11 minute read
INTERVIEW POSTHUME
« NOUS LEUR SOMMES QUAND MÊME RENTRÉES DEDANS ! »
Monique Wittig (1935-2003), théoricienne et militante féministe, est connue pour ses travaux et son combat sur le dépassement du genre. Alors que la polémique sur cette question excite le microcosme réactionnaire, nous avons fait parler la romancière.
Advertisement
En 1964 paraît ton premier roman, L’Opoponax, récompensé par le prix Médicis, dont Nathalie Sarraute est membre du jury. Il est aussi salué par Marguerite Duras. On a surtout retenu l’usage insolite du pronom impersonnel on, pour narrer l’enfance. Mais il y avait un autre projet… monique wittig. L’aspect du lesbianisme a été complètement passé sous silence. C’est l’histoire d’un amour entre deux petites filles – personne n’en a parlé du tout. L’Opoponax correspond à une prise de conscience de soi et à la naissance d’un amour. Parce que L’Opoponax, c’est vraiment la constitution d’une identité, d’un moi. Je pensais que c’était intéressant de le voir d’un point de vue de petite fille, féministe et lesbienne. Et la dernière phrase est la seule où on dit je: «On dit, tant je l’aimais qu’en elle encore je vis.» C’est vraiment très précis, on ne peut pas être plus précis… Je voulais faire passer, à travers l’enfance, une enfance de petite fille recréée, active et pas passive. Donc c’était bien un projet politique.
Tu auras beaucoup recours, dans d’autres textes – Les Guérillères, puis Paris-la-politique – au pronom féminin elles. Pourquoi? Avec ce pronom qui n’a ni genre ni nombre, je pouvais situer les caractères du roman en dehors de la division sociale des sexes et l’annuler pendant la durée du livre. Cependant, Les Guérillères a été constitué à partir d’éléments prélevés dans le genre épique: il s’agit d’un héros collectif tenu par une personne grammaticale, elles. Mon but a été de faire que le elles arrive comme un choc pour le lecteur, comme une surprise puisqu’elles tient tout le récit. Le lecteur entre dans un livre et se trouve confronté avec un elles qui n’est pas familier, pas ordinaire et qui est nouveau et héroïque. «Elles ne disent pas que les vulves sont à comparer aux soleils noirs dans la nuit éclatante.» Dans Paris-la-politique, comme dans Les Guérillères, il y a une recherche d’universalisation du point de vue, à partir du pronom elles, comme on a coutume de le faire à partir du pronom ils. C’est une démarche qui a pour but de rendre caduques, dans cette parabole, les catégories de sexe dans la langue, car ici sont décrits des phénomènes qui sont les mêmes dans tous les groupes politiques.
On sait combien tu as été engagée dans la création de groupes de femmes, qui vont donner naissance au Mouvement de libération des femmes (MLF) de l’après-68. Peux-tu nous en dire plus? Je me suis engagée dans les activités de Mai-68 qui n’étaient pas spécifiquement féministes. Après, dans le repli de 68,
en octobre, je me disais: «C’est fou, ce serait vraiment le moment de commencer un groupe de femmes.» J’avais déjà l’idée d’un groupe qui fonctionnerait de façon très militante – l’idée des groupes de guérilla au Vietnam, au Laos, tous les trucs qu’on avait appris avec la guerre du Peuple. Parce que j’avais toujours en tête la phrase de Michelet: «Les femmes sont un peuple dans le peuple», et je le voyais vraiment comme ça. Nous voulions constituer une force féministe qui prenne la direction des luttes politiques, car si quelqu’un doit le faire, ça devait être nous, toutes les femmes féministes. Nous n’imaginions pas que les femmes allaient mettre tant de temps à devenir féministes. Nous pensions que ça pouvait prendre comme ça, du jour au lendemain. Et nous pensions vraiment à un mouvement de masse féministe. Un beau rêve, quoi!
Il y aura, par la suite, nombre de querelles autour, si l’on peut dire, de la paternité du mouvement, et de la propriété du sigle MLF. Mais, au départ, il s’agissait de groupes informels, pas d’un mouvement organisé à proprement parler… Non, j’étais la seule à penser à un mouvement de libération des femmes à ce moment-là, c’est pour ça que je devrais revendiquer le MLF. Attends, je vais le dire, pour que ce soit polémique, et pour dire ensuite pourquoi ça me paraît si injuste, pourquoi ça n’a pas de sens… Je me mets en droit de le dire: «Alors dans ce cas, si vous revendiquez le MLF, le MLF, c’est moi, c’est à moi, Monique Wittig.» Et puis j’expliquerai pourquoi c’est stupide de dire ça! On parlait toujours de groupes de femmes, c’était la formule consacrée, on ne parlait pas de mouvement de libération des femmes. Si ces groupes de femmes s’élargissaient, ça ne pouvait être qu’avec les femmes prolétariennes qui prendraient la direction des luttes. Donc le deuxième stade: les usines! Bon, dis-je résignée, allons aux usines ! Et qui est allée aux usines? Pas Antoinette [Fouque], qui criait si fort qu’il fallait aller aux usines. Ni les maoïstes, qui criaient si fort qu’il fallait aller aux usines, mais ma sœur [Gille], Suzanne [Fenn] et moi, toutes les trois. Nous avons fait de l’agitation féministe et, en même temps, nous nous sommes préoccupées d’une grève dans une usine de charcuterie. Notre tentative aux usines n’a pas été concluante…
Ces groupes ont débuté leur existence comme de simples réunions d’appartement, d’abord avec et chez Antoinette Fouque. C’était où, chez toi, à l’époque? Nous avons décidé tout de suite de nous agrandir et, si je me rappelle bien, la réunion d’après, nous étions huit. La réunion à huit, pour moi, c’est la deu-
xième – quelqu’un pourrait me contredire, je n’y verrais pas d’inconvénient. Mais je me souviens que cette réunion a eu lieu chez moi, et chez moi, c’était des chambres louées par Marguerite Duras.
Immédiatement, des tensions apparaissent. Vous vous querellerez notamment au sujet de l’emprise, sur les groupes féministes et homosexuels, de ce qu’on a appelé le freudo-marxisme… Une chose qui m’a beaucoup choquée, c’est qu’un jour après la réunion, au café, après que tout le monde était parti, j’ai entendu Josiane [Chanel] et Antoinette me dire: «D’un point de vue psychanalytique, le fonctionnement de ce groupe est très intéressant. D’ailleurs, nous prenons note – sur des cahiers – de tout ce qui est dit dans le groupe pour l’interpréter analytiquement. Pour en donner une interprétation analytique.» Vraiment! Dans les termes les plus freudiens, les plus classiques! Alors j’ai piqué une crise. J’ai dit que c’était dégueulasse de faire ça, que c’était vraiment manipuler les gens que de faire ça à leur insu. Qu’il n’était pas question, tant que j’assisterais aux réunions, d’une chose pareille. Nous avons eu une discussion violente et elles ont paru renoncer. Maintenant, est-ce qu’elles y avaient vraiment renoncé? Il est sûr qu’Antoinette avait de quoi se nourrir, elle avait du bon matériel vivant, mais tu vois tout de suite quelle position était la sienne! Pour moi, il n’était désormais plus question de se faire censurer. Ce n’était pas une quelconque instance psychanalytique ou marxiste qui allait me dicter ce qu’allaient être ma conduite et ma façon de penser, cela ne me paraissait pas juste d’un point de vue féministe.
Ces divisions ne vous empêcheront pas de mener des actions qui vont donner leurs premiers retentissements au mouvement des femmes. Notamment le dépôt d’une gerbe, à l’Arc de Triomphe, à la femme du soldat inconnu. Cette naissance du mouvement des femmes a aussi été marquée par la première tenue d’une réunion non-mixte… Nous avions décidé de faire une intervention dans une université et nous pensions que le mieux serait Vincennes, parce que c’était toujours assez bouillant, encore en 1970. Personne dans le groupe n’était d’accord, à part Margaret [Stephenson], Marcia [Rothenberg], Gille [Wittig, sa sœur] et moi. Toutes les personnes qui entouraient plus ou moins Antoinette étaient contre. Nous nous sommes décidées à préparer cette action à quatre. Il fallait avoir beaucoup de courage, parce que nous ne savions pas trop quoi faire. Ce qui s’est passé est un miracle. À la première réunion, nous voyons débarquer une, puis deux filles
de Vincennes. Je ne sais pas comment il a eu mon adresse, mais un type de Civilisation américaine comparée au département de Vincennes, un jeune Américain, a averti ses étudiantes de la réunion chez moi. Alors ces filles sont venues et nous avons commencé à préparer l’action avec elles. Nous nous sommes retrouvées à vingt personnes pour préparer cette manifestation, et nous l’avons vraiment bien préparée. Les discussions étaient assez animées, c’était intéressant! Marcia, au début, s’entêtait: elle ne voulait absolument pas que nous invitions tout le monde à cette action sur une affiche. Or elle avait l’habitude d’actions dans les universités de femmes. Dans les universités américaines, tu as des campus uniquement de femmes, où il est possible d’appeler les Américaines à des actions non-mixtes, parce qu’elles ont l’habitude de se réunir comme ça à certaines occasions, contrairement à nous. Les filles de Vincennes n’arrêtaient pas de dire: «On ne peut pas faire ça, il faut prendre le terrain comme il est. Nous avons affaire à un ensemble de femmes et d’hommes, il faut partir de là.» Finalement, personne n’a lâché, nous avons beaucoup discuté, et nous avons fait quelque chose de très bien. C’est-à-dire: on invite tout le monde à venir, à une certaine occasion qui reste à définir et après, on prend un amphi, on explique la situation à tout le monde, et on demande aux hommes de partir. «Nous ne commencerons la réunion que quand les hommes seront partis.» C’était une gageure, mais c’est ce que nous avions décidé.
Et alors, comment cela s’est-il passé avec les hommes? Nous leur sommes quand même rentrées dedans ! Ils ont été obligés de nous laisser passer et nous avons défilé en criant avec nos banderoles, nos bannières. Nous avons tourné tout autour, nous avons crié pendant une heure. Une démonstration au milieu de tous ces mecs, c’était vachement dur. Finalement, nous les avons fait taire. Il me semble que quand nous les avons entendus crier: «À poil!», nous avons chanté quelque chose, mais je ne peux plus me rappeler quoi. Nous avons chanté d’un seul chœur. Il fallait répondre d’une façon violente. Au bout d’un moment, un Noir s’est levé et a dit: «Ce n’est pas la peine d’avoir des réactions aussi hystériques, désordonnées, violentes… Moi, je comprends très bien ce qu’elles disent: c’est exactement comme quand les Noirs ont vidé les Blancs des groupes politiques américains, ils ne pouvaient plus travailler avec les Blancs. Elles ont des problèmes à régler ensemble, qu’elles ne peuvent pas régler avec les hommes; il faut qu’elles se réunissent entre elles et, en tant qu’homme, je
m’en vais.» Il n’a pas été suivi! Il s’est rassis. Alors, des retournements se sont produits dans la salle… Du genre, les types hystériques qui sont tout à coup touchés par la grâce et se jettent à tes pieds en esclave et deviennent fanas. À un autre moment psychologique, le Noir s’est levé de nouveau, a repris le même discours que précédemment et, à ce moment-là, tous les hommes l’ont suivi.
Tu participeras encore à la création de groupes d’homosexuels et de lesbiennes, notamment le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) et les Gouines rouges, sans pour autant renoncer, tout comme en littérature, à l’universalisation du point de vue minoritaire. Question de stratégie? Tout écrivain minoritaire entre dans la littérature à l’oblique, si je puis dire. Un texte écrit par un écrivain minoritaire n’est efficace que s’il réussit à rendre universel le point de vue minoritaire, que s’il est un texte important. À la recherche du temps perdu est un monument de la littérature française bien que l’homosexualité en soit le thème. L’œuvre de Djuna Barnes est une œuvre littéraire importante bien que son thème majeur soit le lesbianisme. D’une part, le travail de ces deux écrivains a transformé – comme il se doit pour tout travail important – la réalité textuelle de leur temps. Mais, en tant que minoritaires, leurs textes ont aussi à charge (et ils y parviennent) de changer l’angle de catégorisation touchant à la réalité sociologique de leur groupe. La bataille est rude car elle doit se mener sur deux fronts.
Une œuvre littéraire, c’est une arme? Toute œuvre de forme nouvelle fonctionne comme une machine de guerre. Son sens est de démolir les formes vieillies, les règles et les conventions. Tout travail littéraire important est, au moment de sa production, comme un cheval de Troie, toujours il s’effectue en territoire hostile dans lequel il apparaît étrange, inassimilable, non conforme. Puis sa force (sa polysémie) et sa forme l’emportent. La cité fait place à la machine dans ses murs.
Parce que tu as une vision matérialiste du langage, traversé par d’irréductibles rapports de force? C’est en toute impunité que le plus fort en mots peut devenir criminel. Les mots peuvent rendre fou, tuer. Chaque mot est en soi un cheval de Troie. Oui, certes, le langage est matériel, et il frappe.
propos receuillis par gildas le dem
Sources : Monique Wittig à propos de L’Opoponax, dans «Lectures pour tous », ORTF (1964). La Pensée straight, éd. Balland, 2001. «Monique Wittig raconte», propos recueillis par Josy Thibault en 1979 et reproduits dans ProChoix, n°46 (2008). Avantnote de Monique Wittig à la traduction de La Passion, de Djuna Barnes, Flammarion (1992). Préface de Paris-la-politique, de Monique Wittig (1999). Le chantier littéraire, de Monique Wittig, Presses universitaires de Lyon (2010).