport à cet étrange objet dont Pierre Bourdieu avait pourtant récusé l'existence, est central dans le rejet de la violence par les patrons du Parti communiste français (PCF), de la France insoumise, de la Confédération générale du travail (CGT) et des principales associations, bref de la gauche dans son sens plus général.

« Fondamentalement, c'est quoi la différence entre aller saccager un champ de la FNSEA et une manifestation ? La violence court-circuite et, ce faisant, crée un arc lumineux plus fort qu'une simple marche. » Jean, agriculteur dans le Gard

LA COLÈRE SOUS LE DÉSESPOIR

Dans les rangs de la gauche critique, le rapport entretenu avec la violence populaire est complexe et surtout changeant. Si, dans les textes fondamentaux même de la CGT ou du PCF, était inscrite la nécessité de l'usage de la violence pour renverser l'ordre bourgeois, aujourd'hui, les dirigeants de ces mêmes organisations sont beaucoup moins enclins à utiliser ce concept. Pourtant, encore très récemment, on se souvient du jeu d'équilibristes auquel ils se prêtaient, refusant de condamner catégoriquement la violence tout en s'en détachant, dans une certaine mesure. Que ce soit la quête de l'hégémonie culturelle, de l'humain d'abord ou de l'émancipation des travailleuses et des travailleurs, peu sont ceux estimant que l'on peut se passer d'une tête souriante et télégénique pour porter ses idées. Dès lors, il est bien naturel que des anonymes encagoulés, dont le mode d'action est avant tout une interrogation, soient de nature à effrayer. Pourtant, au-

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jourd'hui, un peu partout dans la gauche, on pointe les blocages des mécanismes institutionnels et médiatiques qui permettraient à notre démocratie de véritablement constater – ou même simplement donner – le pouvoir au peuple. Assez logiquement, on entend donc de plus en plus souvent, dans les manifestations traditionnelles, des remarques cyniques et pleines de désillusions concernant ce mode de revendication. « La violence, celle des Black blocs et des totos, c'est pour des bourges en mal d'action. » C'est exactement le type d'assertion très péremptoire qui fait florès sur les réseaux sociaux dans les sphères militantes de gauche, qu'elle soit politique ou associative, dès que surviennent des violences en marge des manifestations traditionnelles. Au-delà du fait qu'il repose sur une réalité sociologique très douteuse, il traduit le plus souvent l'impossibilité


LE DOSSIER

de dépasser des expériences personnelles qui se seraient mal passées. Loin d'être des « lâches » comme on l'entend et le lit souvent, ils sont probablement avant tout des désespérés des systèmes traditionnels qui veulent tenter « une approche plus frontale – et brutale des problèmes », pour reprendre les mots d'Antoine. « À quoi ça sert de marcher d'un point A à un point B, gentiment et avec le sourire, si derrière, le gouvernement n'en a rien à foutre et a déjà rédigé son communiqué de presse, réaffirmant sa fermeté face à une mobilisation qui serait faiblarde, chiffres de la police à l'appui ? » Le questionnement de Jacques, un ancien militant de la CGT, est assez légitime et s'inscrit dans la droite ligne des interrogations de toute une partie de la gauche qui lutte dans la rue : pourquoi essayer sans arrêt d'utiliser les mêmes outils, à savoir le vote et les mobilisations populaires dans la rue, si l'on n'a jamais vraiment gagné la partie depuis cent ans qu'on les pratique ? Dès lors, il n'est pas rare d'entendre qu'un « bon coup de poing dans la gueule de l'oligarchie », ça pourrait (r) établir un rapport de forces. « Nécessairement inefficace », répondent en cœur les tenants des partis, des syndicats et des associations traditionnelles. Mais la lassitude de certains de ceux qui luttent, tous les jours ou épisodiquement, doit être perçue à l'aune de la violence exercée par les structures actuelles du pouvoir. Parce que, comme on le dit assez souvent dans les colonnes de Regards, Emmanuel Macron et ses prédécesseurs, nombre de dirigeants de grandes entreprises et leurs actionnaires, les néolibéraux à qui on a donné le pouvoir n'y vont, et depuis pas mal de temps, pas de main morte. Largement de quoi éveiller, réveiller, voire attiser la colère. Et la colère, quand elle ne s'exprime pas, finit toujours par exploser. Le syndrome de la cocotteminute : c'est mécanique. DROIT D'INSURRECTION

Les inégalités se creusent, les rapports de forces entre les plus dominés et les plus dominants sont loin de l'équilibre, les perspectives quant à l'accès à l'éducation, à l'emploi, à la santé, aux loisirs pour toutes et tous sont de plus en plus bouchées, on licencie, on exploite, on

« À quoi ça sert de marcher d'un point A à un point B, gentiment et avec le sourire, si derrière, le gouvernement n'en a rien à foutre et a déjà rédigé son communiqué de presse, réaffirmant sa fermeté face à une mobilisation qui serait faiblarde ? » Jacques, ancien militant CGT

paupérise, on exclue. Un responsable CGT-Cheminots nous le glisse même : « On est à bout. » La conclusion est donc immédiate pour lui : « La violence que l'on subit autant que celle dont on est à l'origine nous empêche de dormir, mais c'est précisément là qu'est son utilité ». Loin d'une simple loi du Talion ou d'une réaction épidermique et incontrôlée, il faudrait donc penser la violence comme un inaboutissement nécessaire. Mais, là où le bât blesse le plus, c'est lorsque les théoriciens essaient de s'y frotter. « Lorsqu'on a un agenda politique, on ne peut pas théoriser la violence », rappelle souvent l'historien Roger Martelli. Force est de constater qu'il a l'histoire de son côté et qu'avec cette lecture, on ne peut totalement lui

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« On est à bout. La violence que l'on subit autant que celle dont on est à l'origine nous empêche de dormir, mais c'est précisément là qu'est son utilité. » Un responsable CGT-Cheminots

donner tort. Pour autant, il faut à ce stade distinguer les violences : on ne peut faire même cas de la violence destructrice de biens privés – s'en prendre à un McDonald's ou à un distributeur de billets par exemple – et celle, potentiellement létale, qui consisterait à agresser des personnes. Seulement, on les regroupe bien trop souvent car l'affrontement avec ce que l'on appelle les forces de l'ordre, à savoir la police et l'armée, vient souvent faire glisser la première vers la seconde. C'est donc une peur, sans doute assez légitime, de l'absence de possibilité réelle d'encadrement d'affects émotionnels trop puissants, qui serait à l'origine de la défiance de la violence. Et de revenir, de facto, à la traditionnelle détention du monopole de la violence légitime par l'État, et uniquement par l'État. Seulement, d'aucuns considèrent aujourd'hui l'État comme un ennemi : on le désigne souvent comme raciste, aux mains des lobbies, destructeur de la cohésion sociale… Peut-on faire feu de tout bois lorsque les agressions à l'encontre de pans entiers de notre société sont aussi importantes qu'actuellement ? Édouard Louis, auteur de Histoire de la violence, poursuit ainsi son travail sur la violence à travers la littéra-

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ture pour décrire la violence symbolique, celle qui s'exprime dans les quartiers populaires, les foyers modestes, les personnes précaires. « La politique est une question de vie ou de mort pour les dominés », affirme-t-il. Et d'ajouter : « L'histoire de ta vie est l'histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t'abattre. L'histoire de ton corps est l'histoire de ces noms qui se sont succédé pour te détruire. L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique ». Peut-on considérer, face à cette réalité, qu'il y a lieu de convoquer la légitime défense pour que le peuple ait recours à la violence ? En 1793, la réponse eut été évidente : l'insurrection est un droit. En effet, la Constitution de 1793, mise à l'écart du bloc de constitutionalité en vigueur actuellement, précise à l'article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Et de se dire qu'il est décidément temps que le peuple et chaque portion du peuple retrouvent pleinement leurs droits. À moins qu'une révolution ne passe par là… pour tout réécrire. À commencer par une nouvelle Constitution ? ■ pablo pillaud-vivien



« L'ÉTAT EST DEVENU LE VECTEUR DE LA VIOLENCE DU MARCHÉ »

Dans un ouvrage récent, François Cusset analyse les métamorphoses de la violence contemporaine et s'attache à la redéfinir en regard de la « nouvelle sauvagerie » du capitalisme avancé.

regards.

Peut-on affirmer que le monde est moins violent qu’autrefois ? C’est la thèse optimiste de l’Américain Steven Pinker…

françois cusset. Le problème avec Pinker, c’est qu’il ne tient compte que de la violence guerrière et criminelle. Or la violence prend d’autres formes que les coups physiques et la mise à mort. Et même si on s’en tient à cette définition étroite de la violence, plutôt qu’une approche bêtement quantitative qui essaierait de comparer deux époques – ce qui pose un tas de problèmes méthodologiques –, il est plus intéressant de se demander quelles formes de violence sont liées à chaque époque. En ce qui concerne la guerre, s’il n’y a plus aujourd’hui de conflits interétatiques traditionnels, il y a des conflits locaux très pérennes, dont la violence ordinaire s’avère tout à fait compatible avec le commerce international et les intérêts des grandes puissances. Vingt-cinq ans en République démocratique du Congo, quinze ans en Afghanistan,

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huit ans en Syrie… Ce sont des durées considérables. La violence tient autant aux conséquences sociales et politiques des conflits, notamment exodes et migrations, qu’à la déflagration même. La seconde guerre mondiale a occasionné le plus grand exode de l’époque moderne, mais il n’a duré que jusqu’en 1946, tandis que notre crise migratoire actuelle, déjà très grave, est vouée à durer et s’amplifier – notamment avec les réfugiés climatiques. Quant aux statistiques sur la délinquance, elles peuvent refléter le déclin des homicides ou des larcins de rue, mais ne prennent pas en compte l’extension de la prédation en col blanc. regards. Si la violence ne se réduit pas aux coups et à la mise à mort, elle n’est pas facile à définir… françois cusset.

On peut partir de la définition de Françoise Héritier : la violence comme effraction, venue interrompre le flux ordinaire de la vie. Sauf qu’il faut la comprendre

comme potentiellement chronique : l’évaluation systématique des employés en CDD par la direction est une effraction répétée dans leur vie subjective quotidienne. Il faut repenser l’effraction comme instituée, inscrite désormais dans les structures. Une formule qui m’a frappé est celle de la philosophe Simone Weil. Prise entre les ravages du nazisme et des migraines insupportables, relisant Homère, elle écrit en 1939 : « La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l'autre force, celle qui ne tue pas ; c'est-à-dire celle qui ne tue pas encore ». La menace constante qu'elle fait peser sur la vie est le point focal de la violence, son tranchant, plus que l’arrêt brusque de la vie. regards. L’un des enjeux à gauche n’est-il pas une bataille sémantique autour de cette définition, pour faire comprendre que la violence – par exemple


LE DOSSIER

dans la chemise arrachée d’un DRH d’Air France – est à mettre en perspective par rapport à celle d’un plan social ? françois cusset.

Pas sûr que la gauche doive se justifier, ici…Le terme de violence est un piège, et mon but a été justement de lui régler son compte, pour pouvoir s’en séparer une bonne fois pour toutes.

FRANÇOIS CUSSET

Historien des idées, professeur à l'université de Paris-Ouest Nanterre. Auteur de French Theory (2003) et La Décennie (2006), il vient de publier Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence (La Découverte).

Ou pour pointer au moins ce qui en fait un signifiant du pouvoir, qui permet de ranger dans le même sac des mouvements d’émancipation et des ratonnades fascistes, des dérives pathologisées et des tragédies historiques, jusqu’à Auschwitz et Hiroshima… Cela dit, une énergie circule bien de l’un à l’autre de ces phénomènes, dont il faut retracer les circuits. L’enjeu, pour une pensée de gauche aujourd’hui, est de renouer ces fils pour pouvoir nommer les responsables, que ce soit la direction des ressources humaines ou une organisation internationale non élue dictant les politiques économiques, et ne surtout pas en rester au coup individuel, et à l’instantané médiatique de la déflagration. regards.

Avant Pinker, Norbert Elias avait théorisé nos quatre siècles de modernité comme un processus graduel de civilisation, dans le sens d‘une autorépression de la violence et des émotions. Sa thèse est-elle désormais caduque ?

« Ne voyant plus la source ni le dispositif qui nous fait violence, on ne parvient pas à s’y opposer, on la retourne contre soi, et isolé, on n’arrive plus à partager collectivement la souffrance, à la repolitiser. »

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LE DOSSIER

françois cusset.

Elle est en tout cas beaucoup plus subtile que celle de Pinker… Car il a montré aussi comment la civilité ou le raffinement met à distance l’inférieur social ou comment la violence, réduite dans les rapports interpersonnels ordinaires, a été transférée ailleurs, que ce soit dans le monopole étatique de la violence ou dans les guerres et la colonisation, comme exutoire pour les classes laborieuses, ou même dans la catharsis sportive. Mais ayant publié Sur le processus de civilisation en 1939, il ne pouvait pas tenir compte de ce qu’on peut appeler la « nouvelle sauvagerie » du capitalisme avancé, liée au tournant néolibéral de la fin du XXe siècle et à l’irruption des nouvelles technologies, avec l’hyper consommation et l’hyper productivité comme unique objectif : une violence nouvelle se fait jour qui rend non seulement la courtoisie très facultative, voire contre-productive, mais qui s’en sert de masque, prête à surgir dans un magasin où deux clientes veulent le dernier sac en solde. La thèse d’Elias n’est pas invalidée, mais le capitalisme de la désinhibition et sa convergence libertairelibérale obligent à la mettre à jour. L’État et les autocontraintes individuelles, qui étaient les deux régulateurs historiques de la violence, n’opèrent plus, soumis désormais à la logique du marché : au lieu de servir de contrepoids à la violence du marché, l’État en est devenu le vecteur, voire le gendarme attitré. Quant aux normes de savoir-vivre,

elles sont inutiles à qui veut réussir, encore plus à qui veut jouir. Nadine de Rothschild ne prépare ni à une carrière d’entrepreneur, ni à celle d'un vidéaste sur YouTube. regards.

Quelle est la spécificité de la violence du capitalisme néolibéral ?

françois cusset.

Il y a la violence inchangée du capitalisme moderne, celle de la prédation, de l’accaparement brutal des ressources, que ce soit celles du travail ou de la nature. Cette violence-là, depuis des siècles, n’est pas une exception, mais bien le moteur de la logique de marché. Ce qui est plus récent, c’est sa normalisation, qui escamote les logiques verticales de la domination du capital, et crée ce que Bourdieu appelait la violence symbolique, ou objectivée : ne voyant plus la source ni le dispositif qui nous fait violence, on ne parvient pas à s’y opposer, on la retourne contre soi, et isolé, on n’arrive plus à partager collectivement la souffrance, à la repolitiser. regards.

Vous pointez la restriction draconienne du champ des possibles aujourd’hui. Mais on ne peut pas dire qu’on était plus libre avant l’ère capitaliste…

« On assiste depuis une dizaine d’années, d’Occupy Wall Street aux grévistes coréens, en passant par les Indignés espagnols ou les zadistes français, à une nouvelle configuration du rapport entre contestation et action. »

françois cusset.

Encore une fois, il n’est pas question de dire que c’était mieux ou pire avant, mais d’étudier la transformation des logiques de violence à l’œuvre. Certes, le champ des possibles

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était plus réduit autrefois, mais le cadre socio-économique, fût-il plus étroit, était plus stable, et le double impératif de rentabilité et de consommation colonisait moins largement les existences. L’emprise du capital était moins complète, pas forcément pour le mieux d’ailleurs : les zones qui en étaient indemnes, comme la vie politique, familiale ou sexuelle, n’étaient pas des zones de paix. D’autres logiques de domination, communautaires ou traditionnelles, pouvaient s’y déployer. Aujourd’hui, l’extension de la logique comptable marchande n’a plus de limites, tant sur la planète qu’à même nos existences, diurnes comme nocturnes. regards. Vous évoquez également une violence paradoxale propre au régime capitaliste, celle de l’abondance, ce qui fait étrangement écho à la dénonciation du désir illimité des individus post-68 que l’on peut trouver chez un Finkielkraut… Comment faire une critique du consumérisme qui ne soit pas réactionnaire ? françois cusset. De même que ce n’est pas parce que Marine Le Pen se prétend anticapitaliste qu’on n’a plus le droit de l’être, ce n’est pas parce que Finkielkraut condamne la sur-sollicitation du désir en régime consumériste qu’il ne faut pas intégrer ce point à une pensée critique, le contraire de la sienne donc. J’ai été étonné de trouver cet argument

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du désir égaré, tué par son excès même, sous la plume de Keynes, l’économiste, en 1930 ! Il suggère que la logique de l’abondance, c’est à dire de la promesse – intenable – de tout, nous prend en tenaille entre la frustration et la dépression, et débouche sur un manque spécifique qui produit « des malheurs peut être pires que ceux de la pénurie ». Et il dit ça juste après le krach de 1929 ! Le « bon sens » psychanalytique, partagé ici par Keynes, est un supplément bienvenu à la pensée de gauche. Il consiste simplement à rappeler qu’annuler la distance entre le sujet et l’objet du désir, promettre de l’effacer, c’est tuer le désir et tomber dans le cercle infernal de violence psychique. Freud disait qu’on ne peut pas tout vivre, ce que ma tante Germaine dit aussi bien… regards.

Dans quelle mesure la violence a-t-elle été « prohibée » ?

françois cusset.

Le phénomène dit de la « pacification » des sociétés depuis la seconde guerre mondiale a pris trois formes : la répression pénale et morale, systématique et préventive, de toute forme de conflictualité sociale explicite, ce qui implique non pas sa disparition mais sa dissimulation ; l’euphémisation des rapports sociaux antagonistes, qui fait parler de « partenaires sociaux » au lieu de « lutte des classes » ; et l’individualisation systématique des rapports sociaux,

qui va par exemple conduire à traiter une souffrance au travail comme l’effet d’une fragilité psychologique ou d’un patron hargneux, toujours un cas isolé, qui invisibilise le conflit structurel et empêche d’avoir une lecture collective et politique de la situation. regards.

Mais le conflit fait re-

tour…

françois cusset. Il y a en effet quelques symptômes d’un retour assumé de la conflictualité, tant dans les rapports économiques, où les bases syndicales sont plus remontées que les directions, que dans le paysage politique : désinhibition de la parole politique en ligne, cas rares mais emblématiques d’agression physiques d’élus ou de candidats, retour d’une radicalité exhibée à l’extrême droite, non seulement dédiabolisée mais acceptable, puisqu’on voit des gros bras du Gud tabasser des lycéens ou empêcher des migrants de traverser une frontière, ou aux États-Unis des cagoulés du Ku Klux Klan écraser des militants de Black Lives Matter en pleine manifestation… Cette conflictualité politique-là n’avait pas disparu, elle avait seulement été prohibée, déconseillée. L’ambiance politique actuelle exige une interprétation « atmosphérique » du phénomène : dès lors que la logique froide de l’État, de ses règles pseudo objectives et de sa violence austéritaire supposément inévitable a chassé la politique chaude du


LE DOSSIER

« On sort d’une séquence d’au moins quarante ans pendant laquelle les seules formes légitimes de la contestation étaient symboliques, verbales, médiatiques, voire juridiques ou électorales, où toute forme d’action directe était illégitime, disqualifiée. » fonctionnement de la sphère publique, cette politique chaude s’est réfugiée dans des formes moins légitimes d’expression sociale, jusqu’à l’expulsion affective et aux haines du bouc-émissaire, qui font le lit des fascismes. regards.

Le tabou de la violence semble tomber aujourd’hui. Les travaux du philosophe et militant anti-nucléaire allemand Günther Anders, qui avait suscité la polémique à la fin des années 1980 en justifiant le recours à la violence politique, connaissent un nouveau succès…

françois cusset.

Il faut replacer ces propos dans le contexte où Anders les a tenus, juste après Tchernobyl. Pour lui, l’humanité est en danger de mort et donc en état de légitime défense face à la folie techno-industrielle, elle n’aurait donc plus d’autre choix que la violence directe, y compris, s’il le faut, le meurtre. « Je ne pardonnerai jamais à ceux qui m’ont obligé à briser ce tabou », disait-il. C’est l’idée, dans

l’écologie radicale, de la « nature qui se défend », jusqu’au bout, comme le disent les zadistes. regards.

Les militants des « nouvelles luttes » actuelles, que ce soit dans les ZAD ou les cortèges de tête, assument le fait d’être « offensifs » plutôt qu’« inoffensifs »…Quelle différence avec la violence politique telle qu’elle était théorisée par des groupes d’action directe dans les années 1970 ?

françois cusset.

On assiste effectivement depuis une dizaine d’années, d’Occupy Wall Street, aux grévistes coréens, en passant par les Indignés espagnols ou les zadistes français, à une nouvelle configuration du rapport entre contestation et action. On sort d’une séquence d’au moins quarante ans pendant laquelle les seules formes légitimes de la contestation étaient symboliques, verbales, médiatiques, voire juridiques ou électorales, où toute forme d’action directe était illégitime, disqualifiée. Mais on ne re-

vient pas pour autant au fantasme romantique de la violence révolutionnaire des années 70, car les luttes actuelles sont ancrées sur des territoires, et non dans le dogme de la lutte armée. Toute forme d’action directe offensive y est à rapporter à la défense de ces territoires, que ce soit l’occupation en nombre d’une entreprise ou d’une université, ou un territoire rural cultivé collectivement contre le projet industriel qui devait s’y implanter. regards. On ne peut donc réduire ces mobilisations à leur dimension considérée comme violente... françois cusset.

À chaque fois, la violence n’est qu’un élément parmi d’autres dans un répertoire varié d’actions, qui vont du sabotage à ce que Naomi Klein nomme la « blocadie », en passant par des recours juridiques, des formes d’existence collective alternative et parfois des confrontations directes avec la police – mais seulement de façon défensive, dès que la police vient

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écraser ces mouvements comme à Notre-Dame-des-Landes ou dans les amphis occupés de ce printemps de « réforme » inique de l’université. Les militants ne posent pas des bombes dans les commissariats. Les médias se focalisent uniquement sur le moment du geste violent, dans les têtes de cortège, sans les rapporter à la violence policière, celle qui se déchaîne de SeineSaint-Denis jusqu’à Gaza, ni aux violences systémiques endurées. Il appartient à la gauche de sortir ces gestes, parfois malheureux, de leur isolement, de les inscrire dans une causalité complexe et un ensemble plus vaste de modalités d’action – aucun nihilisme, ici, mais une résistance active. regards. Même dûment remis en perspective, les actes anti-flics divisent la gauche… Certains craignent qu’ils donnent une mauvaise image, violente et provocatrice, au mouvement social. cusset. Honnêtement, il faut cesser de se cacher derrière son petit doigt : tenter de briser une vitrine de banque ou de brûler un McDo, dans un monde où les multinationales sont les super voyous du moment, et où personne ne les empêche de semer la mort et la désolation, n’est peut-être pas la meilleure option tactique, mais sûrement pas un acte disqualifiant

françois

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ou « barbare » – alors qu’en face, la police a carte blanche, et que les vies des jeunes concernés sont elles-mêmes soumises à un flicage incessant. De même qu’il faut cesser d’associer les atteintes aux biens aux crimes contre les personnes, la défense de la propriété privée et celle de l’intégrité physique : celleslà justifient la violence d’État, alors qu’elles sont tellement moins graves que la destruction des corps ! C’est aussi qu’à l’arrière-plan, comme un fantôme tenace, la division reste forte entre ceux qui misent encore sur la voie électorale, ou la négociation, et ceux pour qui le roi est nu, seule l’action directe, insurrection ou sécession intégrale, permet encore selon eux de se réapproprier son destin collectif – puisque les grandes organisations ont trop souvent fini par trahir le mouvement social, en juin 68 ou aujourd’hui face au roi Macron… C’est ce débat-là, entre institutions et insurrection, qui n’est pas tranché, et qui continue de ravager la gauche, comme hier la querelle entre réformistes et révolutionnaires, ou entre anarchistes et étatistes. Mais la gauche, si ce mot a encore un sens, devra bien tenir compte de tous ces contrefeux actifs, et du nombre toujours plus grand de ceux qu’on ne paie plus de mots, et qui n’ont, de fait, plus rien à perdre. ■ propos recueillis par laura raim

« Tenter de briser une vitrine de banque ou de brûler un McDo, dans un monde où personne n'empêche les multinationales de semer la mort et la désolation, n’est peut-être pas la meilleure option tactique, mais sûrement pas un acte disqualifiant ou “barbare”. »



Romancier et critique littéraire

ON A RETRADUIT 1984 EN NOVLANGUE ! À propos de la nouvelle traduction de 1984 de George Orwell, Le Figaro écrit qu’elle est encore « plus glaçante » que la précédente. C’est idiot. Publié en 1948, le dernier livre du journaliste anglais n’a pas été écrit pour faire peur, mais plutôt dans l’esprit de Swift, comme une satire. Trois ans après la seconde guerre mondiale, la forme « totalitarisme » est en effet encore loin d’avoir montré tous ses visages. On ignore tout du goulag à cette époque. Quant à la République populaire de Chine, elle n’a pas encore été proclamée. De la même manière qu’on oublie trop souvent que Franz Kafka riait lorsqu’il lisait ses textes à ses amis, on ne mesure plus ou très mal l’humour typiquement british à l’œuvre dans 1984. PRÉFIGURATION DU FUTUR On le mesure d’autant moins qu’avec le temps, le dernier livre d’Orwell s’est hélas révélé fort visionnaire. Prenez par exemple le télécran, cet objet qui, dans le roman, permet au pouvoir invisible de Big Brother de communiquer et de surveiller. Il est l’exacte pré-

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figuration de ce que sont devenu aujourd’hui nos ordinateurs et nos smartphones, vecteurs tout autant de propagande que d’informations sur chaque citoyen devenu, par l’enregistrement de ses données, totalement transparent à n’importe quel pouvoir – qu’il s’avoue dictatorial ou non. Chez Orwell, en 1948, cela donne : « Le développement de la télévision et l’avancée technique permettant d’émettre et de recevoir à partir du même appareil ont signé la fin de la vie privée ». Quant à la novlangue – une fabuleuse trouvaille de la première traductrice de 1984, Amélie Audiberti, la femme de Jacques Audiberti, désormais passée dans le langage courant –, chacun peut voir comment elle s’impose dans son quotidien où les licenciements deviennent des suppressions d’emplois, les impôts des prélèvements, etc., sans même parler des anglicismes qui viennent corrompre le français (la start-up nation !) ou plus exactement ce que Jacques Lacan appelait lalangue. C’est-à-dire la logique. Ce qu’Orwell imagine est en effet la destruction de la logique au profit d’une croyance envers un Pouvoir ne s’arrimant plus qu’à son

seul pouvoir. Une « oligarchie collectiviste » représentant 2 % de la population… Quant aux slogans absurdes du ministère de la Vérité dans le roman, ils prennent chaque jour un peu plus de consistance dans notre monde. « La guerre c’est la paix » est ainsi devenu une phrase que de nombreux politiques prononcent sans peine à propos du terrorisme. FALSIFICATION DU PASSÉ Le chef d’œuvre d’Orwell est pris entre deux dates : 1984 et celle qui forme, si l’on peut dire, le dernier mot du texte – qui est en fait aussi une date : 2050. Orwell explique que cette année-là, toute la littérature du passé aura été retraduite en novlangue : « Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout de ce qui survivait de la littérature du passé seraient détruits ». Pauvre Eric Blair (le vrai nom d’Orwell) ! Il ne croyait pas si bien dire : son roman vient en effet, ici en France, d’être retraduit en novlangue. Ou plutôt en « néoparler »

Illustration Alexandra Compain-Tissier

arnaud viviant


CHRONIQUE

puisque la nouvelle traductrice, Josée Kamoun, jusqu’à présent honorablement connue pour ses traductions de Philip Roth, grand lecteur d’Orwell lui-même, n’a pas jugé bon de reprendre la formidable invention lexicale de sa prédécesseur. On doute fort que ce néoparler entre un jour dans nos dictionnaires ; en revanche, il pourrait en chasser la novlangue dont l’origine sera dès lors perdue. Mais ce n’est pas le plus grave. Récit d’anticipation si l’on veut, 1984 fut écrit par Orwell au passé. Or Josée Kamoun, ni vue ni connue, le réécrit au présent ! « C’est un scandale ! » aurait dit feu Georges Marchais. C’est de la falsification, du révisionnisme pur et simple, un mensonge qui cherche à passer dans l’histoire pour devenir vérité. La chose est d’autant plus grave que 1984 est un livre qui ne parle que de ça. « Les livres sont récupérés et réécrits à maintes reprises et invariablement republiés sans qu’on fasse état nulle part des modifications », écrit Orwell au chapitre 4 de son chefd’œuvre prémonitoire. Et encore : « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du

présent a le contrôle du passé ». Ici, Josée Kamoun se prend donc pour Big Brother, c’est ballot. PRÉSENT PERPÉTUEL Ces nouvelles traductions ne sont en vérité que des affaires de gros sous. Quand une œuvre tombe dans le domaine public, l’éditeur la récupère par des droits voisins, en l’occurrence une nouvelle traduction, afin qu’elle ne devienne pas gratuite, ce qui serait dommageable à ses yeux. On prétend alors que la première traduction a vieilli, qu’il faut « la rafraîchir » comme s’il s’agissait de la peinture d’un appartement. On songe à ces émissions de déco à la télévision où un soi-disant expert arrive chez vous, dit : « C’est un peu triste ici » et fait repeindre votre salon en jaune citron ! Cela est déjà arrivé avec Lolita alors que la première traduction, signée Éric Kahane était plus que parfaite ; ou avec Le Vieil homme et la mer. Ces nouvelles traductions n’ont qu’un but : faire disparaître les anciennes du marché. Il est significatif que dans la note d’intention qu’elle rédige à propos de sa traduction, Josée Kamoun ne

cite jamais le nom d’Amélie Audiberti. Lui aussi doit tomber dans un des fameux « trous de mémoire » où, chez Big Brother, on élimine et incinère toute trace du passé. Réécrire 1984 au présent, c’est le réécrire dans la langue de la Police de la pensée (que Josée Kamoun, sans étonnement, a préféré traduire par Mentopolice). Cela fait penser à un autre scandale que d’aucuns jugeront moins important : dans les nouvelles traductions du Club des cinq d’Enid Blyton, tous les passés simples ont été éliminés. La novlangue du nouveau totalitarisme est en train de nous condamner au présent perpétuel. Bientôt, à ce compte-là, on réécrira Flaubert. Et le fameux « Il voyagea, il prit des paquebots… » deviendra un beaucoup plus efficace : « Il voyage. Il prend des paquebots… » Finissons-en. Orwell écrit dans 1984 : « On ne trouve sans doute plus un seul livre publié avant 1960 dans toute l’Oceania » (que José Kamoun, décidément insensible au caractère swiftien de l’œuvre, a décidé sottement d’appeler Océanie). Une autre de ses prédictions se réalise. À ses dépens, qui sont aussi les nôtres.  arnaud viviant

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À chaque lutte sociale, des fragments du passé remontent à la surface : Mai 68, la Commune, la Révolution française… Mobilisées par les commentateurs, ces références tuent la nouveauté. Mais quand les acteurs s’en emparent, elles leur donnent des ailes. par marion rousset

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Barricades de la Commune, avril 71. Coin de la place de l’Hotel de Ville et de la rue de Rivoli. Pierre-Ambrose Richebourg.

MOUVEMENTS SOCIAUX : LE PASSÉ EST-IL DU TEMPS PERDU ?


ENQUÊTE

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L

Les couloirs de l’université ressemblent à un corps entièrement tatoué, avec leurs murs recouverts de mots d’ordre placardés à la va-vite et son sol parsemé de livres en libre accès. Le 13 avril 2018, trois historiens étaient venus donner un cours sur « L’histoire comme outil d’émancipation » dans la fac de Tolbiac occupée. Et soudain, dans un amphithéâtre bondé, ils ont entonné l’hymne des femmes devant la masse compacte des étudiants venus assister à leur séminaire alternatif. « Nous qui sommes sans passé, les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire… », chantent-ils avec la salle, visiblement ravis d’avoir été invités.

« PAS MAI 68 MAIS 1793 »

Le couplet n’a pas été choisi par hasard : « Au moment où cet hymne est rédigé, s’ouvrent les premiers séminaires et colloques d’histoire des femmes. Pour armer la lutte féministe, le MLF a eu besoin de mobiliser le passé », rappelle l’historienne des révolutions Mathilde Larrère, sur l’estrade ce jour-là aux côtés de Laurence de Cock et Guillaume Mazeau. Intuitivement, les étudiants en lutte, vent debout contre ParcourSup – la réforme de l’accès à l’université –, le savent. Sinon, leur mouvement ne serait pas aussi pétri de références historiques bricolées. Tandis que les cinquante ans du joli moi de Mai s’invitaient au théâtre de l’Odéon, eux taguaient un rageur « Mai 68. Ils et elles commémorent, nous recommençons ». On pouvait aussi lire sur une banderole « Tu veux vraiment te battre ? Souviens-toi il y a cinquante ans ». Mais ce n’est pas la seule référence, elle est même contestée par certains. Ainsi, une autre inscription – « On ne veut pas Mai 68 mais 1793 » – manifeste une préférence pour la Révolution française, quand ce ne sont pas les événements de 1871 qui sont convoqués par les collectifs autoproclamés « Commune » de Tolbiac, Censier, Nantes ou Lyon. Sur Twitter, sous les hashtags #blocage #OccupeTaFac #NonÀLaSélection, les portraits de Louise Michel, Jules Vallès, Léon Mabille et d’autres composent un visuel dont le titre sonne comme une promesse : « La Commune de Tol-

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biac refleurira ». Plus près, « ce mouvement va chercher dans les grèves de 1995 ou dans les luttes de 2006 contre le CPE [Contrat première embauche]. Pour eux, c’est déjà de l’histoire… Ils étaient enfants ! Ces références sont en circulation de manière plus ou moins consciente », signale Laurence de Cock.

RENVOYER 68 AU PASSÉ ?

De toute évidence, les luttes actuelles se ressourcent auprès du passé et se bricolent une identité à partir de filiations éparses. À première vue, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle. Comment se hisser vers l’avenir quand on est lesté des expériences d’hier ? Peut-on espérer créer la nouveauté et le changement tout en inscrivant ses pas dans ceux de ses ancêtres ? Le sociologue Geoffroy de Lagasnerie s’en prend, dans un entretien à Politis, « à une certaine façon, pour nous, de faire fonctionner Mai 68 au présent, qui nous empêche de lutter efficacement, c’est-à-dire de faire vivre de nouvelles manières d’être actifs et radicaux ». « Il y a des mythes qui font agir, mais il y en a aussi qui paralysent. Je me demande si le fait de “coller” à Mai 68 et de le constituer comme un moment idéal ne nous conduit pas à forclore le présent, à ne pas voir ce qui s’y passe et à mutiler notre capacité d’action », avance-t-il. Et de s’interroger : « N’est-il pas nécessaire, aujourd’hui, de renvoyer Mai 68 au passé ? Après tout, si nous perdons tous nos combats depuis plus de trois décennies, c’est peutêtre parce que – du point de vue des formes et des types de lutte, des acteurs, des discours, etc. – Mai 68 a instauré une imagerie qui nous empêche de faire exister un présent puissant ». Surtout si le passé se constitue en modèle idéal, cadre unique d’interprétation. C’est l’usage récurrent qu’en font les commentateurs et les observateurs lorsqu’ils tentent d’analyser les soubresauts de l’actualité. Pour comprendre, ils comparent aujourd’hui à hier. Ce faisant, ils affaiblissent le présent et enterrent l’idée de nouveauté. « Le passé sert : il sert avant tout de repère, parfois pour affaiblir l’étincelle de l’événement, le ramener à du déjà-vu et rassurer celles et ceux que sa


ENQUÊTE

« Le passé sert : il sert avant tout de repère, parfois pour affaiblir l’étincelle de l’événement, le ramener à du déjà-vu et rassurer celles et ceux que sa radicalité inquièterait. » Ludivine Bantigny, historienne

radicalité inquièterait », précise l’historienne Ludivine Bantigny dans un ouvrage collectif codirigé par Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey, Pourquoi se référer au passé ? (éd. L’Atelier, 2018).

DÉPOLITISATION DU PRÉSENT

Les acteurs eux-mêmes ne sont pas dupes. Les étudiants organisent des ateliers autour de Mai 68, en débattent sur les réseaux sociaux, mais pressentent le piège : « C’est en débat entre eux, à Tolbiac, une partie des étudiants a voulu se désaffilier de ce poids du passé, ils ont compris que ça pouvait être un écran qui empêche d’agir en 2018. Car Mai 68 fait partie d’un passé contestataire qui peut être détourné, instrumentalisé, patrimonialisé. Or ces visions sont faites pour démobiliser et dépolitiser le présent », estime Guillaume Mazeau, maître de conférences à l’université Paris 1, qui se souvient d’une étudiante de Tolbiac lasse qu’on lui « colle au dos » l’héritage de Mai 68. « L’invocation permanente de 68 dans les médias peut être un moyen de nier la portée novatrice d’un mouvement social. Cela permet d’écrire la chronique de sa mort annoncée », reconnaît Mathilde Larrère qui propose une

chronique diffusée sur le site Arrêt sur images, dans laquelle elle étudie les références à l’histoire dans les discours publics. Pour autant, les étudiants n’ont pas renoncé à puiser dans l’histoire matière à penser l’avenir. Leurs slogans et discussions prouvent que le passé est autre chose qu’un vestige dévitalisé, relégué aux grimoires, figé dans des statues, enfermé dans des célébrations officielles. « Dans tout mouvement social et révolutionnaire, la citation est omniprésente. Il ne s’agit pas de refaire la même chose, mais de s’inscrire dans une filiation et de jouer avec sans s’enfermer dedans », explicite Mathilde Larrère. Autrement dit, quand les politiques commémorent, les acteurs se remémorent. Et depuis quelque temps, des chercheurs s’intéressent de plus près à ce rôle mobilisateur du passé.

HISTOIRE VIVANTE CONTRE MAUSOLÉES

Il y a encore une dizaine d’années, l’heure était à la dénonciation : en 2005, une poignée d’historiens, heurtés par les instrumentalisations politiques de l’histoire, lançaient le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire (CVUH). Alors qu’une loi préconisait d’enseigner aux élèves les « effets positifs » de la colonisation, ils refusaient que leur discipline cautionne un « roman national » aujourd’hui porté par des figures médiatiques comme Lorànt Deutsch ou Stéphane Bern. « Au moment où CVUH a été créé, des historiens intervenaient dans l’espace public, mais ce n’était pas ceux que nous avions envie d’entendre. Ils étaient là pour porter les gloires de la France perdue et l’idée d’une civilisation décadente. Une vision très réactionnaire de l’histoire qui nourrit le politique », affirme Laurence de Cock, auteure de Sur l’enseignement de l’histoire (éd. Libertalia, 2018). Au début des années 2000, quelques historiens engagés ont donc décidé de battre le fer contre la réduction de l’histoire à la mémoire – une vision initiée par Pierre Nora vingt ans plus tôt avec Les Lieux de mémoire. Aujourd’hui, un cap a été franchi : après avoir critiqué ce goût pour les mausolées qui embaument

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Mathilde Larrère, historienne

les morts, ils s’attellent désormais à interroger une histoire vivante dans laquelle ils voient moins un frein qu’un combustible pour les luttes actuelles. Il existe d’ailleurs un mouvement éditorial au diapason de cette nouvelle préoccupation, auquel participent des ouvrages comme Les Luttes et les rêves (éd. Zones) de Michèle Zancarini-Fournel, Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel, à paraître en septembre chez Agone, l’Histoire mondiale de la France (éd. Seuil) dirigée par Patrick Boucheron qui a aussi publié avec François Hartog L’Histoire à venir (éd. Anacharsis), la bande dessinée d’Etienne Davodeau La Balade nationale (éd. La Découverte), ou encore Pourquoi se référer au passé ? codirigé par Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey.

GERMES DE RÉVOLUTION

Le passé « relance sans cesse l’idée d’expérience et, ce faisant, la rend possible à nouveau », écrit ainsi Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, dans L’Histoire à venir. Il montre que tout n’est pas joué d’avance, que la fin de l’histoire n’est pas pour demain. « Les acteurs contemporains actualisent des principes comme la liberté ou la démocratie, en se réappropriant

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MÉMOIRE POPULAIRE ET SUBVERSIVE

Chez les zapatistes, la remémoration est un processus très conscient, théorisé depuis 1994. Pour eux, la mémoire est une porte vers le futur, c’est le sol qui permet de cheminer sans tomber. Dans un texte pratique, l’Armée zapatiste de libération nationale explique ainsi que l’histoire « pousse à croire (et à lutter) qu’un autre aujourd’hui est possible ». Cette alliance entre hier et demain est pensée comme une stratégie : « Les zapatistes ont défini leur lutte comme une rébellion de l’histoire contre le présent perpétuel, une révolte de la mémoire contre l’oubli », insiste l’historien Jérôme

Cliché pris durant les évènements de Mai 68 à Toulouse.

« L’invocation permanente de 68 dans les médias peut être un moyen de nier la portée novatrice d’un mouvement social. Cela permet d’écrire la chronique de sa mort annoncée. »

des événements restés inachevés ou incompris. On retrouve ainsi dans les soulèvements populaires du Maghreb et du Proche-Orient de 2011 cette liberté qui était présente en germe dans les révolutions européennes de 1848. Et dans Nuit debout un écho aux révolutionnaires de Juillet 1830 qui auraient, selon certains écrits, tiré sur les horloges pour arrêter le temps », analyse pour sa part l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Son dernier livre met à l’honneur l’espoir contenu dans les germes de révolutions qui cherchent sans cesse à s’actualiser. La volonté de donner une suite à des expériences inachevées. On y apprend que des sécessions de la plèbe antique à celles des antifascistes du début du XXe siècle, de la Révolution française à Mai 68, de la Commune aux Indignés, le passé a toujours été convoqué de manière plus ou moins consciente comme moteur d’action. Pour rallumer l’étincelle. La société des Anciens a ainsi nourri la Révolution française, dont le souvenir a inspiré à son tour la Fédération des étudiants révolutionnaires en Mai 68, parmi d’autres références à la Commune ou au Front populaire. Et quand des manifestants contre la loi El Khomri portent un badge « Non à Germinal », c’est encore une autre manière de se remémorer le passé. En tout état de cause, le mythe de la table rase a fait long feu. Et même le « présentisme », ce régime d’historicité ayant pour seul horizon un présent désaffilié, dont François Hartog fait remonter l’origine à l’année 1968, semble être aujourd’hui contredit.



Baschet dans Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits (éd. La Découverte, 2018). Une mémoire populaire, dotée d’une force subversive, qui se construit en opposition à une mémoire officielle, muséifiée, statufiée qui « commémore un passé vidé de sa substance ». Cette politique ne transparaît pas seulement dans les textes publics, elle irrigue aussi les pratiques quotidiennes des territoires rebelles où les écoles autonomes enseignent les luttes menées ici et ailleurs. Jérôme Baschet ajoute : « On peut en saisir un indice lorsque, par exemple, le Conseil de bon gouvernement du village d’Oventic termine l’une de ses lettres par le vœu : “Que vive la mémoire et que meure l’oubli !” Ou encore lorsque telle commune autonome forme une “commission d’histoire” pour écrire sa propre histoire ». Mais le Chiapas est un cas particulier. Ailleurs, ces réminiscences échappent le plus souvent aux acteurs. « Comme l’inconscient en psychanalyse, des fragments porteurs d’une société juste et bonne, qui restaient tapis dans les mémoires, surgissent de manière inattendue, involontaire », soutient Michèle Riot-Sarcey. « L’histoire circule dans les familles, les films, entre pairs… Je parlerais de sédimentation, une couche géologique, c’est sinueux », complète Laurence de Cock.

DEMANDE D’HISTOIRES

Parmi les références plurielles en forme de rhizome qui s’entrecroisent, certaines affleurent plus que d’autres. Ainsi, la Commune semble mettre tout le monde d’accord, tandis que la Révolution française occupe une position marginale dans les mouvements sociaux d’aujourd’hui. La première n’a pas pris une ride. C’est une référence qui court de 1968 à aujourd’hui, toujours vivante. « Elle est très polymorphe. On peut être internationaliste, marxiste, républicain socialiste, anarchiste et invoquer la Commune », soutient Mathilde Larrère. En revanche, la seconde n’est plus au goût du jour. « Depuis la fin des 1990, la Révolution

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« Les zapatistes ont défini leur lutte comme une rébellion de l’histoire contre le présent perpétuel, une révolte de la mémoire contre l’oubli. » Jérôme Baschet, historien

française a cessé d’être un moment actif de l’histoire. Elle a perdu de sa vitalité. On sait que cet événement nous fonde, mais il est vidé de sa substance politique, aussi parce que l’idée même de révolution, de renverser un régime, n’est plus un slogan politique », admet Guillaume Mazeau qui s’ingénie à recharger l’événement, comme lorsqu’il a travaillé avec le metteur en scène Joël Pommerat sur sa pièce Ça ira. Fin de Louis. « Ce qui est nouveau, c’est que des historiens décident d’œuvrer en direction d’une histoire émancipatrice plutôt que conservatrice », affirme Laurence de Cock. Face aux mobilisations qui secouent la France ces temps-ci, des étudiants aux cheminots en passant par les infirmiers, une figure de l’historien engagé est en train de se faire jour. Lors des grandes grèves de 1995, c’était un sociologue, Pierre Bourdieu, qui jouait ce rôle. Mais l’inflation des discours sur le roman national titille les spécialistes du passé. « On est sorti de la période post-foucaldienne de la déconstruction des


ENQUÊTE

« On a compris que pour défendre une vision émancipée de l’espace public, il faut aussi répondre à la demande d’histoires. Ce sont elles qui tissent le commun. » Guillaume Mazeau, historien

discours et on a compris que pour défendre une vision émancipée de l’espace public, il faut aussi répondre à la demande d’histoires. Ce sont elles qui tissent le commun. Il faut déconstruire les anciens récits et raconter quelque chose de plus complexe, de plus touffus, de plus bouillonnant », suggère Guillaume Mazeau. En revanche, la pensée de Walter Benjamin est plus que jamais source d’inspiration pour ces historiens engagés dans le présent, qui n’hésitent pas à descendre dans l’arène de l’actualité. Cette « constellation » chère au philosophe, formée par la rencontre entre Autrefois et Maintenant, éclaire leur chemin. « Une certaine génération d’anciens historiens avaient tendance à donner des “leçons d’histoire” aux contemporains, tandis qu’une nouvelle génération, encore minoritaire, s’éveille à la critique et comprend beaucoup mieux les liens vivants entre le présent et le passé », se réjouit Michèle Riot-Sarcey, spécialiste de l’utopie, qui ne s’est « jamais sentie aussi en phase avec [ses] contemporains ». ■ marion rousset

POUR ALLER PLUS LOIN Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Jérôme Baschet, éd. La Découverte, 2018

L’Histoire à venir, Patrick Boucheron et François Hartog, éd. Anacharsis, 2018

Pourquoi se référer au passé ?, Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey (dir.), éd. L’Atelier, 2018

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AU RESTO

ET AU MILIEU COULE LA SEINE-SAINT-DENIS

Devenu l’emblème des banlieues françaises, le « 9-3 » voit souvent sa singularité et sa diversité transformées en clichés : on méconnaît son histoire, on ignore ses richesses et on l’abandonne à sa pauvreté. Politiques de la ville, responsabilités de l’État et des collectivités, communisme municipal, Grand Paris… nos invités ouvrent le débat et les portes de leur département. par pierre jacquemain, photos caroline deloffre pour regards

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S AU RESTO

Situé en plein cœur de Bobigny, préfecture de la Seine-Saint-Denis, l’Espace Farmento est incontournable pour les pauses-déjeuner des élus du département, des administrations et des nombreux sièges d’entreprises alentours. regards. Comment vous représentez-vous la Seine-Saint-Denis ? meriem derkaoui.

C’est d’abord un département qui a une histoire, une identité. D’autant plus pour quelqu’un comme moi qui vient d’ailleurs. J’ai été accueilli à SaintDenis. Je venais d’Alger. J’étais inquiète et en même temps heureuse. En revanche, j’ai tout de suite été frappée par la pauvreté. Aujourd’hui, il me semble que c’est pire. Il y a une forme de dégradation qui est encore plus visible.

simon ronai. Pour moi, la SeineSaint-Denis, c’est un résumé de toutes les contradictions de notre société. La richesse et la pauvreté. Le développement et le déclin. L’immigration et l’ouverture. Et puis il y a ce contraste incroyable entre Paris et les banlieues. Il y a quelque chose de mystérieux : comment est-il possible d’avoir simultanément un tel développement économique et autant de misère ? C’est un phénomène complexe parfaitement symbolique de la métropolisation sans régulation. meriem derkaoui. C’est très juste et c’est d’autant plus frustrant, no-

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tamment pour les jeunes. Ils voient s’installer dans nos communes de gigantesques sièges sociaux. Les bureaux poussent de partout et les grues s’imposent dans le paysage urbain. Nous sommes devenus attractifs et c’est tant mieux. Chanel s’installe avec 420 salariés. Veolia pareil : ils sont plus de 2 000. Le problème, c’est que ces entreprises ne proposent aucun débouché aux habitants. Le sentiment d’injustice est grand. On a l’impression de faire de la place, on pousse les murs dans nos quartiers pour accueillir ce que Paris ne peut plus accueillir. Le développement qui se fait dans nos villes, je pense aux transports notamment, n’est pas tant pour les habitants que pour les Parisiens qui vont venir travailler. Je ne demande qu’une chose à ces entreprises que nous accueillons bien volontiers : il faut proposer des formations et des emplois pour nos habitants. Parce que nos villes regorgent de talents.

regards. Ce que vous dites, tout le monde le dénonçait en 2005, lors des émeutes dans les banlieues. Rien n’a changé ? meriem derkaoui. Rien n’a changé. Un jeune sur deux cherche du travail dans les quartiers populaires. La colère couve. Les jeunes sont tellement nombreux à chercher du boulot qu’ils baissent les bras. Ils ont même théorisé l’idée selon laquelle ils seraient en concurrence entre eux. Ils le déplorent et abandonnent. Ces jeunes portent un patronyme, ils viennent du « 9-3 », ils sont discriminés partout. simon ronai. Quand on a commencé la politique de la ville, il y avait l’illusion qu’en créant de nouveaux espaces, en créant des immeubles, cela permettrait de faire venir d’autres populations et d’interrompre le phénomène d’entre-soi social qui était entamé.

MERIEM DERKAOUI

Membre du conseil national du Parti communiste français, Meriem Derkaoui est maire d’Aubervilliers depuis janvier 2016.

SIMON RONAI

Géographe, Simon Ronai est consultant en aménagement du territoire au sein du bureau d’études Orgeco, qu’il dirige.



« Le contexte a changé. S’il devait y avoir aujourd’hui encore un communisme municipal, c’est dans notre détermination à faire exister du commun, à favoriser les services publics. » Meriem Derkaoui


AU RESTO

Le constat est fait aujourd’hui que cette partie du projet est un échec. Depuis longtemps, beaucoup de ces territoires étaient des territoires industriels accueillant une population d’ouvriers, pauvres. Leur identité populaire ne date pas d’aujourd’hui, mais ce qui rend la situation intolérable, c’est que les inégalités se sont accrues et la spécialisation communautaire s’est renforcée. regards. Comment se manifestent ces inégalités ? simon ronai.

Le rapport parlementaire consacré à l’évaluation de l’action de l’État en Seine-Saint-Denis documente le cumul de toutes les inégalités : sociales, fiscales, scolaires, transports, qualité des espaces publics, santé, sécurité, etc. Si l’État est responsable, la gouvernance politique de la métropole et des communes est elle aussi interpellée. On vit dans l’une des régions les plus riches du monde et la Seine-Saint-Denis est progressivement devenue une immense poche de pauvreté. Ce département est parmi les plus riches de France, mais c’est aussi l’avant-dernier département sur quatre-vingt-quinze en termes de ressources moyennes des habitants. Un tel écart montre que les responsables politiques ont toléré cette situation, où plutôt qu’ils l’ont fabriquée faute de régulation, de solidarité et de vision partagée.

meriem derkaoui.

L’État est responsable de cette situation. C’est lui qui a une vue d’ensemble. Il est plus difficile d’ouvrir un bureau de poste à Aubervilliers qu’à Versailles. L’État est quand même le garant de l’égalité des territoires et de l’accès aux services publics. D’autant que d’un point de vue démographique, la Seine-Saint-Denis étant une terre d’accueil, l’État aurait dû mener une vraie réflexion, afin de mieux anticiper la problématique du logement.

simon ronai.

Vous avez raison sur la question des services publics, mais l’État a fait un gros boulot sur les infrastructures. Il faut aussi rappeler que cette situation est le résultat de l’histoire politique et sociale de ce département. On peut questionner la politique urbaine qui a été menée dans ces villes depuis longtemps, et notamment la question du logement social et la culture du bastion. La politique des très bas loyers qui fait que les offices n’ont pas pu entretenir et développer leur patrimoine, le long refus de l’accession à la propriété, le déni des questions sécuritaires…. De tout cela, l’État n’est pas seul responsable. Il y a eu un tropisme communiste, une volonté de fermeture du département qui a voulu tout faire tout seul et à sa façon. Les diverses tentatives de novation ont été cassées pour des histoires de luttes intestines entre communistes et entre territoires.

regards. Vous dites aussi qu’il y a eu de grandes périodes d’ignorances réciproques entre Paris et la banlieue, qui ont largement contribué à renforcer les inégalités… simon ronai.

La création de la Seine-Saint-Denis en 1965 correspondait à une volonté un peu folle d’utopie politique : construire un modèle communiste exemplaire, en se coupant de Paris, qui n’avait pas de maire jusqu’en 1977. Quand Jacques Chirac a été élu à Paris, la Seine-Saint-Denis et la banlieue ne l’intéressaient pas et, à l’époque, la banlieue n’était pas non plus intéressée par Paris. Une partie de la paupérisation du département est donc liée à une histoire longue, histoire industrielle surtout, mais aussi aux choix des politiques d’aménagement qui ont été faits localement. Au début, ils étaient sans doute généreux, mais à partir des années 80, la résistance aux transformations n’était plus possible.

regards. Quel regard vous portez sur le rôle des communistes dans ce département ? meriem derkaoui. Les communistes ont longtemps considéré qu’ils étaient les seuls défenseurs des habitants. Aujourd’hui, il faut avoir un regard lucide sur ce qui a été fait. C’était la vieille politique du Parti communiste, celle de l’avant-garde. On a péché de ne pas mobiliser davantage les habitants. Il fallait les associer à la décision. À l’époque,

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AU RESTO

un excellent paysagiste, s’il n’était pas membre du PCF, n’avait pas droit au chapitre. L’entre-soi et le sectarisme ont fait beaucoup de mal. simon ronai. Le « communisme municipal » correspond à une époque d’hégémonie culturelle des communistes, souvent majoritaires dans leurs mairies et dans les réseaux associatifs. Aujourd’hui, il s’agit de coalitions de gauche fragilisées au sein desquelles tout se négocie. Je ne crois pas que l’on peut parler d’échec, parce que tout ce qui a été fait n’était pas mauvais et a porté de nombreux acquis progressistes. Depuis, la société, l’économie, les villes ont changé. Ce qui est profondément atteint, c’est l’idée de l’autonomie communale et de la commune comme plateforme unique de gestion des contradictions. Le développement métropolitain génère croissance et exclusion, et cette contradiction, les communes seules ne savent pas et ne peuvent pas la gérer. Le concept de communisme municipal, qui a eu son heure de gloire en voulant faire « contre-société », est maintenant totalement dépassé. meriem derkaoui.

C’est vrai que le contexte a changé. Et s’il devait y avoir aujourd’hui encore un communisme municipal, c’est dans notre détermination à faire exister du commun, à favoriser les services publics. Nous devons assurer aux habitants le droit de vivre dans de

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bonnes conditions : avec des équipements sportifs, des maisons de santé, des établissements scolaires de qualité. Dans la perspective d’une société égalitaire, que les enfants soient riches ou pas, l’objectif est que chacun puisse bénéficier d’espaces publics collectifs. simon ronai.

projet quand Christian Blanc2 a présenté celui de grand métro. Les élus n’étaient d’accord sur rien, n’avaient rien préparé et n’avaient pas de projet fédérateur. On parle du « 9-3 » comme si c’était une entité unique. En réalité, il y recèle de multiples divisions au son sein. Le combat politique entre le PS et le PCF, les guerres intestines des courants et sous-courants du PCF, les rivalités territoriales entre Bobigny, Plaine Commune, Roissy, Montreuil… Les acteurs politiques sont d’accord ensemble contre le reste de la Métropole, mais s’agissant du département, ils peinent à construire un projet global.

Ce modèle-là marchait quand il y avait des entreprises, de l’emploi, des ressources fiscales. Les maires communistes prenaient l’argent des patrons et le redistribuaient localement pour le bien des gens. Aujourd’hui, l’économie ne fonctionne plus comme cela et il n’y a plus de correspondance entre les salariés qui travaillent dans les entreprises de la commune et les gens qui y habitent. Il a fallu beaucoup de temps pour que les maires admettent cette transformation et prennent en compte l’ampleur des mobilités et des interdépendances. On a dit beaucoup de mal de l’État, mais il faut aussi interroger l’attitude des élus locaux de Seine-Saint-Denis. Ainsi, le Valde-Marne a su, dès le début des années 90, élaborer un schéma de mobilités pour le développement des transports et inventer Orbival1. Ce vrai travail de fond politique et technique explique que les travaux du Grand Paris Express démarrent dans le Val-de-Marne. À l’inverse, la Seine-Saint-Denis n’avait aucun

Il faudrait déjà comprendre ce qu’est la philosophie de Macron. Tout le monde partage le constat : l’échec relatif de ce qu’a été la politique de la ville, au sens où elle a privilégié les aménagements urbains et laissé de côté la question sociale. Si la question sociale était réellement priorisée par Emmanuel Macron, son propos ne me choquerait pas. Ce qui est choquant, c’est qu’on a l’impression de perdre sur les deux tableaux : on diminue les crédits du logement social et on ne sait pas ce que seront

1. Projet de métro initié par les élus en 2006, désormais intégré à la ligne 15 du Grand Paris Express.

2. Pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, Christian Blanc était le secrétaire d’État chargé du développement de la région capitale.

regards. Il a raison, Emmanuel Macron, il faut changer la « philosophie » de la politique de la ville ? simon ronai.


« On ne peut pas imaginer que les jeunes de Seine-Saint-Denis acceptent durablement d’être dans une situation aussi inégalitaire, ce dont ils sont de plus en plus conscients. » Simon Ronai


les moyens supplémentaires sur les autres aspects (à l’exception notable du dédoublement des classes). Patrick Braouezec3 dit qu’il faut faire le pari du temps long, et que « Plaine Commune est un territoire où les gens se reconstituent ». Cette réalité vaut pour toute la Seine-Saint-Denis, qui est la porte d’entrée des étrangers en France. On y arrive de partout, on trouve un premier logement, un premier boulot. Et dans ce flux permanent, les gens qui s’en sortent s’en vont vivre ailleurs. C’est décevant pour ces communes, mais c’est précisément ce qui justifie que l’on consacre davantage de moyens et d’aides sociales à ces territoires. meriem derkaoui.

C’est vrai. Il y a un effet de sas d’accueil. Le préfet le reconnait lui-même, d’ailleurs. Nous accueillons des gens qui, pour un quart d’entre eux, ne vont pas rester. L’un des enjeux est de maintenir ces nouveaux arrivants, de favoriser la mixité sociale qui est une richesse pour nos villes. Mais pour revenir sur le discours d’Emmanuel Macron, je confesse que je n’en attendais pas grand-chose. À mon sens, il n’a pas dénoncé quelque chose d’essentiel qui figurait pourtant dans le plan Borloo : l’idée de l’apartheid et de la relégation sociale. En tant que président de la République, il aurait dû dire qu’il avait conscience que des populations sont en souffrance, reléguées. Nous sommes dans une même République, nous sommes

3. Président de Plaine Commune.

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un même peuple, et pourtant les Français ne vivent pas de la même manière d’un territoire à l’autre. Le dire est important. Même sur les mesures positives comme le dédoublement des classes en milieu scolaire, nous attendions des annonces importantes, notamment en matière de généralisation du dispositif dans nos écoles et surtout de financement. Nous n’en savons toujours rien. regards. C’est toujours en matière d’éducation que le bât blesse ? meriem derkaoui. Oui, et je note que

Parcoursup est une mesure qui va toucher frontalement les lycéens de la Seine-Saint-Denis. La loi est néfaste pour eux. Plusieurs dizaines de milliers de lycéens vont se retrouver sur le carreau à la rentrée scolaire de septembre…

simon ronai.

La question scolaire risque d’être particulièrement discriminante pour les jeunes et aussi dans la perspective d’accueil de populations nouvelles où d’accès à l’emploi. De même dans les critères de Parcoursup, il y a le contrôle continu, le nom du lycée et sans doute les universités peuvent-elles avoir tendance à discriminer sur la base de l’origine géographique.

regards. Quel est l’enjeu pour la Seine-Saint-Denis dans les années à venir ? Comment vous imaginez ce département dans quelques dizaines d’années ?

simon ronai. La place du département dans l’espace métropolitain est en débat. On ne sait pas comment il va se conclure, mais on peut anticiper que toutes les villes seront encore plus intégrées dans la métropole qu’elles ne le sont aujourd’hui. Aubervilliers, par exemple, est devenu un territoire très attrayant pour les entreprises et les logements du fait de la proximité de Paris, de sa future desserte, du prix du foncier. Ces opportunités vont-elles transformer positivement la ville sans risque d’exclusion ? On est allé tellement loin dans la discrimination, dans l’image et la stigmatisation de ces villes qu’il est difficile de projeter les mutations. Je crois que la métropole pourrait changer la vie des gens puisqu’elle existe en fait. Mais il n’y a pas d’instance politique de régulation et de gouvernement de cette métropole. Le débat dure depuis vingt ans sans parvenir à se donner une structure de gouvernement démocratique visant à ordonner, aménager, réguler et résorber les inégalités. Cela implique une redistribution des pouvoirs et surtout une redistribution des ressources, est-ce que ce sera possible d’ici cinquante ans ? Je n’en sais rien, mais si rien ne change, je pense que des émeutes et des petits 2005, il y en aura beaucoup. On ne peut pas imaginer que les jeunes de SeineSaint-Denis acceptent durablement d’être dans une situation aussi inégalitaire, ce dont ils sont de plus en plus conscients. Les inégalités s’accroissant, si aucune mesure de


régulation n’est mise en place, ça ne peut finir que par des violences. meriem derkaoui. Je pense que tout ce qui a tendance à éloigner les citoyens des centres de décision – ce qui est le cas aujourd’hui de la métropole – n’est pas une bonne chose. Les Albertivillariens rêvent d’une commune qui a de l’avenir, où ils sont respectés et où l’on y vit correctement. Aujourd’hui, les gens se sentent abandonnés. Les citoyens ont besoin de proximité. Et ça n’est pas la métropole qui va résoudre les problèmes. La commune doit rester le centre, la base de vie où les gens peuvent se rencontrer, se croiser, débattre.

C’est le lieu de la démocratie. Sur le département, si celui de la SeineSaint-Denis devait disparaître, je m’interroge : qui va reprendre ses compétences ? Ça n’est pas la métropole. On nous dit, à chaque fois, qu’on supprime des échelons pour faire des économies et maîtriser les dépenses publiques. Comme le dit le maire de Montreuil, il faut garder des élus « à portée d’engueulades ». Parce que nous sommes des interlocuteurs privilégiés. Quel que soit l’échelon, c’est à nous que l’on demande des comptes. Mais je veux dire une chose qui me semble particulièrement grave pour la démocratie : les élus locaux sont confrontés à des pressions des milieux éco-

nomiques et des promoteurs. Et l’un des enjeux pour nous est aussi d’être en capacité de s’affranchir de ces pressions si l’on veut garder la maîtrise publique de nos villes et de leur développement. Ça n’est, hélas, pas à la portée de tous. J’ajoute enfin que nous rencontrons un autre problème : nous soutenons toujours notre « voisine-capitale » quand elle est en bagarre sur les voies sur berge, la piétonisation, parce que nous sommes solidaires sur ces questions d’écologie et de lutte contre la pollution. Mais cette solidarité marche à sens unique. Paris ne nous respecte pas et cela doit cesser. ■ entretien réalisé par pierre jacquemain

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MAI 68, L’ART DE LA RÉCUP

Illustration Alexandra Compain-Tissier

« Sous les pavés de saumon, la plage », « Rêver céréaliste », « Quiche & Love », « Lait interdit d’interdire les privilèges »… Ce sont les accroches imaginées par l’agence de communication Rosapark, du groupe Havas et au nom inspiré de celui de la camarade de lutte de Martin Luther King, pour une campagne publicitaire de Monoprix ce printemps, intitulée « Les promos font leur révolution ». L’opération fait évidemment référence à Mai 68, détournant ses slogans les plus célèbres. De quoi inspirer un magasin

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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de la chaîne, dans le Val-de-Marne, qui crut bon de déployer des banderoles taguées à la bombe au rayon fringues –, photos postées sur Twitter par une cliente consternée. FASHION WEEK REBELLE C’est l’une des nombreuses récupérations commerciales de la révolte étudiante qui bouleversa la société française il y a cinquante ans, signe sans doute de son statut iconique et désormais historique. Rien n’aura été épargné en cette année de commémorations. La maison Dior, du groupe mondial de luxe LVMH, lança les festivités. Elle se produisit en février à Paris, pour la présentation des collections de prêt-à-porter automne-hiver lors de la Fashion Week, dans un décor constitué d’un gigantesque collage de pages de magazines féminins et d’affiches déchirées de l’année 1968. Le défilé s’ouvrit par un mannequin portant un pull sur lequel on pouvait lire en lettres capitales : « C’est non, non, non et non ! » Le site de Madame Figaro titra : « Sous les pavés, le style ». Analyse de la journaliste

devant ce mix de hippie chic en patchwork, d’étudiante en jupe à carreaux transparente et de BB en cuissarde : « L’attitude de la femme Dior se veut frondeuse, affirmée, déterminée, presque militante ». Il fallait y voir, nous dit-on, un geste féministe de la première directrice artistique de la marque, Maria Grazia Chiuri, qui se confia en backstage, parlant de lutte pour l’égalité des droits. Se moquant de cette « Fashion Week rebelle », Guillaume Erner, sur France Culture, s’étrangla : « Voilà de la récupération ou bien l’on ne s’y connaît pas. C’est cela le drame du capitalisme actuel : il est capable de tout récupérer, y compris ce qui était censé le nier ». 790 EUROS LE PAVÉ Le plus absurde, c’est que l’on sait que, durant ces quelques semaines de 1968, la parole des femmes fut largement confisquée, comme beaucoup de militantes en ont témoigné. Mais aussi qu’à l’époque, la maison Dior, des plus classiques, se vit justement reprocher d’être à contre-courant du mouvement


féministe en refusant d’intégrer à sa gamme de vêtements la minijupe – qui en était le symbole, selon des manifestantes qui en vinrent à protester pour cela devant son magasin de Londres. Dans la foulée, le magazine Grazia proposa une sélection shopping spéciale Mai 68, indiquant que « en hommage, de nombreuses marques ont décidé de créer des produits en rapport avec les émeutes ». On y trouvait une paire de chaussures Kickers produite en édition limitée, customisée par une étudiante en arts appliqués, lauréate d’un concours. « Les lettres entremêlées symbolisent la multitude et l’union des jeunes, unis dans un même mouvement révolutionnaire », expliquait-elle. Camaïeu mit en vente des tee-shirts basiques, reprenant quelques slogans comme « Soyez réalistes, demandez l’impossible » et suggérant à ses clientes : « Réveillez la modeuse révolutionnaire qui est en vous ». Le pavé inspira, en savon bio par la société Atelier Populaire (sic), et surtout en sac par la maison Sonia Rykiel... à 790 euros. « Envisagé pour prendre d’assaut les rues de Paris »,

le sac Pavé est censé raviver, selon l’entreprise créée en 68, « l’esprit frondeur qui animait Sonia Rykiel au printemps de sa carrière ». DÉPOLITISATION Mais c’est Gucci, du groupe Kering (ex-Pinault), symbole du blingbling à l’italienne, qui surfa le plus sur la vague. En début d’année, la marque diffusa un clip, « Gucci, dans les rues », mettant en scène la révolte de jeunes gens arty, dans une ambiance so sixties. Occupation d’école, assemblée générale, manifestation, gaz lacrymo... Une vision esthétisante de Mai 68 inspirée du cinéma expérimental de ces années, totalement dépolitisée – les drapeaux sont juste de couleurs unies –, sur fond de techno. Rare slogan aperçu : « Liberté, Égalité… Sexualité », que l’on retrouve dans des mini-clips postées sur Instagram et dans les vitrines des magasins Gucci au diapason : sacs et accessoires de la marque dispersés dans une salle de classe au mur tagué. Des scènes de la vidéo furent même transposées en fresque géante, de Londres à Hong

Kong, de New York à Milan. Pas du goût de tout le monde. Le site Apar. TV descendit l’initiative, écrivant : « Si Guy Debord pouvait voir le hashtag #GucciDansLesRues, il retournerait immédiatement se suicider ». À quelques jours de l’anniversaire du mouvement du 22 mars 1968 à la faculté de Nanterre, prémices des événements du mois de mai, apparut sur le très chic rond-point des Champs-Élysées une palissade de bois recouverte d’affiches contestataires. Pas d’affolement, il s’agissait d’une installation qui annonçait la vente de cinq cents authentiques sérigraphies sorties des presses du mythique « Atelier populaire » de l’École des beaux-arts de Paris, puis de l’École des arts décoratifs. La maison d’enchères Artcurial dispersa l’ensemble pour plus de 160 000 euros. L’ironie veut qu’elle soit installée dans l’hôtel particulier du feu et très gaulliste Marcel Dassault (groupe auquel elle appartient), lequel vit son usine aéronautique de Saint-Cloud occupée, alors, par les ouvriers qui plantèrent à son sommet le drapeau rouge. 

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MALTE MARTIN LES MOTS POUR LE VIVRE

Plasticien et designer graphique, Malte Martin use des signes et des mots pour reconquérir les espaces publics et les rendre habitables par tous. par caroline châtelet, photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

Malte Martin présente douze créations typographiques qui célèbrent le métissage de la langue française par les « Mots voyageurs » venus d’ailleurs. Ces visuels sont affichés en juin 2018 partout à la Courneuve pendant le temps fort « Ville monde ».


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DANS L’ATELIER

À

À la fin de la première rencontre avec le designer graphique et plasticien Malte Martin, l’homme confia, prudent. « Juste une parenthèse. Pour vous dire une crainte que j’ai un peu. Lorsqu’un article fait un tour à 360 degrés, il peut émerger à la lecture une image fragmentée et parcellaire de mon travail. Avec d’un côté Malte Martin le graphiste, d’un autre, le designer urbain, encore d’un autre, celui qui avec Agrafmobile travaille dans les quartiers, etc. Souvent, le résultat est hétérogène, au lieu d’être hybride… Je me rappelle d’une personne, au ministère, qui m’a dit un jour : “Mais on ne sait pas où il habite, maintenant, Malte…” » La remarque n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Peut-être aussi car après avoir visité l’atelier et découvert les multiples projets en cours, il apparaissait à la journaliste un brin complexe de rendre compte avec clarté des activités de l’homme. Car si Malte Martin est connu pour dans son travail de création graphique avec les mots, les mettre en scène dans ce qu’il appelle une stratégie de basse tension – usage du noir et blanc, des contrastes, de signes réduits permettant « de se faire entendre à l’échelle de la ville » en étant à mille lieues des langages publicitaires standardisés –, force est de reconnaître que l’artiste traverse les domaines d’intervention, les positions, les formes. Pour saisir les spécificités et l’articulation de ses activités, peut-être faut-il, d’abord, évoquer les différentes structures qu’il a créées ou co-impulsées. GRAPHISME POLITIQUE ET SOCIAL D’abord, il y a l’atelier graphique Malte Martin, qui œuvre « dans le cadre de commandes, souvent dans le domaine culturel » pour produire des chartes graphiques et autres outils de communication. Depuis

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Atelier « Mots voyageurs » à la Maison de la citoyenneté avec les ambassadeurs du projet « Ville monde » à la Courneuve. Douze créations typographiques avec la « Superpo », caractère combinatoire crée par l’atelier graphique Malte Martin avec Vassilis Kalokiris. Des ateliers graphiques « Mots voyageurs » destinés aux primo-arrivants qui retraduisent les douze mots dans leur langue d’origine et apprennent aux formateurs leur graphie. Atelier avec la « Superpo », animée par Bathilde Lebret et Lore Ladogne, pour permettre des graphies expressives des mots choisis par les apprenants.

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DANS L’ATELIER

sa naissance en 1989, l’agence a travaillé avec des institutions comme le Centre Georges-Pompidou, le Théâtre de la Croix-Rousse, la Fondation Royaumont, l’Orchestre national d’Île-de-France, la Comédie de Reims, le Théâtre de la Commune à Aubervilliers, etc. Les productions de l’atelier – qui réunit une équipe de cinq personnes – sont en général qualifiées de « graphisme d’auteur ». Historiquement, le graphisme d’auteur s’est construit (et demeure majoritaire) « dans le champ culturel, avec une posture venant des Grapus, groupe légendaire » constitué à partir de mai 68, proche du Parti communiste, et par lequel Malte Martin est luimême passé, à la fin des années 80. Les Grapus ont appréhendé « le graphisme comme un moyen d’expression et d’intervention politique et social », défendant une création engagée. Par rapport à ce travail, Malte Martin se situe dans un « métissage ». Soit « entre cette tradition grapusienne des moyens d’expression comme contribution politique », en demeurant vigilant à « ne pas s’enfermer dans la figure de l’artiste engagé qui ne travaille que pour un segment très réduit ». L’exemple de cette dynamique s’incarne avec justesse dans la collaboration avec l’Athénée, théâtre parisien. Pour la saison prochaine, dont il vient de terminer la plaquette, Malte Martin continue à explorer la création typographique à travers des visuels usant du noir et blanc et des mots. Dans un domaine, le théâtre, encore dominé par une communication ayant recours aux symboles, aux images, ces propositions continuent d’étonner. Comme il s’en souvient, l’idée (lancée en 2005) était de se saisir « de la matière première de l’Athénée, le texte, et de le mettre en scène graphiquement. Tout comme un metteur en scène aura une direction d’acteurs, une silhouette de caractère va donner une diction ». Le résultat est d’autant plus saisissant que les phrases, extraites des spectacles, s’amusent souvent avec l’actualité. Peu de temps après l’élection de Nicolas Sarkozy, une affiche pour une pièce de Samuel Beckett citait : « L’argent je ne pense qu’à ça, l’argent ». Preuve « que le théâtre peut parler du monde », ces

propositions rappellent au passage « la mission du théâtre public. Avant même d’amener les gens à franchir les portes du théâtre, commençons à leur proposer une lecture publique littéraire dans les couloirs du métro ». DESIGN POUR TOUS Deuxième structure, Agrafmobile. Créée en 1998, l’association est née de la volonté de disposer d’un laboratoire expérimental à côté du travail de commande, et de pouvoir investir l’espace public. « Après quelques années de pratique, j’ai constaté que tout, y compris l’espace public, était en voie de privatisation. Les signes qui circulent aujourd’hui dans une ville sont majoritairement commerciaux ou administratifs. Nous sommes très loin de l’agora, au sens d’espace de l’imaginaire collectif, citoyen. Agrafmobile était un moyen stratégique de reconquérir cet espace. » En y proposant d’autres signes, formes, images. Investissant tant le domaine des arts visuels que celui du spectacle vivant, l’association implique, selon les projets, des plasticiens, des chorégraphes ou encore des metteurs en scène. Parmi les interventions d’Agrafmobile, citons une collaboration menée dans la jungle de Calais avec le Pérou (Pôle d’exploration des ressources urbaines). Réunissant des étudiants en école d’architecture et d’urbanisme, des géographes, des architectes, des anthropologues, etc., le projet visait à défendre la possibilité de construire plutôt que détruire, et à témoigner de l’inventivité urbanistique de la jungle. Interrompu à la suite du démantèlement du site, l’action a, entre autres, donné lieu à « Calais Mag – réinventer Calais ». Une fiction de magazine municipal comprenant notamment « L’édito que la maire de Calais n’a pas écrit », ainsi que la transcription de la rencontre qui n’a pas eu lieu entre les Calaisiens, François Hollande, Xavier Bertrand et Natacha Bouchart. Un magazine qui a, on l’imagine, suscité réactions et débats, certains tombant dans le panneau du pastiche de discours municipal. Un document percutant surtout, qui en rappelant l’obscénité d’Heroïc Land, projet de parc d’attractions de

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Trace de la résidence artistique au Centre culturel Houdremont en 2017 autour des « Totem et monstres ». Éléments scénographiques pour les performances « Place en mouvement » en mai 2018 devant le Mail de Fontenay à la Courneuve. « Paysage modulaire », une sculpture modulaire que les visiteurs du centre culturel peuvent perpétuellement recomposer.

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DANS L’ATELIER

275 millions d’euros souhaité par les collectivités locales, défend la nécessité de l’hospitalité. Quant à la troisième structure, il s’agit de la plateforme Social Design, dont Malte Martin est l’un des co-fondateurs. Le « terme “design” en France a été kidnappé par le marketing, il est devenu un label de standing et participe d’une culture de distinction ». Réunissant acteurs de la société civile, designers, architectes, etc., autant de « créateurs et concepteurs travaillant de manière contextuelle », la plate-forme défend un design pour tous. Soit entendu comme un projet de démocratisation culturelle, dans lequel si la forme est pensée pour des usagers et des contextes spécifiques, elle demeure accessible au plus grand nombre. QUAND L’ATELIER, C’EST DEHORS Pour saisir au mieux l’articulation concrète de toutes ces activités, nous avons suivi Malte Martin hors de son atelier. Fin mai, l’homme s’est rendu à plusieurs reprises à La Courneuve – en Seine-Saint-Denis –, en vue de Place en mouvement, fête de clôture du centre culturel Houdremont dont il signe la scénographie. Depuis une saison, Malte Martin est artiste associé à Houdremont et à la Maison des jonglages. Une présence qui l’amène à mener différentes interventions dans la ville, toutes reliant elles-mêmes de multiples interlocuteurs. Ce mercredi 23 mai, l’artiste assiste, d’abord, à une performance de jonglage, organisée dans le cadre de la programmation culturelle du Grand Paris Express, à laquelle il est lui-même associé. En résonance au chantier de la future gare des Six routes, il propose un Totem des potentialités locales : un dispositif de drapeaux, autour duquel des associations ou acteurs courneuviens interviennent. La signalétique et les rendez-vous proposés visent, « dans ces territoires en transformation et en chantier permanent, où les gens sont dessaisis de leur ville, ne savent pas ce qui va être construit », à retrouver du sens et à donner envie d’habiter collectivement.

Cette question de la perception de l’environnement urbain, des structures qui le composent, de la manière dont on peut agir sur celles-ci sont, d’ailleurs, à l’origine de la présence de Malte Martin à La Courneuve. Comme le raconte Pauline Gacon, directrice adjointe et responsable des publics et de la communication d’Houdremont, la collaboration a débuté en 2015. « L’idée était de travailler sur cette double identité de Malte : qu’il soit là en tant que graphiste, pour penser la communication ; mais également comme plasticien intervenant dans l’espace public. Nous voulions un projet qui fasse exister le centre culturel hors de ses murs, et qui interroge sur comment faire signe et sens dans l’espace public. » Malte Martin a ainsi travaillé sur des formats d’appropriation et de conception de formes, de signalétiques, avec les habitants. VILLE EN RECOMPOSITION L’après-midi, Malte Martin passe voir ses collaboratrices, qui préparent les formes blanches à positionner sur le sol pour Place en mouvement. Un geste simple, modeste, mais qui suffit déjà à impulser une sensation de circulation à l’espace investi. Une manière, aussi, de dialoguer par le mouvement avec les interventions chorégraphiques qui se dérouleront là le samedi. Au passage, dans le hall du Centre culturel, l’artiste nous montre le Paysage modulaire, une sculpture dont nous avions vu le prototype à l’atelier. Un « vocabulaire de formes, qui permet aux visiteurs de reconstruire le paysage », de s’amuser à faire et défaire une ville en perpétuelle recomposition – à l’image, bien souvent, de celle dans laquelle ils vivent. Puis, direction la Maison de la citoyenneté. L’artiste va saluer le Conseil communal des enfants de La Courneuve. Les jeunes participent cet après-midi à Mots voyageurs, un atelier mené par les collaboratrices de Malte Martin, en lien avec des associations proposant des cours de français. Là encore, tout se croise, entre création typographique, jeux de langues, travaux permettant l’implication de différents

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DANS L’ATELIER

participants, investissement de l’espace public. Comme Malte l’explique aux enfants, « Le français n’étant pas ma langue maternelle, j’ai dû l’apprendre. J’ai découvert que certains mots que je croyais très français ne l’étaient pas. À La Courneuve, ville avec une centaine de langues différentes, nous avons choisi douze mots de l’étranger ». Dessinés de manière différentes, ces mots ont été proposés lors d’ateliers graphiques à des primoarrivants, qui les ont retraduits dans leur langue d’origine. Le résultat a donné lieu à un affichage dans toute la ville lors de la manifestation « Ville monde » initiée par La Courneuve. Sur ce projet NuagemotMots voyageurs, Malte Martin explique : « Afficher en grand une phrase est une manière de parler au quartier et de créer une situation ou d’autres vont se parler. Cela permet, aussi, de signifier à des étrangers qu’une nouvelle langue n’est pas complètement étrangère non plus. Cela peut décomplexer par rapport à ce qui paraît infranchissable au départ ». DANS LES INTERSTICES Cette précision renvoie à la situation personnelle de l’artiste, né en Allemagne en 1958, et habitant en France depuis plus de trente ans. Peut-être est-ce là, d’ailleurs, dans ces rapports complexes à une langue maternelle abandonnée et à une langue quotidienne apprivoisée, que l’hybridation dans le travail, ainsi que le goût pour les mots, puisent leur source… Alors, Malte Martin, où habitez-vous, aujourd’hui ? L’artiste hésite un peu, avant de répondre : « Je suis quelqu’un du centre qui habite dans les interstices. Je veux dire par là que je ne cherche pas une marginalité, je suis partie prenante de là ou je vis. Après, tout comme

j’ai traversé une frontière, je constate que, souvent, j’explore les bords, les territoires délaissés. C’est aussi ce qui m’intéresse dans ce qu’on appelle les “quartiers sensibles” : faire surgir la matière sensible, créer une situation artistique là où on ne l’attend pas. C’est là que ma manière de vouloir faire des signes s’adressant potentiellement à tout le monde est au bon endroit. Et puis, ayant dû m’approprier une langue, j’ai dû jouer avec. Mais si cette langue est mon moyen d’expression, je sais que je ne la maîtriserai jamais parfaitement. Plutôt qu’une perfection, il faut, alors, faire avec une forme d’hybridation... » Cette hybridation, par son rapport éminemment ludique aux formes, aux mots, aux dispositifs et aux discours, invite avec justesse chacun à prendre la parole, à se saisir à son tour des signes qui lui sont proposés. Libre à chacun, ensuite, de s’en emparer pour les modifier ou en inventer d’autres et peut-être, par ce geste, mieux affronter comme dialoguer avec le monde qui nous entoure. ■ caroline châtelet

Atelier Malte Martin : atelier-malte-martin.net Plateforme Social Design : plateforme-socialdesign.net Agrafmobile : agrafmobile.net La Courneuve, Ville Monde, du 20 au 30 juin 2018.

Livre Malte Martin / Agrafmobile, Christine Rodes et Isabelle Camarieux, éd. de l’œil, 272 p., 2009, 49 euros.

Les danseurs de la compagnie Blacksheep animée par Saïdo Leloux pour « Place en mouvement ».

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