Trimestriel Regards n°49 - Hiver 2019

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DANS CE NUMÉRO 04 CET HIVER Agenda culturel et intellectuel.

06 L’ÉDITO

Alerte jaune

08 FRANÇOIS RUFFIN, L’INSOUMIS DES INSOUMIS

Le député-journaliste bouscule l’Assemblée et la gauche, dont il est un héraut iconoclaste et populaire… auquel on reproche parfois de n’en faire qu’à sa tête.

16 LES SORCIÈRES FONT DE NOUVEAU PEUR

Figures emblématiques de la stigmatisation des femmes, les sorcières brûlent d’une nouvelle flamme, allumée par des militantes qui donnent dans un militantisme ésotérique… et diablement efficace.

24 TRUMP, UN PROTECTIONNISME CONSERVATEUR

Le président américain s’oppose au libre-échange, mais sa politique profite moins aux salariés qu’à une fraction des secteurs privés et public américains.

32 LES MINEURS ISOLÉS ENTRE CASE PRISON ET CASE DÉPART

Traqués, soumis à des tests indignes et peu fiables, tombant dans les rets de la justice, les mineurs isolés étrangers sont doublement victimes : de leur situation, et du sort qui leur est fait par l’État.

46 DOSSIER. GILETS JAUNES

Surgis des zones oubliées de la République, longtemps résignés et silencieux, ils ont recréé un espace public et refait de la politique là où on s’y attendait le moins. La difficulté d’analyser le phénomène étant aussi grande que celle d’anticiper ses conséquences, il est d’autant plus nécessaire de s’y atteler.

102 « L’ÉCOLOGIE SERA POPULAIRE ET SOCIALE, SINON ON N’Y ARRIVERA PAS »

La catastrophe peut-elle être évitée ? Plutôt que de s’abandonner aux discours apocalyptiques, Christophe Aguiton (Attac) et Éric Coquerel (France insoumise) affirment qu’il est encore temps d’agir… à condition d’agir.

112 OCÉAN, L’ART DE L’EXPÉRIENCE

De son propre voyage d’un genre à l’autre, l’auteur, comédien et réalisateur Océan a extrait la matière de ses spectacles et d’un discours qui se veulent incarnés autant que militants.

TRUMP

UN PROTECTIONNISME CONSERVATEUR - 24

LES MINEURS ISOLÉS

ENTRE CASE PRISON ET CASE DÉPART - 32


LES INVITÉS

ISABELLE COUTANT 59

LUDIVINE BANTIGNY 84

PHILIPPE PANERAI 87

ZAKARIA BENDALI, ANTOINE DE CABANES, GAUTHIER DELOZIÈRE, PAUL ELEK, MAXIME GABORIT 67

ARNAUD VIVIANT 84

DOMINIQUE VIDAL 87

ALAIN BERTHO 85

CHRISTOPHE AGUITON 102

Chargée de recherche au CNRS

Historienne

Critique littéraire, écrivain et éditeur Anthropologue

Membres du collectif quantité critique

LAURENT BINET 85

CHRISTOPHE VENTURA 75

PAUL CHEMETOV 85

Écrivain

Chercheur en relations internationales et rédacteur en chef du site Mémoire des luttes

BERTRAND BADIE 84

Politiste, spécialiste des relations internationales

LES CHRONIQUES DE…

Architecte urbaniste

Architecte

OLIVIER TONNEAU 87 Enseignant-chercheur à l’université de Cambridge

ROKHAYA DIALLO 42 Journaliste et réalisatrice

Journaliste et historien

Chercheur en sciences sociales, militant d’Attac

ÉRIC COQUEREL 102

député de la France insoumise

OCÉAN 112

Auteur, comédien et réalisateur militant

BERNARD HASQUENOPH 110 Fondateur de louvrepourtous.fr

LE

L’IMAGE

MARIANNE ÉBORGNÉE ? - 40

POPULAIRE ET SOCIALE

L’ÉCOLOGIE SELON AGUITON ET COQUEREL - 102


10 Expos

Photographie, arme de classe 1928-1936.

Jusqu’au 4 février, gratuit, Centre Pompidou, Paris. La photo sociale dans la France des années 30, avec des Regards d’époque.14-18, La monnaie ou le troisième front. Jusqu’au 24 février, Musée du 11 Conti, Monnaie de Paris. La première guerre mondiale vue du porte-monnaie, avec des expériences méconnues de monnaies locales.Histoire d’entreprendre. Le Finistère et l’entreprise 1800-1970. Jusqu’au 3 mars, Musée départemental breton, Quimper. Comprendre les mutations économiques et sociales d’un territoire à travers ses archives.Picasso, le temps des conflits. Jusqu’au 3 mars, Carré d’art, Nîmes. Œuvres de guerre du créateur de Guernica, reflets de ses engagements et de ses angoisses.Georges Henri Rivière, voir c’est comprendre. Jusqu’au 4 mars, Mucem, Marseille. Parcours de l’inventeur du musée moderne, qui bouscula l’approche des arts et traditions populaires.Claude,

EN CHANTIER Le chantier est un lieu de pouvoir où se croisent et s’affrontent techniques et métiers, ouvriers et entrepreneurs, idéologies et rêves collectifs. L’Art du chantier. Construire et démolir du XVIe au XXIe siècle. Jusqu’au 11 mars, Cité de l’Architecture, Paris.

un empereur au destin singulier. Jusqu’au 4 mars, Musée des Beaux-Arts de Lyon. Cent cinquante œuvres pour dresser le portrait d’un empereur romain, plus habile qu’on ne l’a cru.Foujita, œuvres d’une vie (1886-1968). Du 16 janvier au 16 mars, Maison de la culture du Japon, Paris. Soixante ans de création du plus français des Japonais qui marqua le Paris des années folles.L’internement des Nomades. Une histoire française (1940-1946). Jusqu’au 17 mars, gratuit, Mémorial de la Shoah, Paris. Du contrôle des populations mobiles aux drames de la seconde guerre mondiale.Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), bâtisseur de fantasmes. Jusqu’au 31 mars, Petit Palais, Paris. L’œuvre énigmatique d’un dessinateur hors pair, employé de bureau rêvant l’architecture.Peindre la nuit. Jusqu’au 15 avril 2019, Centre Pompidou-Metz. Plongé dans l’obscurité ou sous l’éclairage, le monde nocturne fascine les artistes.

MODES ET TRAVAUX Une même thématique pour six musées de l’agglomération rouennaise autour de l’art du paraître, dépassant l’esthétique pour explorer les modes de production et de représentation des deux sexes. Le Temps des collections VII. Jusqu’au 19 mai. Réunion des Musées Métropolitains de Rouen.

L’ALGÉRIE AU NORD Du peintre orientaliste Gustave Guillaumet à l’émir résistant Abd El-Kader, en passant par les photographies modernes de Naime Merabet, Roubaisien né à Medea, l’Algérie est à l’honneur dans ce musée atypique des Hauts-deFrance. Printemps algérien. Du 9 mars au 2 juin 2019, La Piscine, Roubaix.


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CET HIVER

Essais

Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, éd. La découverte, 31 janv.Christine Bard et Frédérique Le Nan, Les Marques du genre, éd. CNRS, 28 fév.Zigmunt Bauman, Retrotopia, éd. Premier parallèle, 7 fév.Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, éd. Seuil, 3 janv.Manuel Cervera-Marzal, Post-vérité. Pourquoi il faut s’en réjouir, éd. Le Bord de l’eau, 11 janv.Alain Corbin, Paroles de Français anonymes, Au cœur des années 30, éd. Albin Michel, 7 marsOlivier Cousin, Pourquoi la rentabilité économique tue le travail, éd. Le Bord de l’eau, 11 janv.Jean-Pierre Filiu, Main basse sur Israël, Netanyahou et la fin du rêve sioniste, éd. La Découverte, 3 janv.Marc Fleurbaey (dir.), Manifeste pour le progrès social. Une meilleure société est possible, éd. La Découverte, 10 janv.Eva Illouz (dir.), Les Marchandises émotionnelles, éd. Premier parallèle, 24 janv.

PÉRIURBAIN Le rêve de la ville à la campagne. Voilà ce qui rassemble les habitants du périurbain, qui représentent un quart de la population française, selon le chercheur Éric Charmes. Avec leur habitat individuel, leurs centres commerciaux et leurs zones d’activité, les couronnes accueillent les classes moyennes. Contrairement à l’idée la plus répandue, ce ne sont pas les populations les plus mal loties qui se retrouvent à la campagne.  Éric Charmes, La Revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, éd. Seuil, 3 janvier.

Naomi Klein, Le Choc des utopies. Porto Rico contre les capitalistes du désastre, éd. Lux, 7 fév.Mathilde Levesque, La tête haute. Guide d’autodéfense intellectuelle, éd. Payot, 6 marsWilfried Lignier, Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, éd. Seuil, 7 fév.Rolande Pinard, L’envers du travail. Le genre de l’émancipation ouvrière, éd. Lux, 3 janv.Yann Raison Du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous, éd. Seuil, 14 fév.Philippe Raynaud, La laïcité. Histoire d’une singularité française, éd. Gallimard, 21 fév.Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, éd. Seuil, 3 janv.Alain Ruscio, Les communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, éd. La Découverte, 7 fév.James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, éd. La découverte, 3 janv.Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », sur un nouvel impératif politique, éd. Gallimard, 24 janv. Françoise Waquet, Une histoire émotionnelle du savoir, éd. CNRS, 31 janv

SOLIDARITÉS Depuis toujours, tout concourt à séparer les ouvriers : les frontières, la langue, les stratégies patronales et gouvernementales. Nicolas Delalande, professeur associé à Science Po, a enquêté sur les débats et expériences qui ont permis l’essor des solidarités ouvrières à l’échelle internationale. Avec un constat qui reste d’actualité : sans coopération, les mondes ouvriers ne risquent pas d’échapper au règne de la concurrence. Nicolas Delalande, La Lutte et l’entraide. L’Âge des solidarités ouvrières, éd. Seuil, 7 février.

INÉGALITÉS La mondialisation a produit des gagnants – les ultra-riches et les classes moyennes des pays émergents – et des perdants – les classes populaires et moyennes des pays avancés. La thèse de Branko Milanovic, l’un des chercheurs les plus reconnus sur les inégalités, permet d’expliquer la montée des populismes et résonne avec l’actualité des mobilisations en France. Un classique d’économie traduit en français pour la première fois. Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, éd. La découverte, 7 février.


L’ÉDITO

Alerte jaune

6 REGARDS HIVER 2019

Au démarrage de la mobilisation des gilets jaunes, face à l’unanimisme et la bienveillance qu’a suscités le mouvement des gilets jaunes, le gouvernement et quelques autres se sont rangés derrière une analyse un rien simplette. « Personne ne l’a vu venir », a-t-on pu entendre. Emmanuel Macron le premier a tenté ce petit tour de passe-passe, comme pour s’extraire de toute responsabilité : « C’est une colère qui vient de loin », a-t-il osé. Comprendre : « Je n’y suis pour rien et tout est la faute de mes prédécesseurs ». Il est vrai que c’est une colère qui vient de loin. Mais si cette colère s’exprime aujourd’hui, ce n’est pas parce que les Français-es se mobilisent contre « les injustices [et] le cours d’une mondialisation parfois incompréhensible » ou encore « contre le système administratif devenu trop complexe », comme a tenté de l’expliquer le président de la République lors de ses vœux. Si cette colère s’exprime aujourd’hui, c’est précisément parce que la ligne politique de l’actuelle majorité renforce les inégalités et les injustices. Et que les Français-es les ressentent au-delà des mots. Ils les vivent. Jusque dans leur chair. L’hostilité à l’égard d’Emmanuel Macron n’est pas liée aux trente années de politiques libérales menées par ses prédécesseurs, mais à son incapacité à comprendre le peuple, son quotidien, sa précarité, son insécurité sociale permanente, sa souffrance. Une souffrance qui s’exprime désormais dans les territoires, sur les ronds-points, au plus près de la vie et des réalités locales. Loin des Champs-Élysées… Et si Emmanuel Macron n’a pas vu venir la colère, pas seulement celle des gilets jaunes, mais celle


d’un peuple tout entier abandonné, paupérisé, les élu-e-s locaux, eux, la pressentaient. Eux savaient. De même que les syndicats savaient. Mélenchon l’avait dit, aussi. Et d’autres à gauche. Sans doute les corps intermédiaires ont-ils à se poser la question de la défiance qu’ils suscitent. Pour autant, ils n’en ont pas moins gardé les pieds sur terre là ou Jupiter et ses amie-s sont restés tout là-haut perchés. En verrouillant la démocratie parlementaire – faut-il rappeler que la loi Travail a été validée par ordonnance ? En contournant les organisations syndicales et en les empêchant de faire ce pour quoi qui ils existent, c’est-à-dire proposer et négocier de meilleures conditions de travail pour les salariés. Emmanuel Macron s’est isolé. Il est un homme seul. Qui décide seul. La posture a ses limites. Il n’a désormais plus d’interlocuteur et les gilets jaunes, bien qu’inorganisés – ce qui a incontestablement participé de leur succès –, l’ont conduit de manière spectaculaire à revoir sa copie. Et vite. La Macronie vacille, de même que nos institutions de la Ve République sont à bout de souffle, en fin de cycle, et les gilets jaunes y sont pour beaucoup. Regards ne pouvait pas passer à côté de cette mobilisation d’un genre inédit. Qui a tout bousculé. Jusqu’au bouclage de ce numéro dont nous avons retardé la publication pour vous proposer un dossier complet. Vous y trouverez des analyses, des portraits, des rencontres pour mieux appréhender les enjeux, comprendre de quoi les gilets jaunes sont le nom et interroger la suite. Si les rubriques traditionnelles « Au resto », portrait – consacré au député de la France insoumise François Ruffin –, « L’image », « Le mot » ou encore « L’objet », sont exceptionnellement consacrées aux gilets jaunes dans ce numéro, le reportage glaçant sur la détention des mineurs isolés étrangers, en centre de rétention, ou l’enquête intellectuelle sur le retour de la figure de la sorcière, vous donneront sans aucun doute du grain à moudre pour (r)éveiller vos colères. Très belle année à vous. Et bonne lecture… ■ pierre jacquemain

La Macronie vacille, de même que nos institutions de la Ve République sont à bout de souffle, en fin de cycle, et les gilets jaunes y sont pour beaucoup.

La presse vit des moments terribles. Des titres disparaissent. Les journalistes sont toujours plus malmenés et précarisés. À cela, il faut ajouter le climat nauséabond qui pèse sur la liberté de la presse comme l’illustre la loi dite sur les « fake news » ou celle sur le « secret des affaires ». Depuis toujours, Regards tâche de participer au rayonnement du pluralisme. Et pour continuer à agiter le débat d’idées et à bousculer la gauche, nous avons besoin de vous.

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PORTRAIT DE POUVOIR

FRANÇOIS RUFFIN, L’INSOUMIS DES INSOUMIS Tout le monde l’aime. Qu’il harangue l’Assemblée ou s’agite dans la rue, François Ruffin, incarne une gauche vivante et séduisante. Difficile à classer, ambitieux, le député-reporter est un « électron-libre » qui veut sortir des orbites partisanes. par loïc le clerc, illustrations alexandra compain-tissier

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F

François Ruffin, c’est un peu le « pote de gauche » qu’on aimerait tous avoir. Sympa, spontané, toujours prêt à mouiller le maillot. Lui, le journaliste picard, a vécu ces dernières années une ascension politique hors normes. Le hasard veut qu’il ait été scolarisé dans le même établissement privé catholique d’Amiens qu’un certain Emmanuel Macron. François Ruffin terminera ses études au Centre de formation des journalistes de Paris avec la publication d’un livre au vitriol contre l’établissement : Les Petits soldats du journalisme. La critique des médias sera sa porte d’entrée vers une culture politique. Le sous-titre de son journal Fakir résume assez bien l’état d’esprit du personnage : « Fâché avec tout le monde. Ou presque ». François Ruffin a toujours été un « électron libre », comme il aime se qualifier. Certes, il est bien entouré. Il a sa bande, sa fanfare qui le suit depuis Fakir. Dès son arrivée au Palais Bourbon, le « député-reporter » détonne. Avec ses chemises hors du pantalon dans l’hémicycle, son phrasé hésitant, ses « ouais », François Ruffin passe pour un mec normal, hors du sérail politique habituel. Le style est neuf, créatif, incisif sur les réseaux sociaux. Avec les 60 000 abonnés à sa chaîne YouTube, chacune de ses vidéos fait mouche lorsqu’il attaque la macronie. Sa première mission d’élu sera de montrer les coulisses du pouvoir, quitte à casser les « off » et les discussions pri-

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vées. De plus, comme les députés espagnols de Podemos, il renonce à une partie de son salaire d’élu pour ne conserver qu’un smic. De quoi faire râler Alexis Corbière qui soulignait alors le « patrimoine » de son collègue, faisant référence aux royalties gagnées grâce à son film Merci patron !. François Ruffin est un intouchable. Du moins, l’attaquer frontalement est un risque trop grand politiquement. Pour dresser ce portrait, peu nombreux sont ceux qui ont bien voulu nous parler. Y compris parmi celles et ceux qui, bienveillants, en auraient assurément dit du bien. La moindre critique serait « mal vécue, mal interprétée », nous dit-on, ou encore que le sujet serait « trop délicat ». Une critique pas « entendable », vu le contexte. LE SENS DU SPECTACLE François Ruffin, « c’est un homme de coups, assure un ami proche. Il se fixe un objectif et met tout en œuvre pour l’atteindre ». Sa carrière journalistique et politique en est parsemée. Fakir, évidemment, Merci patron !, qui lui a valu un César, « La fête à Macron », etc. Avec un certain sens du spectacle. Un de ses premiers coups, c’est à Amiens qu’il l’élabore. En 2002, un jeune homme de dix-neuf ans tombe d’un échafaudage sur un chantier d’insertion. François Ruffin publiera quelque temps plus tard Quartier Nord, livre enquête dans lequel il vilipende une municipalité qui n’assume pas ses res-

ponsabilités. Mais cet ouvrage lui a aussi causé du tort parmi les habitants. Au point que, onze ans après sa publication, lors de sa campagne législative, il se fait conspuer sur un marché. Il faut dire que, dans son livre, il qualifiait l’un d’entre eux de « président couscous aux pieds de cochon » vivant au milieu des « paumés, des camés, des rangés, des dérangés et des RG ». On frôle le mépris de classe, voire le racisme ordinaire. Ce livre, c’est d’ailleurs la seule condamnation en diffamation de François Ruffin. Avec Merci patron !, il prend une nouvelle dimension. Son visage devient familier au-delà du cercle des militants et journalistes. L’histoire de ce film raconte assez bien celle de « l’agitateur » : aidons les petits à emmerder les puissants jusqu’à ce qu’ils rendent l’argent. À la clé : un César. De ces récom-

BIO EXPRESS 1975 Naissance à Calais 1999 Création de Fakir 2016 César du meilleur documentaire pour Merci patron ! 2017 Élu député Picardie debout avec 55,97 % des voix dans la Somme


PORTRAIT DE POUVOIR

« Il est un députéjournalistecésarisé dans un discours médiatique qui construit des figures de grands leaders. C’est un jeune homme blanc, il coche plusieurs cases. » Danièle Obono, députée France insoumise

penses qui donnent des frissons de gauche tout en permettant à l’élite intellectuelle de racheter sa place au paradis. Ken Loach connaît bien ça. Pourtant, le film essuie tout de même quelques critiques dans les rangs de la gauche. Ainsi le collectif Le Seum n’y vit que « mépris de classe » et « condescendance de merde », masqués derrière « une sorte de paternalisme héroïque ». Même ressenti du côté d’Attac, qui

pestait à l’époque : « La lutte des classes, ce serait donc cela ? Monter un coup ? (…) Tout repose sur la capacité de manipulation et la roublardise de François Ruffin qui joue tous les rôles ou presque… tandis que le vrai couple de licenciés lui, joue sa vie ». C’est que François Ruffin n’est pas un prolo. « Il a une éducation de petit-bourgeois, glisse le député MoDem Richard Ramos. Il reste chez lui cette culture qu’il essaie de planquer, mais elle est dans sa pensée. » Aux Inrocks, en mai 2016, François Ruffin lui-même se qualifiait de « petit-bourgeois intello ». Et ça l’embête quelque peu car, s’il défend les petits, il n’est pas des leurs. Au point que les syndicalistes de Whirlpool lui ont demandé de prendre un peu de recul sur leur lutte. À vouloir trop bien faire, on finit par en faire trop. APÔTRE DES PETITES LUTTES À peine a-t-il le temps de savourer le succès de son film Merci Patron que Nuit debout éclate place de la République à Paris. Là encore, François Ruffin n’y est pas pour rien. C’est bien lui qui, un 31 mars 2016, à l’occasion de la projection de son film après une manif contre la loi Travail, appelle les gens à « ne pas rentrer chez eux ». Un gros mois de mobilisation durant lequel François Ruffin aura cherché un moyen pour que « nuitdeboutistes » et syndicats trouvent une voie commune. En vain. Symbole de cet échec : la soirée 20 avril 2016, à la Bourse du

travail. François Ruffin espère tracer les grandes lignes de « l’étape d’après ». Mais le débat compte pour du beurre. À la fin, une feuille de papier est distribuée au public, « Pour un 1er mai commun », que chacun n’avait plus qu’à signer. Tout était prévu. L’expérience Nuit debout n’aura pas été franchement concluante. Et François Ruffin y voit un responsable : la démocratie, directe ou participative, appelez-la comme vous voulez. Les « petites luttes » face aux gros riches, voilà la pointe de son combat. L’usine Whirlpool d’Amiens, François Ruffin est là. Quand un club de foot amateur va crever, François Ruffin arbore son maillot à l’Assemblée. « On se moque de Ruffin quand il commence ses phrases par : “J’ai rencontré Madame Machin”, moi, c’est ce qui me plaît chez lui », lance Richard Ramos. Il aime le particulier, l’anecdote. À l’excès, parfois. C’est que François Ruffin est « en plein cœur du réacteur, estime un député communiste. Les pauvres, les riches, le capital, etc. Il est très “lutte des classes” mais, quelque part, il cantonne les gens là où ils sont ». En octobre 2017, le collectif Le Temps des lilas l’invite à débattre « protectionnisme » avec Olivier Besancenot. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les lignes divergent. François Ruffin dégaine : « Notre gauche a loupé un coche pendant très longtemps, et elle a précipité les gens vers le Front national, et là, je le pense et je te le dis, tu as

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une part de responsabilité, le NPA a une part de responsabilité car il fut un temps où notre gauche, c’était le NPA, et c’était toi ». Au fil de la discussion, François Ruffin développe une ligne hyperprotectionniste, assurant que « le protectionnisme n’est pas une solution, mais un moyen (…) la condition nécessaire à ce que l’on puisse avoir un projet politique, le truc qui permet que, peut-être, on avance ». On pourrait croire qu’il se cantonne à une forme de protectionnisme économique. Que penser, alors, de sa déclaration du 13 septembre 2018, sur le plateau de France Info : « On ne peut pas dire que la France va accueillir tous les migrants, ce n’est pas possible. Maintenant, il y a un devoir d’humanité qui doit demeurer » ? Rocard, sors de ce corps ! L’ENQUÊTE D’ABORD François Ruffin fait profession de ne pas s’exprimer sur des dossiers qu’il estime ne pas bien connaître. Le 21 septembre 2017, lors d’un meeting sur les violences policières au Havre, le militant antiraciste Youcef Brakni offre au député un t-shirt « Justice pour Adama », du prénom de ce jeune homme mort après avoir été interpellé (sans aucun motif) par trois gendarmes à Beaumont-sur-Oise, à l’été 2016. Au micro, devant Assa Traoré, sœur d’Adama, François Ruffin lance alors : « Moi, je crois à l’enquête d’abord. Aujourd’hui, je suis sensible aux propos car j’ai publié un papier, mais je ne vais pas me positionner


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avant d’être intimement convaincu. Je veux faire mon travail. En toute matière, je mène l’enquête d’abord. Ce à quoi je peux m’engager, c’est vous recevoir pour que vous me filiez les preuves et que je mène l’enquête pour que j’en sois intimement convaincu ». C’est le journaliste qui répond. Le député se fait huer et ajoute alors : « Je n’ai pas pris position pour Rémi Fraisse ». Le malaise est palpable. Quelques jours passent. Sur Facebook, Assa Traoré poste une réponse cinglante : « Vous ne nous devez rien, François Ruffin. Autant que nous ne vous devons, ni ne vous devrons jamais rien. Nous ne sommes pas dupes, nous n’attendons rien de vous ». Un an plus tard, le député-reporter participera à un débat avec Assa Traoré dans l’émission de son ami Daniel Mermet « Là-bas si j’y suis ». Le dialogue s’ouvre. François Ruffin plaide pour que des personnes comme Assa Traoré puissent être parlementaires, aussi parce qu’il apparaît évident que ce n’est pas lui qui portera les espoirs et les détresses des quartiers populaires. Dans une interview à Hustle Magazine, Youcef Brakni est formel : « Il représente à merveille cette gauche qui refuse de prendre en compte ces questions [du « racisme structurel » en France] comme priorité. (…) Il veut “mener l’enquête”, mais l’enquête a déjà été menée, par nous, par ceux qui luttent. Comme ceux qu’il défend à Moulinex, Good Year, à Continental, dont il ne va jamais remettre en cause la parole. Il ne va pas enquêter, évidemment ».

Sur l’international, François Ruffin n’a pas plus à dire. À Jean-Jacques Bourdin, en août 2017, il rétorque : « Moi, le Venezuela, la Syrie, je ne connais pas trop, je ne préfère pas en parler ». L’égalité femmes-hommes n’est pas non plus sa tasse de thé. En pleine Nuit debout, un ancien journaliste de Fakir commente un article de Slate sur les violences sexistes qui ont cours place de la République : « Ruffin considère le féminisme comme un truc de petitbourgeois ». Et quand, le 8 mars, il dénonce à la tribune de l’Assemblée les conditions de travail des femmes de ménage, il défend plus les ouvrières que les femmes. SOLITAIRE MAIS POPULAIRE Danièle Obono tempère : « Il a l’honnêteté de ne pas répondre sur les sujets qu’il n’a pas travaillés ». Cela pourrait être une qualité. Sa collègue députée insoumise croit savoir que François Ruffin « a une manière journalistique d’approcher les dossiers ». Le député Ruffin est politique sans en être un. Une sorte de signifiant vide dans lequel les colères de chacun peuvent facilement s’agréger. Sur son site de député, une phrase attire l’attention : « Je ne vous promets pas la lune, mais face aux puissants, je m’engage à ça : ne pas courber l’échine, me tenir droit ». Les petits, les gens, les ouvriers. Voilà qui François Ruffin entend représenter. S’il fallait mettre un visage sur le populisme au sein de La

France insoumise, ce serait assurément le sien. D’autant que François Ruffin, bien que personnage solitaire, place toujours ses projets politiques dans une démarche unitaire. Rassembler, c’est son dada – s’il en est à l’initiative. Quitte à casser les codes, comme lorsqu’il invite sur sa chaîne YouTube, en direct de la buvette de l’Assemblée, son « camarade de combat » Richard Ramos, avec lequel il mène une lutte contre l’industriel Bigard. François fait ce qu’il veut. Les bisbilles et les politicailleries, ça n’est pas pour lui. Il peut aller à la Fête de l’Huma, quand bien même les Insoumis la boycottent, puis partir en vacances en pleine université d’été de LFI, personne n’y trouve à redire. « C’est un insoumis des Insoumis », s’amuse son « ami du MoDem ». Et malgré tout, dans les sondages, en octobre 2018, François Ruffin est plus populaire que Jean-Luc Mélenchon chez les « sympathisants de gauche ». 48 % d’opinions favorables contre 41 %. « Il est un député-journaliste-césarisé dans un discours médiatique qui construit des figures de grands leaders, analyse Danièle Obono. C’est un jeune homme blanc, il coche plusieurs cases. » Si cette popularité peut s’expliquer par un ras-le-bol de « JLM », c’est avant tout parce que François Ruffin est peut-être celui qui parle au plus grand nombre à gauche, actuellement. Passant pour un gars issu de la société civile, pas trop politisé, il plaît. « Il est capable

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L’EMBARRAS DU CHOUARD Étienne Chouard, la soixantaine, ancien prof d’éco-gestion, s’est fait un nom en 2005, lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen. Hors du champ médiatique classique, il s’est affirmé sur deux thèmes de prédilection : démocratie et souveraineté populaire. Ses vidéos et ses conférences font toujours un carton. Certes, François Ruffin a mieux senti que quiconque la nécessité de prendre la vague jaune. Mais à trop naviguer à vue, on risque de se voir emporter par la marée descendante. Tout est parti d’une conférence de presse à l’Assemblée nationale midécembre, de ces conférences institutionnelles desquelles ne sort jamais rien. Là, François Ruffin sème le trouble en évoquant le référendum d’initiative citoyenne (RIC) : « Il n’a pas fleuri par hasard. Il a fleuri parce que des hommes de conviction, nommons-les, Étienne Chouard et ses amis, l’ont semé, l’ont arrosé depuis des années ». Les échanges de regards de ses camarades députés en disent long. Clémentine Autain réagit de manière critique, évoquant sa sensibilité aux « dérives rouge-brun ». Ruffin n’en renchérit pas moins sur Twitter : « J’ai cité Chouard dans mon discours sur le RIC hier. Parce que, objectivement, quel nom revient sur les rondspoints : le sien. Parce que, avec honnêteté, il faut dire que sur ce RIC, avec foi, il a battu la campagne et les estrades depuis une décennie. Ce qui n’ôte rien à nos désaccords, déjà signalés avec force, avec clarté, il y a plusieurs années. Depuis, Chouard a mis fin à ses étranges liens. Alors, doit-on éternellement traiter les hommes en pestiférés ? » La digue est sur le point de céder. Pourtant, en 2013 dans Fakir, l’insoumis picard était plus circonspect : « Étienne, tu voles d’émerveillements en indignations. C’est beau, en un sens, ça apporte de la naïveté, de la fraîcheur, de la hardiesse aussi. Mais ça comporte une part d’errance ». Et Ruffin n’est pas le seul, Emmanuel Todd évoque pour sa part les « forces d’extrême droite, qu’on continue d’appeler d’extrême droite par habitude, mais qui sont en fait des forces de regain national ». On ne peut pas qualifier Étienne Chouard de « facho », mais comme le dit la journaliste Aude Lancelin « son dossier est classé depuis longtemps ». Cet intello autodidacte, chantre de la démocratie directe et du tirage au sort, passerait presque pour l’inventeur du RIC. Ce qui séduit chez lui, c’est son côté underground, dissident. Il n’en fallait pas plus pour le faire adouber par les gilets jaunes, dont le principal canal d’information antisystème est Facebook. Sauf que le boycott de la part des « médias d’État » n’est pas vraiment une posture choisie par l’intéressé. Ses fréquentations passées de la fachosphère et des complotistes lui ont coûté une mise à l’écart précoce à gauche. Étienne Chouard a rêvé d’une démocratie dans laquelle on pourrait parler avec tout le monde, même les Thierry Meyssan et autre Alain Soral. Le problème est caractéristique du mouvement des gilets jaunes et de son incapacité à rejeter explicitement l’extrême droite, au motif que celle-ci partage son rejet du « système ». Ainsi, samedi après samedi, les expressions racistes, homophobes ou sexistes ont-elles perduré – aussi minoritaires soient-elles restées. À ce jeu-là, on sait qui gagne souvent à la fin. Même Ruffin semble l’avoir oublié. Sa « part d’errance » ? ■ l.l.c.

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d’aller au-delà de son propre périmètre », nous dit Richard Ramos, précisant que, selon lui, Ruffin « aurait plus sa place chez les communistes qu’à la France insoumise ». Dans Libération, en mars 2017, François Ruffin revient sur sa campagne : « Ma première action, c’était d’aller rencontrer les salariés de Whirlpool, parce qu’avant ça, il n’y avait que le Front national qui tractait devant ». Aller chercher le RN (ex-FN) là où il pense être dans sa zone de confort, c’est aussi ça, François Ruffin. AGITATEUR IMPRÉVISIBLE Avec les « gilets jaunes », il a senti le moment. Et ça s’entend, ça se voit. François Ruffin est comme un poisson dans l’eau là où son président de groupe force le trait. Un mouvement comme celui-là, « ça fait vingt ans que je l’attends », s’enthousiasme-t-il. Depuis ce fameux 17 novembre 2018, le député bat littéralement la campagne. Son enthousiasme est sans précédent. Il tente des coups tous les jours ou presque. Place de la République le 29 novembre, avec son ami Frédéric Lordon et Assa Traoré, il invoque l’esprit de Nuit debout. Échec. Pas de temps à perdre. Le 2 décembre, au lendemain de l’acte III des gilets jaunes, il convoque une conférence de presse aux abords de l’Élysée. Il vient y « rapporter l’état d’esprit de [ses] concitoyens », citant des propos de gilets jaunes glanés çà


et là dans sa circonscription, notamment : « Il va terminer comme Kennedy ». Une phrase choc qui démontre les limites du « députéreporter ». Il ne s’attarde pas plus. Le 5 décembre, devant la presse, François Ruffin jubile : « Je suis fier de mon peuple ». On le voit partout, à Paris comme en région. Il fait même la une des Inrocks, où il s’autoproclame « porte-parole du peuple ». On note là une nette progression sémantique par rapport à avril 2016 où, sur France Info, il se disait « porte-parole de la France périphérique ». Osons le dire, François Ruffin, c’est le fils spirituel de Coluche. La cohérence de François Ruffin se retrouve dans le mouvement des gilets jaunes. Et elle s’impose petit à petit à la France insoumise. François Ruffin n’attaque pas les journalistes, lui, il s’en prend directement au président de la République. La critique des médias, c’était avanthier. Hier, c’était Bernard Arnault. Aujourd’hui, Ruffin vise « le palais ». Tout ça fonctionne très bien en tant que député, mais pour être plus, ça bloque… Sur sa chaîne Youtube le 23 novembre 2017, François Ruffin paraissait bien pessimiste : « J’éprouve un certain vertige à l’idée qu’on puisse détenir le pouvoir. Je ne nous sens pas prêts ». « Ce qui est compliqué avec François, c’est que l’idée d’être député a germé toute seule dans sa tête. Il y a deux ans, il disait que la politique, c’était pas son truc. Il est très imprévisible. Si ça se trouve, il ne se représentera pas ! »,

nous explique son « ami », assurant que François Ruffin n’a « aucune idée de ce qu’il fera en 2022. Donc, pour l’instant, on n’évoque jamais le fait de remplacer Mélenchon ». Et Ludo, cofondateur de la chaîne « Osons causer », de s’amuser avec la politique-fiction : « Il est tellement agitateur que si ça se trouve, il va partir en campagne en caravane dans trois jours ! » Pour autant, jamais François Ruffin n’évoque publiquement une quelconque ambition. « C’est un menteur ! », assène Richard Ramos. Le député centriste s’explique : « Contrairement à Mélenchon, Ruffin incarne le souffle du non-dit, de ces gens qui veulent retourner la table. C’est viscéral. Je le blâme en lui disant que, malheureusement, il va être président de la République. Sa fonction politique devra dépasser sa personne. Ce n’est pas encore le cas aujourd’hui ». Quant à savoir quel président ferait François Ruffin, il faut réécouter son interview à Arrêt sur images, pendant l’été 2018. Il évoque Jacques Brel. Le chanteur « a fait de moi un homme de gauche », raconte le député. Et de préciser : « C’est ce côté christique, la capacité à se solidariser avec ce qu’il y a de plus faible dans l’humanité. (…) Je pense que je remplis une fonction spirituelle – je sais que ça peut être prétentieux. Je n’agis pas sur la réalité de la matière, je n’ai rien transformé, mais je (…) lutte contre la résignation, contre l’indifférence, contre le découragement ». Tellement Ve République. ■ loïc le clerc

« Contrairement à Mélenchon, Ruffin incarne le souffle du non-dit, de ces gens qui veulent retourner la table. Je le blâme en lui disant que, malheureusement, il va être président de la République. Sa fonction devra dépasser sa personne. » Richard Ramos, député MoDem

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En France ou aux États-Unis, les sorcières sortent de l’ombre pour surgir sur la scène politique. Jadis victimes emblématiques de l’oppression des femmes, elles incarnent de nouvelles formes de libération et de mobilisation. par marion rousset, images du film

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« suspiria »

Jesus Chassant les Marchands du Temple, Quentin Metsys (1456/1466–1530)

LES NOUVELLES SORCIÈRES MILITANTES À LA SAUCE MAGIE


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M

Ma mère était une sorcière. En mon for intérieur, j’en étais persuadée. Lorsqu’elle rejoignait son « groupe femmes » pour participer à des réunions féministes non-mixtes au début des années 1980, j’imaginais une assemblée de militantes coiffées de chapeaux pointus, tout entières occupées à mijoter des mauvais coups. À la nuit tombée, je la laissais abandonner le foyer familial sans parvenir à me retirer de l’esprit sa métamorphose prochaine : sous ses airs d’institutrice normale, militante à l’École émancipée assaillie au quotidien par les tâches domestiques, elle cachait sa vraie nature. Et je n’étais pas dupe. Du fond de mon lit, blottie sous mon édredon, je grelottais à l’idée des sorts qu’elle s’apprêtait à jeter avec ses congénères. Autant dire que je divaguais, dans un demi-sommeil qui flirtait en toute innocence avec l’inconscient collectif, sans savoir que la stigmatisation des femmes indépendantes, qui s’affranchissent de la domination d’un mari et refusent de se cantonner aux limites de la maternité, n’a cessé de se nourrir au cours de l’histoire de l’imaginaire de la sorcellerie. Près de trente-cinq ans ont passé. Et cet épisode serait sans doute resté enfoui dans les tréfonds de ma mémoire si l’on n’assistait pas, ces temps-ci, à la réincarnation de ce fantasme ancestral. Aussi quelle ne fut pas ma surprise de voir surgir, en septembre 2017, dans le cortège de la manifestation parisienne contre la loi Travail, des sorcières en chair et en os portant une banderole « Macron au chaudron ». Le 11 novembre dernier, les militantes du Witch Bloc, jeune organisation féministe et anarchiste, se sont de nouveau illustrées. Ce dimanche-là, les feuilles rouges se ramassent à la pelle tandis qu’une pluie froide détrempe les allées boisées et les chapeaux pointus. Plusieurs membres se sont donné rendezvous dans le nord-est de la capitale pour jeter un sort à Donald Trump, venu célébrer l’armistice sous l’Arc de Triomphe. Tout de noir vêtues, elles exécutent le dernier rituel du week-end qui vient clore une série de rassemblements occultes effectués en cinq points de

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la ville. Cinq points qui, reliés sur une carte, dessinent un motif de pentacle, utilisé dans les invocations magiques pour restreindre les forces qui y sont enfermées. FÉMINISME ÉSOTÉRIQUE De Lille à Marseille, le concept a essaimé sur le modèle de pratiques qui se développent aux États-Unis – à une échelle autrement plus importante qu’en France – depuis l’élection de Donald Trump. Outre-Atlantique, des milliers de sorcières américaines joignent chaque mois leurs forces pour jeter un sort à leur président. Certaines se réunissent à New York sous la Trump Tower avec des bougies, des tapis et autres accessoires. D’autres officient à domicile, puis postent des images sur les réseaux sociaux sous le hashtag #BindTrump et #MagicResistance. À Portland, dans l’Oregon, le WITCH PDX milite par ailleurs depuis 2016 pour la justice sociale, le droit à l’avortement, contre les suprémacistes blancs. « Des siècles durant, la culture dominante a persécuté tous ceux qui ont osé être différents : les guérisseurs, les sages-femmes, les queers, les solitaires, les vieux sages, les païens, les étrangers, les femmes sauvages, indique l’organisation dans son manifeste. Les dissidents menacent le statu quo, particulièrement lorsqu’ils sont enveloppés dans une apparence inhabituelle, comme celle du mystique et sacré féminin. Ceux qui cherchent à nous oppresser nous ont toujours appelées “sorcières” pour nous réduire au silence. Aujourd’hui, nous sortons de l’ombre. » Symptôme ultime de la fascination qu’exerce aujourd’hui cette figure, le succès du dernier essai de Mona Chollet, Sorcières. La Puissance invaincue des femmes, classé parmi les meilleures ventes du moment. « On ne parlait pas autant de sorcières au moment où j’ai commencé à écrire, et l’affaire Weinstein n’avait pas encore eu lieu… Mon livre a bénéficié de cette vague tout en la nourrissant à son tour », avance-t-elle pour justifier l’emballement suscité par son travail. De fait, la journaliste au Monde diplomatique n’est pas la seule à s’être emparée du sujet.


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« Les mouvements féministes qui se réclament de la sorcellerie prennent une figure qui était stigmatisée pour en faire une force collective et un marqueur identitaire. » Catherine Kikuchi, historienne

En tout état de cause, le monde éditorial, littéraire et artistique est lui aussi secoué depuis quelques années par un féminisme parfois ésotérique qui vient heurter de plein fouet le cartésianisme hexagonal. Ainsi la collection Sorcières, lancée par les éditions Cambourakis en 2015, a-t-elle contribué à la visibilité d’un mouvement qui rassemble des personnalités comme la plasticienne Camille Ducellier, l’écrivaine Chloé Delaume, ou encore la commissaire d’exposition indépendante Anna Colin. La première, réalisatrice du documentaire Sorcières mes sœurs, dans lequel elle donne par exemple la parole à Thérèse Clerc, ex-membre du MLAC ayant fondé une maison de retraite autogérée à Montreuil, est aussi l’autrice d’un Guide pratique du féminisme divinatoire. La seconde, qui raconte dans Les Sorcières de la République l’arrivée au pouvoir du Parti du Cercle, émanation d’une secte féministe et l’amnésie collective qui s’ensuit, explore cette thématique depuis près de dix ans. Fervente défenseuse de la sororité, elle organise des séances de désenvoûtement aux allures

de performances artistiques. Les dernières se sont tenues à Lille dans le cadre du festival « Littérature et pouvoir » : « J’étais au milieu, en kimono de cérémonie, avec autour de moi trois filles habillées en prêtresses qui chuchotaient. À la fin, le public repartait avec des talismans, petits sachets en tulle rempli d’encens, de cristaux, de sauge blanche et de fleurs de millepertuis », raconte-t-elle. Quant à Anna Colin, elle a mis au point des expositions comme « Plus ou moins sorcières » et « L’Heure des sorcières ». À noter que les hommes investissent à leur tour le terrain, à l’image d’Antoine Volodine et de son roman Frères sorcières, qui trône sur les tables des librairies en ce mois de janvier 2019, ou du réalisateur italien Luca Guadagnino, qui a signé un remake de Suspiria sorti dans les salles françaises à l’automne. « Historiquement, la sorcellerie revient à rendre le pouvoir aux femmes, le pouvoir de la femme en tant que déesse, et cela a été perverti par l’histoire officielle et les religions en le transformant en pacte avec le diable », a expliqué le cinéaste. FIGURES POSITIVES Politiques autant que créatives, ces initiatives réactivent l’héritage des années 1960-1970. À commencer par l’expérience de la Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell (Complot terroriste international des femmes de l’enfer), initiée en 1968 par des activistes new-yorkaises. Leur premier happening s’était déroulé le jour d’Halloween, à la bourse de Wall Street : « Les yeux fermés, la tête baissée, les femmes entonnèrent un chant berbère (sacré aux yeux des sorcières algériennes) et proclamèrent l’effondrement imminent de diverses actions », raconta quelques années plus tard l’une des membres, la journaliste Robin Morgan. L’histoire veut que le lendemain, le marché ait chuté de plusieurs points. De Boston à Washington, jusqu’à San Francisco, ce mode d’action s’est répandu comme une traînée de poudre. On retrouve des sorcières en lutte contre le patriarcat et le capitalisme un peu partout, dans les

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ENQUÊTE

« La chasse aux sorcières fut l’un des événements les plus importants dans le développement de la société capitaliste et la formation du prolétariat moderne. » Silvia Federici, chercheuse

Salons du mariage où elles clament « Voici les esclaves sorties de leur tombe », à l’université pour protester contre le licenciement d’une professeure, à la Bourse de commerce de Chicago comme à la conférence annuelle de l’Association américaine de médecine… Pendant ce temps, des féministes françaises scandent : « Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler ». Et en 1976, cette figure s’affirme dans le paysage hexagonal grâce à l’écrivaine Xavière Gauthier qui fonde la revue Sorcières, sous-titrée « Les femmes vivent ». Le premier numéro donne le ton : « La sorcière est la personnification de la révolte féminine qui, contre le mépris, l’oppression et la persécution, dit oui à elle-même et non au monde tel qu’il est et ne devrait pas être ». Le mot lui-même a des vertus magiques : qu’on l’associe à des pratiques spirituelles ou qu’on s’en serve juste comme d’un symbole, il permet d’ériger les victimes en guerrières. Comme on retourne un stigmate. « Les mouvements féministes qui se réclament de la sorcellerie aujourd’hui prennent une figure qui était stigmatisée pour en faire une force collective et un marqueur identitaire », explique ainsi l’historienne Catherine Kikuchi, invitée sur le plateau de Mediapart. Mona

Chollet abonde : « On est conditionnées très jeunes à tout faire pour être gentilles et pour se faire aimer. On ne doit pas faire trop de vagues. Du coup, les personnages de sorcières qui se jettent à pieds joints dans les images détestées et trouvent là-dedans une jubilation sont assez libérateurs. C’est un bon défouloir pour les petites filles. Elles fouettent l’imagination ! » Enfant, elle-même est fascinée par le personnage de Floppy Le Redoux, héroïne romanesque du Château des enfants volés et antithèse des méchantes archétypales de Disney, dotée de pouvoirs bienfaisants. C’est le déclic : les sorcières peuvent être des figures positives. « Elle était celle qui avait le dernier mot, qui faisait mordre la poussière aux personnages malfaisants. Elle offrait la jouissance de la revanche sur un adversaire qui vous avait sous-estimée ; un peu comme Fantômette, mais par la force de son esprit plutôt que par ses talents de gymnaste en justaucorps – ce qui m’arrangeait : je détestais le sport », précise Mona Chollet au début de son livre. DES PERSÉCUTIONS POLITIQUES Encore faut-il se remémorer les chasses aux sorcières qui ont meurtri l’Europe de la Renaissance. Entre le XVIe et le XVIIe siècle, des dizaines de milliers de femmes – cinquante mille à cent mille, selon les estimations actuelles des historiens – ont été pourchassées et condamnées pour sorcellerie. Les victimes comptaient aussi des hommes, mais dans des proportions infiniment moindres : dans les procès, elles représentent environ 80 % des accusés et 85 % des condamnés. Certaines étaient magiciennes et guérisseuses, envoûteuses et désenvoûteuses. Mais pour être brûlée vive, il suffisait parfois d’avoir du répondant, de parler fort, d’avoir un caractère affirmé ou une sexualité jugée trop libre. On leur attribuait le pouvoir bizarre de transformer des humains en animaux, de se déplacer dans les airs la nuit, d’enlever des pénis pour les dissimuler dans des nids d’oiseaux… Mais au fond, « avoir un corps de femme pouvait suffire à faire de vous une suspecte. Après leur arrestation, les accusées étaient dénudées, rasées et livrées à un “piqueur”, qui recherchait minutieusement la marque du Diable, à la surface

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« Le pouvoir d’intimidation de la société technicienne est si affaibli que l’on peut davantage se revendiquer d’un pouvoir magique face à des autorités politiques qui paraissent écrasantes. » Mona Chollet, essayiste

comme à l’intérieur de leur corps, en y enfonçant des aiguilles. N’importe quelle tâche, cicatrice ou irrégularité pouvait faire office de preuve et on comprend que les femmes âgées aient été confondues en masse », souligne Mona Chollet. La terrible épreuve de l’eau était une autre manière de les confondre. Elles coulaient ? C’est qu’elles étaient innocentes. Elles flottaient ? C’est qu’elles étaient coupables. Face aux historiens qui ont parfois assimilé ces persécutions à une « panique » ou une « épidémie », les féministes des années 1970 ont contribué à leur donner une consistance politique, comme l’historien Jules Michelet un siècle auparavant. Dans Caliban et la sorcière, l’universitaire Silvia Federici va jusqu’à établir un lien entre les chasses aux sorcières et l’avènement du capitalisme : « Ce qui n’a pas été établi, c’est que la chasse aux sorcières fut l’un des événements les plus importants dans le développement de la société capitaliste et la formation du prolétariat moderne. En effet, le déchaînement d’une campagne de terreur contre les femmes, une persécution sans équivalent, a affaibli la résistance de la paysannerie européenne face à l’attaque

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de la gentry et de l’État, au moment où la communauté paysanne était déjà en train de se désintégrer sous l’effet combiné de la privatisation de la terre, de la hausse des taxes et de l’élargissement du contrôle de l’État sur tous les aspects de la vie sociale », affirme-t-elle. Federici, qui reproche aux historiens marxistes d’avoir relégué ce « génocide » aux oubliettes, précise : « La chasse aux sorcières accentua les divisions entre hommes et femmes, apprenant aux hommes à craindre le pouvoir des femmes et détruisant un univers de pratiques, de croyances et de sujets sociaux dont l’existence était incompatible avec la discipline du travail capitaliste, redéfinissant ainsi les éléments principaux de la reproduction sociale ». Un point de vue partagé par la Californienne Starhawk. En effet, cette féministe néopaïenne, passée par les mouvements antimilitaristes et antinucléaires avant de s’inviter dans les forums altermondialistes, voit-elle aussi dans les chasses aux sorcières l’un des événements qui ont préparé le terrain à l’essor du capitalisme au XVIIIe siècle. Si bien que les sorcières contemporaines n’hésitent plus à mixer dans leur chaudron féminisme, anticapitalisme et… spiritualité. RETOUR DE LA SPIRITUALITÉ Certes, le mouvement néopaïen reste beaucoup plus timide en France qu’aux États-Unis. N’empêche qu’ici aussi, le rationalisme frémit sous les sortilèges d’une nouvelle génération. En 2003, quand Isabelle Stengers et Philippe Pignarre publient la première traduction de l’ouvrage de Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, celui-ci passe pour un ovni. Douze ans plus tard, Isabelle Cambourakis renouvelle l’expérience au sein de la collection Sorcières dont elle s’occupe, avec plus de succès. Alors, pourquoi ? Pourquoi la sorcellerie rencontre-t-elle, aujourd’hui, un écho jusque dans des milieux militants qui ne jurent d’habitude que par le matérialisme historique et l’objectivité scientifique ? Aussi étrange que cela puisse paraître, le réchauffement climatique joue peutêtre un rôle dans le retour de la magie en politique. En entamant la croyance dans le progrès technique héritée des Lumières, il a ouvert une brèche : « Les


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conséquences de la catastrophe écologique sont de plus en plus palpables. On vit une telle inquiétude par rapport au désordre climatique que le pouvoir d’intimidation de la société technicienne est affaibli et que l’on peut davantage se revendiquer d’un pouvoir magique face à des autorités politiques qui paraissent écrasantes », assure Mona Chollet. Le mouvement #metoo a également créé un terrain favorable à la revanche actuelle d’une figure honnie : « La sorcière est acceptée car la maltraitance des femmes est désormais officielle. Plus personne n’ignore que dans ce pays, une femme meurt sous les coups de son conjoint tous les trois jours. Le voile s’est déchiré. Alors on cherche des formes d’incarnation, on réentend par exemple le nom de Lilith [démon féminin de la tradition juive] », observe Chloé Delaume. Mais Isabelle Cambourakis a une autre « intuition » : « Si une partie des mouvements sociaux s’autorise plus qu’avant à aller chercher du côté de la spiritualité, ce n’est pas sans lien avec la réflexion qui se mène autour de l’islamophobie. Les milieux militants français se sont beaucoup construits sur une mise à distance du religieux, voire un athéisme pur et dur qui condamne toute expression religieuse. Mais certains à gauche cherchent à déconstruire un athéisme qui met à l’écart les personnes musulmanes. J’ai notamment entendu de jeunes militants se demander pourquoi ils refusaient avec autant de gêne toute forme de spiritualité », confie-t-elle. Les anciennes certitudes scientifiques se sont fissurées, la parole des femmes s’est libérée, la spiritualité est moins ridiculisée… De quoi favoriser l’émergence sur le terrain des luttes de nouvelles actrices puissantes et déstabilisantes, inquiétantes autant qu’envoûtantes. Et, bizarrement, très consensuelles ! « Cette figure est populaire, dans le bon sens du terme. Elle séduit autant le plus grand nombre, comme le prouve le succès du livre de Mona Chollet, que les plus queers de chez les queers », reconnaît Chloé Delaume. Qu’on se le dise, les sorcières n’ont pas dit leur dernier mot : « Ce ne sont pas que des avorteuses, mais aussi les ancêtres des sages-femmes. Elles sont les accoucheuses d’un nouveau monde ». ■ marion rousset

À LIRE Mona Chollet, Sorcières. La Puissance invaincue des femmes, éd. Zones.

Chloé Delaume, Les Sorcières de la République, éd. Seuil.

Camille Ducellier, Le Guide pratique du féminisme divinatoire, coll. Sorcières, éd. Cambourakis.

Silvia Federici, Caliban et la sorcière, éd. Entremonde.

Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, coll. Sorcières, éd. Cambourakis.

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TRUMP UN PROTECTIONNISME

CONSERVATEUR

Si elle peut ponctuellement favoriser la réindustrialisation et les créations d’emploi, l’opposition du président américain à la doctrine libre-échangiste obéit à un agenda faussement favorable aux salariés. par laura raim, images du film

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« donald trump’s the art of deal »


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D

Des dizaines de milliers d’Américains mais aussi de Japonais, de Péruviens, d’Australiens et de Néo-Zélandais, qui s’étaient épuisés à manifester contre les pires clauses du Traité transpacifique (TPP), ont pu être quelque peu déroutés de constater que c’est Donald Trump qui a finalement porté le coup de grâce à l’accord de libre-échange tant honni. Embarrassante pour la gauche, la question se pose : se pourrait-il que le président américain puisse mener une politique bénéfique aux salariés – du moins, « America first » oblige – aux salariés américains ? Après tout, le candidat républicain avait remporté l’élection en grande partie grâce à son programme protectionniste, en rupture avec la doctrine commerciale des gouvernements aussi bien démocrates que républicains. Ceux-ci ont été déterminés à approfondir toujours plus un système conçu pour mettre en concurrence les salariés et les systèmes fiscaux nationaux, mais aussi pour affaiblir la souveraineté juridique des États face aux multinationales. L’économiste libéral Gary Becker s’en réjouissait ouvertement en 1993 : « Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement ». HARO SUR LE LIBRE-ÉCHANGE À la différence de Hillary Clinton, Trump avait insisté durant sa campagne sur les ravages de la mondialisation et surtout des importations chinoises. « Make America great again » signifiait aussi réindustriali-

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ser le pays et redonner du travail aux ouvriers. Son diagnostic de l’effet de la mondialisation sur l’emploi américain semble corroboré par les études les plus sérieuses. Contrairement à ce que prétendent les partisans du statu quo, si les États-Unis ont perdu près de cinq millions d’emplois industriels depuis l’an 2000, ce n’est pas essentiellement en raison des gains de productivité liés à l’automatisation, mais d’abord en raison des politiques de libre-échange, qui ont facilité les délocalisations d’entreprises américaines vers les pays à bas coût de main d’œuvre – notamment depuis l’adhésion en 2001 de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). D’après les calculs d’économistes du MIT, l’explosion des importations chinoises a causé à elle seule la perte de 2,4 millions d’emplois aux États-Unis entre 1999 et 2011. Le président a-t-il tenu ses promesses de campagne ? Depuis sa victoire, il a enchaîné les déclarations enflammées, notamment contre les importations d’automobiles allemandes, mais aussi contre l’OMC, qu’il envisage de quitter. Dans certains cas, il a joint le geste à la parole et appliqué des tarifs douaniers qui placent, selon lui, « les États-Unis dans une position de négociation très forte » pour obliger les pays désireux d’en être exemptés à ouvrir davantage leurs marchés aux produits américains. Depuis le mois de juin, les États-Unis taxent ainsi quelque 47 milliards de dollars d’importations d’acier et d’aluminium. Une mesure qui touche surtout l’Union européenne et le Canada. Mais c’est d’abord la Chine qui s’attire foudres trumpiennes. Les panneaux solaires et les machines à laver chinois ont été taxés dès le mois de janvier,


ENQUÊTE

À la différence de Hillary Clinton, Trump avait insisté durant sa campagne sur les ravages de la mondialisation et surtout des importations chinoises. et une nouvelle salve de tarifs à hauteur de 10 % sur 200 milliards de dollars d’importations chinoises a été annoncée en septembre. Sur le front de l’Alena, conçu par Reagan et conclu il y a vingt-cinq ans par Bill Clinton avec le Mexique et le Canada, le nouvel accord signé en octobre censé remplacer « le pire traité commercial jamais signé par le pays » n’est pas dénué d’intérêt : il stipule que pour être considérée comme « assemblée en Amérique du Nord » et donc exemptée de droits de douane, 75 % d’une voiture (contre 62,5 % auparavant) doivent y être fabriquée, et que 40 à 45 % des composants doivent être produits par des ouvriers payés au moins 16 dollars de l’heure – soit quatre fois le salaire d’un employé du secteur automobile au Mexique. UNE EMBELLIE RELATIVE L’élimination presque totale du chapitre 11 concernant le règlement des différends entre investisseurs et États, qui permet aux entreprises de poursuivre devant des tribunaux d’arbitrage les gouvernements dont les politiques éroderaient leurs profits, constitue un progrès indéniable. Le fait que le lobby patronal

américain Business Roundtable, le think tank ultralibéral American Enterprise Institute et le comité éditorial du Wall Street Journal aient jugé le nouveau texte « plus mauvais » que l’ancien est à cet égard bon signe. Il est à noter, toutefois, que le principal acquis de l’Alena, à savoir l’élimination de la vaste majorité des tarifs entre les trois pays, demeure intact. Aucune règle sociale ou écologique forte n’empêche vraiment les multinationales américaines de continuer à délocaliser leurs usines. À en croire la communication de la Maison Blanche, les effets positifs se feraient déjà sentir. À Granite City dans l’Illinois, l’aciérie de United States Steel Corp, mise à l’arrêt en 2015, a rouvert pour embaucher cinq cents personnes, payées trente dollars de l’heure – trois fois le salaire minimum. À Ashland, une ville du Kentucky frappée de plein fouet par le déclin du charbon et de l’acier, un site d’aluminium de Braidy Industries devrait également recruter cinq cents ouvriers. Au-delà du cas de ces villes érigées en symboles de son succès, Trump s’attribue plus généralement l’essor de l’emploi ouvrier, qui n’avait pas augmenté aussi

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vite depuis 1984. Il semblerait cependant que cette embellie soit moins due aux politiques commerciales du gouvernement qu’au rebond du prix du pétrole, aux besoins de reconstruction suite aux ouragans Irma et Harvey et à la forte consommation domestique, tirée par une croissance vigoureuse, qui s’inscrit dans une dynamique amorcée un an avant le mandat d’Obama. De plus, si quelques milliers d’emplois ont effectivement été créés dans les mines de charbon, ainsi que dans la sidérurgie et l’aluminium, le plus gros des centaines de milliers de nouveaux emplois ont été générés par la construction et les produits manufacturés, des domaines qui bénéficient avant tout de la reprise de l’économie mondiale. LES RISQUES DE LA GUERRE COMMERCIALE Si l’on ne peut qu’applaudir l’abandon du TPP et convenir de la nécessité de réécrire en profondeur les traités de libre échange, encore faut-il s’interroger sur la pertinence de tarifs agressifs dégainés compulsivement contre tel pays ou tel bien. Pour prendre l’exemple de l’acier, quand bien même sa production serait rapatriée, elle ne nécessite plus la même quantité de main-d’œuvre : là où 200 000 travailleurs de l’acier produisaient 80 millions de tonnes métriques il y a trente ans aux États-Unis, le même volume est produit aujourd’hui par 85 000 ouvriers. Les prédictions alarmistes des médias sur les conséquences apocalyptiques d’une « guerre commerciale » sont peu sérieuses, même de l’avis de l’économiste Paul Krugman, farouche opposant au protectionnisme et à Trump. Néanmoins, la politique actuelle de Washington sera probablement peu à même de répondre de manière satisfaisante au problème bien réel du déficit commercial et de la désindustrialisation. D’une part, les mesures de rétorsion annoncées par l’Europe, la Chine, le Mexique et le Canada risquent d’annuler l’efficacité des offensives de Trump, en renchérissant les exportations américaines. D’autre part, avec l‘internationalisation des chaînes de production, les tarifs de Trump pourraient finalement eux aussi pénaliser

« Le protectionnisme est un droit quasiment fondamental des peuples et des États pour préserver leur économie, mais il suppose d’accepter le protectionnisme des autres et de renoncer soi-même au dumping. » Aurélien Bernier, essayiste les exportations américaines de produits fabriqués en partie avec des matières importées plus chères. « Augmenter les tarifs douaniers sur l’acier n’est pas en soi louable ou condamnable. C’est un outil, et tout dépend dans quelle perspective il est utilisé », explique Aurélien Bernier, auteur de La démondialisation ou le chaos (Utopia). Selon lui, « le protectionnisme de Trump est conservateur et de circonstance, à mille lieux d’un protectionnisme de gauche qui s’inscrit dans une réflexion plus large sur comment sortir de la concurrence entre puissances et faire advenir un ordre commercial mondial plus juste et équilibré, basé sur les principes de coopération et du droit à l’autodétermination des peuples de la Charte des Nations unies ». En somme, « le protectionnisme est un droit quasiment fondamental des peuples et des États pour préserver leur économie, mais il suppose d’accepter le protectionnisme des autres et de renoncer soi-même au dumping ». Et l’essayiste de conclure qu’on est là « très loin de la démarche unilatérale agressive de Trump ». LA MENACE CHINOISE D’après Robert Blecker, chercheur à la Economic Policy Institute, une démarche intelligente de revitalisation industrielle et de réduction du déficit implique

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Si Trump s’en prend à la Chine, ce n’est ni une lubie de psychotique, ni un geste social en faveur des travailleurs américains. Il représente les intérêts d’une fraction croissante des secteurs privés et publics américain.

plutôt de mettre en place : une stratégie monétaire pour lutter contre la surévaluation du dollar ; une politique d’élévation générale du niveau de tarifs douaniers qui ne ciblerait pas une industrie ou un pays en particulier et serait conforme au droit international ; enfin, un programme d’investissements massifs dans la recherche, la transition énergétique, les infrastructures et la formation des travailleurs. La politique économique de Trump consiste seulement à réduire les impôts des grandes entreprises et des riches, à déréguler tous les domaines allant des droits des salariés à la sécurité des consommateurs en passant par la protection de l’environnement et à privatiser l’infrastructure publique existante. Elle n’a aucune intention de définanciariser l’économie, ni d’augmenter les salaires. Si les tarifs douaniers entraînent bien actuellement une hausse du prix de l’acier et des profits des entreprises sidérurgiques américaines, ces dernières n’ont aucune obligation d’augmenter les salaires de

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leurs employés ni d’investir dans leurs installations. Si Trump s’en prend autant à la Chine, ce n’est ni une lubie de psychotique, ni un geste social en faveur des travailleurs américains. Il représente les intérêts et les convictions d’une fraction croissante des secteurs privés et publics américains, déterminés à défaire l’intégration économique qui lie la Chine et les États-Unis. Car pour la classe dirigeante américaine, la Chine n’est plus l’inoffensive et bien utile « usine du monde » bon marché, mais une grande puissance économique qui refuse de plus en plus de se soumettre aux conditions des États-Unis. Et qui menacera bientôt leur hégémonie. Sa part du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat (PPA) est en effet passée de moins de 2 % en 1980 à plus de 17 % en 2014, devant l’Union européenne et les États-Unis. Or selon David Kotz, économiste à l’Université du Massachusetts Amherst, le conflit qui s’annonce avec la Chine est hautement dangereux : « Nous assistons à la collision imminente entre un hégémon capitaliste affaibli et une puissance économique montante qui est intégré au système capitaliste mondial. (…) Là où la guerre froide était une compétition pour l’influence politique entre deux systèmes différents, nous avons affaire à une compétition entre des rivaux économiques entrelacés ». Une situation proche des tensions entre États capitalistes qui avaient précédé la première guerre mondiale. Les travailleurs – qu’ils soient aux ÉtatsUnis ou ailleurs – ont décidément peu à gagner du protectionnisme à la Trump. ■ laura raim


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LES MINEURS ISOLÉS ENTRE CASE PRISON ET CASE DÉPART

Soumis à des procédures absurdes, envoyés devant les tribunaux et parfois dans des prisons pour adultes, les mineurs isolés étrangers font les frais d’une violence d’État aveugle à leur sort. Exemples dans l’Hérault. par cyril lecerf maulpois, illustrations judith gueyfier

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REPORTAGE


D

De Montpellier à Sète, sur la route départementale qui longe la Méditerranée, la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maglone s’impose au paysage comme une forteresse imprenable. Au sein de cette citadelle de 590 places s’entassent aujourd’hui 900 détenus. Outre les violences et les suicides de prisonniers et de surveillants, cette prison surpeuplée de l’Hérault incarne également, depuis deux ans, une forme inédite de répression envers les mineurs isolés étrangers. Depuis 2016, un peu plus d’une trentaine d’entre eux y ont été incarcérés en tant que majeurs. Des incarcérations dénoncées par plusieurs associations du département. Et pourtant depuis deux ans, le nombre d’enfermements de mineurs continue d’augmenter. Ce mercredi 21 novembre, dans les locaux de la Cimade de Montpellier, ils sont quelques-uns à se présenter à la permanence organisée par RESF 34 (Réseau éducation sans frontières de l’Hérault). Cette association se mobilise depuis deux ans pour défendre les droits des mineurs isolés et s’assurer de leur protection par le département. Car l’accès à cette protection et à leurs droits élémentaires est loin d’être garanti. À la différence des étrangers majeurs, les mineurs isolés étrangers, ainsi que le stipule la Convention internationale des droits de l’enfant, sont d’abord considérés comme des enfants en danger et, en ce sens, doivent être protégés comme tout autre mineur du pays. Leur protection administrative, qui relève en France des compétences des conseils départementaux, consiste – après une ordonnance de placement du juge des enfants – en une prise en charge par l’ASE (Aide sociale à l’enfance) jusqu’à leur majorité. Aujourd’hui, cette prise en charge est indexée à la reconnaissance de leur minorité, évaluée par des associations mandatées par le département. DYNAMIQUE DE SÉVÉRITÉ

La reconnaissance de minorité est donc l’enjeu principal pour ces jeunes mineurs, et leurs récits d’incarcération ont tous à voir avec l’invalidation de ce statut – légalement synonyme de protection – par la justice et l’administration du département. Nelson*, Oumar*,

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Ibrahim* et Lassana* ont entre quinze et seize ans et ont été enfermés comme majeurs à la prison de Villeneuve-lès-Maglone au cours de l’année dernière. Ils ont tous été condamnés par la justice pour faux et usage de faux. Accompagnés pour la plupart depuis la rentrée par RESF 34, ils ont accepté de témoigner de leur calvaire. Nelson, un jeune Guinéen de quinze ans, arrive en France en septembre 2017. À Montpellier, il attend un mois avant d’être évalué par l’Avitarelle, l’association mandatée pour le département de l’Hérault. Installé dans un hôtel de Sète par l’ASE, trois mois passent sans qu’il soit mis au courant de l’enquête menée simultanément sur ladite « authenticité » de ses papiers d’identité. Ses papiers, il l’apprendra plus tard, ont été transmis par l’ASE au service de la fraude documentaire de la Police aux frontières, sur requête du parquet de Montpellier. Pour Sophie Baumel, présidente de l’association L’Avocat et l’enfant, investie dans la défense des mineurs, mais également auprès des mineurs isolés, « cela peut dépendre des départements, mais face à l’augmentation des demandes, la sévérité, c’est la dynamique actuelle du procureur et du préfet à Montpellier ». « Le Mali, la Côte d’Ivoire, la Guinée et le Cameroun sont étiquetés par la police et le parquet comme des pays ayant un problème d’authenticité des papiers », précise-t-elle. « Tous les jeunes Guinéens passent aujourd’hui par la case enquête sur leurs papiers », confirme Laurène, bénévole et accompagnante au sein de RESF 34 : « La suspicion de fraude est de plus en plus fréquente ». MENACES EN GARDE À VUE

Lassana, Oumar et Ibrahim, présents cet après-midi, en ont tous fait les frais en début d’année. Sur demande de la justice, ils sont alors soumis à un autre type d’évaluation, supposée intervenir en dernier recours selon la loi du 14 mars 2016 : des examens radiologiques osseux (des poignets, des dents, parfois un scanner des clavicules). Ces tests, créés dans les années trente sur des * Les noms et âge ont été changés.



enfants blancs souffrant de problèmes de croissance, sont pourtant décriés par le corps médical depuis plus de dix ans et comportent des marges d’erreur de deux ans et demi. Ils confirment donc rarement l’âge avancé par les mineurs. Dans le cas de Lassana, ils s’assortissent également d’un examen pourtant interdit par la loi de 2016 : « On m’a demandé de me déshabiller dans une pièce, il y avait deux médecins présents ». Lassana est alors soumis à un examen des parties génitales non consigné dans le rapport remis à ses éducateurs avec les radios. Une fois sorti, les éducateurs refusent de le croire. Selon les bénévoles présents dans les locaux de la Cimade cet après-midi, le cas de Lassana n’est pas isolé. Un matin, vers 6 heures, la police débarque dans les hôtels où nos témoins sont logés avec d’autres mineurs. Si Lassana parvient à lui échapper plusieurs jours d’affilée en se levant plus tôt, Nelson est quant à lui menotté et emmené, à l’aube, au commissariat de Montpellier. Les menottes ne lui seront enlevées qu’une fois en prison, plusieurs jours plus tard. La garde à vue, tous s’accordent à le dire, est longue (de 24 à 48 heures en fonction des cas) et émaillée d’intimidations plus ou moins agressives. « Ils m’ont dit que mes papiers étaient faux, alors que ma famille me les avait envoyés, explique Nelson. Ils m’ont menacé et m’ont obligé à parler en frappant la table. Ils m’ont dit que si je disais la vérité, ils me libéreraient. J’ai déclaré que je disais la vérité, alors ils m’ont envoyé dans une petite cellule sans fenêtre pour plusieurs heures. » Aucun d’entre eux ne cède sur son récit, tous sont envoyés au tribunal correctionnel, le lendemain, pour une comparution immédiate. LE TRAUMATISME DE LA PRISON

Après une brève rencontre avec un avocat commis d’office, le tribunal devient alors le théâtre d’une condamnation orchestrée en amont. Une signature au mauvais endroit sur un extrait de naissance, la couleur d’un tampon officiel, des incohérences dans le récit d’arrivée du mineur, des vidéos et des messages prélevés sur les portables par la police… tout participe de la construction d’un récit colporté par le parquet : celui

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« Face à l’augmentation des demandes, la sévérité, c’est la dynamique actuelle du procureur et du préfet à Montpellier. » Sophie Baumel, avocate

de l’étranger fraudeur. Les tests osseux apportent alors la touche d’expertise scientifique manquante. Puis la sentence du juge tombe. Quatre mois de prison ferme pour Oumar et Lassana, six mois ferme pour Nelson pour faux et usage de faux, assortis de cinq ans d’interdiction du territoire. Arrivés à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maglone, considérés comme majeurs, ils sont placés dans la prison pour adultes. Nelson change de cellule chaque mois. Comme pour Ibrahim et Lassana, la cohabitation avec certains détenus aboutit à des violences sur lesquelles ils préfèrent se taire. Lassana est frappé par un détenu à son arrivée et Nelson forcé de dormir au sol. Ce dernier résiste chaque fois qu’il le peut : « Tu es constamment provoqué en prison, obligé à faire des choses, à faire rentrer de la drogue. On essaye de t’obliger à monter sur le toit pour aller la chercher. Je refusais, et j’essayais aussi d’éviter la promenade », explique-t-il. Ibrahim déclare quant à lui, le regard au loin : « La prison te rend fou, même si tu ne l’étais pas au départ ». « Cette expérience constitue un traumatisme énorme », explique une intervenante en prison à Villeneuve-lès-


Photo Célia Pernot, Fondation Louis Vuitton


Maglone, en contact avec beaucoup d’entre eux lors de ses visites. « On doit évidemment assurer beaucoup de soutien psychologique, pendant et après », ajoute-t-elle. Pour Nelson, la survie dans l’espace carcéral se fait au prix d’angoisses et d’un stress que seule l’écriture soulage un peu. « Je ne dormais pas, je passais toute la nuit à écrire. J’écrivais quinze pages sur ce qui se passe là-bas, dans les cellules », confie-t-il la tête baissée. Lassana, lui, évite les promenades et essaye de rester discret pendant les repas, à « l’heure de la gamelle ». L’accès à la bibliothèque, ardemment souhaité pour échapper à leur quotidien, leur est refusé jusqu’à la fin de leur incarcération. LIVRÉS À EUX-MÊMES

Pour résister, les options sont limitées. Faire appel, face aux tentatives du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) d’en dissuader les mineurs, a quelque chose qui relève du parcours du combattant. « Mon avocate commise d’office m’a dit qu’elle ne pouvait plus m’accompagner », ajoute Lassana, qui a dû retrouver une autre avocate en urgence. Pour déconstruire les accusations du parquet, la question de l’altérité du droit

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étranger devrait idéalement pouvoir être verbalisée. Les autorités françaises considèrent dans bien des cas que les papiers guinéens ou camerounais sont des « faux », une attitude qui témoigne du caractère de plus en plus répressif des décisions de justice à leur égard. Pour Oumar, Nelson et Lassana, la contestation argumentée de leurs avocats n’aboutit pas à un changement de décision, et le passage en appel confirme leur peine, assortie pour Nelson d’un envoi en CRA (centre de rétention administrative) – avant qu’il ne soit finalement transféré vers un centre de soins psychiatriques. Ibrahim sera pour sa part déclaré innocent en appel et reconnu mineur quelques jours avant sa sortie. « Il a donc fait cinq mois de prison pour rien, ce qui est extrêmement grave », déplore Sophie Baumel, son avocate. Pour ceux qui voient leur peine confirmée en appel, l’enfermement se poursuit. En général, un placement en rétention pour une ou plusieurs semaines, parfois suivie d’une expulsion en cas de reconnaissance du pays d’origine, est privilégié. Mais dans la plupart des cas, les mineurs sont livrés à eux-mêmes une fois sortis de prison. « On m’a libéré un matin sans me prévenir, et


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j’ai marché seul de la prison jusqu’à mon lycée à Montpellier. Mon avocate n’était même pas au courant que j’étais libéré », raconte Lassana. Désormais légalement considérés comme sans-papiers, soumis à une OQTF (obligation de quitter le territoire) lors de leur garde à vue et à une interdiction de territoire français pour cinq ans, leurs perspectives de vie en France sont minces. Une fois le département déresponsabilisé, « ce n’est alors plus le problème de personne » conclut Sophie Baumel. CRIMINALISATION DES ÉTRANGERS

L’intervention des avocats et des associations, confrontés à ces nouvelles pratiques, devient de plus en plus complexe. Après avoir alerté le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ainsi que le département, la Cimade, RESF 34 et la Ligue des droits de l’homme ont également interpellé le président du département, il y a quelques mois. Mais qu’est-il possible d’attendre des politiques départementales dans un climat national aussi délétère pour les étrangers ? Notamment lorsque la plupart des directives des ministères consistent bien plus à exclure les étrangers des dispositifs de protection actuels qu’à repenser le fonctionnement défaillant de ces derniers. Le dernier rapport 2017 sur les centres de rétention administratifs, coordonné par la Cimade, témoigne d’une généralisation des logiques d’incarcération et de placement en rétention. L’année dernière, ils étaient ainsi des centaines de mineurs enfermés comme majeurs dans les CRA de Coquelles, près de Calais, ou du Mesnil-Amelot en banlieue parisienne. Si les chiffres sont plus difficiles à établir concernant la prison, Violaine Husson, responsable des questions « Genres et protection » à la Cimade, évoque d’autres incarcérations à Lyon, Fresnes et dans la Somme. Les accusations d’usage de faux se mêlent à des accusations de fraude, et le prétexte de petits délits permet à la justice de les placer en détention pour plusieurs mois, avant de les rediriger vers des CRA. « Ils sont souvent victimes d’exploitation, mais ne sont jamais vus comme victimes. Ils sont perçus d’abord délinquants car étrangers », explique Violaine Husson.

« Ils sont souvent victimes d’exploitation, mais ne sont jamais vus comme victimes. Ils sont perçus d’abord délinquants car étrangers. » Violaine Husson , Cimade

En ce sens, l’adoption de la loi asile et immigration, le 10 septembre 2018, et le durcissement des politiques européennes envers les migrants ne font que renforcer la volonté étatique de criminaliser la figure de l’étranger, y compris mineur. L’incarcération devient dès lors le paroxysme logique de cette violence d’État. Dans la récente loi asile, qui s’adressait pourtant aux étrangers majeurs, un article concerne la création d’un fichier national biométrique (dont le coût s’élève à cinq millions d’euros) pour relever des empreintes et ficher les « déclarés » mineurs. Il devrait permettre à l’État de centraliser des informations qui faciliteront les enquêtes de police et donneront ensuite aux départements la possibilité de refuser des mineurs déjà évalués ailleurs. Son décret d’application devrait être publié très prochainement… ■ cyril lecerf maulpois

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L’IMAGE

Ça n’est pas l’œuvre de Deborah de Robertis, qui avait organisé une performance artistique sur les ChampsÉlysées, le 15 décembre dernier. Cinq Marianne, seins nus, maquillage argenté sur tout le corps, bonnet phrygien et cocarde bleu-blanc-rouge, avaient alors fait face aux CRS, l’air grave, le visage fermé. Cette performance de l’artiste franco-luxembourgeoise, qui utilise la nudité dans l’espace public pour dénoncer la réification des femmes, mettait ainsi les femmes à l’honneur – les femmes, dont la présence dans le mouvement des gilets jaunes est très importante. Les femmes à l’honneur, mais aussi les symboles. Les symboles et les références historiques sont nombreux parmi les gilets jaunes. N’a-t-on pas entendu parler « d’abolition des privilèges », de nouvelle « nuit du 4 août », voire de « grands soirs » ? Le 1er décembre dernier, l’un des symboles forts de la journée a été cette statue saccagée à l’intérieur de l’Arc de triomphe. Les commentaires ont fusé. En particulier sur les chaînes d’infos en continu, où l’on a évoqué une « Marianne défigurée ». La porte-parole des Républicains, Lydia Guirous, y alla elle aussi de son petit commentaire : « Marianne défigurée à l’Arc de triomphe, c’est la République qui bascule ». Rien de moins. Sauf que, sauf que… comme l’a signalé très rapidement Aymeric Parthonnaud, journaliste à RTL, le visage détruit par les casseurs n’est pas le symbole républicain qu’on lui a prêté. Ça n’est pas Marianne. Il s’agit du moule en plâtre d’un détail de l’un des immenses hauts-reliefs de l’Arc de triomphe. Alors, s’il ne s’agit pas de dire : « Oh ! Ce n’était pas Marianne alors ça n’est pas grave » – les dégradations de la place de l’Étoile et des alentours ont d’ailleurs été largement condamnées par les gilets jaunes –, il convient en revanche d’interroger ces images, parmi lesquelles celle-ci, qui ont tourné en boucle sur les écrans pour faire du mouvement un mouvement violent. Il est incontestable que les Champs-Élysées ont été une vitrine majeure pour les gilets jaunes. Mais les Champs-Ély-

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sées ne sont pas Paris. Et Paris n’est pas la France. Or, la principale originalité de cette mobilisation tient à son implantation sur les ronds-points, au plus près des lieux de vie des Français-es. Les gilets jaunes ont été bien plus mobilisés dans les territoires de France qu’à Paris. Mais les images de saucisses grillées ne sont pas aussi impressionnantes que celles des voitures qui brûlent en plein Paris. Le poids, le choc de l’image de cette Marianne qui n’en est pas une illustrent parfaitement la manière dont les médias ont participé, certes à la (très) grande notoriété de ce mouvement aux contours inédits, mais aussi aux tentatives de le discréditer – alors que les Françaises disaient « comprendre » ces violences, tout en les condamnant et en distinguant parfaitement l’expression pacifique de la mobilisation des gilets jaunes de celle des casseurs. On peut également s’interroger sur le rôle qu’ont joué ces images, et ces symboles attaqués, dans les décisions d’un pouvoir qui semblait dépassé. Qui était dépassé. Le gouvernement n’est-il pas responsable de cette montée en puissance de la violence ? N’est-ce pas elle qui a fait reculer le gouvernement ? N’est-ce pas elle aussi qui l’a conduit à revoir (certes timidement) sa copie ? Après tout, n’est-ce pas l’actuelle majorité qui a donné une légitimité à la violence et offert une légitimité aux gilets jaunes en accédant à quelques-unes de leurs revendications, quand dans le même temps, elle rejetait les amendements de l’opposition parlementaire qui réclamait peu ou prou la même chose ? Près de 5 000 gardes à vue, 4 000 réponses pénales (dont pas loin de 700 comparutions immédiates) et, à l’heure où nous écrivons, 216 manifestants en prison. Plus de mille blessés. Plusieurs mains arrachées. Plusieurs plaintes de journalistes pour violences policières. Triste bilan. Mais de ça, on ne parle pas. Ou peu. Et pourtant, le vrai visage de la République éborgnée, c’est bien celui-ci.  pierre jacquemain


© Simon Guillemin / Hans Lucas


APU, PERSONNAGE

DES SIMPSON DEVENU INSUPPORTABLE L’an dernier, la série culte Les Simpson a fait l’objet d’un débat inattendu. Une voix a brisé le consensus bienveillant qui entourait les personnages de la ville fictionnelle de Springfield, entrés dans les foyers américains depuis plusieurs décennies. Sans l’avoir prévu, l’humoriste Hari Kondabolu s’est trouvé au cœur d’un débat national au sujet des clichés raciaux véhiculés par la série pourtant si populaire. La cible de cette contestation ? Le personnage d’Apu Nahasapeemapetilon, l’épicier d’origine indien gérant le « mini-market ». Pour le comédien, il concentre tous les stéréotypes qui visent les immigrés indiens et leurs descendants. Étant lui-même d’origine indienne, il se remémore les moqueries liées à l’existence d’un tel personnage, dont il a souffert dans son enfance. Son documentaire The Problem with Apu le conduit à la rencontre de personnes originaires du souscontinent indien dont il explore le ressenti. Il s’aperçoit qu’il n’est pas le seul à avoir été surnommé « Apu » à l’école ou à s’être vu

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demander, en tant qu’acteur, de « faire l’accent d’Apu »… comme si c’était synonyme « d’accent indien ». Le hic ? La voix d’Apu est interprétée par le comédien Hank Azaria, qui est blanc et sans aucun lien avec l’Inde. Celui-ci s’est contenté de produire un accent grossier et caricatural à des fins non pas de réalisme, mais d’humour. LA NATURE DU RIRE Interrogé dans le documentaire, un des producteurs le reconnaît sans une once de regret : « Il y a des accents qui par nature sont drôles aux oreilles des Américains blancs, point final ». Si les échos de certains accents semblent plus drôles que d’autres, c’est à l’évidence parce qu’ils sont associés à des populations considérées comme inférieures. Le rire qu’ils occasionnent est celui de la moquerie et du mépris, un rire empreint de condescendance. C’est le même ressort dont usait l’humoriste français Michel Leeb quand il « imitait » des accents étrangers dans ses sketches « Le touriste chinois » et

« L’Africain » (l’Afrique étant un vaste pays bien connu). Dans ces scènes, le comédien investissait le registre d’une mise à distance de « l’Autre », réduit à un schéma caricatural pour mieux être moqué. Dans le cas d’Apu, bien que personnage récurrent, la vraisemblance n’était pas la priorité. L’actrice Whoopi Goldberg, également interrogée dans le documentaire, considère que cette attitude visant à grimer la voix d’un acteur blanc pour la faire passer pour celle d’un Indien est comparable aux ministrel shows. Nés dans le courant du XIXe siècle, ces spectacles scéniques qui mêlaient jeu, danse et musique, mettaient en scène des personnages blancs déguisés en Noirs, en recourant au blackface – pratique visant à teindre grossièrement des visages blancs. Tout cela dans le seul but de divertir un public blanc, sans tenir compte de la sensibilité des personnes prétendument représentées. En réponse à la polémique, Hank Azaria a fait part de ses regrets : « L’idée que quiconque, jeune ou vieux, hier ou aujourd’hui, ait été harcelé à cause


LE POUVOIR DE LA COMMUNAUTÉ On peut être étonné de ne voir surgir la polémique qu’aujourd’hui, alors que le personnage d’Apu existe depuis vingt-huit ans. D’aucuns diront que l’époque a changé, qu’on « ne peut plus rien dire ». J’ai plutôt tendance à croire que celles et ceux qui, hier, ont subi Apu en silence ont, aujourd’hui, la possibilité d’exprimer publiquement leur désaccord. En 1989, année de lancement des Simpson, Hari Kondabolu n’avait que sept ans. Les interlocuteurs de son documentaire étaient également des enfants, incapables de faire plus que de détester la série des Simpson, comme l’a avoué l’un d’eux. On imagine que leurs parents, probablement immigrés, avaient d’autres préoccupations et sans doute moins de difficultés à accepter l’idée d’être renvoyés à

une identité étrangère puisqu’ils venaient effectivement d’un pays étranger. Pour des enfants élevés aux États-Unis, la charge était autrement plus violente. La différence entre 1989 et aujourd’hui réside dans le fait que Hari Kondabolu et bien d’autres Américains d’origine indienne sont en mesure de protester. Ils disposent collectivement d’un pouvoir que leur communauté n’avait pas auparavant. Aussi, quand, dans un épisode des Simpson, les scénaristes répondent directement à la polémique en faisant dire au personnage de Lisa Simpson  : « Une chose qui a commencé il y a des décennies, qui était saluée et inoffensive est aujourd’hui politiquement incorrecte. Que peut-on y faire ? », ils passent à côté du sujet. Le personnage d’Apu a toujours été problématique, mais personne ne pouvait le contester dans les espaces médiatiques. Tout comme Michel Leeb n’est pas la victime d’une transformation de notre société, qui serait moins encline à accepter toutes les formes d’humour. Il se trouve simplement que les enfants

asiatiques et noirs qui ont absorbé les humiliations qu’ils subissaient, impuissants, face à leur poste de télévision, sont aujourd’hui des adultes capables de le lui faire savoir directement. Il a été question de supprimer le personnage d’Apu – annonce avec laquelle la production des Simpson a pris quelque distance. J’ose espérer que les auteurs ont suffisamment de talent pour repenser un Apu Nahasapeemapetilon qui saura faire rire sans que sa posture ne soit source d’offense pour les enfants qui lui ressemblent. 

Illustration Alexandra Compain-Tissier

d’Apu m’attriste. Mon intention était d’apporter aux gens joie et rires ». À l’évidence, l’intention ne suffit pas. Ce qui compte est l’impact des idées propagées.

rokhaya diallo Journaliste et réalisatrice

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L’OBJET

Le gilet jaune En revêtant leur gilet couleur fluo, les révoltés de l’an 2018 ont dit qu’ils voulaient être entendus… et donc vus. Et pour ce faire, par un retournement audacieux, ils ont emprunté ce vêtement des automobilistes en détresse, cette protection des ouvriers invisibles. Objet technique, le gilet jaune est devenu un objet politique. En portant ce gilet rendu obligatoire par l’État, les manifestants ont dénoncé leur invisibilité et pointé les béances de la représentation politique, médiatique, artistique. Tout le monde en prend pour son grade. Les politiques sont sommés de sortir de leur bulle et de leur univers aux codes, aux mots et au niveau de vie déconnectés du reste du pays. Les médias sont accusés de ne pas parler de « la vraie vie » – pour reprendre le titre d’une chanson en vogue des gentils rappeurs Bigflo & Oli. Les artistes, souvent si loin qu’ils sont sortis du champ de vision, sont épargnés par un silence pesant. Pourtant, la représentation se joue aussi dans le monde de l’art. La littérature et le cinéma, toujours vivants en France, racontent et montrent parfois les vies ordinaires faites de combats et de difficultés, d’espoirs et d’échecs. Les arts plastiques beaucoup moins. Avec leurs installations comme lieux de leur engagement, les plasticiens participent aux changements du monde, mais donnent peu à le voir. La crise de la représentation se niche aussi là. Alors, ils ont enfilé cet objet que l’un de ces artistes justement avait qualifié de « moche ». C’est que, évidemment, là n’est pas le sujet. Il n’est pas de mouvement social qui n’invente sa forme et sa représentation. C’est peut-être même un indice de sa profondeur. Et cette représentation ne saurait être littérale ; elle est aussi artistique. Il y a vingt ans, détournant un cri de supporters, les manifestants battaient le pavé avec un slogan apparemment vide. « Tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais ! » Ces mots n’énonçaient pas une revendication. Ils portaient bien davantage et toujours le projet de l’unité du peuple. Aujourd’hui, cette couleur des proscrits et de la pub est reprise en étendard. Ce jaune claque dans la grisaille et le gilet devient superbement photogénique. Ce code couleur ne dit apparemment rien. Il ne dit pas la taxe, le RIC, le smic et l’ISF. Mais il unifie la multitude et dit l’essentiel d’une façon instantanément et universellement comprise : être là, dans sa vie, dans le monde. Être considéré. ■ catherine tricot, illustration anaïs bergerat

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GILETS JAUNES

NOUVELLE FIGURE DU PEUPLE ? Vêtus d'un signe de reconnaissance improvisé dont ils ont vite pris le nom, les « gilets jaunes » ont braqué les regards vers le no-medias land des périphéries, de la ruralité et des classes oubliées. Un spectaculaire retour de la politique et de la question sociale, porteur d'autant d'espoirs que d'ambiguïtés. photos laurent hazgui pour regards



I- PHOTOGRAPHIE D’UN MOUVEMENT Ils ont surgi dans des non-lieux, mais pas de nulle part, comme l'indique la genèse du soulèvement (p. 49). Des ronds-points anonymes au rondpoint national de l'Étoile, ils ont efficacement bouleversé la géographie des luttes (p. 53). Comment décrire cette foule, sinon en allant à la rencontre des personnes qui la composent ? Portraits (p. 55). La sociologue Isabelle Coutant, spécialiste des classes populaires, explique cette « France des “petits moyens” » (p. 59). Les syndicats, eux, ont louvoyé entre embarras et tentatives de jonction (p. 63). L'enquête du collectif de chercheurs Quantité critique montre pourtant que le rapport au travail est central dans les préoccupations des gilets jaunes (p. 67). II- LE MOMENT POPULISTE ? Ce peuple des périphéries, à l'écart des métropoles et des banlieues, est le produit d'inégalités territoriales que la gauche doit enfin prendre en considération, estime Catherine Tricot (p. 72). Selon Christophe Ventura, le mouvement confirme l'avènement du « moment populiste » théorisé par Mouffe et Laclau (p. 75). Roger Martelli estime pour sa part que, pour sortir du mouvement par le haut, il faudra aussi sortir du populisme et renouer avec un projet émancipateur (p. 80). Face à un phénomène si difficile à décrypter, nous avons sollicité l'analyse d'une dizaine d'intellectuels (p. 84). III- La gauche déboussolée Le mouvement a évolué vers des aspirations plus sociales, mais estil de gauche pour autant ? (p. 88) En tout cas, les gilets jaunes ne se tournent pas spontanément vers les organisations progressistes… (p. 90). L'événement oblige enfin à un autre dépassement, affirme Elsa Faucillon : celui de l'antilibéralisme, afin de produire une véritable alternative (p. 95), ce projet de transformation sociale et écologique auquel Clémentine Autain appelle aussi (p. 97).

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LE BIG BANG DE LA NÉBULEUSE JAUNE Le mouvement des « gilets jaunes » est un objet politique aussi mal identifié qu'il a été peu anticipé. Sa genèse montre pourtant qu'il s'enracine dans une exaspération générale qu'une étincelle a suffi à embraser. Pour le meilleur. Ou le pire. Un jour d'octobre 2018, les gilets jaunes se sont mis en mouvement, exprimant une colère diffuse, un ras-le-bol général. Comme si cette France s'était réveillée un matin en envoyant balader tous ceux qui avaient la prétention de parler en son nom. Cette dynamique est née de décennies d'échecs, de désespoir. De la part des gouvernements successifs, tous plus néolibéraux les uns que les autres, à deux-trois nuances sociales près. Mais aussi de la part de la gauche, incapable de peser et de penser la société. Et pour cause, depuis trente ans (au moins !), le mouvement social français va de défaites en déroutes. Les micro-victoires comme celle contre le CPE en 2006 n'y font rien. Quant à évoquer 1995, on parle de la préhistoire ! Une bonne partie de la jeunesse ne connaît même pas la saveur de la victoire. Quant aux gilets jaunes, la plupart ne s'étaient jamais engagés dans une lutte, d'où les seules références à Mai 68 – qu'ils ont souvent vécu de loin – et à 1789, la Grande, la Belle, la Seule. Et pourtant, s'ils n'ont jamais perdu dans la rue, les gilets jaunes sont de cette France silencieuse, qui trime

du matin au soir avec pour seule ligne d'horizon la fin de mois, les fêtes de fin d'année, avant que tout ne recommence à zéro. S'ils n'ont jamais perdu, c'est bien parce que ça fait des années qu'ils n'ont rien à perdre. PREMIÈRES FOIS Dans ce contexte historique, où la gauche ramasse ses dents à la petite cuillère, où l'on ne sait que les espoirs déçus dans les urnes et la lassitude des manifs aux odeurs de merguez, les gilets jaunes déboulent, sans tabou ni totem. Pas besoin d'une grande flamme pour faire exploser un baril d'essence. Il aura fallu une pétition en ligne « pour une baisse des prix du carburant », lancée en mai 2018, signée depuis par plus d'un million d'internautes. Une pétition comme il en existe des milliers. Sauf que celle-ci aura eu un impact dans la « vraie vie », quasiment du jamais-vu. On aurait également pu évoquer la vidéo d'une citoyenne « lambda » postée sur Facebook le 18 octobre, dans laquelle elle interpelle le président : « Mais qu'est-ce que vous faites du pognon des Français ? » Six millions de vues pour

un coup de gueule anti-taxes. Cette inconnue a vite eu un prénom dans les médias : Jacline, avant de devenir Jacline Mouraud et de lancer son propre parti politique Les Emergents. Les gilets jaunes, ce sont ces Français qu'on voit d'habitude à la télé pour des « micros-trottoirs ». Ils ont un avis sur tout. Mais c'est bien la première fois que les journalistes – du moins ceux des villes – vont les écouter « pour de vrai ». Pour dater le début des gilets jaunes, d'aucuns parlent de ceux qui, opposés à la limitation à 80 km/h, lancent en janvier dans un groupe Facebook un appel à bloquer des ronds-points. Le gilet jaune comme signe de ralliement, quelle idée de génie ! Quelle que fut l'étincelle, elle doit tout aux réseaux sociaux. C'est là que les gilets jaunes vont s'organiser, débattre, pour le meilleur et pour le pire. Le 21 juillet 2018, en pleine affaire Benalla, un collaborateur du premier ministre minimisait l'impact d'un autre réseau social, Twitter : « Ça fait le buzz sur le réseau social du microcosme parisien, mais sur Facebook, où sont tous les Français, ça ne prend pas plus que ça ».

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LA MACRONIE CHANCELLE La suite, on la connaît. Les gilets jaunes se multiplient sur les tableaux de bord des voitures et, le 17 novembre 2018, c'est l'acte I. Pas loin de 300 000 personnes manifestent dans toute la France. Une manifestation de forme nouvelle, par le blocage de ronds-points ou de parkings de supermarché, notamment. Un mouvement dans les « territoires ». Les samedis se suivent et la colère s'étend à la Réunion, en Belgique, et s'intensifie. La violence aussi. De celles qui font se pincer le nez les nantis. Car personne n'avait prévu une telle émergence de violence dans un mouvement « bon enfant », comme disent les journalistes. Pour se rassurer, commentateurs et acteurs du mouvement parlent de « casseurs en marge des manifestations ». Face à cette mobilisation inédite, c'est toute la Macronie qui chancelle. Les réunions de crise sont légion. Emmanuel Macron se mure dans le silence. Où qu'il aille, il est hué. Édouard Philippe peine à garder la main. La réponse sera policière. Bilan : des centaines d'interpellations, plusieurs morts, de nombreux mutilés des forces de l'ordre, des lycéens humiliés. Il faudra attendre le 10 décembre pour que le président fasse une allocution télévisée. Le roi de la com est de retour, mais plus personne n'est dupe. Ses annonces s'apparentent à des fake news, les macronistes se lèvent pour applaudir. Finalement, c'est peut-être l'attentat de Stras-

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bourg qui aura le plus freiné le mouvement, le complotisme aidant à décrédibiliser les gilets jaunes. Acte V le 15 décembre : 33 500 manifestants en France. C'est l'Intérieur qui compte. SENS GIRATOIRES Mais les gilets jaunes ont-ils réellement commencé leur mouvement en 2018 ? L'expression « goutte d'essence qui fait déborder le vase » a été usée à l'envi. Pourtant, peu de temps avant les gilets jaunes, il y eut quelques signes avant-coureurs. Les marches pour le climat en furent. Une belle réussite en matière de manif. Des dizaines de milliers de personnes dans les rues. « We the people » (Nous, le peuple), scandaient-ils. L'écologie avait rarement été aussi politique. Autre signe : le retour sur le devant de la scène d'intellectuels de gauche – après tant d'années à se taper Zemmour, Finkielkraut et consorts dans tous les médias mainstream. La gauche pouvait espérer reprendre, un peu, la main sur le débat public. Injustices sociales et urgence écologique devenaient peu à peu le cœur du réacteur. Les gilets jaunes seraient l'uranium manquant. Au fait, qui sont les gilets jaunes ? C'est la question à mille euros. Démographes, historiens, sociologues et éditocrates de tout poil s'y sont cassé les dents. Bobos contre prolos, villes contre campagnes, riches contre pauvres. Le simplisme binaire fait des ravages dans les esprits. Les gilets jaunes eux-mêmes

Collectif des gilets jaunes de Villeneuve-la-Guyard Le collectif des gilets jaunes de Villeneuve-la-Guyard occupe le rond-point à la sortie de la commune depuis le premier appel du mouvement, le 17 novembre. L'Yonne est placée sur la « diagonale du vide » et subit les phénomènes de dépopulation et de désertification des services publics. Plusieurs dizaines de personnes forment le noyau dur du collectif qui a compté jusqu'à deux cents personnes au plus fort de la mobilisation. Diverses sensibilités politiques de gauche et de droite s'y expriment sans radicalité. Soudé, le groupe revendique une mobilisation structurée et pacifiste. Certains resteront sur le rond-point qu'ils ont investi avec l'autorisation d'un propriétaire privé et où ils ont construit une cabane. D'autres embrasseront la politique au sein de l'Association 89 Gilets jaunes modérés, qui regroupe une dizaine de collectifs du département. Leurs deux grandes revendications ? L'augmentation du pouvoir d'achat, en insistant sur le « reste à dépenser », et le référendum d'initiative citoyenne. À terme, ils souhaitent présenter des candidats aux élections… ■ laurent hazgui, photographe


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Bobos contre prolos, villes contre campagnes, riches contre pauvres… Le simplisme binaire fait des ravages dans les esprits. Les gilets jaunes eux-mêmes saventils qui ils sont ?

savent-ils qui ils sont ? Le 26 novembre, huit porte-parole sont désignés pour aller discuter avec l'exécutif. À peine formés, leur légitimité est contestée, certains sont menacés, cette délégation est dissoute. Quelques têtes deviennent tout de même familières sur les plateaux de télé ou sur les réseaux sociaux. Certains représentants autoproclamés surfent sur le complotisme pour faire le buzz. Et ça marche. Mais rien de bien fédérateur. On est plus proche du « quart

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d'heure de célébrité » d'Andy Warhol que de l'incarnation politique. Les gilets jaunes se disent bien souvent « apolitiques » – ce qui est déjà une posture politique en soi. En réalité, ce terme renvoie souvent à un rejet des organisations classiques que sont les partis, les syndicats, etc. Car les gilets jaunes, c'est la France. De l'extrême droite à l'extrême gauche, toutes les opinions y sont présentes. Tous les dirigeants politiques en revendiquent la paternité, du moins au début. Mais la gauche les trouve trop à droite – des migrants sont dénoncés, le drapeau tricolore réapparaît, la flamme du soldat inconnu est protégée, etc. – quand la droite les trouve trop à gauche – ils sont « anticapitalistes », écolos, revendiquent des mesures économiques et sociales, laissant de côté l'identité, l'immigration, etc. BLEU, BLANC, JAUNE Fin 2018, les gilets jaunes n'auront pas dépassé le stade de mouvement populaire et spontané. Des listes de revendications, des « programmes » circulent sur les réseaux sociaux, sans que l'on sache trop d'où ils proviennent. Il y a à boire et à manger, du « smic à 1 300 euros net » au « vivre en France implique de devenir français ». Là encore, la classe politique semble unanime, de gauche à droite : « Les gilets jaunes veulent tout ce qui est dans notre programme ». Erreur 404. C'est que chaque gilet jaune porte en lui ses propres revendications.

D'où l'étonnante aisance avec laquelle des groupes queers, fascistes, antiracistes ou royalistes ont pu se mêler au mouvement. Les gilets jaunes n'ont rien, ils veulent tout. Moins de taxes, un impôt plus juste, une politique écologique réelle, mais aussi moins de migrants, sortir de l'UE, de l'OTAN, du fantasmé « pacte de Marrakech ». Ils veulent aussi se passer des élus, des représentants, mettre en place des référendums d'initiative citoyenne, tout en attendant que le chef de l'État, que d'aucuns aimeraient plus autoritaire quand d'autres demandent sa « démission », règle leurs problèmes de « fin de mois » et de « fin du monde ». 24 novembre 2018. Pour l'acte II, les gilets jaunes débarquent à Paris. Et pas question de se taper le traditionnel République-Nation. Ils vont directement aux ChampsÉlysées, pour être au plus près de deux symboles du pouvoir : le palais présidentiel et les boutiques de luxe. Quelle année pour la « plus belle avenue du monde » ! La mort de Johnny, la Coupe du monde de football, les gilets jaunes. Trois raisons d'envahir les Champs. Peutêtre par les mêmes personnes, au bout du compte, qui sait ? La seule certitude des gilets jaunes, est que ce mouvement spontané est celui de la sociabilité retrouvée. Du plaisir d'être ensemble, autour d'un barbecue, dans la merde, certes, mais avec un brin d'espoir de lendemains meilleurs. Ensemble, quoi qu'il arrive. ■ loïc le clerc


LA CONQUÊTE DE L'OUEST En se transférant des ronds-points des périphéries vers le territoire même du pouvoir – les Champs-Élysées –, les « g ilets jaunes » ont investi une tout autre géographie que celle des mobilisations parisiennes traditionnelles de la gauche. Les manifestants l'admettent volontiers. L'éternel triangle République-Bastille-Nation a fini par devenir synonyme de lassitude et d'impuissance. Par habitude, pour ne pas se sentir coupables, ils défilent tous ensemble, un peu grisés par la foule, mais sans trop y croire. Avec l'impression de protester sagement, de marcher dans les clous, de tenir leur rôle, ni plus ni moins. Ils savent bien, au fond, que cela ne va pas empêcher de dormir les puissants de ce monde. C'est que même lorsqu'elles donnent lieu à des débordements, la plupart des manifestations de ces dernières décennies avaient quelque chose de prévisible. Jusqu'au grand chamboule-tout qu'a représenté le mouvement des gilets jaunes. Investir comme ils l'ont fait l'avenue cossue des Champs-Élysées, sans avoir effectué de demande d'autorisation préalable, a dérouté les syndicats, les associations et les partis. Car non seulement la « province » est montée à Paris, mais elle a troqué, le temps des samedis, les ronds-points des périphéries pour l'espace du pouvoir visé en plein

cœur : l'Arc de Triomphe, à deux pas de l'Assemblée nationale et de l'Élysée. Laissant du même coup les boulevards Voltaire et Beaumarchais aux « professionnels » des mobilisations. Une manière inédite d'occuper le territoire parisien qui est devenue le symbole d'une liberté renvoyée en miroir aux organisations : « Pourquoi, au cours des dernières années, nos mobilisations coordonnées et numériquement supérieures n'ont pas obtenu ce que les “gilets jaunes” ont arraché : un premier recul du gouvernement ? », s'interroge par exemple le SNJCGT dans une motion adoptée le 18 décembre. AU CŒUR DU PARIS BOURGEOIS

Une chose est sûre, les gilets jaunes ont inventé une nouvelle géographie des luttes. « Certains ont pu parler d'émeutes ou de situation insurrectionnelle. C'est possible, et pourtant rien ne ressemble à ce qui a pu avoir lieu durant les insurrections de 1830, 1832, 1848 ou 1871. Toutes ces insurrections avaient lieu au quartier, mettant en jeu des sociabilités locales,

un tissu relationnel dense permettant aux solidarités populaires de se déployer », analyse le politologue Samuel Hayat sur son blog. « Mais le 1er décembre, le feu a pris au cœur du Paris bourgeois, dans ce Nord-Ouest parisien qui n'avait jusqu'ici jamais été vraiment le théâtre de telles opérations », souligne-t-il. Les gilets jaunes, ces individus qui habitent souvent en dehors des centres urbains, dans des espaces oubliés des pouvoirs publics, sont allés occuper le territoire de l'autre. Une démarche de mobilisation à mille lieues des barricades du XIXe siècle – revisitées par les étudiants de Mai 1968 au cœur du Quartier latin – qui servaient à protéger un espace dont les manifestants s'estimaient les détenteurs légitimes. Mais tout interpelle dans ce mouvement : la circulation entre les lieux de résidence et les espaces du pouvoir, comme la manière dont ils ont été investis. Contacté, Samuel Hayat en convient. « On assiste à une combinaison entre un répertoire d'action très local et un usage national avec manifestations parisiennes.

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Et à chaque fois, la logique classique des répertoires d'action est subvertie. » Le mouvement a ainsi innové dans ces deux dimensions : « Au niveau local, ce sont les routes qui sont occupées, et non pas les espaces de sociabilité locales traditionnels comme les places des mairies, les cafés, les locaux associatifs… Au niveau national, on n'est pas dans la forme de manifestation par excellence, telle qu'elle a été codifiée au début du XXe siècle depuis la deuxième “manifestation Ferrer” en 1909, avec l'invention du service d'ordre et le parcours qui se négocie avec des autorités ». LES LIEUX ET LES SYMBOLES

Dans l'histoire, les Champs-Élysées ont parfois été revendiqués, mais presque jamais concédés. Le 6 février 1934, la place de la Concorde est le théâtre d'une manifestation antiparlementaire très violente, à l'appel des ligues de droite et d'extrême droite, ainsi que d'associations d'anciens combattants. Après avoir tenté en vain de franchir le pont pour rentrer dans le Palais Bourbon où Édouard Daladier est venu présenter son nouveau gou-

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vernement, les anciens combattants montent à l'Arc de triomphe. Cet épisode a enterré toute velléité de conquête de l'Ouest. À l'exception du grand rassemblement organisé le 30 mai 1968 par le général de Gaulle, personne d'autre n'a plus obtenu gain de cause. Ni les militants de la première Gay Pride en 1981, ni les catholiques qui défendent « l'école libre » en 1984, ni même les organisations du Front populaire qui souhaitaient organiser un cortège sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1936, pour célébrer leur victoire. Léon Blum, alors président du Conseil des ministres, définit les usages du territoire parisien : à l'Est les mobilisations populaires, à l'Ouest les manifestations de souveraineté nationale. Comme, peut-être, la future cérémonie d'ouverture des JO de 2024. Il y a les usages fonctionnels des lieux choisis par les gilets jaunes : le carrefour en région pour bloquer les automobilistes, le paradigme de l'avenue haussmannienne à Paris pour se rendre visibles. Restent les symboles. On oublie que les Champs-Élysées étaient une zone de passage au XIXe siècle pour aller

« Le feu a pris au cœur du Paris bourgeois, dans ce Nord-Ouest parisien qui n'avait jusqu'ici jamais été vraiment le théâtre de telles opérations. » Samuel Hayat, politologue prendre l'air à la campagne. Surtout, entre autres résonances, on fait mine d'ignorer que la place de l'Étoile est elle aussi un rond-point, au même titre que ceux qui desservent les zones commerciales des périphéries. Comme un pied de nez aux détenteurs du bon goût, prompts à moquer la laideur des carrefours giratoires et le kitsch débridé de leurs monuments, fontaines ou parterres de fleurs. À défaut de conscience de classe – encore que ! – les gilets jaunes ont au moins permis l'émergence d'une conscience de place. ■ marion rousset


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FOI DE GILETS JAUNES « Lutter contre cette pseudo-démocratie »

Alison Hubert, vingt-huit ans, professeure des écoles, habite dans la périphérie de Lille. Ne parlez pas à Alison de « l'essoufflement » du mouvement. C'est l'inverse qu'elle constate, du moins à Lille, où elle organise tous les samedis une manifestation des gilets Jaunes. Depuis vingt ans qu'elle « refaisait le monde » avec sa meilleure amie, elle attendait le moment où « la France se réveillerait » avec impatience. Mais attention, « refaire le monde », cela n'avait rien à voir avec faire de la politique, qu'elle « exècre ». Elle ne lisait pas la presse, ne regardait pas la télé. Elle n'avait jamais participé à, et encore moins organisé, la moindre marche. Tout juste s'obligeait-elle à voter « pour le moins pire » aux présidentielles. À la dernière, ce fut Hamon au premier tour – « le plus humain, le plus gentil », justifie-t-elle en plaisantant à moitié –, puis abstention au deuxième, car comment choisir « entre la peste et le choléra » ? Quand, à la mi-octobre, elle sent que ça gronde, elle décide de lancer un « événement » sur Facebook pour organiser une manifestation le 17 novembre. 1 200 Lillois seront au rendez-vous, pas mal pour une première. Les médias en parlent, le bouche-à-oreille prend, la manif grossit de semaine en semaine. « À la quatrième, on était 5 000, en convergeant avec la marche pour le climat ! » Pour elle, c'est une évidence : l'histoire du carburant, c'est « une micro-goutte ». « Dès la première manif on n'en parlait même pas. C'était clair qu'il fallait

viser plus large : lutter contre cette pseudo-démocratie. » Car « il y en a marre d'être pris pour des pantins ». Ses idées, sa révolte, tout « part du terrain, du vécu ». Comme il lui fallait vite gagner sa vie après son bac, elle est partie en contrat d'apprentissage dans une banque, où elle a découvert « un monde de requins ». Son année passée chez Cetelem à parler au téléphone à des clients surendettés et désespérés achève de la dégoûter et de l'inciter à se réorienter dans l'Éducation nationale. En ce moment – ça tombe bien – elle enseigne la Révolution française à ses élèves de CM2. Depuis peu, elle héberge son père, qui a tout perdu après avoir tenté de monter sa boîte. Que cherche-t-elle à obtenir ? Lors des réunions de gilets Jaunes, elle a rencontré les ouvriers qui effectuaient les blocages. « Leur priorité, c'est d'augmenter les salaires et de baisser les taxes. Je les comprends, mais il faut des réformes plus radicales » pour faire advenir « une vraie démocratie, où on est citoyens, pas juste électeurs ». « On ne peut pas se contenter d'avoir son mot à dire une fois tous les cinq ans. Aujourd'hui, avec les applis, on pourrait facilement voter sur un tas de sujets au moins une ou deux fois par mois ». Le référendum d'initiative citoyenne (RIC) est un « outil intéressant », mais elle veut aller plus loin. « Je voudrais carrément qu'on en finisse avec le métier de parlementaire. L'Assemblée devrait être tirée au sort. Les mandats doivent être raccourcis. La politique ne doit pas être une carrière, sinon c'est impossible d'éviter la corruption par les lobbies. » On ne peut pas dire que le mouvement a réconcilié Alison avec la politique institutionnelle. La France insoumise a annoncé un projet de loi sur le RIC ? « Ils

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peuvent dire ce qu'ils veulent, je ne les crois pas. » À la limite, François Ruffin est le plus « crédible » d'entre eux, parce qu'il « reverse une partie de son salaire à des associations » et qu'il « parle normalement, simplement ». Certains souhaitent monter un parti politique des gilets jaunes, qui pourrait se présenter aux européennes… Elle y est « plutôt opposée » : « Tant qu'on ne change pas les règles du jeu, on va se faire bouffer, on va se ridiculiser ». En attendant, elle continue d'organiser ses manifestations pacifiques à Lille. « Notre force sera le nombre. » Et si, au moment de notre entretien, la mobilisation s'était ralentie avec les fêtes, elle restait confiante : « Attendez de voir ce qui va se passer à la rentrée avec le prélèvement à la source ! »

« Il faut aider les nôtres » Guillaume Cauvet, trente-cinq ans, cuisinier, habite au Raincy. Guillaume gagne pourtant bien sa vie. Il habite au Raincy, « les Champs-Élysées du 93 », mais ces jours-ci, il passe son temps sur le blocage de Rungis, le plus grand marché agroalimentaire du monde. « On va bloquer le caviar et le saumon des riches ! », s'amuse-t-il, exalté : « On a créé de la fraternité sur le blocage. Avec les gilets jaunes, on est une famille ! » Tenant beaucoup à éviter tout dérapage et à respecter la légalité de l'opération, autorisée par la préfecture jusqu'au 26 décembre, il veille à bannir l'alcool du site. Techniquement, il s'agit de barrages filtrants : « On bloque dix minutes les ca-

mions des Français, trente minutes les camions étrangers ». Pourquoi cette différence de traitement ? Parce que « les routiers roumains font une concurrence déloyale aux routiers français » et qu'il faut sanctionner « le poulet dégueu venu d'Europe de l'Est ». Ce père de famille est là parce que « c'est pas normal ». Pas normal que même en gagnant 2 000 euros, il soit « obligé de compter à la fin du mois ». Pas normal que son père, à la retraite, soit obligé de « faire du jardin pour survivre ». Depuis le 17 novembre, il va tous les samedis manifester sur les Champs-Élysées, il « filme ce qui se passe, pour montrer les violences policières ». Difficile de cerner son profil politique, tant ses prises de position peuvent sembler contradictoires. « Apolitique », il affirme qu'il « n'y a plus de gauche, plus de droite ». Il ne s'est pas déplacé aux dernières élections, mais quand il était jeune, il votait Front national « pour faire peur ». En 2006, il avait « bloqué la raffinerie de Caen lors du mouvement contre le CPE », mais Sarkozy semble trouver grâce à ses yeux, car « il a fait des choses. C'est grâce à lui qu'on a les gilets jaunes ! », blague-t-il. Mais, plus sérieusement : « Au moins, il nous a aidés, il a défiscalisé les heures sup ». En 2012, il aurait voulu « voter DSK ». « On fait trop de social en France ». « Les chômeurs, ceux qui touchent le RSA, vivent mieux que nous, ils touchent les APL ». Il n'est « pas raciste », la preuve, il est « marié avec une Marocaine », mais « d'abord, il faut aider les nôtres ». « Les Syriens, eux, devraient rester dans leur pays et prendre les armes. » Ses revendications prioritaires ? « Un smic à 1 500 euros », « remettre l'ISF », la « démission du gouvernement » et la modification de l'article 3 de la Constitution pour

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mettre en place le RIC. « Regardez en Islande : ils ont réécrit la Constitution, ça se passe très bien pour eux. » Plus que des mesures libérales ou antisociales spécifiques, c'est avant tout le mépris de Macron qui le met hors de lui. Pour lui, le tournant a été l'affaire Benalla. « Macron a dit : venez me chercher ! C'était une grosse erreur. Et puis, quand une vieille dame à la retraite lui a dit qu'elle gagnait cinq cents euros, il lui a répondu qu'elle n'avait pas assez cotisé. Il l'a snobée. Ça m'a rendu fou. Il n'a pas à la juger. Il a donné la haine à tout le monde. Il a été élu avec 25 % des voix et il se permet de nous snober. Il nous a donné la rage. » Déterminé à poursuivre le blocage jusqu'au lendemain de Noël, il se veut optimiste : « Avec le peu qu'on a fait, on a eu cent euros de prime. Et les policiers trois cents euros. La mobilisation, ça marche ! »

« Macron nous méprise » Isabelle Picquet, trente-six ans, employée dans une compagnie d'assurances, habite à Roubaix. C'est un rattrapage à grande vitesse. De toute sa vie, Isabelle n'avait jamais manifesté. Le 17 novembre, à Lille, c'était sa première fois. Depuis, elle ne fait plus que ça : des manifs et des blocages, « Auchan, Lidl, Amazon », énumère-t-elle, pas peu fière. Étant en arrêt maladie, elle peut y consacrer ses journées. Elle est allée à Calais aussi, et à Paris. S'équiper contre les gaz lacrymogènes, communiquer avec les camarades, elle a tout

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appris sur le tas. « On n'utilise plus Facebook, c'est trop surveillé, on est sur Telegram, Discord, explique-t-elle. On n'a jamais autant donné nos numéros de téléphone. » Elle s'est fait de nouveaux amis, qu'elle présente : Sandra, vingt-quatre ans, employée de magasin et Brian, vingt-huit ans, chef d'entreprise. « On ne se quitte plus, on est une famille, on partage les mêmes valeurs : pas de casse, pas d'alcool, pas de violence. » Le carburant ? Ce n'était pas la question, c'était « le cumul de tout ». Elle sait bien que « ça a commencé avant Macron : depuis dix ou quinze ans, les lois ne sont faites que pour les plus riches ». Le président n'est que « la grosse goutte d'eau ». « La suppression de l'ISF, ça passe pas. » Son attitude non plus : « Il nous méprise, il se moque de nous ». Elle n'a jamais voté, et ce n'est pas près de changer. Sa méfiance envers tous les partis politiques reste intacte. Si elle a remarqué que « la France insoumise sont ceux qui nous soutiennent le plus », elle n'est pas disposée à les accueillir à bras ouverts. Alexandre Chantry, proche du député du Nord Adrien Quatennens, est toléré dans les cortèges parce qu'il vient « sans étiquette ». Quant aux syndicats, « ils prêtent des salles pour les AG, ils peuvent venir, mais sans carte ». Son objectif est clair : « On n'est pas contre payer des impôts et des taxes, mais il faut augmenter le smic ». Audelà, elle n'a « pas vraiment eu le temps » de discuter politique et d'affiner les revendications économiques et sociales, car la priorité n'est pas là : « Dans un premier temps, Macron s'en va ». ■ laura raim


LE DOSSIER

« LES GILETS JAUNES ONT REPLACÉ LA QUESTION SOCIALE AU CENTRE DU DÉBAT »

Selon la sociologue Isabelle Coutant, qui étudie l'évolution des classes populaires, les « gilets jaunes » offrent à la gauche l'occasion de revenir à ses fondamentaux et d'accompagner les classes populaires et les classes moyennes dans leurs revendications. regards. En 2008, vous avez publié avec trois autres sociologues La France des petits moyens, sur les habitants d'un quartier pavillonnaire. La formule « petits moyens » caractérise bien les gilets jaunes, non ? isabelle coutant.

Notre enquête portait sur la ville de Gonesse dans le Val-d'Oise, où une habitante à qui nous avions demandé de se situer socialement nous avait répondu : « On n'est pas des “petits petits”, mais des “petits moyens” ». Ce n'était pas tout à fait le même profil que les gilets jaunes, qui viennent au départ

ISABELLE COUTANT

Chargée de recherche au CNRS, Isabelle Coutant a coécrit La France des « petits moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire (éd. La Découverte, 2008), et publié Les Migrants en bas de chez soi (éd. Seuil).

d'une France moins urbaine, plus à l'écart des institutions, plus désertée par les services publics et aussi plus abstentionniste. Mais il y a aussi eu des barrages en Ile-de-France, près de lotissements avec accès à la propriété. Surtout, on retrouve chez tous des points communs en termes de métiers et de conditions de vie. Enfin, je remarque une autre similitude : le mouvement des gilets jaunes est parti des lieux de résidence et non des lieux de travail, or on avait constaté à Gonesse un début de sentiment d'appartenance à un groupe qui se construisait autour de l'habitat. regards. Est-ce que la révolte des

périphéries couvait déjà ?

coutant. Le sentiment de déclassement, les inquiétudes, les angoisses… Tout cela était très présent. Mais je ne me souviens pas avoir entendu de la colère. Cette partie de la population qui avait pu être à gauche et qui avait, pour certains, basculé vers la droite et l'extrême droite avait été très séduite

isabelle

par le discours de Nicolas Sarkozy en 2007. À l'époque, elle était très réceptive aux discours sur le travail et le mérite qui dénonçaient les assistés. Ces gens voulaient absolument se distinguer de ceux qui étaient en dessous d'eux. Dans les années 2000, le projecteur était braqué sur le bas. Aujourd'hui, bien qu'ils occupent le même endroit de l'espace social et mènent des vies un peu semblables, les gilets jaunes développent plutôt un discours de solidarité avec les pauvres et dénoncent l'inégale répartition des richesses. Dans un article, le politologue Samuel Hayat a mobilisé le concept d'économie morale pour expliquer que les révoltes surviennent à un moment où le contrat moral est rompu. Les coups de canif contre l'ordre social qui fonctionne sur un principe supposant que les plus puissants aident les plus pauvres ont suscité une indignation morale dans la population. La diffusion par les réseaux sociaux d'informations sur l'évasion fiscale et de scandales qui concernent les élites financières et industrielles,

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s'ajoutant à la suppression de l'impôt sur la fortune et à la hausse de la taxe sur le carburant, est à l'origine du choc. regards. Le mouvement a évolué en cours de route ? isabelle coutant. Le discours des gilets jaunes sur la répartition des richesses s'est construit petit à petit, il n'était pas aussi fort au début du mouvement. Il est le résultat d'une politisation qui a eu lieu sur les barrages. Un certain nombre de gens parmi ceux qui occupent les rondspoints n'avaient jamais manifesté ou jamais voté. Cela constitue un moment important de leur socialisation politique. Pour eux, il y aura un avant et un après. Probablement auront-ils dorénavant une grille de lecture de la société un peu différente. Ils ne sont pas tant que ça dans le discours de ce qui relie les petites classes moyennes aux classes populaires, mais ils se sont construits au fil des semaines en opposition à un « eux » que sont les classes dominantes. Or le « eux » construit ce « nous » qui va du petit entrepreneur à l'artisan, de l'ouvrier ou de l'ouvrière à l'infirmière et à la femme de ménage. Plutôt des gens qui travaillent, mais aussi des inactifs et des retraités. regards. On a peu entendu les gilets jaunes prendre l'immigration pour cible…

isabelle coutant.

En effet, cela faisait deux ans qu'on n'arrêtait pas de parler de la crise migratoire. Or depuis quelques semaines, bizarrement, on n'en entend presque plus parler. On a pu retrouver ce thème dans certaines des revendications du mouvement, mais ce n'était pas central. Cela va de pair avec l'absence de discours anti-assistanat, contre les aides sociales. On n'a pas assisté à la constitution de l'habituel bouc émissaire qu'est le chômeur, le bénéficiaire du RSA ou l'immigré. C'est un mouvement qui a replacé la question sociale au centre du débat.

regards. Cela invalide-t-il les analyses du géographe Christophe Guilluy ou du politologue Laurent Bouvet qui ont tendance à opposer les petits Blancs des périphéries aux immigrés de banlieue ? isabelle coutant. C'est un modèle trop simpliste au regard de la composition de l'espace urbain. Dans La France des petits moyens, on expliquait déjà qu'on ne peut pas totalement opposer le petit Blanc des pavillons et l'immigré des cités. D'abord parce que les périphéries sont investies par des immigrés ou des personnes issues de l'immigration qui connaissent de petites ascensions sociales. En outre, si une partie de la population est captive des cités, beaucoup de gens circulent d'un espace à un autre. Chez

« Les petites classes moyennes et les classes populaires ont besoin d'être accompagnées pour se penser comme un groupe avec des intérêts opposés à ceux de la classe dominante qui, elle, a conscience de ses intérêts. »

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les nouvelles générations arrivées dans le pavillonnaire, les hommes gardent le lien en emmenant leurs enfants jouer au foot le week-end dans la cité où le reste de la famille continue d'habiter. Ce ne sont pas des mondes complètement séparés. Après, le sentiment d'insécurité culturelle que Christophe Guilluy et Laurent Bouvet attribuent à la France périphérique n'est pas du tout au cœur du mouvement des gilets jaunes. Et à Gonesse, on s'était aperçu que le rejet de voisins immigrés ne s'apparentait pas forcément à de la xénophobie. Il relevait surtout de problèmes de cohabitation, de nuisances sonores, de différences de styles de vie liées à des moments différents dans le cycle de vie… regards. Comment expliquez-vous que les femmes, qui représentent 45  % des gilets jaunes, soient si actives dans le mouvement ? isabelle coutant. Dans les mouvements liés aux conditions de vie et à la survie au quotidien, les femmes ont toujours été très représentées. Les questions de logement et de nourriture renvoient aux fins de mois qu'il faut boucler. Mais le fait qu'il y ait autant de femmes gilets jaunes a peut-être contribué à renforcer la dimension sociale des revendications. On croyait cette question disparue, ensevelie sous la question raciale ou urbaine, mais on a vu qu'elle était encore bien présente.

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regards. Tandis que le think tank Terra Nova appelait en 2011 le Parti socialiste à s'adresser aux minorités, habitants des grands ensembles urbains, la Gauche populaire voulait reconquérir l'électorat ouvrier des périphéries plus lointaines. Le PS n'estil pas tombé dans le piège des oppositions ? isabelle coutant. On ne peut pas nier l'éclatement entre les employés et les ouvriers, les qualifiés et les non qualifiés, les hommes et les femmes, les précaires et les non précaires. Mais ces populations ont plus de choses en commun que de différences. Les couples au sein desquels la femme est employée et l'homme ouvrier – très répandus dans la société française – montrent que ce ne sont pas des mondes séparés. Et c'est particulièrement visible quand on met les classes populaires et les classes moyennes en face de groupes sociaux plus favorisés. Ce travail sur les similitudes, la gauche peine à le mener. Ce n'est pas facile, mais les gilets jaunes lui offrent cette possibilité : ils ont montré qu'on n'est pas seulement une « société des individus ». Des groupes avec des intérêts divergents continuent de structurer l'espace social. C'est le rôle de la gauche de mettre au cœur de ses préoccupations la question des conditions de vie, de penser les conflits d'intérêts, de s'intéresser à ce que vivent les gens les moins favorisés au quotidien. Au fond, il s'agit juste d'adapter un mode de

pensée classique aux évolutions de la société : la question du travail, par exemple, est moins centrale aujourd'hui dans les rapports de classe. La gauche pourrait aussi aider à se renforcer cette catégorie dominée qui réunit les petites classes moyennes et les classes populaires. Lesquelles ont besoin d'être accompagnées pour se penser comme un groupe avec des intérêts opposés à ceux de la classe dominante qui, elle, a conscience de ses intérêts. regards. Reste une difficulté : le côté hétéroclite de cette classe sociale en train de se constituer… isabelle coutant. Je ne sais pas si on peut aller jusqu'à parler de classe sociale pour l'ensemble du groupe en l'occurrence, je parlerais plutôt d'une alliance entre petites classes moyennes et classes populaires. Mais ce côté hétéroclite dans les mobilisations et à l'intérieur des groupes et des classes est récurrent. On a tendance après coup à avoir une lecture très homogène des mobilisations, mais ce n'est pas nécessairement le cas. La classe ouvrière, par exemple, n'a jamais été aussi homogène que ce qu'on imagine aujourd'hui a posteriori. Le rôle des syndicats et des partis, c'est justement de travailler à la construction du groupe, en élaborant des revendications collectives et en dégageant de l'intérêt commun. ■ propos recueillis par marion rousset


LE DOSSIER

GRÈVE GÉNÉRALE : L’OCCASION MANQUÉE ? Face à la mobilisation spontanée des « g ilets jaunes », les syndicats sont passés de leur défiance initiale à des tentatives de rapprochement restées incomplètes. Ils ont surtout pris la mesure de leur perte d'influence. L'émergence des « gilets jaunes » a pris de court aussi bien le gouvernement et ses alliés que l'ensemble du camp progressiste. Du côté des syndicats, la première réaction a été la méfiance. Et pour cause, le contexte ne semblait pas propice à l'action syndicale... Si les demandes de justice sociale et fiscale ainsi que le profil majoritairement populaire de ce mouvement rappellent la base historique du champ syndical, la mobilisation s'est déroulée en dehors du monde de l'entreprise et a vu se tenir côte à côte des petits patrons et leurs employés, le tout avec une infiltration – relative mais certaine – de l'extrême droite. Quoi qu'il en soit, ce mouvement interroge les syndicats sur le rôle qu'ils doivent jouer tandis que la construction d'une grève générale aurait sans doute permis une union de ces deux acteurs, tout en donnant une forte impulsion au mouvement... UNE RENCONTRE D'UN GENRE NOUVEAU

Des hommes et des femmes en jaune fluo investissent les ronds-points du pays. Ils ne présentent pas une couleur politique claire, mais portent des revendications défendues de longue date par les syndicats. Ces derniers, déboussolés, ont répondu par la méfiance avant de tenter pas à pas un rapprochement. Fin octobre, des citoyens parfois proches de l'extrême droite appellent à manifester le 17 novembre 2018. L'Union syndicale Solidaires publie un communiqué dénonçant une « manipulation » de l'extrême droite tandis que Philippe Martinez intervient à France Inter pour trancher : « Il est impossible d'imaginer la CGT défiler à côté du Front national ». Avec plus de 280 000 personnes sur 2 000 blocages et une très forte mobilisation à la Réunion, la première journée

des gilets jaunes finit de convaincre les poli- tiques de gauche. L'ampleur du phénomène parvient alors à modifier – timidement ! – la ligne des organisations syndicales. En effet, la CGT et Solidaires ont fini par appeler à la mobilisation, mais sans cibler les gilets jaunes. Elles reconnaissent la légitimité des revendications sociales et progressistes, tout en se limitant à inviter le mouvement à venir à leur rencontre plutôt qu'à tenter d'y aller ellesmêmes. Finalement, ce ne sont pas les gilets jaunes qui débarquent chez les syndicats, mais l'inverse. La CGT Chimie, Sud Industrie et FO Trans- port décident de soutenir officiellement le mouvement. C'est le second acte, le samedi 24 novembre, qui va sonner pour les syndicats comme la confirmation d'une compatibilité avec leurs revendications et modes d'action. Au niveau local, les syndicalistes apportent parfois un soutien matériel et logis- tique. Une tribune de « syndicalistes contre la vie chère » est publiée sur Mediapart où une soixantaine d'entre eux affirme qu'il « est possible de s'engager collectivement dans cette bataille » tout en rappelant qu'« aucune agression, aucune violence raciste, sexiste ou homophobe n'est tolérable, quelle qu'elle soit et d'où qu'elle vienne ». Les organisations sentent l'infléchissement et se montrent plus ouvertes au mouvement. Le 1er décembre, journée traditionnelle de mobilisation des sans-emploi, orchestre le rapprochement de ces deux pans de la mobilisation. Dans son communiqué du 27 novembre, Solidaires invite à faire de cette journée la rencontre de différents mouvements et modes d'actions : le Collectif Rosa Parks, chômeuses et chômeurs, grèves dans les lieux de travail et mobilisation gilets jaunes pour « des camarades et certains syndicats de Solidaires ». De même, la CGT profite de cette date habituelle pour renforcer

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Le contexte, largement défavorable au syndicalisme de lutte, semble susciter une perte de confiance en soi des organisations syndicales qui pourrait expliquer, en partie, leurs hésitations et leur timidité.

l'appel des gilets jaunes sans les nommer, afin « que tous les citoyens, salariés actifs et retraités » se joignent aux manifestations du 1er décembre, conclut-elle. Avec la journée du 8 décembre, ces deux « actes » des gilets jaunes forment l'apogée de la mobilisation aussi bien à Paris qu'en région. DES RAPPROCHEMENTS MAIS PAS DE JONCTION

La fracture du syndicalisme français autour des gilets jaunes n'a pas tardé à apparaître. Les syndicats réformistes ont pris de franches distances dès le début du mouvement. Le 13 décembre, à la suite d'une réunion nationale de ses organisations, le bureau national de Solidaires publie une déclaration appelant à une journée de grève interprofessionnelle le 14 décembre et à participer à la manifestation des gilets jaunes du 15 décembre. Cet appel confirme l'orientation prise par le syndicat et le place décidément du côté des soutiens au mouvement. Dans ce contexte, la CGT reste indécise. La signature par la CGT d'un communiqué regroupant les principaux

syndicats – à l'exception de Solidaires – illustre les hésitations de la Confédération. Alors qu'en interne la CGT prônait le rapprochement avec le mouvement, ce communiqué du 6 décembre appelle à « engager le dialogue » et la « négociation » avec le gouvernement le tout en condamnant « toutes formes de violence dans l'expression des revendications ». Les réactions ne se font pas attendre. La fédération Chimie parle d'un « coup de poignard dans le dos » tandis que la CGT Haute-Garonne « dénonce » le communiqué comme un « désaveu » des luttes en cours. Si le bureau confédéral tente de rassurer sa base en publiant un communiqué unilatéral, quelques heures plus tard, pour dénoncer les violences du gouvernement et refuser l'invitation de la ministre Pénicaud, le mal est fait. L'incident illustre les hésitations et la perte de repère de la CGT dans le mouvement. Localement, des syndicalistes viennent aux manifestations du samedi ou aux blocages de la semaine, mais la réciproque n'est pas vraie. L'appel syndical à manifester le 14 décembre ne débordera pas du milieu syndical, avec quelques milliers de manifestants présents à Paris. SITUATION DE FAIBLESSE

2018 n'aura pas connu de grève générale. Ce fait amène à réfléchir au rôle et au pouvoir des syndicats. Bien que l'incantation de la « grève générale » ne soit pas suffisante, un appel clair à une grève interprofessionnelle semble avoir fait cruellement défaut... Avec 11 % d'adhérents, le syndicalisme français se caractérise par un taux d'adhérents bien plus faible que d'autres pays européens. En dehors des différents outils de mesure, les syndicats n'ont pas obtenu de victoire décisive au niveau national ou dans des secteurs d'ampleur depuis la défaite face à la réforme des retraites en 2010. À cela s'ajoutent les réformes du droit du travail et de la représentation qui complexifient davantage l'action syndicale. Ce contexte, largement défavorable au syndicalisme de lutte, semble susciter une perte de confiance en soi des organisations syndicales. C'est cette perte de confiance qui pourrait expliquer, en partie, leurs hésitations et leur timidité. Jean-Louis Peyren, secrétaire général CGT de

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Sisteron Mourenx, condamne, dans une lettre à la CGT, ces hésitations comme un facteur de plus d'isolement des syndicats. Dans sa réponse au communiqué du 6 décembre, il conclut : « Doit-on, de fait, s'étonner d'être dépassé par le départ de la révolte du 17 novembre sans nous ? Eh bien non, aujourd'hui, la CGT paie toutes ces années de réflexions “Y aller ou pas ?” “Sommes-nous prêts ?” ». Tout d'abord, la construction d'une mobilisation générale nécessite la mise en route de l'ensemble de la structure d'un syndicat. La CGT connaît plus de 130 organisations tandis que Solidaires est une union syndicale reposant sur le consensus et le droit de veto de chacun des syndicats qui la compose. Cette structuration rend les structures nationales dépendantes des tendances de leurs différents syndicats. Ainsi, le syndicat Solidaires Finances publiques a dénoncé les attaques et blocages de centres d'impôts par les gilets jaunes. Selon ce syndicat, 134 centres dans 55 départements ont été visés à la fin novembre, de quoi expliquer en partie la lenteur du ralliement de l'Union syndicale au mouvement. Le débat interne et la convergence des intérêts de chaque secteur est à prendre en compte. ABSENCE D'IMPULSION

Durant le mouvement, des syndicalistes de différents secteurs et régions ont essayé de mettre en adéquation la machine syndicale aux gilets jaunes à travers des plateformes revendicatives, comme dans la Haute-Loire, ou par des appels à la grève, comme à la CGT Services publics qui appelle à soutenir la lutte des « gilets jaunes, gilets rouges, sans gilets ». Toutefois, ces initiatives locales ne peuvent remplacer le travail de mobilisation à l'intérieur des entreprises pour construire la grève. Ce travail peut se faire à l'initiative de la base, mais il demande une impulsion nationale. Le « bouton » grève générale n'existe pas, bien sûr. Mais une grève interprofessionnelle ne peut venir des seuls appels de la base et ce alors même que le patron de la CGT déclarait, dans La Midinale de Regards du 30 novembre : « Notre responsabilité, c'est de mettre tout le monde en grève ». S'installe un jeu de miroirs dans lequel la base et le national attendent de l'autre un signe, une

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impulsion. Des signes de fédérations ou de syndicats locaux ont été lancés, mais étaient-ils suffisants ? Apparemment non, à en croire les doutes des structures nationales. Pourtant, une impulsion du national aurait pu aider à étendre la mobilisation aux secteurs encore dubitatifs. À Solidaires, l'impulsion s'est faite par la déclaration du 13 décembre appelant à la grève interprofessionnelle pour le lendemain. Dès la fin novembre, l'Union syndicale invitait ses collègues à une réunion intersyndicale dans le but d'envisager une mobilisation générale. Toutefois, Solidaires, syndicat minoritaire et présent essentiellement dans le public, ne peut convoquer à lui seul une grève générale. Du côté de la CGT, les oscillations du bureau confédéral n'ont pas permis de donner une impulsion suffisamment claire et forte pour passer des initiatives locales à la mobilisation générale. C'est ce que pointent des cégétistes dans leur appel du 13 décembre qui affirme que la CGT « est à une croisée de chemins ou bien [elle] tourne le dos à ce mouvement et la majorité de travailleurs qui le compose (...) ou bien nous cherchons à converger », avant de conclure : « À l'image de certaines de nos structures CGT, nous devons investir la mobilisation en cours et chercher des convergences, pas seulement dans le discours mais en l'organisant réellement ». Les organisations comme Solidaires et la CGT – dont le secrétaire général appelle à « remettre le couvert » dès la rentrée 2019 – n'ont apparemment pas dit leur dernier mot. Mais leur relative absence du mouvement pourrait être un frein important. Quelle que soit la suite du mouvement en jaune fluo – reprise de la mobilisation, participation aux élections, etc. –, ce dernier a recomposé en partie le champ des luttes. En outre, il a mis en lumière les difficultés de longue date des organisations syndicales. Pour les syndicats, l'enjeu est de définir leur rôle face à des mouvements sociaux d'un genre nouveau, mais aussi et surtout de parvenir à toucher voire à organiser ces catégories de travailleurs qui ont pris d'assaut les rondspoints, sortant ainsi du silence et, momentanément du moins, de l'isolement. ■ arthur brault-moreau


GILETS JAUNES ET TRAVAIL : UN DÉFI À LA GAUCHE FRANÇAISE Quantité critique, collectif de chercheurs, a mené une enquête de terrain sur les gilets jaunes. Ses auteurs en livrent les enseignements sur un aspect essentiel de la mobilisation : le rapport au travail. La mobilisation qui est née en France le 17 novembre 2018 est unique par bien des aspects, et d'abord par les personnes qui se sont mobilisées. L'enquête réalisée par questionnaire sur Facebook nous donne quelques indications sur les classes sociales qui se sont mobilisées. Les classes populaires, ouvrières et salariées, représentent 63,19 % des actifs de l'échantillon, tandis que les chômeurs comptent pour 17,3 %. Les répondants vivent principalement dans des zones rurales et périurbaines.

L'enquête de Quantité critique a recueilli et analysé 526 questionnaires diffusés sur les groupes Facebook de gilets jaunes. Elle s'appuie également sur plusieurs entretiens qui ont été réalisés dans plusieurs départements de France, sur les ronds-points.

Cette présence importante des classes populaires, qui ont souvent du mal à boucler leurs fins de mois (problème que plus de 89 % des répondants rencontrent parfois ou tous les mois) n'est pas inédite dans une mobilisation sociale. Leurs positionnements politiques et syndicaux le sont davantage. 70 % des répondants à notre questionnaire refusent de se positionner à droite ou à gauche. Du point de vue de leur vote en 2017, les résultats de notre enquête concordent avec les sondages réalisés. Il existe une tripartition du mouvement entre les électeurs de la gauche radicale, les abstentionnistes et les électeurs d'extrême droite. Cette polarité interne au mouvement a largement été mise en scène par les médias. DÉVALORISATION DU TRAVAIL

À l'inverse, le rapport au syndicalisme a été moins commenté. Ce mouvement pose pourtant des questions cruciales aux modes de négociation salariale dans notre

pays. Dans notre enquête, seuls 7 % des gilets jaunes disent être membres d'un syndicat. Si ce chiffre n'impressionne pas au regard du taux d'adhésion à ces structures dans l'ensemble de la société, il interroge vu l'importance prise par les revendications salariales dans la mobilisation. L'absence de reconnaissance dans le travail est un trait commun à la plupart des gilets jaunes : plus de 70 % des répondants se disent peu ou pas reconnus pour leurs efforts. Cependant, ce sentiment de dévalorisation ne coïncide pas avec une aversion particulière envers leur patron : pour la plupart, ils estiment ne pas pouvoir lui demander directement une augmentation, quand certains le considèrent même comme un allié dans leur lutte. C'est l'une des grandes énigmes d'un mouvement qui ne se laisse pas penser de manière simple. Il s'agit ici d'une tentative de ré-encastrement de l'économie, qui répond à trente ans de néolibéralisme ayant produit comme un effet boome-

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rang. La déstructuration de la négociation collective par les différentes « lois Travail » a progressivement rendu très difficile l'amélioration des conditions de travail par l'action organisée au niveau des entreprises et des branches. Le mouvement des gilets jaunes peut alors se comprendre comme une réaction à la destruction minutieuse des cadres de la négociation collective. Le rapport des gilets jaunes aux syndicats en témoigne bien : ils sont bien souvent méfiants vis-à-vis d'eux, ou indifférents car ceux-ci sont absents de leurs lieux de travail (principalement les PME). UNE DYNAMIQUE PÉRENNE

Pour la plupart dans l'impossibilité de faire grève, les gilets jaunes ont alors contourné l'entreprise pour revendiquer une intervention directe de l'État sur de nombreux sujets – mais peut-être surtout sur la question salariale. De ce point de vue, Emmanuel Macron a bien compris ce qui organise la dynamique du mouvement puisqu'il a tenté, dans son allocution télévisée, de maquiller une hausse de la prime d'activité en hausse du smic. Tout en signalant qu'il avait saisi l'importance de la valorisation du travail, il s'est engouffré dans les ambiguïtés des mots d'ordre sur le « pouvoir d'achat », accélérant la mise en œuvre de son programme axé sur la désocialisation des bas salaires. Au vu du faible enthousiasme que ses propositions ont suscité, il n'est

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pas sûr que celles-ci mettent fin à ce mouvement. À ce titre, l'enquête révèle la détermination totale des gilets jaunes à poursuivre la mobilisation, jusqu'à l'été pour certains. Cette détermination entre en contradiction avec le discours médiatique de l'essoufflement. Si l'on peut constater un essoufflement de la vitrine parisienne – et des manifestations sur les Champs-Élysées – qui n'intéresse d'ailleurs plus les gilets jaunes, il y a en revanche une très forte intention, dans les entretiens que nous avons réalisés, de se recentrer sur le local. Les personnes présentes sur les ronds-points ne se démobilisent pas. Le défi que posent les gilets jaunes à la gauche française est donc immense. Il s'agit, ni plus ni moins, de changer le logiciel de la lutte, et de ne plus penser la lutte syndicale dans les entreprises, d'un côté, et la lutte politique pour le pouvoir d'État, de l'autre. Ce nouveau mode d'interpellation directe de l'État, sans passer par le patron, est un facteur à prendre en compte. Il a probablement de nombreuses limites, mais possède l'avantage d'avoir profondément déstabilisé le gouvernement actuel. ■ zakaria bendali, antoine de cabanes, gauthier delozière, paul elek, maxime gaborit, membres du collectif quantité critique

Il s'agit, ni plus ni moins, de changer le logiciel de la lutte, et de ne plus penser la lutte syndicale dans les entreprises, d'un côté, et la lutte politique pour le pouvoir d'État, de l'autre.


LE DOSSIER

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5 883 € C’est le coût moyen que les Français consacrent à l’automobile. Les dépenses automobiles représentent en moyenne 15 % du budget des ménages.

850 € Il y a un million de travailleurs pauvres en France, qui vivent avec moins de 850 euros par mois.

39 %

Les femmes sont les grandes perdantes tous tableurs Excel confondus. Alors qu’elles représentent désormais plus de la moitié des retraités (près de 52 %), les femmes touchent une pension 39 % inférieure à celle des hommes.

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ÉVOLUTION DE LA PART DU COUT DU LOGEMENT DANS LES DÉPENSES En % du revenu disponible brut

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ÉVOLUTION DU COUT DE LA VIE

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La part des dépenses contraintes a connu une forte augmentation ces6 dernières années avec la hausse du coût 1 00 10 20 20 20 du logement principalement. Selon l’INSEE, ces dépenses sont passées de 12,6 % du budget des ménages 0 16 10 au début des années 1960200à près de 30 % aujourd'hui, voire 50 % pour les foyers les plus modestes. 20 20

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II- LE MOMENT POPULISTE ?

UN PEUPLE FRAGMENTÉ

Le mouvement des gilets jaunes a dessiné une carte des mobilisations hors des métropoles et des banlieues. Il a révélé une grande hétérogénéité de vies et de projets au sein même des catégories populaires. La gauche doit le voir. Le mouvement des gilets jaunes est une des premières manifestations de l'après « mouvement ouvrier », qui a structuré tout le XXe siècle. Inédite dans ses formes, cette révolte n'est partie de nulle organisation et ses revendications elles-mêmes se sont élaborées chemin faisant. LA COLÈRE D'ÊTRE PRIS AU PIÈGE

Ce mouvement a lancé dans le grand bain des hommes et des femmes souvent loin des urnes, généralement loin des luttes. De nouveaux visages sont apparus ; de nouvelles vies ont été écoutées. Ce mouvement dessine-t-il le peuple d'aujourd'hui ? Après le mineur des années 50, l'ouvrier métallurgiste des années 70, le gilet jaune est-il la figure emblématique du peuple contemporain ? Assurément, il en a des contours universels, reconnaissables par tous. Sur les ronds-points, comme hier sur les places de Madrid, d'Athènes, du Caire ou de Tunis, de New York ou dans les rues de Sao Paulo, les réseaux sociaux ont remplacé les organisations et les journaux. Désormais, tout le monde exprime son avis avec ses propres mots. Chacun peut lancer une pétition, organiser un événement, donner rendez-vous. Ici comme ailleurs, les acteurs ont pris la parole en parlant en leur nom propre. Ils ont argumenté, prouvé leur ténacité face aux ministres. Ils ont engrangé un soutien solide auprès de la population. Mais en même temps qu'il offrait enfin un espace de luttes et d'expressions à de nouvelles couches populaires, le mouvement révélait l'extrême fragmentation de ce peuple. Durant ces mois de novembre et décembre, quelques groupes ont rallié le mouvement. Mais ils restèrent peu nombreux. Le mouvement ne s'est pas étendu géographiquement, ni généralisé socialement. Il est demeuré un mouvement des anciens territoires d'industrie, puissant dans « la diagonale du

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vide », cette France qui a vu fermer les petites usines, les services publics, les gares… Sur les ronds-points ont convergé les « moyens-petits », anciens ouvriers, petits commerçants, employés, retraités… Le plus souvent, les gilets jaunes hurlent leur colère d'être comme pris au piège, loin de la grande ville, dans une maison avec jardin qu'ils ont achetée comme une protection face aux incertitudes et à l'avenir. Elle s'est avérée un gouffre à chauffer et une contrainte pour tout le quotidien qui impose la voiture… Les gilets jaunes ont souvent partagé le rêve du « tous propriétaire », de la maison à 100 000 euros, promise à tous depuis Borlo et Sarko. C'est une promesse politique qui explose en plein vol, celle des solutions individuelles face à la précarité et à la retraite. Cette révolte est pleine de cette arnaque qui « vendait le calme loin des cités » et qui est, en fait, une relégation. LA GAUCHE AU PIED DU MUR

En s'enclenchant sur une taxe pour l'essence, les gilets jaunes se sont mobilisés sur une question devenue cardinale pour tous, celle de la mobilité. En parlant des fins de mois impossibles, ils expriment une réalité généralisée face à la montée des dépenses contraintes (chauffage, transports, assurances, téléphone, accès à Internet, cantine, etc.). Pour l'essentiel, les mots, les revendications sont compris de tous, des salariés des métropoles, des habitants des cités HLM. Mais une communauté de problèmes ne suffit pas à faire une communauté de destin, ni une unité politique. La nouveauté du mouvement des gilets jaunes est de faire entendre une partie silencieuse du peuple. Mais cette partie du peuple n'est pas davantage le peuple tout entier que ne le sont les cheminots avec leurs traditions syndicales, leurs expériences de luttes et leurs statuts gagnés. Les gilets jaunes ne sont pas plus LE peuple


LE DOSSIER

Exposition à découvrir aux Archives départementales du Val-de-Marne À partir du 14 janvier 2019 10, rue des Archives à Créteil

Les mots, les revendications sont compris de tous. Mais une communauté de problèmes ne suffit pas à faire une communauté de destin, ni une unité politique. offense à ceux qui n'ont pas cette vie-là. L'occulter, c'est tout simplement ne pas se mettre en situation de porter un projet qui rassemble et qui, pour cela, se doit d'être global et multiple. Le jaune fait désormais partie de notre spectre de couleurs. Mais ce n'est pas la seule. ■ catherine tricot

Conseil départemental du Val-de-Marne - Direction de la communication/studio graphique - Conception : collectif Au fond à gauche - Décembre 2018.

que les habitants des grands ensembles, qui savent parfaitement ce que racisme veut dire et qui – bien que proche des centres urbains – vivent la relégation et les services publics dégradés. La gauche sociale et politique se trouve au pied du mur. Après l'effacement des organisations et des références du XXe siècle, à commencer par le socialisme et le communisme, l'atonie des syndicats, les gauches sont tenues de repenser leur projet pour un pays et pour le peuple d'aujourd'hui. Les gilets jaunes en général et Éric Drouet en particulier, ne sont pas le tout du peuple. Celui-ci est une mosaïque de vies, de réalités, de représentations de l'avenir et de sa place dans la société. Ce mouvement enrichit notre compréhension de cette diversité : le peuple n'est pas divers seulement par ses statuts et ses niveaux de revenus, il l'est par ses modes de vie qui s'inscrivent dans des territoires, des stratégies de logement, d'éducation… Le nier, c'est aussi faire


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« CETTE RÉVOLTE CONFIRME L'EXISTENCE D'UN “MOMENT POPULISTE” EN FRANCE » Pour Christophe Ventura, le mouvement des gilets jaunes valide, au moins en partie, la théorie du populisme formulée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. regards.

Le mouvement des gilets jaunes a été associé au « populisme ». Mais de quel populisme parle-t-on aujourd'hui ? christophe ventura.

Le terme a été tellement caricaturé qu'il n'est pas inutile de rappeler que le populisme dont je parle – celui théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe – est une théorie du politique : comment se (re)construit le politique dans une société à partir d'une crise de la politique (ses institutions, son système de partis) et de l'existence d'une hétérogénéité de demandes démocratiques et sociales non prises en charge par le système représentatif et l'État ? C'est une théorie qui identifie en premier lieu un moment de crise démocratique – une « situation po-

CHRISTOPHE VENTURA Chercheur en relations internationales et rédacteur en chef du site Mémoire des luttes

puliste » – pour ensuite élaborer une stratégie de reconstruction du politique, qui passe par la définition d'une nouvelle frontière conflictuelle entre un « eux » et un « nous ». Cela peut aboutir à différentes expériences, qui vont du péronisme argentin au chavisme vénézuélien. En Europe, on observe aussi bien des formes réactionnaires comme le FPÖ en Autriche que des poussées de gauche : Podemos en Espagne, France insoumise en France, Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. regards.

Dans quelle mesure la séquence des gilets Jaunes valide-t-elle la grille d'analyse populiste ? christophe ventura.

La révolte des gilets jaunes, qui révèle une quasi-crise de régime, confirme l'existence d'un « moment populiste » en France : elle est l'expression d'une forte revendication démocratique : « On existe, on veut être entendu, et on veut décider directement de notre avenir », nous disent-ils en substance. Auto-organisé, ce mouvement exprime une charge

destituante contre un État qui ne protège plus. Ses demandes sont construites à partir de questions du quotidien liées aux transformations du capitalisme contemporain, et non pas prédéterminées idéologiquement dans un clivage droite / gauche. Elles s'articulent progressivement dans un discours qui va devenir en soi un sujet politique. Reste à voir où penchera ce discours – à droite ou à gauche ? –, et s'il débouchera sur un mouvement ou une organisation pérenne. regards.

Quand ce moment populiste a-t-il commencé en France ?

christophe ventura. Je dirais que trois phrases l'ont préparé. La première se situe dans l'après 1995. Depuis cette victoire du mouvement social, les différents partis au pouvoir n'ont cessé de mépriser et d'humilier les syndicats, qui n'ont par ailleurs pas été en mesure de répondre aux évolutions du capitalisme, ce qui a contribué à les éloigner de la population, notamment du salariat non syndiqué, dont sont aujourd'hui issus nombre de gilets

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II- LE MOMENT POPULISTE ?

LE DOSSIER


II- LE MOMENT POPULISTE ?

« Auto-organisé, ce mouvement exprime une charge destituante contre un État qui ne protège plus. Ses demandes ne sont pas prédéterminées idéologiquement dans un clivage droite / gauche. » jaunes. La deuxième étape remonte aux années 2000, avec les vagues altermondialistes, qui constituaient déjà des formes atypiques de mobilisation, portées par des mouvements comme Attac, qui émergent dans le ventre mou de la décomposition lente de la gauche politique. Depuis le début des années 2010, on est rentré dans une troisième phase caractérisée par l'éclatement de la crise de la mondialisation et ses conséquences économiques et sociales.

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regards. Quelles sont les manifestations de cette troisième phase ? ventura. En résulte aujourd'hui une large remise en cause de la démocratie représentative et libérale, qui n'apporte pas de solutions aux problèmes concrets de la population. En France, cette dernière période s'est accompagnée de l'écrasement de tous les mouvements sociaux (réforme des retraites en 2010, loi Travail en 2016) et de la pratique de la supercherie par le pouvoir politique (« mon ennemie la finance », en 2012 avec François Hollande). Nous voici désormais dans une période où l'élection de Macron, le poids du Rassemblement national, le succès de la France insoumise, la sourde puissance de l'abstention populaire et la révolte des gilets jaunes signalent la radicalisation de ce « moment populiste ».

christophe

regards. Pourquoi le prisme de la lutte des classes ne suffirait-il pas pour comprendre la mobilisation spontanée actuelle ? christophe ventura.

La grille de lecture populiste ne nie pas la lutte des classes ! Simplement, elle précise que la position dans l'appareil de production et dans l'organisation sociale ne définit pas mécaniquement une conscience politique. Les affects, les trajectoires personnelles, l'intégration – ou la déception – des promesses républicaines (l'égalité, le mérite) jouent aussi. La straté-

gie populiste cherche à articuler les conflits de classe et les autres types de conflits sociaux et sociétaux, sans hiérarchie rigide. Surtout, elle ne part pas du principe qu'un groupe social prédéterminé – la classe ouvrière – constitue l'acteur principal de l'émancipation. Les gilets jaunes comptent parmi eux des cadres, des petits patrons et des indépendants, même si la majorité font partie du salariat. Ce qui les lie tous au départ ? Ils n'ont pas accès à la mobilité du capitalisme international qui permet d'échapper à l'impôt. Ils sont ceux qui paient et qui considèrent ne plus rien avoir en face. Ce mouvement populaire rallie des gens qui peuvent avoir, du strict point de vue économique et social, des intérêts contradictoires. Pourtant, il a fédéré à partir d'une demande particulière (le rejet des taxes sur le carburant) tous ces gens jusqu'à leur donner une nouvelle dimension collective, revendicative et démocratique élargie. regards.

Quelle stratégie découle de cette analyse ?

christophe ventura. L'enjeu d'une stratégie populiste de gauche est d'emmener ce mouvement le plus possible vers la gauche. Il ne s'agit évidemment pas de penser un décalque du péronisme ou du chavisme. Dans les sociétés oligarchiques d'Amérique latine, l'hyperconcentration des richesses a abouti à l'existence de secteurs immenses de pauvres qui donnent une dimen-


LE DOSSIER

sion radicale au peuple. En France, on assiste plutôt au déclassement des classes moyennes, dont la surface dans la société reste centrale, bien plus qu'en Amérique latine. Dans notre contexte, la théorie populiste apporte une boîte à outils pour construire une force politique qui épouse le moment et lui donne une perspective progressiste. C'est ce que Jean-Luc Mélenchon a commencé à faire : créer un mouvement qui ne soit pas strictement un parti, qui articule le temps électoral avec un programme, qui forme des cadres politiques et techniques et qui favorise les mouvements sociaux en leur offrant un instrument de mobilisation et d'intervention dans le champ politique. regards. Mais de nombreux gilets jaunes rejettent l'idée d'un leader et se méfient de Mélenchon, souvent décrit comme un millionnaire, un politicard, lui aussi déconnecté du peuple… christophe ventura. D'abord,

l'idée que le populisme de gauche serait forcément centré autour du leader charismatique, du caudillo, est un faux procès. Certes, le leader est un principe fédérateur, mais comme peut l'être un discours ou une lutte particulière. Toutefois, le leader devient à mon sens techniquement nécessaire – peut-être un mal nécessaire – à partir du moment où un mouvement entre dans le champ de la lutte pour le pouvoir d'État, ce qui n'est pas encore le cas des gilets

jaunes. La figure du leader est toujours plus forte – et potentiellement dangereuse – dans des configurations de désinstitutionnalisation très avancées. C'est une question épineuse, mais incontournable pour tous les mouvements d'émancipation. regards. On n'est pas encore à ce moment de désinstitutionnalisation, en France… christophe ventura.

Non. Et s'il faut reconnaître que le surgissement des gilets jaunes montre que la théorie « fédérer le peuple » et l'intuition sur le moment populiste de la France insoumise étaient visionnaires, celleci n'est pas le réceptacle ni l'instrument naturel par lequel les gilets jaunes s'expriment aujourd'hui. Il est probable que, pour eux, JeanLuc Mélenchon représente encore le monde de la politique professionnalisée. Il faudra cependant observer les prochaines évolutions, car nombre de militants de la France insoumise s'impliquent auprès des gilets jaunes, dont les revendications résonnent significativement avec son programme.

« La grille de lecture populiste ne nie pas la lutte des classes ! Elle précise que la position dans l'appareil de production et dans l'organisation sociale ne définit pas mécaniquement une conscience politique. »

regards. Certains gilets jaunes ont un discours hostile envers les « assistés » et les immigrés. Peuton craindre que la stratégie populiste s'avère complaisante envers ce genre de ressentiment ? Certains ont interprété ainsi le refus de Mélenchon de signer le manifeste pour l'accueil des migrants publié notamment par Regards…

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ventura. Contrairement à ce qu'affirme par exemple Éric Fassin, je ne me résous pas à l'idée que tous les électeurs d'extrême droite seraient perdus pour la gauche. Cela revient à les essentialiser, comme s'ils étaient racistes par naissance. Des parties de cet électorat peuvent être en phase avec nous, en colère sur la question sociale, sur la dégradation des services publics, de la souveraineté politique. À partir de là, nous devons les convaincre que l'immigré n'est pas la cause de leur malheur. Mais défendre l'ouverture absolue des frontières sur la base de valeurs ne peut pas mobiliser les classes populaires, dont les conditions de vie se dégradent. Elles pensent qu'on leur prend le peu qu'elles ont, soit pour nourrir ceux d'en haut – contre qui on ne peut rien faire –, soit pour le donner à ceux d'en dessous, qui ont droit aux maigres systèmes d'allocation existants. Sur ces derniers, on peut taper. C'est un mécanisme infernal. C'est celui qui est à la racine du trumpisme.

christophe

regards.

Comment empêcher les classes populaires de glisser vers cette offre politique là ?

christophe ventura.

Il faut leur faire la démonstration qu'elles ont tort. Le racisme a toujours existé dans les classes ouvrières, mais il y a des moments où la gauche a été capable de le comprimer, pas seulement parce qu'elle tenait un discours sur la tolérance, mais parce

qu'elle était capable de proposer un accompagnement idéologique, un travail de terrain quotidien, d'imposer des politiques publiques différentes – en matière de logement, d'emploi, de transport, d'éducation, de distribution des ressources disponibles, etc. – qui modifiaient objectivement les conditions des rapports entre l'autochtone et l'arrivant. Roger Martelli a raison de dire que l'identité n'est jamais le bon registre pour la gauche, mais j'ajouterais que celui des seules valeurs non plus. Nous avons évidemment besoin des valeurs de gauche, mais ce n'est pas comme ça que l'on convainc les gens. regards. Roger Martelli reproche surtout à la stratégie populiste de construire ce peuple sur la base du rejet à l'égard de l'élite, plutôt que de le construire sur une base positive, autour d'un projet émancipateur pour tous. christophe ventura. Nous sommes

d'accord. Il faut proposer un imaginaire, un projet. Mais le populisme n'a jamais prétendu fournir un régime ou une idéologie. C'est plus modeste que ça ! Cette théorie et cette stratégie offrent une boîte à outils pour analyser la situation historique dans sa contingence et réarmer un projet politique de gauche, pour qu'il soit à même de construire des alliances et de conquérir le pouvoir. ■ propos recueillis

« La théorie populiste apporte une boîte à outils pour construire une force politique qui épouse le moment et lui donne une perspective progressiste. »

par laura raim

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II- LE MOMENT POPULISTE ?

LE DOSSIER


II- LE MOMENT POPULISTE ?

POUR SORTIR DU POPULISME Si le pari populiste paraît d'autant plus séduisant que les événements semblent lui donner raison, il prend le risque de laisser la main à l'extrême droite. Pour y échapper, la gauche doit se refonder dans un projet réellement émancipateur. Par Roger Martelli. On ne sait, au moment où ces lignes sont écrites, ce qu'il adviendra du mouvement des gilets jaunes. Il est probable que la colère qu'il exprime ne retombera pas et que subsistera la volonté de trouver les voies du succès. L'exigence de renouveau ne pourra pas être ignorée et les vieilles recettes auront du mal à retrouver leur légitimité passée. Mais pour que la colère s'adosse à une espérance et qu'elle ne vire pas à l'amertume et au ressentiment, il faut chercher un autre cadre que celui de la lecture « populiste ». Le pari populiste s'installe sur un constat : dans sa forme ancienne, le mouvement ouvrier est épuisé, la gauche est moribonde et les structures qui sont leurs héritières sont délégitimées aux yeux d'une large part de l'opinion. Dès lors, il faut s'installer dans tout « moment destituant » qui se présente, pour le conduire vers la révolution et non vers la contre-révolution. QUELLE CONVERGENCE POUR LA COLÈRE ?

En théorie, ce pari est séduisant. Dans la réalité, on ne peut pas ignorer l'épaisseur d'un contexte qui nourrit aujourd'hui la poussée des extrêmes droites et des droites

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radicalisées ou « trumpisées ». On peut essayer de relativiser le danger ou de se rassurer en y voyant une invention des libéraux pour rassembler autour d'eux. Il conviendrait de dédramatiser et de ne pas voir de l'extrême droite partout. Ainsi, le Mouvement 5 étoiles n'aurait rien à voir avec l'extrême droite, la Ligue italienne au pouvoir aurait raison contre la Commission européenne, les ouvriers réticents devant l'immigration ne seraient pas xénophobes, mais n'exprimeraient que la peur devant des flux migratoires produits par la mondialisation, etc. Non. Ces idées sont dangereuses. Ce n'est pas parce que des ouvriers méprisés s'abandonnent à la peur de l'étranger ou se tournent vers l'extrême droite, qu'il faut se retenir de dire qu'ils font une terrible erreur. Et il n'est pas vrai que les ennemis de nos ennemis puissent tous être nos amis, même si ce n'est « qu'un peu ». Le populisme, même « de gauche » n'est pas notre seul horizon. Le mouvement des gilets jaunes est un mouvement populaire, mais il n'est pas le mouvement du peuple tout entier, même par identification ou par délégation. Pour qu'il parvienne à ce niveau, il ne suffira pas que d'autres

forces se rallient aux gilets jaunes. D'une manière ou d'une autre, il conviendra que convergent les expressions de toutes les colères et attentes. L'image de « deux France », celle du haut et celle du bas, simplifie ce qui est une fragmentation des catégories populaires. La colère s'avère, une fois de plus, comme un puissant ferment des émotions populaires – « l'émotion » ne désignaitelle pas les mouvements populaires dans le royaume de France ? Elle stimule la mise en mouvement collective de celles et ceux qui n'étaient pas encore rassemblés. Toutefois, si la colère agrège, elle ne dit rien de la direction vers laquelle elle conduit. LA « HAINE » ET L'ÉGALITÉ

Cette indétermination est un problème. La colère est dirigée contre « la caste ». Mais où sont les limites de la caste ? Y verra-t-on avant tout les détenteurs du capital financier concentré ? La haute administration d'État ? Les plus hauts revenus du salariat ? Les élus, toutes opinions et toutes origines confondues ? Le mouvement serait construit autour des « petits-moyens » – un concept emprunté à la sociologue Isabelle Coutant. Mais quelle est la place attribuée réellement aux « petits-pe-


LE DOSSIER

Sur le terrain du clivage gauchedroite, l'égalité est centrale. Et la différence peut se faire, tout à la fois, avec le socialisme « libéralisé », la droite « libérale » et l'extrême droite « antilibérale ».

tits » ? Inclut-on dans cette catégorie l'extrême pauvreté, peu présente dans le mouvement ? Que fait-on des immigrés ? Où place-t-on les « un peu plus que petits-moyens » ? Du côté de la caste métropolitaine ou du côté du peuple ? L'enjeu, c'est celui que l'on désignait jadis, de manière approximative, comme la question des « classes moyennes ». Chantal Mouffe suggère que ce peut être une clé de la réussite de tout mouvement. Tentant de relancer Nuit debout, Ruffin et Lordon affirment qu'ils veulent faire converger classes populaires et classes moyennes. Or il y a peu de chances que la détestation de la « caste » ou que la « haine » à l'égard de Macron soit une bonne entrée pour opérer cette convergence. Admettons que le gilet jaune soit un de ces « signifiants vides », même si le vide n'existe pas. Dans la théorie populiste « pure », le signifiant vide agit dans le « moment destituant », celui où monte la critique de l'ordre existant. Mais si l'on attend que s'achève ledit moment destituant pour remplir le vide par des significations nouvelles, le risque est que, de fait, ce vide se trouve déjà en grande partie rempli, mais par l'extrême droite et ceux qui plient devant sa pression. En revanche, si l'on s'attache à des significations positivement structurantes, le vieux clivage de la droite et de la gauche garde un intérêt pour l'instant irremplacé : il est historiquement structuré autour de la valeur positive de l'égalité. On peut enrichir cette

notion de contenus contemporains, ouverts sur l'individu, les discriminations, les territoires. On peut la raccorder aux exigences de citoyenneté et de solidarité. Mais, quand on est sur le terrain du clivage gauchedroite, l'égalité est centrale. Et la différence peut se faire, tout à la fois, avec le socialisme « libéralisé », la droite « libérale » et l'extrême droite « antilibérale ». ENTRE DEUX RISQUES

S'inscrire dans le clivage fondateur ne signifie pas le reproduire à l'identique. C'est même l'inverse qui s'impose. La gauche a failli, à la fois parce que sa partie dominante a tourné le dos à ses valeurs et parce que d'autres n'ont pas su les renouveler. Ceux-là se sont trop souvent attachés à continuer, pour rester fidèles. Être fidèle à la gauche historique revient donc à la refonder, à la débarrasser de ses défauts, comme par exemple un certain étatisme, un universalisme éradicateur, une confusion entre la mise en commun et le collectivisme. Cela implique aussi de repenser les relations entre les champs séparés de l'économique, du social, du politique et du symbolique. Cela doit se faire de façon volontaire et non sans prudence. Tous les modèles anciens d'articulation des champs ont vieilli, qu'ils soient d'inspiration travailliste, sociale-démocrate et communiste ou syndicaliste révolutionnaire. Nul ne peut prétendre à unifier autour de lui ce qui est aujourd'hui désuni. Mais rien n'est pire que la séparation,

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quand bien même elle se justifie au nom de l'indépendance et de l'autonomie. Nous sommes donc face à deux risques. La « théorie populiste » sépare en pratique le moment « destituant » et le moment « constituant ». Cette séparation laisse de fait la main à l'extrême droite qui impose ses idées, ses mots, ses peurs et structure une grande part de l'air du temps. Mais d'un autre côté, « l'union de la gauche » fait primer la forme sur les dynamiques sociopolitiques qui doivent formuler et porter de nouveaux projets. L'expérience montre que, au nom du danger d'extrême droite, elle laisse à l'écart les catégories populaires. L'union de la gauche n'est pas en elle-même une réponse à la crise démocratique. Avant qu'elle soit rassemblée, la gauche doit avant tout être refondée. Le mouvement des gilets jaunes est un pas dans la recherche des dynamiques qui font des catégories dispersées une multitude qui lutte. Il faut toutefois créer les conditions pour que la multitude qui se lève se constitue en peuple qui décide. Cela n'adviendra que si le peuple « destituant » se dote du projet émancipateur qui le soude politiquement. Dans l'immédiat, cela passe par une double lutte sans concession : contre les projets dominants de la concurrence, de la gouvernance technocratique ; contre l'incrustation de l'extrême droite, avec laquelle aucun compromis n'est possible, aucune « fraternité d'armes » n'est envisageable. ■ roger martelli

INQUIÉTUDES DANS LES SONDAGES

La politique est faite de paris, surtout dans les périodes de crise. Mais les faits peuvent mettre en doute la pertinence de certains d'entre eux. Si le pari de Jean-Luc Mélenchon était pertinent, il devrait permettre d'engranger le bénéfice de son action et cantonner l'extrême droite. Or, alors que Jean-Luc Mélenchon et les dirigeants de la FI parcourent avec pugnacité les meetings et les plateaux pour clamer leur refus de Macron, comme les gilets jaunes, c'est désormais le Rassemblement national qui est, de plus en plus, considéré comme le premier opposant (Ifop, décembre 2018). Quant aux sondages, ils suggèrent une tendance lourde, qui n'est ni à une progression sensible de la FI ni d'ailleurs à celle de la gauche dans son ensemble. Il y a dix-huit mois, à l'issue de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon faisait jeu égal avec Marine Le Pen. Ce n'est plus le cas. À peu près toutes les enquêtes suggèrent une poussée globale de l'extrême droite. Le total des suffrages en faveur des listes européennes défendues par Marine Le Pen, Nicolas DupontAignan et Florian Philippot passerait de moins de 18 % en juin 2017 à 30-33 % aujourd'hui. À l'autre bord de l'échiquier, la FI se trouverait autour de 10 % et la gauche dans son ensemble stagnerait autour de 25-30 % des suffrages exprimés. La moitié des ouvriers et des employés se tourneraient vers l'extrême droite, alors que la FI n'en attirerait que 10 à 15 % et la totalité de la gauche entre 24 et 30 % ! Un sondage n'est pas l'élection. Mais quand plusieurs s'accordent sur une tendance, il est périlleux de les considérer avec dédain. Après plusieurs semaines de mobilisation sociale, l'élan semble bien se trouver du côté de l'extrême droite et la gauche dans toutes ses composantes resterait engluée dans une minorité prononcée. Quel « moment constituant » nous est alors promis ? ■ r.m.

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II- LE MOMENT POPULISTE ?

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REGARDS GIRATOIRES

Dès le lancement du mouvement des gilets jaunes, Regards a proposé à de nombreux intellectuels et acteurs du mouvement associatif de livrer leurs sentiments et leurs analyses. Nous vous en proposons ici la lecture de quelques extraits. Retrouvez l'intégralité de ces contributions et de nombreuses autres en accès libre sur regards.fr.

« Un profond mal-être social »

« Une politisation accélérée »

Bertrand Badie, politiste, spécialiste des relations internationales.

Ludivine Bantigny, historienne.

« Dans sa nature peu structurée et brouillonne, le mouvement dit des gilets jaunes traduit d'abord un sentiment d'exaspération profonde. Si la cristallisation sur la taxe des carburants a marqué l'enclenchement du mouvement, celui-ci est vite apparu comme motivé par un mal-être social beaucoup plus diffus. Ce profond malaise traduit dans sa gravité la disparition du social comme paramètre de l'action publique, laissant le champ libre au complet monopole de la rationalité économique. C'est en cela qu'une séquence de notre histoire contemporaine, ouverte à la fin du XIXe siècle, semble aujourd'hui dangereusement close, traduisant une formidable régression. L'être humain est redevenu un simple agent économique passif, instrument de tous les ajustements jugés nécessaires. L'humanisme est mort, tout juste ranimé périodiquement le temps d'une campagne électorale. » ■

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« Une crise politique s'ouvre là, de toute évidence, qui est peut-être même une crise du régime avec la grande aspiration au “Macron démission”. Une politisation accélérée s'y dessine : la parole se libère, comme dans tous les moments où l'on se retrouve enfin pour discuter et lorsqu'on occupe des lieux – ici et pour l'instant essentiellement des ronds-points. On prend le temps de réfléchir à la manière de changer ce qui ne va pas et qui, pourtant, jusqu'à présent, pouvait paraître aller de soi. Des cahiers de revendications, parfois appelés cahiers de doléances, sont un peu partout rédigés. Dès lors, la question initiale de la taxe reste forte, mais aussi dépassée par l'expression d'une contestation plus vaste : contre l'injustice fiscale en général, les bas salaires, la précarité, la fragilité économique et sociale. Désormais, on l'entend et on le lit : c'est question de la répartition des richesses qui est posée. » ■

« La République en marge » Arnaud Viviant, critique littéraire, écrivain et éditeur. « Les gilets jaunes, c'est la République en marge. En marge de la transition écologique, en marge de la start-up nation, en marge de la politique, en marge des syndicats, en marge de l'extrême gauche, en marge de l'extrême droite, en marge des institutions, en marge des trottinettes électriques et des voies sur berge. Mort à crédit, ils ne l'ont pas tous lu, mais ils voient bien le truc. Ils subissent les politiques d'austérité et les directives européennes depuis tant d'années. Eux aussi se sont rêvés modernes. Eux aussi ont voulu y croire et sans doute même plus que tous les autres réunis. » ■


LE DOSSIER

« Une démocratie d'exigence immédiate »

« L'urgence de la question sociale »

Alain Bertho, anthropologue.

Laurent Binet, écrivain.

« Les gilets jaunes se placent en interlocuteurs directs de l'exécutif. Telle est la logique contemporaine de coupure entre l'État et les peuples, d'effondrement des formes représentatives de démocratie, d'effondrement, comme on dit, des “corps intermédiaires”. La démocratie parlementaire inventée à la fin du XVIIIe siècle semble atteindre des limites historiques que l'explosion des populismes nous raconte d'une autre façon. Le populisme électoral, qu'il soit de droite ou de gauche, est ainsi mis en défaut sur son propre terrain. La revendication très vite posée d'un retour aux urnes apparaît au mieux comme une tentative d'engranger électoralement la colère, au pire comme un moyen de mettre fin à la mobilisation. De Gaulle n'a-t-il pas arrêté Mai 68 en dissolvant l'Assemblée nationale ? Mais le processus électoral délégataire (et dilatoire) a perdu sa crédibilité. La démocratie qui est ici incarnée est une démocratie d'exigence immédiate et une démocratie d'expertise populaire. » ■

« Un mouvement social n'est pas une boîte de nuit : on ne filtre pas à l'entrée. Ce n'est pas une entreprise : on ne vérifie pas les CV. Ni un dîner de gala : on risque de casser un peu de vaisselle. On connaît la formule de Mao, mais voici ce qu'il ajoutait, pour être tout à fait clair : « La révolution, c'est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre ». Ceux qui pensent qu'après trente-cinq ans de matraquage néolibéral inouï, un changement de paradigme pourrait se faire dans le calme, sont soit des naïfs soit des complices (…). Par quoi on voit bien que l'urgence dans l'urgence, c'est encore la question sociale, et les barricades sur les Champs-Élysées sont là pour nous le rappeler, parce que, sans doute, nous avons trop facilement, tous autant que nous sommes, tendance à l'oublier. » ■

« Politiser ce mouvement » Paul Chemetov, architecte. « Ce mouvement ambigu, cette jacquerie qui d'évidence attire aussi les Dupont-Lajoie, toutes sortes de provocateurs, toutes sortes d'incendiaires et aussi de pilleurs, il faut les politiser. Pour répondre au peuple qui s'affirme tout en cherchant ce qu'il pourrait être, il est aussi nécessaire de repolitiser des partis hors-sol et sans mémoire. Politiser ce moment, c'est y participer, sinon cela voudrait dire que le vulgum pecus n'aurait d'autre porte-voix que le Rassemblement national. De cette émotion peut surgir un homme providentiel et les grenouilles pourraient choisir leur roi : ein Volk, ein Reich, ein Führer. On ne peut laisser cette pétition dans l'indicible. Soyons politiques avec les gilets jaunes. Comment passer d'une colère sans politique à une politique dépassant la colère ? La politique est une invention et non une évidence. Mais certains, d'évidence, l'apprennent plus vite que d'autres. » ■

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LE DOSSIER

« L'intelligence et le courage » Olivier Tonneau, enseignant-chercheur à l'université de Cambridge. « Quand s'est lancé le mouvement des gilets jaunes, j'ai partagé les craintes qui partout s'exprimaient d'un mouvement d'extrême droite. Mais en écoutant les paroles de ces personnes qui toutes se disent fièrement “le peuple”, j'ai été frappé de leur intelligence et de leur générosité. Certes, il y a des exceptions sordides ; mais je crois que le courage politique autant que la fraternité interdisent aujourd'hui de croire que l'exception infirme la règle. Les scrupules théoriques de l'intellectuel seraient ratiocinations de demi-savant qui oublie que l'événement, par nature, déjoue les pronostics : en révolution comme en tout, l'ultime effort de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Et si je suis choqué parfois par ce peuple qui, il faut l'avouer, ne parle ni ne mange ni ne se meut tout à fait comme moi, je dois choisir mon camp. C'est ce que Robespierre a fait face aux violences qui ont émaillé les débuts de la Révolution, auxquelles il n'a pas trouvé de place dans sa lettre et qu'il ne mentionne qu'après les salutations d'usage, d'un souffle et sans commentaire. » ■

« Le lugubre silence du pouvoir »

« Un soulèvement populaire contre l'austérité »

Philippe Panerai, architecte urbaniste.

Dominique Vidal, journaliste et historien.

« Les gilets jaunes disent tout haut ce que beaucoup pensent : que notre monde est entré dans une spirale infernale où seul compte le profit, un profit maximum à court terme, et où plus aucune morale n'existe quand il s'agit d'y parvenir. Des millions de Français sont à cinquante ou cent euros près pour finir le mois, quand quelques grands patrons qui ont, sous prétexte de rationalité, mis au chômage 600 ou 3 000 salariés empochent, leur sale boulot achevé, des parachutes dorés qui se comptent en millions d'euros, et les exhibent. Voilà ce que disent les gilets jaunes, et voilà pourquoi 84 % des Français les regardent avec sympathie. Sans doute la réponse n'est pas facile, mais le silence du pouvoir est lugubre. » ■

« Faut-il se tenir à distance d'un mouvement “impur” et opposer, non sans quelque mépris, fins de mois et fin du monde ? Ce serait suicidaire : avec toutes leurs limites, les gilets jaunes incarnent et polarisent une sorte de soulèvement populaire contre l'austérité macronienne, avec sa fiscalité injuste, sa précarisation généralisée, son chômage persistant, sa pauvreté en pleine explosion (…). Mais il serait tout aussi suicidaire de taire toute critique, au risque de laisser le champ libre aux forces les plus dangereuses qui, en France comme ailleurs, se fixent pour but la prise du pouvoir. À cet égard, la complaisance de certains leaders, singulièrement Jean-Luc Mélenchon, est particulièrement frappante. Et si nous réinventions la dialectique ? » ■

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III- LA GAUCHE DÉBOUSSOLÉE

LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES EST-IL DE GAUCHE ?

Le mouvement des « gilets jaunes » marque un retour de la politique. En imposant aussi un retour du social, il ouvre des perspectives à gauche, mais ses débouchés sont plus qu'incertains dans le contexte politique actuel. Par Roger Martelli. Quand un mouvement atteint l'ampleur prise par celui des « gilets jaunes », quand il exprime un éventail si large de revendications, il est politique. Mais que dit-il et quelles peuvent être ses implications dans le champ politique institué ? UNE POLITISATION ORIGINALE Les gilets jaunes sont une figure de cette France populaire qui se détourne de l'élection, ne croit plus à la dignité de l'action politique et considère que le champ politique, toutes institutions et toutes tendances confondues, ne fait pas partie du « nous » des catégories les plus modestes. Ils expriment un désir de politique, mais se défient à ce point de la politique instituée que certains d'entre eux envisagent de constituer une liste aux prochaines élections européennes. Ce refus politique de la politique, stimulé par l'autisme des sommets, s'est inscrit dans une construction sans équivalent jusqu'alors. Le mouvement des places, du Caire à New York en passant par Madrid, était un rassemblement de métropoles, qui agrégeait les individus en vastes masses visibles et rassemblées. Plus diffus, implanté en dehors de l'espace métropolitain, le mouvement des ronds-points rassemble des petits groupes, relayés par des réseaux immatériels. Ce qui relie les mailles de cette toile n'est pas un rêve, mais une colère. Cette colère est puissante, incontrôlable, et si indifférenciée qu'elle a besoin, pour se légitimer, de se concentrer sur un individu, le président, « la clé de voûte des institutions ». On veut écarter l'adversaire numéro un, mais pour le remplacer par qui ou par quoi ?

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QUE FAIRE DU MOUVEMENT ? La colère est un cri contre un ordre politique qui n'a pas répondu aux attentes, à droite comme à gauche. Après quelques décennies de montée de l'abstention civique et de déclin des organisations traditionnelles, elle est le signe d'une obsolescence historique. La tentation est alors grande de prendre au mot l'hypothèse de la table rase : la structuration politique qui s'effondre n'a plus de raison d'être ; il faut en prendre acte. Le mouvement est ainsi vu comme une confirmation : l'époque est au moment « populiste ». Le mouvement ouvrier du XXe siècle étant forclos, la gauche et la droite se rejoignant dans l'opprobre populaire, il faut suivre les flux d'une nouvelle conflictualité. La place est libre pour l'impulsion d'un peuple qui se construit dans le refus de « ceux d'en haut », de la « caste » et du « système » à « destituer ». La philosophe et théoricienne du populisme de gauche, Chantal Mouffe, est confortée : le gilet jaune est ce « signifiant vide » qui fédère les refus ; c'est à la lutte politique, au cœur même du mouvement, de décider par quoi ce vide sera rempli, par un populisme de droite ou par un populisme de gauche. Jean-Luc Mélenchon a saisi très tôt que le mouvement en cours s'accordait avec le logiciel « populiste » qu'il a choisi. Par-delà ses ambiguïtés, l'essentiel se trouverait dans son triple caractère « d'auto-organisation populaire », de « révolution citoyenne » et de « moment destituant ». Estimant que les appels initiaux du RN à soutenir les gilets jaunes ne définissaient pas la nature de leur dynamique, il y a vu rapidement un authentique mouvement populaire, exprimant les refus d'une population maltraitée et méprisée.


LE DOSSIER

Écarter le soupçon d'un mouvement corseté par l'extrême droite ne légitime pas pour autant les regards iréniques portés sur lui. À la fois si déstructuré et si massivement soutenu, il ne peut être à l'écart des tendances lourdes qui structurent l'opinion. Or celles-ci, à l'échelle européenne, ne sont pas au progressisme… Les exemples proches, et notamment celui de l'Italie, incitent à la prudence et, en tout cas, à accueillir avec inquiétude certains propos. L'éditeur Éric Hazan reste marginal quand il affirme : « Les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même » (Mediapart). Mais il n'est pas seul. Comment ne pas s'inquiéter, par exemple, des analyses d'Emmanuel Todd qui explique (Atlantico) que « le processus de renaissance nationale » est le fait dominant de notre époque et que l'antagonisme principal est entre un « Empire européen autoritaire » et une « Nation révolutionnaire », dont il assume qu'elle a une composante xénophobe et dans laquelle il inclut le RN ! UN MOUVEMENT DE GAUCHE ? Les gilets jaunes se sont-ils peu à peu dirigés vers la gauche ? On a pu entendre, début décembre, que les mesures mises en avant au sein de leurs mouvances montraient que le mouvement était passé de la colère fiscale à un catalogue plus « social » et plus global. Le temps est venu du « grand retour de la question sociale », a-t-on écrit alors. C'est pour l'essentiel mon programme, a renchéri Mélenchon. Or l'examen détaillé des mesures évoquées, souvent familières à la gauche la plus critique, suggère aussi que nombre de demandes dites « sociales », et même de demandes plus politiques, sont au catalogue de Marine Le Pen. La progression de l'extrême droite est corrélée à cette intégration de la question sociale dans ses programmes, comme on peut le voir dans l'Italie de Salvini et Di Maio. Elle y ajoute sa petite musique : pour partager plus, soyons moins nombreux à partager, restons entre « nationaux ». S'il est détaché du projet de société qui lui donne sens, la liberté et l'égalité, le « social » peut s'accommoder d'une cohérence portée là où il ne devrait en aucun cas conduire. Hors d'un projet éman-

Un mouvement si déstructuré et si massivement soutenu ne peut être à l'écart des tendances lourdes qui structurent l'opinion. cipateur, l'antilibéralisme lui-même peut conduire au pire. De fait, un projet ne se réduit pas à l'énumération d'un catalogue de propositions. Un programme peut servir d'illustration à une visée ; il n'est pas en lui-même un projet de société. L'extrême droite ne s'embarrasse pas de propositions particulières. Elle impose des idées et des mots et qui, sous couvert de combat contre le « politiquement correct », trament une nouvelle idéologie dominante. Souveraineté, identité, autochtonie, invasion, civilisation, France éternelle, pensée unique, bobos parisiens et médiacrates, islamo-gauchistes, idéalistes bêlants : autant de mots qui creusent leur sillon et tendent à devenir le référent face auquel toutes les forces sans exception sont tenues de se déterminer. Cet air du temps devient l'enjeu stratégique de la politique. Dominant, il donne son sens à toute mesure particulière, à tout élément de discours, voire à tout programme plus ou moins spontané. Les gilets jaunes ne sont pas une création de la galaxie Le Pen. Mais, en se nouant autour de la colère, en se dressant indistinctement contre « ceux d'en haut », le mouvement n'est pas prémuni contre la prégnance, y compris en milieu populaire, de ce redoutable sens commun. La question centrale n'était pas de savoir s'il fallait ou non revêtir un gilet jaune, mais de déterminer les conditions politiques indispensables pour que le mouvement ne porte pas, même inconsciemment, vers ce qui nie en pratique toute novation démocratique. ■ roger martelli

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PAS DE PRIORITÉ À GAUCHE SUR LES RONDS-POINTS Après avoir surtout exprimé leur embarras face à un mouvement qui les dépasse littéralement, les organisations de gauche ont dû constater que les gilets jaunes, exprimant un rejet global de la politique institutionnelle, n'attendent rien d'eux. « Ne me parlez pas des politiques, c'est tous des cons. » Sur le rond-point de Lanester, près de Lorient (Morbihan), on ne mâche pas ses mots lorsqu'il s'agit de parler de ses élus. La défiance est totale et ce, peu importe la place sur l'échiquier politique. On est en décembre 2018, et la révolte des « gilets jaunes » bat son plein. Pourtant, dans les partis et autres mouvements politiques, c'est branle-bas de combat général : un truc se passe et le rouleau compresseur Macron est bien trop puissant pour laisser filer une pareille occasion de se refaire une santé. Comment se positionner pour ne pas que cela passe pour de la récupération pure et simple ? Au vu de la diversité des opinions, des positionnements et des objectifs des participants au mouvement, n'y a-til pas un risque de s'acoquiner avec l'extrême droite ? Tout mouvement social ou sociétal doit-il être accompagné par des formations politiques ? Telles sont les questions – légitimes pour beaucoup – que

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se sont posées nombre de partis français tout au long des mois de novembre et de décembre 2018. GILETS JAUNES, GILETS ROUGES Rendons à César ce qui appartient à César : le premier à avoir flairé que le mouvement des gilets jaunes était promis à un puissant avenir a été Jean-Luc Mélenchon. Dès le 9 novembre, à l'occasion d'un meeting à Pau, il dit « souhaiter la réussite du mouvement », faisant fi de ceux qui, à ce moment-là de la mobilisation, y voient un terreau tout trouvé pour l'extrême droite. Une critique que le leader insoumis balaie d'un revers de la main : « Cette colère est juste, elle porte sur quelque chose qui a un sens ». Bien sûr, populisme et mouvement gazeux obligent, les Insoumis sont, sur l'échiquier politique, les moins susceptibles d'avoir peur des formes nouvelles, même lorsqu'elles font irruption en dehors du champ institutionnel classique. Sans drapeau ni banderole, ils participent aux marches et

manifestations des samedis mais, surtout, ils prennent systématiquement et efficacement la défense des gilets jaunes sur les réseaux sociaux. Et l'on sait à quel point ils savent y être présents. D'autres sont plus prudents, comme Olivier Besancenot du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), qui se dit, le 22 novembre dans « L'Émission politique », « solidaire » des gilets jaunes, « mais pas populiste ». Comprendre : j'entends la colère de ceux qui manifestent, mais je suis loin d'être d'accord avec tout. D'abord, parce que le logiciel du NPA est fondamentalement plus ancré dans les formes traditionnelles du pouvoir que celui des Insoumis, par exemple. Besancenot, tout comme le porte-parole du parti Philippe Poutou, appelle ainsi régulièrement à la grève générale en rappelant que ce sont les syndicats et les partis qui ont apporté les plus grandes avancées sociales en France. Tout en récusant certains des mots d'ordre des gilets jaunes comme celui du « pouvoir d'achat »,


qui lui « sort par les trous de nez ». Fidèle à sa gauche, Olivier Besancenot n'a par ailleurs de cesse de rappeler que les revendications doivent avant tout porter sur les salaires, les

AGRÉGATION DES LUTTES ?

La gauche des LGBT, des banlieues, des cheminots et des intellos, elle est gilet jaune ? Organisations féministes (comme Femmes en luttes 93), collectifs étudiants mobilisés contre la réforme des droits d'inscription, cheminots (notamment de l'Intergare), antifascistes, chercheurs (ainsi, la Plate-forme d'enquêtes militantes), antifascistes (groupe Paris Banlieue), organisations queer et de défense des droits des LGBTQI (Claq)… tous ont appelé à rejoindre les défilés des gilets jaunes. « Ça non plus, ça ne se passera pas sans nous », a rappelé Assa Traoré, présidente du comité La vérité pour Adama. Pour autant, on peine à voir une parfaite symbiose entre ces différentes luttes et les gilets jaunes. Si tous ces collectifs et organisations – construits, élaborés et établis en amont des premières manifestations de l'automne – ont réussi à mobiliser quelques médias lors de leur entrée dans le mouvement, ils n'ont pas permis d'en grossir significativement les rangs. Force est aussi de constater, empiriquement, qu'il y a toujours aussi peu de pancartes de luttes singulières sur les rondspoints… Aussi peu que de personnes racisées, d'ailleurs. ■ p.p-v.

revenus, les prestations, les retraites et les allocations – et pas se cantonner au ras-le-bol fiscal. Une chose est certaine : lui et les siens essaient de changer les gilets jaunes en gilets rouges… sans succès. Au Parti communiste français, au tout début du mouvement, on est en plein congrès. Il s'agit de changer de ligne, changer de secrétaire national. L'attention est donc ailleurs pour les militants. Tellement ailleurs qu'ils ont le bon goût d'organiser une mobilisation alternative le 15 novembre… Unitaire, certes, mais un flop total. L'arrivée de Fabien Roussel à la tête du parti change-t-elle la ligne ? Oui, assurément : moins bégueule que son prédécesseur, il appelle sans ciller à manifester avec les gilets jaunes dès le 1er décembre. Le parti n'est toutefois pas unanime sur le sujet, certains communistes notant que, s'il s'agit d'une colère légitime, toutes les aspirations et les voies de mobilisation ne sont pas bonnes à suivre : au PCF, on condamne fermement les violences et on continue d'appeler à la grève générale. COLÈRE COMMUNE, DÉFIANCE PARTAGÉE

Finalement, l'un des principaux hiatus tient au fonctionnement inversé du mouvement des gilets jaunes : horizontal, numérique, anarchique parfois, pourrait-on ajouter. N'en déplaise évidemment à Philippe Martinez. Le patron de la Confédération générale du travail élude en déclarant, dans la Midinale de

Regards du 30 novembre, que sa responsabilité est « de mettre tout le monde dans la rue ». D'où, de la part de la centrale, un timide appel à manifester le samedi 1er décembre… avec un parcours différent que celui des gilets jaunes – si tant est qu'ils en eussent vraiment un. En tous les cas, les tentatives, du côté de la CGT, de rejoindre certains cortèges de gilets jaunes se révèlent impossibles : les syndicalistes, lorsqu'ils sont repérés, ne sont pas vraiment les bienvenus. Colère commune, mais profond désaccord de forme – et défiance des deux côtés. Étonnamment, les écologistes ont presque eu moins de mal avec les gilets jaunes : alors que la raison première des mobilisations est l'augmentation de la taxe sur les carburants, on pouvait se dire que ça n'allait pas matcher avec les revendications portées par Europe Écologie-Les Verts. Certes, les débuts sont compliqués et le conseiller d'Ile-de-France Julien Bayou affirme ainsi : « Nous sommes pour la fin du bonus sur le diesel. On ne peut pas s'associer à un mot d'ordre qui appelle à revenir sur cette taxe carbone ». Mais ce son de cloche évolue rapidement à mesure que les revendications s'étoffent et que l'on se rend compte que les gilets jaunes ne sont pas une force nécessairement anti-écolo. « Ce qu'Emmanuel Macron vient de découvrir et que nous, écologistes, savons depuis longtemps, c'est que l'écologie va nécessairement de pair avec la lutte contre les inégalités », nous glisse l'ancien

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III- LA GAUCHE DÉBOUSSOLÉE

LE DOSSIER


III- LA GAUCHE DÉBOUSSOLÉE

député européen EELV Alain Lipietz. Et de voir ainsi Julien Bayou, qui refusait de manifester avec les gilets jaunes, participer à un rassemblement à Saint-Lazare à Paris, accompagné de la sénatrice Esther Benbassa et de l'ancien député Sergio Coronado. Encore plus gênés aux entournures : le Parti socialiste et même Génération.s. Les deux partis prennent avec d'infinies réserves le mouvement naissant. « Anti-écolo », « à forte coloration d'extrême droite », « pas structuré »… Une députée socialiste nous affirme que, « même si on peut se retrouver dans quelquesunes des revendications : qu'est-ce que vous voulez qu'on en fasse ? » Seulement, au vu du bouillonnement continu sur les réseaux sociaux et du battage médiatique des mobilisations, tant Olivier Faure que Benoît Hamon, les patrons respectifs des deux formations politiques, changent un peu leur fusil d'épaule et amendent leurs discours : « Nous soutenons les Français qui se mobilisent pour défendre leur pouvoir d'achat », assure ainsi le second, reprenant les arguments de l'ancien ministre de l'Écologie Nicolas Hulot et souhaitant « la réconciliation de la justice sociale et de l'écologie ». PARTIS DANS L'IMPASSE

Au fond, toute la gauche a été prise de court par les gilets jaunes. Complètement hors des radars des différentes formations politiques et syndicales, la mobilisation de ces Français-e-s depuis près de deux

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mois aurait pu, aurait dû être l'occasion de réfléchir collectivement sur la place du politique. « Pourquoi les gilets jaunes ne se sont-ils pas tournés vers les partis politiques de gauche pour faire part de leur opposition aux mesures portées par le gouvernement actuel ? », s'interroge ainsi l'ancien député et maire EELV de Bègles Noël Mamère. Las, les positionnements légèrement différenciés des uns et des autres ont pris le dessus sur les problématiques de fond et l'on a préféré s'adonner ou bien à la récupération, ou bien à la dénonciation de la récupération. D'autant que les réponses aux gilets jaunes apportées par les plus enthousiastes de leurs thuriféraires sont loin d'être totalement pertinentes. Jean-Luc Mélenchon a ainsi appelé à une dissolution de l'Assemblée nationale et au rétablissement de l'impôt sur la fortune, quand le député FI François Ruffin demandait carrément la démission d'Emmanuel Macron. Seulement, en écoutant les plus médiatiques des gilets jaunes, comme Priscilla Ludovsky ou Jean-François Barnaba, et en se rendant sur les rondspoints, on réalise rapidement que ce mouvement est d'abord l'expression symptomatique de l'impasse à laquelle sont confrontées toutes les formations politiques depuis très longtemps – trop longtemps même, du dire des occupants des rondspoints. Et l'on voit mal comment des mesures comme le rétablissement de l'ISF ou la dissolution de l'Assemblée pourraient résoudre

les problèmes profonds auxquels sont confrontés les occupants des ronds-points. Mais les partis et mouvements politiques proposent (opposent parfois) aussi leur programme. En vain, souvent, car le tempo d'émergence des revendications est complètement décorrélé de celui que voudraient imposer certaines formations. Ainsi du rétablissement de l'ISF ou la proposition de référendum d'initiative citoyenne. Pour autant, certains s'inquiètent que les gilets jaunes ne fassent perdre la tête à d'autres. Ainsi de François Ruffin qui cite Étienne Chouard, personnage très décrié au sein de la gauche française, mais référence pour de nombreux gilets jaunes. Ou de Jean-Luc Mélenchon qui fait l'apologie d'un des leaders de gilets jaunes, Éric Drouet, qui ne cache pourtant ni ses préférences nationalistes, ni son conspirationnisme… Le mouvement de contestation, s'il a un peu faibli pendant les fêtes, ne risque pas de s'arrêter à la rentrée. Il va donc falloir que la gauche continue de se repenser, de se restructurer. Comme l'écrivait Jacques Prévert, « il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec des allumettes, car le monde mental ment, monumentalement ». L'avenir de la gauche se situe sûrement du côté de ceux qui portent les gilets jaunes. La question, qui reste encore entière à ce stade, est de savoir comment se crée la jonction. ■ pablo pillaud-vivien


LE DOSSIER

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DÉPASSER L'ANTILIBÉRALISME POUR SORTIR DU LIBÉRALISME Au moment où la critique du capitalisme ultralibéral et financiarisé obtient un plus large consensus, il devient crucial de ne plus se limiter à elle : aujourd'hui, l'enjeu cardinal est celui de l'alternative à un modèle discrédité. Par Elsa Faucillon. La mobilisation des gilets jaunes révèle les conséquences des politiques tournées vers les besoins immédiats du marché. Habituellement hors champ, la vie des catégories populaires trouve enfin place sur les plateaux télé et dans les reportages, dans le débat national. La taxe carbone adoptée au nom du principe « pollueur-payeur » a allumé la mèche. Et c'est contre la faiblesse des salaires, des retraites, l'injustice sociale, que le mouvement s'est développé. Il est par bien des égards un puissant symptôme de la crise du néolibéralisme. Même Macron l'a concédé à l'occasion de ses vœux : « Le capitalisme ultralibéral va vers sa fin ». Les antilibéraux ont contribué à cette défaite politique : le néolibéralisme a fait son temps. UN MOUVEMENT N'EST PAS UN PROJET

Voilà quinze ans que des courants très divers de la gauche se sont unis, par-delà leur histoire et même leurs divergences, pour mener collectivement les combats contre la dérégulation libérale. Ensemble, libertaires et communistes, socialistes de gauche et altermondialistes ont lutté pour une fiscalité juste, contre l'évasion fiscale, pour un impôt progressif… Ensemble, nous avons émis une critique forte du pouvoir de la finance contre la politique. L'antilibéralisme a constitué un mouvement qui a suscité une véritable dynamique, non seulement sociale, mais également dans le champ

politique. Il a permis à la gauche de la gauche de se rassembler, de marquer une rupture avec les sociauxlibéraux et de s'imaginer majoritaire. Il le fut d'ailleurs au moment du référendum sur le Traité constitutionnel européen. Mais ce mouvement n'était pas tout à fait un projet. Il nous a unis « contre ». Mais n'a pas dit le « pour ». Cette incertitude, nous la retrouvons aujourd'hui dans le mouvement des gilets jaunes autant que dans le débat politique qui l'accompagne. Oui, le mouvement des gilets jaunes est en phase avec beaucoup de nos combats antilibéraux. Peut-on pour autant dire que ce mouvement est de gauche ? L'affirmer serait tout aussi malhonnête qu'à côté de la plaque. D'abord parce que la politique instituée et ses partis sont souvent honnis. Ensuite, et surtout, parce que le mouvement est traversé par des courants de pensées très hétérogènes. Cette diversité n'est pas toujours la plus visible : sur les ronds-points, on préfère privilégier des mots d'ordre consensuels. Cela a permis au mouvement de tenir et de conserver le soutien de la population. Le sens politique que chacun tire de ce mouvement, qu'il en soit acteur ou simple soutien, n'est donc pas inscrit dans le mouvement lui-même. Cette incertitude ne doit pas altérer notre joie de voir une révolte prendre vigueur, d'entendre nos mots prononcés par d'autres, de voir la solitude de milliers se muer en solidarité, en dialogue, en conscience politique.

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III- LA GAUCHE DÉBOUSSOLÉE

LE DOSSIER


III- LA GAUCHE DÉBOUSSOLÉE

C'est dans ces moments de lutte que des cristallisations peuvent intervenir. On ne peut donc échapper à ces débats politiques et faire l'impasse sur le fait qu'il existe plusieurs sorties possibles du libéralisme. PENSER UN MONDE NOUVEAU

Se référer à l'antilibéralisme ne permet plus de choisir entre les propositions politiques qui sont bel et bien sur la table. Parler de fiscalité juste, d'opposition résolue à la politique de Macron, promouvoir une démocratie populaire est nécessaire, mais insuffisant ! De fait, dans des débats politiques sur les plateaux de télévision, je me retrouve à chercher la distinction avec des militants de l'extrême droite qui semblent parler ma langue, plus souvent qu'à énoncer la cohérence d'un projet émancipateur. Comment se sortir de là ? Peut-on faire l'impasse sur la scène internationale, où les victoires nationalistes sont pour le moins inquiétantes ? Qu'allons-nous opposer au président Macron, désormais « critique » du néolibéralisme ? L'antilibéralisme ne permet plus de distinguer les différentes sorties de crise possibles. Tant que le modèle néolibéral de droite et sa variante sociale-libérale fonctionnaient, le défaut était mineur. Mais si la critique du néolibéralisme devient consensuelle, de l'extrême gauche à l'extrême droite, l'avantage se retourne. Désormais, l'alternative au libéralisme devient la question des questions. La réponse antilibérale n'a jamais été tout à fait suffisante, mais elle a rempli une fonction de clarification politique et de mobilisation. Elle doit aujourd'hui être prolongée, remplie de sens et d'alternative. Le capitalisme n'est pas qu'un mode de régulation « économique », mais un modèle global de développement social : il « fait » société. Les questions de l'exploitation et de la répartition des richesses sont structurelles, mais elles ne sont pas isolées. Laisser dans l'ombre les autres

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Laisser dans l'ombre les autres dimensions de la domination et de l'aliénation revient à subordonner l'émancipation à la « délibéralisation ».

dimensions de la domination et de l'aliénation revient à subordonner l'émancipation à la « délibéralisation ». Au nom de l'antilibéralisme, renoncer à la critique de l'État laisserait entendre que l'extension de l'État serait la seule manière de contredire l'expansion de la concurrence. Nous ne construirons pas une alternative à la technocratie macronienne par un nouvel étatisme. La remise en avant de l'égalité comme valeur fondatrice de la gauche est aussi un incontournable. Sinon, comment éviter que l'aspiration à la dignité soit dévoyée en valorisation du travailleur méritant et national ? Nous sommes tenus de produire du sens, des idées en capacité de penser ce monde nouveau. L'unité que nous avons su construire entre les courants de la gauche d'alternative, avec comme socle commun l'antilibéralisme, reste nécessaire… autant qu'insuffisante si elle ne s'attelle pas à cette clarification. ■ elsa faucillon


LE DOSSIER

LES SENS DE LA RÉVOLTE

Inédit voire inespéré, le soulèvement de la fin d'année offre la possibilité de changer les rapports de forces politiques. À condition de basculer du côté d'un projet de transformation sociale et écologique. Par Clémentine Autain. Nourrie par trente ans de politiques néolibérales qui ont appauvri et désespéré, la colère s'est étalée au grand jour. Les « gilets jaunes » auront a minima remporté une première victoire : dans les médias et sur les réseaux sociaux, s'est imposée l'expression brute de la dureté du quotidien pour des millions de Français. Ce qui n'était que chiffres et courbes a pris un visage profondément humain. Face à la froideur des discours technocratiques et à l'arrogance des classes dominantes, se sont exprimés les témoignages poignants, les paroles simples et sincères qui traduisent le réel des inégalités sociales et territoriales, le dégoût face au mépris de classe décomplexé des puissants, la colère face à une démocratie en lambeaux. Les « premiers de cordée », ceux qui gouvernent ont bien été obligés d'entendre la voix de celles et ceux qui n'arrivent pas à joindre les deux bouts, qui travaillent, mais se situent sous le seuil de pauvreté ou ne peuvent pas partir en vacances, qui sont écrasés par la vie chère, subissent les services publics manquants et un développement ur-

bain qui isole. Ce monde qui trime ne veut pas payer la facture. Et il a bien raison. DYNAMIQUE POPULAIRE

Le mouvement des gilets jaunes aurait pu se borner à un rejet des taxes et nourrir le mépris de l'urgence environnementale. Il aurait pu n'être qu'une expression réactionnaire, encouragée par Minute et Marine Le Pen. Ce ne fut pas le cas. La dynamique a rapidement pris une ampleur populaire inédite et des couleurs bien plus diverses. Très vite, il fut question de justice sociale et fiscale, de démocratie véritable et d'écologie populaire. De nombreuses pancartes exhortaient de rendre l'ISF d'abord, de mettre en place le référendum d'initiative citoyenne, de taxer le kérosène. La hausse du smic et des retraites s'est imposée parmi les revendications premières. Et Macron fut la cible privilégiée d'une révolte tous azimuts. Après plusieurs semaines de rondspoints bloqués, il est difficile d'interpréter l'événement avec les normes anciennes, de classer dans

des cadres traditionnels la mobilisation. Les gilets jaunes sont apparus dans une période, notre époque, profondément troublée dans ses repères historiques sociaux, politiques, idéologiques. Ce temps où les syndicats n'ont plus la main, les partis politiques ont du plomb dans l'aile et les médias sont décriés. Ce trouble est en quelque sorte mis en lumière et accéléré par le mouvement des gilets jaunes qui, comme souvent dans l'histoire quand une partie du peuple fait irruption, ne rentre pas dans les cases connues et anciennes. ISSUE INCERTAINE

L'excellente nouvelle de la révolte en cours, c'est la remise en cause de l'existant. Pas à bas bruit, mais avec fracas. Pas seulement du pouvoir de Macron, mais de celui des puissants qui écrasent depuis trop longtemps et sans sourciller la tête de ceux qui rament, qui trinquent, qui souffrent. C'est un mouvement qui exige le respect et la dignité face à un si petit monde qui impose sa loi, se reproduit sur lui-même, tout acquis au pouvoir de l'argent.

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L'excellente nouvelle de la révolte en cours, c'est la remise en cause de l'existant. Pas à bas bruit, mais avec fracas. Pas seulement du pouvoir de Macron, mais de celui des puissants. Oui, il y a de la lutte des classes et de l'exigence démocratique dans le processus en cours. Oui, il est possible de greffer une ambition environnementale sur la colère des gilets jaunes, et surtout de faire valoir l'articulation – et non l'opposition – entre le social et l'écologie. Mais l'issue politique reste profondément incertaine. Le danger d'une traduction conservatrice et autoritaire aux cris de révolte de notre époque n'est pas écarté, surtout si

l'on observe le mouvement international qui a porté au pouvoir les Trump, Bolsonaro et autres Salvini. C'est pourquoi je ne suis pas seulement animée d'une grande joie face aux événements qui, bien sûr, galvanisent et offrent des potentialités nouvelles pour agréger du côté de l'émancipation humaine. Je ressens aussi une extrême gravité dans la séquence que nous traversons. VISION DU MONDE

S'il faut en être, y être, choisir résolument le camp des gilets jaunes contre le pouvoir en place, il ne va pas de soi de se retrouver dans des mobilisations soutenues également par les revues, forces politiques et personnalités d'extrême droite. Cette spécificité historique, liée au rapport de forces qui préexistait au mouvement, ne peut être balayée d'un revers de la main. Les classes dominantes cherchent par tous les moyens à discréditer ce mouvement. Les violences de certains gilets jaunes comme les « quenelles » et autres formes de racisme ou de sexisme seront donc abondamment relayés par les opposants au mouve-

ment pour mieux dénigrer la mobilisation populaire. Pour autant, nous ne pouvons opérer en miroir un déni des actes et des paroles qui existent bel et bien dans ce mouvement, dans ce brun qui menace. C'est pourquoi j'ai la conviction qu'il ne faut pas se tromper de route. C'est en affirmant la cohérence d'un projet de transformation sociale et écologique, avec ses partis pris, ses propositions, ses symboles, ses mots repérables comme opposés, distincts de l'univers réactionnaire et fascisant, que nous pourrons valoriser notre vision du monde dans un combat opposant deux choix de société après l'ère Macron, après les décennies d'échecs d'une même politique. Dans le mouvement luimême, rien ne sert de gommer la conflictualité entre deux voies diamétralement opposées sur le terrain politique et idéologique. C'est de cette confrontation que naîtra la possibilité de gagner, d'améliorer la vie, de rompre avec les recettes libérales, austères, autoritaires et injustes. Il le faut. ■ clémentine autain

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III- LA GAUCHE DÉBOUSSOLÉE

LE DOSSIER


LE MOT

POUVOIR POUVOIR D’ACHAT. Indicateur de l’Insee depuis belle lurette, l’expression est devenue politique en 2007. Sarkozy en a fait son argument de campagne puis de mandat. Thème aujourd’hui central des préoccupations des ménages, le pouvoir d’achat fait partie de ces expressions comprises de toutes et tous immédiatement. Il fait l’objet de batailles de chiffres entre les formations politiques, entre les économistes. Rarement d’une bataille de sens : il faut déterminer s’il est en berne, s’il stagne ou augmente moins que le reste, ou si la baisse est un ressenti plus qu’une réalité… Emmanuel Macron prend donc le parti de s’en démarquer : « Je ne me suis pas engagé là-dessus (…) Je me suis engagé sur le travail, sur le mérite ». S’il est compréhensible qu’il « sorte par les trous de nez » d’Olivier Besancenot, le terme a néanmoins une force. À l’inverse d’autres d’indicateurs, chaque citoyen en a une expérience et même une expertise. Pour les gilets jaunes, la taxe sur les carburants a été la goutte de trop, les vingt ou

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D'ACHAT trente balles qui posent problème avec le banquier, qui empêchent un autre achat – de l’alimentaire ou une sortie qui rendait la vie moins survie. Logique, donc, que le terme soit aujourd’hui repris par toutes les forces politiques. Mais il reste un problème pour la gauche tant il ne dit rien sur la répartition, rien sur le modèle de développement, et surtout tant il dit mal le modèle de société à inventer. Il synthétise certes, mais réduit les aspirations, y compris celle des gilets jaunes qui ne revendiquent pas seulement un pouvoir de consommer, mais aussi un pouvoir de décider, avec le RIC par exemple, un pouvoir d’agir, une aspiration à la dignité – finalement tout autre chose que l’achat… La politique, ceux et celles qui l’incarnent ne peuvent se passer de mots qui parlent, à l’intelligence comme aux émotions. Encore faut-il que ces mots distinguent un projet, un sens. ■ elsa faucillon

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ENTRETIEN

« L’ÉCOLOGIE SERA POPULAIRE ET SOCIALE, SINON ON N’Y ARRIVERA PAS »

Après l’alarme, les scientifiques sonnent le tocsin : la prise de conscience ne suffit pas. Taxe carbone, planification, transition énergétique, fiscalité verte… Comment relever les défis climatiques et environnementaux ? propos recueillis par pierre jacquemain, images du film

« mad max: fury road »

CHRISTOPHE AGUITON

Chercheur en sciences sociales, militant d’Attac

ÉRIC COQUEREL

Député de la France insoumise, circonscription de la Seine-Saint-Denis

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ENTRETIEN

regards.

Sommes-nous à la veille d’une catastrophe ?

christophe aguiton. D’abord, si vous voulez être en phase avec les milieux militants, il ne faut pas parler de catastrophe, mais d’effondrement. C’est un thème qui vient de loin. Les données rationnelles sur lesquelles s’appuient ceux qui défendent les théories de l’effondrement sont assez solides. C’est le changement climatique, dès aujourd’hui, avec les réfugiés climatiques, des parties de la planète très peuplées. Je pense au sud de l’Inde, où les scientifiques expliquent qu’il est probable que d’ici trente ans, il fera 50 °C – ce qui est incompatible avec une existence humaine. Et puis, il y a tout une série de catastrophes environnementales, liées à des pollutions ou d’autres facteurs, mais aussi sociales qui peuvent conduire à un moment où les sociétés s’effondrent. C’est une conjonction de crises et, dans la situation actuelle, on voit bien que cette conjonction est réelle : écologique, économique et sociale, et démocratique. éric coquerel. C’est sans doute mon naturel optimiste, mais je ne crois pas encore la catastrophe irrémédiable. En disant cela, je ne minore en rien la gravité de ce qui se passe : à la fois la vitesse à laquelle le réchauffement se produit, mais aussi l’extinction des espèces qui me semble être encore plus dra-

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matique et rapide. Je crois quand même que nous avons encore les moyens, non pas d’inverser la donne, mais d’éviter le pire. Peutêtre que dans dix ans, si on n’a pas réussi les transformations radicales nécessaires, nous serons nousmêmes poussés, au vu des phénomènes, à envisager le scénario de l’effondrement. Et si je ne suis pas en capacité scientifique de dire où nous nous situons exactement, je suis en revanche en capacité politique de dire que tout se joue dans les années à venir. Et hélas, ça ne prend pas le bon chemin. regards. Quels peuvent être les effets de cette rhétorique de la « catastrophe » et de « l’effondrement » sur les comportements individuels et collectifs ? christophe aguiton.

Chez ceux qui, à gauche, portent les théories de l’effondrement, on a souvent une forme de survivalisme sympathique. Nous connaissons tous les dystopies qui portent sur l’effondrement, dont la logique est un survivalisme agressif et désespérant. C’est Mad Max, pour le dire vite. On l’a vu au cinéma, dans les romans, et ça existe dans les imaginaires. On voit bien aux États-Unis qu’il existe un courant survivaliste, couplé avec le libertarianisme, extrêmement individualiste, situé sur la partie droite du spectre politique. Il y a, à gauche du spectre politique, des gens qui réfléchissent en ces

termes, mais qui aboutissent à ce survivalisme, certes solidaire, mais également désespérant. Quand on regarde les propos de Dennis Meadows [un des auteurs du rapport sur les « limites de la croissance » commandé par le Club de Rome en 1972] dans l’interview qu’a publié Le Monde du 2 décembre, il explique aujourd’hui que « c’est foutu ». Il pense que nos sociétés ne sont pas prêtes à en finir avec une croissance infinie, et donc que les catastrophes climatiques vont se multiplier avec une augmentation exponentielle des typhons, des ouragans, des sécheresses. Sa conclusion est que la seule chose qui compte, c’est la résilience. Cette résilience peut exister à l’échelle des petites sociétés, voire à l’échelle des individus. Mais nous savons qu’elle va avant tout concerner les riches. C’est ce qui est terrifiant dans cette affaire. Je pense en effet que la catastrophe est imminente, mais qu’il existe encore des moyens de la conjurer. La croissance des inégalités est aujourd’hui au cœur du mouvement des « gilets jaunes », et cela nous montre que les sociétés peuvent, à un moment donné, se rebeller. Cela ouvre la voie à des futurs qui ne se limitent pas à gérer la survie de sa famille et de ceux qui nous sont chers… éric coquerel. Il

y a des signes annonciateurs d’un autre possible. Il me semble en revanche que les comportements survivalistes


restent encore très marginaux. Ils ne représentent pas, aujourd’hui, la réaction première des peuples face à l’urgence climatique et environnementale. Il y a une forme de réaction collective, qui ne va d’ailleurs pas toujours dans le bon sens : en Italie, par exemple, elle ne va pas vraiment dans la direction souhaitée. Et l’on voit bien, y compris avec la mobilisation des gilets jaunes, que cela peut basculer dans un sens comme dans l’autre. Selon ce basculement, selon qui prend part au mouvement, il y a aussi la possibilité de montrer que le système n’est pas seulement impossible parce qu’il est purement capitaliste, mais aussi parce qu’il est hyperproductiviste. Ces deux composantes mettent en péril le collectif au nom duquel les gens se mobilisent. Je crois que tout ça ne va pas tenir très longtemps. christophe aguiton.

Il est vrai que les thèmes de l’effondrement sont assez marginaux dans la société. Malgré tout, il faut les prendre comme tous les signaux faibles : on sait que ceux-ci sont toujours importants à comprendre et à déceler parce qu’ils anticipent des évolutions possibles. On voit bien, par exemple dans les actions de Victor Orban ou d’autres, comment l’idée de sauver la civilisation européenne et ses valeurs peut aussi être considérée comme une solution face à l’effondrement. On essaie de sauver ce qui est possible collectivement, mais dans un projet collectif

à l’opposé de ce que nous pouvons penser et espérer. Même si, aujourd’hui, c’est marginal, il faut le garder à l’œil parce que ces discours ont un impact. Sur la jeunesse, notamment, à cause de l’angoisse du futur – on peut comprendre qu’elle soit inquiète. Mais dans les mouvements de masse d’aujourd’hui, ce n’est pas ce qui domine. Il y a deux mouvements de masse actuels en France : les marches pour le climat – initiées par 350.org et Attac à la fin du mois d’août 2018 – et les gilets jaunes. Ce sont des mouvements très collectifs. Il y a le meilleur et le pire chez les gilets jaunes, mais le pire est marginal. Ce mouvement a trois composantes essentielles : le pouvoir d’achat, les injustices et le sentiment d’abandon. regards.

Est-ce que la réponse aux défis climatique et environnemental se situe dans la fiscalité ? Et est-elle compatible avec une politique de planification ? éric coquerel. La question fiscale n’est pas une entrée suffisante. Il manque trente milliards d’euros, en termes d’investissements, pour que la France réponde aux exigences de la COP. Il faut donc de l’argent, il faut une planification écologique : il faut orienter l’économie en fonction de l’exigence climatique. Cela découle du respect de la règle verte. Bien sûr, il faut limiter drastiquement les effets polluants. On peut décider de mettre en place des

taxes, mais pas en s’en prenant à des gens qui n’ont pas d’autre solution que la voiture pour se déplacer. L’écologie sera populaire et sociale, sinon on n’y arrivera pas. On pourrait par exemple tout à fait taxer les camions qui entrent en France et utiliser l’argent récolté pour développer le fret ferroviaire. On ne peut pas culpabiliser le plus grand nombre et laisser indemnes les multinationales, le lobby autoroutier. Ça ne peut pas marcher et, surtout, ça ne relève pas d’une politique écologique. Toute l’ambiguïté du gouvernement est de laisser croire qu’il a mis en place une politique de transition écologique, ce qui est complètement faux. Prenons, cette année, le crédit d’impôt que le gouvernement devait transformer en prime afin que les gens n’aient plus à avancer l’argent : le gouvernement a reporté la mesure – alors qu’il n’a pas attendu de supprimer l’ISF. Le gouvernement ne fait rien en matière écologique. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, empêche une décision étatique – pas forcément par la nationalisation, mais de manière décentralisée – consistant à revenir au plan, en poursuivant un objectif simple : on ne consomme et on ne produit pas plus que ce que la Terre peut absorber ? christophe aguiton.

Je suis assez d’accord, à quelques nuances près, sur la question de la planification. Je suis vraiment d’accord sur l’enfumage du gouvernement. Ce gouver-


« Le capitalisme a intrinsèquement un problème inhérent à la question de l’accumulation, mais il serait aussi très dangereux de conditionner la transition énergétique à la fin du capitalisme. » Christophe Aguiton,

chercheur en sciences sociales, militant d’Attac.


ENTRETIEN

nement ne mène pas de politique écologique. Des décisions pourraient pourtant être imposées par la loi. Prenez l’exemple des banques et leurs investissements. Oxfam rappelle que les banques françaises consacrent quarante-trois milliards d’euros à soutenir les énergies fossiles et seulement dix-sept milliards pour les énergies renouvelables. C’est un scandale absolu. Sur la planification, la difficulté est qu’on y met tout et n’importe quoi. Une série de mesures peuvent relever de la planification. Mais dans d’autres domaines, l’auto-organisation sociale, sous la forme de biens communs, peut être préférable – quitte à introduire des interdictions et des incitations. Prenez par exemple les énergies renouvelables. Deux modèles sont possibles. Soit on dit qu’EDF déploie des éoliennes offshore sur la Manche et la côte Atlantique, et l’on produit avec des investissements centralisés un grand établissement public qui met en œuvre ce programme. Soit on laisse les populations porter les projets de transformation. C’est le modèle des coopératives allemandes, autrichiennes ou danoises. Si, aujourd’hui, le marché de l’énergie en Europe s’est complètement transformé au point qu’EDF – première capitalisation boursière il y a une dizaine d’années – soit sorti du CAC 40, c’est parce que le prix de l’énergie a baissé grâce aux initiatives citoyennes, qui mettent sur le marché des masses considérables d’énergies produites

avec du renouvelable. Et cela me va bien, parce que cela va dans le sens des biens communs : ceux-ci ne relèvent ni du capitalisme, ni de l’étatisme, mais consistent en une prise en charge par la société des solutions qui la concernent. éric coquerel.

Je ne crois pas que nous soyons en désaccord. On peut mettre en œuvre une planification, des lois, des règles avec des objectifs nationaux et, en même temps, favoriser des énergies renouvelables à des échelles fort différentes. Les Allemands appliquent deux modèles de développement : des éoliennes offshore, et des coopératives avec des exploitations agricoles qui produisent une énergie que l’État rachète. Je ne crois pas que ces deux démarches soient incompatibles. Par ailleurs, même si l’on admet les économies d’énergie par la sobriété énergétique et la rupture avec le consumérisme, l’État restera un outil indispensable en matière de production et de diffusion de l’énergie pour placer tout le monde à égalité d’accès sur un même territoire national. Je ne crois pas à l’idée d’un modèle uniquement autarcique ou microlocal en matière d’énergies renouvelables. Mais il a sa place.

regards.

Vous ne faites donc pas de la sortie du capitalisme un préalable ? éric coquerel.

Il faut déjà en finir avec le capitalisme financiarisé. Ce

modèle capitaliste dominant, son troisième âge, est le propre même du court-termisme. Le gouvernement ressort en permanence le théorème de Schmidt : il faut produire pour les bénéfices d’aujourd’hui qui feront l’investissement de demain et les emplois d’après-demain. Mais comment fait-on pour s’assurer que l’argent placé à un endroit est orienté sur l’investissement ? Le gouvernement répond par la politique du « bon sens ». C’est la pire des choses qui puisse arriver à la planète. La finance est le pire des prédateurs en matière environnemental, car elle est contradictoire avec tout projet à moyen terme et a fortiori dans le temps long. La planète ne peut plus supporter cette religion des profits à deux chiffres. Il faut définanciariser. Dire cela n’est pas contradictoire avec le maintien d’une proportion de marché, y compris avec des entreprises non capitalistes (Scop, ESS, entreprises publiques). Mais ce sera une économie avec marché et non une économie de marché. Il faut en finir avec la dérégulation forcenée, avec le fait que les possesseurs du capital aient un pouvoir supérieur à ceux qui produisent les richesses. christophe aguiton. Le marché préexiste au capitalisme, et on en aura besoin dans le futur. Le capitalisme est peu compatible avec la transition écologique pour une raison structurelle : il est fondé sur l’accumulation. Mais cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire

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de remettre en cause les échanges commerciaux, qui ont toujours existé. Si l’on prend l’exemple de l’alimentation, il faut se caler sur la question de la souveraineté alimentaire. Cela n’implique pas, par exemple, qu’on ne mange plus d’ananas en France, mais qu’on ne laisse pas le libre-échange l’emporter sur les choix collectifs des sociétés. Le capitalisme a intrinsèquement un problème inhérent à cette question de l’accumulation, mais il serait aussi très dangereux de conditionner la transition énergétique à la fin du capitalisme. Cela me rappelle un peu les communistes lorsqu’ils disaient qu’il fallait d’abord passer au socialisme pour ensuite régler les questions posées par les féministes. On peut être à la fois très radical dans la critique du capitalisme, s’opposer à son mode de fonctionnement – qui passe par l’appropriation privée des moyens de production –, tout en restant radical sur les questions environnementales et climatiques. regards. Compte tenu de l’urgence, est-ce que des décisions politiques, d’État – presque d’autorité – doivent s’imposer ? Dans la Marche pour le climat, on pouvait lire des pancartes « Le 49.3 pour le climat »… christophe aguiton. Je ne partage pas l’idée qu’il faudrait en passer par des mesures autoritaires pour régler la question écologique. Ce qui se passe en France montre que,

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quand on fait passer des mesures sans l’avis des citoyens, ça se transforme en mobilisation sociale. Ce qui est sûr, c’est que toute mesure autoritaire, à moins de penser à un fascisme du plus dur qui soit, ne marchera pas. La démocratie est nécessaire. Elle doit être réinventée et c’est pour cela que je crois dans la VIe République. Le pouvoir ne peut pas être indéfiniment confisqué par quelques semblables sélectionnés par notre système : les énarques, l’establishment, etc. Depuis les Lumières, on connaît les défauts inhérents à la démocratie représentative. Il existe d’autres formes que l’on peut interroger : le tirage au sort ou même la démocratie du consensus qu’avait tentée Nuit debout. Tout une série d’expérimentations démocratiques seraient possibles, et permettraient de sortir de l’idée qu’il n’y aurait qu’une souveraineté et qu’un mode de représentation – l’élection. Nous avons besoin d’une démocratie radicale qui ouvre une pluralité de moyens d’action, qui donne la parole aux gens concernés et qui prenne en compte que les temps de l’écologie ne sont pas les temps de la représentation politique. éric coquerel.

L’essentiel est que les peuples retrouvent leur souveraineté. On ne pourra rien faire avancer tant que les gens auront l’impression d’avoir aussi peu prise sur leur destin collectif. Le pire, en la matière, c’est l’Union européenne, véritable machine a-

démocratique qui est en réalité le cheval de Troie du dumping social et écologique. Une fois dit cela, la protection de l’écosystème ne peut varier en fonction de telle ou telle majorité. C’est pourquoi elle doit être constitutionnalisée. D’où la proposition de la France insoumise de constitutionnaliser la règle verte. La VIe République, que nous voulons, sera d’abord écologique. Les lois devront respecter cette règle constitutionnelle. Pour faire vivre la démocratie, il y a trois axes. D’abord, il faut faire en sorte que la démocratie représentative soit la plus incluante possible. Il faut limiter le cumul des mandats dans le temps et faire en sorte que la politique ne soit jamais un métier. C’est un engagement qui nécessitera que plus de citoyens, tour à tour, aient des fonctions électives. Le deuxième axe, c’est la démocratie sociale : les travailleurs doivent avoir plus de pouvoir dans l’entreprise. Il faut aussi envisager, en parallèle, une démocratie qui soit en capacité de répondre plus rapidement aux exigences des citoyens. Cela émerge fortement dans le mouvement des gilets jaunes. Avec les moyens de communication dont nous disposons aujourd’hui, on doit pouvoir inventer une démocratie directe qui permettrait justement d’accompagner une démocratie représentative, notamment avec des référendums d’initiative citoyenne incluant le droit de révoquer un élu… ■ entretien réalisé par pierre jacquemain


« La protection de l’écosystème ne peut varier en fonction de telle ou telle majorité. C’est pourquoi elle doit être constitutionnalisée. » Éric Coquerel,

député de la France insoumise, circonscription de la Seine-Saint-Denis.


Jacob Lawrence. The migrants arrived in great numbers. 1940-41

ART MIGRANT HOPE, comme espoir en anglais. L’acronyme – pour Hébergement orientation parcours pour l’emploi – a été choisi à dessein. Le programme, lancé par l’État en septembre 2017, vise à « l’intégration professionnelle et sociale des personnes réfugiées et bénéficiaires de la protection subsidiaire ». C’est-à-dire les migrants « légaux », ceux ayant obtenu le droit d’asile ou assimilé. Reflet des conflits mondiaux, ils sont aujourd’hui syriens, afghans, irakiens, libyens… Il leur est proposé une « formation intégrée » incluant cours de français, hébergement et restauration, ainsi qu’un accompagnement administratif, social, médical et citoyen. Une démarche de fraternité réjouissante si elle ne bénéficiait pas qu’à un millier de personnes pour plus de 40 000 nouveaux réfugiés en 2017. Coup de com ? Quelques mois plus tard, le gouvernement présentait une nouvelle loi asile-immigration, dénoncée par les associations comme un recul des droits des étrangers. Toujours est-il que le ministère de la Culture soutint l’ini-

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tiative. En février 2018, Françoise Nyssen, encore ministre, se rendait à l’Opéra Bastille où vingt-huit réfugiés passaient un entretien d’embauche pour douze postes à pourvoir dans de grands établissements culturels volontaires. Rien d’artistique dans ces contrats de professionnalisation de six mois : agent du bâtiment, pour des petits travaux de peinture, électricité, plomberie… Qu’importe, la ministre salua la démarche : « Ce programme HOPE est très important. Nous avons vraiment souhaité d’entrée de jeu l’accompagner, parce que c’est évident que c’est par la culture que nous pourrons reprendre confiance, par la culture aussi que nous accueillons ». IMMIXTION MAL PERÇUE La ministre s’était déjà distinguée, au lendemain d’une visite d’Emmanuel Macron à Calais. « Le monde culturel a le devoir d’agir, avait-elle lancé depuis les Biennales internationales du spectacle (BIS), à Nantes en janvier 2018. Offrons-leur un accueil digne de ce nom. C’est notre honneur, celui de notre culture, celui

de notre République qui en dépend. » Et de proposer « que des places leur soient réservées pour assister à des spectacles, que des ateliers de théâtre, de cirque, de danse leur soient proposés ». Un appel à la mobilisation plein d’humanité – dans une posture très « dame patronnesse » –, assez inédit de la part d’un ministre. Sans doute était-ce dû au fait qu’elle était issue de la société civile. Pas sûr que son successeur, Franck Riester, rompu à la politique, adopte la même attitude. D’autant qu’elle alla jusqu’à encourager les professionnels à « combattre les stéréotypes qui frappent [les migrants], agir pour leur droit à la considération, en racontant leur histoire dans vos spectacles ; en leur faisant une place dans vos programmations ». Une immixtion dans le processus de création assez mal perçu par le milieu, qui le lui fit savoir par une lettre ouverte, publiée le 13 février dans L’Humanité et signée par un nombre important de responsables d’institutions ainsi que de personnalités du monde des arts… « Sachez que voici des mois, des années, que nous


menons ces actions… », écrivaient-ils. Et de lui rappeler certaines réalités : « Aujourd’hui, il ne s’agit pas de faire des ateliers de théâtre ou de dessin. Aujourd’hui, Madame la ministre, nous luttons contre les pouvoirs publics, contre les injonctions et les blocages kafkaïens des administrations, contre les contrôles, contre les refus de protection des mineur.e.s, contre les violences policières… » SUIVRE LES GUIDES Le ministère se mit en conformité, exposant dans ses vitrines des « artistes en exil » dont les œuvres «  questionnent les principes fondamentaux du droit d’asile ». Une mise en avant de l’association L’Atelier des artistes en exil (aa-e) qui, depuis 2017, se donne pour mission de soutenir les artistes migrants, de les accompagner administrativement et de valoriser leur travail. Dans le même temps était confiée à l’historien Benjamin Stora, président du conseil d’orientation du Musée de l’histoire de l’immigration, une mission de coordination et d’accompagnement de l’action cultu-

relle en faveur des migrants dans les établissements nationaux du ministère de la Culture. Des propositions opérationnelles qui auraient dû être remises avant l’été 2018… Les musées aussi prennent leur part. Les associations emmènent des migrants au musée, souvent dans le cadre de l’apprentissage du français et de la découverte de notre culture. À Paris, « Ticket d’entrée » accompagne des réfugiés au Louvre, au Musée d’Orsay et au Centre Pompidou. Encouragés par leur tutelle, les grands établissements nouent des partenariats avec des ONG. En juin dernier, le Louvre a utilisé sur Twitter le hashtag #Aveclesréfugiés pour faire savoir que le musée offrait « des visites à des groupes de personnes réfugiées et demandeuses d’asile », récoltant compliments et insultes. Mais les initiatives les plus intéressantes ont été prises à Berlin, où une vingtaine de réfugiés ont été formés en 2015 pour devenir eux-mêmes guides dans les grands musées pour d’autres réfugiés, nouveaux arrivants. Ainsi Mohamed al-Subeeh, restaurateur de mosaïques, s’est-il

reconverti au Musée Bode à Berlin. Il déclara à l’AFP : « J’adorais mon travail en Syrie. Être guide ici, c’est comme si je récupérais un peu de mon ancienne vie ». Une mise en abyme encore plus bouleversante quand, au Musée de Pergame, Kefah Ali Deeb fait visiter les salles d’archéologie de la Mésopotamie, heureuse de « pouvoir rencontrer d’autres Syriens et Irakiens et leur faire découvrir [leur] propre héritage ». 

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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OCÉAN L’ART DE

L’EXPÉRIENCE

Auteur, comédien et réalisateur militant, Océan a été Océane avant d’affirmer une identité d’homme. Un parcours qu’il interroge et met en scène pour porter le fer dans les plaies du sexisme, de l’homophobie et de la transphobie. Comment l’expérience mène-t-elle vers l’expression ? par caroline châtelet, photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

Avant la représentation de Chatons violents à L’Espace Culturel André Malraux-Théâtre du Kremlin-Bicêtre, Océan règle les derniers points techniques et de déplacement.


Devant le théâtre, après la représentation, de nombreux spectateurs restent pour échanger entre eux ou avec l’artiste. Contrairement à un spectacle de stand-up, Chatons violents est extrêmement précis dans ses déplacements et implique des réglages minutieux. Tandis que les techniciens terminent les derniers ajustements, Océan échange avec Claire Bourdier, directrice de l’ECAM - Théâtre du Kremlin-Bicêtre. Dragan Nedeljkovic, directeur technique, apprécie le niveau sonore… et la répétition.

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DANS L’ATELIER

Connue depuis la fin des années 2000 en tant qu’humoriste lesbienne au ton cinglant et vif, Océanerosemarie est devenue Océan. Le 17 mai 2018, Journée internationale contre l’homophobie et la transphobie, l’artiste a annoncé sa transition vers une identité masculine. Auteur, comédien, réalisateur, Océan défend à travers des positions politiques fortes, la possibilité d’une identité en mouvement. Mercredi 3 octobre. Ce soir, Océan joue dans Justice, au Théâtre de l’Œuvre, à Paris. Cette pièce écrite par Samantha Markowic, le comédien l’interprète avec Naydra Ayadi et Fatima N’Doye – en alternance avec un autre trio. Créée en février, Justice s’intéresse dans une succession de séquences au dispositif de comparution immédiate. Entre témoignages, scènes d’audience, interrogatoires ou dépôts de plainte se dessine la violence d’une administration judiciaire. Croisé à la sortie du théâtre, Océan confie avoir rejoint le projet à l’invitation de la metteuse en scène Salomé Lelouch, avant de lancer, un brin énigmatique : « Vous verrez, ça n’a rien à voir avec mes spectacles ». Pour autant, si l’écriture très réaliste des scènes et la mise en scène lisse et aimable tranchent avec l’ironie piquante qui a fait la réputation de l’artiste, il y a bien une même manière de s’appuyer sur une expérience intime. Là où Samantha Markowic a écrit Justice après avoir témoigné dans le cadre d’une comparution immédiate, tous les projets d’Océan naissent de ce qu’il traverse personnellement. Mais cela, nous le découvrirons progressivement… « BONS-BLANCS-BOBOS » ET RACISME DE GAUCHE Deux jours plus tard, le 5 octobre, rendez-vous à l’Espace culturel André-Malraux du Kremlin-Bicêtre, en banlieue parisienne. Ce soir-là, Océan interprète Chatons violents, seul-en-scène écrit en 2014 et que

Mikaël Chirinian a mis en scène. Lorsque nous arrivons, le comédien est sur le plateau, réglant les questions techniques. L’occasion d’assister à quelques extraits de scènes, ces dernières donnant le ton, vif, de l’ensemble : « Nous, les “BBB”, quand on veut se faire une opinion, on… s’appelle entre nouuuuuuus » / « (…) Qu’est-ce qu’on culpabilise… Mais pour les Noirs et l’esclavage, on culpabilise… pas trop ! ». Avant de filer en loges, le comédien évoque l’origine de Chatons violents. Là où La Lesbienne invisible, son premier spectacle (conçu en 2009, toujours à l’affiche et désormais interprété par Marine Baousson), traite avec humour de l’invisibilisation des lesbiennes – « “lesbienne invisible”, c’est un pléonasme » –, de l’homophobie bienveillante – « toutes ces petites phrases a priori anodines qui révèlent une incompréhension de ce qu’est être lesbienne » – et démonte le cliché qui voudrait que « la façon de s’habiller définisse l’orientation sexuelle », Chatons violents parle du privilège blanc. Sauf que, plutôt que de critiquer « le racisme de droite et d’extrême droite, Chatons violents épingle le racisme de gauche ». Le spectacle se moque des « BBB », les « bons-blancs-bobos », ou comment des personnes « parlant de mixité, du “vivre ensemble”, peuvent avoir des attitudes problématiques. » Ce soir-là, il y en a, des « BBB », dans le public... Et Chatons violents fait mouche, épinglant avec humour et vivacité l’islamophobie, l’obsession de la laïcité, la pénalisation des prostituées ou encore la culpabilité à la demande. Pour autant, Océan précise que le spectacle ne fait pas toujours l’unanimité. Car, en regard de La Lesbienne invisible, Chatons violents est « plus grinçant, plus politique. Les gens n’ont pas l’habitude qu’on leur dise qu’ils sont Blancs. Mais je voulais parler de mon milieu d’origine, car cela correspond aussi au chemin que j’ai parcouru. En m’intéressant à travers La

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Depuis plusieurs semaines, Océan passe nombre de ses journées avec Erwan Le Quéré en studio de montage, afin de travailler sur sa websérie, Océan. Pendant la séance de montage, Noémie Gillot, cameraman, et Maximilien Laurens, directeur de production, passent en vue d’échanger sur la journée d’action du lendemain.

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Lesbienne invisible aux questions des LGBT-phobies, je me suis rendu compte qu’il y avait des similitudes avec les questions de race, de genre. Défendre plus d’égalité nécessite d’articuler les luttes entre elles et de déconstruire toutes les formes de domination. » S’EMPARER DE SON PROPRE SUJET Chatons violents étant lié à l’actualité politique comme à la vie de l’artiste, certains éléments évoluent et Océan y fait, notamment, une brève allusion à sa transidentité. Si certaines séquences – comme ce moment où l’artiste parle de « sa chatte » – intriguent, dérangent parfois certains spectateurs ne connaissant pas son parcours, l’artiste reconnaît l’intérêt de semer le trouble. « Dire que maintenant je suis trans et qu’auparavant je n’étais pas capable de le penser, car cela me faisait trop peur, amène une force, une charge émotionnelle singulière. » Vendredi 12 octobre. Comme tous les jours de la semaine, Océan travaille avec Erwan Le Quéré au montage de sa websérie. Intitulée tout simplement Océan et déclinée en dix épisodes diffusés à partir de février 2019 sur France Télévisions, celle-ci se consacre à sa transition. Cette réalisation, qui l’amène à filmer sa vie personnelle comme militante, pourrait sembler voyeuriste. Il ne s’agit que d’un geste de plus pour un artiste fondant depuis longtemps ses réflexions et actions sur ses expériences. Interrogé sur l’origine du projet, Océan explique avoir initialement pensé à une fiction, avant d’opter pour une forme moins complexe à mettre en œuvre. Échaudé par certains documentaires mettant en scène « une grande souffrance », il pressent l’importance de se saisir du sujet de l’intérieur. « La plupart des documentaires sur les trans ont été faits par des personnes cisgenres. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas intéressants, mais il s’agit toujours d’un regard extérieur tentant de comprendre ce que les concernés peuvent vivre. J’ai eu envie d’en faire un en tant que personne concernée et qui a de la légèreté, de l’humour. C’est important que des personnes trans s’emparent de leur propre sujet. » France Télévisions ayant déclaré son intérêt, l’artiste

a débuté le tournage en janvier 2018, afin « de suivre la première année de transition ». Ce vendredi, le duo dérushe un dîner entre Océan et plusieurs amis FtM, c’est-à-dire passés d’une identité féminine à une identité masculine (Female to Male). La conversation est édifiante : difficultés de changements d’état civil, démêlés ubuesques avec diverses administrations publiques, volonté arbitraire de médecins de complexifier le processus de transition, tarifs « à la tête du client » (allant de cinquante à cent euros) d’un psychiatre acceptant d’accompagner les personnes trans, remarques sexistes, homophobes, transphobes. LUTTER CONTRE LA TRANSPHOBIE Ainsi réunis, ces témoignages sont plus qu’une succession d’anecdotes. Ils dessinent les contours d’une société où affleure la peur de la différence. Surtout, ils rappellent que les abus de certains personnels, les aléas administratifs, les difficultés d’accès aux soins ne sont que les maillons d’une même politique, fondée sur le refus de se saisir de ces questions. À ce point généralisée, la non-organisation ne relève pas d’une méconnaissance, mais d’un déni et d’une exclusion volontaires. L’arrivée inopinée de Noémie Gillot et de Maximilien Laurens interrompt quelques minutes le dérushage. La cameraman et le directeur de production viennent pour évoquer la journée de tournage du lendemain : après un die-in prévu le matin devant l’hôpital de la Pitié Salpêtrière pour dénoncer les méthodes de la Société française d’étude et de prise en charge de la transidentité (Sofect), Océan va marcher à l’Exitrans, manifestation contre l’expulsion, la mutilation et la précarisation des personnes trans et intersexes, avant de participer à un débat à Saint-Denis à l’invitation de la Mairie de Saint-Denis – dont Regards était partenaire –, modéré par la journaliste Rokhaya Diallo. Samedi 13 octobre. Si le die-in est écourté, le séminaire de la Sofect ayant été décalé, les militants présents répondent à diverses interviews. Ils y dénoncent la violence médicale pratiquée par la

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Artiste militant, Océan se rend à l’Exitrans. Cette année, il suivra la marche de manière particulière, accompagné de son équipe de tournage.

Sofect, ses propos transphobes récurrents comme sa mainmise problématique sur les parcours de transition en France, avant d’appeler à se retrouver place de la bataille de Stalingrad, en début d’après-midi, pour l’Exitrans. C’est là que nous rejoignons Océan en début d’après-midi. Pour sa vingt-deuxième édition, la marche défend plus que jamais la nécessité de luttes inclusives : traduction des slogans et prises de paroles en LSF (langue des signes française), places pour les personnes en fauteuils, discours de divers collectifs et associations – notamment de personnes racisées. Cette vigilance quant à l’intersectionnalité et ce souci de la convergence des luttes se retrouvent dans l’engagement militant d’Océan. Avec le collectif LGBTQI Les Irrécupérables dont il est membre, le comédien s’attaque notamment à « l’instrumentalisation des luttes à des fins racistes et islamophobes. Il faut contrer le discours de structures officielles pour qui l’homophobie viendrait des quartiers populaires ou des personnes racisées. L’homophobie et la transphobie sont partout : au sein de l’État, dans le monde du travail, dans les lieux de pouvoir. » CHANGEMENT DE PERSPECTIVE Mardi 20 novembre. Ce jour-là, c’est entre deux séances de montage que nous avons échangé avec Océan. Arrivant à la fin de la conception de la websérie, le comédien confie son étonnement. « C’est marrant de me voir évoluer, de constater que, déjà, je ne parle plus de moi comme lors du premier épisode. On suit la perception d’une personne cis qui devient trans, et qui repense son passé. » D’ailleurs, à travers ses multiples casquettes d’auteur, comédien, réalisateur, militant, comment sa transidentité influe-t-elle sur son travail, ses préoccupations ? D’abord, Océan précise que chacun de ses spectacles lui ayant permis d’évoluer, son regard sur ceux-ci s’est modifié. Ainsi, il a découvert au fur et à mesure de La Lesbienne

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invisible que son propos relevait pour partie d’une stratégie inconsciente : « Mon apparence féminine et hétéronormée me donnait une place dans les médias et je renvoyais l’image d’une lesbienne rassurante, ne menaçant personne ». Après avoir choisi de changer de style dans Chatons violents, « pour qu’on vienne me voir pour ce que j’avais à dire », Océan pensait avoir réglé la question de la soumission à une autorité hétéronormative. « Mais en fait, non. Ce que je découvre en ce moment, c’est que je me suis dans mes spectacles très peu “attaqué” aux hommes, il y a très peu de personnages masculins. Lorsque tu es lesbienne, un soupçon pèse sur toi, celui selon lequel tu aurais “un problème avec les hommes”. C’est un cliché, mais qui invalide les critiques à l’égard des hommes. Ma stratégie inconsciente pour demeurer audible a été de les protéger. » Outre cette prise de conscience, l’artiste réalise, également, que Chatons violents résonne différemment désormais. Citant l’exemple du personnage féminin en faveur de l’abolition de la prostitution, il souligne à quel point « dire ce qui serait, ou pas, le “bon” féminisme devient plus problématique lorsqu’on est un homme. Même si j’ai quarante ans de vie de femme derrière moi, je vois qu’il est temps que je passe à autre chose et que je parle enfin de la violence des hommes. D’autant qu’en accédant à leur groupe, je m’y confronte différemment, je découvre certains privilèges – comme cette façon de se valoriser entre eux en permanence, de se gratifier… » LE TEMPS DES IDENTITÉS Autant de sujets que l’artiste se promet d’aborder dans un prochain spectacle sur le genre, tout en se laissant le temps pour le concevoir. « Lorsque j’ai fait La Lesbienne invisible, il y avait une urgence économique : avoir un spectacle léger, pas cher et efficace. Pour Chatons violents, j’avais besoin de dire au plus vite ce que j’avais compris sur le privilège blanc. Là, c’est différent. Je ne veux pas aller trop vite. Et je me pose la question d’une création à plusieurs, avec

plus de moyens. J’ai envie d’une forme plus ambitieuse, avec une parole radicale, transgressive. » S’il importe à l’artiste de prendre son temps, et de voir dans quelles formes ces réflexions récentes s’incarneront (livre, long-métrage documentaire, fiction, spectacle), c’est aussi parce que, processus de transition oblige, il vit une période où tout « bouge très vite. Pour moi, avant, l’identité était fixe, vissée au fond de soi-même et à découvrir. Maintenant, je ne pense plus du tout cela. Nous sommes en mouvement. L’identité est ce mouvement même, et accepter cette fluidité, c’est se rendre libre ». Plus que jamais, par son travail d’artiste, Océan rend compte de ses multiples expériences et déconstruit les stéréotypes, défendant, face à l’assignation à un rôle, la possibilité d’une identité mobile. ■ caroline châtelet

oceanerosemarie.com Chatons violents en tournée : tous les samedis de janvier au Théâtre Lepic, à Paris ; le 18 janvier à Saint-Pierre-des-Corps (37) ; le 25 janvier à Firminy (42) ; le 14 février à Saint-Genis-Pouilly (01). La Lesbienne invisible en tournée : tous les vendredis et samedi à La Nouvelle Seine, à Paris, le 19 mars à Bordeaux. Websérie Océan, diffusion à partir de février 2019 sur france.tv

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