Semestriel Regards - Premier semestre 2021

Page 1

REGARDS

EST UNE

SCOP

N°54

PREMIER SEMESTRE 2021

Regards c’est une revue, un site Internet regards.fr, un e-mensuel Les Éditions Regards 242 boulevard Voltaire, 75011 Paris redaction@regards.fr Co-directrices : Clémentine Autain et Elsa Faucillon  Gérante : Catherine Tricot Rédacteur en chef : Pierre Jacquemain  Directeur artistique : Sébastien Bergerat Responsable éditorial du site : Pablo Pillaud-Vivien Comité de rédaction : Clémentine Autain, Caroline Chatelet, Rokhaya Diallo, Elsa Faucillon, Pierre Jacquemain, Jérôme Latta, Loïc Le Clerc, Pablo Pillaud-Vivien, Roger Martelli, Laura Raim, Marion Rousset, Catherine Tricot et Arnaud Viviant

Administration et abonnements : redaction@regards.fr Directeur de la publication : Roger Martelli Éditeur : Au diable vauvert - Diffusion : CDE Publicité : Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Impression : Rivet - BP 1977, 87022 Limoges Cedex 9 N° de Commission paritaire : 0223 D 80757 N° d’ISSN 1262-0092 Prix au numéro : 22 €

INVITÉ·E·S DANS CE NUMÉRO

RÉMI LEFEBVRE CAROLE THIBAUT SOPHIE WAHNICH NORMAN AJARI ARIANE JAMES-SARAZIN LOLA LAFON SANDRA REGOL FRANÇOISE VERGÈS ELSA FAUCILLON SÉGOLÈNE ROYAL CHRISTIAN PAUL CAROLINE DE HAAS JEAN-LUC MÉLENCHON CHARLOTTE GIRARD NOËL MAMÈRE JACQUES ELLUL


PUISSANCE DES SOCIÉTÉS, IMPUISSANCE DES PAYS Le quinquennat accélère le rythme de la vie politique, et quelques mois seulement nous séparent de la prochaine élection présidentielle. Tout le monde est dans les starting-blocks. La campagne est lancée, même si l’on ignore à ce stade qui sera sur le départ de la course à l’Élysée. Une seule certitude : les effets de la crise sanitaire sur nos modes de vies, nos rapports humains, notre santé – morale et physique –, notre économie, notre culture, seront au cœur des enjeux, des discours et autres promesses politiques. Comme nous l’écrivions dans Dessine-moi un pangolin (éd. Regards / Au Diable Vauvert), le coronavirus a exacerbé ce qui existait déjà : la contestation du néolibéralisme et la remise en cause d’une mondialisation de plus en plus fi-

nanciarisée, l’épuisement d’un système qui nous fait courir à notre perte, ou encore la crise écologique et démocratique. Pouvons-nous continuer comme avant ? Nous relèverons-nous de la crise en faisant le pari de la croissance et de la consommation quoi qu’il en coûte ? Le Covid-19 a révélé une ambiguïté : la puissance de nos sociétés et l’impuissance de nos pays. Nos sociétés ont tenu bon parce que ceux qu’on a appelés les secondes lignes, les derniers de cordées – des personnels soignants aux caissières de supermarché en passant par les éboueurs ou les livreurs – ont été présents, renversant au moins pour un temps la hiérarchie sociale des métiers. Nos pays, s’ils ont été puissants dans leur capacité à décider d’un seul homme le confinement de tous, ont été défail-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 2


ÉDITO

lants dans la gestion de la crise sanitaire (masques, tests, confinement, vaccins). Et pourtant, en France, chacun y va de son satisfecit. « Nous avons organisé la meilleure rentrée scolaire en Europe » (Jean-Michel Blanquer) ; « Pas un pays au monde n’a fait ce que nous avons fait pour sauver les entreprises » (Bruno Le Maire) ; « Nous sommes le seul pays à avoir autant testé la population » (Olivier Véran). C’est la compétition permanente. Parce qu’au fond, ceux qui nous dirigent ont une obsession : même s’il faut trahir la vérité, la France doit être une puissance aussi incontournable qu’incontestable aux yeux du monde. En politique, a fortiori à la veille d’une élection présidentielle, il n’y a pas de discours sur la France sans idée de puissance. Mais la France est-elle une puissance ? Si oui, laquelle ? Est-elle seulement puissante ? Si oui, comment ? Nous avons demandé à des hommes et des femmes politiques, responsables associatifs, intellectuels, personnalités issues des arts et des lettres de réfléchir à cette idée de puissance. C’est le dossier de ce Regards. Pour ce nouveau numéro, Marion Rousset s’est aussi interrogée sur le vieillissement des femmes et le discours, longtemps absent, des féministes à ce sujet. De son côté, Caroline Châtelet est allée à la rencontre de Carole Thibaut, directrice combative du Théâtre des Îlets

« Ceux qui nous dirigent ont une obsession : même s’il faut trahir la vérité, la France doit être une puissance aussi incontournable qu’incontestable aux yeux du monde. » à Montluçon, alors que le monde de la culture se remet difficilement des effets de la crise sanitaire. Laura Raim a quant à elle réuni l’historienne Sophie Wahnich et le philosophe Norman Ajari pour un débat aussi animé que passionnant sur l’universalisme comme levier des luttes antiracistes. L’écolo Noël Mamère a rendu une visite virtuelle à un autre écolo, Jacques Ellul, pour une interview d’une incroyable actualité. Enfin, vous retrouverez vos rendez-vous habituels autour des chroniques de Rokhaya Diallo, d’Arnaud Viviant, « le mot » et « l’image », ou encore à travers la carte blanche donnée à l’artiste Elvire Caillon. Un tout qui ne manquera pas d’éveiller vos sens. Et d’aiguiser votre regard. Bonne lecture.  pierre jacquemain

PREMIER SEMESTRE 2020 REGARDS 3


SOMMAIRE 06 ANALYSE

FAUT-IL DÉSESPÉRER DE LA GAUCHE ?

14 DANS L’ATELIER

CAROLE THIBAUT

26 L’OBJET

L’IMPRIMANTE

28 DÉBAT

L’UNIVERSALISME NUIT-IL À LA LUTTE CONTRE LE RACISME ?

38 CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO

COMBIEN DE VIDÉOS FAUDRA-T-IL ?


40 DOSSIER LA FRANCE DANS LE MONDE

LES VERTIGES DE LA PUISSANCE

92 INTERVIEW POSTHUME

JACQUES ELLUL

100 ENQUÊTE

LE NOUVEL ÂGE DU FÉMINISME

110 CARTE BLANCHE

ELVIRE CAILLON 116 CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

DU JOURNALISME INDÉPENDANT 118 LES MÉTAMORPHOSES PARANOÏAQUES DE GALA



ANALYSE

FAUT-IL DÉSESPÉRER DE LA GAUCHE ? Si les incertitudes sont nombreuses, la gauche, plombée par les divisions, les ambitions particulières et l’absence de leadership, est mal partie pour exploiter son potentiel électoral en 2022. À moins que… analyse de rémi lefebvre

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 7


Nous sommes à cinq cents jours de l’élection présidentielle et la gauche ne semble pas à ce jour en situation de troubler le duopole Macron-Le Pen. Évidemment, rien n’est joué. Les campagnes présidentielles sont devenues imprévisibles – ce qui exacerbe les ambitions individuelles. Elles concentrent désormais l’essentiel du potentiel de mobilisation et d’intérêt des électeurs pour la politique. Elles ont ainsi une capacité à susciter des dynamiques sociales et politiques qui peuvent bousculer et réordonner l’ordre politique et électoral. Les élections intermédiaires depuis 2017 (européennes puis municipales) donnent des indications électorales et dégagent des lignes de force (à gauche, la montée de EE-LV), mais qui ne sont pas forcément prédictives de tendances nationales. D’abord parce que l’abstention y a été forte. Ensuite parce qu’on observe une forme de désarticulation entre arènes politiques nationales et locales. Des forces nationales de premier plan comme La République en marche, le Rassemblement national ou La France

Le paysage partisan à gauche s’est comme figé, ossifié. Aucune recomposition d’ampleur ne s’est opérée et aucune confrontation idéologique sur le fond ne s’est véritablement engagée. insoumise gardent leurs chances à la présidentielle tout en ayant failli lors de ces scrutins. Un autre facteur d’imprévisibilité politique pour 2022 tient aux effets de la pandémie actuelle. Elle va peser sur l’agenda électoral, mais en quel sens ? Va-t-elle ouvrir une fenêtre d’opportunité pour les solutions alternatives portées par la gauche (transition écologique radicale, démarchandisation…), favoriser une forme de repli régressif sur les

Rémi Lefebvre est professeur de science politique à l’université de Lille (Ceraps-CNRS). Il vient de publier Primaires : de l’engouement au désenchantement ? (éd. La Documentation française) et de diriger, avec Emmanuel Taïeb, Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité (éd. De Boeck supérieur).

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 8


ANALYSE

schémas productivistes du passé, ou brouiller l’image du parti au pouvoir, qui s’est largement appuyé sur la dépense publique (le « quoi qu’il en coûte ») ? Il est difficile de le dire. Mais, si le scénario de 2022 n’est pas écrit, la gauche est bien en mauvaise posture. Inaudible, elle structure peu le débat public autour de ses idées et propositions. Elle n’a pas vraiment de stratégie électorale et sociale claire (à qui s’adresse-t-elle, quelle majorité sociale veut-elle construire ?). Atomisée et fracturée, elle a surtout un problème de leadership qu’elle ne parvient pas à régler et qui n’est pas réductible à des problèmes d’ambition personnelle. LA NÉCESSITÉ DU RASSEMBLEMENT En 2022, le rassemblement au premier tour est la condition de la qualification pour le second. Le premier tour ne peut constituer une primaire à gauche. Le paysage électoral s’est, on le sait, « archipélisé » en blocs éclatés d’envergure assez proche. Face aux RN, LR, LREM, la gauche doit s’unir pour envisager de franchir l’obstacle du premier tour. La condition (nécessaire mais pas suffisante) d’un changement politique et social d’ampleur passe par la victoire à l’élection présidentielle, et la gauche est mal armée pour faire sauter ce verrou institutionnel.

Elle possède pourtant le potentiel électoral pour y parvenir. Les dernières enquêtes d’opinion le situent entre 15 et 30 % (même s’il faut prendre avec beaucoup de prudence ces données car l’étiquette « de gauche » est démonétisée). Dans la huitième édition de l’enquête annuelle « Fractures françaises » (produite en partenariat avec le Cevipof, Ipsos, l’Institut Montaigne et Le Monde), le total gauche se situe à 30 % des enquêtés. 12 % d’entre eux se sentent proches de EE-LV (en nette progression), 9 % de LFI, 7,5 % du PS. Alors que les dirigeants de LFI et EELV rejettent le label « de gauche », jugé « minorisant », « rétrécissant » ou peu mobilisateur, leurs sympathisants se situent clairement à gauche (les sympathisants LFI se définissent « de gauche » avant d’être « du peuple »). Au-delà d’une autodéfinition « de gauche » partagée, reste que l’unification de ce camp pose problème. S’y expriment une aspiration unitaire forte (elle a joué en faveur de Jean-Luc Mélenchon en 2017), mais aussi de fortes divergences. Si les électorats d’EE-LV et du PS sont proches idéologiquement, l’aversion pour le PS est puissante chez les sympathisants de LFI. Les renoncements du quinquennat de François Hollande et les désillusions induites structurent encore puissamment les préférences à gauche. Une partie de ses électeurs ne

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 9


PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 10


ANALYSE

veut plus frayer en aucune manière avec ce parti. Le PS a perdu son hégémonie, mais la question du leadership à gauche n’est pas réglée. Elle a peu avancé en 2020. Le paysage partisan à gauche s’est comme figé, ossifié. Aucune recomposition d’ampleur ne s’est opérée et aucune confrontation idéologique sur le fond ne s’est véritablement engagée. Les organisations partisanes sont fragilisées et anémiées (combien de militants ? Guère plus de cent mille, sans doute, toutes formations confondues…), recroquevillées sur leurs intérêts d’appareil. Les réflexes de corporatisme partisan sont mortifères : ils poussent à présenter un candidat à l’élection présidentielle pour exister (au risque de « jouer » la défaite collective de la gauche), entretenir ou cultiver une identité, construire un rapport de force, préparer les élections législatives… Le patriotisme de parti est devenu un point de blocage à gauche, produisant des effets d’impasse inextricables. L’HEURE ÉCOLOGISTE La France insoumise apparaissait en 2017 comme la future colonne vertébrale de la gauche, mais elle n’a pas réussi à convertir l’essai. Si, grâce à la tribune parlementaire, elle constitue depuis 2017 la principale force d’opposition au gouvernement à gauche, l’image de son leader s’est abîmée et apparaît

à nouveau très clivante. Jean-Luc Mélenchon reste pourtant un compétiteur crédible qui peut soulever une nouvelle dynamique autour de lui à la faveur de l’effervescence de la campagne présidentielle et de la légitimité charismatique qu’elle peut réactiver. Jean-Luc Mélenchon est toujours pris dans le même dilemme électoral : ne pas s’aliéner l’électorat de gauche traditionnel (qui reste son socle), mais ne pas s’y limiter et l’élargir en mobilisant les milieux populaires (ce qui suppose de « cliver »). Le député de Marseille voulait rayer de la carte le PS, mais le scénario de son effacement a été conjuré. Sans présidentiable identifié (situation unique dans son histoire) hormis, peutêtre, Anne Hidalgo, le parti d’Épinay est déclassé. Il a cependant trouvé sa résilience dans les territoires : cinq des dix premières villes de France (avec la prise récente de Marseille) ont un maire affilié socialiste. La légitimité fragile de son premier secrétaire s’est consolidée. Les écologistes estiment quant à eux que leur heure est venue et qu’ils ne peuvent plus être des supplétifs. Un cap a été franchi aux élections municipales (mais dans un électorat urbain très ciblé). L’écologie étant devenue le récit politique dominant ou incontournable à gauche, les dirigeants d’EE-LV estiment être habilités à défendre publiquement et électoralement cet agenda

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 11


(alors même que l’ensemble des partis à gauche se sont écologisés). EE-LV reste pourtant une organisation modeste, imprévisible et toujours pas à l’aise dans l’exercice électoral de premier plan. Les lignes Piolle et Jadot renvoient à des équations idéologiques, stratégiques, sociologiques différentes. QUELLES OPTIONS POUR CONJURER LA DÉSUNION ? Comment éviter le piège de la désunion ? Jean-Luc Mélenchon s’est déjà lancé. Il fait le pari d’une campagne longue et « positive » consolidant sa crédibilité. Rejetant toute convergence politique artificielle ou toute régulation par la primaire (qu’il remporterait peut-être, pourtant), il a pris l’option de la clarté et de la lisibilité face à « la salade des logos » et l’image de pétaudière qui risque de s’installer à gauche. Ses concurrents vont sans nul doute dépenser beaucoup d’énergie à produire le rassemblement dans les mois qui viennent. Jean-Luc Mélenchon croit pouvoir faire la différence et drainer vers lui le vote utile des électeurs de gauche, comme en 2017 (il a mis au second plan ses accents populistes), tout en élargissant cette base lors de la campagne. Mais il n’est pas exclu que le mécanisme du vote utile joue cette fois en sa défaveur. Le leader de la France insoumise mise sur le soutien ou la bienveillance du PCF

(afin de ne pas apparaître trop isolé) et surtout sur l’incapacité de la gauche socialiste et écologiste à produire un candidat commun. Ce pari est pour l’instant fondé. Estil possible qu’un(e) candidat(e) écolo-socialiste émerge ? C’est l’inconnue politique principale à ce stade de la précampagne. Olivier Faure avait laissé entendre, il y a quelques mois, qu’il était prêt à accepter de se rallier à une candidature issue des rangs d’EE-LV. Il est désormais moins clair sur le sujet, et l’hypothèse d’une candidature de la maire de Paris s’installe. Les écologistes, qui ne renvoient pas une image de fiabilité à leur associés-rivaux socialistes, ont annoncé une primaire pour septembre 2021. Même semi-ouverte, elle ne mobilisera sans doute que quelques dizaines de milliers de sympathisants et risque d’objectiver une forme de marginalité d’EE-LV, et de ne conférer à son vainqueur qu’une faible légitimité. Le scénario d’une primaire plus ouverte et interpartisane (c’est-à-dire départageant les candidats issus de plusieurs partis) est-il crédible ? QUERELLES PARTISANES OU BATAILLE CULTURELLE La procédure des primaires est disqualifiée après avoir été encensée. On lui reproche d’avoir, en 2016 et 2017, fracturé les partis qui l’ont organisée,

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 12


ANALYSE

Ou le scrutin régional est l’occasion d’expérimenter de nouvelles formes d’union dans le sillage des élections municipales, ou il exacerbera les intérêts de boutique.

« radicalisé » les candidats investis et de ne pas avoir produit de rassemblement in fine. Il n’y a pourtant pas beaucoup d’autres options pour produire le rassemblement à gauche. Ce qui ne signifie pas pour autant que ce scénario soit probable… L’organisation d’une telle primaire supposerait de se mettre d’accord sur un socle programmatique minimal pour garantir le rassemblement final, de mettre en place et de financer une organisation coûteuse (il faut ouvrir des milliers de bureaux de vote sur tout le territoire…) et de créer les conditions de sa transparence (le résultat doit être indiscutable). Or il faut des ressources partisanes importantes pour cela… La gauche va être mobilisée par les élections régionales jusqu’à l’été. Elles

seront un test essentiel : ou le scrutin est l’occasion d’expérimenter de nouvelles formes d’union (dans le sillage des élections municipales), ou il exacerbera les intérêts de boutique et donnera libre cours à la différenciation partisane. Il ne restera alors que quelques mois pour mettre en place une hypothétique primaire ou se mettre d’accord sur un candidat… Faute de quoi, une primaire par les sondages – rampante, sauvage et tardive – risque de départager (ou pas) les prétendants à gauche. « L’opinion » de gauche pourrait statuer et les sondages ratifier l’autorité politique d’un candidat « naturel » (c’est le pari de la droite). Dans les mois à venir, la gauche partisane va ainsi mobiliser l’essentiel de ses forces dans les négociations, tractations, aventures personnelles, donnant l’image d’un camp autocentré et replié sur ses jeux et enjeux internes… alors même que la bataille culturelle et idéologique devrait requérir toute son énergie. La gauche officielle saura-t-elle donner un débouché électoral aux multiples mobilisations porteuses d’émancipation et d’espoirs qui ont scandé de diverses manières le quinquennat d’Emmanuel Macron – Gilets jaunes, antiracisme, féminisme, luttes pour les libertés publiques et contre les violences policières ? La gauche est-elle condamnée à décevoir ?  rémi lefebvre

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 13


Comédienne autrice et metteuse en scène, Carole Thibaut dirige depuis 2015 le Théâtre des Îlets, à Montluçon, dans l’Allier.


DANS L’ATELIER

CAROLE THIBAUT L’ESPRIT DU LIEU À Montluçon, l’absence des spectateurs n’a pas éteint l’animation, la chaleur ni la magie du Théâtre des Îlets : à sa tête, Carole Thibaut veille à ce qu’il reste en ébullition, et fidèle à son esprit de résistance. texte caroline châtelet photos mehrak, hans lucas pour regards

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 15


P

rendre le train n’a jamais paru aussi étrange qu’en cette période où les déplacements sont réglementés. Prendre le train pour, qui plus est, se rendre dans un théâtre relève alors de l’irréel. C’est pourtant ce que nous avons fait, le 12 novembre dernier, pour rencontrer Carole Thibaut à Montluçon. Comédienne, autrice, metteuse en scène, l’artiste dirige également le Théâtre des Îlets. Comptant parmi les trente-huit centres dramatiques nationaux (CDN) répartis sur le territoire français – outils majeurs de la décentralisation théâtrale dédiés à la création, la recherche et la diffusion –, il est installé depuis 1985 dans un lieu à l’architecture magnifique, un ancien centre d’apprentissage des forges. Cette reconversion en dit déjà long sur ce territoire de l’Allier au passé industriel florissant, miné aujourd’hui par le chômage, le vieillissement de la population et l’isolement géographique. Carole Thibaut en est bien consciente. « L’histoire de Montluçon raconte de manière symptomatique le monde dans lequel nous vivons, avec le passage, au XIXe siècle, d’une ville à la Balzac, commerçante et conservatrice, à la patrie de Marx Dormoy, socialiste et ministre du Front populaire. Puis, après des années communistes, la reprise de la mairie par la droite avec la fin de la période

industrielle. À travers cette ville se lit la manière dont non seulement le centre a avalé la périphérie, mais aussi dont certains endroits ont cessé d’exister dans la représentation symbolique de ce pays. » Pour une artiste ayant grandi à Longwy et dont une grande partie de l’histoire « est liée à celle des forges lorraines », se retrouver « dans un tel environnement géographique, social, politique a constitué une vraie rencontre ». Pour le visiteur, venir aux Îlets rappelle, aussi, à quel point les théâtres ont une histoire, celle des lieux qu’ils occupent ; celle des projets artistiques qui s’y sont déployés ; et celle des artistes qui les investissent, cette intrication étroite nourrissant puissamment le présent. Une fois franchis les murs, l’aspect imposant de la bâtisse le cède à une douce atmosphère. Canapés et autres fauteuils disséminés pour s’installer seul ou en petit groupe, livres en libre consultation, tarifs du bar (fermé, en l’état) plus qu’accessibles et citations de textes de toutes tailles sur les murs ou les sols constituent la scénographie des espaces d’accueil. Les Îlets se donnent comme un lieu aussi convivial que singulier, un endroit que l’équipe a souhaité « chaleureux, où l’on peut être libre de rester, de rêver, de parler ». « Il faut qu’il y ait une résonance avant et après le spectacle, et il importe de casser le rapport cérémonieux, artificiellement solennel et qui intimide. »

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 16


DANS L’ATELIER

Le vaste hall a été souhaité chaleureux par l’équipe du théâtre.

Théâtre depuis 1985, le bâtiment a eu pour première fonction d’être un centre d’apprentissage des forges.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 17

Proche des ateliers costumes et décors, ce coin permet aux équipes de se retrouver pour une pause.


Avant le filage, Carole Thibaut affine avec l’équipe technique les derniers réglages.

Valérie Schwarcz et Olivier Perrier jouent respectivement la fille et le père.

Les quatre comédiens (Olivier Perrier, Mohamed Rouabhi, Carole Thibaut et Valérie Schwarcz), seuls autorisés à ne pas porter le masque (car jouant sur scène), échangent avant le filage.

Léo Nèti, réalisateur, et Chloé Bouiller, comédienne membre de la jeune troupe des Îlets, interviewent Carole Thibaut.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 18


DANS L’ATELIER

LA PLACE DE LA FILLE

Le jour de notre visite, masques et distanciation physique mis à part, on se serait presque attendu à voir le public arriver. Car, différence de taille avec le premier confinement, les structures culturelles sont autorisées à continuer les activités de répétition. À travers le maintien d’un lien avec les spectateurs sous des formes privilégiant la « relation de personne à personne », l’équipe défend « un rapport vivant à l’écriture et à la parole des auteurs. » Citons, par exemple, des lectures par téléphone ou d’autres en visioconférence pour les enfants. Dans les murs, le théâtre ressemble à une ruche : outre les répétitions du spectacle de Carole Thibaut, Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars, les comédiens de la troupe des Îlets imaginent depuis une poignée de jours, avec le jeune réalisateur Léo Nèti, des pastilles documentaires diffusées sur Internet. D’ailleurs, à peine nous a-t-elle accueillies que la directrice file se prêter à l’exercice de l’interview avec ces derniers, afin d’évoquer Faut-il… Déjà montée une première fois en 2008, cette pièce met en scène la question de la filiation dans les retrouvailles âpres entre une fille et son père. Un thème omniprésent au théâtre, puisque « la tragédie grecque

« Avant, en compagnie, j’étais plus fragile. Avoir toute une maison avec soi donne plus de force pour oser aller au bout de ses visions artistiques. »

est construite sur une malédiction liée à la filiation ». « Nos filiations nous déterminent sur le plan social et culturel et, quoi que l’on fasse, quelque chose de notre histoire familiale nous habite », précise-t-elle. Mais la pièce évoque, également, des enjeux chers à l’autrice et metteuse en scène, liés à la « représentation patriarcale de transmission des pouvoirs, et de la place dominante ». « Dans nos représentations habituelles, un père et un fils, ça se castagne (enfin, dignement) pour savoir qui prendra la place de chef. Là où une mère et une fille, ça se crêpe le chignon. En revanche, il n’y a quasiment aucun affrontement entre une fille et son père. Outre que la question de la violence des femmes est très peu traitée – ou lorsque c’est le cas, on en fait des monstres, en ce qu’elles sortent

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 19


« Montluçon n’est pas un lieu où l’on vient répéter quelques jours sans vouloir s’impliquer plus avant. Ce n’est pas possible, la maison est trop petite, le territoire trop puissant. » des représentations de leur sexe –, il y a cette idée solidement ancrée dans nos inconscients collectifs que jamais une fille ne peut prétendre à la place du père. » En la recréant à Montluçon, Carole Thibaut confie avoir vu son regard sur la pièce mûrir, en raison du temps écoulé, mais aussi de sa fonction de directrice. « Avant, en compagnie, j’étais plus fragile. Avoir toute une maison avec soi donne plus de force pour oser aller au bout de ses visions artistiques. » Ce spectacle est, également, l’occasion d’un joli clin d’œil à l’histoire des Îlets. Car aux côtés de Mohamed Rouabhi, Valérie Schwarcz et Carole Thibaut (toutes deux jouant en alternance), la

pièce compte Olivier Perrier comme troisième interprète. L’acteur n’est autre que l’un des trois artistes des Fédérés (aux côtés de Jean-Paul Wenzel et Jean-Louis Hourdin) qui, grâce aux Rencontres théâtrales d’Hérisson, ont donné naissance au CDN. DES LIEUX ET DES LIENS

Tandis que Carole Thibaut s’éclipse pour échanger avec les comédiens avant le filage, nous continuons notre visite. Un passage par l’atelier costumes, où œuvre Gwladys Duthil, permet de saisir à quel point le confinement affecte tous les métiers. Tout en retravaillant sur la veste de l’un des personnages, la costumière confie ses difficultés d’approvisionnement en matériaux, aux délais de livraisons aléatoires… Nous retrouvons ensuite le Deug Doen Group sous des arbres aux abords du théâtre. Constitué de la metteuse en scène Aurélie Van den Daele, de l’autrice Elsa Granat, et de la comédienne Marie Quiquempois (les deux premières étant artistes associées aux Îlets), le trio travaille sur J’étais le sol sous vos pas. Ce projet inspiré de L’Arbre-monde, roman de Richard Powers où se tissent des destins ayant tous un rapport fort à la nature, a été imaginé au cours du premier confinement, et nourri par le désir « d’aller vers d’autres modes de discours ». Destiné à se jouer en forêt,

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 20


DANS L’ATELIER

À quelques minutes du filage, Gwladys Duthil reprend un costume.

De toutes parts, le théâtre est prêt à rouvrir au public ...

La comédienne Marie Quiquempois joue sous les arbres et le regard d’Elsa Granat (autrice) et d’Aurélie Van den Daele (metteuse en scène).

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 21


« Un centre dramatique n’est pas une machine à laver, alors je ne fais pas une “programmation”, je bâtis une saison autour des propositions des artistes. »

ce projet atypique et au long cours ne pourrait voir le jour sans les Îlets, que les trois artistes définissent comme « un îlot de résistance ». « C’est un lieu des possibles, où l’équipe fait sienne les projets des artistes. » L’air de rien, la démarche défendue par Carole Thibaut résonne dans ces quelques mots : elle suppose que le CDN soit un espace à l’écoute des artistes, et que ces derniers soient, eux, à l’écoute du territoire de Montluçon. Retrouvant Carole Thibaut, cette dernière revient sur l’importance de ce lien pour elle qui, dans son parcours antérieur, a toujours été associée à des lieux. « En tant qu’artiste et écrivaine, la relation au territoire et aux habitants est une source d’inspiration, et j’ai du mal

à imaginer mon travail autrement. Cela va, ici, de pair avec l’itinérance : pour un théâtre situé dans une ville moyenne en zone rurale, il est essentiel de proposer autant de spectacles et lectures in que hors les murs. » Ce n’est même pas une question de choix. « Montluçon n’est pas un lieu où l’on vient répéter quelques jours sans vouloir s’impliquer plus avant. Ce n’est pas possible, la maison est trop petite, le territoire trop puissant, quelque chose se crée forcément avec le territoire, l’équipe. Les artistes passés seulement pour répéter, sans réciprocité, ne sont pas revenus. » Cet engagement serait l’un des points communs à la quinzaine d’artistes associés que compte le théâtre, un autre, essentiel étant les écritures contemporaines. Car, Aurélie Van den Daele mise à part, tous ont l’écriture comme activité (parfois parmi d’autres). Constituant le socle des Îlets, les écritures vivantes s’expriment dans toute leur diversité. « Les objets et esthétiques des artistes associés sont très différents. Mais tous sont engagés corps et âme dans leur travail, avec une conscience forte de la vibration que celui-ci crée sur la société. Ils s’interrogent aussi sur le plan social, éthique, politique et il y a chez chacun d’eux quelque chose de singulier, de fort, qui fait désordre d’une manière ou d’une autre, qui va à l’encontre du consensus. »

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 22


DANS L’ATELIER

« Est-ce mieux de jouer dans des salles des fêtes devant cent cinquante personnes n’ayant jamais mis les pieds dans un théâtre, ou dans un théâtre national ? »

L’absence de consensus, les positions percutantes obligeant à repenser les pratiques dominantes caractérisent Carole Thibaut depuis toujours. Quand elle prend position dans la presse sur la culture du viol dans le spectacle vivant1. Quand elle évoque la question de la programmation des spectacles : « C’est une notion que je n’ai jamais comprise. Un centre dramatique, pour moi, n’est pas une machine à laver, alors je ne fais pas une “programmation”, je bâtis une saison autour des propositions des artistes. » Ou quand elle interroge le système de diffusion dans le théâtre public : « Sur le plan de la valeur de

l’œuvre et de la rencontre avec celle-ci, est-ce mieux de jouer dans des salles des fêtes devant cent cinquante personnes n’ayant jamais mis les pieds dans un théâtre, ou dans un théâtre national ? » QUESTION DE SURVIE

Ce sentiment de découvrir un travail œuvrant à la déconstruction des représentations est, encore, celui qui affleure au sortir du filage de Faut-il… Derrière la sécheresse des retrouvailles entre le père et sa fille se dessine toute la complexité de leurs rapports, où émerge la question de la transmission. Interrogée sur cet enjeu innervant toutes ses fonctions, Carole Thibaut précise : « On entend beaucoup parler des questions de dominants et dominés, mais c’est moins simple que cela. Nous sommes tous pris dans des structures (de pensée, de pouvoir, etc.) qui nous agissent, où que nous nous trouvions. Mes spectacles interrogent la manière dont l’individu peut réussir à vivre dans ces structures. Le théâtre est le lieu qui doit interroger, aider à déconstruire, remettre en mouvement. » Une mise en mouvement qui passe naturellement par l’intime. « La nécessité politique n’est pas liée chez moi à un choix militant, mais à quelque chose qui vient me soulever impérieusement. »

1. Carole Thibaut, « Viol, comment sortir de l’écrasement ? », Libération, 2 avril 2019.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 23


Ce sont, d’ailleurs, des soulèvements intimes qui ont suscité sa prise de conscience féministe. L’un des plus importants est la découverte du premier rapport de Reine Prat sur la (très faible) place des femmes dans la culture (réalisé pour le ministère de la Culture et publié en 2006 – le second l’a été en 2009). « Moi qui travaillais depuis des années en banlieue parisienne en lien avec des questions politiques, je n’avais jamais fait le rapport avec les femmes. Ce rapport m’a sauvé la vie psychiquement – personnellement, le féminisme n’est pas une question idéologique, mais de survie profonde. D’un seul coup, j’ai compris qu’il y avait un problème politique – et que, par exemple, le fait que j’étais, à sa création, la seule femme artiste élue au conseil national du Synavi (Syndicat national des arts vivants) en était un, dans un syndicat qui pourtant défendait les plus fragiles parmi les structures artistiques du spectacle vivant. » Et ce ne pouvait être pris à la légère. « Jusqu’alors, nous en bla-

Théâtre des Îlets Centre dramatique national www.theatredesilets.fr Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars Du 12 au 26 janvier 2021.

guions entre membres du conseil, et là, j’ai compris soudain que je n’avais jamais pensé ma place, mon parcours sous le prisme politique et sociétal, mais toujours sous celui de l’histoire intime, individuelle… Alors que je participais moi aussi de ce système de domination patriarcale. » Depuis, l’artiste « ne décolère pas » et, au-delà de ses prises de position régulières sur le sujet, son projet fait la part belle aux artistes femmes – les Journées du matrimoine, par exemple, se substituant à celles du patrimoine chaque année aux Îlets. Avant que nous ne repartions, l’artiste nous confie son sentiment quant à la situation actuelle. « Je souhaitais, en cas de reconfinement, que quel que soit l’artiste en train de répéter, il puisse aller au bout de son geste de création, pour que son spectacle soit prêt dès la fin du confinement. Je sais aujourd’hui, pour l’avoir expérimenté avec Faut-il…, que c’est aussi symboliquement violent à vivre, car un spectacle ne naît, n’existe qu’à partir du moment où il rencontre le public. » Et si pouvoir continuer à travailler à huis clos est déjà positif, la question de la réouverture est fondamentale, en ce qu’elle renvoie au sens même de ces maisons. La puissance poétique et politique des œuvres ne s’éprouvant bien que dans le partage avec les spectateurs.  caroline châtelet

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 24


DANS L’ATELIER

« Je déteste les photos » confie la directrice avant d’enchaîner sur une boutade.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 25


26 REGARDS AUTOMNE 2018


L’OBJET POLITIQUE

RIMANT P M E L’I On aurait pu prédire à l’imprimante le même destin que le Minitel : une lente mais certaine agonie. Pourtant, ces dernières années, elle est devenue un outil incontournable des luttes, et ce que l’on prenait pour un symbole du professionnel et de l’intime s’est transformé en vecteur hautparleur permettant à tout un chacun de diffuser slogans et autres messages à caractère politique. Que l’on dénonce les féminicides ou que l’on veuille apporter son soutien aux soignants, que l’on manifeste contre les violences policières ou contre l’état d’urgence, l’imprimante que l’on a chez soi renvoie les tenants du tout numérique dans les cordes : la matérialité des lettres et des mots permet d’occuper l’espace public. Pour quelques dizaines d’euros, on peut donc se munir de l’instrument qui nous place à mi-chemin entre Johannes Gutenberg et Ernest Pignon-Ernest. De la propagande étatiste à la résistance, l’imprimerie a toujours été un champ de pouvoir. Rivalisant d’ingéniosité, les militants d’aujourd’hui, autant que les en-colère ou les exaltés, placardent sur les murs et suspendent à leurs fenêtres des aphorismes puissants et revendicatifs. Écrire pour mieux résister. Occuper le champ visuel pour rappeler les réalités. Cela manque parfois d’esprit et certains pèchent en se prenant pour de grands poètes, mais qu’importent les errements pourvu qu’on poursuive le bon objectif.  pablo pillaud-vivien

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 27


Gravure de Jacques-Louis Pérée, 1794. Bibliothèque nationale de France.


DÉBAT

L’UNIVERSALISME NUIT-IL À LA LUTTE CONTRE LE RACISME ? Face à une gauche qui s’est construite dans le paradigme universaliste hérité de la Déclaration des droits de l’Homme, l’antiracisme décolonial pointe un concept abstrait trop souvent employé pour nier les discriminations. Si le philosophe Norman Ajari juge plus opérant de mettre l’accent sur la dignité et l’essentialisme, l’historienne Sophie Wahnich reste convaincue de la nécessité de l’idéal universel… entretien réalisé par laura raim

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 29


regards. Que l’universalisme n’ait pas tenu ses promesses est une chose. Mais l’universel ne demeure-t-il pas un idéal utile ?

norman ajari.

Je considère que l’universalisme n’a pas de valeur pratique. Il peut parfois constituer un idéal régulateur, mais il s’avère souvent toxique et chargé d’illusions. Étant un concept malléable, que l’on peut définir de manières différentes et contradictoires, l’universa-

SOPHIE WAHNICH Spécialiste de la Révolution française, Sophie Wahnich est directrice de recherches au CNRS et directrice de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (iiAC). Elle a notamment publié La Révolution française n’est pas un mythe (éd. Klinckieck, 2017) et Le Radeau démocratique : chroniques des temps incertains (éd. Lignes, 2019). NORMAN AJARI Professeur spécialisé dans les questions ethniques à l’université Villanova de Philadelphie, le philosophe franco-américain Norman Ajari est l’auteur remarqué de La Dignité ou la mort, éthique et politique de la race (éd. La Découverte, 2019). Il est aussi membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz Fanon.

lisme n’est pas en soi libérateur. Je fais la différence entre l’universel en tant que résultat souhaitable fortuit d’une lutte, et le volontarisme universaliste de le faire advenir comme but politique. C’est cet universalisme qui me semble inutile et possiblement dangereux, parce que ses valeurs abstraites, comme l’égalité, font perdre de vue les intérêts concrets des individus réels, les questions de vie ou de mort, les conditions quotidiennes d’existence des populations victimes du racisme. sophie wahnich. Ce sont pourtant vos propres énoncés qui me semblent très abstraits ! En tant qu’historienne, j’estime qu’on ne peut analyser ce concept qu’en situation. L’insurrection des esclaves dans la colonie française de Saint-Domingue, par exemple, ne peut se faire qu’au nom de l’Article 1 de la Déclaration des droits de l’Homme – « Les hommes naissent libres et égaux en droit » – qui est une énonciation possible de cet idéal d’universalité. Il s’agit d’un idéal certes abstrait mais, en tant que levier politique, il a été indispensable pour réclamer de sortir de la condition d’esclave. Il est donc très concret pour moi. Cet article 1 n’avait par ailleurs rien de fortuit, puisqu’il avait été discuté de manière extrême dans des luttes politiques extrêmes qui opposaient antiesclavagistes et esclavagistes. Judith

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 30


DÉBAT

Butler, que l’on ne peut soupçonner d’être du côté d’un républicanisme abstrait et réactionnaire, raconte comment, en travaillant dans les organisations internationales, elle a découvert l’intérêt de l’universel comme étant un discours voué à se mettre constamment en crise, sous l’effet des luttes sociales contestant sa forclusion. C’est une lutte incessante pour réclamer l’inclusion, dans cet universel, des Noirs, des femmes, des immigrés, etc. Mais pour mettre en route les luttes, il faut pouvoir réclamer l’inclusion dans l’espace égalitaire commun. Pour pouvoir réclamer une dignité commune, il faut qu’il y ait l’imaginaire d’un espace commun. norman ajari. Placer la révolution haïtienne comme une excroissance de la Révolution française est oublieux de tout ce qui s’est passé en Haïti auparavant, comme le rôle de la réunion de Bois-Caïman (cérémonie politique et religieuse organisée par des esclaves marrons dans la nuit du 14 août 1791), de la religion vaudoue, ou encore du marronnage qui a donné aux esclaves une expérience du maquis. Leur volonté d’affirmer leur humanité n’a pas eu besoin du langage politique français pour s’exprimer. Ce langage a certainement aidé à l’acceptation diplomatique de cet événement, mais il s’agit simplement d’une grammaire : l’article 1 n’a pas eu

« L’universalisme n’a pas de valeur pratique. Il peut parfois constituer un idéal régulateur, mais il s’avère souvent toxique et chargé d’illusions. » Norman Ajari d’effet causal sur la révolution haïtienne. Les conditions sociales de leur existence sont les véritables ferments de la révolte des Haïtiens, qui s’est ensuite coulée dans l’esprit politique de son temps. Votre généalogie va de l’Europe vers Haïti, mais il faut aussi redonner sa place à la trame indigène, qui s’est déroulée dans son propre langage. sophie wahnich.

Certes, les Noirs de Saint-Domingue avaient une capacité de résistance préexistante, mais elle n’aurait pas pu se cristalliser sans un contexte général de révolution – ainsi, la réunion de Bois-Caïman date d’après 1789. Dans ce contexte, que disent les esclavagistes ? Que la Déclaration est leur terreur. Il me semble utile de l’entendre. Reconnaître le poids des textes en tant qu’ils sont des embrayeurs de lutte permet de comprendre un contexte.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 31


En août 1791, au moment de l’insurrection des esclaves, les luttes pour rendre effective la Déclaration des droits se déploient depuis plus de deux ans de part et d’autre de l’Atlantique, pour les Noirs et pour tous ceux qui ont été déclarés citoyens passifs. Il faudra encore deux ans pour abolir l’esclavage à Saint-Domingue. Haïti ne naît que dix ans plus tard dans un tout autre contexte. A contrario, l’absence de textes normatifs et de normes juridiques fortes a rendu possible le statut des Juifs en 1940 et, pendant la période coloniale, la réduction subalterne des colonisés. Bref, il y a des désastres historiques quand cette normativité n’est pas là. Il y a des gains possibles quand elle est là. norman ajari.

Pas toujours. L’accès à l’égalité juridique ne constitue pas forcément un progrès, au contraire. Un exemple aux États-Unis : depuis la fin légale de la ségrégation, l’écart de richesse entre les Noirs et les Blancs n’a cessé de se creuser. Quand les Noirs étaient obligés de vivre entre eux, ils avaient leurs propres travailleurs qualifiés, entrepreneurs et propriétaires d’échoppes. Paradoxalement, la déségrégation a détruit ce tissu social et a conduit en pratique à l’appauvrissement de la communauté. Autrement dit, l’égalité juridique et le langage de la politique démocratique libérale non seulement

« Pour mettre en route les luttes, il faut pouvoir réclamer l’inclusion dans l’espace égalitaire commun. Pour réclamer une dignité commune, il faut l’imaginaire d’un espace commun. » Sophie Wahnich

ne sont pas suffisants, mais ils peuvent même être décorrélés des conditions concrètes de la vie des gens. L’égalité juridique dépendant fortement du rapport de force réel existant, le principe universel peut être perverti au point de devenir néfaste. La déségrégation s’est avérée un outil de la suprématie blanche plus puissant que la ségrégation avait pu l’être… sophie wahnich.

Certes, une fois qu’on a résolu la question de l’égalité politique, on n’a pas résolu la question de l’égalité sociale. C’est l’enjeu de toutes les révolutions du XIXe siècle que de réintroduire la question sociale en plus de la

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 32


DÉBAT

démocratie. Mais plutôt que d’invalider la question politique par la question sociale, il faut les faire jouer ensemble. Car il est plus facile de transformer les règles du jeu quand on est admis à la table politique. Les métèques vivaient bien à Athènes, ils étaient plus riches que les citoyens agriculteurs ou pêcheurs, mais ceux qui pouvaient décider des lois importantes étaient les citoyens. Moi, je préfère être citoyenne. norman ajari.

Cette résolution des problèmes par l’égalité des droits universels n’a rien d’une évidence. Les militants nationalistes noirs des années 1960 et 1970 disaient par exemple que les États-Unis n’étaient pas leur pays. Pour la tradition du nationalisme noir – celle de Martin Delany et Marcus Garvey, jusqu’à Malcolm X et au Black Power –, la réponse à la ségrégation n’était pas l’intégration et l’égalité des droits à l’intérieur de cet État. La question de savoir s’il fallait fonder un État noir en Amérique ou retourner en Afrique restait ouverte.

sophie wahnich. Il s’agit là d’un débat idéologique, qui rappelle à certains égards celui qui animait les Juifs confrontés aux pogroms en Russie. Ils avaient trois options politiques : le socialisme internationaliste, qui impliquait de ne pas chercher à se reconnaître

dans un pays, mais dans une conception du politique ; le sionisme qui, selon une logique nationaliste comparable à celle que vous décrivez chez les nationalistes noirs, impliquait de s’identifier à une terre « d’origine », quand bien même on n’y avait jamais mis les pieds ; et enfin le bundisme, qui était une position culturaliste appelant à faire reconnaître une spécificité « nationalitaire » – pour reprendre l’expression de Richard Marienstras – tout en restant dans le pays où l’on habitait. Si on considère que l’historicité du pays où l’on vit compte, alors il est important d’y être citoyen, ne serait-ce que pour y faire reconnaître ses droits spécifiques. Dans quelle mesure ce débat autour de l’universel recoupe-t-il la question du rapport entre race et classe ?

regards.

norman ajari.

Ce rapport est souvent envisagé de deux manières antagonistes. Il y a ceux qui, comme Ta-Nehisi Coates, postulent une solidarité raciale fondamentale entre Obama et le travailleur pauvre du centre-ville de Philadelphie. En face, le vieux discours de lutte des classes estime que les différences raciales sont superficielles et appelle à une alliance de tous les travailleurs. Ce qui m’intéresse plutôt est de pointer les effets de la stratification sociale à l’inté-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 33


Gravure d’Alexandre Fragonard, 1798. Bibliothèque nationale de France.


DÉBAT

« La classe ouvrière noire est une classe en soi, qui pourrait devenir une classe pour soi, dans le sens de Marx, c’est-à-dire qui pourrait se découvrir des intérêts communs. » Norman Ajari

rieur même de la communauté raciale. Et la précondition pour avoir un mouvement ouvrier noir, qui pourrait par après faire alliance avec d’autres mouvements ouvriers et d’autres communautés, est de se rendre compte que l’homogénéité raciale est une illusion, de la même manière que l’homogénéité de classe est une illusion. Il existe cependant des expériences partagées qui ont fondé des partis révolutionnaires noirs comme les Black Panthers et qui expliquent que les Noirs votent aujourd’hui à peu près de la même manière. Par exemple, l’expérience partagée de l’incarcération de masse. La classe ouvrière noire est une

classe en soi, qui pourrait devenir une classe pour soi, dans le sens de Marx, c’est-à-dire qui pourrait se découvrir des intérêts communs. Il y a donc bien des intérêts de classe, mais ils ne vont pas au-delà des frontières de race. sophie wahnich. Sans tomber dans l’illusion classiste d’une unité spontanée des travailleurs, il est devenu urgent de penser le lien avec la classe ouvrière blanche. Si on ne propose pas des imaginaires sociaux permettant de penser une lutte et un ennemi commun de classe, il n’y a pas de possibilité de lien de part et d’autre de la ligne de couleur, et la guerre civile latente n’est pas un art de vivre, mais de survivre. Ce lien a par exemple eu lieu en France au moment du mouvement des Gilets jaunes, notamment avec le Comité Adama. Assa Traoré a tout de suite décidé d’adopter une attitude intersectionnelle en disant : « En banlieue, on souffre pour des raisons de classe et de race. » Cela a été vécu et défendu par des groupes analogues à Pantin, Montreuil ou dans la banlieue lyonnaise, et c’est une bonne chose.

Plutôt que l’égalité devant le droit qui sous-tend l’universalisme, Norman, vous mettez l’accent sur l’importance de la dignité comme objectif politique… regards.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 35


norman ajari.

Je me suis emparé de ce concept de manière plus empirique que philosophique, après avoir constaté son usage répété dans les révoltes en France contre les crimes policiers, dans l’histoire des luttes de l’immigration au XXe siècle, mais aussi aux ÉtatsUnis dans le discours africain-américain – par exemple dans la théologie de la libération noire chrétienne. C’est un outil des luttes radicales aussi bien nationalistes que marxistes noires. Il permet de se connecter d’emblée avec la question d’une autonomie et d’un contenu propre à la communauté qui le porte. Il ne cherche pas sa légitimité dans une légalité préexistante. Il permet de dire : nous avons une valeur en tant qu’être humain et cela suffit à nous mettre en marche politiquement pour formuler des revendications, sans avoir à se nourrir, en termes de légitimité et d’imaginaire, chez l’adversaire ou dans le statu quo. Je précise cependant que cette notion me semble surtout puissante d’un point de vue militant. Quand il s’agit de passer à l’étape juridique de la codification, la notion d’égalité est certainement plus pertinente. sophie wahnich.

Donc, in fine, la puissance effective d’une stabilisation des rapports de force passe par une stabilisation juridique. Aussi les minorités ontelles besoin du droit. Quant au plan mi-

litant, je comprends ce que vous voulez dire, mais pour moi, la dignité renvoie, au moins inconsciemment, à la possibilité d’une égale dignité de tous les êtres humains, en tant qu’ils sont des êtres humains. L’implicite, c’est qu’il y a un universel de l’humanité. Norman, vous revendiquez aussi l’essentialisme comme étant un levier des luttes antiracistes. Si la définition que vous en donnez n’est pas ethnique ou biologique, et se fonde sur l’historicité profonde, le concept n’en demeure pas moins assez provocateur. Quel intérêt lui trouvez-vous ?

regards.

norman ajari. Il a d’abord un intérêt polémique. Le mot est principalement utilisé comme une injure, pour délégitimer certains discours politiques. Cet automatisme m’agaçait. Sartre écrit bien que « l’essence précède l’existence ». C’est donc que la notion n’est pas en soi taboue ou abjecte. La littérature afrodescendante insiste sur l’appartenance communautaire, sur une certaine stabilité existentielle dans l’histoire et sur la solidité de la communauté. J’ai voulu garder la saveur sartrienne, faire de l’essence quelque chose de connecté à l’existence, et en faire une revendication. Il ne s’agit pas de dire que le groupe ou l’individu serait le même de toute éter-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 36


DÉBAT

« Si on ne propose pas des imaginaires sociaux permettant de penser une lutte et un ennemi commun de classe, il n’y a pas de possibilité de lien de part et d’autre de la ligne de couleur. » Sophie Wahnich nité, ce serait absurde. Mais plutôt que de refuser un certain déconstructivisme des appartenances communautaires et idéologiques. Je refuse de devoir remettre en cause radicalement ces appartenances et un certain nombre de valeurs fondamentales pour pouvoir rentrer dans un cercle politique de coalition. sophie wahnich. Vous trichez avec Sartre : il critiquait l’essentialisme au nom justement de l’historicité du sujet. Votre approche est cependant intéressante, elle évoque la position culturaliste bundiste nationalitaire. Mais je ne vois pas l’intérêt d’utiliser ce terme polémique. Quel intérêt de braquer les gens ? Et puis, il existe aussi une autre possibilité : considérer que la question

culturelle n’a d’intérêt que dans son rapport au métissage, c’était une position forte dans les années 1970. C’est une assignation à résidence de devoir défendre prioritairement les choses dont on est héritier. Ce qui est intéressant dans l’héritage, c’est aussi de pouvoir le récuser. norman ajari.

Je suis d’accord. Si vous êtes Noir, il n’y a aucune nécessité à affirmer votre négritude, mais il faut reconnaître que cette noirceur a une histoire, qui a une certaine cohérence politique. Elle a donné lieu à une véritable tradition politique. Mais libre à chacun d’habiter cette trame ou de la rejeter.

sophie wahnich.

Ou de la faire évoluer. On n’est pas forcément dedans ou dehors… On est dans l’histoire, que ce soit celle du groupe ou des interactions entre groupes : l’histoire n’est jamais figée.

norman ajari.

Oui, être acteur. Comme le dit le philosophe africain-américain Tommie Shelby, on peut fonder la solidarité noire sur l’expérience partagée de l’injustice causée par le racisme et l’exigence de lutter contre elle, plutôt que sur un discours de l’identité. Mais encore faut-il reconnaître la légitimité du combat pour la justice raciale !

 entretien réalisé par laura raim

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 37


COMBIEN DE VIDÉOS FAUDRA-T-IL ?

L

es images montrant un homme noir brutalement tabassé par plusieurs policiers composent sans doute une des vidéos d’actualité les plus virales de l’histoire de l’Internet français. Alors que Michel Zeckler circulait sans masque, il décidait, à la vue de la police, de se réfugier dans les locaux de sa société de production. Les agents l’y ont suivi sans autorisation et se sont livrés à un atroce déchaînement de violence, d’une manière laissant entendre que cette violence n’avait pas de caractère exceptionnel. Ils se sont ensuite employés à le couvrir d’injures racistes. La vague d’indignation qui s’est ensuivie m’a laissée perplexe. A-t-il vraiment fallu attendre novembre 2020 pour découvrir les violences policières et le racisme qui l’accompagne souvent ? En 1983 dans la banlieue lyonnaise, Toumi Djaïdja, dixneuf ans, est victime d’une agression policière qui le plonge dans un coma de deux semaines et sera à l’origine de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, première marche antiraciste d’envergure nationale. Depuis, les violences qui visent les quartiers populaires – et plus particulièrement les personnes noires et d’origine maghrébine –, ne cessent d’être

dénoncées. Elles ont d’ailleurs déclenché de nombreux soulèvements dans les zones urbaines paupérisées. « HARCÈLEMENT DISCRIMINATOIRE » Pour la seule année 2020, de nombreux cas de racisme dans la police ont été révélés. On a ainsi appris l’existence d’un groupe Facebook privé comptant plus de 8 000 membres des forces de l’ordre, où se succèdent allègrement messages et commentaires racistes et sexistes. Arte et Mediapart ont relaté l’expérience d’Alex, policier noir qui a découvert un groupe WhatsApp dans lequel ses confrères se livraient en toute liberté à l’éloge du suprématisme blanc et de la guerre raciale, incitant entre autres à l’action violente. Au printemps, on a entendu des policiers dire d’un homme tombé dans un canal de l’Île-Saint-Denis (93) : « Un bicot comme ça, ça ne nage pas. » Sur BFM, une policière a témoigné du fait que les préjugés étaient insufflés dès l’école de police, et expliqué à quel point l’origine des personnes appréhendées était déterminante dans le comportement de certains de ses collègues, qui adoptaient un vocabulaire constellé de termes racistes – sous couvert d’humour.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 38


LA CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO Dans une décision datée du 12 mai, le Défenseur des droits Jacques Toubon rend ses observations sur les violences perpétrées, de manière répétée durant plusieurs années, par des policiers du commissariat du XIIe arrondissement de Paris à l’encontre d’un groupe de jeunes gens. Des contrôles d’identité brutaux, accompagnés d’injures (« sale noir », « connard », « Libanais de merde », « babine de pneus »), constituaient une « discrimination systémique » selon l’institution garante des droits fondamentaux, qui évoque aussi un « harcèlement discriminatoire ». Selon une étude de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), dix à quinze personnes meurent chaque année à la suite d’une intervention policière. Les victimes présentent un profil type : des hommes, jeunes, maghrébins ou noirs, habitants de quartiers pauvres. LA FIN D’UN DÉNI Depuis 1999, les pratiques policières de la France sont sans cesse dénoncées par les organisations internationales. Elle est le deuxième État membre du Conseil de l’Europe condamné pour torture par la Cour européenne des droits humains, pour des sévices sexuels infligés par des policiers à un jeune homme d’origine maghrébine. En 2012, Human Rights Watch rappelait : « Le système de contrôle d’identité peut donner lieu à des abus de la part de la police française, laquelle s’en sert

comme outil central dans le cadre de ses opérations et dispose de vastes pouvoirs pour interpeller et contrôler les individus, qu’elle les soupçonne ou non d’une activité criminelle. Elle se livre notamment à des contrôles répétés – “innombrables”, selon la plupart des personnes interrogées –, parfois accompagnés de violence physique et verbale. » En raison des palpations et des insultes visant des hommes non-blancs dans le quartier de la Défense à Paris, la Cour d’appel de Paris a condamné l’État français pour faute lourde – décision confirmée par la Cour de cassation le 9 novembre 2016. En janvier 2017, le Défenseur des droits rappelait que les jeunes hommes perçus comme maghrébins ou noirs ont vingt fois plus de chances d’être contrôlés que le reste de la population. La même année – et ce n’était pas la première fois – des experts mandatés par le Haut-commissariat des Nations unies interpellaient la France quant aux cas de trois hommes noirs morts dans le cadre d’interpellations. La réaction à la violente agression de Michel Zeckler témoigne simplement du fait que ceux qui détournaient le regard ou refusaient de croire les victimes n’ont désormais plus le luxe du déni, tant la vidéo est accablante. Parce qu’en réalité, la seule parole des personnes minorées – même appuyée par de multiples rapports et décisions de justice – n’a jamais eu de valeur.  ROKHAYA DIALLO

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 39


40 REGARDS PREMIER SEMESTRE 2021


LES VERTIGES DE LA PUISSANCE LA FRANCE DANS LE MONDE

Les anciens empires ne sont plus qu'un souvenir, la mondialisation a rebattu les cartes géopolitiques. Sur une planète fragile et instable, faut-il renoncer à la puissance des nations, la repenser ou lui substituer celle des peuples ? PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 41


SOMMAIRE DU DOSSIER Comment accorder les sociétés entre elles et réparer leurs déchirures ? Pour inverser la pente du nationalisme et conjurer les nouveaux états de guerre, il faut renoncer aux séductions de la puissance et établir une gestion partagée du patrimoine commun de l’humanité, assure Roger Martelli (p. 43). Le philosophe Michaël Fœssel réfléchit pour sa part au sentiment d'impuissance de la gauche, que seule l'action collective peut résoudre (p. 50). Ariane James-Sarazin, directrice adjointe du Musée de l'armée, rappelle comment la France a construit son image de grandeur sur sa puissance militaire, faite autant d'armes que de symboles (p. 61). Aujourd'hui, les géants du numérique imposent leur empire en s'imposant aux États (p. 64), tandis qu'un pays comme la Suède a conçu, à rebours, l'idée d'une « puissance morale » (p. 65). L'écrivaine Lola Lafon inverse la logique : avec son roman Chavirer, elle exprime sa préférence pour la vulnérabilité (p. 67). Quel sens donner à la puissance aujourd'hui ? Sandra Regol, Charlotte Girard, Elsa Faucillon, Ségolène Royal, Christian Paul, Françoise Vergès, Caroline de Haas et Jean-Luc Mélenchon en interrogent les acceptions actuelles et en proposent de nouvelles pour l'avenir (p. 73 à 88).


DOSSIER

LES VERTIGES DE LA PUISSANCE

Dans un monde interdépendant, ni le désir de puissance ni le repli sur soi ne peuvent réguler des équilibres internationaux de plus en plus fragiles. Seule une gestion partagée peut conjurer la menace de guerres nouvelles. Officiellement, le système international repose sur « l’égalité souveraine » des États ; mais les entités qui le composent ne sont pas d’égale puissance et n’ont donc pas la même capacité à faire valoir leur souveraineté. Certains territoires possèdent ainsi des facteurs de puissance si importants et s’exerçant dans tant de domaines qu’ils disposent de ce que l’on appelle parfois la puissance « structurelle ». Ils bénéficient alors d’une autorité transnationale qui se rapproche de celle qu’exercent les États sur leur territoire propre (les Romains employaient le terme imperium pour désigner cette autorité légitime supérieure). Les États étant tenus pour souverains, les relations entre eux furent fondées au départ sur le rapport des forces qu’ils maîtrisaient et sur leur bon vouloir, sanctionné par des accords interétatiques. Entre le XVIIe et le XXe siècles, ce bon vouloir déboucha même sur une sorte de régulation consensuelle de la violence.

Les historiens ont pris l’habitude de la désigner comme l’équilibre « westphalien », du nom d’une série de traités qui, signés en Westphalie en 1648, mirent fin à la longue guerre européenne de Trente Ans. « L’anarchie », qui semblait depuis toujours être le lot d’une sphère internationale où ne s’imposait aucune autorité légitime équivalente à l’État, n’était pas annihilée mais partiellement domestiquée par le jeu combiné des militaires et des diplomates professionnalisés. Or les tensions des impérialismes, dans le dernier tiers du XIXe siècle, puis le traumatisme des deux guerres mondiales montrèrent les limites de cette méthode. On se mit alors à penser que la souveraineté des États, sans être remise en question, pouvait être bornée d’un commun accord par la régulation assumée d’un droit international doté d’instruments pour faire valoir son autorité. Avec le temps, des organes internationaux se sont multipliés, qui sont venus s’ajouter

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 43


DOSSIER

aux États1. Mais le bornage construit par le droit international étant lui-même limité – comment empêcher concrètement un État de ne pas outrepasser à son avantage les règles de droit ? –, on eut recours à des médiations pragmatiques, dont la plus importante se fixa sur le face-à-face de deux « superpuissances », États-Unis et Union soviétique, au temps de la guerre froide. Que ces deux superpuissances aient été très inégales de fait n’empêchait pas qu’elles avaient la capacité de s’imposer sur des espaces suffisamment étendus pour éviter un conflit généralisé, surplombé par la possibilité de destructions nucléaires massives frappant les deux « camps ». « NOUVEL ORDRE », NOUVEL ÉTAT DE GUERRE

La fin de la guerre froide, avec le démantèlement du système soviétique européen, a ouvert une nouvelle phase. En principe, elle devait être la conjonction heureuse d’une « mondialisation » économique et d’un « nouvel ordre international », placé sous l’égide des Nations unies et garanti par la seule hyperpuissance maintenue, les États-Unis d’Amérique. Très vite, les plus optimistes durent déchanter. La mondialisation ne fut pas heureuse, mais capitaliste, financière et inégalitaire. Le triomphe de 1. Aujourd’hui, ces organismes sont plus nombreux (250 environ) que les États (200).

La mondialisation ne fut pas heureuse, mais capitaliste, financière et inégalitaire. Le triomphe de l’option néolibérale démantela les structures de régulation et déchira les sociétés.

l’option néolibérale démantela les structures de régulation et déchira les sociétés. Les logiques technocratiques de la « gouvernance » contribuèrent fortement à délégitimer la démocratie représentative traditionnelle. Enfin, la concurrence élargie et l’arrivée sur la scène mondiale des « émergents », à commencer par l’immense Chine, ont perturbé la domination d’États-Unis à la recherche de nouveaux modèles. On aurait pu penser que cette situation d’extrême instabilité allait renforcer le rôle des instances supranationales de régulation. Ce fut le contraire qui s’im-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 44


Nations Unies, New York, 2011 Basil D Soufi


Donald Trump, 2020, dans le bureau ovale de la Maison Blanche. J. N. Boghosian


DOSSIER

posa. Le « nouvel ordre » laissa la place à un nouvel « état de guerre », placé très vite sous la bannière du « choc des civilisations ». « L’angélisme » supposé des constructions mondialistes ou continentales dut s’effacer devant la realpolitik et la prise en compte des équilibres « géopolitiques ». Tout État voulant participer aux équilibres du monde devait se doter de la puissance adéquate. Les institutions supranationales, et en premier lieu l’ONU et ses agences, furent mises volontairement sur le bord du chemin, et tout particulièrement celles qui se préoccupaient par fondation du « développement humain ». Les ÉtatsUnis ouvrirent largement la voie en s’éloignant de ces organisations et en tarissant leurs sources de financement. La course à la puissance et le heurt qu’elle implique entre puissances « anciennes » et « émergentes », « grandes » et « moyennes » sont redevenus les facteurs cyniquement énoncés des relations internationales. LA PENTE DU NATIONALISME

Dans de nombreux États, les dérèglements de la vie démocratique ont poussé les populations vers les formes inédites d’une démocratie curieusement désignée comme « illibérale », une manière polie de décrire l’inflexion politique vers les droites extrêmes. Tout naturellement, cette droite illibérale s’est

appuyée sur les ressorts du nationalisme et sur les fantasmes de la peur de « perdre son identité ». Les grands États et les puissances installées se sont tous abandonnés à cette pente, sous des formes à la fois différentes et convergentes. L’Europe de l’Est des Viktor Orban ou Andrzej Duda, le Brésil de Jair Bolsonaro, l’Amérique de Donald Trump, le Royaume-Uni de Boris Johnson ont affirmé leur désir de faire passer l’intérêt supposé de leur pays avant l’équilibre de la planète. Là encore, les États-Unis ont donné le ton : « America first » fut le grand slogan de campagne de Trump en 2016. Il ne suffit pas de brocarder ce slogan et de stigmatiser son égoïsme. Il révèle une cohérence qui n’a rien d’absurde. De même que le dogme de la concurrence postule que l’inégalité est un facteur de croissance qui à terme « ruisselle » sur la société tout entière, de même la realpolitik présuppose que la juxtaposition des intérêts particuliers des peuples sert de stimulant régulateur pour l’ensemble de la planète. Qu’il y ait des gagnants et des perdants n’empêcherait pas que la richesse accumulée finisse par profiter à un nombre grandissant d’individus. Le problème est que cette manière traditionnelle de voir ne correspond plus à l’état réel de notre monde. D’une part, le fossé croissant creusé par les inégalités avive à ce point les ressentiments

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 47


qu’il crée une incertitude générale dont rien ne dit qu’elle pourra être maîtrisée in extremis, comme le furent les grandes crises de la guerre froide. Au fond, elle nous place plutôt dans la situation de 1914, quand l’illusion que le bon sens finirait par l’emporter devant le risque d’apocalypse fut balayée par le vertige de puissance de quelques-uns. D’autre part, nous ne pouvons plus sous-estimer le fait que l’évolution historique a poussé au plus haut point le processus d’interdépendance qui est consubstantiel à l’hominisation elle-même. LES CONTOURS D'UN DESTIN COMMUN

La globalité des processus climatiques, économiques et culturels trace désormais les contours d’un destin commun, qui ne relève ni de la bonne volonté des États pris séparément, ni de quelque « empire », ni même des illusions néolibérales de la « bonne gouvernance ». De même que le destin de chaque territoire relève de l’implication croissante des individus qui les peuplent, de même la gestion de notre patrimoine planétaire commun suppose l’intervention élargie des peuples et des individus. En cela, ce n’est pas la juxtaposition des puissances, mais la politisation concertée des enjeux planétaires qui est la voie d’une maîtrise durable. Tout État qui pense qu’il lui suffit, dans

L'incertitude générale nous place dans la situation de 1914, quand l’illusion que le bon sens finirait par l’emporter fut balayée par le vertige de puissance de quelques-uns.

ce monde déchiré, de tirer son épingle du jeu en usant comme il l’entend de ses ressources fait un pari risqué. Le repli sur soi n’est pas plus opératoire que la constitution classique du club des puissants. Penser qu’il faut s’efforcer de contenir la Chine n’est pas plus réaliste que penser pouvoir écarter le

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 48


DOSSIER

concurrent allemand, comme l’espérèrent les Britanniques et les Français au début du XXe siècle. Or on sait sur quoi déboucha cette stratégie défensive. La métaphore de l’état de guerre porte vers une conception belliqueuse de la puissance, valorisant bombages de torse et mâles discours. Si nous nous y enfermons, additionnant les contraintes des « guerres » inéluctables – économiques, technologiques, informationnelles –, nous pourrions bien nous trouver emportés dans le maelstrom d’une guerre tout court. Sans doute est-il encore temps de faire volte-face. Tout État a le droit de vivre dans le respect de la souveraineté que lui reconnaît le droit international. Il a le droit d’aspirer aux ressources qui lui garantissent l’exercice de cette souveraineté. Mais tout repli sur soi ou, au contraire, tout désir « d’empire » contredit de façon absolue la gestion partagée du patrimoine commun de l’humanité. Par voie de conséquence, elle contrevient aux intérêts réels de chaque territoire particulier et donc à ceux de l’Étatnation. On peut aspirer, non pas à la puissance érigée en absolu, non pas à l’empire, mais à l’influence. Elle ne devrait se construire que sur la capacité à agir sur les grandes questions qui conditionnent le destin planétaire commun. En décidant, contrairement à Donald Trump, de

Ce n’est pas la juxtaposition des puissances, mais la politisation concertée des enjeux planétaires qui est la voie d’une maîtrise durable.

signer les accords sur le climat, Joe Biden fait un pas dans cette direction. En s’attachant à réduire drastiquement et dans les plus brefs délais son bilan carbone, la Chine en fait de même. Que les deux se concertent pour mettre en œuvre les décisions prises en ce sens serait un pas plus décisif encore. Mais cela suppose de laisser derrière soi l’état de guerre et la fascination de la puissance.  roger martelli

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 49


« UN POUVOIR AUTORITAIRE MISE SUR LE SENTIMENT D’IMPUISSANCE DES CITOYENS » Pouvoir, puissance, souveraineté… Comment retrouver une capacité d'action et d'émancipation dans une époque qui penche vers l'autoritarisme et renvoie la gauche à ses faiblesses ? Les réponses du philosophe Michaël Fœssel. I. LA POLITIQUE ET LA PUISSANCE

Est-ce que penser, en politique, c’est forcément penser en termes de puissance – notamment au travers du concept d’État, système par excellence d'exercice de la puissance politique ? Tout dépend ce que l’on entend par puissance. Si on l’identifie au pouvoir, il est possible, jusqu’à un certain point,

de penser la politique sans elle. Au sens, déjà, où des groupes politiques, des associations, des collectifs militent et agissent sans avoir pour horizon la prise du pouvoir d’État. Il y a politique, selon moi, là où les repères de la certitude et les coordonnées de la domination sont remis en cause. Par principe, les minorités n’ont pas le pouvoir. Mais elles peuvent agir de telle sorte que ce qui apparaissait évident ne le soit plus et que

BIO Spécialiste d'Emmanuel Kant et de Paul Ricœur, Michaël Fœssel est professeur à l’École polytechnique et notamment auteur de État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire (éd. Le Bord de l’eau, 2010), Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (éd. Seuil, 2012) et Récidive 1938 (éd. PUF, 2019)

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 50


Manifestation Black Lives Matter, 10 November 2015. Johnny Silvercloud


le pouvoir institué soit obligé de lâcher du lest. Cela vaut des mouvements féministes, antiracistes, LGBT, écologistes, mais aussi de bien des revendications économiques plus traditionnelles. Ici comme ailleurs, la distinction entre le social et le sociétal est superflue. Or pour animer une grève ou lancer une mobilisation qui force le pouvoir en place à négocier, il faut se sentir puissant. Comment se sentir puissant collectivement quand le rapport de force avec le pouvoir est si défavorable ? Spinoza distingue la puissance horizontale de la multitude et le pouvoir vertical de l’État. Ce n’est pas un hasard s’il est aussi le seul philosophe classique à se revendiquer de la démocratie. La puissance, c’est d’abord la capacité d’un individu ou d’un collectif à produire des effets. On est impuissant, ou plutôt réduit à l’impuissance, lorsqu’on est agi par des forces que l’on ne maîtrise pas. C’est une situation typique des périodes de confinement, lors desquelles le discours des autorités consiste à dire que la seule chose à faire est de rester chez soi. C’est peut-être une situation propice à certains pour rêver le « monde d’après », mais certainement pas un état qui permette d’agir pour modifier le réel politique. Je ne pense pas pour autant qu’il faille opposer puissance et pouvoir : que des organisations politiques

« Pour animer une grève ou lancer une mobilisation qui force le pouvoir en place à négocier, il faut se sentir puissant. La puissance est d’abord la capacité à produire des effets. »

visent la prise du pouvoir d’État, c’est aussi inévitable que souhaitable. Pour changer les choses, il faut aussi négocier avec elles. Si l'on veut une VIe République, par exemple, il est inévitable, dans les conditions présentes, de jouer le jeu institutionnel de la Ve. En revanche, viser le pouvoir sans s’appuyer sur ce qui est déjà puissant (donc libre, agissant, joyeux) dans la population me paraît illusoire. On a beaucoup mis en valeur, ces dernières années, la mélancolie de gauche – sans doute pour de bonnes raisons après tant d’échecs. Mais il est temps de passer à autre chose.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 52


DOSSIER

Le personnel politique est amené à représenter sans cesse sa volonté de puissance, à titre personnel comme pour le collectif. Peut-on imaginer qu'il puisse mettre en scène et proposer pour tous une vision de l’impuissance ? Typiquement, un pouvoir qui devient autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens. Au « There is no alternative » de Thatcher se sont ajoutés des tournants sécuritaires, et désormais sanitaires, caractéristiques des démocraties occidentales d’après le tournant néolibéral. Le culte du marché et le renforcement du régalien se rejoignent dans le mot d’ordre selon lequel rien n’est possible politiquement. Cela incite les gouvernements à surjouer ce que vous appelez leur « volonté de puissance ». Au cours de la pandémie, par exemple, la verticalité des institutions présidentialistes a joué à plein en France. Avec le présupposé que, confrontée à une crise, une démocratie est impuissante par nature. On y discute, on s’y dispute, mais on ne décide rien : ce lieu commun est à l’arrière-plan des jugements admiratifs sur la manière dont la Chine a éradiqué le virus. Pourtant, la crise a montré que si la France a « tenu », c’est non seulement par le dévouement, mais aussi par la capacité d’organisation, la puissance d’agir et l’inventivité de ceux que l’on dit

avoir été en « première ligne ». Il faut bien qu’il y ait eu dans la société un peu de démocratie, c’est-à-dire de délibération et de conflit, pour parer à une situation de pénurie généralisée. L’efficacité d’un pouvoir autoritaire n’est prouvée nulle part, tout simplement parce que la confiance d’un gouvernement dans les citoyens produit de l’adhésion aux mesures prises. II. LA FRANCE ET SA PUISSANCE

Dans une interview pour Public Sénat, vous avez affirmé que la France était une puissance de second rang (et pas de seconde zone !), ce que ne supporteraient pas les Français. Comment s’envisage la grandeur, la puissance d’un pays comme le nôtre ? Du point de vue des rapports de force géopolitiques et économiques, la France est devenue une puissance moyenne depuis, au moins, la fin de la deuxième guerre mondiale. On peut regretter sa grandeur passée ou chercher à la retrouver. Mais le mot « France », et par conséquent la grandeur qui lui est associée, n’est pas univoque. Certains penseront à la grandeur de la monarchie d’Ancien régime, d’autres à l’empire napoléonien, d’autres à la Révolution française. Le point commun entre ces épisodes his-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 53


Barricades de la Commune, avril 71. Angle de la place de l'HĂ´tel de Ville et de la rue de Rivoli. Pierre-Ambroise Richebourg.


DOSSIER

« On a beaucoup mis en valeur, ces dernières années, la mélancolie de gauche – sans doute pour de bonnes raisons après tant d’échecs. Mais il est temps de passer à autre chose. » toriques est que la France tenait le rang de première puissance mondiale, ce qui peut flatter rétrospectivement le narcissisme national. Mais, au-delà de ce fait, on se rend bien compte que les investissements idéologiques ne sont pas les mêmes selon la période historique que l’on privilégie. On peut bien sûr tenter une synthèse – c’est bien ce qui a été fait lors de la Fête de la fédération du 14 juillet 1790. Mais l’histoire montre que ce genre de synthèses (ici entre royauté et souveraineté populaire) se révèle assez vite intenable : chacun finit par revenir à « sa » France. Dans des termes plus légers, il y a le « Ne m’appelez plus jamais France » de Michel Sardou et le « Ma France » de Jean Ferrat.

Il ne suffit pas de dire « France » pour résoudre l’opposition entre le passé colonialiste et l’abolition de l’esclavage. Je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose. Dans une démocratie, la nation devient elle aussi un enjeu conflictuel, son histoire comme son identité. Vous dites aussi que l’on devrait plutôt valoriser nos principes démocratiques plutôt que ceux de notre souveraineté. La notion de souveraineté, souvent perçue comme un facteur de puissance, peut empiéter sur nos autres idéaux, comme ceux de liberté et d’égalité ? Je n’oppose pas principes démocratiques et souveraineté pour autant que la souveraineté, c’est-à-dire le pouvoir de décision ultime, est définie comme celle du peuple. Le problème de la plupart des discours souverainistes est qu’ils laissent dans l’ambiguïté le sujet de cette souveraineté : le peuple (et selon quelle définition ?), l’État, la nation ? Dans la tradition républicaine authentique (celle ouverte par Rousseau), le peuple souverain est défini politiquement : son unité n’est ni ethnique, ni culturelle, ni religieuse, ni linguistique, elle est fondée sur la volonté. La souveraineté est alors synonyme d’autonomie : le peuple est libre pour autant qu’il n’obéit qu’à la loi qu’il s’est prescrite. On peut discuter ce modèle, mais il n’a

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 55


rien à voir avec la souveraineté des nationalistes, ni d'ailleurs avec les usages actuels du mot « République » – qui renvoient à la logique de l’État plutôt qu’à la liberté des citoyens. On confond souvent souveraineté et puissance, puissance et influence, enfin influence et force. La question de la liberté politique disparaît alors du concept de souveraineté, ce qui est un comble puisqu’au départ ils étaient synonymes… Si la souveraineté n’est rien d’autre que la force d’un État, ou même d’un chef de l’État, et sa capacité à décider pour tous, il est clair que ce principe entre en contradiction avec la liberté et l’égalité démocratiques. Charlemagne, Louis XIV, Napoléon, les Lumières et la Révolution : la façon dont nous envisageons l’histoire de France nous pousse-t-elle à nous positionner dans le champ de la puissance plutôt que dans celui de l’impuissance ? Encore une fois, la France et son histoire font l’objet d’investissements divers, même si la tendance assez naturelle est de se référer aux pages dites glorieuses du passé. Cela étant, il n’est pas nécessaire d'invoquer exclusivement les moments épiques de l’histoire. Walter Benjamin a montré que l’on pouvait aussi investir l’histoire des « vaincus ». Il y a une utopie déposée dans le passé, au sens où ce qui n’a pas pu être accompli

« Au “There is no alternative” se sont ajoutés des tournants sécuritaires. Le culte du marché et le renforcement du régalien se rejoignent dans le mot d’ordre selon lequel rien n’est possible politiquement. »

par les vaincus peut devenir un horizon pour aujourd’hui. La gauche française, par exemple, n’a pas seulement coutume de se référer à la Révolution de 1789 ou à celle de 1793, elle s’est aussi inspirée de Juin 1848 et surtout de la Commune, deux insurrections noyées dans le sang. Dans les deux cas, si l'on confond puis-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 56


DOSSIER

sance et pouvoir, il faut conclure que ces mouvements ont échoué. Mais il y a bien eu des puissances collectives à l’œuvre dans l’organisation de la Commune, dans la tentative de démocratiser l’espace urbain et, finalement, sur les barricades. Que ces puissances aient été momentanément détruites par le pouvoir versaillais ne leur ôte pas toute faculté d’inspiration pour le présent. L’histoire des vaincus est pleine de possibles qui ne se sont pas réalisés, mais qui peuvent être vus comme des promesses pour l’avenir. III. L’AVENIR DE LA GAUCHE FRANÇAISE

Est-il est pertinent, pour la gauche, de parler de « grande France » ou de convoquer le concept de puissance ? À gauche, on met souvent l’État au centre de tout pour résoudre beaucoup de problèmes. Mais les écologistes commencent à sérieusement challenger cette hypothèse… Si, par « gauche », on se réfère aux organisations politiques qui jouent le jeu de la compétition électorale, il me paraît difficile d’imaginer qu’elles ne puissent tenir aucun discours sur la France, puisqu'elles s’adressent d’abord aux Français. Qu’on le regrette ou pas, la

question du pouvoir politique se pose d’abord au niveau national, et même lorsqu’on parle de la globalisation, c’est surtout pour en évaluer les effets sur le pays que l’on habite. L’erreur serait d’en conclure que l’on peut en rester à des débats franco-français qui ignorent le reste du monde et rejouent le mythe de la grande puissance destinée à éclairer l’humanité. La gauche a une vocation universaliste et même cosmopolitique pour la simple raison qu’elle n’assigne pas de frontières a priori à la liberté et à l’égalité. Ce n’est pas une question de morale, mais un problème de cohérence politique : quelle serait la force de principes dont la vérité s’arrêterait aux frontières hexagonales ? Aujourd’hui, faire de la politique en France, c’est porter un discours sur le monde qui s’adresse aux Français, mais qui pourrait aussi être reçu par d’autres peuples. La mondialisation néolibérale ne s’accompagne pour l’instant d’aucune contre-proposition fondée sur l’idée de citoyenneté mondiale – c’est hélas plutôt le repli nationaliste qui est perçu comme une alternative. D’un côté le libre-échange, de l’autre le capitalisme national. Selon moi, la gauche a vocation à sortir de cette fausse alternative en montrant que les territoires de l’émancipation ne se limitent pas aux États-nations.  propos recueillis par pablo pillaud-vivien

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 57


Influence

LEXIQUE

Puissance Faculté de produire un effet, une capacité ; la force ou le caractère qui en résulte. (Centre national des ressources textuelles et lexicales – CNRTL)

Action (généralement lente et continue) d'un agent physique (sur quelqu'un, quelque chose), suscitant des modifications d'ordre matériel. (CNRTL) L'influence exprime l'ascendant d'un individu ou d'un groupe sur un autre. Elle n'est, par nature, ni bonne ni mauvaise, et peut même être désirée et consentie. Elle est, en quelque sorte, la puissance sans force – mais pas sans contraintes.

La puissance se mesure souvent à l'aune de la force de celui qui veut en faire la démonstration. Si elle s'emballe, rien ne semble alors en mesure de la stopper, si ce n'est sa propre destruction – avec tous les dégâts collatéraux que cela engendre.

Impérialisme Phénomène ou doctrine d'expansion et de domination collective ou individuelle. Domination culturelle, économique, militaire, etc., d'un État ou d'un groupe d'États sur un autre État ou groupe d'États. (Larousse)

Souveraineté Qualité, fonction de souverain, de monarque ; exercice du pouvoir par un souverain. Qualité propre à une collectivité politique qui se gouverne elle-même tout en pouvant relever d'une autorité supérieure ; pouvoir qu'elle détient. (CNRTL)

Autorité Pouvoir de décider ou de commander, d'imposer ses volontés à autrui. (Larousse) L'autorité est naturelle – ou se décrète. L'autorité engendre l'obéissance… ou la révolte. Elle est souvent mal incarnée par des personnages dénués de charisme.


Pouvoir Capacité naturelle (qualités inhérentes au sujet de l'action) et possibilité matérielle (dépendant de certaines conditions) d'accomplir une action. (CNRTL)

« Lord Varys. Le pouvoir est chose étrange monseigneur. (…) Trois hommes importants se trouvent dans une pièce. Un roi, un prêtre et un homme riche. Devant eux se tient un mercenaire de basse extraction. Chaque homme important lui demande de tuer les deux autres. Qui vit et qui meurt ? Tyrion Lannister. Cela dépend du mercenaire. Lord Varys. Croyez-vous ? Il ne veut ni couronne, ni or ni faveur des dieux. Tyrion Lannister. Il a une épée, donc le pouvoir de vie et de mort. Lord Varys. Mais si ce sont les mercenaires qui gouvernent, pourquoi prétendons-nous que les rois détiennent le pouvoir ? (…) Le pouvoir réside là où les hommes s'imaginent qu’il doit résider. C’est un leurre, une ombre sur le mur. Et… un très petit homme projette quelquefois une très grande ombre. » Game of Thrones, saison deux, épisode deux.

REPÈRES

Symboles et représentations de la puissance

L'ARMURE

Pour le roi, car il représente le bras armé de l’Église et, ainsi, garantit la justice – justice toujours représentée avec un glaive à la main. « La guerre est à la source de l’autorité politique et reste le moyen privilégié pour l’État de s’affirmer » (lire notre entretien avec Ariane JamesSarazin, directrice adjointe du musée de l’Armée).

LE LION

Allégorie de la puissance, de l'Antiquité à nos jours. Au pied de la statue de la République, place de la République à Paris, un lion en bronze symbolise le suffrage universel.

LA FLEUR DE LYS

Composée de trois pétales (le père, le fils et le SaintEsprit), elle est le symbole de la puissance de Dieu.


Eexposition « Dans la peau d'un soldat », Musée de l'armée, 2017


DOSSIER

« LA GUERRE EST À LA SOURCE DE L’AUTORITÉ POLITIQUE » L'évolution du Musée de l'armée, d'une vocation idéologique vers une mission historique, témoigne du rapport de la France à sa puissance militaire, explique sa directrice adjointe Ariane James-Sarazin. Lors de sa création en 1905, le Musée de l'armée avait pour consigne d’être patriote, de renforcer le lien entre l’armée et la nation. Entièrement rénové entre 1994 et 2018, at-il toujours cette vocation ? La vocation du Musée de l’armée est définie par le code de la défense. L’une de ses priorités est d’œuvrer au renforcement du lien entre la nation et ses armées. Il s’est aussi vu assigner un rôle central dans l’entretien de l’esprit de défense, et il participe à ce titre à la naissance ou au développement des vocations militaires – à travers notamment la mise en avant des grandes figures et des hauts faits de l’histoire militaire de la France. Aujourd’hui, le code de la défense est en cours de réexamen pour la partie qui concerne le Musée de l’armée, afin d’établir un juste équilibre entre les missions lui sont propres, au regard de son ministère de tutelle, et les missions qui incombent ordinairement à un musée de France en vertu du code

du patrimoine – comme l’enrichissement des collections, leur préservation, leur étude, leur valorisation, leur diffusion… et surtout leur accessibilité pour tous les publics. C’est aussi une manière de rendre hommage aux armées françaises, à la puissance de feu, à la capacité à faire la guerre de la France ? Ça l’était de manière explicite au XIXe siècle, lorsqu'ont été créés les deux musées qui donneront naissance au Musée de l’armée. Celui-ci est en effet le fils – ou la fille ! – de deux entités très marquées du point de vue épistémologique et idéologique. D’une part, le Musée de l’artillerie, né au tournant de la Révolution et au tout début du Premier Empire en héritant des collections royales, à des fins technologiques et éducatives : c’était un musée dédié aux corps savants, les artilleurs, les polytechniciens, les ingénieurs… D’autre part, le Musée historique de l’armée, créé beaucoup

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 61


« Dans la plupart des sociétés, la guerre est à la source de l’autorité politique et reste le moyen privilégié pour l’État de s’affirmer, de se maintenir, de s’étendre ou de protéger ses intérêts. » plus tard en 1896 dans un esprit éminemment cocardier, patriotique, voire revanchard vis-à-vis de l’Allemagne après la défaite de Sedan. Son objectif assumé était d’exalter la grandeur militaire de la France et sa puissance de feu. C’est cette dimension idéologique et commémorative qui l’a emporté en 1905 lorsque le musée de l’Armée a été créé. Aujourd’hui, on imagine que ce n’est plus exactement sa vocation… Cette vocation presque apologétique du Musée de l’armée a perduré au début du XXe siècle, et notamment durant la première guerre mondiale. Avec l’évolution de l’historiographie, mais aussi du regard sur le rôle nouveau qu’occupait la France en tant que puissance moyenne d’ambition mondiale après 1945, le Musée a connu une évolution en deux temps. D’abord à la faveur du

projet de rénovation dit ATHENA, à la fin des années 1990. De musée d’objets et d’une institution, l’armée, il s'est transformé en un musée d’histoire militaire. Puis, avec le développement d’une politique d’expositions temporaires, en musée d’anthropologie militaire. Cela l’a conduit à diversifier ses regards sur le fait guerrier et militaire, et à aborder des sujets extrêmement polémiques comme la guerre d’Indochine ou la guerre d’Algérie, par exemple. Justement, qu’est-ce que le Musée de l’armée tient à montrer quand il consacre et organise une exposition sur la guerre d’Algérie ? Lorsque l’exposition a eu lieu en 2012, c’était la première fois que l’armée en tant qu’institution acceptait de montrer les zones d’ombre de notre histoire, en abordant notamment la question de la torture. Ceci dans l’une de ses emprises à forte valeur symbolique, les Invalides. Dans cette exposition, le Musée n’a pas hésité à exposer des photographies et des témoignages lourds de sens, du côté de l’armée française comme de celui du FLN. Toutes ces archives montraient le déchaînement de la violence tant sur les combattants que sur les civils. Dans le souci de privilégier un discours équilibré, le Musée a fait appel à des historiens algériens afin qu’il n’y ait pas, même inconsciemment, dans

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 62


DOSSIER

la sémantique, de formes de biais de la part des conservateurs ou des historiens français. Cette exposition a marqué un véritable tournant : le Musée n’apparaissait plus comme la voix patrimoniale de l’institution militaire, il gagnait ses galons de musée d’histoire et d’anthropologie appliqué au monde militaire, capable de s’intéresser aux faits guerrier et militaire en tant qu’ils sont les révélateurs de l’évolution des sociétés. Quels sont les objets les plus symboliques, ceux qui incarnent le plus l’idée de cette puissance, parmi les plus de 500 000 du Musée ? Il y a bien sûr les armures de la couronne, notamment les deux armures de François Ier ou celle de son fils Henri II, et plus globalement l’ensemble des armes et des armures des rois de France. Dans la plupart des sociétés, la guerre est à la source de l’autorité politique et reste le moyen privilégié pour l’État de s’affirmer, de se maintenir, de s’étendre ou de protéger ses intérêts. À travers ces armures qui brillent de mille feux par la beauté et la richesse de leurs ciselures, les détails de leur ornementation, le talent des artistes qui ont contribué à leur confection et qui participent de la magnificence du souverain, les princes clament la grandeur du régime qu’ils incarnent. En cela,

les armures des rois de France sont certainement l’incarnation la plus patente de cette puissance de l’État. Les trophées et, parmi eux, les emblèmes pris à l’ennemi, constituent un autre exemple tout aussi significatif de l’imaginaire de la puissance. Ils sont une extrapolation symbolique de l’ambition territoriale, de la mainmise, de l’aura guerrière et donc de la puissance de la France sur l’ensemble du continent européen – et au-delà sur les pays de l’ancien empire colonial. Comment devrait évoluer le musée de l’Armée ? En 2015, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, a émis le souhait que le Musée puisse parler des sujets qu’il n’évoquait pas ou très peu, notamment de notre histoire coloniale et de celle des indépendances. C’est dans cette voie-là que le Musée va s’engager en s’appuyant sur des comités scientifiques ouverts à des historiens issus des anciens pays colonisés. Le musée ambitionne ainsi de parler de l’histoire militaire de la France, mais en adoptant un point de vue décentré et non ethnocentré. Il s’agit pour nous d’être le musée d’histoire mondiale de la France à travers ses armées. propos receuillis par pierre jacquemain

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 63


UN IMPÉRIALISME NUMÉRIQUE

GAFAM,

Si le politique a organisé progressivement les conditions de son impuissance – notamment à agir et à réguler le pouvoir économique et financier – en cédant son pouvoir à l’administration, c’est aussi au nom d’une certaine idée du libéralisme. Il faut laisser faire les individus. En agissant pour leurs propres intérêts et leurs propres gains, les acteurs économiques agissent, sans nécessairement le vouloir, pour le bien de tous. C’est aussi ce qu’Adam Smith a appelé la bien connue « main invisible ». Aussi invisible que les bénéfices collectifs de la théorie du ruissellement vantée par le président de la République française. À force de main invisible, les gains des entrepreneurs ont battu des records. Dans le même temps, les inégalités ont augmenté de manière significative. Des petites entreprises sont devenues des géants. Le numérique a fait naître des monstres. Sans foi ni loi. Les États

n’ont qu’à bien se tenir, le pouvoir est aux mains – invisibles – des multinationales. Les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) concentrent une grande partie de ce pouvoir depuis la fin du XXe siècle, soit à partir du moment où elles ont profité du processus de marchandisation d’Internet. Dans quelques années, l’économie numérique pourrait atteindre plus du quart du PIB mondial. Outre le pouvoir inquiétant de ces mastodontes sur nos économies, nos modes de vies (à l’instar du débat sur le déploiement de la 5G en France), nos emplois (tant en termes de destructions que d’aménagements et de renoncements au Code du travail), l’utilisation des données privées à des fins commerciales, sans véritable contrôle, mettent en péril nos libertés. Ces entreprises n’ont que faire de nos sociétés démocratiques. Elles nient même leurs responsabilités dans les usages frauduleux de leurs plateformes. Elles

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 64

esquivent aussi l’impôt : les Gafam ont le goût pour l’optimisation fiscale et les paradis fiscaux. Des recettes clés échappent ainsi aux États, sous le regard impuissant et complaisant du politique. Ces entreprises monopolistiques ont pris le pouvoir. Parce que le pouvoir politique le leur a permis. Elles sont désormais surpuissantes. Au point que certains, y compris chez les libéraux, voudraient désormais réglementer leurs activités. Cependant, si Bruno Le Maire dit qu’il y aura « une solution européenne dans le courant de l’année 2021 » pour contrer les Gafam, la montagne semble vouloir accoucher d’une souris. En a-t-on seulement la capacité ? Parce que le problème est bien plus grave. Au point que l’excandidate démocrate à la Maison Blanche, Elizabeth Warren, s’était alarmée pendant la campagne présidentielle : « Les grosses entreprises technologiques ont trop de pouvoir. Trop de


pouvoir sur notre économie, notre société et notre démocratie. » Et il ne s’agissait pas pour elle de simplement « réglementer », ni de se contenter de « réguler » les géants de la tech, comme voudraient le faire les Européens. Son programme s’appuyait sur des propositions concrètes visant à « démanteler » les Gafam : à savoir les transformer en plateformes de service public. Interdire le partage ou la commercialisation des données personnelles des usagers. Interdire les plateformes d’être à la fois vendeurs et intermédiaires. L’idée a fait son chemin chez les Démocrates. Joe Biden s’en emparera-t-il ? Rien n’est moins sûr. S’il s’est toujours montré critique à leur endroit – au moins dans ses discours –, sa nouvelle équipe et en particulier sa vice-présidente, Kamala Harris, sont plus indulgents. Comme toujours, il faut que tout change pour que rien ne change…  pierre jacquemain

Suède : l’anti-puissance

Olof Palme, dirigeant du Parti social-démocrate suédois des travailleurs, a été le premier ministre de la Suède de 1969 à 1976, puis de 1982 à 1986. Dans son idée de la puissance, il était surtout question de puissance syndicale ou de puissance de la démocratie. Fût-ce au détriment du rayonnement de la Suède à l’échelle internationale. L’ancien chef d'État – assassiné le 28 février 1986 – est notamment connu pour ses grandes réformes structurelles en faveur du droit des travailleurs, notamment avec l'introduction de la codécision employeurs-employés dans les entreprises et la mise en place des « fonds salariaux » destinés à racheter leur capital. Grand partisan d’une politique d’immigration volontariste, son gouvernement a également permis l’accueil de nombreux réfugiés politiques. Mais c’est davantage pour ses positions de politique extérieure qu’il s’est distingué à de nombreuses reprises. Olof Palme réfutait l’idée de puissance guerrière ou de puissance militaire et lui préférait celle de « puissance morale ». Il est l’un des premiers responsables politiques à s’être opposé à la guerre du Vietnam, à l’apartheid sudafricain ou encore à la prolifération des armes nucléaires. Et si l’héritage d’Olof Palme a largement été détricoté en Suède au cours des dernières décennies, certains principes sont restés bien ancrés parmi les Suédois. C’est ainsi au nom des droits de l’homme qu’en 2015, le gouvernement de gauche a mis fin à la coopération militaire du pays avec l'Arabie saoudite. Ou qu’il a reconnu l’État palestinien. La Suède est aussi devenue le premier pays au monde à adopter publiquement ce qu’elle qualifie de « politique extérieure féministe ». Il s’agit pour elle de placer l’égalité des genres et des droits des femmes au cœur de son programme diplomatique. Peu importent les contrats perdus. Une autre idée de la puissance. 



DOSSIER

« SI ON EST PUISSANT, C’EST QU’EN BAS IL Y A DES IMPUISSANTS »

Dans Chavirer, Lola Lafon raconte l’histoire de très jeunes filles piégées par une fausse fondation qui prétend leur obtenir des bourses pour réaliser leurs rêves. La romancière nous explique le rejet de la puissance qui travaille ses engagements féministes et politiques. Chavirer raconte le parcours de Cléo, une danseuse de revue issue de la classe moyenne qui, avec ses fragilités, ses compromissions, n’a rien d’une femme puissante… Comment s’articule votre refus des figures d’héroïnes avec la critique du néolibéralisme ? J’écris de façon chronologique, si bien qu’au bout d’un moment, c’est moi qui apparais. Ce sont mes propres interrogations que je donne à lire. Or au centre de mes questionnements féministes et politiques, il y a la notion de puissance et la place qu’on lui accorde dans notre société. C’est aussi mon côté avocate du diable : je me réjouis que le mouvement

#MeToo ait permis à une parole large d’émerger et, en même temps, je me dis que la célébration de la puissance des femmes – qui est presque devenue un argument commercial – contribue à invisibiliser tous les récits complexes. Les récits idéaux du féminisme restent peutêtre une charge pour les femmes. Je n’ai rien à faire d’un féminisme de CAC 40 ! Derrière la femme puissante, il y a l’idée de celle qu’on entend, qui s’exprime. Or oser parler de soi n’est pas donné à tout le monde. Là aussi, c’est une question de classe et d’éducation. Il faut une maîtrise du langage. Cette notion de puissance résonne par ailleurs beaucoup avec l’injonction à l’efficacité et l’exigence

Lola Lafon est écrivaine, autrice d’Une fièvre impossible à négocier, De ça je me console, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, La Petite communiste qui ne souriait jamais, Mercy, Mary, Patty et Chavirer (éd. Actes sud, 2020).

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 67


de résultat qui façonnent notre système politique. C’est ça qui fait sa centralité.

EXTRAIT

« Si ce film se fait (…) il ne pourra s’agir d’un portrait d’héroïne. La célébration actuelle du courage, de la force, met mal à l’aise. Ce ne sont que femmes puissantes qui se sont débrouillées seules pour s’en sortir. On les érige en icônes, ces femmes qui ne se laissent pas faire. Notre boulimie d’héroïsme est le propre de spectateurs rivés à leur siège, écrasés d’impuissance. Être fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement que l’on conspue, la force, le pouvoir, vaincre, gagner. »

Vous trouvez la vulnérabilité plus intéressante ? J’aurais tendance à dire qu’être subversif aujourd’hui, c’est au contraire dire sa fragilité, faire des choses qui ne sont pas efficaces. Arrivé à la fin du roman, surgit forcément un questionnement de l’obsession de la puissance. La force des systèmes de prédation repose sur des désirs d’en être. Toutes celles qui passent par le système Galatée (la fausse fondation qui abuse des jeunes filles par des promesses de réussite) sont des gamines issues de la classe intermédiaire dans les années 19801990. Ce sont évidemment de bonnes proies, en raison aussi de leur milieu social. Elles ont envie d’être du bon côté. Pour la petite Betty s’ajoute un autre système de domination : elle n’est jamais assez blanche pour être embauchée comme danseuse classique. C’est ça, la prédation : on prend votre corps, on le monnaye et après on vous le rend, mais il est trop tard, en fait. La description que vous faites de Galatée dit bien le caractère systémique de la domination… En travaillant sur Galatée, je me suis dit que cette fausse fondation ressemblait au monde du travail. Les filles qui ont

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 68


DOSSIER

été repérées sont poussées à être en concurrence les unes avec les autres, à ne jamais être solidaires, et c’est pour cette raison que ça marche. Je voulais que ce système ait un côté archi-libéral, jusqu’au consentement qu’on attend de ces gamines. Il n’y a peut-être pas pire violence que celle à laquelle on doit consentir. Quand, dans une relation d’emprise, vous dites oui à quelque chose qui va vous détruire, il est très dur de s’en remettre. C’est pareil dans le monde du travail, où tout est fait pour que les salariés ne puissent pas s’opposer à des demandes, une organisation, des conduites qui les détruisent. La réussite de toute entreprise de prédation tient au fait de parvenir à convaincre les personnes qu’elles ont voulu ce qui est en train de se passer. La journaliste Léa Salamé a publié un livre intitulé Femmes puissantes, consacré à seize parcours d’exception. Est-ce vraiment de modèles dont on manque le plus aujourd’hui ? Ce qui m’intéresse, ce sont les paroles collectives. Le besoin de mettre en scène des héroïnes reproduit un modèle dont il faut à tout prix s’affranchir, car il écrase les autres paroles comme celle de Cléo. En soi, son histoire n’est pas un « bon » récit, un récit « parfait ». Ce qu’elle a fait est loin d’être tout blanc

« Les récits idéaux du féminisme restent peut-être une charge pour les femmes. Je n’ai rien à faire d’un féminisme de CAC 40 ! » puisqu’elle a aussi participé à l’entreprise de Galatée. On aura donc du mal à avoir de l’empathie pour l’adulte qu’elle est devenue et pour ce qu’elle a subi quand elle était encore une enfant. Dans le cas des violences sexuelles, notamment, mettre l’accent sur les parcours d’héroïnes constitue un vrai problème. Encore une fois, je me méfie de l’attrait pour les icônes. Tout ce qui recrée un nouveau modèle est un peu suspect. Même s’il faut peut-être en passer par là : j’ai adoré Madonna ! Cléo n’est pas toute seule, elle est prise dans un collectif… Elle attend quand même d’avoir presque cinquante ans pour le comprendre. Elles sont totalement isolées jusqu’au moment où deux réalisatrices décident de faire un film sur cette histoire. À ce mo-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 69


ment-là, Cléo va comprendre que son récit rejoint celui de toutes les autres filles passées par Galatée. Il y a encore trois ans, quand on était victime de violence ou de harcèlement, on pouvait croire qu’on était la seule à avoir vécu ça. Il faut prendre conscience qu’on est multiples. Chavirer n’est pas que l’histoire de Cléo. Le collectif est la seule manière d’envisager une survie, rien ne me semble possible en dehors de ça. Même mon métier, qui est par nature hyperindividualiste, je le vis en relation avec d’autres auteurs et autrices dont je suis proche. On se parle, on se raconte nos expériences, on s’appelle… C’est très modeste, mais toutes ces petites choses font de l’amitié un sentiment essentiel qui échappe à beaucoup de règles. Échappe-t-elle aux rapports de domination ? Je vois l’amitié comme un terrain de générosité et de fluidité qui permet en effet de dépasser les rapports de domination. Il n’y a eu qu’au collège que j’ai réussi à être amie avec des filles qui n’étaient pas de mon milieu social. C’est un sentiment qui ne débouche pas sur la recréation d’une cellule familiale : ce n’est pas productif, c’est gratuit. Tout l’inverse de ce qu’on nous enseigne par la suite. En France, le monde du travail ne favorise pas le mélange entre classes sociales.

Pouvez-vous décrire ce que vous évoque le verbe « chavirer », qui sert de titre à votre livre ? Chavirer, ce n’est pas sombrer, c’est pencher. La puissance a quelque chose d’hypervertical. En danse, le chavirement offre une autre perspective. Le corps est attiré par le vide mais, en même temps, il reste dans le sol. Il n’y a pas de naufrage. Ce que j’aime beaucoup, dans ce verbe, c’est qu’on peut chavirer par amour, comme cela arrive à Cléo avec Lara. C’est une manière d’explorer l’espace de toutes les façons. Parfois, effectivement, c’est un peu tremblant, un peu fragile. Mais on doit bien accepter de voir l’horizon autrement – pour poursuivre sur la métaphore de la danse. Et c’est peut-être une bonne nouvelle. Ce dont je me méfie beaucoup, dans la notion de puissance, est qu'elle implique d’être très ancré. On est forcément dans une position de surplomb. Si on est puissant, c’est qu’en bas, il y a des impuissants. Cette hiérarchie me gêne. La force de la littérature tient-elle paradoxalement dans sa capacité à restituer les voix des plus fragiles ? Avec Chavirer, j’avais clairement le projet de débusquer l’invisible, de rendre sa place notamment à l’invisibilité sociale de cette classe intermédiaire dont fait partie Cléo, qui est une « danseuse de revue », ce prolétariat de la danse

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 70


DOSSIER

d’où l’on ne peut pas vraiment émerger comme individu. Être repéré, unique, choisi, est un peu l’obsession de notre époque. Et là, c’est l’inverse. Et puis, les techniques de prédation aussi sont souvent invisibles ! Cela peut continuer des années. Qui a quelque chose à faire de ces gamines qui ont consenti à la violence qu’elles ont subie, et qui ont même gagné un peu d’argent ? Chacun des personnages de mon livre est coupable de petites négligences, de petites lâchetés. Ce n’est pas grave que l’habilleuse refuse de signer la pétition proposée par ses « filles », les danseuses, mais cela influe sur toute une compagnie. Je m’intéresse plus aux minuscules gestes qui permettent de grands systèmes qu’à tout ce qui est héroïque. Que vous inspire la posture d’Emmanuel Macron martelant « Nous sommes en guerre » lors du premier confinement ? Je suis frappée par la langue qu’emploient les politiques, ce langage martial émaillé de décisions fermes. Quand on veut dire du mal d’un homme politique, comme François Hollande, on met l’accent sur sa mollesse, on le traite de flan… Cette horreur du mou me semble très suspecte. Qu’est-ce que ça veut dire d’adorer ce qui est dur et puissant ? Qu’est-ce qui est désirable là-dedans ? Je me pose d’autant plus la question qu’on voit à

« Qu’est-ce que ça veut dire d’adorer ce qui est dur et puissant ? Qu’est-ce qui est désirable là-dedans ? »

quel point nous sommes friables, en réalité. Dans cette pandémie, nous sommes tous et toutes impuissants, condamnés à suivre des instructions dont on ne comprend ni les aboutissements ni la raison. Gouverner revient à prôner les valeurs virilisantes qui mènent la danse socialement. La littérature, pour moi, est le lieu du doute. Je n’aurais jamais pu écrire de tract politique convaincant car j’aurais émis des doutes, j’aurais aimé les ambiguïtés. Si on a besoin d’un État qui s’adresse à nous comme un parent rassurant, quelqu’un qui sait, cela signifie qu’on n’est pas prêt à accepter d’avoir en face de soi des hommes et des femmes politiques qui diraient : « Je suis comme vous, en fait, je ne sais pas, mais je vais essayer. » On n’est pas du tout là-dedans et pourtant, je trouverais ça assez séduisant.  propos receuillis par marion rousset

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 71


FAUT-IL CHOISIR LA PUISSANCE ? Nous avons sollicité les vues de plusieurs personnalités.


DOSSIER

LA PUISSANCE DES COMMUNS SANDRA REGOL SECRÉTAIRE NATIONALE ADJOINTE D'EUROPE ÉCOLOGIE-LES VERTS

« Puissance », « pouvoir », deux mots, une racine : potestas. De la Rome antique à nos jours, cette racine a défini les contours des pouvoirs politique et militaire, mais aussi économique, construisant une idée de la puissance définie par le pouvoir. La France se voyait puissante « du temps des colonies », incarnant une puissance économique par la violence, la prédation. Elle exploitait la terre, les personnes au nom de la puissance décrétée – celle de la force, celle du pouvoir, celle de l’abso-

lue domination. Un héritage qui fracture aujourd’hui encore notre société, entre déni et récit mythifié, avec en fond la même puissance destructrice qui continue à tenter de construire politiquement et socialement l’impuissance des héritières et héritiers des victimes d’alors. La notion de puissance est passée également par la croyance dans le progrès technologique et scientifique. La France s’imagine puissante en force nucléaire, idée pourtant mise à mal par la réalité de l’impuissance à en gérer les déchets. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’en pleine crise sanitaire, et a contrario des discours qu’il avait tenus jusqu’alors sur le sujet, le président Macron reprenne la vieille rengaine de la puissance nucléaire française, militaire et civile, comme une bouée de sauvetage face l’impuissance à agir réellement contre l’épidémie. La convocation dans le récit français de la puissance technologique s'apparente à une vieille ficelle agitée pour tenter de limiter dans les esprits la réalité de l’impuissance politique du présent. Cet héritage historique aussi bien qu’étymologique limite l’idée de puissance à celle d’une forme de domination, viriliste de surcroît. Traditionnellement, en droit international et public, la notion de puissance est liée à la notion de souveraineté qui s'exerce par définition de manière absolue, « seule ». La campagne du Brexit s’est faite autour de cette idée

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 73


« La puissance solitaire se résume à l'incapacité d'agir, et les crises actuelles démontrent que la souveraineté n'est réelle que si elle est partagée. » de redevenir une « grande puissance », seuls, de ne « dépendre » de personne, et le résultat est sans appel. Or la puissance solitaire se résume la plupart du temps à l'incapacité d'agir, et les crises actuelles démontrent que la souveraineté n'est réelle que si elle est partagée. Il faut aujourd’hui repenser ces principes de pouvoir, puissance, souveraineté à l'aune des crises sanitaires, de l'empire des multinationales, des catastrophes naturelles, du changement climatique. Face à un monde en mutation, il est urgent de leur donner un nouveau sens et de reconnaître qu'ils doivent s'exercer en commun. Sortir de l’idée de la puissance comme domination, c’est quasiment reconstruire tout notre système de valeurs. C’est considérer que la domination n’est pas le seul outil des gagnants, que la concurrence ne structure pas l’humanité, que la prédation est néfaste. Reconstruire l’idée de puissance, c’est accepter que tout doive changer, et c’est ce que

propose l’écologie politique. L’écologie repose sur des logiques de complémentarité : c’est en respectant les besoins de chacun que se construisent les droits de toutes et tous. Pour la nature, l'économie, la politique, c’est l’idée d’équilibre qui prévaut. Et c’est cette différence, entre pensée des rapports de force (puissance) et pensée des équilibres (écologie, littéralement la maison commune) qui bouleverse les logiques usuelles. Placer la puissance dans l’équilibre, c’est mettre en œuvre des politiques publiques de transition écologique, seules à même de lutter contre les effets du réchauffement climatique. Développer de nouvelles expertises, s’appuyer sur les réseaux de recherche à l’échelle européenne pour penser les énergies renouvelables, les transports ou l’industrie non polluante de demain, c’est construire une puissance partagée, positive, créatrice de bien vivre et d’emplois nouveaux et durables. C’est, pour reprendre les thèses d’Éloi Laurent, opposer une politique de la coopération et du soin aux vieilles notions de domination et de prédation. C’est une chance qu’il nous faut saisir en proposant un modèle plus juste et soutenable du monde. Passer du paradigme des prédations et des dominations à celui des communs constitue le défi historique que nous devons collectivement relever. 

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 74


DOSSIER

LA PUISSANCE COMME SOUVERAINETÉ Aujourd'hui, en France, la participation à la production de la loi et au contrôle politique de ceux qui la font échappe au peuple souverain. Comme il est courant, aujourd'hui, de se sentir impuissant quand on est citoyen ! Et pourtant, partout on nous rappelle la chance de vivre en démocratie, et partout on nous somme de participer. D'où vient cette impression de décalage ? Que faudrait-il faire pour reconquérir cette puissance ? Jean Bodin, au XVIe siècle, formulait mieux que personne la fonction politique de la puissance : « La loi n'est autre chose que le commandement du souverain, usant de la puissance. » On en déduit que l'État est souverain en ce qu'il est producteur de la loi, expression de la volonté générale ; véritable expression de sa puissance. Au gré de la Révolution française, le peuple, comme institution politique, hérite de cette puissance souveraine qu'il exerce par la voie de ses représentants, ou directement quand le référendum est prévu. Ainsi, la puissance, bien connue comme corollaire de la souveraineté de l'État sur la scène internationale, arbore aussi une

dimension interne comme attribut de la souveraineté du peuple dans une société démocratique. Mais aujourd'hui, en France, la participation à la production de la loi et au contrôle politique de ceux qui la font échappe à ce peuple ; d'où il vient que nous avons ce sentiment d'impuissance. C'est dans la lutte pour recouvrer cette puissance que le peuple pourra redevenir souverain et restituer à l'État qui l'abrite le caractère d'une démocratie. 

CHARLOTTE GIRARD MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES DE DROIT PUBLIC, UNIVERSITÉ PARIS-NANTERRE

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 75


PUISSANCE DES IMAGINAIRES ELSA FAUCILLON DÉPUTÉE COMMUNISTE DES HAUTS-DE-SEINE

Le capitalisme ne fait plus rêver. Sa puissance vorace reste de mise, mais sa promesse de grandeur est à plat. En France, Emmanuel Macron est son dernier parangon. La féerie de la start-up pour tous, le retour du mythe de l’entrepreneur dans la curieuse figure de l'autoentrepreneuriat s’est brisé sur le mur du réel. De sa toute-puissante position acquise dans l’euphorie néolibérale des années 1980 et la chute des modèles soviétiques, le capitalisme n’a cessé de vouloir s’imposer comme l'horizon final de la société humaine, en dépit des réalités qui émergeaient déjà de son règne brutal. Il avait éveillé les désirs, les comblant par de nouveaux produits et modes de vie fantasmés. Sa capacité d’adaptation était redoutable. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? En 2008, l'alléchante vitrine s’est brisée. La crise financière révélait l'aberration de la construction d’une économie financiarisée, tournant à vide pendant que les inégalités se creusaient et que la précarité s’installait au quotidien. Les antilibéraux et les mouvements anti-austérité donnaient alors à voir des couleurs de résistance, révélant la noirceur du monde sans parvenir à rallumer les étoiles. Ce qui a fait la force de l’imaginaire communiste – sa capacité à faire surgir les opprimés dans le domaine où se réglait leur destinée – se cherchait ici

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 76


dans des formes de luttes créatives trébuchant sur le difficile chemin de l’unité. Depuis, le Covid-19 et les manifestations de plus en plus intenses du dérèglement climatique ont porté un nouveau coup au mirage néolibéral. L’échec des négociations internationales, lors desquelles les pompiers pyromanes simulent l’action climatique, ne suffit plus à maintenir l’insouciance. Une génération s’est levée pour prendre le relais des pionniers du combat écologiste, rouvrant l’horizon des possibles pour l’humanité. Mais la sobriété et la sortie du règne de la croissance, pourtant nécessaires, peinent à faire rêver. Partout où il a triomphé, le capitalisme a aussi fait siennes les oppressions de l’individu. Il s'est marié habilement avec la domination masculine, le racisme et les représentations du monde rétrogrades héritées de la longue histoire humaine. Cette nouvelle promesse de libération trahie vient aujourd’hui approfondir la fracture de la fantasmagorie néolibérale. Les concerné.e.s n’ont plus la patience que leur conseillent ceux qui profitent des privilèges institués. Pour assujettir l'individu, la puissance du rêve cède sa place à la faiblesse de la force. La puissance actuelle du capitalisme réside finalement plus dans sa force de frappe que dans la force de son imaginaire. Il n'est alors pas étonnant de voir les logiques sécuritaires s’emballer et le

« La puissance actuelle du capitalisme réside plus dans sa force de frappe que dans la force de son imaginaire. Il n'est alors pas étonnant de voir les logiques sécuritaires s’emballer. »

lexique guerrier parfaire le virilisme de la politique. Le recours à la répression, implacable, vient suppléer la destruction des mécanismes de médiation politique. Dans la crise démocratique généralisée, les conflits sociaux se multiplient, les peuples ressurgissent sur le devant de la scène. Dans sa régression, d’avenir radieux à devenir sordide, le capitalisme nous offre une leçon précieuse. La puissance des imaginaires est la seule puissance conquérante. La nôtre doit se déployer pour espérer renouer avec un destin populaire.  elsa faucillon

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 77


DÉRISOIRE « PUISSANCE » SÉGOLÈNE ROYAL

ANCIENNE MINISTRE, AUTEURE DE RÉSILIENCE FRANÇAISE : SAUVONS NOTRE MODÈLE SOCIAL, ÉD. DE L'OBSERVATOIRE, 2020.

La puissance, en politique, est une obsession de certains hommes de pouvoir. C’est d’ailleurs un vocabulaire typiquement masculin. Il renvoie à son contraire, l’impuissance, à connotation immédiatement sexuelle. Dépourvues de testostérone, la plupart des femmes politiques ne s’intéressent pas à la puissance. J’ai remarqué qu’elles préfèrent l’efficacité, les résultats, qui peuvent être obtenus par la volonté, le compromis et la force de convaincre. Notons que le dénigrement à leur endroit reprend la thématique typiquement masculine de puissance : d’une femme que l’on veut écarter des responsabilités, on dira qu’elle « n’a pas les épaules », qu’elle n’est pas « taillée pour », qu’elle n’a « pas la carrure », que « le costume est trop grand pour elle ». En un mot : elle n’est pas un homme ! Comme l’écrivait déjà Françoise Giroud dans La Comédie du pouvoir, les femmes n’ont pas le même rapport au pouvoir que la plupart des hommes (pas tous) – ce mélange d’euphorie et d’immaturité. Cela rejoint ce que Barak Obama dit d’un ancien président français : il bombait le torse. Le problème est que, quand ils se retrouvent entre eux, dans ce que je décris dans mon livre comme ce « cercle des hommes blancs réputés hétéros », celui qui va dominer et entraîner souvent aux décisions les moins intelligentes est celui qui joue au puissant,

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 78


au sûr de lui, au jusqu’au-boutiste, au « si vous ne faites pas ce que je dis, je vous aurais prévenus ». Bref à celui qui en a, par comparaison aux mauviettes, aux demi-portions, aux gonzesses. L’histoire des plus atroces conflits, des guerres sanglantes de décolonisation est directement issue de ces mécanismes immatures mais pervers de « puissance » – sans même parler des totalitarismes. On le sait, et les historiens l’affirment de plus en plus clairement, la volonté de Clémenceau – poussé par son ministre des Finances Louis-Lucien Klotz dans le mécanisme de surenchère de puissance décrit à l’instant – d’humilier l’Allemagne et de la ruiner à la fin de la guerre (« l’Allemagne paiera ») a préparé le terreau de la vengeance et du nationalisme, conduisant à l’abominable seconde guerre mondiale. Dans cette opposition entre volonté de puissance et volonté de résultat, on observe que les pays dirigés par des femmes ont bien mieux agi pour gérer la crise du Covid. Nulle ivresse dans leur regard, et pas d'exercice de la coercition, de menaces de sanctions, de confinement ordonné sans discussion, d’infantilisation des peuples. Au contraire : du bon sens, de l’empathie, de la souplesse, de l’explication, de la réactivité, de la maturité… À l’image d’Angela Merkel, au plus haut de sa popularité. La question est donc la suivante : et si, face

« La puissance, au sens de force physique, mâle et dominatrice, est une impuissance pour résoudre les problèmes du monde contemporain. » aux crises climatiques, sanitaires, économiques et sociales, on avait besoin d'un savoir-faire bien différent de celui de la puissance apparente ? Au fond, nous vivons peut-être un retournement des paradigmes : la puissance, au sens de force physique, mâle et dominatrice, est une impuissance pour résoudre les problèmes du monde contemporain, et la vraie puissance d’action appelle notamment davantage de capacités d’intelligence émotionnelle. Sans oublier, j’en ai été témoin, que les jouisseurs de pouvoir et de puissance ne cherchent pas tant à résoudre les problèmes qu'à maintenir leur pouvoir et leur domination sur les autres. Le peuple finit par le voir, et s’en débarrasse ; mais que de temps perdu, de souffrances inutiles, de désordres sociaux et de rejet de certaines élites piteusement accrochées à une dérisoire « puissance ».  ségolène royal

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 79


REDONNER DU SENS À LA PUISSANCE Le monde était fait de nations qui tenaient (à) leur rang et se comparaient à l’aune de leur puissance, celle des PIB, des missiles et de leur démographie. La puissance naissait du progrès linéaire de la croissance, mais aussi dans les plis du verbe et des rêves, récits moins mesurables. Elle s’étalonnait à d’autres dans une nostalgie de grandeur et d’empire. À l’heure des chocs climatiques, des pandémies qui n’épargnent aucune souveraineté, des GAFA qui humilient les États, des effondrements démocratiques qui menacent, qu’est devenue la puissance ? Plus seulement la capacité à faire la guerre. Oui, la puissance est un projet politique. Mais il doit avoir un sens. Du sens. La puissance, c’est la capacité d’agir d’un peuple. Je la relie à cinq impératifs. Traquer nos dépendances. Que voulons-nous maîtriser ? Où sont nos préférences collectives, à opposer aux marchés ? Pas pour tout, mais là où il le faut. Défendre les fiertés françaises : la culture, l’hospitalité, la langue, la Sécu, le made in France, l’excellence de la recherche… Ne pas s’en remettre à l’influence et à la gouvernance, car le soft

power de quelques-uns ne garantit pas la puissance collective. Exiger de l’État des preuves de son retour à la raison. Sous la coupe du néolibéralisme, il a longtemps servi une philosophie et des intérêts qui épuisèrent la France. Éloigné de la société, il doit redevenir stratège et acteur. Enfin, oser la démocratie dans nos communautés politiques, la nation et l’Europe. Et si, en République, c’était bien dans le peuple que se puisait la puissance d’aujourd’hui ? Le doute et la défiance poussent vers le déclin. La confiance ramène vers la puissance. Voilà pourquoi il faut trouver l’antidote au doute. Trop de déceptions et de trahisons l’ont alimenté. Il n’y aura pas de remède tiède. 

CHRISTIAN PAUL ANCIEN DÉPUTÉ SOCIALISTE, COFONDATEUR DU FESTIVAL DES IDÉES

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 80


FRANÇOISE PUISSANCE VERGÈS DESTRUCTRICE

POLITOLOGUE ET Il ne sera pas question ici de la puisMILITANTE FÉMINISTE sance des mots, des images ou des mé« DÉCOLONIALE » moires, mais de l’association entre force,

domination et puissance au moment où des États européens se lancent dans la colonisation et imposent une coupure entre l’Occident et « le reste », entre « civilisation » et « barbarie ». La puissance devient dès lors critère de grandeur. Les États européens mesurent leurs puissances respectives à leur capacité de prescrire et d’ordonner savoirs, langues, règles, lois et techniques à des peuples qu’ils disent vouloir « civiliser ». Ils s’arrogent l’autorité de déployer une violence systémique grâce au fusil, au canon, à la loi et au racisme. Cette idée de la puissance domine toujours, elle repose sur des siècles d’exploitation, de dépossession, de déplacements forcés et de guerres impérialistes. Elle est destructrice car elle a besoin, pour se maintenir, d’étendre constamment son domaine d’exploitation et d’emprise, de coloniser tout le vivant et d’en faire de la marchandise, de transformer des corps en objets à trafiquer, violer, tuer. Puissance, racisme, sexisme et néolibéralisme font donc bon ménage.  françoise vergès

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 81


FAIRE RIMER « PUISSANCE » ET « BIENVEILLANCE » CAROLINE DE HAAS

MILITANTE FÉMINISTE

Le mot « puissance » ne me met pas très à l’aise. Comme si ce terme était intrinsèquement lié à la notion de violence. La puissance, dans notre imaginaire collectif, est souvent liée à la force physique, à l’idée d’imposer quelque chose, voire de forcer. Cette idée transporte avec elle tout un imaginaire viriliste, masculin. La puissance serait l’apanage des hommes. On ne dit pas d’une femme, ou rarement, qu’elle est puissante. La puissance serait synonyme de rapport de force. Un État puissant, c’est un État qui est craint. Cette idée est bien ancrée. Il est difficile de penser la puissance avec des termes qui ne soient pas guerriers ou agressifs. Et si on essayait d’associer le terme puissance à celui de bienveillance ? Je sais à quel point ce dernier peut faire lever les yeux au ciel. Combien de fois ai-je entendu, lors des formations que j’anime en entreprise ou dans la fonction publique : « La bienveillance, dans cette boîte, ils en parlent tous les jours. Mais pour la mise en œuvre, c’est autre chose. » Essayons un instant de prendre ce mot au sérieux. Essayons de l’appliquer aux responsables politiques et même aux politiques publiques. Au niveau des individus, cela impliquerait une façon assez radicalement différente de pratiquer la chose politique. Beaucoup des dirigeantes et dirigeants politiques que j’ai croisés avaient ten-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 82


dance à écraser leur entourage, en épuisant leurs équipes, en les intimidant. La puissance d’une personnalité politique semble liée à son degré d’autorité, ou plutôt d’autoritarisme, mélange de méchanceté et de violence dans ses rapports humains. La puissance d’une personne pourrait au contraire être illustrée par sa capacité à entraîner du monde vers un objectif commun, à faire grandir les individus qui nous entourent. Au niveau d’un État et des politiques publiques, la puissance pourrait se mesurer autrement que par le rapport de force économique ou militaire. On pourrait imaginer qu’un État puissant est celui qui se donne la capacité d’accueillir un grand nombre de personnes vulnérables dans des conditions décentes. Ou celui qui peut garantir un revenu minimum à toute sa population. Nous pourrions remettre en cause nos indicateurs du quotidien, sans doute obsolètes, qu’il s’agisse de performance, de PIB, de croissance ou de productivité. La puissance d’une nation pourrait être mesurée à sa capacité à changer le monde ou à la façon dont les autres la prennent en modèle. Imaginons que la France mette en place une politique publique révolutionnaire qui permette d’en finir avec les violences sexuelles. Et que, dans la foulée, des dizaines de pays s’inspirent de cette politique. Ne serait-ce pas une forme de puissance ?

« La puissance d’une nation pourrait être mesurée à sa capacité à changer le monde ou à la façon dont les autres la prennent en modèle. »

Utopie ? Je n'en suis pas sûre. Regardez comme la Nouvelle-Zélande est présente aujourd’hui dans l’espace public. À l’autre bout du monde, Jacinda Ardern vient d’être réélue première ministre. Sans doute sa gestion de la crise sanitaire, sa manière d’envisager le pouvoir, de le partager, de faire et de penser le bien commun – la politique – ont été des éléments déterminants de cette victoire. Les choses bougent et c’est tant mieux. Pourquoi cela n’arriverait-il pas jusque chez nous ? Je crois que c’est possible. Je reste, malgré tout, dans la catégorie des optimistes.  caroline de haas

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 83


« PAS DE RÉELLE SOUVERAINETÉ POPULAIRE SANS PUISSANCE » JEAN-LUC MÉLENCHON

DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DU GROUPE LA FRANCE INSOUMISE À L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Candidat à l'élection présidentielle de 2022, Jean-Luc Mélenchon explique comment la « révolution citoyenne » redonnerait au peuple les moyens d'exercer sa souveraineté au profit de l'intérêt commun. Qu’est-ce que la puissance ? La capacité de faire et, le cas échéant, de faire sans qu’une entrave puisse l’empêcher. La puissance est en ce sens un état de la souveraineté du peuple. Elle en est l’attribut autant que le moyen. Il n’est de souveraineté accomplie que dans la puissance sans entrave. Et il n’est de souveraineté qui ne soit un acte de puissance sur l’ordre des choses au sein duquel elle prend place. Ces principes ne sont pas si abstraits qu’il y paraît. Ils proclament ce que l’expérience montre : la souveraineté du peuple est affaire de rapport de force. Elle n’est jamais octroyée, elle n’est jamais concédée. Les puissants ne s’y résignent jamais. Sans cesse recommencée, la lutte pour la souveraineté du peuple consiste à en conquérir puis à en maintenir la puissance. C’est d’ailleurs l’objet initial de la Révolution citoyenne dont je me réclame. Elle ne triomphe qu’en acquérant les moyens de puissance du peuple lui permettant de vaincre les entraves qui le retiennent hors du pouvoir sur son histoire.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 84


Si nous sommes victorieux dans les urnes en 2022, on pourrait qualifier la ligne de conduite de notre gouvernement comme un programme de souveraineté élargie. Il travaillerait en effet à élargir le pouvoir du peuple aux domaines dont il est actuellement exclu et à lever partout les dominations le limitant. Je le répète : la souveraineté populaire désigne ici la capacité du peuple à disposer librement de tout ce qui concerne sa vie collective. À la volonté populaire, il faut donc faire correspondre les moyens de la réaliser. Ceux qui comme moi ont observé, pour apprendre d’eux, les gouvernements de la vague démocratique en Amérique latine savent que le déficit de puissance fut le principal obstacle à surmonter. CAPACITÉ D’AGIR

Entrons donc à présent dans les aspects concrets que nos conceptions impliquent. Affirmons que les meilleurs programmes sont condamnés à rester une liste de vœux pieux sans les capacités disponibles pour les réaliser. Ces capacités sont la disponibilité populaire, le caractère collectif de la prise de décision, le niveau d’éducation et de qualification, le capital industriel accumulé, la qualité des services publics, la solidité de l’État, ses capacités de financement ou la sûreté du territoire. Il est impossible de faire l’impasse sur ces éléments. Combien de gouvernements de transfor-

« La planification ambitionne de faire revenir les champs de la production, de l’échange et de la consommation dans le giron démocratique. »

mation sociale, dans des pays que des impérialismes avaient maintenus dans une forme de sous-développement, ont dû composer parce qu’ils trébuchaient face à la difficulté de réunir les moyens de réalisation d’une décision ? La France est dans une situation bien différente. Nous sommes la sixième puissance économique du monde. Notre niveau d’éducation est très élevé. Les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs français disposent de qualifications de pointe issues d’une extraordinaire accumulation de travail humain. L’État est ancien et bien établi. Il sait lever l’impôt et faire respecter la loi. Son armature et son maillage géographique permettent d’envisager bien des politiques de lutte contre la pauvreté ou de relocalisation

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 85


« L’indépendance n’est, en fait, rien d’autre que notre liberté. C’est à la fois une condition de la puissance et un attribut de celle-ci. »

des activités économiques et agricoles. Cependant, nous devons avoir conscience aussi du recul de la puissance française. Elle est démantelée brique par brique par le néolibéralisme depuis au moins vingt ans. Saccage des services publics, libre-échange, désindustrialisation et mise en concurrence des entreprises nationales ont sérieusement entamé, dans bien des domaines, nos capacités. Cette impuissance croissante s’est cristallisée dans le krach sanitaire. Pour lutter contre l’épidémie, le pouvoir a eu recours à des solutions archaïques reposant sur des privations de libertés. La première raison d’une telle débâcle réside dans les politiques de réduction de budget dont l’hôpital public a souf-

fert pendant des années. Pendant cette crise, nous avons aussi découvert que nous dépendions désormais d’importations principalement asiatiques pour 80 % de nos médicaments. Nous avons mis des semaines et des semaines avant de disposer d'assez de masques car notre industrie textile a en partie disparu au fil des délocalisations, et parce que le gouvernement libéral refusait les réquisitions de ce qui en reste. La liste pourrait continuer longuement. Si nous arrivons aux commandes, il nous faudra bien assumer de reconstruire une certaine puissance en matière sanitaire par le pôle public du médicament, la fin du libre-échange sur des produits essentiels, les investissements massifs dans l’hôpital. Sans cela, aucun de nos objectifs de santé publique ne sera possible. PUISSANCE INDUSTRIELLE ET BIFURCATION ÉCOLOGIQUE

Les parlementaires insoumis ont synthétisé toutes ces demandes dans la revendication centrale d’un retour à la planification. L’échec du système de la main invisible et de l’équilibre spontané à partir du seul signal prix est criant. Il a abouti à la destruction des forces productives et à l’impuissance à répondre aux besoins sociaux. La planification ambitionne de faire revenir les champs de la production, de l’échange et de la consommation dans le giron démo-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 86


cratique. Elle confie à la délibération la coordination entre les forces concourant à la production et à la distribution, ainsi que l’anticipation sur le futur en fonction d’objectifs donnés. Elle peut se concevoir comme une appropriation collective du temps. La planification est donc l’instrument naturel de la bifurcation écologique puisqu’elle s’occupe précisément de la viabilité de l’avenir. Mais elle n’est rien si elle ne peut s’appuyer sur une industrie forte, des infrastructures et des qualifications. Autant d’éléments qui font notre puissance ou notre impuissance. Ainsi, dans les grands chantiers à mettre place, il y a par exemple celui de l’eau. Le changement climatique modifie et dérègle le cycle de l’eau. Or il est consubstantiel à l’existence même des sociétés humaines. Il doit donc concentrer toute notre attention. L’une des tâches consiste par exemple à rénover en profondeur notre réseau de canalisations, qui laisse s’échapper un litre sur cinq actuellement. Mais, bien sûr, pour pouvoir remplacer les tuyaux, il faut avant cela les fabriquer. Nous avons en France l’une des meilleures usines du monde pour cela, à Pont-à-Mousson. L’industriel qui la possède cherche à la vendre. Des Chinois, un fonds de pension américain sont sur les rangs. Est-ce du nationalisme que de refuser ce passage sous contrôle étranger, prélude à la délocalisation ? Non, car la conserva-

« Notre autonomie en matière militaire, c’està-dire notre capacité à défendre seuls l’intégrité de notre territoire, est une condition incontournable de la démocratie effective. » tion de cette puissance industrielle est le préalable à la planification écologique. Tout comme la vente de la branche énergie d’Alstom à l’Américain General Electric fut une catastrophe, non seulement du point de vue du capitalisme français, mais surtout de celui des grands défis d’intérêt général de notre peuple. LIBERTÉ D’AGIR POUR LE BIEN COMMUN

La notion de puissance a beaucoup à voir avec celle d’indépendance. Je suis un indépendantiste français convaincu. Non par nostalgie chauvine, mais parce que je veux voir respecter les décisions démocratiques du peuple français. En premier lieu, cela suppose de lever toute

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 87


menace extérieure qui contraindrait ses décisions ou l’empêcherait de se transformer en actes concrets. L’indépendance n’est, en fait, rien d’autre que notre liberté. C’est encore à la fois une condition de la puissance et un attribut de celle-ci. C’est pourquoi, à mes yeux, les questions de défense sont si centrales. Notre autonomie en matière militaire, c’est-à-dire notre capacité à défendre seuls l’intégrité de notre territoire, est une condition incontournable de la démocratie effective. Cela implique la rupture avec l’Alliance atlantique, mais aussi une industrie nationale distincte des complexes américains ou d’autres États. Il ne faut pas confondre cette volonté d’indépendance avec du bellicisme ou du nationalisme. La liberté des Français peut aussi être celle d’agir pour le bien commun. En mer, dans l’espace, dans le monde numérique, la France peut être la voix du droit civilisateur contre les compétitions guerrières. Elle peut défendre la non-exploitation des grands fonds ou des astres, la conception des grands écosystèmes océaniques ou forestiers comme biens communs de l’Humanité, ou encore le recul des pratiques du capitalisme de surveillance sur la Toile. Elle le peut grâce à sa puissance. Aujourd’hui, la puissance est un objectif politique. Elle est confisquée parce que le pouvoir populaire l’est tout autant. Elle

ne sera pas restituée sans un profond bouleversement des priorités politiques du pays, ni sans la refondation d’institutions capables de reconstituer la souveraineté populaire. C’est l’objet des révolutions citoyennes qui agitent notre époque. Aider à son accomplissement en France est le fil rouge de mon combat politique depuis plus de dix ans. C’est de nouveau l’horizon que je fixe pour l’élection présidentielle de 2022. Mais que signifie réellement l’expression « révolution citoyenne » ? Elle n’est pas faite pour ranimer un folklore romantique qui signalerait une radicalité superficielle. Elle ne cherche pas non plus à marier les contraires pour amoindrir la charge symbolique d’un mot dans certains esprits. Elle donne à la fois le contenu de notre politique et son moyen. Elle est une révolution, puisque son programme change la nature de la propriété en mettant en avant la logique des biens communs et celle du pouvoir dans la cité et dans l’entreprise. Elle est citoyenne, car elle se fait par la voie démocratique à travers un processus constituant. La souveraineté populaire, l’autre nom de la démocratie, est à la fois l’objectif et le moyen de la Révolution citoyenne. C’est à sa puissance effective qu’est voué son projet politique : l’harmonie entre les êtres humains et avec la nature, philosophie générale proposée par l’Avenir en commun.  jean-luc mélenchon

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 88



PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 90


LE MOT POLITIQUE

COMMUNAUTÉ

Quel joli nom pour désigner un groupe. Une troupe. Une bande. Une clique. Une famille. Un territoire ou une langue. Elle fait envie, la communauté. On aurait presque envie d’y appartenir. Parce que dans la communauté, ce qui fait corps, ce qui fait lien est le sentiment d’appartenance à des idées, à des cultures, à des habitudes, parfois à des intérêts communs. La communauté peut être un lieu informel d’expression d’une solidarité. Voire faire l’objet de revendications communes. La communauté est politique. Elle ne réduit pas les individus à des semblables. Il y a des communautés au sein de la communauté. La communauté ne vit pas hors du monde. Elle appartient au monde. Et il n’existe pas en France de communautés qui revendiqueraient l’idée de vivre à côté du monde, en autarcie. Pourquoi et comment la communauté est-elle devenue suspecte ? Sans doute parce que, sur le terrain politique, on est passé de « communauté » à « communautaire », un mot usuel Outre-Atlantique, mais qui ne nous est pas familier en France. Et qu’il n’y a de communautaire ou de communautarisme, au moins dans les usages politiques et médiatiques, que dans l’expression d’une appartenance religieuse – en l’occurrence musulmane. Et ainsi, de communautarisme, nous sommes passés à séparatisme. Voilà donc un groupe réuni sur la base d’une seule croyance religieuse, que l’on voudrait injustement englober et stigmatiser dans une unique communauté musulmane, soupçonnée de séparatisme et accusée de menacer la République. Voilà comment la communauté sent désormais le soufre. Pourtant, c’est un joli nom, communauté. Un joli nom, le savez-vous ?  pablo pillaud-vivien

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 91



INTERVIEW POSTHUME

« SOIT ON SERT LA PUISSANCE, SOIT ON SERT LA LIBERTÉ » Noël Mamère, qui fut étudiant de Jacques Ellul à l’université de Bordeaux et qui milita à ses côtés, a retrouvé le grand penseur et précurseur de l’écologie dans sa maison de La Marière à Pessac, pour une interview exclusive. texte noël mamère

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 93


Vous étiez très jeunes quand vous avez écrit, avec votre ami Charbonneau en 1935, « Directives pour un manifeste personnaliste ». jacques ellul. En effet ! Nous avions autour de vingt-cinq ans. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Charbonneau, que je considère comme l’un des rares génies de notre temps. Dans ce texte, nous expliquions que la révolution ne se fera pas contre le fascisme ou le communisme, mais contre l’État totalitaire, quel qu’il soit. noël mamère.

BIO Jacques Ellul (1912-1994) est un historien du droit, sociologue et théologien protestant, auteur de plus de quarante ouvrages. Parmi les plus importants : La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) ; Propagandes (1962) ; L’Illusion politique (1965) ; La Parole humiliée (1981). Avec son ami Bernard Charbonneau (1910-1996), il est considéré comme l’un des précurseurs de l’écologie en France. En 1935, les deux « personnalistes gascons » écrivent un texte majeur : « Directives pour un manifeste personnaliste », première critique écologiste de notre modèle dominant, très en avance sur son temps et qui n’a pas perdu une ride.

Vous avez beaucoup écrit sur la révolution… La révolution est un acte qu’il faut toujours tenter en sachant qu’il est vain, parce qu’il faut toujours remettre en question ce qui existe. Parce que la logique de l’État est totalisante, il a beaucoup de mal avec ceux qui font un pas de côté. Pour combattre la logique de l’État, la meilleure réponse est la non-violence, parce qu’elle inverse le processus : vous devenez victorieux non parce que vous êtes le plus fort, mais parce que vous êtes le plus faible. C’est très subversif ! La révolution n’est pas une lutte des classes, mais une lutte pour les libertés de l’homme. Mon ami Charbonneau avait cette belle formule dans laquelle je me reconnais pleinement : « La liberté n’est pas un droit, mais le plus difficile des devoirs. » À l’ère de la domination du numérique, n’est-ce pas plus qu’un devoir : une exigence ? Nous sommes parvenus à un point où la technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle, la politique est impuissante. Dans toutes les sociétés politiques actuelles, l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces irréelles – bien que très matérielles. Face à une telle puissance, l’homme politique n’est qu’un paravent. En dépit des affichages politiques, il y a

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 94


INTERVIEW POSTHUME

des logiques techniques qui s’imposent. En fait, le personnel politique est là pour accompagner les évolutions techniques. Ce sont ces processus lourds qui déterminent l’évolution sociale et les conditions de l’existence de l’homme. C’est ce que j’appelle « l’illusion politique ». Comment échapper à cette domination ? Par ce que j’appelle une « éthique de la non-puissance ». Loin d’impliquer un renoncement à toutes les techniques, elle impose de leur fixer des limites qui ne sont pas inscrites dans la nature, mais nécessairement morales. Il n’y a pas un ordre naturel, pas de loi « naturelle » qui s’impose à nous. L’homme est un être qui s’invente constamment. L’humain est un être essentiellement historique, qui se donne des limites, qui invente ses modes d’être ensemble. La soif de puissance est-elle la principale menace pour l’homme ? Quand vous arrivez à une puissance extrême, ce que vous faites n’a plus de sens. C’est la contradiction qu’Ernst Jünger établit admirablement, dans son roman Abeilles de verre, entre la valeur et la puissance. Quand vous pouvez tout faire, vous avez éliminé les valeurs. Quand un État, comme l’État hitlérien par exemple, arrive au sommet où tout est possible, cela veut dire que plus rien

« La révolution n’est pas une lutte des classes, mais une lutte pour les libertés de l’homme. »

n’a de sens. La puissance est la clef d’interprétation dialectique, avec la liberté. C’est là le cœur de votre réflexion philosophique… C’est cette question-là qui est au centre de mes réflexions, en effet. Soit on sert la puissance, soit on sert la liberté, mais les deux sont antinomiques. D’où l’idée d’autolimitation, qui s’applique particulièrement au système économique dans lequel nous vivons… Notre système économique ne peut pas durer indéfiniment à ce rythme. En continuant de se fonder sur la croissance, il court à la catastrophe. Il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini !

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 95


C’est un thème que vous développez depuis 1935 avec votre ami Charbonneau. En effet ! Au moment où toute la France communiait dans le désir de croissance et de retrouver le bienêtre compromis par les pénuries et les souffrances de la guerre, nous avons mis en cause cet impératif d’une croissance infinie. Nous nous sommes toujours tenus à cette idée qu’une société équilibrée doit être une société qui se donne des limites. Vous parlez même d’ascétisme. Seule une société ascétique peut remettre en cause la technique, la science, le travail, l’État… Puisqu’il s’agit d’une éthique de la non-puissance, elle passe par une perte de niveau de vie. L’accepter, c’est une violence forte faite à soimême, qui ne peut que passer par l’individu. Si elle est imposée, on sombre dans le totalitarisme ; si elle est acceptée, c’est la possibilité d’allumer une petite lueur d’espoir… N’est-il pas déjà trop tard ? Je dois avouer que, dans une société comme la nôtre, je vois mal les hommes accepter un jugement moral sur leur activité générale ! C’est pourtant le passage obligé pour vivre une vie qui ne soit plus dictée par les seules lois économiques, mais par une apprécia-

tion morale. Assurément, c’est ce qui nous manque le plus. On ne sait pas très bien où on va, mais on y va ! Vers l’effondrement ? Je crie, livre après livre, que notre monde moderne est en train de s’effondrer et qu’une manifestation de cet effondrement est la multiplication des croyances dans toutes les directions. L’homme se met à croire n’importe quoi et appelle n’importe qui au secours. Je pense que c’est l’annonce d’une crise assez fondamentale, en tout cas plus fondamentale que la crise économique. Comment s’en sortir ? Pour reprendre un terme biblique, par la repentance. C’est-à-dire ? Un changement de voie. Un changement de direction m’apparaît absolument décisif et fondamental, mais il faut qu’il remette tout en question, radicalement. La repentance signifie ne plus suivre cette pente qui peut nous conduire au chaos, changer nos orientations. C’est s’engager dans une critique radicale des logiques que nous avons suivies jusqu’à maintenant, productivistes, technicistes, étatistes : il faut les mettre en perspective et chercher d’autres voies, d’autres manières de vivre ensemble.

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 96


INTERVIEW POSTHUME

Comme le font des éco-lieux tels NotreDame-des-Landes et d’autres un peu partout en France et en Europe ?1 Exactement ! Comme mes amis Bernard Charbonneau et Ivan Illich, je pense que ce retour à une échelle humaine, où chacun est partie prenante des décisions et règles qui le gouvernent, est sans doute le plus en mesure de transformer la société. C’était tout le sens des camps de réflexion que nous organisions dans les Pyrénées avec Charbonneau, entre les deux guerres, quand nous tentions de dessiner les contours d’une société alternative. Certains vous reprochent de vouloir revenir à « l’âge des cavernes » ! (rires) Il ne s’agit pas du tout de cela ! La seule chose qui compte est de donner un sens à cette vie, d’être lucide sur ce monde présent – car, enfin, il nous questionne, non ? Et de se demander : « Et toi, que fais-tu ? » Vous avez beaucoup fait pour les plus faibles, notamment durant le régime de Vichy et l’occupation nazie… J’ai participé à la Résistance et à un réseau protestant d’aide aux familles juives traquées par Vichy et les nazis, affilié au SOE (Special Operations Executive, service secret britannique qui

« Il n’y a pas un ordre naturel, pas de loi “naturelle” qui s’impose à nous. L’homme est un être qui s’invente constamment. »

opéra durant la guerre pour soutenir les mouvements de résistance dans les pays occupés). Mais, à partir du moment où les Allemands et les gens de Vichy ont été vaincus, c’est vers eux que je me suis retourné pour essayer de faire en sorte qu’on ne les traite pas comme les Allemands avaient traité la Résistance. Vous le considériez comme votre devoir de chrétien ? L’Église protestante a toujours défendu l’étranger, le persécuté, les plus faibles.

1. Lire Les Terrestres, bande dessinée de Noël Mamère et Raphaelle Macaron sur quelques « oasis » écologiques en France (éd. du Faubourg 2020).

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 97


C’est une minorité ! N’oubliez pas que la Cimade (à l’origine, acronyme du Comité inter-mouvements auprès des évacués) est née en 1940… Mais, pour moi, il ne s’agit ni d’une question de religion, ni d’une question idéologique. C’est l’homme qui m’intéresse avant tout. Que cet homme soit de droite ou de gauche, quand il est dans un camp de concentration, j’estime qu’il faut arriver à l’en sortir. Pour moi, aider les faibles est une exigence démocratique. Vous dites : « J’ai honte du monde que nous laissons aux jeunes. » Quel pessimisme ! C’est en effet le poids que j’ai sur moi, après avoir vécu la vie que j’ai vécue, en essayant de faire ce que j’ai essayé de faire, de laisser derrière moi un monde éclaté, en décomposition, lourd de tous les conflits possibles. Vous n’êtes pas le seul responsable de ce monde, votre œuvre est là pour le prouver… Oui, mais j’ai le sentiment qu’elle ne pèse pas lourd ! Pourtant, j’en témoigne, vous avez changé le cours de quelques consciences. C’est Dieu qui en jugera quand je me retrouverai devant lui… Mais avec le projet que je pouvais avoir à vingt ans, je n’ai

« En continuant de se fonder sur la croissance, notre système économique court à la catastrophe. Il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini ! »

pas changé le cours du monde ! J’avais effectivement cette visée audacieuse… Je n’aurais pas écrit tous ces livres si je n’avais eu aucune espérance, aucun espoir, aucune possibilité de créer un monde pour que l’homme vive – c’està-dire qu’il trouve un sens à sa vie, qu’il acquière une autre relation au temps et à autrui… Comme l’a si bien écrit mon ami Charbonneau : « Le vieil Olympe était aussi terrible, et pourtant ce ne sont pas des titans, mais des hommes qui l’ont escaladé. L’Olympe n’est que pierres : matière. Seul est réel, vivant, qui le regarde. » On ne peut mieux dire !  entretien réalisé par noël mamère

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 98


INTERVIEW POSTHUME

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 99


Sunset Boulevard, Billy Wilder, 1950.


ENQUÊTE

LE NOUVEL ÂGE DU FÉMINISME

Il aura fallu beaucoup de temps pour que le vieillissement des femmes et les discriminations qui l’accompagnent soient inscrits à l’agenda féministe. Mais le moment de lier sexisme et âgisme semble venu. enquête réalisée par marion rousset

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 101


Le dimanche après-midi, la journaliste et productrice Laure Adler nage dans le couloir réservé à la brasse de la piscine municipale de son quartier. Dans le bassin, elle remarque un jour une femme de son âge qui double tranquillement un trentenaire. « Pour être aussi gracieuse dans ses mouvements, je me dis qu’elle doit être une ancienne championne. Le jeune type lui bloque le passage au beau milieu de la piscine pour la contraindre à ralentir. Elle prend son inspiration et lui passe dessous puis continue. Il la bloque à l’autre extrémité, enlève ses lunettes, lui crache à la figure en criant : “Va te faire baiser, vieille salope, au lieu de nous emmerder à nous faire croire que tu vaux mieux que nous !” La dame monte à l’échelle sans dire un mot, prend ses tongs et disparaît », relate-t-elle dans son « carnet de voyage au pays de la vieillesse », La Voyageuse de nuit. L’INVISIBILITÉ DE LA FEMME DE CINQUANTE ANS Au fond, rien n’a changé depuis les années 1970. Le bilan s’est même aggravé. À soixante-dix ans, Laure Adler a un certain âge, pas encore un âge certain. Mais dans le regard des autres, son sort est scellé depuis longtemps. « Arrêtons d’accepter d’être traités – et quelquefois dès l’âge de cinquante ans – comme des non-sujets, comme ces denrées

périmées que les employés des supermarchés viennent, à la nuit tombée, jeter dans la benne à ordures », clame-telle. « Il y a pire qu’un vieux sans signe distinctif. C’est une vieille. Il y a pire qu’une vieille. C’est un vieux pauvre. Il y a pire qu’un vieux pauvre : c’est une vieille pauvre », affirme encore l’autrice. Souvenons-nous du tollé suscité par le chroniqueur de télé Yann Moix, qui s’était répandu dans Marie Claire : « Aimer une femme de cinquante ans ? Ça, ce n’est pas possible. Je trouve ça trop vieux. (…) Elles sont invisibles. Je préfère le corps des femmes jeunes, c’est tout. Point. Je ne vais pas vous mentir. Un corps de femme de vingt-cinq ans, c’est extraordinaire. Le corps de femme de cinquante ans n’est pas extraordinaire du tout. » De fait, la révolte monte, portée par des femmes. Dans Le Cœur synthétique, l’écrivaine Chloé Delaume décortique avec humour le cas d’Adélaïde, attachée de presse dans l’édition. À quarante-six ans, elle a toujours « enchaîné », croit que ça va continuer mais, après un divorce qu’elle a suscité, elle se découvre soudain périmée sur le marché de l’amour. On la retrouve dans un club chic, pathétique, à enchaîner les gin tonics. « Elle repère un quadra, il a de la bedaine, elle pense avoir ses chances, elle est plus jolie que lui. Elle s’approche et se pose dans son champ de vision. Il ne

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 102


ENQUÊTE

se passe rien, son regard la transperce. Adélaïde découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance. À cet instant précis, elle se sent déjà morte », écrit Chloé Delaume. La question du vieillissement des femmes a émergé très récemment dans l’espace public, portée par diverses productions culturelles : sur les planches, avec la pièce de théâtre Ménopause. La comédie qui bouscule les règles, jouée à la Madeleine puis à la Gaîté Montparnasse ; sur les ondes avec le podcast d’Arte Radio créé par Charlotte Bienaimé, « Vieille, et alors ? » ; en librairie avec l’essai de la sociologue Cécile Charlap, La Fabrique de la ménopause. « Le mot et les expériences qui l’entourent s’affichent et se disent. Jusqu’ici, la ménopause n’était traitée que sous l’angle médical, par des professionnels de santé qui avaient toute la légitimité pour l’évoquer. L’émergence de cette thématique participe d’une nouvelle vague féministe qui englobe les questions de génitalité, de clitoris, de menstruation, d’endométriose, de violences gynécologiques et obstétricales », estime l’autrice. « Nous sortons d’un long déni », ajoute la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, qui a publié Seins. En quête d’une libération (éd. Anamosa, 2020). « En 2017, le livre à succès Les Joies d’en bas. Tout sur le sexe féminin affirmait

« En sortant du groupe des femmes potentiellement procréatrices, c’est-àdire aussi du groupe des femmes désirantes, les quinquagénaires passent de l’autre côté. » Camille Froidevaux-Metterie, philosophe tout expliquer, les pertes blanches, les règles, la grossesse, le plaisir, mais ne consacrait aucun chapitre à la ménopause, balayée en une phrase sur une éventuelle sécheresse vaginale liée à ce phénomène, une image relayée elle avec constance ! », poursuit-elle. UN IMPENSÉ DU FÉMINISME

Qu’a donc fait le féminisme, durant toutes ces années, pour lutter contre le sort fait à celles qu’on traite parfois de « vieilles peaux » ? Pourquoi le slogan des années 1960, « Mon corps m’appartient », est-il resté inopérant face aux rides et aux cheveux blancs ? Comment expliquer que les mouvements pour l’émancipation des femmes n’aient pas essayé plus tôt de contrecarrer les stéréotypes et les inégalités attachés aux

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 103


effets de l’âge qui, conjugués au féminin, s’apparente à une double peine ? Première peine, les femmes deviennent invisibles, voire indésirables dès lors qu’elles ne sont plus fécondes. « Le tournant de la ménopause marque l’entrée dans le temps du vieillissement. En sortant du groupe des femmes potentiellement procréatrices, c’est-à-dire aussi du groupe des femmes désirantes, les quinquagénaires passent de l’autre côté, alors que rien ne signifie aux hommes qu’ils sont en train de vieillir. Ils peuvent donc vivre dans le fantasme d’une jeunesse perpétuelle, encouragé en cela par la trouvaille bienvenue du Viagra », indique la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. « Le vieillissement masculin est vu du côté de la maturité, de la prise d’expérience. Jusqu’à la fin, on a trouvé Sean Connery beau, viril, sexy alors qu’il avait près de quatrevingt-dix ans. Le vieillissement féminin est au contraire considéré comme pathologique, synonyme de disqualification et d’exclusion », abonde Cécile Charlap. Seconde peine, leurs conditions de vie sont moins favorables que celles des hommes, si bien qu’au stigmate de la femme périmée s’ajoutent des inégalités économiques et sociales. « Ce pays est vieillissant, et la mortalité différentielle donne aux femmes une espérance de vie plus élevée que celle des

« Le vieillissement féminin est, au contraire du vieillissement masculin, considéré comme pathologique, synonyme de disqualification et d’exclusion. » Cécile Charlap, sociologue

hommes. Les femmes âgées sont plus nombreuses, plus pauvres aussi et plus solitaires que les hommes », rappelait la sociologue Rose-Marie Lagrave en 2009, dans la revue Mouvements. Et pourtant, on ne peut que le constater : si le droit à l’avortement et à la contraception ainsi que l’égalité professionnelle sont des causes historiques du féminisme, le vieillissement – lieu d’observation privilégié des normes de genre et de sexualité – est longtemps resté un angle mort des combats d’émancipation. Au point que Rose-Marie Lagrave y voyait à l’époque un « impensé du féminisme ». Pour rappel, « les engagements féministes ont marginalement concerné la vieillesse, qui n’a fait l’objet d’aucune lutte ou pratique spécifiques

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 104


ENQUÊTE

collective d’envergure », de sorte que « cette heure de vérité sociale sexuée est paradoxalement passée sous silence par les groupes féministes qui laissent “le grand âge”, comme on dit, au traitement des politiques sociales et familiales », déplorait la chercheuse. Ce silence lui apparaissait d’autant plus paradoxal que sa génération, celle des militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF), atteignait justement « les lisières de la vieillesse ». LA FORCE DU STIGMATE

Il faut bien reconnaître que le MLF ne s’est guère préoccupé de mettre en relation sexisme et âgisme. « L’approche féministe de l’âge et du vieillissement demeure marginale au cours des années 1970. Les revendications se focalisent sur le contrôle de la fécondité, sur le travail, sur la liberté de mouvement ou sur celle de vivre sa sexualité », relève la sociologue Juliette Rennes. Ce qui ne veut pas dire que cette thématique est totalement absente du paysage foisonnant de l’époque. Peu après qu’aux États-Unis, en pleine guerre du Vietnam, une poignée de retraitées eurent fondé Les Panthères grises pour défendre les femmes âgées, quelques initiatives voyaient le jour en France. Entre 1975 et 1979, paraît Mathusalem, « le journal qui n’a pas peur des vieux », qui consacre deux numéros aux vieilles au-

tour des questions de beauté, de ménopause, d’inégalités face aux retraites… Signalons aussi – au milieu d’autres mouvements revendiquant une identité commune tels que Les Gouines rouges, Les Mères célibataires et Les Femmes mariées – la création du groupe Les Mûres ont la parole, fondé par Arlette Moch-David, qui se réunissait pour échanger entre femmes de plus de cinquante ans. Sans oublier La Vieillesse de Simone de Beauvoir, icône féministe qui se plaisait en compagnie de la jeunesse et a prêté son nom comme son image aux combats du MLF. Quelques années plus tôt, dans La Force des choses, De Beauvoir observait sur elle ce phénomène. « Souvent je m’arrête, éberluée, devant cette chose incroyable qui me sert de visage. (…) Rien ne va plus. Je déteste mon image : au-dessus des yeux, la casquette, les poches en dessous, la face trop pleine, et cet air de tristesse autour de la bouche que donnent les rides. Peut-être les gens voient-ils simplement une quinquagénaire qui n’est ni bien ni mal, qui a l’âge qu’elle a. Mais moi, je vois mon ancienne tête où une vérole s’est mise dont je ne guérirai pas », proteste-t-elle. Ce sentiment de dépersonnalisation, passé le cap de la cinquantaine, Beauvoir l’aura très bien décrit. Mais son discours trahit aussi la force du stigmate : être une femme,

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 105


Persona, Ingmar Bergman, 1966.


ENQUÊTE

« Cette heure de vérité sociale sexuée est paradoxalement passée sous silence par les groupes féministes qui laissent “le grand âge” au traitement des politiques sociales et familiales. » Rose-Marie Lagrave, sociologue philosophe, ne l’a pas prémunie contre la haine de soi. « Ce rapport de dégoût qu’elle entretient avec sa propre avancée en âge était une forme d’incorporation de cette disqualification. À la fin de La Force des choses, elle évoque le fait qu’elle “déteste” l’image d’elle-même vieillissante que lui renvoie son miroir », observe Juliette Rennes, qui note également : « Elle évoque aussi toute une série de renoncements qu’elle pense fatalement et naturellement liés à la vieillesse. C’était une forme de préjugé sur la vieillesse qu’elle n’avait pas tout à fait déconstruit. » La conclusion triste à mourir de cet ouvrage publié en 1963, alors qu’elle n’a que cinquante-cinq ans, en dit long sur

l’exclusion des femmes vieillissantes : « Oui le moment est arrivé de dire jamais plus ! Ce n’est pas moi qui me détache de mes anciens bonheurs, ce sont eux qui se détachent de moi : les chemins de montagne se refusent à mes pieds. Jamais plus je ne m’écroulerai, grisée de fatigue, dans l’odeur du foin : jamais plus je ne glisserai solitaire sur la neige des matins. Jamais plus un homme », confesse Simone de Beauvoir. En 1970, dans La Vieillesse, elle se rebellera contre cette condition de paria et appellera à « briser la conspiration du silence ». Pour Juliette Rennes, « en s’engageant avec passion dix ans plus tard aux côtés du mouvement féministe, elle a en partie contredit son discours pessimiste sur son propre vieillissement ». POLITISER LE VIEILLISSEMENT

Il faut cependant attendre les années 2000, en France, pour que la question de la relation entre le sexisme et l’âgisme commence à prendre dans le débat public. On le doit à deux personnalités qui ont politisé le vieillissement des femmes : Thérèse Clerc et Benoîte Groult. La première a porté à bout de bras le projet des Babayagas, à Montreuil, une maison de retraite alternative qu’elle a voulue non-mixte et autogérée. Outre sa volonté d’accueillir une université populaire où l’on parle du vieillisse-

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 107


ment des migrantes et de la sexualité des personnes âgées, Thérèse Clerc a participé à une chorégraphie intitulée « Vieilles peaux ». Avec des élèves en arts appliqués du lycée Eugénie-Cotton de Montreuil, elle a organisé un défilé de mode dont les modèles étaient des femmes de plus de quatre-vingts ans, et elle imaginait un « festival de Cannes » où seraient présentés les meilleurs films sur la vieillesse. Benoîte Groult, quant à elle engagée dans le mouvement pour le droit de mourir dans la dignité, a participé au documentaire d’Anne Lenfant, Une chambre à elle : entretiens avec Benoîte Groult (2005), dans lequel elle évoque comment elle s’est vue vieillir dans le regard des autres alors qu’elle se sentait « égale à elle-même ». « Grâce à sa notoriété, Benoîte Groult a contribué à ouvrir une brèche à ces questions à partir de sa propre expérience, celle d’une femme qui subit de plein fouet sa disqualification sociale dans un milieu de la bourgeoisie politique, intellectuelle et médiatique où beaucoup d’hommes de son âge étaient avec des femmes plus jeunes », souligne Juliette Rennes. En règle générale, les quelques figures féministes qui ont politisé le vieillissement l’ont fait à partir de leur propre expérience, dans des récits à la première personne. Il n’empêche que nombre de militantes

« Beaucoup de mouvements révolutionnaires se constituent autour de clivages générationnels et, du même coup, assimilent jeunesse et transformation sociale, vieillesse et conservatisme. » Juliette Rennes, sociologue des années 1970 n’en ont pas fait leur cheval de bataille. « Cette génération qui n’a cessé de clamer “Mon corps m’appartient”, se tait étrangement lorsque ce même corps donne des signes de décrépitude et de départ », s’étonne Rose-Marie Lagrave. C’est complètement assumé chez Marie-Jo Bonnet, qui a participé au MLF ainsi qu’à la fondation des Gouines rouges : le vieillissement, elle n’en a cure. Cette historienne qui publie aujourd’hui La Maternité symbolique ne se sent pas très concernée : « J’ai soixante et onze ans et je ne me considère pas du tout comme vieille, je continue d’écrire, d’avoir des engagements. Tout dépend de la vie qu’on mène. Il ne faut pas se laisser enfermer dans le regard social, autrement c’est

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 108


ENQUÊTE

cuit ! On nous casse les pieds avec l’histoire des vieux et du Covid, on nous emprisonne dans l’âge. C’est très scandaleux, comme si on voulait nous voir dégager le terrain », clame-t-elle. Ce désintérêt tient peut-être à l’obsession féministe de dé-biologiser le corps pour le penser comme construction sociale. « Or la vieillesse est un temps où le biologique se rappelle cruellement au corps et à la pensée », avance Rose-Marie Lagrave. LE TOURNANT GÉNITAL DU FÉMINISME

« Pour les féministes des années 1970, le corps des femmes était le socle de la domination masculine, il s’agissait de s’affranchir de ce carcan corporel. Les thématiques qui y étaient associées – maternité, sexualité, apparence – ont été assimilées à des vecteurs de perpétuation de la soumission des femmes. Elles ont été de ce fait déconsidérées », explique Camille Froidevaux-Metterie, qui voit dans l’intérêt actuel pour la ménopause l’ultime expression du tournant génital du féminisme – après avoir fait entrer dans le débat les règles, les violences gynécologiques et obstétricales, le clitoris et l’endométriose. Mais si cette question a eu du mal à pénétrer l’agenda féministe, c’est aussi parce que le MLF était un mouvement

de jeunes. « Beaucoup de mouvements révolutionnaires se constituent autour de clivages générationnels et, du même coup, assimilent jeunesse et transformation sociale, vieillesse et conservatisme. Parfois cela conduit les militants à nier l’héritage des générations antérieures, et à rejeter les militants plus âgés », affirme Juliette Rennes. « Des féministes qui avaient cinquante ans dans les années 1970 ont vécu de telles expériences de rejet. Les revendications du MLF étaient en outre très centrées sur une représentation implicite de femmes qui étaient en âge de procréer : avortement, contraception, partage des soins aux enfants, entrée dans la carrière… », précise-t-elle. Force est de constater que cette coupure générationnelle n’est pas très féconde. « Longtemps, les femmes ont pu compter sur d’autres femmes, plus âgées, qui transmettaient leur savoir lié au corps… Cette chaîne s’est rompue avec l’individualisation de nos existences, mais aussi par la délégitimation des quinquagénaires comme figures connaissantes et puissantes, ce y compris dans le champ féministe », déplore Camille Froidevaux-Metterie. Avis aux jeunes sorcières : les vieilles ont plein de sortilèges à transmettre pour combattre la domination.  enquête réalisée par marion rousset

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 109


© Simon Gérard Résidence «à l’œuvre» Lafayette Anticipations Octobre 2020


CRÉATION : LA CARTE BLANCHE À ELVIRE CAILLON

A

rtiste plasticienne, Elvire Caillon compose une œuvre à partir de langages multiples : de la peinture à la gastronomie, du dessin à l’image imprimée en passant par le textile et le spectacle vivant. Sa double formation aux Beaux-Arts de Paris et à l’École Estienne a suscité de nombreuses collaborations dans des domaines variés : le vêtement chez agnès b., la musique avec le groupe Bagarre ou le label Cracki records, l’illustration pour la revue INfluencia ou la maison de production Les Indépendances. En 2013, elle réalise les décors pour Toboggan de Gildas Milin, prenant part pour la première fois à un projet de théâtre. Son travail plastique a été remarqué au Salon de Montrouge, soutenu par plusieurs résidences à la Friche de la Belle de Mai, à la Villa Belleville ou à l’Abbaye de Fontevraud,

et récompensé par le Prix de dessin contemporain des Beaux-Arts de Paris. Elle travaille actuellement à la création de son premier projet pour la scène, imaginé en duo avec le plasticien Léonard Martin. Le spectacle Tempura Cockpit réunissant au plateau une performeuse, une danseuse, une comédien et un musicien sera créé au théâtre Nanterre - Amandiers en Mars 2021. Sa carte blanche dans la revue Regards s’inspire de son expérience au plateau et de son travail autour de la marionnette. Elle y explore tant la richesse du collectif que le poids de la manipulation. Tous corps d’état détourne ici la locution «tout corps d’état» utilisée dans les métiers du bâtiment, pour parler non seulement du corps dans tous ses états mais aussi d’un groupe de corps qui se revendique en tant qu’état.

PREMIER SEMESTRE 2020 REGARDS 111






DU JOURNALISME INDÉPENDANT

M

al barrées comme elles le sont après avoir épuisé tout leur stock de masques (la société de consommation, la société du spectacle, la société des loisirs), les démocraties ultralibérales n’ont plus qu’une seule issue pour leurs survies : devenir illibérales. Puis, aussi simplement, parfois aussi joyeusement qu’on serre sa ceinture d’un cran supplémentaire, des démocratures. Enfin, si l’on est obligé d’en arriver là, parce que la résistance au progrès est toujours trop forte dans la population : des dictatures. Ce tournant ne peut plus guère attendre, en vérité. On songeait tenir les médias, tous plus ou moins aux mains de milliardaires ; mais on avait encore une fois sous-estimé le poids des réseaux sociaux, qui avaient déjà fait perdre le référendum de 2005. Errare humanum est, perseverare diabolicum. MAISON DE POUPÉES En quinze ans, ces réseaux dits sociaux avaient par ailleurs ouvert un espace de promotion et de diffusion à un phénomène

nouveau : le journalisme indépendant. L’expression ressemblait à un pléonasme ; il n’en était plus un. Ces journalistes de la rue filment tout avec leur GoPro et leurs smartphones dernier cri. Les Américains, disait-on, avaient perdu la guerre du Vietnam parce qu’elle avait été filmée grâce à une invention toute neuve : la caméra portable. Comme l’invention du tube de peinture au milieu du XIXe siècle avait permis au peintre de sortir de son atelier, la caméra légère a d’abord servi à filmer des surfeurs dans le rouleau de la vague, permis à Godard de filmer la rue Campagne première dans le rouleau de la Nouvelle Vague, puis aux journalistes américains de filmer leurs jeunes soldats morts dans les rizières. De même, des téléphones portables filmèrent la mort de George Floyd et la répression policière en France ou à Hong-Kong. En ce sens, la loi « sécurité globale » ne vise pas à flouter seulement les policiers, mais tout le réel, dont le gouvernement s’arroge la possession, la représentation et le récit. Notamment avec ce dernier joujou panoptique qu’est le

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 116


LA CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

drone, ce point de vue d’en haut étant la perspective par excellence du pouvoir, réduisant toute la société à une maison de poupées. Dans Surveiller et punir, Foucault avait montré le piège de cette asymétrie entre voir et être vu : « Il est vu mais ne voit pas ; objet d’une information, jamais d’une communication ». Cela se vote dans l’urgence car il est crucial pour l’avenir vitrifié de la planète que, lors des Jeux olympiques de 2024, la France, parce qu’elle est précisément la patrie des Droits de l’homme, affiche au mépris de ces derniers l’image d’un « pays qui se tient sage », tenu en laisse par une technopolice up to date. LE JOURNALISME DANS LES ORDRES Reste le problème des journalistes, en particulier des indépendants. Jusqu’à présent, l’exercice du journalisme en France est libre et n’est pas réservé aux journalistes professionnels diplômés d’une école publique ou privée (le plus souvent), ou bien disposant d’une carte de presse. J’ai connu de grands journalistes qui la refusaient justement pour qu’elle ne devienne pas le sésame d’une activité autogérée dont le seul cadre juridique, efficace et suffisant, est la loi du 29 juillet 1881. Devenu ministre, Dupont-Moretti rêve de réglementer la fonction de journaliste comme la profes-

sion d’avocat. Toucher à la loi de 1881 de sorte qu’elle distingue les « vrais » journalistes des autres, c’est transformer un métier qui peut s’apprendre sur le tas en une profession assermentée nécessitant des études, des stages validés, etc. Déjà, la France insoumise avait choqué en prônant la création d’un code de déontologie qui aurait entraîné avec lui la notion de sanction disciplinaire – comme dans la police. Le journalisme ne peut être régi que par des chartes (souvent « maison »), telle la Charte de Munich en 1971 affirmant que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics ». Pour nous, le journaliste est un écrivain (ou un cinéaste) comme un autre. Simplement, il a décidé de raconter, non pas ce qui lui passait par la tête en imagination, non pas les beaux vers qui fomentaient dans son cœur, mais la seule réalité : à la fois ce qu’il en voit et ce qu’il en comprend. Contrairement à tant d’autres, philosophes ou polémistes, le journaliste ne confond jamais la réalité avec la vérité. Celui ou celle qui voudrait faire entrer le journalisme dans les ordres, ou pire dans un Ordre et son Conseil, sera donc proclamé ennemi de la liberté d’expression.  ARNAUD VIVIANT

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 117


PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 118


LES MÉTAMORPHOSES PARANOÏAQUES DE GALA

PREMIER SEMESTRE 2021 REGARDS 119


ABONNEZ-VOUS À retourner à Regards, 242 boulevard Voltaire, 75011 Paris prénom

:

adresse

:

ville

:

:

code postal téléphone email

nom

:

:

:

choisissez votre tarif

choisissez votre rythme

choisissez votre moyen de paiement

 40€ (tarif étudiants-chomeurs)

 en une fois

 par chèque

 60€

 par trimestre

 Abonnement de soutien

 par mois

 par prélèvement Remplir le bulletin ci-dessous

montant à préciser :

AUTORISATION DE PRÉLÈVEMENT J’autorise l’établissement teneur de mon compte à prélever sur ce dernier si sa situation le permet, tous les prélèvements ordonnés par le créancier désigné ci-dessous. En cas de litige sur un prélèvement, je pourrai en fairesuspendre l’exécution par simple demande à l’établissement teneur de mon compte. Je règlerai le différend avec le créancier.

N° NATIONAL D’ÉMETTEUR 484326

VOS NOM, PRÉNOM ET ADRESSE NOM ET ADRESSE DU CRÉANCIER LES ÉDITIONS REGARDS 242 BOULEVARD VOLTAIRE, 75011

NOM ET ADRESSE DE VOTRE BANQUE OU DE VOTRE CENTRE CCP

COMPTE À DÉBITER CODE D’ÉTABLISSEMENT

DATE

CODE GUICHET

NUMÉRO DE COMPTE

CLÉ RIB

SIGNATURE

JOINDRE UN RIB OU RIP

À retourner à Regards, 242 boulevard Voltaire, 75011 Paris


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.