LA RÉVOLTE DANS LA RUE, LA MACRONIE MISE À NUE Entre la doctrine libérale qui s’effondre et l’extrême droite qui menace, la gauche doit se saisir des colères populaires et du désir de justice pour retrouver une dynamique politique.
La France s’est levée. Après la séquence des « Gilets jaunes », les jeunes manifestant pour le climat et une multitude de mobilisations, des hôpitaux aux personnels enseignants en passant par les agriculteurs ou encore les pompiers, la colère s’est cristallisée sur un sujet qui touche chacune et chacun d’entre nous : les retraites. L’allongement de la durée de cotisation et le système par points ont suscité une vague inédite de révolte. Ce qui se joue dans la contestation massive de ce projet gouvernemental, c’est un choix de société. Le projet de la macronie porte, dans sa contre-réforme sur les retraites, une cohérence qui vient de loin. Celle-ci repose
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sur un triptyque désormais bien connu : austérité, néolibéralisme, productivisme. Penser en dehors de ce cadre est… impensable. La sanctuarisation, voire la diminution de la part des richesses consacrée aux retraites relève d’une obsession : la réduction des dépenses publiques. En dehors de la sacro-sainte règle d’or, point de salut. Il faut donc comprimer la part de la mise en commun. Il le faut d’autant plus que le dogme du néolibéralisme est, ici, aussi fondamental qu’inaliénable. IL Y A UNE ALTERNATIVE
Le moule inauguré par Margaret Thatcher façonne les options gouvernementales, en France et en Europe, depuis des décennies. Le « mérite » individuel et la déréglementation viennent ainsi supplanter les principes de partage, de droits, de solidarité. Les valeurs du privé prennent le pas sur celles du public. Enfin, quels que soient les discours, de COP 21 en COP 25, la croissance est l’horizon recherché, en harmonie avec la société de consommation. Il faut être compétitif dans un monde ouvert, où les capitaux doivent pouvoir librement circuler. Le productivisme en est un corollaire inéluctable. C’est ainsi que le monde tourne. Qu’il ne tourne pas rond ne vient pas à l’idée de la technocratie qui gouverne. C’est pourquoi l’affrontement social sur l’enjeu
des retraites met à nu toute une logique, celle à l’œuvre depuis trop longtemps et qui donne chaque jour un peu plus le sentiment d’injustice, de perte de sens, de dégradation des conditions de vie. De piquets de grève en slogans, d’arguments pour démonter la contre-réforme en manifestations aussi denses que déterminées, un autre imaginaire se dessine, d’autres normes se revendiquent. Par son refus, le mouvement populaire indique la sortie du cadre. En contestant, il prétend qu’il est possible de penser et d’agir différemment. On entend soudain quelque chose comme : « There is an alternative ». On est saisi par une idée qui se propage : la voie empruntée n’a rien inéluctable, contrairement à ce qui est asséné comme autant de vérités incontournables – « On vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps », « On ne peut pas laisser une dette aux générations futures », « Le système actuel n’est pas viable »... Il semble enfin que les Français, dans leur majorité, ne croient plus aux « efforts nécessaires » en attendant l’improbable « ruissellement ». Usés par l’arrogance et le mépris des puissants, ils pressentent que l’on doit et que l’on peut faire autrement. RÉHABILITER L’IDÉE DE PROGRÈS
Ce n’est pas l’espace politique qui a frayé un chemin, mais le mouvement qui, par son refus, ouvre une voie. Rien n’est
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tracé, rien n’est gagné, tant s’en faut. Mais il faut saisir l’envers du rejet, ce que recèle en positif le trésor de la contestation. Face à « l’universalité » abstraite ressassée par la macronie pour vanter son système, abîmant ainsi un mot précieux en le dénaturant, c’est l’idéal de justice et d’égalité qui est brandi. Ne plus prendre les meilleures années pour fixer le montant de la pension ne peut que se traduire par un creusement des inégalités sociales et de genre. Le différentiel d’espérance de vie en bonne santé et la pénibilité sont niés. On se souvient que le président Macron n’aime pas le mot « pénible », qui laisserait entendre qu’il existe des métiers pénibles…. Voir Les Misérables ne lui suffit pas pour prendre pied dans la réalité. À la solidarité entre les générations et à l’intérieur d’une même génération est préférée « l’équité » devant le point, avec ses conséquences inégalitaires. En affirmant que ce chemin n’est pas inéluctable parce qu’il est injuste, le mouvement postule que le partage et la logique des droits doivent primer. Les solutions pour améliorer le système ne sont pas clés en main, mais les pistes se dégagent à mesure que la politique au service des riches et du profit se trouve dévoilée. L’individualisme présupposé de la société contemporaine est démenti par la demande sociale de mise en commun, loin du dogme de la réduction
des dépenses publiques, de la concurrence de tous contre tous, du libéralisme économique débridé. Si l’on impose le fait que ce n’est pas parce que l’on vit plus longtemps que l’on doit travailler plus longtemps, l’idée de progrès humain est de facto réactivée. Tout le monde a-t-il pleinement conscience qu’une personne qui travaille aujourd’hui est trois fois plus productive qu’auparavant ? Ce gain de productivité peut être mis à profit pour dégager du temps de vie. Il peut aussi nous permettre de sortir d’une logique de production et d’une consommation infinie qui abiment la planète et nos désirs. L’URGENCE D’UNE ISSUE ÉMANCIPATRICE
De quoi a-t-on réellement besoin ? Cette question mériterait un grand débat national. Les normes de la compétitivité et de la recherche de profit brident toute réflexion pour apporter des réponses justes à cette question, du point de vue de l’urgence écologiste et de la société que nous voulons construire. C’est ce cadre de pensée qui a été bousculé par l’élan populaire. C’est une voie de progrès social et écologiste qui se cherche. Elle n’est pas encore trouvée. La course de vitesse avec l’extrême droite est enclenchée. Si l’issue émancipatrice ne se dégage pas du terrain politique, le rejet massif du pouvoir en place
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pourrait, demain, se traduire par une victoire brune. En cette période, Marine Le Pen ne manque pas d’habileté pour surfer sur la vague des mobilisations et s’offrir en recours. L’air du temps et les basculements à l’échelle internationale lui donnent des raisons d’espérer. Le RN voit dans l’époque l’avènement du « C’était mieux avant », de l’ordre et du repli identitaire. Avec un visage modernisé, une banalisation impressionnante et un flirt croissant avec une partie de la droite classique, il parfait son ancrage dans les têtes et dans les urnes, et rêve de victoires. La partie n’est évidemment pas jouée, mais elle suppose, pour être remportée, que l’alternative sociale et écologiste se formalise et s’affirme dans le paysage politique, là où la décomposition et l’atomisation dominent aujourd’hui. Alors que le pouvoir en place est fragilisé et que la menace de l’extrême droite se profile sérieusement, celles et ceux qui ne veulent ni de la reconduction des sortants, ni d’un basculement dans le néofascisme représentent une force réelle dans le pays, une force en mouvement contre les choix gouvernementaux. Comment prolonger l’engagement sur le terrain politique ? Difficile de percevoir un horizon de victoire. Pourtant, la société remue dans tous les sens, et le souffle de ses révoltes devrait gonfler les voiles de la gauche. Combien de temps le
L’individualisme présupposé de la société contemporaine est démenti par la demande sociale de mise en commun.
décalage va-t-il encore durer ? Les petits calculs, les égos boursouflés et les vieilles routines sont autant d’entraves à la formalisation, sur le terrain politique, de cet élan populaire progressiste. Si les synthèses molles entre les appareils existants ne seraient évidemment pas à la hauteur du défi, il appartient aux responsables politiques de proposer un nouveau cadre. Notre temps est à la refondation politique, afin d’ouvrir une voie résolument sociale et écologiste aux désordres contemporains. Se mettre au travail, rassembler, inventer : nous le devons. clémentine autain et elsa faucillon
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08 POLITIQUE
REMETTRE LA GAUCHE AU MONDE
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CHARME ET VERTIGE DE L’ÉMEUTE
32 L’OBJET
LE DRAPEAU ROUGE DU MOUVEMENT OUVRIER 34 RENCONTRE
AMANDINE GAY CINÉASTE À LA HAUTEUR DE SON SUJET
42 CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT
RÉGIME DE LA POÉSIE
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44 DOSSIER
LES VILLES PRENNENT LE POUVOIR
SOMMAIRE
86 ENQUÊTE INTELLECTUELLE
LE FÉMINISTE PEUT-IL L’EMPORTER SUR LE MASCULIN ?
96 CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO
METTRE FIN AU DONJUANISME À LA FRANÇAISE
98 INTERVIEW POSTHUME
LOUISE MICHEL
106 CARTE BLANCHE
LOUISE SIFFERT
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REMETTRE LA GAUCHE AU MONDE D’étincelles en embrasements, les mouvements populaires raniment la flamme des luttes partout sur une planète en souffrance. Il faudra une gauche nouvelle pour l’entretenir et la convertir en alternatives politiques. texte pierre jacquemain et pablo pillaud-vivien
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epuis 2010, lors des grandes vagues de contestations populaires du monde arabe – requalifiées en « printemps arabe » –, jamais le monde n’avait connu autant de soulèvements et de mobilisations à ce niveau d’intensité. Hier en Tunisie, au Yémen, en Libye, au Maroc ou en Égypte. Aujourd’hui en Équateur, au Brésil, au Pérou, au Chili, en Algérie, en Irak, en Catalogne, à Hongkong, à Haïti ou au Liban. Les colères sont plurielles : remise en cause des régimes autoritaires, hausse des inégalités, inégal accès aux soins et aux besoins primaires d’une alimentation saine et équilibrée, à l’eau ; envolée des prix, mal-logement, exploitation au travail, dérégulation climatique. Les motifs et moteurs des populations, aux quatre coins du monde, prennent un tournant inédit dans l’histoire contemporaine. Inédit par leur simultanéité. Les luttes se font écho. Inédit aussi par leur caractère massif. Jusqu’à deux millions de manifestants dans les rues de Hongkong – dont la mobilisation s’est inscrite dans la durée. Inédite enfin par la similarité des réponses des régimes en place. La répression policière, avec parfois le recours à l’armée, a déjà fait de très nombreux morts. Une dizaine au Chili. Un étudiant à Hongkong. Plusieurs en Algérie. L’Europe n’est pas épargnée
par les violences policières. En Espagne, la répression contre les manifestants catalans a été particulièrement violente. Alors que le pays connaît les manifestations les plus importantes depuis la fin du franquisme, les forces de l’ordre ont renoué avec les pratiques les plus sombres de l’histoire espagnole. Jusqu’au sort des indépendantistes catalans : près de cent ans d’emprisonnement cumulés pour l’ensemble des responsables politiques qui ont œuvré en faveur d’un référendum pour exiger le droit démocratique à l’autodétermination du peuple catalan. En France aussi, depuis la mobilisation des « Gilets jaunes », les manifestants ne cessent de déplorer les mains arrachées, les éborgnés, les blessures nombreuses. Une répression qui, quel que soit le lieu où elle sévit, ne fait qu’attiser plus encore la colère. DES RÉVOLTES PROFONDES D’une certaine manière, si les mouvements sociaux se forment et se cristallisent autour d’une petite étincelle, cette goutte d’eau qui fait déborder le vase – la réforme des retraites ou la taxe carbone (France), la hausse du ticket de métro (Chili, États-Unis), la hausse du carburant (Italie et Brésil) – la colère est plus générale, bien plus ancrée et profonde encore que bien des gouvernements ne semblent l’imaginer. Il y a
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sans doute une prise de conscience de plus en plus caractérisée d’un monde qui créée toujours plus de richesses sans que le gâteau soit réparti à parts égales. L’injustice sociale comme combat. L’égalité comme horizon. Parce que,
Les événements qui ont précédé l’arrivée au pouvoir de Jaïr Bolsonaro au Brésil, s’ils s’appuyaient sur une contestation sociale particulièrement forte, reposaient aussi sur une critique de la représentativité politique. Même constat
Comment la gauche n’a-t-elle pas su, pas pu accompagner ces mobilisations ? Comment n’a-t-elle pas su, pas pu transformer ces colères en espoir et proposer une alternative crédible ? si ces mobilisations s’embrasent parfois aussi vite qu’elles s’éteignent, elles sont aussi le symptôme d’un monde qui change et qui tourne le dos au progrès humain. Au-delà de la question sociale, l’aspiration à une nouvelle ère démocratique est aussi un trait commun aux luttes en cours, contre une classe politique, une « élite » qui ne représente pas le peuple. Une critique de la représentativité qui s’ajoute souvent à un refus de l’opposition droite / gauche. Et dont les débouchés ne favorisent pas toujours, loin s’en faut, les défenseurs des droits, de l’égalité, de la justice sociale et environnementale. Les combattants de l’émancipation humaine. Et comme le rappelle le sociologue Éric Fassin : « Quand on rejette l’opposition gauche / droite, ça finit rarement à gauche ».
en Italie, avant l’arrivée au pouvoir de Matteo Salvini. Comment ces mouvements populaires, dont les revendications étaient souvent proches de ceux qui, à gauche, les portent dans le combat politique, associatif, intellectuel, syndical, ont-ils pu se laisser dépasser – si ce n’est pour faire émerger en leur sein des personnalités qui préfèrent le ressentiment des peuples à leur émancipation collective ? Comment la gauche n’a-t-elle pas su, pas pu accompagner ces mobilisations ? Comment n’a-t-elle pas su, pas pu transformer ces colères en espoir et proposer une alternative crédible ? Une alternative politique qui s’appuierait sur la somme et la symbiose des luttes existantes. Le chemin est encore long. Et si l’espoir naît souvent de la masse des citoyens du monde qui se mobilisent, il apparaît aussi à travers l’in-
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carnation de figures déjà iconiques et inspirantes à bien des égards. DÉMOCRATIE ET REDISTRIBUTION Car les gauches mondiales fourbissent leurs armes. À quelques exceptions près, parfois notables comme au Chili, en Espagne ou en Suède, elles sont dans l’opposition. À la recherche d’hommes ou de femmes providentiel-les, empêtrées dans des divisions qui semblent insolubles ou portées par des projets qui transcendent les fractures et les divisions, elles essaient de trouver les voies et moyens pour contrer les vents d’extrême droite qui soufflent particulièrement fort. Et pourtant, les temps s’y prêtent : la conjoncture économique particulièrement difficile renforce historiquement les partis de gauche, leur offrant la possibilité de bâtir des alternatives sociales et de proposer des grands projets d’infrastructure sur le modèle keynésien. Seulement, le retour à la normale des économies nationales comme de l’économie globale semble impossible. Nous sommes entrés dans l’ère des économies de stagnation, les problématiques écologiques et environnementales deviennent prédominantes au niveau politique comme au niveau individuel, et nous devons faire face à un paradoxe complexe : la démocratie représentative
est en crise alors que, dans le même temps, l’idée de démocratie a quant à elle atteint un degré de maturité tel que beaucoup refusent les inégalités qui vont pourtant croissant. En ce sens, la doctrine de Jeremy Corbyn, le leader travailliste britannique jusqu’à sa récente déconfiture aux élections de décembre, constituait une réponse sans doute insuffisante, mais pertinente. Pour la première fois depuis des années, c’est la redistribution qui a été mise à l’agenda politique plutôt que la croissance. Pour beaucoup, cela a constitué une avancée notable, car ce n’est pas forcément l’absence de crédibilité dans ce programme économique qui a pêché. Non, c’est plutôt que l’ancrage dans ce que beaucoup perçoivent comme la vieille gauche a été ressenti comme un retour en arrière. En bref, il n’y a pas eu de véritable renouvellement des finalités, des critères, des méthodes pour faire différemment société. Cela, d’une certaine manière, a sûrement manqué. Le fait que le projecteur médiatique était tout entier tourné vers la question du Brexit, sur laquelle la position du Labour était tout sauf claire, n’a bien sûr pas aidé. L’ESPOIR SE LÈVE À L’OUEST Tout espoir n’est pas perdu pour autant à qui prend le temps de considérer la gauche à l’échelle mondiale. D’abord
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parce qu’en 2020 aura lieu la prochaine élection présidentielle américaine. Elle verra s’affronter, sauf si l’impeachment en arrivait à bout, le sortant Donald Trump et un candidat démocrate qui devrait être campé sur des positions ancrées à gauche. C’est en effet la première fois que, lors de primaires du Parti démocrate, les chances de victoire d’un candidat socialiste sont aussi élevées. Grâce aux candidatures plébiscitées de Bernie Sanders et d’Elizabeth Warren, l’attention du débat public se focalise sur des propositions qui, il y a encore quelques années lorsque Sanders les revendiquait, étaient jugées irréalistes. Désormais, on ne parle plus que de sécurité sociale pour tous, de démantèlement des GAFAN (Google-Amazon-Facebook-Apple-Netflix), d’accès gratuit à l’université ou de Green New Deal – dont bien des responsables politiques de gauche s’inspirent aujourd’hui en Europe. Le renouveau à gauche passerait-il par une gauche américaine qui a réussi à trouver les incarnations capables de promouvoir une pensée à même de coordonner des luttes diverses et singulières ? Parce que, derrière le vieux routier de la politique qu’est Bernie Sanders, d’autres figures émergent, au premier rang desquelles Alexandria Ocasio-Cortez. Icône médiatique, star des réseaux sociaux, latino-américaine
ancrée dans les réalités des catégories populaires, elle est une sorte de trait d’union éloquent entre différentes sensibilités d’une gauche radicale qui ne demande qu’à se rassembler. D’autant que, épaulée par les figures médiatiques d’Ilhan Omar à Ayanna Pressley en passant par Rashida Tlaib, elle n’est pas seule. Ces femmes racisées, dont l’une porte un foulard, sont les symboles éclatants d’une génération nouvelle qui entend mener une âpre guerre au sein de l’appareil démocrate pour assurer que leurs combats intersectionnels et de classe figurent à l’ordre du jour. Leur percée dans le débat public ainsi que leur ancrage dans le parti démocrate n’ont rien de marginal. DE NOUVELLES PERSPECTIVES POLITIQUES Sur l’autre partie de l’échiquier de la gauche, du côté de la social-démocratie, un phénomène mérite d’être souligné. Un phénomène loin d’être isolé. Les sociaux-démocrates opèrent parfois un virage à 180 degrés qui les rapprochent à grand pas, sur le fond, de la gauche radicale. Plusieurs pays européens en prennent le chemin. En Espagne, le Parti socialiste ouvrier espagnol a ainsi fait le choix de s’allier avec Podemos, ouvrant la voie à une hausse d’impôts des plus fortunés et à une relance de la commande publique. En Finlande, une
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coalition de cinq partis de gauche voit ainsi s’allier le Parti social-démocrate et le Parti du centre avec les plus radicaux Alliance de gauche, Ligue verte et Parti du peuple suédois de Finlande – à noter que ces cinq formations sont dirigées
monde s’endort. Y compris à gauche. L’échec de l’expérience grecque avec Alexis Tsipras, les défaites cuisantes des travaillistes anglais emmenés par Jeremy Corbyn, jusqu’à la tentative avortée d’un populisme de gauche, en France, par
Si les plaques tectoniques d’une gauche en reconstruction sont encore extrêmement mouvantes, ne rien faire en laissant passer les trains de la contestation sociale serait désastreux. par des femmes – pour prendre la tête du pays. Même constat au sein du Parti social-démocrate allemand, qui commence à interroger sa présence dans la coalition qui le lie avec Angela Merkel, à la suite de l’élection à la direction du parti de Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken, issus de l’aile gauche de la formation. Enfin, au Portugal, la coalition de gauche au pouvoir depuis 2015 – Parti socialiste, Bloc de gauche et Parti communiste – vient de rempiler pour quatre ans. Qu’il s’agisse des mouvements sociaux dans le monde, des alternatives politiques qui se dessinent face aux pouvoirs réactionnaires et conservateurs en place, ou des mouvements et des mutations idéologiques des partis sociaux-démocrates, un vent d’espoir souffle à nouveau sur la planète gauche. Parce qu’un vieux
les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon ne referment pas la possibilité de nouvelles perspectives politiques. Beaucoup de regards sont aujourd’hui tournés vers les États-Unis, qui éliront un candidat démocrate puis un président en 2020 : si Bernie Sanders ou Elizabeth Warren réussissait à l’emporter, le symbole serait fort, le pouvoir d’entraînement certain. Mais s’ils venaient à perdre et à laisser Trump rempiler, ou un démocrate centriste et affairiste accéder au pouvoir, ce serait une énième désillusion qui continuerait d’affaiblir les imaginaires de la gauche et sa capacité à apparaître comme gouvernante. UNE BATAILLE POUR LA SURVIE Dans un contexte économique mondial de plus en plus injuste où l’urgence climatique, le défi démocratique
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et la soif de justice sociale et d’égalité conduisent les citoyens à sortir de chez eux, à lutter, à revendiquer, à contester – parfois au péril de leur vie –, la gauche, sous des formes qui varient d’un continent à l’autre, cherche à se faire une place entre les ultralibéraux et les nationalistes. C’est une bataille pour la
où l’on va vers les onze milliards d’habitants. Ce que montre l’évolution actuelle, c’est que l’histoire n’est pas finie et que cela vaut la peine de s’inscrire dans le mouvement de recherche à l’intérieur de la gauche. Mais, pour aller dans ce sens, il ne faut pas se chercher des modèles ni, sans
Après le double échec de la social-démocratie et du communisme, il faut aller de l’avant et cesser de balancer entre radicalité et majorité. survie, car le duel entre l’extrême droite et l’extrême centre pourrait faire disparaître la gauche. Mais ça (re)commence à prendre. Il se pourrait même que ça commence à se voir. Et si les plaques tectoniques d’une gauche en reconstruction sont encore extrêmement mouvantes, ne rien faire en laissant passer les trains de la contestation sociale serait désastreux. La gauche ne réussira pas en étant celle des « jours heureux » du passé. Elle fait face à deux récits qui disent à leur façon la manière dont on peut « faire société » : celui de la fluidité et celui de la protection. Quel peut être le récit de la gauche ? Ce ne peut pas être simplement celui de la redistribution contre celui de la croissance, dans un monde
cesse, passer de l’enthousiasme pour un modèle à la désillusion. Après le double échec de la social-démocratie et du communisme, il faut aller de l’avant et cesser de balancer entre radicalité et majorité. Il faut de la radicalité et de l’innovation dans les projets de société ; il faut avoir l’ambition de bâtir des majorités dans la construction politique. Les deux exigences produisent nécessairement des tensions ; mais il faut les assumer en même temps, pas osciller en permanence entre l’une et l’autre. En bref, il faut de la patience… et il ne faut pas perdre de temps. La gauche cherche et se cherche. Mais il lui faut se retrouver vite car sa responsabilité est immense. pierre jacquemain et pablo pillaud-vivien
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Un essai, un spectacle de danse, et l'émeute pour sujet commun. Le chorégraphe Thomas Chopin et l'universitaire Romain Huët confrontent leurs explorations de cette expérience moins « noble » que la révolution, mais plus sensible… et singulièrement contemporaine.
CHARME ET VERTIGE DE L'ÉMEUTE texte marion rousset photos célia pernot pour regards
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A
lors qu’il flâne dans la librairie Folies d’encre, institution montreuilloise, le chorégraphe Thomas Chopin sursaute à la vue d’un titre : Le Vertige de l’émeute. Des mots qui résonnent avec ceux qu’il a choisis pour sa dernière création, Le Charme de l’émeute. D’un côté, une sociologie de la chair écrite par un universitaire, Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’université de Rennes 2. De l’autre, des corps dansants pour figurer l’émeute dans un spectacle qui s’est nourri de lectures sociologiques. Ces deux-là – qui auraient pu se croiser dans un cortège de tête à Paris ou à Nantes – étaient faits pour dialoguer.
fait l’expérience. Mes parents ont tenu une librairie indépendante anarchiste à Angers pendant une dizaine d’années. J’ai passé mon adolescence dans l’entourage des ouvrages politiques qu’ils vendaient, de la nouvelle BD comme de la nouvelle presse. La lecture du journal Actuel, dans les années 1970-1975, m’a par exemple beaucoup marqué. J’ai cependant hésité à conserver ce titre, qui n’est pas évident à assumer dans une logique de production car Le Charme de l’émeute n’est consensuel ni à gauche ni à droite. Il peut en effet évoquer quelque chose de l’ordre du fantasme petit-bourgeois, et prêter en ce sens le flanc à une critique de gauche. Quant à la droite, elle peut y lire une attirance malsaine pour l’action radicale.
« Charme » ou « vertige » de l’émeute. Pouvez-vous l’un et l’autre expliquer ce qui a présidé au choix de ces mots ?
romain huët. J’avais choisi un premier titre très universitaire, Phénoménologie de la violence émeutière, que je trouvais trop pompeux. Roger Caillois [sociologue et critique littéraire] parle du « vertige de la guerre » et, pour décrire ce sentiment, il a cette jolie expression : « Quand l’existence se met à hurler en moi ». Je trouve que la notion de « vertige » donne à lire un aspect essentiel de l’expérience subjective que constitue l’émeute. Il y a dans la pratique émeutière une dimension existentielle qui échappe aux discours rationnels des acteurs, aux justifications qu’ils se donnent,
thomas chopin.
Avec le terme de « charme », j’insiste sur la puissance attractive de l’émeute, qui possède un côté envoûtant. Au début, j’avais prévu d’y ajouter un sous-titre que j’ai finalement supprimé, « La fascination du feu », en référence aux institutions qui ont brûlé pendant la Commune de Paris. Mon milieu familial n’est pas étranger à cette fascination, dont j’ai moi-même
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« Les émeutiers qui ont une relation brisée au monde peuvent ressentir un sentiment de puissance et y trouver une manière de suspendre provisoirement, symboliquement, leur impuissance. » romain huët
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« J’ai beaucoup travaillé sur les corps-à-corps, ce contact si particulier propre aux mouvements de foule… Il peut y avoir dans ces rapprochements un charme plus érotique que romantique. » thomas chopin
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aux idéologies qui peuvent les animer. L’essentiel du sens d’une émeute, sa puissance performative et son attrait tiennent d’abord aux dispositions subjectives que ce mode d’action éveille chez les acteurs. Le « charme » lui-même réside dans ces propriétés affectives que j’ai choisi d’éprouver en participant à une cinquantaine d’émeutes à l’intérieur du cortège de tête, au cours de la plupart des actes des « Gilets jaunes », ainsi qu’à Notre-Dame-des-Landes. Ce charme s’explique aussi par le côté imprévisible des situations. Elle se vit très concrètement, l’incertitude : c’est par exemple ne pas savoir quoi faire de son corps, ni comment interpréter un bruit… Et puis, dans les moments d’intensité où le rythme des corps s’accélère, les émeutiers qui ont une relation brisée au monde peuvent ressentir un sentiment de puissance et y trouver une manière de suspendre provisoirement, symboliquement, leur impuissance, l’impossibilité d’affecter le réel de façon significative dans la vie de tous les jours. Ces moments d’intensité, comment les décrire par des mots et les travailler sur le plateau ? romain huët. L’émeute est vécue comme une vibration, les corps tremblent, sursautent, sont traversés par toutes sortes d’excitations et de frayeurs. Elle
est aussi étreintes, mélanges, interdépendances. Il y a un côté quasi sexualisé de la relation à l’autre. Cela n’empêche pas les émeutiers d’avoir des idées politiques, mais le politique passe dans les sensations. L’émeute ne répond pas à des objectifs précis, elle donne l’impression d’être en contact avec la réalité du pouvoir. Dans l’épreuve de la violence avec les forces policières, la politique se donne comme réelle. thomas chopin. Pour restituer l’intensité de l’émeute, j’ai choisi paradoxalement d’éviter la surcharge de gestes et une précipitation qui, par ailleurs, n’est pas simple à orchestrer. Toute la première partie du spectacle est assez lente, presque immobile. L’intérêt scénique du ralentissement, c’est qu’il permet de créer, par contraste, des moments de tension dans les scènes de masse… La difficulté étant de réussir à faire masse quand on est cinq sur un plateau ! J’ai aussi beaucoup travaillé sur les corps-à-corps, le fait d’être collés les uns aux autres, ce contact si particulier propre aux mouvements de foule… En danse contemporaine, on parle de « poids / contrepoids » : on donne son poids ou reçoit le poids d’un autre. Et il est certain qu’en dépit de la violence exprimée, il peut y avoir dans ces rapprochements un charme plus érotique que romantique.
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romain huët. Ce qui est très présent dans la chorégraphie de Thomas Chopin, comme dans les mouvements que j’ai pu observer, c’est en effet cette idée d’un entre-corps. Il y a des corps ballottés, heurtés, des corps qui se tiennent et se soutiennent. Dans une émeute, mon corps est toujours placé dans les mains de quelqu’un que je ne connais pas nécessairement. On peut s’abriter derrière le corps de l’autre, comme être gêné par celui qui est devant soi quand le groupe recule en raison d’une charge policière. Le corps-à-corps est aussi une technique que j’ai pu observer sur le terrain : se tenir pour faire masse et compliquer l’intervention policière.
Pour restituer l’expérience émeutière, le chercheur a-t-il intérêt à se faire un peu artiste et l’artiste un peu sociologue ? romain huët. J’ai tenté de bousculer la façon dont la science se fabrique. Je ne veux pas épuiser l’émeute par des interprétations qui clôtureraient le sens des pratiques émeutières. Au contraire, je veux que ça parle… L’écriture vise moins chez moi à produire une vraie connaissance sociologique qu’à faire sentir l’expérience émeutière, son climat, sa tonalité affective. Quitte à emprunter un vocabulaire qui n’appartient pas toujours aux sciences sociales. J’ai voulu créer
un espace d’hésitation, de bégaiement, être l’idiot de Deleuze. Je ne prétends pas dire la vérité – même si j’ai cinq années d’observation de terrain derrière moi ! –, mais ouvrir un espace de débat. Et il faut pour cela rompre avec une approche sociologique qui a l’habitude de procéder en deux temps : d’abord poser une question, ensuite chercher le terrain approprié pour y répondre. Quand j’ai commencé à travailler sur les émeutes, je revenais de Syrie, où j’avais mené un travail ethnographique autour des brigades de combattants. Je me suis rendu sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et là, j’ai vu des manifestations sauvages qui ont suscité ma curiosité, avec une faible application des moyens de violence, mais une intensité très présente. Ensuite, je n’ai cessé de me mêler aux émeutiers en différents endroits. Mon projet d’écriture est né de la somme de ces expériences sensibles. thomas chopin. À ma manière, j’ai long-
temps fait de l’observation participante. À chaque fois qu’une émeute éclatait à Paris ou à Nantes, je me glissais dans la foule en fin de cortège pour éprouver ce qui s’y passait. Mais, pour ce travail chorégraphique, le déclic m’est venu en 2012, quand j’ai visionné la vidéo du journaliste Gaspard Glanz [ancien étudiant de Romain Huët] qui avait filmé l’opération César, cette année-là, à
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« L’émeute est le siège d’une violence maîtrisée, calculée, domestiquée. Une violence qui ne vise pas à anéantir, à tuer, mais à se rendre visible et à gêner, sinon à désorienter le pouvoir. » romain huët
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« Ce qui fait peur dans le cortège de tête ou les Gilets jaunes, c’est le retour à la part sauvage d’un XIXe siècle révolutionnaire. » thomas chopin
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REGARDS CROISÉS
Notre-Dame-des-Landes. Le jusqu’auboutisme des insurgés m’a impressionné. À l’origine, je voulais m’inspirer du documentaire de Chris Marker, Le Fond de l’air est rouge, qui raconte les années 1960-1970. Mais la lecture du livre du sociologue Alain Bertho, Le temps des émeutes, m’a donné envie de me pencher sur mon époque. Après, comment faire parler les corps des émeutiers ? C’est l’exposition et le livre de Georges Didi-Huberman, intitulés Soulèvements, qui m’ont permis de faire le lien entre la théorie et l’art. Dans Le Charme de l’émeute, il y a un côté carnavalesque que n’ont pas les écharpes noires, masques à gaz ou de plongée dont les black blocs se couvrent le visage… L’émeute peutelle être festive ? thomas chopin.
Le mouvement des Gilets jaunes nous a un peu fait oublier la dimension carnavalesque ou même clownesque qu’ont pu avoir certaines mobilisations par le passé. Encore que l’humour persiste dans des slogans comme « Nous promenons nos poulets », « Cinq fruits et deux émeutes par jour » ou « Une pensée aux familles des vitrines » ! Mais ce n’est pas Hambourg, où le sommet du G20 avait donné lieu en juillet 2017 à des manifestations classiques juxtaposées à des émeutes,
du théâtre de rue, un sound system… Ni même la naissance du cortège de tête, en 2016, quand les émeutiers défilaient déguisés, grisés de se retrouver soudain devant les cortèges syndicaux et non plus derrière eux, portés par l’enthousiasme des débuts. romain huët.
L’émeute peut receler des moments de joie collective. Joie d’occuper la rue, de ne pas faire que circuler. À Notre-Dame-des-Landes, par exemple, les zadistes ont imaginé un Karnaval contre l’évacuation de la ZAD et organisé un banquet festif. Je me souviens aussi, au moment de l’élection d’Emmanuel Macron, des têtes brandies sur des piques à Ménilmontant et des personnes déguisées qui jouaient à faire la révolution. Aujourd’hui, la société trouve peut-être là un espace où dépenser l’excédent d’énergie qui interrogeait déjà Georges Bataille et Roger Caillois. Ces formes d’action renouent avec la puissance explosive des fêtes traditionnelles d’autrefois, qui ont aujourd’hui beaucoup perdu de leur symbolique. Après, il ne faut rien exagérer. L’émeute n’est pas que fête, trouble provisoire, joie sans conséquence ! Ces épisodes contrastent avec d’autres moments beaucoup plus durs. Et il faut bien reconnaître que la rigidification actuelle des rapports de forces a tendance à transformer l’émeute en une épreuve plus
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tactique que festive. À l’évidence, les Gilets jaunes échappent complètement au registre carnavalesque, sans doute parce qu’ils ont un intérêt vital à lutter… Ils sont dans une épreuve obstinée. J’ai d’ailleurs été frappé par leur capacité à rester mobilisés pendant cette dernière année. Dans une même journée, ils peuvent marcher trente kilomètres et, à minuit, être encore sur les ChampsÉlysées ! Le danger, en insistant sur la dimension carnavalesque, serait de minorer le sérieux de la contestation, de faire comme si l’émeutier se contentait de venir chercher son shoot d’adrénaline avant de rentrer chez lui. L’un et l’autre, vous brisez le cliché d’une violence gratuite, frontale, commise par ceux qu’on appelle aussi les « casseurs »… thomas chopin. Une émeute restera toujours dure, sale, violente. Je n’ai pas cherché à évacuer cette violence, mais nous avons travaillé au fur et à mesure des répétitions à détourner le geste, à le rendre plus abstrait, afin que le spectateur n’ait pas le sentiment d’être dans la position de l’ennemi. C’est pourquoi, dans la mise en espace des formes chorégraphiques, je suis toujours sur des diagonales et des profils. J’évite d’être frontal. Il se trouve que cela fait écho aux observations de Romain sur un dé-
bordement et un désordre qui relèvent d’une mise en scène, d’une violence qui vise d’abord à se donner à voir. Ce débordement, c’est au départ celui du cortège syndical, l’idée d’arrêter de manifester comme avant, de créer une masse non encartée. Pour l’historienne Mathilde Larrère, l’émeute est la matrice de la manifestation. Ce qui fait peur dans le cortège de tête ou les Gilets jaunes, c’est le retour à la part sauvage d’un XIXe siècle révolutionnaire. Si ça ne débordait pas, ça m’inquiéterait ! romain huët. Le cortège de tête n’a rien d’une multitude hystérique et incontrôlée. La plupart du temps, les émeutiers évitent la confrontation directe. L’émeute est ainsi le siège d’une violence maîtrisée, calculée, domestiquée. Une violence qui ne vise pas à anéantir, à tuer, mais à se rendre visible et à gêner, sinon à désorienter le pouvoir. L’agir destructif ne s’exprime pas de façon désordonnée, il est mis en forme, voire en spectacle. Feux d’artifice, fumigènes, pétards témoignent de cette quête du voir, ils disent le souci d’être le sujet de l’attention publique. On est très loin d’un déferlement haineux, d’une rage incapable de se contenir. En quelque sorte, l’émeutier est un mauvais combattant qui va s’acharner sur des grilles antiémeutes tout en sachant que ce sera vain. Concrètement, nous sommes
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REGARDS CROISÉS
presque dans le simulacre : les acteurs ne jettent pas beaucoup de projectiles et, lorsqu’ils le font, ceux-ci n’atteignent quasiment jamais leur cible. L’art de la fuite et de la dispersion est utilisé avec soin. Le corps-à-corps avec les forces de l’ordre est exceptionnel et éphémère. Il n’empêche que tous les regards se portent sur cette violence de très faible intensité, car c’est ce qui rend l’émeute scandaleuse. Mettre l’accent là-dessus participe sans doute d’une opération de disqualification classique – qui fonctionne cependant de moins en moins bien, à mon sens –, mais vise surtout à dissuader les gens d’aller manifester en créant un climat anxiogène. Quelle est la portée politique d’une telle mise en scène ? romain huët. L’ambition des émeutiers n’est pas de prendre le pouvoir suivant une stratégie classique, mais de mettre en cause le monde capitaliste. L’émeute est une tentative de fragmenter ce monde, de le fendre, qui s’applique à mettre en échec le pouvoir de façon symbolique, ponctuelle et localisée. Derrière s’exprime l’attente existentielle d’un monde qui ne vient pas, dont tout le monde ignore les contours. Tout l’enjeu qu’il faut assumer comme tel, c’est de construire du politique sans horizon.
Jusqu’à l’absurde ? thomas chopin.
Le duo de fin que je mets en scène est assez beckettien : les deux danseurs attendent la révolution comme on attend Godot. Pourquoi sont-ils là, sachant qu’ils vont sûrement perdre ? Pourquoi continuer à descendre dans la rue en sachant que les échecs sont plus importants que les victoires ? Oui, c’est un peu absurde de ne pas vouloir lâcher. Il y a quelque chose d’assez beau là-dedans. Et de mélancolique. Quand j’avais quinze ans, mon père m’a fait lire La Mémoire des vaincus de Michel Ragon, un livre sur la défaite des anarchistes au cours du XXe siècle. La mélancolie, c’est de ne pas réussir à faire le deuil d’une victoire potentielle de la révolution. romain huët.
Il y a deux jours, alors que je soutenais mon habilitation à diriger des recherches, j’ai expliqué que je faisais une anthropologie des vaincus ! Je travaille sur le suicidaire, l’épuisé… Et au fond, en parlant, je me demande si l’émeutier n’est pas lui aussi un vaincu sans que jamais je n’aie utilisé le terme avant. Mais je reste convaincu qu’il y a quelque chose à faire de cette défaite. Le sujet fatigué n’est pas condamné à un pur épuisement. Il peut se redresser. Nous vivons certes un sombre temps, mais c’est une heureuse opportunité
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de réfléchir à nos formes de vie, à nos styles d’existence. Comment introduire de l’hétérogène dans les vies, alors que le capitalisme les a colonisées jusqu’à les rendre homogènes ? Les zadistes n’ont pas arrêté d’invoquer les « vies que nous voulons ». Il faut réinventer les rapports amoureux, le travail…
déceler les prémisses d’autre chose : un black bloc épars qui se disperse et réapparaît dans des cortèges sauvages. L’art de l’esclave consiste à toucher l’organe du pouvoir dans ses failles. C’est ça qui est en train de se réinventer. propos recueillis par marion rousset
Le philosophe Jean-Claude Monod vient de publier un livre intitulé L’Art de ne pas être trop gouverné. Se rendre ingouvernables, n’est-ce pas ce qui rapproche les émeutiers ? romain huët.
Au moment du vote de la loi Travail, on a vu apparaître un collectif appelé Génération ingouvernable. L’idée empruntée à Michel Foucault et Giorgio Agamben, c’est d’en appeler à une politique de la disparition pour résister aux technologies de pouvoir qui visent à identifier les individus et les assigner à une place. L’une des manières de lutter, c’est de rentrer en clandestinité, d’être imprévisible, de se rendre indéchiffrable, insaisissable, indiscernable… Le fait de se masquer, de se dissimuler, de se soustraire à toute assignation identitaire classique permet de former un « nous » indéfini. Cet art d’être méconnaissable, c’est un peu ce que fait le black bloc. Sauf qu’il est devenu bien trop visible et prévisible ! Lors de la dernière manifestation des Gilets jaunes, on pouvait
À VOIR À LIRE Le Charme de l’émeute, par Thomas Chopin Festival Trajectoires TU – Nantes 14-15 janvier 2020 Festival Faits d’hiver Théâtre de la cité Internationale - Paris 17-18 janvier 2020 Les Halles de Schaerbeek - Bruxelles 25 Mars 2020 Le Sablier – Ifs 5 Mai 2020
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Le Vertige de l’émeute, de Romain Huët, éd. Puf, 2019
« L’une des manières de lutter, c’est de rentrer en clandestinité, d’être imprévisible, de se rendre indéchiffrable, insaisissable, indiscernable… » romain huët
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L’OBJET
Le 30 décembre 1922, l’Union soviétique naît avec son emblème, le drapeau rouge du mouvement ouvrier. Au centre, on trouve la faucille et le marteau sur un globe terrestre entouré d’épis entrelacés de rubans. Au-dessus, une étoile rouge dont les cinq branches symbolisent le parti (au sommet, bien sûr…), l’armée, les ouvriers, les paysans et les intellectuels. Le nouvel État se définit donc à la fois par sa visée révolutionnaire et son contenu social : l’État du communisme et du monde du travail. roger martelli
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AMANDINE GAY CINÉASTE À LA HAUTEUR DE SON SUJET Réalisatrice et militante afro-féministe, Amandine Gay travaille actuellement sur son deuxième film documentaire, Une histoire à soi, consacré aux enjeux de l’adoption. Rencontre. texte caroline châtelet, photos d.r. archive amandine gay
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RENCONTRE
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D
ans Ouvrir la voix, documentaire écrit et réalisé en 2014, Amandine Gay réunit vingt-quatre femmes noires. Ces femmes afropéennes ou afro-descendantes vivant en France ou en Belgique déploient dans leurs témoignages – articulés en plusieurs séquences – un regard sur leur vie. Du souvenir du premier jour où elles ont pris conscience qu’elles étaient noires par les regards ou paroles qu’on leur a adressées, à l’exotisation et aux injonctions dont elles font l’objet, jusqu’à leurs espoirs pour l’avenir, le film donne la parole à des personnes habituellement invisibilisées. Surtout, l’enchaînement des témoignages individuels, leur confrontation révèlent progressivement une récurrence dans les expériences des stigmatisations vécues, qu’elles soient sexistes, racistes – ou les deux. En deux heures de parole, le film démontre implacablement le cadre dans lequel ces oppressions se déploient : celui d’une société percluse d’un racisme systémique où domine « une » représentation de « la » femme noire essentialisée, objectivée, et où la « misogynoire » va bon train. L’on assiste ici à une mise en œuvre magistrale de la fameuse affirmation défendue par les féministes, soit « le personnel est politique ». Puissant par son sujet, percutant par son propos méticuleusement monté et
jamais moralisateur, Ouvrir la voix saisit également par sa forme, aussi dépouillée qu’efficace. Avec sa succession d’entretiens face caméra ponctués de quelques séquences de performances, son absence de musique ajoutée et de voix off, le film laisse toute la place à la parole. Ce dispositif horizontal se défiant d’un regard en surplomb – une femme elle-même noire filme d’autres femmes noires – évacue l’instrumentalisation des paroles collectées, autant qu’il favorise la liberté des échanges et les rebonds. Intégralement autoproduit, le documentaire a connu un joli succès. « L’EXPÉRIENCE DES PERSONNES ADOPTÉES » Prévu initialement pour être diffusé sur YouTube, le film sort finalement en salles en octobre 2017. Amandine Gay (qui signe l’écriture, la réalisation et le montage) et Enrico Bartolucci (chef opérateur, monteur du film et conjoint d’Amandine Gay) ont en effet décidé de créer leur boîte de production pour accompagner cette diffusion – Bras de fer production et distribution. Outre sa récolte de prix dans plusieurs festivals, ce documentaire de création réalisé sur les deniers personnels du couple (et avec l’aide d’un financement participatif) pour un budget global de 45 000 euros a été projeté en France et à l’étranger (en Suisse, en Allemagne, au Brésil ou au Japon).
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RENCONTRE
« Faire un film sur l’adoption, c’est travailler sur l’identité des personnes adoptées. Or la question des archives participe de la construction de nos identités. » Lorsque, cet automne, on retrouve Amandine Gay dans un bar de Saint-Denis, ville où la trentenaire vit et travaille, ce n’est pas tant pour évoquer Ouvrir la voix que son nouveau projet. En 2020 sortira Une histoire à soi dont elle signe le scénario, la réalisation et le montage – Enrico Bartolucci en étant le chef opérateur et le monteur. Coproduit par Bras de fer et CG Cinéma, soutenu par la région Île-de-France, distribué par Les Films du losange et géré pour ses ventes à l’international par MK2 – autant de partenaires dont le soutien n’est pas étranger au succès d’Ouvrir la voix –, ce documentaire porte, comme elle l’explique, « sur l’adoption et l’expérience des personnes adoptées aujourd’hui adultes. » Née sous X en 1984 à Lyon et ayant grandi dans une famille blanche, la réalisatrice prolonge l’exploration de ce qui fonde son identité. Mais elle le fait, là
encore, en donnant la parole à d’autres qu’elle, révélant du même coup les singularités et les récurrences dans les schémas, comme la nécessité du partage d’expériences. Cette question, cela fait plusieurs années qu’elle s’y intéresse. « Nous sommes allés nous installer à Montréal en 2015 et je me suis inscrite en maîtrise de sociologie à l’UQAM (université du Québec à Montréal). Voulant alors travailler sur l’adoption, faire mon mémoire là-dessus me permettait de commencer des recherches. » C’est ce même intérêt qui l’amène à créer en France (avec des relais en Belgique, Suisse et au Québec) le « Mois des adopté.e.s ». Ce versant francophone du National Adoption Awareness Month – manifestation apparue en 1976 au Massachusetts et ayant depuis essaimé dans nombre de pays anglo-saxons – a tenu en novembre 2019 sa deuxième édition. Débats, rencontres, films, expositions, ateliers ont été proposés au MAIF Social Club, à Paris, établissant des ponts avec d’autres questions de société (l’anonymat du don de gamètes, par exemple). « LA CONSTRUCTION DE NOS IDENTITÉS » Initialement, Une histoire à soi devait porter sur l’adoption internationale dans quatre pays francophones (Belgique, France, Québec, Suisse). Après avoir
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réalisé quatre-vingt-treize premiers entretiens, le duo décide, devant les contraintes imposées par une telle aire géographique, de se restreindre à la France. Cela n’en demeure pas moins un travail de titan : après quarante-deux pré-entretiens sur le territoire national et le prémontage de onze d’entre eux, Gay et Bartolucci choisissent six personnes. À travers ces quatre femmes et deux hommes âgés de vingt-cinq à soixantetreize ans, le film promet d’embrasser une pluralité de parcours, sans se cantonner à l’adoption internationale. Outre la présence d’une Franco-camerounaise adoptée sur le territoire français, « l’idée est d’avoir des personnes issues des pays emblématiques de l’histoire de l’adoption : une personne d’origine australienne née en Suisse et adoptée en France – puisqu’on oublie souvent que l’adoption internationale d’enfants non-blancs explose dans les années 1980, lorsqu’il y a une pénurie d’enfants blancs ; une personne du Sri Lanka, eu égard aux affaires de trafic d’enfants ; une personne de Corée du Sud, pays constituant la plus grosse diaspora d’adoptés dans le monde ; une personne originaire du Rwanda, renvoyant à l’histoire de la France ; et un adopté du Brésil, les Brésiliens adoptés en France étant nombreux. » Attentifs à la question de la forme, Amandine Gay et Enrico Bartolucci optent
pour le film d’archives. « Ouvrir la voix était un documentaire d’entretiens car son thème portait sur la réappropriation de la narration et la prise de parole. Là, nous nous interrogeons sur ce que représente avoir ou non des informations sur ses origines. Faire un film sur l’adoption, c’est travailler sur l’identité des personnes adoptées. Or la question des archives participe de la construction de nos identités : en a-t-on ou pas précédant l’adoption ? Se pose également la question de la “recréation d’images”… » Cette pratique fréquente chez les familles adoptantes consiste à surdocumenter l’arrivée des enfants. « Il y a pour ces enfants énormément de photos, de vidéos, etc. et certains psychologues analysent cela comme la recréation du mythe de la naissance. » Cela peut créer un décalage parfois ambigu pour certaines personnes, confrontées à un dossier d’adoption très maigre ou absent d’un côté, et à une profusion de traces de l’autre. Dans le film, l’usage de ces archives est pesé, et aucune ne sera décorative. « La caricature du film d’archives en télé est une voix off écrite en amont, que les images viennent illustrer. » Cet attachement à la forme amène Amandine Gay à solliciter, outre le jazzman Arnaud Dolmen pour composer la bande sonore, la directrice artistique Constance Guisset. Celle-ci veille à ce que le film assure une dramaturgie avec
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les images réunies et trouve un équilibre entre cinéma d’art et d’essai et cinéma grand public. « UN DON CONTRE-DON » Mélangeant les différents médiums (photographies argentiques ou numériques, films VHS ou Super 8, diapositives, lettres, etc.), le film plonge dans la mémoire des six personnages en faisant dialoguer leurs archives avec d’autres, institutionnelles. « Nous mêlons des archives télés de 1945 à nos jours traitant de l’adoption internationale. » Issues des JT, ces sources permettent de rendre compte de « l’évolution des discours sur l’adoption et de voir quelles thématiques émergent au fil des décennies ». Outre les enjeux des politiques d’adoption internationale, de la diversité générationnelle et géographique, le film promet de prendre le contre-pied d’idées reçues. Ainsi de celle de la « recherche des origines, souvent présentée dans les médias comme étant LA quête de tous les adoptés. Ce n’est pas le cas. Certains n’en font pas, d’autres ne voulaient pas la faire et s’y retrouvent confrontés ». La réalisatrice se veut attentive à cette pluralité des expériences : « L’une des personnes du film a été retrouvée par son père biologique et a attendu huit années avant d’accepter de le rencontrer. Une autre n’a jamais fait de recherches, jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’elle est peut-être issue d’un
« Je ne demande pas aux gens de se mettre plus à nu que je ne le fais. Je déteste le rapport surplombant qu’ont certains sociologues, documentaristes ou reporters de guerre. »
trafic d’enfants au Sri Lanka. Si sa famille l’attend là-bas, elle a une responsabilité vis-à-vis d’eux de leur indiquer qu’elle est en bonne santé. Une autre a retrouvé sa mère et, désormais, ses parents français passent ses vacances chez sa sœur biologique au Brésil. Se pose la question de la coexistence de plusieurs familles… » Il s’agit bien, par l’articulation de ces voix et expériences singulières, de déconstruire divers points touchant les familles adoptantes et les adoptés : « Les questions des rapports Nord / Sud, de filiation, de classe, d’acculturation, économiques ». Ce travail de fourmi amenant le duo Gay-Bartolucci à se plonger dans des décennies d’archives, notamment
personnelles, ne pourrait avoir lieu sans respect envers des personnes interrogées : « Ce travail nous engage, il faut que les familles nous fassent confiance ». Soucieux de montrer à chaque concerné « sa » séquence, le couple a prévu d’organiser prochainement des dîners afin de permettre à tous les interlocuteurs du film de se rencontrer. « C’est un don contre-don. Les personnes se mettent à nu, elles nous confient leurs histoires et nous font confiance pour les représenter. La moindre des choses, c’est que nous nous impliquions à la même hauteur. » « S’EN SORTIR PAR LE COLLECTIF ET LA POLITISATION » Cette démarche nourrie par un souci éthique infuse aussi le livre qu’écrit actuellement Amandine Gay, à paraître en 2020 aux éditions La Découverte. Dans cet essai autobiographique, la réalisatrice entend reprendre ses recherches menées en sociologie en les enrichissant de son témoignage personnel. « Je le défendais déjà pour Ouvrir la voix et je continue ici : je ne demande pas aux gens de se mettre plus à nu que je ne le fais. Je déteste le rapport surplombant qu’ont certains sociologues, documentaristes ou reporters de guerre. Aller récolter une parole et se barrer en laissant les personnes en gérer les conséquences est trop facile. » La démarche du documentaire et celle du livre se rejoignent
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là : « C’est également pour cela que nous avons souhaité rencontrer les familles : le film ne peut se faire que si elles sont impliquées. Tous nous donnent quelque chose de très précieux, parfois dur dans leur passage de vie. Et si le film peut donner l’occasion aux personnages d’avoir des conversations avec leur famille qu’ils ne pourraient avoir autrement, il faut le faire correctement. » Parce que, Amandine Gay le rappelle, l’adoption n’est pas un sujet fréquemment abordé. Soulignant que les parents adoptants sont un groupe extrêmement scruté, pour qui l’adoption est un parcours du combattant, aborder un tel thème peut susciter de l’anxiété. Ou lorsqu’il l’est, par exemple en documentaire, le prisme de la quête des origines évacue les enjeux politiques. La nécessité de remédier à cette absence de débat et de réflexion qui traverse le film, cette conscience de se ressaisir de la narration sont ce qui anime Amandine Gay dans tous ses projets. Avant de filer terminer le montage d’une séquence, la réalisatrice rappelle modestement : « Encore une fois, comme pour Ouvrir La Voix, je fais le film que j’aurais eu besoin de voir. C’est cela, mon moteur : savoir qu’un certain nombre de personnes ont besoin de ce film. Et qu’aborder un sujet va permettre de créer des ponts avec le reste de la société, de sortir de l’isolement ».
« Je fais le film que j’aurais eu besoin de voir. C’est cela, mon moteur : savoir qu’un certain nombre de personnes ont besoin de ce film. »
En accompagnant des paroles sans les instrumentaliser ni les faire tomber dans le compassionnel ou le voyeurisme, elles deviennent des leviers d’engagement politique. « Sans être mièvre, je veux faire des films dans lesquels il y a un minimum de résilience. Tout n’est pas facile dans la vie, mais il est possible de s’en sortir par le collectif et la politisation. Après, il est compliqué de s’engager dans une action collective lorsqu’on n’a pas conscience que les difficultés relèvent d’un problème de structure. Le cinéma peut amener les personnes à la prise de conscience que ce qui leur arrive est politique, et les encourager à se mobiliser. » caroline châtelet
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RÉGIME DE LA POÉSIE
N
athalie Quintane est un de mes écrivains préférés. Malgré mon goût pour l’écriture inclusive, je n’arrive toujours pas à féminiser ce mot. Romancière oui (Quintane ne l’est pas), écrivaine, non. Et poétesse pas plus. Poète, elle l’est pourtant. À ce titre (mais aussi parce qu’elle le connaissait personnellement), elle vient de préfacer un recueil de poèmes de Christophe Tarkos, décédé en 2004 à l’âge de quarante ans. Poète « d’une inventivité et d’une joie sidérantes », écrit-elle avec une simplicité presque solennelle. Pour la première fois, il est publié au format poche, à moins de dix euros. « C’est pour que vous le lisiez », indique-t-elle dans une évidence qui a peur de ne l’être point. Je me souviens de « mon » premier poème de Tarkos, c’est-à-dire du premier que j’ai lu : c’était Le Bonhomme de merde (on le trouvera dans ce recueil ; mais on peut aussi, sur YouTube, écouter Tarkos non pas le réciter, mais le dire, le raconter, peut-être même l’inventer). Désormais, je ne puis plus
qu’envier ceux qui n’ont pas encore fait cette expérience. Il y a vraiment un avant et un après Tarkos. AUTOBIOGRAPHIE DE LA PENSÉE Dans ses propres livres, Nathalie Quintane défie presque toujours l’idée de « genre » littéraire. Elle n’est pas genrée et réinvente une prose poétique telle qu’André Breton, par exemple, a pu la pratiquer dans les Manifestes du surréalisme, mais adaptée à notre temps, à notre langue. Elle a commencé à publier à la fin des années 90 mais, pour être très honnête, je n’ai commencé à la lire qu’à partir de 2010 avec Tomates. Depuis, à chaque fois que je reçois un livre d’elle, j’ai ce même affolement empressé de me demander ce qu’elle a bien pu encore inventer. Parfois, le titre de l’ouvrage semble clair et laisse entendre un peu de son contenu, par exemple Que faire des classes moyennes ? en 2016. On dirait le titre d’un essai sociologique, et à sa manière c’en est un, mais traversé par le sentiment que la littérature peut trouver des solutions à des problèmes qui n’en
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LA CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT
relèvent pas. On pourrait alors parler d’une autobiographie de sa pensée où elle subvertit avec humour – une de ses marques de fabrique – la position du « supposé sachant » par un cheminement nerveux au milieu d’associations d’idées aussi disparates que la (trop) fameuse rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. Il était plus difficile d’imaginer que son livre intitulé Tomates allait se pencher et se percher (il me semble qu’il y a toujours quelque chose de penché / perché dans la manière Quintane) sur ce qu’on a appelé à l’époque « l’affaire Tarnac ». Et sur la prose insurrectionnelle, d’Auguste Blanqui à Julien Coupat. Et sur les tomates, malgré tout. Elle cite une phrase de Tarkos : « Connaître ce qui est de la poésie pour pouvoir prendre tout ce qui n’est pas de la poésie ». DIVISION DES PAROLES Cela résume assez bien son travail aussi. La poésie est la toile de fond de tout ce qu’elle écrit qu’on ne saurait ranger au rayon poésie. Des livres que des libraires « militants » mettent plutôt sur la table des écrits « engagés », voire enragés. Si, chez Quintane, poésie et politique sont sur un bateau qui peut prendre l’allure d’un radeau médusé où l’une et l’autre plongent tour à tour à l’eau, c’est que le régime le plus contemporain de
la poésie se trouve être justement celui de « l’action ». En effet Quintane ne se contente pas d’écrire : elle agit. Ses livres se veulent actions, gestes, sinon à quoi bon ? De son nouveau livre, Les Enfants vont bien, elle n’a pas écrit une seule ligne. C’est « un livre de montage » de phrases prononcées au sujet des migrants, que Quintane préfère d’ailleurs appeler plus justement « des réfugiés ». Dans cette bataille des mots, la page est divisée, peut-être comme le pays. En haut et en gros, la parole gouvernementale. Par exemple : « Ce qui monte, c’est l’exaspération des braves gens ». Au milieu, la parole médiatique. Par exemple : « où le taux de mortalité reste relativement constant, de 1 pour 40 ». Tout en bas et en minuscules la parole de ceux qui cherchent à aider les réfugiés. Par exemple : « L’occupation est actuellement encerclée par les forces de police », suivi de : « Les enfants vont bien », qui donne son titre au livre. Il n’y a souvent qu’une phrase par page, et donc beaucoup de blanc. Comme dans les livres de poésie. Pourtant, ce qu’on lit ne relève pas du sentiment poétique, on jugerait même le contraire. Mais cela existe-t-il tout à fait, le contraire de la poésie ? ARNAUD VIVIANT Nathalie Quintane, Les Enfants vont bien, 240 pages, éd. P.O.L.
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LES VILLES PRENNENT LE POUVOIR
Et si la ville redevenait l'unité essentielle de la politique, l'échelle à laquelle on peut de nouveau penser la cité tout entière ? Le vieil idéal communaliste reprend de la vigueur avec les urgences écologiques, économiques et sociales, et la ville est le lieu où l'on expérimente des formes démocratiques, où l'on refait du commun, où l'on invente un futur enfin soutenable. photos d.r. bnf / gallica
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DOSSIER
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SOMMAIRE DU DOSSIER Penser et agir, localement et globalement : le municipalisme fait son retour comme alternative citoyenne à la gestion partisane des collectivités, qui s'organisent en réseaux internationaux pour partager leurs expériences et offrir des débouchés aux mouvements sociaux (p. 47). Dans toutes sortes de communes, ces expériences se multiplient. Elles opposent un front municipal au marché et à l'État afin de mettre en œuvre des transitions concrètes (p. 54). En France, des villes se rebellent pour « radicaliser la démocratie » et mener les luttes sociales (p. 60), tandis que des métropoles américaines entrent en résistance contre les politiques de Donald Trump (p. 63). Autre mutation, autre retour avec celui de l'activité industrielle et artisanale dans les centres urbains, à la faveur des révolutions numériques et écologiques (p. 68). Reprendre le pouvoir, c'est aussi l'objectif des dispositifs de gestion de l'eau, bien commun, dans les Niayes au Sénégal (p. 74). Ces bouleversements invitent à redonner du sens à la décentralisation, qui a souvent servi de cheval de Troie à la doctrine libérale (p. 80). La reconquête sociale, démocratique et écologique sera urbaine ou ne sera pas…
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UNE AVANT-GARDE MUNICIPALISTE POUR LES MOUVEMENTS SOCIAUX De nombreuses initiatives émergent, à l’occasion des élections municipales de mars 2020, pour une réappropriation du politique par les citoyens. Réflexions sur le passé et l'avenir du municipalisme. Listes citoyennes, campagnes de plaidoyer, référendums d'initiative citoyenne, confluences de partis, assemblées locales, élections sans candidat… Plusieurs expériences se réclament du municipalisme et invitent à revisiter son histoire en regard des débats actuels sur les stratégies de transformation sociale. Les mouvements sociaux doivent en effet s'intéresser à la question du municipalisme : le nouveau municipalisme s’inscrit dans la redéfinition de la place des institutions locales et municipales au sein des stratégies de transformation des sociétés. Il peut être défini comme un ensemble de pratiques politiques et d’actions locales visant à la mise en place d’alternatives et de démarches d’autogouvernement, qui partent du local dans une perspective de changement global. Un retour sur l’histoire du municipalisme remet en perspective de nombreux débats actuels. Dans toutes les civilisations, les formes de gouvernement
L’alliance entre mouvements sociaux et municipalités progressistes constitue une échelle pertinente pour construire des alternatives locales et des utopies concrètes.
relient des sociétés et des territoires historiquement constitués. Le politique naît du gouvernement de la Cité et l’organise. Dans le passage du féodalisme au capitalisme, les villes vont suivre une évolution qui deviendra contradictoire : la ville se libère des liens féodaux et
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Pékin. 1/17500. 1900-1901 prises par les topographes de terrain du Corps expéditionnaire allemand de l'Asie de l'Est. D.R. BNF / Gallica.
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s’érige en commune – « L’air de la ville rend libre » –, mais les villes vont aussi inventer la matrice du capitalisme et de la bourgeoisie. AUX ORIGINES, LES COMMUNES RÉVOLUTIONNAIRES
Le débat est très tranché dans la Première Internationale. Les courants radicaux du municipalisme trouvent leurs sources dans l’histoire révolutionnaire : la transformation d’une ville capitale en « Commune », la libération des territoires pour contester et réinventer les pouvoirs par rapport aux États. La référence part de la Commune de Paris, mais s'étend à celles de Petrograd en 1917, Hambourg en 1923, Barcelone en 1937. Une autre approche, « possibiliste », est celle du socialisme municipal. Ce dernier allie une conception locale du socialisme avec la tradition communautaire communale illustrée par les chartes locales du Moyen Âge et par les biens communautaires. Qu'attendre des élections locales et des pouvoirs locaux dans une perspective de transformation sociale radicale ? On peut les considérer comme une étape pour le pouvoir d’État, vers le pouvoir national. Progressivement, le gouvernement municipal est apparu comme une réponse à la ségrégation urbaine, et au cantonnement de la classe ouvrière et des couches populaires dans les banlieues. Il s’agit alors de rechercher une
amélioration des conditions de vie des couches populaires à l'échelle locale – à travers, notamment, la maîtrise du foncier, la construction de logements et les services publics municipaux. DES EXPÉRIENCES D'AUTOGOUVERNEMENT
Dans la deuxième partie du XXe siècle, à la révolution urbaine liée à l’industrialisation va succéder une nouvelle révolution urbaine caractérisée par la mondialisation financière et néolibérale. L’équilibre des pouvoirs et la place des pouvoirs locaux vont être bouleversés. La décolonisation produit des villes en développement, des villes informelles et des quartiers autoconstruits. Dans les années 1980, des pratiques d’autogouvernement à l’échelle communale vont se dégager : le « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin, l’expérience zapatiste des Chiapas, les budgets participatifs de Porto Alegre… D’autres réseaux cherchent à ralentir la ville, à augmenter sa résilience par des relocalisations. Les questions écologiques et démocratiques sont mises en avant. C'est dans ce contexte qu'a émergé, depuis 2011, « le mouvement des places » dans plusieurs villes du monde. Il renoue avec les occupations de places pendant la période 1960-1975, les « mai 68 dans le monde ». En occupant les places, les
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Moscou, 1935. D.R. BNF / Gallica.
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mouvements réinvestissent le centre des villes, ils cherchent à se réapproprier l’espace public et à s’y installer. Ils ouvrent ainsi une nouvelle phase du municipalisme. UNE OPTION STRATÉGIQUE FACE À LA MONDIALISATION
Une stratégie municipaliste dépend des facteurs propres à chaque territoire. Pour les mouvements sociaux, tout commence généralement par des luttes locales, des actions de plaidoyer et la construction d'alternatives concrètes. Les villes sont des lieux d'action privilégiés pour la lutte contre le changement climatique. Il s'agit également de mettre en œuvre des pratiques démocratiques qui préfigurent les expériences d'autogouvernement à travers des comités de quartier et des assemblées populaires. L'un des enjeux porte sur une réappropriation des communs accompagnée par la mise en place de nouvelles gouvernances des ressources. Toutefois, les expériences municipalistes actuelles doivent prendre en compte les limites de l'action locale, en particulier le poids de la dette et les nouvelles formes de gouvernementalité. L’alliance entre mouvements sociaux et municipalités progressistes constitue une échelle pertinente pour construire des alternatives locales et des utopies concrètes qui résistent à la marchandi-
sation, la financiarisation et aux replis identitaires. Le municipalisme permet d'envisager une transformation de « l'intérieur » et de « l'extérieur » des institutions en constituant des alliances et d'éventuelles plateformes. D'une part, le municipalisme permet d'approfondir les pratiques nécessaires d'organisation de quartier, de construction d'alternatives locales et d'autogestion. Cet enracinement local permet de reconstruire les bases sociales indispensables à tout mouvement social. D'autre part, le municipalisme permet d'envisager une transformation des politiques publiques locales qui tend vers des formes d'autogestion et d'autogouvernement. Ces enjeux de démocratie locale participent également à une redéfinition des notions de citoyenneté sans limitation de celles-ci à l'échelle « nationale ». DES VILLES EN RÉSEAUX
La dimension internationale du nouveau municipalisme se retrouve dans le mouvement altermondialiste, au travers des forums des autorités locales ou des forums des autorités locales de périphéries qui ont accompagné les forums sociaux mondiaux depuis 2001. Les associations internationales de villes – notamment Cités et gouvernements locaux unis (CGLU), la plus importante d'entre elles – mettent en avant le droit
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Le site intercoll.net s’inscrit dans l’ambition de construire un intellectuel collectif international des mouvements sociaux. Il se donne pour objectif de participer au renouvellement du mouvement altermondialiste, et construit un réseau de sites de mouvements sociaux. Le site est multilingue (anglais, arabe, espagnol, français, mandarin, portugais et bientôt hindi) et les groupes de travail cherchent à faire avancer la définition des stratégies des mouvements sociaux par thématique et par grande région. Intercoll participe activement aux mobilisations altermondialistes : forums sociaux (Porto Alegre, Tunis, Barcelone…), Tribunal permanent des peuples, Marche Jai Jagat (New Delhi), Université des mouvements sociaux (France), Grande transition (Montréal), etc.
à la ville et le choix d'une ville solidaire contre la ville compétitive. Elles favorisent aussi l’alliance entre les autorités locales et les mouvements sociaux et citoyens. Ce sont les réseaux de villes qui permettent d’élargir la vision et l’action des municipalités et du municipalisme. Internationaux, mais aussi régionaux ou nationaux, ils permettent de resituer le local dans des approches plus larges. Ils combinent la définition d’alternatives, à partir de la diversité des situations, et la popularisation de ces propositions. L’identification des réseaux permet d’explorer les terrains d’un programme alternatif : lutte contre la dette et le libre-échange, gestion de l'eau, accueil des migrants, etc. Au sein d'un réseau coexistent des villes associées qui résistent et élargissent (par exemple, pour le réseau des villes hospitalières, celles qui se contentent de se déclarer villes hospitalières), et des villes motrices qui définissent les alternatives (égalité des droits et citoyenneté de résidence). UN PROJET DE TRANSITION
Le municipalisme s’inscrit dans une démarche stratégique, dans l’articulation entre urgence et alternative. Dans l’urgence, les municipalités peuvent être les points d’appui des résistances quant à l’orientation des services publics, des
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marchés publics et de l’emploi, de la citoyenneté de résidence, de l’égalité, du développement local, etc. L’inscription de ces actions dans la définition d’un projet alternatif est nécessaire afin de lui donner un sens, y compris pour résister. Ce projet est celui de la transition sociale, écologique et démocratique. Il se cherche à travers de nouveaux concepts, de nouvelles notions : le bien commun, la propriété sociale et collective, le buen vivir, la démocratisation de la démocratie, etc. L’alliance stratégique est à construire entre les institutions locales et les mouvements sociaux et citoyens (appellations plus précises que celles de société civile ou d’association). Elle permet d’envisager un renouvellement de l’action politique, à l'instar de la municipalité de Barcelone et du mouvement En comùn. Différents acteurs économiques peuvent se fédérer – entreprises de l’économie sociale et solidaire, entreprises municipales, publiques, locales – autour du refus de la rationalité dominante (« marchandiser, privatiser, financiariser ») en mettant en avant une démarche fondée sur le respect des droits fondamentaux. LE TEMPS LONG DU MUNICIPALISME
Il s’agit de redéfinir l’articulation des échelles d’intervention dans le rapport entre les sociétés et les territoires. Au
niveau local : la démocratie de proximité, les alternatives locales, les services publics, les territoires. Au niveau national : les politiques publiques, l’État, une large part de la citoyenneté. Au niveau des grandes régions : le culturel et la géopolitique. Au niveau mondial : le droit international, les migrations, le climat et l’hégémonie culturelle. Du point de vue des priorités et des formes, l’articulation dépend des situations et des contextes. Les situations locales et nationales gardent leur importance par rapport aux échelles régionales et mondiales. Le nouveau municipalisme renverse la conception de la transition qui accorde une priorité quasi exclusive à la prise du pouvoir d’État pour la transformation des sociétés. Ce renversement dégage le municipalisme et l’économie sociale et solidaire de leur enfermement dans le réformisme et dans l’économie réparatrice. Sans nier l’importance des ruptures, il rappelle l’importance du temps long et donne une portée nouvelle aux pratiques alternatives et à l’émergence de rapports nouveaux dans la société. par le groupe de travail
« municipalisme et mouvements sociaux » du réseau intercoll : david gabriel bodinier, magali fricaudet, gustave massiah et élise monge
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LES COMMUNES REFONT DU COMMUN Des collectivités de plus en plus nombreuses veulent se réancrer dans le local pour retrouver le pouvoir d'agir. Leurs expériences esquissent une reconquête sociale, écologique et démocratique. Fanny Lacroix en est convaincue : « On peut faire de grandes choses dans une toute petite commune ». De fait, son village a radicalement changé en quelques années. Lorsqu’elle a débarqué à Saint-Sébastien (Isère), en 2014, c’était comme secrétaire de mairie, et la désertification rurale était plus qu’avancée dans cette bourgade de 250 âmes, située entre Grenoble et Gap. Il n’y avait plus d’école depuis quarante ans. Les commerces avaient fini par disparaître. Et sa prédécesseure, à la mairie, venait de décéder. Quant à la municipalité, elle venait de se fondre dans une commune nouvelle, baptisée Châtel-en-Triève. La seule source d’espoir, c’était une friche. Une ancienne colonie de vacances désaffectée, installée sur un terrain de trois hectares. « Le maire m’a dit : “C’est tout ce qu’il nous reste, il faut qu’on arrive à refaire notre village, à recréer du vivre ensemble autour de cet espace”. » Cela tombait plutôt bien. Urbaniste de formation, Fanny avait été, dans une autre vie, consultante spécialisée dans la participation des habitants, à Paris.
Des ateliers participatifs sont mis en place. L’intelligence collective a rapidement fait le reste. Les administrés ont proposé de créer un café associatif, une carrière équestre municipale ainsi qu’un jardin partagé. « Cela a un peu surpris, au départ, car ici tout le monde possède son jardin. Mais il manquait un lieu de vie », relate la trentenaire. Le lieu a ouvert ses portes en juin 2019, et sa création s’est accompagnée d’un véritable « réveil citoyen ». Trois associations ont été créées, dont une pour gérer l’estaminet où l’on peut « boire local », « acheter local » et cultiver les liens humains. Un salarié a été embauché. Les logements appartenant à la commune, autrefois vacants, ont à nouveau trouvé preneurs. Un temps menacée, l’école, située dans l’autre bourg de la commune, a pu être sauvée. ÉCOLOGIQUE, SOCIALE ET DÉMOCRATIQUE
« Ici, à Châtel-en-Triève, on peut changer le monde ! », insiste Fanny. Le caféépicerie, en plus de soutenir les circuits
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Plan de Copenhague avec répertoire des rues et échelles d'accès pour les musées et sites touristiques, 1930. D.R. BNF / Gallica.
courts, devrait prochainement assurer la restauration collective de l’école, dont la gestion vient de redevenir municipale. « En plus de faire le déjeuner pour les enfants, il pourrait aussi préparer des plateaux-repas pour les personnes âgées. Ce qui revient à créer des filières écologiques tout en mettant en œuvre
des politiques sociales », s’enthousiasme Fanny, qui a troqué son costume de secrétaire de mairie pour celui de candidate aux municipales. Un groupe d’habitants a aussi réalisé un voyage d’étude au Puy-Saint-André. Accroché à flanc de montagne au-dessus de Briançon, dans les Hautes-Alpes, ce
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« Le territoire sert de base, de zone à partir de quoi s’affirme une puissance d’agir qui va contre le sentiment d’impuissance généralisé. » Mathieu Rivat
utilisant des outils de la démocratie participative, dans le sillage de Kingersheim et Saillans, pionnières en la matière, vont d’ailleurs se lancer à l’assaut des municipales. À Commercy, dans la Meuse, l’assemblée citoyenne constituée par les « Gilets jaunes » va aussi se lancer. « Pour nous, les élections, c’est un moyen et pas un objectif », prévient Steven Mathieu, éducateur spécialisé de vingt-neuf ans. Le but ? « Se réapproprier le territoire », trouver « une alternative à la démocratie représentative », mais aussi travailler à la constitution « d’une commune des communes », capable de former un « vaste contre-pouvoir basé sur la démocratie directe ». EN PREMIÈRE LIGNE
village de 465 habitants a inventé la première société d’économie mixte locale pour développer les énergies renouvelables. Les citoyens, qui peuvent en devenir sociétaires, reprennent la main sur cet enjeu vital. Les panneaux solaires ont fleuri sur les édifices privés et communaux, et le village a réduit sa consommation d’énergie de 30 %, dépassant de loin les objectifs nationaux. Ce volontarisme a fait des émules dans le Briançonnais, où la gestion des déchets et de l’eau a récemment été remunicipalisée. La commune est aussi le lieu où l’on réinvente la démocratie. Près de 147 listes
L’enracinement local redevient un « enjeu central des luttes et des projets de transformation », résume Mathieu Rivat, dans un livre qui revient sur les expériences municipalistes menées à Trémargat, (Bretagne), au Puy-Saint-André, à Ungersheim (Alsace), Grenoble ou Loos-en-Gohelle (Hauts-de-France)1. Loin d’avoir disparu, le territoire « sert au contraire de base, de zone à partir de quoi s’affirme une puissance d’agir qui va contre le sentiment d’impuissance généralisé », dans un monde où 1. Ces maires qui changent tout. Le génie créatif des communes, Mathieu Rivat, éd. Actes Sud, Domaines du possible, 2017, 21,80 euros.
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« nous avons délégué aux institutions, au marché et aux multinationales, pour des raisons de rationalisation et d’organisation, des choses aussi vitales que de préparer sa nourriture, construire sa maison, se soigner ». Sur les questions environnementales aussi, les collectivités locales sont en première ligne. « Selon le Giec, 50 % à 70 % des solutions pour lutter contre le dérèglement climatique se jouent à l’échelle infranationale », rappelle Zoé Lavocat, chargée des collectivités et des territoires au sein du Réseau action climat. Bâtiment, éclairage public, transports, déchets, distribution de l’énergie et, plus généralement, aménagement du territoire… Les communes et les intercos « ne manquent pas des compétences en la matière », assure Zoé Lavocat, qui cite en exemple la politique menée à Dunkerque et chez sa petite voisine, Grande-Synthe. La communauté urbaine, qui fédère les deux villes du Nord, a mis en place la gratuité des transports publics. Cette mesure a eu un tel écho qu’elle a été reprise partout en France. Des travaux viennent aussi de débuter pour étendre le réseau de chaleur urbain grâce à l’énergie produite par l’usine Arcelor-Mittal, présente sur GrandeSynthe. Les économies réalisées vont directement financer des mesures pour faire face à l’urgence sociale, et notam-
ment le minimum social garanti. Unique en France, cette expérimentation vise à sortir de la pauvreté près de cinq cents ménages en leur versant une aide sociale municipale qui leur permet d’atteindre 50 % du revenu médian, limite du seuil de pauvreté. RÉSISTER AU MARCHÉ ET À L'ÉTAT
Mais si Grande-Synthe peut montrer, par l’exemple, que « la question sociale est irrémédiablement liée à la question écologique », c’est aussi parce qu’elle bénéficie de moyens importants, dus à la présence d’une grosse industrie. « Même lorsque les collectivités locales sont des actrices particulièrement avisées et pertinentes pour conduire le changement, (…) elles sont touchées de plein fouet par les effets des politiques néolibérales, qui limitent leur capacité d’action et délégitiment l’action publique, en particulier dans le domaine économique », rappelle un rapport de l’Aitec, publié au mois d’avril2. Les villes doivent non seulement affronter de grands intérêts financiers, des multinationales, les Gafa, AirBnB ou les millions de milliards que représente la gigantesque rente immobilière, mais aussi subir les restrictions budgétaires et les reculs dictés par l’État. 2. « Reprenons la main, c’est possible ! », rapport de l’Aitec et de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme.
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Plan de Shanghai [Kiang-Si], service des cartes de l'armĂŠe amĂŠricaine, 1944. D.R. BNF / Gallica.
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À Ivry-sur-Seine, berceau du communisme municipal depuis 1925, la ville continue malgré tout de jouer son rôle d’avant-garde. Au printemps, la ville a décidé de transformer son office municipal HLM en coopérative. « Sous l’effet des lois Maptam, Alur et Elan, les offices publics de l’habitat social sont contraints de fusionner à l’échelle des territoires du Grand Paris, ce qui crée des monstres aux mains d’Action logement. Pour résister et garder la main sur cet outil structurant, nous avons décidé de transformer notre office en société coopérative d'intérêt collectif afin que ces logements soient dorénavant contrôlés directement par les locataires », témoignait le maire Philippe Bouyssou à la Fête de l’Humanité. Sa ville a aussi cofondé, en 2018, l’Anvita – Association nationale des villes et territoires accueillants –, destinée à promouvoir une politique d’accueil digne pour les exilés. Cette initiative n’a pas été lancée par les seules villes de l’ancienne banlieue rouge, mais via une alliance nouvelle fédérant des municipalités communistes (Ivry, Montreuil, SaintDenis) et des villes comme Grenoble, Briançon et… Grande-Synthe. Ce nouveau front municipal pourra-t-il s’élargir, et servir de base à l’émergence d’un nouveau front populaire et écologique ? pierre duquesne
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LES « VILLES REBELLES » PRÉPARENT L’APRÈS-2020 Libres, démocratiques, écologiques, solidaires, voire « sans peur », des villes du monde entier se déclarent lieux de lutte. En France aussi, elles veulent faire front. « Citoyennes et citoyens de toutes les villes, unissez-vous ! » C’est par ce clin d’œil au Manifeste de Marx et Engels que Jonathan Durand-Folco achève son Traité de municipalisme1. Une façon, pour ce chercheur canadien, de montrer que la ville constitue, autant que les usines, « un lieu central d’accumulation, d’appropriation, de contradictions et de luttes sociales ». C’est aussi et surtout un appel à « repenser le front municipal », en organisant un réseau de « villes rebelles ». Une transformation sociale « de bas en haut » qui passerait par « la formation d’une coalition de municipalités libres, démocratiques, égalitaires, écologiques et solidaires ». Son appel, publié en mars 2017, s’est concrétisé quelques mois plus tard, à Barcelone, où s’est tenu le premier sommet des villes sans peur, les « Fearless cities ». Près de cent cinquante villes ou collectifs 1. À nous la ville ! Traité de municipalisme, Jonathan Durand Folco, Écosociété, 2017, 16 euros.
ont répondu à l’invitation de la maire de Barcelone Ada Colau, dont des militants de Jackson, Mississipi (USA), du Rojava, de Valparaiso… Côté français étaient présents des membres du collectif Autrement pour Saillans, Tous ensemble ! – qui réinvente la gestion locale dans ce village de la Drôme –, ainsi que des élus grenoblois. De ce sommet fondateur a été tiré un Guide du municipalisme, qui vient d’être publié, afin de cartographier ce mouvement translocal, et diffuser ses pratiques2. Un an plus tard, sept autres rencontres ont été organisées à travers le monde. « À New York, ce sommet régional a permis de créer de nouvelles connexions, de transférer des outils militants entre les activistes des Community Land Trust, du droit au logement, du mouvement Black Lives Matter ou de l’économie sociale et solidaire, et les élus de 2. Guide du municipalisme. Barcelona en comu, avec Debbie Bookchin et Ada Colau, préface d’Élisabeth Dau, éd. Charles Léopold Mayer, 2019, 24 euros.
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« Le sommet de New York a permis de créer de nouvelles connexions, de transférer des outils militants entre les activistes et les élus de villes progressistes… » Jonathan Durand Folco villes progressistes… », explique Jonathan Durand Folco. Le docteur en philosophie, qui rêve de voir émerger une internationale municipaliste, regrette toutefois que l'événement n’ait « pas débouché sur la création d’une nouvelle organisation ». « RADICALISER LA DÉMOCRATIE »
En Europe, où la dynamique municipaliste a un peu reflué, en particulier en Espagne, plusieurs réseaux se sont développés, mais de façon disparate. Une initiative, baptisée Municipalize Europe, a été organisée à l’automne 2018 au Parlement européen afin de réunir les villes luttant contre certaines directives européennes. Parallèlement, le réseau Villes en transition a été créé après l’expérience de Totnes, en Angleterre, bourg de 8 000 habitants qui a décidé de se passer du pétrole. Son modèle a essaimé, depuis, dans deux cents villes à travers le monde. Une biennale des villes en transition s’est tenue en mars 2019 à Gre-
noble, autoproclamée capitale verte de l’Europe. Les collectifs engagés pour « radicaliser la démocratie » ont pu se retrouver aux rencontres du Réseau des territoires d’innovation démocratique, organisées en novembre à Paris, ou dans les festivals Curieuses démocratie, qui se multiplient dans l’Hexagone. L’ancien maire de Grande-Synthe, Damien Carême, a aussi lancé l’Anvita, Association nationale des villes et territoires accueillants, pour construire une véritable politique de l’accueil des migrants et de l’hospitalité. Une trentaine de communes en font désormais partie. Un sommet municipaliste est annoncé au mois d’avril 2020 à Grenoble, annonce Élisabeth Dau, membre du mouvement Utopia et de CommonsPolis. L’objectif est de « faire un point sur la nouvelle configuration “sortie des urnes” au lendemain des municipales en France, fédérer les villes en transition démocratique, sociale et écologique, et soutenir les opposants » au cours de ce mandat décisif. p. du.
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Plan de la Nouvelle-Orléans, 1931. D.R. BNF / Gallica.
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TRUMP BLOQUÉ AUX PORTES DES « VILLES SANCTUAIRES » Alors que le président états-unien voulait expulser en masse les immigrés illégaux, de nombreuses métropoles ont fait front contre lui en opposant à sa politique une résistance relative, mais efficace. Quand l’ouragan Donald Trump s’emploie à dévaster les États-Unis, les villes peuvent-elles servir d’abri ? L’engagement d’environ deux cents municipalités autoproclamées « sanctuaires » à refuser au maximum de coopérer avec les autorités fédérales en matière d’immigration suggère en effet qu’il existe des marges de manœuvre pour résister à la politique répressive du président. « Quelles que soient les menaces proférées par le président élu Trump, San Francisco demeurera une ville sanctuaire, avait annoncé la ville au lendemain de l’élection du milliardaire républicain. Nous ne tournerons pas le dos aux hommes et aux femmes originaires
d’autres pays qui participent à la grandeur de la ville et qui représentent plus d’un tiers de la population. Il y a ici le Golden Gate : nous construisons des ponts, pas des murs. » Vœux pieux ou véritable politique de résistance ? La couleur religieuse du terme « sanctuaire » n’est pas fortuite : ces villes sont les héritières d’un mouvement né au début des années 80 dans les églises et les synagogues, qui aident alors les réfugiés salvadoriens et guatémaltèques fuyant la guerre civile à passer la frontière. C’est à ce moment-là que certaines grandes villes mettent en place des règles en leur faveur, interdisant par exemple aux policiers ou aux assistants sociaux de
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Les villes supposément « sanctuaires » sont déjà sous pression lorsque le candidat Trump les désigne comme adversaires prioritaires. dénoncer les réfugiés clandestins aux autorités fédérales. San Francisco est la première ville à officialiser par une loi, dès 1989, ses pratiques pro-immigrés. DE CLINTON À OBAMA, « DÉPORTEUR EN CHEF »
Il ne faudrait cependant pas surestimer leur pouvoir de protection. En réalité, tant qu’elle possède un mandat d’arrêt signé par un juge, la police fédérale est libre d’intervenir où bon lui semble pour arrêter, détenir et déporter des immigrés. Les villes sanctuaires garantissent seulement que la police locale ne s’occupe pas d’appliquer les lois sur l’immigration. Toujours est-il que face à cette « passivité » active, la contre-offensive gouvernementale n’a guère tardé. La loi sur l’immigration illégale de Bill Clinton, qui marque en 1996 un tournant pénal et conduira à terme à une explosion des déportations, en constitue la première étape. Mais c’est sous George W. Bush,
dans la foulée des attentats du 11-Septembre, que les dispositions de cette loi sont massivement appliquées pour impliquer les agents municipaux dans l’identification et la détention d’immigrés en situation irrégulière. En 2008, son gouvernement aura tout juste le temps d’organiser un système de partage d’informations exigeant de la police locale qu’elle transmette systématiquement à l’agence fédérale de contrôle de l’immigration, l'ICE (pour Immigration and Customs Enforcement), les empreintes digitales de toute personne arrêtée. Si ces empreintes correspondent à un profil qui semble ne pas être en règle, le ministère de la Sécurité intérieure peut demander à la prison locale de le détenir quarante-huit heures supplémentaires, le temps que la police fédérale vienne le récupérer. C’est grâce à cette coopération renforcée avec les échelons locaux que Barack Obama, surnommé le « déporteur en chef », battra tous les records d’expulsions. BRAS DE FER JURIDIQUE
Si les mouvements pour les droits des immigrés finissent par infléchir quelque peu sa politique migratoire à partir de 2014, les villes supposément sanctuaires sont donc en réalité déjà sous pression lorsque le candidat Trump les désigne comme adversaires prioritaires. Liant immigration illégale et criminalité,
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il s’appuie sur l'assassinat, en 2015 à San Francisco, d'une jeune femme par un Mexicain sans-papiers, au lourd casier judiciaire, qui avait déjà été expulsé cinq fois des États-Unis. Arrêté pour une affaire de drogue, l’homme avait été relâché malgré une demande de maintien en détention de l'ICE, qui souhaitait l'expulser une sixième fois. Fidèle à sa promesse de campagne, Trump multiplie les attaques à leur encontre dès ses premiers jours à la Maison Blanche, maniant tantôt le bâton, en les menaçant de sanctions financières, tantôt la carotte, en conditionnant le versement de subventions à la bonne coopération de la police locale en matière migratoire. Si certaines villes renoncent à leurs lois sanctuaires, plus nombreuses sont celles à engager un bras de fer juridique pour maintenir, voire renforcer leur législation pro-immigration. Dans la grande majorité des cas, les tribunaux leur donnent raison, jugeant illégales les tentatives de mise au pas de Trump. Paradoxalement, les juges s’appuient notamment sur la jurisprudence de décisions très conservatrices de la Cour suprême, prises précisément au nom de leur attachement à la « souveraineté » des États face au gouvernement central. Ainsi, les avocats californiens rappellent par exemple qu’Antonin Scalia, l’un des juges les plus conservateurs de la Cour, avait décidé en 1997 qu’un
shérif du Montana n’avait pas à respecter la loi fédérale Brady soumettant les acheteurs d’armes à feu une vérification des antécédents psychiatriques et judiciaires… ENTRAVE À LA « TOLÉRANCE ZÉRO »
Certes, les grands discours de « résistance » de certaines figures démocrates locales masquent parfois une politique moins glorieuse. À New York par exemple, où le maire Bill de Blasio a juré de « défendre tous les New Yorkais, peu importe d’où ils viennent et quel est leur statut », le NYPD (département de police) transmet dûment à la police des frontières les dates des procès des immigrés détenteurs d'un casier judiciaire, reconduisant ainsi implicitement l’opposition entre « bon » et « mauvais » immigré. Mais d’autres villes sont plus radicales dans leur engagement, refusant fermement de prolonger la détention d’immigrés à la demande de l’ICE. À Austin, au Texas, le conseil municipal a même voté une résolution pour décourager les policiers de procéder à des arrestations (et donc à des enregistrements d’empreintes digitales) pour les petits délits, tels que la possession de cannabis. Si les municipalités ne sont pas en mesure d’empêcher les déportations, elles peuvent donc entraver significati-
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Le président en est réduit à jouer la provocation verbale, menaçant par exemple de transférer les sans-papiers dans les villes qui lui résistent. vement la politique de « tolérance zéro » de Trump. Le président en est réduit à jouer la provocation verbale, menaçant par exemple de transférer les sans-papiers dans les villes qui lui résistent. « La gauche radicale semble toujours avoir une stratégie de frontières ouvertes (...). Cela devrait les rendre très heureux », a-t-il lancé sur Twitter en avril dernier. « Nous leur donnerons beaucoup [d’immigrants illégaux], a-t-il ajouté un peu plus tard lors d’une cérémonie à la Maison Blanche. Nous avons une offre illimitée à leur proposer. » Il peut ironiser tant qu’il veut, les chiffres ne mentent pas : le président qui avait fait de la lutte contre l’immigration illégale son cheval de bataille a le plus grand mal, sans la coopération des villes, à tenir parole. Alors qu’Obama avait expulsé plus d’un million de personnes durant ses trois premières années, le score de Trump ne dépasse pas 800 000… laura raim
Pendant que Donald Trump retire en fanfare les États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat, des centaines de villes font savoir qu’elles ne laisseront pas leur président conduire le pays à la catastrophe. Rassemblées sous la bannière de l’America’s Pledge (l’engagement de l’Amérique), quelques 4 000 cités, États et entreprises se déclarent prêts à respecter l’accord visant à limiter le réchauffement en dessous de deux degrés. L’initiative est portée par le milliardaire Michael Bloomberg, ancien maire démocrate de New York et futur candidat à la présidentielle, qui a par ailleurs contribué à hauteur de 4,5 millions de dollars pour couvrir, après le retrait de Trump, les obligations financières des États-Unis dans le cadre du traité. Mais, dans un pays qui représente le deuxième plus gros émetteur mondial de gaz à effet de serre, où la voiture est reine et le président un climatosceptique fanatique qui ne jure que par le charbon, quelques collectivités et entreprises volontaristes sont-elles en mesure de
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COALISÉS POUR LE CLIMAT compenser le désengagement du gouvernement ? Comme toujours, c’est une question de nombre. Or la coalition a calculé que ces acteurs non-étatiques représentent à eux seuls 68 % du PIB américain (ce qui en ferait, s’ils constituaient un pays, la deuxième économie mondiale), 65 % de la population et 51 % des émissions de GES états-uniens. Ainsi, d’après le dernier rapport scientifique d’America’s Pledge, présenté en décembre à Madrid dans le cadre de la COP 25, pour peu qu’ils continuent de mettre en œuvre les engagements pris en 2017, ils peuvent permettre au pays de réduire de 25 % les gaz à effet de serre d'ici à 2030, par rapport au niveau de 2005. Mais de nombreux maires sont déterminés à aller plus loin. Les plus ambitieux ont rejoint la campagne Ready for 100 du Sierra Club, la plus grande organisation écologiste américaine, et s’engagent ainsi à atteindre les 100 % d’énergies renouvelables d’ici 2035. On trouve dans la liste les grandes métropoles progressistes telles que San
Francisco, Portland, Salt Lake City et Pittsburg, qui ont toujours communiqué sur leur engagement contre le dérèglement climatique. Mais, aussi, de plus en plus de petites villes républicaines préoccupées par des questions plus pragmatiques de coût et d’autonomie énergétique, telles qu’Abita Springs en Louisiane, Georgetown au Texas, ou encore Greensburg au Kansas. Certaines villes comme Aspen dans le Colorado fonctionnent déjà entièrement avec de l’énergie 100 % verte. La ville où Bernie Sanders a été maire, Burlington dans le Vermont, est la première à avoir atteint cet objectif, dès 2015. Il faut dire que cette municipalité côtière de 40 000 habitants s’y est mise tôt, lançant son premier programme d’investissements en 1990. Non seulement son énergie est intégralement verte (mix d’hydraulique, de biomasse, d’éolien et de solaire), mais en plus elle consomme moins d’électricité en 2015 qu’en 1989. Prochaine étape : électrifier le chauffage et le transport pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050… l.r.
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EN VILLE, LA RÉVOLUTION INDUSTRIEUSE À la faveur de la nouvelle donne économique, numérique et écologique, de nombreuses villes anticipent et favorisent le retour de la production industrielle et artisanale. La mutation a commencé. Ce n’est pas dans leur ADN. Et pourtant, de plus en plus de villes se trouvent directement impliquées dans des politiques publiques en faveur du retour de la production matérielle sur leur territoire. Toutes n’ont pas les mêmes raisons politiques de le faire : certaines doivent reconvertir des friches, d’autres veulent contribuer à l’emploi d’un monde ouvrier à la peine. Parfois, elles se sont convaincues que l’avenir de la planète suppose la relocalisation d’activités. D’autres, enfin, pensent que c’est en elles que se joue la compétition économique internationale – dont la compétition industrielle – et qu’il faut donc inventer ce nouvel âge. Qu’elles se croient « nouveau monde », se pensent fidèles à leur passé ou se veuillent écolos, les villes se préoccupent désormais de la production en leur sein. Ce lien ville-industrie n’est évidemment pas nouveau. L’histoire de la plupart des villes est liée à l’implantation d’activités entre 1850 et 1950. Beaucoup de cités agricoles se sont développées au
rythme d’industries à la recherche de terrains et de bassins d’emploi. Les anciens villages proches des centres-villes offraient cette opportunité : les champs se sont convertis en vastes ateliers. En quelques décennies, les noyaux villageois sont devenus des ensembles avec des trains, des logements, des écoles, des stades… Sur une grande part du territoire français, l’industrialisation fut le moteur du développement urbain. Les collectivités locales n’avaient guère de pouvoir face aux capitaines d’industrie, et la ville vivait au rythme imposé par l’usine. RECONVERTIR LES FRICHES INDUSTRIELLES
Mais, à partir des années 1960, la désindustrialisation a laissé sur le carreau les ouvriers et créé de grandes friches industrielles. Les villes sont alors devenues, par nécessité, les actrices d’une mutation d’ampleur. Au début, beaucoup d'entre elles ont résisté au départ des activités en maintenant ces anciens
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terrains en zone exclusivement industrielle. Elles entendaient empêcher que ce foncier parte à la découpe pour des opérations immobilières, et espéraient préserver un possible retour de l’industrie. La création de zones d’activités fut un autre volet de cette politique qui visait à maintenir en cœur de ville des activités de production. Mais ce furent surtout des activités de maintenance et de logistique qui s’installèrent. Au cours des années 80-90, de nouvelles stratégies voient le jour. Bobigny, par exemple, transforme les anciens terrains d’industrie en lieu de formation : une université dans une ancienne imprimerie ; un campus des métiers sur des terrains désormais sans affectation. Le département du Nord travaille à reconvertir les cathédrales d’industrie. Un « pôle image » de rang européen s’installe à Tourcoing à l'emplacement d’anciens sites industriels, sur un terrain de plus de cinq hectares. Au mitan des années 80, Saint-Denis et Aubervilliers s'associent pour repenser l’avenir de la Plaine Saint-Denis, alors plus grande friche industrielle d’Europe. De leur association naît un nouveau quartier d’habitat et d’activités tertiaires, un stade aussi. Plus ponctuellement, les anciennes usines sont reconverties en lieux de culture, comme à Nantes où la fabrique
de biscuits LU devient le Lieu unique. L’industrie ne revient pas, mais on installe sur ses terres des lieux de production contemporains, des lieux de création et de formation. La filiation est assurée. PRÉPARER LE RETOUR DE L'ACTIVITÉ
Ces réponses à la désindustrialisation se développent et de nombreux projets urbains continuent de se projeter sur des terrains hier encore dominés par une activité industrielle. Mais une nouvelle approche émerge : il s’agit désormais moins de panser les dégâts laissés par les paquebots abandonnés sur des sols pollués que d’imaginer un possible retour de la production dans le cœur des villes, à la faveur de la révolution numérique et de l’approche écologique. Cette prospective se retrouve dans les politiques concrètes de nombreuses collectivités territoriales. Les plus courantes consistent à anticiper en prévoyant dans les constructions, au cœur même de la ville dense, des rez-de-chaussée avec une grande hauteur pour favoriser l’installation d’activités. Le territoire Est Ensemble, en région parisienne, entend ainsi renouer avec l’activité artisanale en imposant, dans les programmes de logements, des rez-de-chaussée de 4 mètres 50 susceptibles d'accueillir commerces
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Carte topographique de Kyoto et ses environs, 1931. D.R. BNF / Gallica.
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et activités. Dans d’autres projets, c’est la transformation des parkings qui est prévue : construits en double hauteur, ces vastes plateaux pourront devenir des locaux d’activités si la place de la voiture décroît. Il y a plus. Il ne s’agit pas seulement de favoriser un retour de locaux d’artisanat ou de petites productions, mais aussi d’accompagner une révolution industrielle et d’associer ces lieux de production au développement d’outils mutualisés pour le prototypage et la fabrication en petites séries. Souvent sous l’impulsion des collectivités locales, les « fab labs » prolifèrent et mêlent artisans, créateurs et autres « makers » – les faiseurs dans la langue de Shakespeare. DÉCENTRALISER LA PRODUCTION
Les plus visionnaires annoncent la décentralisation et la démultiplication des productions. Une pièce vient à casser ? Dans le fab lab, on la reconstitue avec l’imprimante 3D et, au « repair café », on fait le reste. Une économie circulaire commence à voir le jour, dans laquelle réparer vaut mieux que jeter. Cela va encore au-delà. Demain vous n’achèterez peut-être plus vos meubles en kit chez Ikea, mais les plans pour « imprimer » en 3D les différents éléments. La fabrication elle-même se décentraliserait. N’a-
t-on pas vu, tout récemment, des Américains fabriquer leur voiture de course avec une imprimante ? Désormais, la contrainte d’acheminer des matières premières et de les évacuer, une fois la transformation faite, se pose dans des termes nouveaux. Les semi-remorques et les larges infrastructures qui leur sont nécessaires seront probablement bannies des villes. Mais l’acheminement de matériaux vers l’atelier du quartier est compatible avec la ville et le voisinage. La révolution technologique qui permet la fabrication en plus petites quantités serait le nouvel eldorado de la production en ville. Des collectivités veulent l’anticiper. La ville de Brest se montre particulièrement ambitieuse en projetant la création d’un hyper-lieu ouvert sur la ville, accessible à tous, qui croiserait développement du numérique et économie circulaire. C’est peut-être dans cette démultiplication des lieux, dans l’anticipation de locaux pour les accueillir que se joue le retour en ville de la production. La révolution numérique en cours est une opportunité. Elle ne se concrétisera que si on la prépare. La pression foncière est si forte que le maintien d’activités, même ultra-contemporaines, ne peut résulter que d’une volonté… politique ! louise deschamps
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Les villes américaines contre Donald Trump « C40 Cities », les grandes métropoles sur la question environnementale Actuellement présidé par le maire de Los Angeles Eric Garcetti, le réseau C40 Cities est passé de dix-huit métropoles membres à sa fondation en 2005 à quatre-vingt-onze, dont Paris. Soit 650 millions de citoyens et 25 % du PIB mondial. Son but est simple : réduire les émissions de gaz à effet de serre des grandes villes.
À l'occasion d'une réunion du C40 Cities, en 2017, les maires et représentants de quelque 375 villes américaines ont défié leur président : contrairement à lui, elles respecteront l'Accord de Paris sur le climat. Au-delà de la question écologique, c'est toute la politique de Donald Trump qui est dénoncée, notamment ses mesures discriminatoires à l’encontre des migrants.
La Charte européenne des droits de l’Homme dans la ville À l'initiative de ce réseau, Barcelone et SaintDenis. En 1998, à l'occasion des cinquante ans de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, la capitale catalane organise une conférence des villes pour les droits de l'Homme. Des centaines de maires s'accordent sur la nécessité de créer un document politique pour promouvoir le respect de ces droits à un niveau local. En 2000, à Saint-Denis, la charte est adoptée. Elle rassemble aujourd'hui plus de 400 villes.
Le Forum des autorités locales de périphérie pour des métropoles solidaires (FALP) Coordonné depuis 2002 par Sétubal (périphérie de Lisbonne, Portugal), Alvorada (périphérie de Porto Alegre, Brésil), San Feliu de Llobregat (périphérie de Barcelone, Espagne) et Nanterre, le FALP regroupe 250 collectivités locales dans trente pays partageant une même particularité : se retrouver réduites à l'état de satellites, souvent phagocytées par la métropole dont elles dépendent. Le FALP est devenu un important réseau d'échange d'expériences et de pratiques, d'initiatives communes, notamment autour des thématiques de l'égalité et de la lutte contre la précarité et la ségrégation sociale.
Les maires contre les pesticides
INTER CITÉS loïc le clerc
Daniel Cueff, maire de Langouët, est le précurseur de la lutte contre les pesticides : vingt ans que son village breton fait figure de laboratoire écologique et citoyen. Depuis, une soixantaine de communes – de Paris à Moustier-enFagne (soixante habitants) – et le département du Val-de-Marne ont rallié son combat. Pour « pallier les carences de l'État », ces élus prennent des arrêtés afin de protéger leur population. S'ils se voient empêchés par les préfets, c'est au cas par cas que la justice règle les contentieux, donnant peu à peu raison aux édiles.
AU SÉNÉGAL, L'EAU EN COMMUNS Dans la zone côtière des Niayes, des expériences de gestion locale de l'eau inspirées du principe des « communs » pour concrétiser les aspirations à une gouvernance démocratique et à une expertise citoyenne. Dakar, décembre 2019 : coupure d’eau dans plusieurs quartiers de la capitale. On ne sait pas combien de temps cela va durer. Parfois, il faut attendre la nuit pour espérer voir un filet d’eau remplir les seaux et bassines qui s’accumulent. Et parfois, même la nuit, l’eau ne vient pas. À quelques dizaines de kilomètres de là, en zone rurale, certains villages n’ont simplement pas accès à un réseau d’eau : forage en panne ou pas de forage tout court. Globalement en 2015, en Afrique subsaharienne, seulement 24 % de la population avait accès à une source sûre d’eau potable1. Mais la question de l’eau ne s’arrête pas à celle de l’eau potable qui ne constitue que 12 % des prélèvements en eau de la planète contre 19 % pour l’industrie et 69 % pour l’agriculture (élevage et aquaculture compris)2. 1. WWAP (Programme mondial de l'UNESCO pour l’évaluation des ressources en eau). 2019. Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau : « Ne laisser personne pour compte », Paris, 2019. 2. Aquastat, Organisation des Nations Unies pour
Manque d’investissements, problèmes techniques, mauvaise gestion, pollution, gaspillage, ou encore épuisement des ressources, et finalement conflits… les enjeux sont multiples. Face à la complexité des situations, les États font appel à des experts pour réaliser des études, ou encore à des sociétés privées de distribution des eaux comme délégataires de service public, masquant ainsi deux dimensions fondamentales : d’abord la gestion de la ressource elle-même – et non plus seulement du service – car les situations de surexploitation se multiplient ; ensuite son aspect politique – au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui concerne les citoyens –, et cela d’autant plus que les situations de pénurie impliquent un partage de la ressource, et donc des choix. Au Sénégal, la zone des Niayes concentre justement un grand nombre d’enjeux liés à l’eau : écosystème de la bordure littorale entre Dakar et SaintLouis, aux ressources en eau presque l’alimentation et l’agriculture (FAO).
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exclusivement souterraines, elle est le théâtre d’intenses activités horticoles et minières qui épuisent et polluent les aquifères, générant dégâts environnementaux et conflits sociaux. En dépit de l’intérêt porté aussi bien par les chercheurs, les autorités politiques que les opérateurs de développement, les ressources en eau de la zone semblent s’épuiser inexorablement dans un contexte de croissance démographique et de changement climatique accroissant la vulnérabilité des habitants du territoire. ASSURER L'ACCÈS À LA RESSOURCE ET SA PÉRENNITÉ
En 1968, dans un essai devenu célèbre depuis, Garett Hardin théorisait La Tragédie des communs : processus de surexploitation qui menacerait toute ressource en accès libre (pâturages, ressources halieutiques, forêts, ressources en eau, etc.). Bien que sa théorie et surtout ses conclusions pro-néolibérales aient été largement battues en brèche, force est de constater que plusieurs tragédies des communs sont en cours aujourd’hui. Les ressources en eau de la zone des Niayes semblent être de celles-là. À la théorie trop étroite d'Hardin, Elinor Ostrom – Nobel d’économie en 2009 – avait pourtant opposé en 1990 la notion de communs, ressources partagées
Les « plateformes locales de l’eau » ont institué un mode de prise de décision par vote de valeur, basé sur l’appréciation de chaque option, après échanges et débats d’idées. dont la gestion collective assurerait la pérennité. Ainsi, outre la ressource, un commun suppose l’existence d’une communauté qui gère les conditions d’accès à la ressource, organise son renouvellement et la préserve contre les menaces extérieures, grâce à un mode de gouvernance choisi par la communauté elle-même. Les travaux d’Ostrom (ré)affirmaient donc qu’au-delà du marché ou de l’État, la perspective d’une gouvernance locale et démocratique des ressources était parfois possible et souhaitable. C’est en s’appuyant sur « l’approche par les communs » que sont nées, dans quelques communes de la zone des Niayes, les « plateformes locales de l’eau » (PLE), structures de gouvernance communale (voire intercommunale) en charge de la gestion de l’eau. Accompagnés par l’ONG Gret, des
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acteurs des territoires (usagers, techniciens, autorités), regroupés pour une gestion durable, équitable et efficace des ressources en eau, ont façonné des dispositifs de gouvernance innovants, formalisés par les statuts et règlements associatifs des PLE. Dans leur charte, ces dernières préconisent « une gestion raisonnée de l’eau, en (i) prélevant la ressource à un rythme lui permettant de se renouveler ; en (ii) partageant la ressource durablement disponible entre les différents usages de manière équitable mais préférentiellement pour les usages ne portant pas atteinte à l’environnement ; en (iii) protégeant les ressources naturelles du territoire ; en (iv) encadrant voire limitant toutes les activités présentant un risque de pollution des ressources en eau ; et en (v) partageant les informations et connaissances relatives aux ressources en eau de la zone ». GOUVERNER DÉMOCRATIQUEMENT
Cette initiative soulève toutefois un certain nombre de questions sur sa pertinence autant que sur sa mise en œuvre. Deux d’entre elles, si elles concernent la gestion des ressources en eau dans la zone des Niayes, interrogent en réalité l’aspiration démocratique plus générale-
ment dans son application. D’une part, quelle est la légitimité procédurale de ces institutions à porter l’intérêt général ? D’autre part, quelle est leur légitimité scientifique ou technique à gérer raisonnablement les ressources en eau de leur territoire ? Dans l’approche par les communs, le mode de gouvernance est défini par la communauté, ce qui suppose au préalable de poser les limites de celle-ci. Au commencement, les PLE rassemblaient une trentaine d’acteurs choisis par le Gret dans la diversité des usagers recensés sur les territoires, des services techniques locaux travaillant en lien avec les ressources en eau, et des autorités administratives et coutumières en présence. Ouvertes à tous, leurs compositions ont évolué avec le temps pour réunir les acteurs les plus engagés qui avaient le temps de s’investir dans le processus. Qui ne dit mot consent ? La disponibilité reste un obstacle majeur à la participation et, bien souvent, les plus pauvres sont ainsi discrètement exclus des processus de négociation politique. Malgré cela, pas à pas, les PLE ont construit leur système de gouvernance : au modèle assez classique de structure associative, elles ont substitué un mode de prise de décision par vote de valeur, c’est-à-dire basé sur l’appréciation de
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Plan de la ville de Dakar au 5 000e d'après photo-aérienne / dressé et publié par le Service géographique de l'A.O.F. D.R. BNF / Gallica.
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chaque option, après échanges et débats d’idées. En outre, l’organe exécutif de l’institution est un comité directeur qui n’est ni élu, ni nommé, mais défini en fonction d’un bilan de présence des acteurs aux réunions de l’association. Ainsi, seules les personnes les plus engagées ont un pouvoir décisionnaire sur les orientations stratégiques. Gage du dynamisme des structures, ce choix ne peut toutefois pas garantir une représentativité, qu'elle soit géographique, socioprofessionnelle, d’âge ou de genre. Ce facteur limitant a donc été débattu au sein des PLE et, pour mieux équilibrer les rapports de forces entre différents groupes d’intérêts, le Gret a proposé de mettre en place des collèges au sein du comité directeur. Les voix des acteurs seraient ainsi pondérées afin d’accorder le même poids à chaque collège. Cette proposition a pourtant été rejetée par les PLE, au motif qu’il « ne serait pas démocratique de déroger au principe : une personne, une voix »… Enfin, dernière barrière à la légitimité procédurale des PLE : la rigidité du cadre législatif sénégalais. En effet, non seulement ces institutions ne sont pour l’instant pas reconnues par l’État, mais le processus de décentralisation, en théorie consacré par le code général des collectivités locales de 2013, semble buter sur la tradition jacobine de l’État, héritage colonial encore très prégnant.
Aussi, le pouvoir de décision des PLE reste extrêmement limité, pour ne pas dire inexistant. La révision du code de l’eau, en cours depuis 2014 (!), offre cependant l'espoir d’une reconnaissance légale des PLE, avec – on l’espère – un réel pouvoir réglementaire local pour une gestion tangible des ressources en eau. CONSTRUIRE L'ACTION PUBLIQUE
Mais la gestion des ressources en eau peut-elle être laissée aux profanes ? D’aucuns diront volontiers que cela demande des connaissances scientifiques ou techniques, qu’il faut être en mesure de comprendre les enjeux, les dynamiques, les contraintes, les risques, les incertitudes, qu’il faut pouvoir se projeter, planifier, puis assurer un suivi et enfin une évaluation des activités et politiques menées. Bref, un domaine inaccessible au commun des mortels… L’expérience des PLE a été volontairement construite sur le postulat inverse : parce qu’il ne faut pas laisser aux experts (ou prétendus tels) le droit de décider à la place des citoyens, il faut rendre ces derniers capables de décider par eux-mêmes, en connaissance de cause. Conçues presque comme un projet d’apprentissage collectif, les PLE ont donc fait découvrir, à travers des jeux, scènes de théâtre, présentations et mises en débats, des domaines aussi
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variés que l’hydrogéologie, la prospective territoriale, l’agroécologie, la législation sur les usages de l’eau, les critères et tests pratiques de qualité de l’eau ou encore la démographie et les méthodes de plaidoyer ! Initialement traités et animés par le Gret, les sujets commencent à être préparés par les PLE elles-mêmes, selon leurs intérêts et leurs méthodes, mais toujours dans une dynamique de partage des connaissances et de mise en débat. Ce dernier point a en outre été méthodologiquement étudié afin d’amener les acteurs à aiguiser leur sens critique et à affûter leurs arguments. Par exemple, une fois le cadre législatif et réglementaire de l’usage des ressources en eau présenté et discuté, les PLE ont travaillé à identifier les points qui leur paraissaient problématiques, à expliciter pourquoi, puis à formuler des propositions d’amendement argumentées. L’histoire des PLE peut être appréhendée comme une construction d’action publique. Qu’elles soient des instruments d’émancipation des territoires, des arènes d’apprentissage collectif ou des expérimentations démocratiques, ces structures de gouvernance locales des ressources en eau suivent un processus pour parvenir à transformer les ressources en eau de la zone en véritable « commun ». Du reste, dans un contexte mondial de crise démocratique, conjuguée à une crise environnementale
Instruments d’émancipation des territoires, arènes d’apprentissage collectif ou expérimentations démocratiques, ces structures de gouvernance locales veulent transformer les ressources en véritable « commun ».
sans précédent, la nécessité de faire le lien entre démocratie et environnement doit être sans cesse réaffirmée pour, enfin, être réellement prise en compte dans la conception de nouvelles politiques publiques. aline hubert
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DÉCENTRALISER N'EST PAS DÉMOCRATISER Les vertus de la décentralisation s'évanouissent si elle ne sert que la gouvernance libérale sans assurer la participation des populations. Entre la marchandise et la technocratie, une autre voie doit être pensée. C’est un faux débat par excellence. La ville est devenue le territoire par excellence de l’organisation sociale, et la métropolisation est le pivot de son expansion. Dès lors, revient sur le devant de la scène ce sempiternel débat sur l’obsolescence de l’État national. Si l’État désigne la puissance publique, il ne relève pas d’un seul territoire. La commune ne fait pas moins partie de la sphère étatique que le département, la région, la nation ou les institutions continentales. La question traditionnelle est de savoir comment fonctionne le grand « tout » de l’État : de façon centralisée ou décentralisée. Dans les dernières décennies, la réponse s’est portée vers la seconde hypothèse, ce que l’on peut tenir pour un progrès. DÉRÉGULATION ET « GOUVERNANCE »
Les structures moins étendues sont par définition plus proches de la population, et donc mieux à même d’assurer
la participation du plus grand nombre à la délibération, à la décision et à l’évaluation des choix engageant le devenir d’un groupe humain. La logique de la décentralisation et du transfert des compétences vers les échelons dits autrefois « subalternes » relève à l’évidence de la nécessaire démocratisation de la gestion publique. Toutefois, elle n’est pas en elle-même l’accomplissement démocratique. Dans la période récente, elle s’est même accompagnée de désastreuses régressions, pour deux raisons fondamentales. La première – la plus évidente – est que la décentralisation s’opère sur fond de dérégulation générale. Contrairement à l’opinion reçue, ce n’est pas que l’État a perdu de son importance stratégique. On considère simplement que la répartition générale des ressources ne procède plus de la « volonté générale », mais de la seule logique financière et marchande. L’impératif de plafonnement de la dépense publique et de désendet-
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Copenhague et Frideriksberg, 1906. D.R. BNF / Gallica.
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Les institutions décentralisées sont incitées à rechercher la compétitivité et l’attractivité de leur territoire de compétence au détriment des territoires voisins.
tement de l’État est devenu un dogme canonique, une base du « consensus de Washington » (lire l'encadré), élargi aujourd’hui à l’ensemble des États. La seconde cause de régression se trouve dans la conception dominante de ce que l’on appelle désormais la « gouvernance » et qui se substitue au « gouvernement ». Théoriquement, il s’agit de
rompre avec la fixité administrative et d’introduire une plus grande souplesse dans la détermination des choix publics. En pratique, la gouvernance fait primer la rationalité supposée compétente sur le temps plus long et plus complexe de la consultation démocratique. Au lieu de diffuser la décision vers le bas, elle tend à la concentrer à toutes les échelles de territoire. La norme technique prend le relais de la loi et enserre la décision dans des mécanismes technocratiques pas moins contraignants que ceux de la logique administrative classique. MOINS D'ÉTAT, MOINS DE MARCHÉ
Au total, la logique de l’intérêt général « par en haut » est remplacée de plus en plus par la double dominante de la concurrence et de la compétence. La décentralisation fonctionne de fait comme une simple déconcentration, qui pousse à intérioriser vers le bas les « contraintes » de la bonne gestion publique. Au lieu d’élargir le débat démocratique, en le faisant porter sur l’allocation des ressources en même temps que sur la définition des besoins, elle pousse à intérioriser les inégalités croissantes entre les territoires. Dans une pure logique de concurrence, les institutions décentralisées, communales ou supra-
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communales, sont incitées à rechercher la compétitivité et l’attractivité de leur territoire de compétence, fût-ce au détriment des territoires voisins. Dans une logique maîtrisée de subsidiarité, il serait bon que les compétences les plus larges soient attribuées aux territoires les plus proches de l’expérience réelle des populations. À une double condition : que ces compétences fassent l’objet d'une participation élargie des populations à leur conception et à leur usage ; que les échelons plus larges aient pour mission de veiller à l’égalisation et donc à la péréquation des ressources, en même temps qu’à la gestion des biens communs à l’ensemble des territoires concernés. Pour tout dire, on devrait tenir que la décentralisation est infirme si elle ne s’accompagne pas d’un double recul de la marchandise et de la technocratie. Les ultralibéraux nous disent depuis longtemps qu’il faut moins d’État et plus de marché. Une vision étroite de la République rétorque volontiers qu’il faut moins de marché et plus d’État. Peut-être faut-il expérimenter une autre voie considérant qu’il faut moins de marché, moins d’État administratif et davantage de partage, de bien commun et de détermination publique. antoine chatelain
Le consensus de Washington est un ensemble de mesures d’inspiration libérale appliquées aux économies en difficulté face à leur dette (notamment en Amérique latine). Elles sont imposées par les institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et soutenues par le département du Trésor américain. Ce « consensus » reprend les idées présentées en 1989 par l’économiste John Williamson, qui énonçait dix propositions autour des notions de discipline budgétaire, de libéralisation complète de l’économie et de privatisations.
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NÉ GOCI ATION PREMIER SEMESTRE 2020 REGARDS 84
LE MOT
« Il faut que les syndicats reviennent à la table des négociations. » À chaque conflit social, le gouvernement exhorte les partenaires sociaux à revenir sous les ors de la République pour « négocier ». Mais négocier quoi, quand il n’y a plus matière à négocier ? Plus de grain à moudre ? Désormais, pour élaborer les grandes réformes qui structurent la vie de l’entreprise et des travailleurs, les syndicats sont « consultés », voire « concertés ». Des heures passées en réunion pour que les centrales soient entendues. Rien à voir avec la négociation. Tout est fait, ainsi, pour réduire la place des syndicats, même s’ils signent et négocient – à l’instar de la CGT – jusqu’à 80 % des accords d’entreprise chaque année. pierre jacquemain
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Coupe sous la forme d’une figure tenant un pénis agrandi, 1100/1470 apr. J. -C. Chimú, Pérou.
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
LE FÉMINISTE PEUT-IL L’EMPORTER SUR LE MASCULIN ? Après des décennies de combats féministes, l’heure est venue pour les hommes de s’interroger sur eux-mêmes. Au cœur de la vague #MeToo, de nouvelles masculinités cherchent à se dégager de la matrice patriarcale. texte marion rousset, photos cc art institute chicago
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u’est-ce que c’est qu’être un homme ? » Le regard pensif tourné vers le lointain, des points de suspension dans la voix, un petit rire ponctué d’un long silence. Le gaillard aux cheveux poivre et sel a l’air perplexe. Pour nourrir son documentaire sur « les mâles du siècle », Laurent Metterie a posé sa caméra sur un type entre deux âges, un jeune adulte propre sur lui, un presque adolescent, un monsieur bien mis dans un appartement bourgeois, un militant féministe… À l’origine de ce projet, il y a une scène dans un café à laquelle Laurent Metterie a assisté : un homme au comptoir jette un œil concupiscent au décolleté de la serveuse et s’exclame « Oh les beaux lolos ! On veut du lolo ! » Et la question de sa compagne, la philosophe féministe Camille Froideveaux-Metterie, qui l’observe consternée : « T’as rien dit ? » Eh bien non, justement, il n’a rien dit. Alors avec elle, il a décidé de donner la parole aux hommes. EMBRASSER LE FÉMINISME Les témoignages qu’ils ont commencé à recueillir racontent des doutes qui se disent à demi-mot, y compris chez celui qui craint de ne plus pouvoir draguer : « Je suis d’accord qu’on ne harcèle pas une femme, qu’on la fasse pas chier, qu’on n’aille pas lui taper sur les fesses, qu’on se frotte pas contre elle… Tout ce
qu’on veut ! Qu’on n’ait pas des mots sexistes non plus, admet celui-ci. Mais faire un petit compliment, un petit clin d’œil, une fois en passant de temps en temps, c’est sympa. Certaines femmes le font aussi. On devient trop puritain, c’est bon on n’est pas des Américains non plus. » Un autre questionne les limites entre drague et harcèlement : « Je pense que là où tu harcèles quelqu’un, c’est quand tu sens que la personne est mal à l’aise, et qu’elle te le dit et donc la question qu’il faut se poser c’est : est-ce que j’ai déjà mis mal à l’aise quelqu’un ? » Un congénère à la chemise rose ouvre les yeux sur lui-même : « Je me suis toujours considéré, dans la parole en tout cas, comme quelqu’un qui pouvait être violent. Parce que je viens d’une culture du Sud qui parle fort et j’ai vu que cette culture de la parole forte pouvait blesser. Donc oui, ça m’a remis en question », admet-il. « Le féminisme ne doit pas évoluer avec l’arrivée des hommes, ce sont les hommes qui doivent se transformer pour réussir à embrasser le féminisme », souligne un manifestant filmé dans la marche #NousToutes. En résumé, « les hommes doivent faire leur travail ». Alors que la conscience du caractère endémique des violences psychologiques, physiques et sexuelles révélé par la vague #MeToo est venue fissu-
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« Pour la première fois dans l’histoire, les hommes ne peuvent plus faire comme si le féminisme était une histoire de bonnes femmes. » Camille Froideveaux-Metterie, philosophe rer l’ancestral patriarcat, les regards se tournent aujourd’hui vers la masculinité. Attaquée en plein cœur, comment celleci peut-elle se défaire de ses comportements toxiques ? Se réinventer sans que cela renforce une domination ébranlée ? Prendre part, à son niveau, aux combats féministes sans usurper la place des femmes ni parler à leur place ? Des hommes s’éveillent doucement à ces questions brûlantes qui les obligent à quitter leur zone de confort. LES MASCULINITÉS AU SCALPEL Depuis l’affaire Weinstein jusqu’aux récentes accusations portées par Adèle Haenel contre le réalisateur Christophe Ruggia, il devient difficile de se taire. Certains brisent le silence. Ou se désolidarisent. Ici, c’est la Société des réalisateurs de films (SRF), en votant l’exclusion de Christophe Ruggia, qui affirme « son soutien total, son admiration et sa reconnaissance à l’actrice ». Là, ce sont des journaux qui licencient des salariés impliqués dans La Ligue du LOL, groupe Facebook dont certains membres ont été accusés de harcèle-
ment à caractère sexiste et homophobe. C’est aussi une émission sur France Inter qui se demande, à la veille de la mobilisation nationale contre les violences sexistes et sexuelles, « comment inclure les hommes à ce combat sans pour autant confisquer le débat ». Ou sur France Culture, un journaliste auteur d’une série documentaire sur « Des hommes violents » qui reconnaît qu’au début, en lisant sur Twitter les témoignages de femmes victimes de violences, il ne se sentait « pas concerné ». Avant de demander à sa mère au téléphone : « Est-ce que toi aussi, tu pourrais dire #MeToo ». Relevons également une étude de l’Ifop pour le magazine Elle, publiée en novembre, qui interroge les hommes deux ans après #MeToo, le livre de l’historien Ivan Jablonka, Des Hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, qui a fait un gigantesque buzz dans les médias à la rentrée de septembre, et bien sûr le podcast de Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table », qui passe au scalpel les masculinités contemporaines, « parce qu’on ne naît pas
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Récipient à bec en étrier représentant une scène érotique, 1100/1470 apr. J. -C. Chimú, Pérou.
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
« L’idée qu’on puisse déviriliser les garçons suscite une panique morale. Il y a la peur de faire des hommes des homos et que toute la société fondée sur le patriarcat s’écroule. » Sylvie Ayral, sociologue homme, on le devient ». Sans oublier les cinquante hommes regroupés sous le mot d’ordre « Féministons-nous » qui ont publié une tribune dans le journal Libération en soutien à NousToutes. « Nous sommes convaincus que les mécanismes de domination dont nous, les hommes, sommes les acteurs, perdureront tant que nous ne changerons pas nos comportements et n’interrogerons pas la construction des masculinités et leur toxicité », affirment les signataires de ce collectif « sur les privilèges masculins et de responsabilité des hommes aux enjeux féministes », dont l’arc va du nouveau secrétaire national EELV Julien Bayou à l’ancien joueur de football Vikash Dhorasoo. ÉTAT DE CHOC Sans trop s’avancer, la somme de ces symptômes laisse entrevoir la possibilité d’un tournant masculin du féminisme. « Pour la première fois dans l’histoire, les hommes ne peuvent plus faire comme si le féminisme était une histoire de bonnes femmes. Parmi les
nouveaux combats, nombreux sont ceux qui portent sur des questions intimes et sexuelles qui les concernent au premier chef. Ils n’ont donc plus d’autre choix que de se positionner », veut croire Camille Froideveaux-Metterie. « Il y a quelque chose qui s’effrite dans le réflexe de solidarité des hommes entre eux. Lors de la sortie du film de Polanski, Jean Dujardin a annulé des rendez-vous avec la presse pour ne pas avoir à être interrogé. Cette reculade constitue un retournement par rapport à l’époque de l’affaire Strauss-Kahn », estime le géographe Yves Raibaud, auteur d’un ouvrage intitulé La Ville faite par et pour les hommes. « Ça peut vouloir dire que certaines choses ne sont plus dicibles, mais on n’en est pas au stade d’un mouvement qui s’affirme », conclut-il. La sociologue Sylvie Ayral, autrice de La Fabrique des garçons, se souvient quant à elle de l’état de choc lorsque l’affaire Weinstein a explosé. « Même les hommes de ma famille qui ne sont pas de gros machos ont eu la gueule de
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« Il faudrait transformer la subjectivité masculine afin qu’elle intègre l’existence des femmes et leur vécu opprimé, ce qui implique une remise en cause personnelle et une rupture avec le groupe social et avec la masculinité. » Léo Thiers-Vidal, sociologue bois. L’ampleur des chiffres et des révélations a provoqué une forme de sidération. Auparavant, beaucoup d’hommes avaient tendance à penser que le problème était chez les autres. Dans certains groupes ethniques, dans certaines catégories sociales, chez le voisin… Là, ils ont découvert que le ver était à l’intérieur du fruit. Certains ont pris conscience de leur propre construction, même si c’est encore balbutiant. » L’heure serait-elle enfin venue de se pencher sur la construction de l’identité des garçons ? Longtemps, les albums féministes pour la jeunesse ne se sont adressés qu’aux fillettes. L’édition prenait plaisir à tordre le cou au cliché de la princesse grâce à des titres comme Histoires du soir pour filles rebelles, Même les princesses pètent, La Révolte des cocottes, La Dictature des petites couettes, Super fonceuse, Marre du rose… Jusqu’à ce que des autrices comme Delphine Beauvois et Stéphanie Richard publient On n’est pas des su-
per-héros après On n’est pas des poupées (éd. La Ville brûle) ou J’aime pas le foot à côté de J’aime pas la danse (éd. Talents hauts). LE MAL À LA RACINE Du côté de l’Éducation nationale, c’est la même chanson. Pendant plus de trente ans, l’institution a diffusé des conventions et des chartes pour l’égalité qui ciblaient quasi exclusivement le public féminin. Leur but : hisser les filles au niveau des garçons, sans jamais interroger la construction de la virilité. Phénomène tellement puissant dans notre société qu’il continue d’empêcher les hommes d’investir les métiers dévalorisés du soin et de l’attention aux autres. « Dire d’une fille qu’elle est un garçon manqué peut être une marque de considération. L’inverse n’est pas vrai. L’idée qu’on puisse déviriliser les garçons suscite une panique morale. Il y a la peur de faire des hommes des homos et que toute la société aujourd’hui
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fondée sur le patriarcat s’écroule », souligne Sylvie Ayral. Elle-même en a fait les frais : « Dès qu’on s’attaque à déconstruire la construction de la domination, on se heurte à des résistances. En 2012, on m’avait demandé d’aller donner une conférence dans un IUFM, conférence annulée deux jours avant avec pour toute précision que le directeur ne voulait pas de ces sujets trop problématiques », explique celle qui a reçu le prix Le Monde de la recherche universitaire pour La Fabrique des garçons. Pourtant, insiste Sylvie Ayral, « on ne pourra pas émanciper la moitié de la population sans l’autre moitié ». Batailler pour l’égalité des sexes et des sexualités implique de s’attaquer à la racine du mal : cette construction de l’identité masculine qui place en position dominée les filles… ainsi que les garçons qui ne se conforment pas au modèle de virilité attendu. C’est le chemin ambitieux qu’emprunte l’historien Ivan Jablonka, qui propose, dans Des Hommes Justes, de redessiner des masculinités non toxiques, compatibles avec les droits des femmes. Pour lui, être un homme féministe, ce n’est pas seulement accompagner les femmes dans leur quête d’émancipation, et encore moins se vanter d’aider sa femme en allant chercher les enfants à la sortie de l’école, mais changer en profondeur. « Tout militantisme doit com-
mencer par un examen de conscience. Ce travail sur soi concerne d’abord ceux qui détiennent le pouvoir : hommes politiques, hauts fonctionnaires, dirigeants d’entreprise, cadres, publicitaires, urbanistes, policiers, juges, médecins, journalistes, enseignants, chercheurs. Tous doivent s’interroger sur la masculinité en général, et sur la leur en particulier », plaide-t-il. Pour ainsi mettre au jour les situations où ils tirent profit de leur statut d’homme, même sans le vouloir. Car la domination peut parfois se nicher dans les endroits les plus inattendus. SUBVERTIR L’ORDRE DU GENRE Lorsque nous l’avons rencontré, Ivan Jablonka a reconnu la perversité d’un système qui explique jusqu’au succès de son livre, comparé au confidentiel Pourquoi le patriarcat ? publié à l’automne par l’Américaine Carol Gilligan. « En écrivant ce livre, il est évident que je continue de toucher le dividende du système patriarcal ! On va peutêtre plus m’écouter parce que je suis un homme… » Il a sans doute raison. « Nous, les hommes, avons cette capacité à nous approprier les sujets y compris féministes. Dans ma carrière universitaire, je me suis heurté à la méfiance de collègues qui ont pu me reprocher de me mettre en avant avec mes recherches autour du féminisme. C’est un fait que, lorsque les hommes
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« Si nous ne touchons pas à la psychologie du patriarcat, si nous la laissons intacte, nous avons peu de chances de nous débarrasser de la politique patriarcale. » Sylvie Ayral, sociologue parlent à la place des femmes dans la société, ce sont eux qui font les prime time », regrette aussi Yves Raibaud. De fait, il ne suffit pas de se défaire des codes du mâle alpha pour subvertir la domination masculine. Celle-ci « ne se limite pas à l’image de l’homme bodybuildé. On peut intégrer une ambiguïté féminine et être dominant ! C’est le cas de nombreux acteurs du XXe siècle, mais aussi des héros de la Grèce archaïque qui n’ont pas honte de pleurer, comme Achille à la mort de Patrocle et Agamemnon après les succès troyens », relève l’historien. « Je suis ravie que les hommes se posent des questions et soient enthousiastes à l’idée qu’ils essaient de réfléchir à la question du consentement, mais il me semble que ça n’efface pas l’ordre du genre », déclare l’anthropologue Mélanie Gourarier. « La masculinité a toujours été un objet de réflexion. La question de savoir comment être un homme qui se réforme pour s’adapter à la modernité, on la retrouve à plusieurs moments de l’histoire. La figure du dandy, par
exemple, était une masculinité qui se voulait d’avant-garde », rappelle cette chercheuse, spécialiste des questions de genre et de sexualité. BASTION PATRIARCAL Cette plasticité opportuniste n’interdit pas de rêver d’une société post-patriarcale. Mais voilà, c’est une utopie qui peine à se concrétiser. Il faut dire que, pour être un homme non-dominant, il ne suffit pas d’être un gentil papa et un époux prévenant. « Il faudrait transformer la subjectivité masculine afin qu’elle intègre pleinement l’existence des femmes et leur vécu opprimé, ce qui implique pour les hommes une remise en cause personnelle et une rupture avec leur groupe social et avec la masculinité », expliquait déjà en 2002 le sociologue Léo Thiers-Vidal dans la revue Nouvelles questions féministes. « Je suis persuadé que tout homme qui remet en question sa place dans le patriarcat et cherche à faire changer la structure sociale doit s’habituer à sortir de son propre confort. (…) Ça ne se
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résout pas avec quelques politiciens qui, pour exprimer leur solidarité à une journée de luttes féministes, posent et “transgressent le genre” sur une affiche avec du rouge à lèvres », précise quant à lui Yeun Lagadeuc-Ygouf dans un texte, en ligne sur le blog de Christine Delphy, intitulé « Être “allié des féministes” ». Mais si les inégalités de genre se perpétuent, ce serait aussi lié à des mobiles psychologiques ancrés au plus profond de nous, à en croire la philosophe et psychologue Carol Gilligan. Autrement dit, à « des stratégies élaborées au fil du temps, afin de nous protéger de nos peurs les plus profondes et de nos
désirs les plus inavouables ». Selon elle, la quête d’amour des individus est contredite par un désir d’éviter la douleur consécutive à une éventuelle perte. Or le patriarcat constitue un bastion idéal contre la douleur de la perte en faisant obstacle à l’intégrité de la relation aux autres. « Si nous ne touchons pas à la psychologie du patriarcat, si nous la laissons intacte, nous avons peu de chances de nous débarrasser de la politique patriarcale », assure Carol Gilligan. Une chose est sûre, pour « réinstaurer un véritable rapport entre les hommes et les femmes », il faudra bien davantage que des déclarations de principe. marion rousset
À LIRE, À VOIR, À ÉCOUTER
Carol Gilligan, Pourquoi le patriarcat ?, éd. Flammarion, 2019. Ivan Jablonka, Des Hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, éd. Seuil, 2019. Camille Froideveaux-Metterie, Laurent Metterie, Les Mâles du siècle, sur Vimeo. Sylvie Ayral et Yves Raibaud, Pour en finir avec la Fabrique des garçons, éd. Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2014. Mathieu Palain, Des hommes violents, France Culture, 2019.
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METTRE FIN AU DONJUANISME À LA FRANÇAISE
e regrette, à l’âge que j’ai, de moins rencontrer de mains baladeuses dans le métro », déclarait Catherine Millet en novembre 2019. En janvier 2018, elle figurait parmi les cent femmes signataires d’une tribune critiquant le mouvement #MeToo, vantant la « liberté » d’importuner, plaçant la volonté de ne pas l’être au rang d’option. Pourtant, le travail mené par Anaïs Bourdet – créatrice du Tumblr « Paye ta shnek » – a fait reconnaître comme du « harcèlement de rue » la répétition de propos ou d’actes sexistes qui contribuent à placer les femmes qui osent arpenter les rues dans une intranquillité permanente. Avec cette déclaration, Catherine Millet présente une nouvelle fois les agressions sexuelles comme d’amusantes et excitantes interactions sociales. Or ces « mains » qui se « baladent » ne sont pas désincarnées. Elles sont portées par des corps masculins forgés par une socialisation qui promeut la culture du viol.
ACCESSIBILITÉ SEXUELLE La culture du viol regroupe les comportements et attitudes sociales qui minimisent les agressions sexistes à l’égard des femmes, voire les légitiment comme une norme culturelle. Cette culture sous-tend l’idée que les hommes ont un droit à accéder aux corps des femmes, a fortiori dès lors que celles-ci arpentent l’espace public. C’est la défense de ce droit que promeut Catherine Millet, laquelle semble avoir parfaitement intériorisé le rôle social de proie sujette au bon vouloir des hommes que notre société lui a assigné. Elle est loin d’être la seule. En 2010, à l’époque où l’association Ni putes ni soumises semblait concentrer toute l’attention antisexiste – comme si le sexisme n’avait pas cours en dehors des banlieues –, sa présidente Sihem Habchi déclarait : « Lorsque je suis en jupe, je remarque que les hommes me regardent. Lorsque je suis en jupe, je me sens femme, aussi dans mon propre regard. Lorsque mes sœurs, à Vitry ou ailleurs, tentent d’en faire de même, elles se font traiter de putes. Elles bravent l’interdit en arborant trop de liberté et de féminité. »
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LA CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO
Sous prétexte que les corps des femmes issues de quartiers populaires auraient été soumis à une forme d’invisibilité, la jupe acquérait dans ce discours un statut libérateur. Ainsi, la sociologue Colette Guillaumin décrit les jupes comme « destinées à maintenir les femmes en état d’accessibilité sexuelle permanente, permettant de rendre les chutes […] plus pénibles pour l’amourpropre », et entravant leur « liberté motrice ». Non content de résumer la « féminité » à son aspect le plus caricatural – le port d’une jupe –, le discours de Ni putes ni soumises promouvait cette culture centrée sur le désir masculin hétérosexuel. Sous ce prisme, la valorisation du corps des femmes passe par le regard des hommes. INVERSION DE LA VIOLENCE Un regard qui ne doit être entravé ni par une condamnation antisexiste, ni par une tenue vestimentaire trop couvrante. Il suffit de penser à la manière dont le journaliste Jean Quatremer déplore la « signification du port du voile » : « Cette femme proclame dans l’espace public qu’elle n’aura jamais de relation amoureuse ou sexuelle avec un non-musulman. C’est violent. » Il semble incapable d’envisager une femme dans l’espace
public sans l’imaginer hétérosexuelle, ni sans partir du principe de sa disponibilité sexuelle présumée. La « violence » du port du foulard lui envoie un signal qui conteste cet accès dont il croit pouvoir disposer. La « violence » qu’il croit subir – et énonce dans une incroyable inversion des rôles – est la simple réalisation du fait que toutes les femmes ne lui sont pas accessibles. On comprend qu’il considère implicitement l’absence de foulard comme la disposition plus large à avoir des relations hétérosexuelles avec tous les hommes. À l’époque où Dominique Strauss-Kahn sévissait encore dans la vie politique, plusieurs femmes, comme Aurélie Filippetti, s’étaient plaintes de sa « drague très lourde » dans l’indifférence générale. Lui se contentait de répondre : « J’aime les femmes, et alors ? » Comme si les actes non sollicités et la négation de la volonté d’une femme pouvaient s’apparenter à de l’amour. L’attirance manifestée par des hommes à l’égard des femmes est souvent décrite comme devant être nécessairement flatteuse et, par conséquent, accueillie avec fierté. C’est une certaine conception de la séduction à la française, un « donjuanisme » qu’il est temps d’abolir. ROKHAYA DIALLO
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INTERVIEW POSTHUME
« LE POUVOIR EST MORT, LE CAPITAL EST UNE FICTION ! » Exclusif. Mathilde Larrère, historienne des mouvements sociaux, a rencontré Louise Michel. Elles ont parlé des luttes passées et actuelles, de l’idéal révolutionnaire, de la démocratie, des Gilets jaunes ou du féminisme. texte mathilde larrère
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D’abord, pour celles et ceux qui ne te connaîtraient pas, peux-tu rapidement nous retracer ton parcours ?
mathilde larrère.
louise michel. Rapidement ? (elle sourit). Je m’appelle Clémence-Louise Michel et je suis née le 29 mai 1830, dans la Haute-Marne. J’ai été institutrice, mais dans des écoles libres, car j’ai refusé de prêter le serment de fidélité à l’empereur. À Paris, j’ai fréquenté les milieux blanquistes, participé au journal de Jules Vallès, discuté avec Eugène Varlin, Raoul Rigault et Émile Eudes, correspondu sous le pseudonyme d’Enjolras avec Hugo. Pendant le siège de Paris, j’ai organisé des cantines populaires. J’ai aussi fait le coup de feu devant l’Hôtel de ville, le 22 janvier 1871, contre le gouvernement défaitiste. Le 18 mars 1871, j’étais de celles qui ont empêché les soldats de Thiers de saisir les canons du peuple de Paris.
Et pendant la Commune elle-même ? louise michel. J’étais à nouveau cantinière, mais aussi ambulancière, animatrice du club de la Révolution. Lors de la Semaine sanglante, je me suis battue à Neuilly, Clamart et Issy, puis sur différentes barricades parisiennes et notamment sur celle de la chaussée Clignancourt, que j’ai tenue avec seulement deux camarades d’armes. « Les balles faisaient
le bruit de grêle des orages d’été », je me souviens. Comme ils avaient arrêté ma mère, je me suis rendue. Devant le conseil de guerre, j’ai défendu la Sociale, et écopé d’une peine de déportation. J’y ai rencontré Nathalie Le Mel, qui m’a fait passer du blanquisme à l’anarchisme. En Nouvelle Calédonie où j’étais déportée, j’ai ouvert des écoles pour les Kanaks, les ai soutenus lors de leur révolte en 1878. Amnistiée comme mes sœurs et frères de combat, je suis rentrée en France et n’ai jamais abandonné le combat, soutenant les grèves, les révoltes, faisant moult conférences (je fus blessée à l’une d’elles. J’ai toujours le morceau de balle fiché dans mon crâne). Cela m’a valu de nombreux passages en prison ! Qu’est-ce qui te met en colère, aujourd’hui ? louise michel.
S’il y a des miséreux dans la société, des gens sans asile, sans vêtements et sans pain, c’est que la société dans laquelle nous vivons est mal organisée. On ne peut pas admettre qu’il y ait encore des gens qui crèvent la faim quand d’autres ont des millions à dépenser en turpitudes. C’est cette pensée qui me révolte. On le voit, partout dans le monde, les peuples se soulèvent : c’est la fin d’un monde ? C’est ce qui motive ton combat ?
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INTERVIEW POSTHUME
louise michel.
Toi qui ne possèdes rien, tu n’as que deux routes à choisir, être dupe ou fripon, rien entre les deux, rien au-delà, pas plus qu’avant – rien que la révolte. J’ignore où se livrera le combat entre le vieux monde et le nouveau, mais peu importe : j’y serai. Que ce soit à Rome, à Berlin, à Moscou, je n’en sais rien, j’irai et sans doute bien d’autres aussi. Je (suis) plus que jamais communeuse et prête à recommencer la lutte contre tout ce qui doit disparaître d’erreurs et d’injustice. Nous rêvons au bonheur universel, nous voulons l’humanité libre et fière, sans entrave, sans castes, sans frontières, sans religions, sans gouvernements, sans institutions. Près de cent cinquante ans après la Commune de Paris, aujourd’hui, les mouvements y font référence. Sur les murs, on peut lire : « Vive la Commune ! », « 1871 raisons de niquer Macron ! », « On ne veut pas mai 68, on veut 1871 ». Comment l’expliques-tu ?
louise michel.
Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c’était bien la Commune, composée d’hommes d’intelligence, de courage, d’une incroyable honnêteté, et qui avaient donné d’incontestables preuves de dévouement et d’énergie. Le pouvoir les annihila, ne leur laissant plus d’implacable volonté que pour le sacrifice. C’est
« Toi qui ne possèdes rien, tu n’as que deux routes à choisir, être dupe ou fripon, rien entre les deux, rien au-delà, pas plus qu’avant – rien que la révolte. » que le pouvoir est maudit, et c’est pour cela que je suis anarchiste. Tu ne crois pas dans la démocratie électorale ? louise michel. Il y avait longtemps que les urnes s’engorgeaient et se dégorgeaient périodiquement, sans qu’il fût possible de prouver d’une façon aussi incontestable que ces bouts de papier chargés – disait-on – de la volonté populaire, et qu’on prétendait porter la foudre, ne portent rien du tout. La volonté du peuple ! Avec cela qu’on s’en soucie, de la volonté du peuple ! Si elle gêne, on ne la suit pas. Votre vote, c’est la prière aux dieux sourds de toutes les mythologies, quelque chose comme le mugissement du bœuf flairant l’abattoir. Il faudrait être bien niais pour y compter encore, de même qu’il ne faudrait pas être dégoûté
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« Notre plus grande erreur fut de n’avoir pas planté le pieu au cœur du vampire : la finance. » pour garder des illusions sur le pouvoir : le voyant à l’œuvre, il se dévoile. Tant mieux. Quand même, quand Jean-Luc Mélenchon a frôlé le second tour de la présidentielle en 2017, tu as bien dû esquisser un petit sourire de joie, non ? louise michel.
Sans l’autorité d’un seul, il y aurait la lumière, il y aurait la vérité, il y aurait la justice. L’autorité d’un seul, c’est un crime. Ce que nous voulons, c’est l’autorité de tous. Le pouvoir est mort, s’étant comme les scorpions tué lui-même ; le capital est une fiction, puisque sans le travail il ne peut exister, et ce n’est pas souffrir pour la République qu’il faut, mais faire la République sociale. Que penses-tu de la mobilisation des « Gilets jaunes » ? louise michel.
Chacun cherche sa route ; nous cherchons la nôtre et nous pensons que le jour où le règne de la
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liberté et de l’égalité sera arrivé, le genre humain sera heureux. C’est une chose étrange, les ouvriers n’ont pas plutôt pris, où que ce soit, leur propre cause en main, que, sur-le-champ, on entend retentir toute la phraséologie apologétique des porte-parole de la société actuelle avec ses deux pôles, capital et esclavage salarié. Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine, sans exploiteur et sans exploité. Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, la science pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice ! Oui, chacals, nous irons vous chercher dans vos palais, ces antres de tous les crimes, et nos poignards justiciers sauront trouver vos cœurs féroces. En France, le monde de la santé est en lutte, l’hôpital se meurt. Qu’aurais-tu à dire, toi l’ancienne ambulancière de la Commune, à la ministre de la Santé, Agnès Buzyn – en charge aussi de la (contre) réforme des retraites ? louise michel. Je vous remercie Madame, mais votre Dieu est vraiment trop du côté des Versaillais.
Et l’institutrice que tu étais, que pense-t-elle de l’évolution du métier d’enseignant ? Comment vois-tu sa place aujourd’hui ?
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INTERVIEW POSTHUME
louise michel. La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter.
Finalement, quelle a été notre plus grande erreur, d’après toi ? Depuis 1871, ça n’est pas la lutte qui a manqué pourtant… louise michel.
Notre plus grande erreur fut de n’avoir pas planté le pieu au cœur du vampire : la finance. Nombreux dénoncent les « violences » commises au cœur des mobilisations en cours, ce qui fait les choux gras des chaînes d’information en continu. Que leur réponds-tu ? louise michel.
Que la Révolution est terrible ; mais son but étant le bonheur de l’humanité, elle a des combattants audacieux, des lutteurs impitoyables, il le faut bien. La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. Je n’ai qu’une passion, la révolution. Le mouvement social actuel est la cible d’une terrible répression policière et judiciaire. Les Gilets jaunes se succèdent devant les prétoires et écopent de peines lourdes. Tu ne t’es pas vraiment défendue lors de ton
procès, tu as contre-attaqué. Pourquoi ? louise michel.
Mais pourquoi me serais-je défendue ? Je leur ai déclaré que je me refusais à le faire. Ils étaient des hommes, qui allaient me juger ; ils étaient devant moi à visage découvert ; ils étaient des hommes et moi je ne suis qu’une femme, et pourtant je les regardais en face. Je savais bien que tout ce que j’aurais pu leur dire n’aurait rien changé à leur sentence. Donc je leur ai dit un seul et dernier mot avant de m’asseoir : « Nous n’avons jamais voulu que le triomphe de la Révolution ; je le jure par nos martyrs tombés sur le champ de Satory, par nos martyrs que j’acclame encore ici hautement, et qui un jour trouveront bien un vengeur. Encore une fois, je vous appartiens ; faites de moi ce qu’il vous plaira. Prenez ma vie si vous la voulez ; je ne suis pas femme à vous la disputer un seul instant. (…) Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi… » Après #MeToo, Balance ton porc ou la ligue du LOL, dirais-tu que – enfin – les femmes font leur révolution ? michel.
La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. Les femmes sont le bétail humain qu’on écrase et qu’on vend. Notre place louise
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dans l’humanité ne doit pas être mendiée, mais prise. Ça veut dire, pour toi, que l’égalité femmes / hommes est à notre portée ? louise michel.
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine. En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme. Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau. Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde ! Pour ma part, camarades, je n’ai pas voulu être le potage de l’homme, et je m’en suis allée à travers la vie, avec la vile multitude, sans donner d’esclaves aux Césars. Comment vois-tu la place des femmes dans la lutte ? louise michel. Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent l’invasion et défendirent la République comme l’aurore de la liberté, les femmes sont en nombre. On a voulu faire des femmes une caste et, sous la force qui les écrase à travers les événements, la
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sélection s’est faite ; on ne nous a pas consultées pour cela, et nous n’avons à consulter personne. Le monde nouveau nous réunira à l’humanité libre dans laquelle chaque être aura sa place. Depuis peu, se dressent aussi des luttes contre les violences faites aux animaux, pour reconnaître leurs droits. Pourquoi est-ce un combat important ? louise michel. Ce n’est pas nouveau ! Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes. Depuis la grenouille que les paysans coupent en deux, laissant se traîner au soleil la moitié supérieure, les yeux horriblement sortis, les bras tremblants cherchant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont on cloue les pattes, jusqu’au cheval qu’on fait épuiser par les sangsues ou fouiller par les cornes des taureaux, la bête subit, lamentable, le supplice infligé par l’homme. Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent. (…) C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. (…) Et le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cerveau est comme le cerveau humain, susceptible de sentir et de comprendre.
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INTERVIEW POSTHUME
« Nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde ! » Pourquoi préfères-tu le drapeau noir au rouge ? louise michel. Plus de drapeau rouge mouillé du sang de nos soldats ! J’arborerai le drapeau noir, portant le deuil de nos morts et de nos illusions.
Que reste-t-il de toi depuis que tu nous as quittés ? louise michel. Il n’est pas défendu de ne vouloir vivre qu’autant qu’on est utile et de préférer mourir debout à mourir couché. Il me paraît malheureusement impossible que quelque chose survive de nous après la mort, pas plus que de la flamme quand la bougie est soufflée ; et si la partie qui pense peut disparaître, parcelle par parcelle, quand on enlève, les uns après les autres, les lobes du cerveau, nul doute que la mort, en grillant le cerveau, n’éteigne la pensée. Ne croyant ni au diable ni à dieu, je crois en vous.
mathilde larrère
À l’exception des réponses aux deux premières questions, d’ordre biographique, tous les propos de Louise Michel sont tirés de ses principales œuvres : Lettre à Victor Hugo (1850), À nos frères (1871), Mémoires (1886), Les Crimes de l’époque (1888), Le Monde nouveau (1888), Prise de possession (1890), La Commune, histoire et souvenirs (1898).
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AUTOMNE 2018 REGARDS 105
LOU
SIFF CARTE B Jeune artiste née en 1988 à Strasbourg, Louise Siffert a créé en 2015, à sa sortie de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, le Centre des organisations positives. Cherchant alors à se redonner de la motivation au travail, la performeuse imagine cette fausse start-up, au sein de laquelle elle invite d’autres personnes à lui redonner de la motivation. À partir de cette première démarche, elle commence à concevoir ses propres performances, dans lesquelles la figure de l’artiste n’échappe pas au monde du travail, à ses injonctions et ses aliénations. Les personnages qu’elle incarne reprennent dans leur vocabulaire, leurs intonations et leurs postures les codes du coaching ou du développement personnel.
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UISE
FERT BLANCHE Ces théories qui sont aujourd’hui captées par le néolibéralisme – quel séminaire de management n’y a pas recours ? – se retrouvent ici singulièrement déplacées, suscitant un sentiment ambigu. Contrairement au cynisme imprégnant le management, ces performances, avec leur premier degré assumé, produisent mine de rien une critique par leur naïveté. Et le côté bricolé des dispositifs, les costumes des personnages évoquant des gourous, les musiques allant de l’heroic fantasy à la new age, la pauvreté syntaxique de la langue viennent semer le doute quant à la véracité et à l’efficacité de ces discours. caroline chatelet
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Je ne vous dis pas que vous êtes important·e pour le plaisir, Je ne vous dis pas que vous êtes important·e pour vous motiver, Je vous dis que vous êtes important·e parce que tant que vous ne pensez pas être important·e vous ne réaliserez rien d'important ! »
This is your day ! Vous êtes extraordinaire, 2018, Performance
« Vous êtes important·e.
« Réaliser
votre rêve n’est pas seulement une possibilité, c’est une nécessité. Il est nécessaire de le réaliser, de travailler dur pour ce but, que vous le développiez, que vous vous battiez pour ce qui vous appartient dans l’univers. » J’ai décidé d’être heureux. Et si vous étiez à deux minutes du succès?, 2017, performance
« Vous n’avez plus de temps à perdre Et si c’est votre rêve Et si vous le souhaitez
Bougez-vous ! »
I say YES to life, 2018, performance
fe i l ! e s v e f o i I l y ye ol t I sa y YES I sa
This is your day ! Vous êtes extraordinaire, 2018, Performance
« Vous développez plus de confiance en vous Plus de confiance dans votre capacité d’agir Plus de confiance dans votre habilité à faire tout ce que vous voulez être capable de faire sans anxiété inutile, sans inquiétude avec une confiance totale en vous-même et dans votre capacité à réussir chaque jours vous devez être convaincu au plus profond de vous-même que vous pouvez le faire. »
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